© 2006 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 29 mars 2013 |
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Pour l'introduction générale à l'étude de dialegesthai et des termes dérivés, cliquer ici.
Nous reproduisons ici le texte et la traduction de tous les passages des dialogues (20 dont 8 pour la seule République) où Platon emploie l'infinitif substantivé du verbe dialegesthai
[TD01] 108c7 |
Alcibiade,
108a12-d4 (Socrate veut faire dire à Alcibiade quelle technè maîtrise le chant et le jeu de la lyre) |
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[TD02] 129c2 |
Alcibiade,
128e10-129c4 (Socrate cherche à faire découvrir à Alcibiade comment se connaître soi-même) |
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[TD03] 347c3 [TD04] 348c4 |
Protagoras, 347b8-348c4 (Redéfinition des règles de la discussion entre Socrate et Protagoras ) |
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[TD05] 232b4 |
Phèdre, 232a6-b5 (Discours de Lysias lu par Phèdre ) |
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Eti de tous men erôntas pollous anagkè puthesthai kai idein akolouthountas tois erômenois kai ergon touto poioumenous, hôste hotan ophthôsi dialegomenoi [232b] allèlois, tote autous oiontai è gegenèmenès è mellousès esesthai tès epithumias suneinai· tous de mè erôntas oud' aitiasthai dia tèn sunousian epicheirousin, eidotes hoti anagkaion estin è dia philian tôi dialegesthai è di' allèn tina hèdonèn. |
Et puis encore ceux qui aiment, beaucoup de gens, nécessairement, entendent dire et voient qu'ils accompagnent ceux qu'ils aiment et font de cela leur [seule] activité, si bien que quand on les voit discutant [232b] l'un avec l'autre, on pense que ce sera pour s'unir du fait du désir déjà assouvi ou sur le point de l'être ; alors que ceux qui n'aiment pas, on ne cherche pas non plus à les accuser à cause de leur fréquentation, sachant qu'elle est nécessaire soit à cause de l'amour pour le dialegesthai, soit à cause de quelque autre plaisir. (15) |
[TD06] VI, 511b4 [TD07] 511c5 |
République,
VI, 511b3-d5 (L'analogie de la ligne (16)) |
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To toinun heteron manthane tmèma tou
noètou legonta me touto hou autos ho logos haptetai tèi tou dialegesthai dunamei,
tas hupotheseis poioumenos ouk archas alla tôi onti hupotheseis, hoion epibaseis te kai hormas, hina mechri
tou anupothetou epi tèn tou pantos archèn iôn, hapsamenos
autès, palin au echomenos tôn ekeinès echomenôn,
houtôs epi teleutèn katabainèi, [511c] aisthètôi
pantapasin oudeni proschrômenos, all' eidesin autois di' autôn
eis auta, kai teleutai eis eidè. |
Entends donc [ce qu'il en est de] l'autre segment de l'intelligible lorsque je parle de ce que le raisonnement lui-même atteint par le pouvoir du dialegesthai,
faisant des soutiens, non des principes (directeurs), mais réellement
des soutiens [utilisés] comme voies d'approche et tremplins pour que, allant jusqu'à ce [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], vers le principe (directeur) du
tout, puis,
ayant mis la main dessus,
y rattachant en retour ce qui s'y rattache,
il redescende ainsi jusqu'à une fin, [511c] ne se servant en outre d'absolument rien de sensible, mais qu'avec
les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse
aussi dans des apparences. |
[TD08] VII, 532a2 [TD09] 532a6 |
République, VII,
532a1-b2 (Définition du dialegesthai à propos de la formation du futur gouvernant (17)) |
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Oukoun, eipon, Ô Glaukôn, houtos èdè autos estin ho nomos hon to dialegesthai perainei; hon kai onta noèton mimoit' an hè tès opseôs dunamis, hèn elegomen pros auta èdè ta zôia epicheirein apoblepein kai pros auta <ta> astra te kai teleutaion dè pros auton ton hèlion. houtô kai hotan tis tôi dialegesthai epicheirèi aneu pasôn tôn aisthèseôn dia tou logou ep' auto ho estin hekaston horman, kai mè apostèi prin [532b] an auto ho estin agathon autèi noèsei labèi, ep' autôi gignetai tôi tou noètou telei, hôsper ekeinos tote epi tôi tou horatou. |
Eh bien, dis-je, Glaucon, n'est-ce pas alors celle-ci la partition même que le dialegesthai conduit à son achèvement ? Celle que, bien qu'elle soit [d'ordre] intelligible, mimerait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes, puis vers les astres eux-mêmes et puis même finalement vers le soleil lui-même. Et ainsi, chaque fois que quelqu'un, par le dialegesthai, entreprend, sans toutes les sensations, par le logos, de s'élancer vers cela même qu'est chaque chose, et ne renonce pas avant que cela même qu'est le bien, il l'ait saisi par l'intelligence elle-même, il parvient au terme même de l'intelligible, comme l'autre tout à l'heure à celui du visible. |
[TD10] VII, 532d8 [TD11] 533a8 |
République,
VII, 532d8-533a11 (Définition du dialegesthai à propos de la formation du futur gouvernant) |
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Lege oun tis ho tropos tès tou
dialegesthai dunameôs, kai [532e] kata poia dè eidè diestèken,
kai tines au hodoi· hautai gar an èdè, hôs eoiken,
hai pros auto agousai eien, hoi aphikomenôi hôsper hodou
anapaula an eiè kai telos tès poreias. |
Expose donc quel est le mode de
la puissance du dialegesthai et [532e] en
outre selon quelles espèces elle se divise et puis quelles sont
ses voies ; car celles-ci pourraient bien à présent,
semble-t-il, être celles conduisant vers ce [lieu-]même
où, pour y être arrivé, ce serait comme la fin
de la route et le terme du voyage. |
[TD12] 537d5 [TD13] 537e1 |
République,
VII, 537c9-e4 (le choix des futurs philosophes rois (18)) |
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Tauta toinun, èn d' egô, deèsei
se episkopounta hoi an [537d] malista toioutoi en autois ôsi kai
monimoi men en mathèmasi, monimoi d' en polemôi kai tois
allois nomimois, toutous au, epeidan ta triakonta etè ekbainôsin,
ek tôn prokritôn prokrinamenon eis meizous te timas kathistanai
kai skopein, tèi tou dialegesthai dunamei basanizonta tis ommatôn
kai tès allès aisthèseôs dunatos methiemenos
ep' auto to on met' alètheias ienai. Kai entautha dè pollès
phulakès ergon, Ô hetaire. |
Ainsi donc, repris-je, il te faudra,
observant ceux d'entre eux qui se trouvent [537d] être
tels au plus haut point, et à la fois persévérants
dans les études et persévérants au combat et vis-à-vis
des autres obligations légales, ceux-là une
fois encore, lorsqu'ils auront dépassé les trente ans,
en les sélectionnant d'entre les sélectionnés,
les promouvoir à de plus grands honneurs et examiner, en les
mettant à l'épreuve du point de vue de l'aptitude au dialegesthai,
qui, laissant de côté les yeux et les autres sens, est capable
d'aller dans la vérité jusqu'à cela même
qui est. Et
voilà pour sûr le travail d'une grande vigilance,camarade ! |
[TD14] 98d6 |
Phédon, 98c2-99a4 (La déception de Socrate à la lecture d'Anaxagore) |
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Kai moi edoxen homoiotaton peponthenai hôsper an ei tis legôn hoti Sôkratès panta hosa prattei nôi prattei, kapeita epicheirèsas legein tas aitias hekastôn hôn prattô, legoi prôton men hoti dia tauta nun enthade kathèmai, hoti sugkeitai mou to sôma ex ostôn kai neurôn, kai ta men osta estin sterea kai diaphuas echei chôris ap' allèlôn, ta de neura hoia epiteinesthai [98d] kai aniesthai, periampechonta ta osta meta tôn sarkôn kai dermatos ho sunechei auta· aiôroumenôn oun tôn ostôn en tais hautôn sumbolais chalônta kai sunteinonta ta neura kamptesthai pou poiei hoion t' einai eme nun ta melè, kai dia tautèn tèn aitian sugkamphtheis enthade kathèmai· kai au peri tou dialegesthai humin heteras toiautas aitias legoi, phônas te kai aeras kai akoas kai alla muria [98e] toiauta aitiômenos, amelèsas tas hôs alèthôs aitias legein, hoti, epeidè Athènaiois edoxe beltion einai emou katapsèphisasthai, dia tauta dè kai emoi beltion au dedoktai enthade kathèsthai, kai dikaioteron paramenonta hupechein tèn dikèn hèn an keleusôsin· epei nè ton kuna, hôs egôimai, palai an [99a] tauta ta neura kai ta osta è peri Megara è Boiôtous èn, hupo doxès pheromena tou beltistou, ei mè dikaioteron ôimèn kai kallion einai pro tou pheugein te kai apodidraskein hupechein tèi polei dikèn hèntin' an tattèi. |
Et il me sembla qu'il était dans un état d'esprit très semblable à celui de quelqu'un qui, disant que Socrate fait avec intelligence tout ce qu'il fait, et entreprenant ensuite de dire les causes de chacune des choses que je fais, dirait tout d'abord que c'est pour ces raisons que je suis à présent assis ici : que mon corps est composé d'os et de fibres, (19) et que d'une part les os sont rigides et que des intervalles naturels les tiennent séparés les uns des autres, que d'autre part les fibres, capables de se tendre [98d] et de se relâcher, entourent les os avec les chairs et la peau qui les tient tous ensemble ; donc, au moyen de ces os suspendus dans leurs articulations, en se détendant et en se tendant, les fibres font que maintenant mes membres sont capables d'être pliés d'une certaine manière, et par cette cause, ainsi plié, je suis assis ici ; et puis encore, à propos de notre dialegesthai, il parlerait d'autres causes similaires, en rendant responsables des sons et des airs et des auditions et une multitude [98e] de choses de cet ordre, évitant avec soin de parler des causes véritables : que, puisqu'aussi bien il a semblé aux Athéniens être meilleur de voter ma condamnation, donc à cause de ça à moi à mon tour il a semblé meilleur d'être assis ici, et plus juste de rester là pour subir le châtiment, quel qu'il soit, qu'ils ont ordonné ; car, par le chien, à ce qu'il me semble, il y a longtemps que [99a] ces fibres et ces os seraint du côté de Mégare ou de la Béotie, emportés par l'opinion sur le meilleur, si je ne pensais pas qu'il était plus juste et plus beau, plutôt que de fuir et de m'évader, de subir le châtiment, quel qu'il soit, imposé par la cité. |
[TD15] 301c4 |
Euthydème, 300e1-301c5 | |
[300e] Kagô eipon· ti gelais, Ô Kleinia,
epi spoudaiois houtô pragmasin kai kalois; |
[300e] Et moi, je dis : « Pourquoi
ris-tu, Clinias, à propos de choses si sérieuses et belles ? » |
[TD16] 135c2 |
Parménide, 135b5-c3 (dialogue entre Parménide et Socrate (27)) |
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Alla mentoi, eipen ho Parmenidès, ei ge tis dè, Ô Sôkrates, au mè easei eidè tôn ontôn einai, eis panta ta nundè kai alla toiauta apoblepsas, mède ti horieitai eidos henos hekastou, oude hopoi trepsei tèn dianoian hexei, mè eôn [135c] idean tôn ontôn hekastou tèn autèn aei einai, kai houtôs tèn tou dialegesthai dunamin pantapasi diaphtherei. Tou toioutou men oun moi dokeis kai mallon èisthèsthai. |
Mais pourtant, dit Parménide, si de fait maintenant, Socrate, au contraire on ne laisse pas être des eidè des étants, ayant porté son regard sur tout ce qu'on examine en ce moment même et d'autres [choses] semblables, et qu'on ne définit pas un certain eidos unique de chacun, on n'aura nulle part où tourner sa pensée, en ne laissant pas [135c] une idean de chacun des étants être toujours la même, et ainsi, on détruira tout à fait la puissance du dialegesthai. Or donc, c'est cela que tu me sembles avoir plus que tout perçu. |
[TD17] 161e6 |
Théétète, 161c2-162a3 (Dialogue entre Socrate et Théodore sur la doctrine de Protagoras) |
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Sôkratès - Ta men alla moi panu hèdeôs eirèken, hôs to dokoun hekastôi touto kai estin· tèn d' archèn tou logou tethaumaka, hoti ouk eipen archomenos tès Alètheias hoti "pantôn chrèmatôn metron estin hus" è "kunokephalos" è ti allo atopôteron tôn echontôn aisthèsin, hina megaloprepôs kai panu kataphronètikôs èrxato hèmin legein, endeiknumenos hoti hèmeis men auton hôsper theon ethaumazomen epi sophiai, ho d' ara [161d] etugchanen ôn eis phronèsin ouden beltiôn batrachou gurinou, mè hoti allou tou anthrôpôn. È pôs legômen, Ô Theodôre; Ei gar dè hekastôi alèthes estai ho an di' aisthèseôs doxazèi, kai mète to allou pathos allos beltion diakrinei, mète tèn doxan kuriôteros estai episkepsasthai heteros tèn heterou orthè è pseudès, all' ho pollakis eirètai, autos ta hautou hekastos monos doxasei, tauta de panta ortha kai alèthè, ti dè pote, Ô hetaire, Prôtagoras men sophos, hôste kai allôn [161e] didaskalos axiousthai dikaiôs meta megalôn misthôn, hèmeis de amathesteroi te kai phoitèteon hèmin èn par' ekeinon, metrôi onti autôi hekastôi tès hautou sophias; Tauta pôs mè phômen dèmoumenon legein ton Prôtagoran; To de dè emon te kai tès emès technès tès maieutikès sigô hoson gelôta ophliskanomen, oimai de kai sumpasa hè tou dialegesthai pragmateia. To gar episkopein kai epicheirein elegchein tas allèlôn phantasias te kai doxas, orthas hekastou ousas, ou makra [162a] men kai diôlugios phluaria, ei alèthès hè Alètheia Prôtagorou alla mè paizousa ek tou adutou tès biblou ephthegxato; |
Socrate - Tout le reste, pour moi, il l'a dit de manière tout à fait agréable : que ce qui paraît à chacun, cela est aussi ; mais j'ai été étonné par le début du discours, qu'il n'ait pas dit en commençant la Vérité que « de toutes choses, la mesure est le cochon » ou « le babouin » ou quelque autre [créature] encore plus insolite d'entre celles qui possèdent la sensation, par quoi il aurait commencé à nous parler magnifiquement et de manière tout à fait dédaigneuse, indiquant que nous, nous le regardions avec étonnement comme un dieu du fait de sa sagesse, mais lui donc [161d] se trouvait n'être, du point de vue de l'intelligence, en rien meilleur qu'un tétard de grenouille et à plus forte raison, qu'un autre d'entre les hommes. Ou bien que devons-nous dire, Théorore ? Si en effet à présent sera vraie pour chacun l'opinion qu'il se forme à travers ses sens, et que ni ce qu'éprouve l'un, un autre ne le discerne mieux, ni l'opinion de l'un, un autre n'aura plus d'autorité pour examiner si elle est juste ou fausse, mais que, comme cela a été dit bien des fois, chacun se forme lui-même tout seul des opinions sur ce qui le concerne, celles-ci de plus toutes justes et vraies, pourquoi diable alors, camarade, d'un côté un Protagoras sage au point [161e] d'être en toute justice considéré comme un maître pour d'autres digne d'énormes salaires, et de l'autre nous, plus ignorants et auxquels il était nécessaire d'aller lui tourner autour à longueur de temps, à nous qui étions chacun pour nous-même la mesure de notre propre sagesse ? Cela, comment ne dirions-nous pas que Protagoras le disait pour flatter le peuple ? Quant à ce qui nous concerne, moi et mon art maïeutique, je passe sous silence combien nous prêtons à rire, et je crois bien aussi toute cette application au dialegesthai ! (28) Car le fait d'examiner et d'entreprendre de réfuter les représentations (29) et opinions les uns des autres, alors qu'elles sont justes pour chacun, n'est-ce pas là longs [162a] et obscurs bavardages, si vraie est la Vérité de Protagoras et que ce n'est pas en jouant comme un enfant qu'elle a fait entendre des sons (30) depuis l'enceinte sacrée du livre ? |
[TD18] 196e1 |
Théétète,
196d11-e7 (La science comme opinion vraie et la possibilité de l'opinion fausse) |
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Sôkratès - Epeit' ouk anaides dokei mè eidotas epistèmèn apophainesthai to epistasthai hoion estin; alla gar, Ô [196e] Theaitète, palai esmen anapleôi tou mè katharôs dialegesthai. Muriakis gar eirèkamen to "gignôskomen" kai "ou gignôskomen," kai "epistametha" kai "ouk epistametha," hôs ti sunientes allèlôn en hôi eti epistèmèn agnooumen· ei de boulei, kai nun en tôi paronti kechrèmeth' au tôi "agnoein" te kai "sunienai," hôs prosèkon autois chrèsthai eiper sterometha epistèmès. |
Socrate - Par suite, ne semble-t-il pas impudent, ne sachant pas ce qu'est la science, d'expliquer ce que c'est que savoir ? (31) Mais de fait, [196e] Théétète, voilà beau temps que nous sommes pollués par le dialegesthai qui n'est pas propre. Des millers de fois en effet nous avons pronconcé ce « nous connaissons » et « nous ne connaissons pas » et « nous savons » et « nous ne savons pas » comme convenant les uns et les autres de quelque chose en un temps où nous ignorons encore [ce qu'est] la science. Et si tu veux, encore maintenant, à l'instant présent, nous nous sommes à nouveau servis de « ignorer » et de « convenir » comme s'il convenait de s'en servir quand bien même nous sommes privés de science. |
[TD19] 14a1 |
Philèbe, 13e2-14b7 | ||||||||||||||
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[TD20] 57e7 |
Philèbe, 57a9-58e3 | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
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(1) Le fait de traduire l'adjectif grec utilisé ici par Socrate, gumnastikon, par un décalque français comme « gymnastique » ou « gymnique » n'apporterait rien dans la mesure où ces mots n'ont pas en français le sens qu'a ici pour Socrate le mot grec traduit. Et remplacer le mot par une périphrase comme « conforme à l'art de la gymnastique » ou « conforme aux règles de l'activité physique » vide de sens le propos de Socrate, qui est de faire rechercher à Alcibiade un mot unique, un adjectif qualificatif qui décline le concept de « meilleur » dans un domaine spécifique d'activité et peut donc servir à nommer la technè particulière qui régit ce domaine d'activité. L'adjectif grec gumnastikos est dérivé de gumnos, « nu », par l'intermédiaire du verbe gumnazesthai, « s'exercer aux exercices gymniques » (sous-entendu, « en se mettant nu »). Il qualifie soit ce qui concerne les exercices gymniques, c'est-à-dire toutes les activités qui ont pour objet le développement du corps, et en particulier, au féminin substantivé, hè gumnastikè (sous-entendu technè) la « gymnastique », soit celui ou celle qui est doué dans ce type d'activités (le mot le plus proche de ce sens en français serait « athlétique », qui renvoie à une autre famille de mots grecs trouvant leur origine dans le concept de « lutte, combat », aethlos ou athlos en grec, mais qui, pour le cas qui nous concerne, a le défaut de plus mettre l'accent sur la constitution physique naturelle que sur la technè qui permet à chacun de tirer le meilleur parti de son corps, que sa constitution physique soit « athlétique » ou pas). (<==)
(2) La remarque
de Socrate ici, dans laquelle figure l'expression to dialegesthai accompagnée
de l'adverbe kalôs, est pleine de sous-entendus qu'il est difficile,
voire impossible, de percevoir dans des traductions qui « interprètent » à
la fois le verbe et l'adverbe et font disparaître une plus ou moins grande
partie des registres de sens de ces mots.
Commençons par l'adverbe kalôs. Socrate l'a introduit
dans sa précédente réplique, où il se substituait à un autre adverbe de sens
en partie voisin utilisé par lui auparavant, orthôs,
que j'avais traduit alors par « correctement ». Et ces
deux adverbes viennent dans une conversation où il est question de faire quelque
chose betlion (« mieux »), c'est-à-dire où l'on
cherche les critères de l'agathon, du « bon/bien » (beltion est
de fait l'une des formes qui sert de comparatif à agathos).
Or il se trouve qu'aussi bien orthôs que kalôs peuvent,
dans certains contextes, dont celui-ci, se traduire par « bien »,
mais chacun à partir d'un registre de sens original différent : orthôs est
issu de l'adjectif orthos, qui signifie « droit » à
la fois au sens propre (une ligne « droite », quelqu'un
qui se tient « droit » sur ses jambes) et au sens figuré
pouvant s'appliquer à l'esprit (un raisonnement « droit »,
c'est-à-dire « juste, correct »), au caractère
(« droit », c'est-à-dire « loyal,
sincère »)
ou encore à un comportement (« droit », c'est-à-dire « juste, conforme
à la loi »). Orthôs au sens premier, c'est
donc « droitement », et de là dans certains contextes,
« correctement », c'est-à-dire « bien ». L'expression
utilisée par deux fois par Socrate quelques répliques plus haut (celle qui
commence par « Mais
essaye de m'imiter »), orthôs echein, peut en
fait se traduire tout simplement par « être bien ». Kalôs pour
sa part est dérivé de kalos qui veut dire « beau »,
là encore, à la fois dans le registre physique et dans le registre moral, et
signifie donc au sens premier « de belle manière ».
Mais pour les grecs du temps de Socrate et Platon, beau (kalon) et
bon (agathon) étaient deux notions très étroitement liées, au point
que l'expression consacrée pour désigner un homme de bien, un « honnête
homme », était kalos kagathos, contraction de kalos
kai agathos, sur laquelle on avait même formé le substantif kalokagathia pour
désigner le comportement d'un tel homme. Et donc, lorsque Socrate demande
à Alcibiade si ce qu'il a dit l'a été kalôs, « de
belle manière », c'est, si l'on s'en tient à la surface des
mots, la même chose que de demander si c'était « bien
dit »,
c'est-à-dire encore si c'était « correct (orthos) ».
Le problème, c'est que,
lorsqu'il s'agit de paroles et de discours, le registre du kalon évoque
un débat qui était au cœur du conflit entre le Socrate de
Platon et les orateurs du temps, tel Gorgias et sa rhétorique, celui
de savoir s'il suffit, pour qu'un discours soit « bon », « correct », « juste »,
qu'il soit « beau » d'un point de vue uniquement esthétique,
c'est-à-dire bien construit, orné de mots recherchés,
d'assonances plaisantes
à l'oreille, etc., sans qu'on cherche à savoir si ce qu'il dit
est vrai (c'est tout le débat du Gorgias). Et c'est tout cela
qui est sous-jacent
à la formulation de Socrate disant à Alcibiade que lui conviendrait to
kalôs dialegesthai. Tout cela et plus, puisque le eipein (« dire,
parler ») utilisé auparavant devient maintenant dialegesthai,
un terme chargé de sens pour le Socrate de Platon, qui pose aussi la
question de savoir si la bonne/belle manière de parler, c'est de faire
de beaux discours sous forme de monologues, ou bien s'il faut faire la place
au dialogue. Certes, il est probable que tous ces sous-entendus passent au
dessus de la tête du
jeune Alcibiade, qui aura peut-être simplement l'impression qu'au moment
où Socrate lui dit qu'il lui conviendrait de parler/dialoguer/discuter
de belle manière, il n'utilise le verbe dialegesthai que parce
que, pour l'instant, c'est ce que Socrate et lui sont en train de faire, et
qu'il lui donne l'exemple du « beau parler » en variant
les mots qu'il utilise pour dire des choses semblables (beltion, orthôs,
kalôs), sans qu'il faille chercher plus derrière ces variations
terminologiques que des effets de style. Mais Platon n'écrit pas
pour le jeune Alcibiade, mort depuis longtemps lorsqu'il écrit ces lignes,
mais pour les lecteurs. Et c'est à nous qu'il revient de détecter
ces sous-entendus porteur de sens.
Les sous-entendus ne s'arrêtent d'ailleurs pas là, car le choix du verbe qui
ouvre l'incise de Socrate, prepoi (« il conviendrait »),
nous renvoie à une autre discussion, celle entre Hippias et Socrate dans l'Hippias
majeur, où Socrate essaye justement d'obtenir d'Hippias une définition
de to kalon, et se demande à un moment si ce ne serait pas to
prepon (« le convenable ») (Hippias
Majeur, 293d, sq ; sur cette discussion, voir la
note 13 à ma traduction de Ménon, 77a5-80d1). La
question sous-jacente est donc de savoir si ce kalôs dialegesthai ne
serait pas justement, bien compris, ce qui pourrait constituer la vraie beauté
d'Alcibiade, plus que son apparence physique.
Mais comment même soupçonner ces sous-entendus dans une traduction
qui rend le oukoun kalôs de Socrate par « Et
n'est-ce pas la vérité ? » et traduit ensuite
le kalôs dialegesthai par « raisonner comme il
faut » (Maurice Croiset, Budé), ou le oukoun kalôs par « Et
n'ai-je pas eu raison ? » et
le kalôs dialegesthai par « être bon dans la
conversation » (Léon Robin, Pléiade), ou le oukoun
kalôs par « N'ai-je pas bien dit ? » et
le kalôs dialegesthai par « bien raisonner » (Chambry,
Garnier), ou le oukoun kalôs par « Et c'est
exact, n'est-ce pas ? » et
le kalôs dialegesthai par « que tu suives les
règles dans le dialogue » (Cazeaux, Livre de Poche),
ou le oukoun kalôs par « Et n'est-ce pas convenable ? » (avec
une note sur « convenable », déjà utilisé pour traduire orthôs un
peu plus haut, qui
fait un sort aux sous-entendus : « Convenable
rend l'adverbe kalôs qui, littéralement, signifie « bellement » (et
donc « comme il faut ») ; son usage devient alors
analogue à celui de l'adverbe orthôs ») et
le kalôs
dialegesthai par « raisonner
convenablement » (Marbœuf/Pradeau,
GF Flammarion) ?! Voilà ce qui arrive quand on veut faire une « belle » traduction
en explicitant le sens que l'on croit déceler derrière des phrases
qui ont été délibérément écrites pour en receler plusieurs et pour faire justement
réfléchir à partir de ces ambiguïtés ! (<==)
(3) Pythô est l'ancien nom de la partie de la Phocide située au pied du mont Parnasse en Grèce centrale, où se trouve Delphes, et par assimilation, l'ancien nom de Delphes, où se dressait le célèbre temple dédié à Apollon où officiait la Pythie et à l'entrée duquel était gravé, parmi d'autres, le fameux précepte repris à son compte par Socrate : gnôthi sauton, « Connais-toi toi même ». C'est la mention de cette inscription par Socrate en 124a8-b1 au terme d'un long discours à Alcibiade sur l'éducation des rois de Perse qui a conduit à la discussion en cours sur l'epimeleian, la « préoccupation », le « souci » qui doit être le nôtre pour déterminer la manière de nous améliorer et c'est elle que Socrate rappelle ici pour réorienter la discussion vers une meilleure compréhension du « toi-même » auquel elle fait référence. (<==)
(4) Dans l'échange qui a précédé le passage ici traduit, Socrate a expliqué que, pour reconnaître l'art (technè) qui permet d'améliorer quelque chose (beltiô poiein) et d'en prendre soin (epimeleisthai), il faut connaître cette chose (exemples de la chaussure et de la bague). Or Alcibiade voudrait savoir comment devenir meilleur, à quoi consacrer ses soins pour cela. La question, généralisée par Socrate, est celle qui ouvre le passage traduit : Tis technè beltiô poiei auton; (« Quel art rend soi-même meilleur ? ») Elle implique donc de savoir ti pot' esmen autoi (« ce que nous pouvons bien être nous-mêmes »), ce qui amène le rappel du précepte delphique sur to gnônai heauton (« le se connaître soi-même »). Et Socrate d'ajouter que c'est gnontes auto (« en connaissant cela ») que nous trouverons ti pot' esmen autoi (« ce que nous pouvons bien être nous-mêmes »). On voit dans ce concentré de l'échange que tout tourne autour de pronoms personnels réfléchis dans une oscillation continue entre le masculin (auton, autoi, heauton) qui vise des personnes et le neutre (ti, auto) qui « objective » en quelque sorte ces personnes, les ravalant si l'on peut dire au même rang que la chaussure ou la bague des exemples antérieurs pour ne pas préjuger du résultat de la recherche : non pas « c'est qui (tis) toi-même ? », mais « c'est quoi (ti) toi-même ? ». Mais la question est bien celle-là : si tu veux t'améliorer toi-même, il faut d'abord savoir ce que c'est que « toi-même » ! Cette « objectivation », cette « neutralisation » (au sens de « rendre grammaticalement neutre ») de l'« objet » de la recherche trouve son couronnement ici dans cette formule auto tauto, contraction de auto to auto, « le ça-même ça-même » (« le ça-même lui-même » est plus compréhensible en français, mais il masque la redondance du grec et repersonnalise l'un des neutres en en faisant un « lui »), préparée par le auto de gnontes auto de la réplique précédente de Socrate, qui renvoie lui-même au heauton qu'il nous faut gnônai de la réplique encore antérieure. Bien sûr, ce auto to auto, même si le jeune Alcibiade qui dialogue ici avec Socrate n'est pas censé s'en rendre compte, renvoie à d'autres formules de même structure qu'on trouve ailleurs dans les dialogues, où il est question de auto to X, « le X proprement dit, le X lui-même » que certains traduisent par « le X en soi », où X peut être le beau, le bon, le juste, etc. Ici, dans le dialogue introductif du parcours des dialogues, Platon s'amuse à introduire cette formulation à un endroit où, bien que l'abstraction se redouble, puisqu'elle porte sur le pronom même qui sert d'intensif dans la formule (auto), le propos reste néanmoins parfaitement compréhensible. Ce faisant, il réussit le fait d'arme de laisser la question ouverte sur la réponse la plus « neutre » possible, parce que matérielle, que serait le corps (to sôma ; « toi, c'est ton corps ») tout en orientant pour qui a déjà lu la suite des dialogues une première fois vers la réponse la plus abstraite possible, l'idée de l'homme (auto to anthrôpos), ou du moins son instanciation en chacun de nous... Bref, ce que dit ici Socrate, c'est que chercher à savoir ti pot' esmen autoi (« ce que nous pouvons bien être nous-mêmes »), c'est chercher ce qui constitue le soi proprement dit, ce dont je veux parler quand je dis : « toi », « moi » ou « lui/elle ». (<==)
(5) Dans la continuité de la note précédente, il n'est pas neutre du tout que Socrate entame sa recherche du « moi » profond par une référence au discours, et pas à n'importe quel discours, mais plus spécifiquement au dialogue (le verbe employé est dialegesthai, sous la forme dialegèi, seconde personne du présent de l'indicatif), c'est-à-dire à un échange de paroles entre un toi (su) et un moi (egô). (<==)
(6) Traduire logos ici priverait le texte de toutes les résonances qu'il a en grec sur la multiplicité des sens de ce mot qui désigne justement ce qui constitue l'homme en tant que tel et le distingue de tous les autres animaux. Certes, dans le texte lu au premier degré et tel que le comprend sans doute Alcibiade, il n'y a pas de doute que, lorsque Socrate dit que, pour dialoguer, il utilise le logos, cela veut dire « la parole ». Mais est-il si évident qu'il n'utilise que ça de ce que peut signifier logos en grec ? Parler, dialoguer, c'est aussi faire usage de sa « raison », autre sens possible du mot logos ! (<==)
(7) On touche ici du doigt le danger que représente dans ce passage la traduction de logos, et même celle de dialegesthai ! Lorsque Maurice Croiset (Budé) traduit par « Parler et se servir du langage sont pour toi deux mots pour une même chose », ou Léon Robin (Pléiade) par « Or, parler et se servir de la parole, tu dis, je pense, que c'est la même chose ? », ou Émile Chambry (Garnier) par « Mais parler et user de la parole, c'est pour toi la même chose, je suppose ? », ou Jacques Cazeaux (Livre de Poche) par « Échanger des paroles et utiliser des paroles, cela revient au même dans ton lexique ? », ou Chantal Marbœuf et Jean-François Pradeau (GF Flammarion) « Parler et se servir du discours sont pour toi une même chose », ils respectent certes le sens premier, obvie du texte, mais en font du même coup disparaître toutes les résonances qu'il peut induire pour qui gratte un peu la surface des mots, et qui ne sont certainement pas fortuites dans un texte de Platon qui ouvre une réflexion sur ce qui constitue l'homme proprement dit ! Entre le to dialegesthai banal signifiant « parler, discuter » et celui que, par exemple en République VII, 537d5 et 537e1, les mêmes Chambry et Robin n'hésitent pas à traduire par « la dialectique » (voir là-dessus la note 32 à ma traduction de République VII, 535a3-541b5, et aussi la note 38, où l'on voit que même un simple logoi au pluriel peut être traduit par eux par « la dialectique » dans ce même contexte), il y a toute les nuances de sens qui différencient une banale conversation sur le temps qu'il fait des plus hautes spéculations « dialectiques » de certains des grands dialogues de Platon. Et ces nuances ne font que refléter dans le verbe une partie des multiples sens de logos. Les deux expressions apparemment synonymes que propose Socrate à Alcibiade, to dialegesthai et to logôi chrèsthai ne le sont effectivement que si l'on prend les deux mots, le verbe dialegesthai et le nom apparenté logos, dans leur sens le plus banal, mais posent en fait problème dès qu'on donne à l'un ou à l'autre des deux mots, voire aux deux, des sens plus proches de ceux de « raison » et « raisonner ». En fait, la question sous-jacente à cette remarque qui semble triviale, c'est celle de savoir de quel logos on parle quand on dit qu'il constitue l'homme et le distingue des animaux : suffit-il de parler, comme un perroquet, pour être un homme ? Des « raisonnements » comme ceux que tiennent Euthydème et Dionysodore dans l'Euthydème sont-ils ceux d'hommes dignes de ce nom ? L'idéal « dialectique » que propose Platon est-il celui de tout homme ? Et quel type de logoi suppose-t-il ? Bref, en quelques mots apparemment anodins, Platon pose à qui sait lire entre les lignes tout le problème qu'il cherchera à approfondir au fil des dialogues et qui est une des clés d'entrée dans ceux-ci : qu'est-ce que le logos ? (<==)
(8) C'est Socrate qui parle, dans le cadre du récit qu'il fait à un ami de rencontre de l'entretien qu'il vient d'avoir peu avant avec Protagoras dans la maison de Callias, l'homme le plus riche d'Athènes. Il vient de faire une longue exégèse d'un poème de Simonide où il fait dire au poète à peu près le contraire de ce qu'il semble vouloir dire, et cette réplique fait suite à une intervention d'Hippias qui propose de faire entendre à l'auditoire sa propre exégèse du poème, suivie d'un rappel à l'ordre d'Alcibiade rappelant les règles du jeu établies auparavant entre Protagoras et Socrate pour permettre à la conversation de se poursuivre, selon lesquelles c'est à Protagoras de choisir s'il préfère interroger Socrate ou répondre à ses questions. (<==)
(9) Le mot grec traduit par « banquet-beuverie » est sumposion, le mot qui sert de titre au dialogue de Platon qui décrit une telle réunion, connu en français sous le titre Le Banquet. Mais il ne faut pas perdre de vue que la racine du mot grec est posis, « le fait de boire », dérivé lui-même du verbe pitein (« boire »), et qu'un sum-posion, c'est une réunion de personnes pour boire ensemble. Ceci étant dit, il est intéressant d'avoir présent à l'esprit le Banquet lorsqu'on lit les lignes qui suivent, dans lesquelles Socrate oppose deux types de sumposia selon le niveau d'éducation des gens qui y prennent part. (<==)
(10) Il y a une certaine ironie de la part de Socrate à décrire les gens dont il critique les banquets-beuveries à l'aide des termes tôn phaulôn kai agoraiôn anthrôpôn. L'adjectif agoraios signifie en effet au sens premier « de l'agora », agora signifiant « lieu où l'on se réunit », et plus spécifiquement « place publique » ou encore « marché » (lieu de réunion des marchandes). C'est à partir de ce sens qu'appliqué à une personne, il en vient à signifier « qui passe son temps à l'agora », c'est-à-dire « oisif », ou encore « homme du commun, vulgaire, grossier ». Mais pourtant, Socrate lui-même nous est présenté, et se présente à nous dans l'Apologie (cf. Apologie, 17c), comme quelqu'un qui passe son temps à l'agora ! Quant à phaulos, il a le sens général de « de qualité inférieure », mais pas nécessairement avec une connotation péjorative, et peut signifier « méchant, défectueux » aussi bien que « modeste, humble ». Ce ne sont donc pas les mots en eux-mêmes, mais le regard que celui qui les écoute porte sur les gens humbles qu'on croise au marché, parmi lesquels on peut trouver Socrate, et, à l'occasion, la plupart des participants à la réunion chez Callias, qui donne à la formule de Socrate un sens chargé de mépris. (<==)
(11) Cette longue phrase divisée en deux parties égales qui s'opposent l'une à l'autre et introduite par l'idée de la comparaison entre to peri poièseôs dialegesthai et les sumposia est riche d'enseignements sur to dialegesthai, tant par son contenu que par sa structure, lorsqu'on prend la peine de l'analyser en profondeur. En fait, elle utilise les sumposia comme métaphore de la vie en société (comme le feront de manière beaucoup plus développée les deux premiers livres des Lois en en faisant un outil privilégié de l'éducation à la vie en société) et les joueuses de flûte comme métaphore des poètes et oppose deux attitudes dans ce type de réunions. Ce que je voudrais maintenant montrer, c'est que cette opposition se manifeste non seulement dans les formules utilisées, mais dans la manière dont les différents éléments évoqués sont organisés dans chaque cas. Examinons de plus près chacune des deux parties de la phrase (les traductions sous le texte grec ont été aménagées pour suivre l'ordre des mots grecs) :
Kai gar houtoi, (hoi phauloi kai agoraioi
anthrôpoi) Et en effet, ceux-ci, ( les de moindre valeur et de la rue hommes) |
||||
erga action |
non | suneinai être ensemble |
dia to mè dunasthai allèlois di' heautôn suneinai par le fait de ne pouvoir les uns avec les autres par eux-mêmes entrer en relation |
|
boisson | en tôi potôi dans la beuverie, |
|||
logoi discours |
non | heautou logos son logos propre |
mède dia tès heautôn phônès kai
tôn logôn tôn heautôn pas même par la d'eux-mêmes voix et les paroles les d'eux-mêmes |
|
absence d'éducation | hupo apaideusias, du fait d'inéducation, |
|||
erga action |
oui | aulètrides joueuses de flûte |
timias poiousi tas aulètridas, pollou misthoumenoi de valeur font les joueuses de flûte, très cher louant |
|
logoi discours |
oui | allotria phonè voix étrangère |
allotrian phônèn tèn tôn aulôn, d'autre part une voix, celle des flûtes, |
|
kai dia tès ekeinôn phônès allèlois
suneisin· et, par la de celles-ci voix, les uns avec les autres entrent en relations ; |
||||
hopou de kaloi kagathoi sumpotai quand cependant beaux et bons des co-buveurs |
||||
éducation | kai pepaideumenoi eisin, et éduqués sont, |
|||
erga action |
non | aulètrides joueuse de flûte |
ouk an idois out' aulètridas oute orchèstridas
oute psaltrias, tu ne verras ni joueuses de flûte, ni danseuses, ni joueuses de harpe, |
|
erga action |
oui | suneinai être ensemble |
alla autous hautois hikanous ontas suneinai mais, eux avec eux-mêmes suffisant étant pour entrer en relation |
|
logoi discours |
non | allotria phonè voix étrangère |
aneu tôn lèrôn te kai paidiôn toutôn sans les radotages et les enfantillages d'elles |
|
logoi discours |
oui | heautou logos son logos propre |
dia tès hautôn phônès, par la d'eux-mêmes voix, |
|
legontas te kai akouontas en merei heautôn kosmiôs, parlant et écoutant au tour d'eux-mêmes de manière ordonnée, |
||||
boisson | kan panu polun oinon piôsin. quand bien même une très grande quantité de vin ils auraient bu. |
Dans cette présentation du texte, les parties en noir
correspondent
à la description de la catégorie d'individus concernés,
les parties dans les tons rouges à ce que ne font pas ces individus,
dans les tons bleus à
ce qu'ils font, avec dans chaque cas un ton vif pour ce qui est de l'ordre
de l'action et un ton passé pour ce qui est de l'ordre du logos (on
a donc un rouge vif pour ce que ne font pas les individus
concernés dans l'ordre
de l'action, un rouge plus passé pour ce
qu'ils ne font pas dans l'ordre du
logos, un bleu vif pour ce qu'ils font
dans l'ordre de l'action et
un bleu plus passé pour ce qu'ils font dans l'ordre
du logos), enfin les parties en vert correspondent à ce qui
a trait à la boisson.
Pour rendre plus clairs les parallèles et les différences dans la structure
de la phrase, j'ai fait figurer à gauche du texte, avec les mêmes termes pour
les deux parties de la phrase, le registre, erga (action) ou logoi (discours),
auquel appartient chaque membre de phrase concerné, un « oui » ou
un « non » selon qu'il décrit ce qui est fait ou ce qui
n'est pas fait, et enfin le « mot-clé » qu'on
retrouve des deux côté et qui résume le centre d'intérêt du membre de phrase.
Le premier de ces termes, qui est central à tout ce développement,
est le verbe suneinai qu'on
trouve deux fois dans la première partie, au début et à la
fin, et une fois au centre de la seconde partie. Ce verbe appartient à ce
que j'ai identifié
comme le registre de l'action. Il est composé du préfixe sun- (« avec »,
c'est-à-dire « ensemble ») et du verbe einai (« être »),
et son sens premier est donc « être ensemble ».
À partir de ce sens premier, il évolue vers les sens de « fréquenter » (« être
habituellement ensemble », en particulier à propos des relations
de disciples à maître), « négocier » (c'est-à-dire
être en relations d'affaire avec quelqu'un), « s'unir à » quelqu'un
(y compris pour parler des relations sexuelles), « s'adonner
à » quelque chose, ou encore « assister, porter
secours » (comme dans le français « je suis de
tout cœur
avec toi »).
Et le substantif qui en dérive, sunousia,
que l'on trouve un peu plus loin dans la réplique de Socrate, signifie
« réunion » et peut donc servir à désigner
le genre de réunions que constituent les sumposia, mais aussi
les réunions et les conversations que peuvent avoir entre eux un maître
et ses disciples et le genre d'entretiens auxquels prenait part Socrate. Ce
verbe semble gêner
les traducteurs, qui, poussés
par le contexte, le tirent vers le sens de « converser, s'entretenir
avec », c'est-à-dire passent du simple fait de l'« être
ensemble » au résultat supposé de ce regroupement,
les conversations qui y prennent place,
alors que justement, il me semble que Platon l'a choisi pour sa neutralité,
comme représentant le degré zéro de la vie en société.
Ce dont il est ici question, c'est de la manière dont l'éducation
(paideia), en formant
le logos, influe sur la vie en société de ces animaux
que nous sommes qui ne peuvent vivre qu'en se regroupant.
Dans la première partie, on est du côté de l'apaideusia,
de l'absence d'éducation, et cette apaideusia est centrale
à ce qui y est décrit, comme le montre sa place au centre du
développement,
où le hupo apaideusias marque la frontière entre ce
qui n'est pas possible et ce qui est fait en explicitant le pourquoi de l'incapacité
(to mè dunasthai) à agir et à parler comme il
conviendrait qui conduit au comportement décrit ensuite, conséquence
quasi nécessaire pour qui n'a pas cultivé en lui par l'éducation
le logos dont
il est doté par nature.
Dans la seconde partie, le fait d'être éduqués
(résultat
d'une activité et
non plus fait brut, comme le marque l'usage d'un verbe, pepaideumenoi,
au lieu d'un substantif, apaideusia)
est posé au départ (pepaideumenoi
eisin), immédiatement après la qualification de la nature « belle
et bonne (kalos kagathos) » des individus concernés,
et cette éducation
reçue à sa place (chronologiquement, elle vient au début
de la vie, comme ici au début de la phrase) fait disparaître la
contrainte qu'impose l'apaideusia en rendant impossibles certains
types de comportement (marquée dans la première partie par la
préséance que prend dans la construction
de la phrase la dichotomie du « pas possible/possible » sur
celle des erga/logoi) dispense
de marquer une coupure nette entre ce qui ne se fait pas et ce qui doit se
faire, puisqu'elle rend justement l'individu éduqué capable de
juger, tant dans l'action que dans le discours, de ce qu'il ne faut pas faire
et de ce qu'il faut faire. La phrase peut donc ici adopter un ordre qui n'est
plus imposé par
la situation défaillante (phaulos)
des individus concernés mais correspond mieux à l'ordre de l'univers,
en privilégiant
dans sa structure la distinction entre ordre du visible (d'où le ouk
an idois, « tu ne verras pas », initial
qui fait intervenir l'observateur extérieur) dans lequel se déroule
l'action, et l'ordre de l'intelligible dans lequel prend place le discours,
en décrivant successivement ce que les gens éduqués choisissent de
ne pas faire et de faire du fait de leur aptitude (hikanous ontas),
d'abord dans le registre du visible et de l'action, ensuite dans le registre
du logos.
Cette différence résultant de l'éducation est encore marquée
par la place différente
qu'occupe la référence à la boisson dans les deux cas. Avec
les gens inéduqués,
cette référence (en
tôi potôi) arrive
au centre de la première moitié du développement, celle
sur ce qui n'est pas possible, et en donne une justification positive (l'apaideusia est
une justification par l'absence de quelque chose, que marque le a- privatif
de a-paideusia) :
c'est parce qu'ils sont
« dans (en) leur vin » (c'est-à-dire, dans l'interprétation
de ce qui n'est proposé par Socrate que comme une analogie, conditionnés par
la lecture des poètes qui ont présidé à leur « éducation ») que
ces gens ne peuvent pas agir et penser autrement qu'ils le font. Avec les gens éduqués,
la référence
à la boisson (kan
panu polun oinon piôsin) n'arrive qu'à la fin, comme
une pièce rapportée ajoutée à un développement
qui est terminé, pour dire incidemment
que, même sous l'emprise de la boisson, ces gens ne changent pas leur comportement
du fait de leur éducation (cela nous renvoie au Socrate du Banquet et
aux deux premiers livres des Lois).
Si l'on revient à la problématique du suneinai, on voit
que, du côté de l'apaideusia, le développement commence
en affirmant ce suneinai impossible du fait du manque d'éducation,
pour finir sur un suneisin rendu possible par l'emprunt d'une voix étrangère,
celle des joueuses de flûte, c'est-à-dire, dans le décodage
de la comparaison, celle des poètes, Homère en tête, qui
forge le logos des
grecs depuis leur plus tendre enfance et prétend leur donner réponse à tout.
Mais on est en droit de se demander si, dans ce suneisin final, suneinai est
pris dans le même sens que dans le suneinai initial, et s'il dit
vraiment que ce qui était
dit impossible au début l'est devenu à la fin par la vertu des
joueuses de flûte.
Il se pourrait bien en effet qu'il y ait là un jeu de mots de la part
de Platon, qui aurait cette fois-ci dans l'esprit le sens à connotation
sexuelle de suneinai (« s'unir
à, forniquer »), et
qu'il faille en fait comprendre que ces beuveries se terminent, comme on peut
s'y attendre de la part de gens ivres sans éducation,
dans des orgies et que la seule manière
d'« être
ensemble » qui reste accessible à ces gens est l'accouplement
sexuel.
Pour les gens éduqués par contre, c'est le suneinai qui
est « central », ce que marque
sa place dans le texte. Au mè dunasthai suneinai qui caractérise
les déficients
qui hantent l'agora (les phauloi kai agoraioi) s'oppose le hikanous
ontas suneinai qui
clôt la première partie de la section qui
s'intéresse aux kaloi kagathoi qui ont été éduqués,
celle qui s'intéresse au registre de l'action dans l'ordre visible. Parce
qu'ils n'ont pas besoin de la musique des poètes pour les faire bouger
sur l'orchèstra (la
piste de danse où évoluait le chœur dans le théâtre
grec classique) ou dans la cité, ils peuvent vivre ensemble (suneinai)
et mettre en commun leur logos pour progresser vers la vérité et
l'ordre (kosmiôs).
Et ce, malgré le vin des poètes, qui ne les perturbe pas, même
en grande quantité.
Une autre caractéristique des gens inéduqués, centrale
pour eux comme le montre le fait que c'est elle qui commande le verbe principal
qui ouvre la seconde partie de la description les concernant et décrit
ce qu'ils font dans l'ordre de l'action, c'est qu'ils prétendent décider
eux-mêmes de ce qui a de
la valeur (timias
poiousi dont la position immédiatement après le hupo
apaideusias ne
laisse rien présager de bon),
la trouvent dans des choses triviales comme les joueuses de flûte qui
viennent
égayer leurs beuveries et participer à leurs orgies dans des activités
qui ne font que flatter leurs oreilles par des sons (phônai) étrangers
et inintelligibles et leurs autres sens par des sunousias qui doivent
plus à l'eros vulgaire qu'au logos sublimé,
et la mesurent
à l'aune des espèces sonnantes et trébuchantes, comme le
suggère
le misthoumenoi (de
misthoun, « prendre à gages, louer, engager moyennant
salaire »),
au contraire des kaloi
kagathoi dont
la valeur est donnée par nature (au début de la section, par
un kaloi
kagathoi eisin qui
fait contrepoint au timias
poiousin)
et cultivée par l'éducation, qui se réunissent, eux, pour
mettre en commun leurs logoi dans
l'espoir de s'entraider à progresser vers plus d'ordre (kosmos)
dans la cité.
Cette différence est encore marquée, au niveau du vocabulaire, par le choix des
pronoms et de certains adjectifs. Dans la section relative aux gens inéduqués,
on est dans l'ordre de l'altérité, de l'autre (allos),
de l'étranger, comme le montre l'emploi du pronom allèlois pour
accompagner les deux occurrences du verbe suneinai, et de l'adjectif allotrian (« qui
concerne l'autre, étranger ») pour caractériser le « son
(phônè) » qui permet à ces gens de
s'accoupler (suneinai),
tous deux dérivés de la racine allos. Bref, même
quand ils vont ensemble (suneisin), ils restent des étrangers, des « autre » les
uns pour les autres. Que le choix de ce pronom ne soit pas fortuit de la part
de Platon, c'est en effet ce que montre la seconde partie, celle qui concerne
les gens éduqués, où le pronom associé au verbe suneinai n'est
plus allèlois,
mais hautois (eux-mêmes), signifiant qu'on est maintenant dans le règne
du « même » : en associant leurs logoi ces
gens se retrouvent, chacun soi-même d'abord, et ses compagnons ensuite, pour
former une communauté ordonnée. Certes, le « même » manifesté par
le pronom heautou/hautou, se trouve aussi dans la première partie,
trois fois, autant donc que dans la seconde, mais c'est toujours dans la description
de ce qui est impossible, et donc uniquement pour y être nié,
alors qu'au contraire, dans la seconde partie, il se trouve toujours dans les
descriptions de ce qui est fait.
Dans cette perspective, on pourrait s'étonner de ne trouver le terme logos que
dans la section relative aux gens inéduqués et de ne trouver à la
place dans la seconde partie que des termes dépréciateurs que
sont lèrôn (de lèros, « radotage,
niaiserie, divagation, délire ») et paidiôn (de paidia, « jeu
d'enfant, enfantillage, badinage », dérivé de pais, « enfant »),
mais là encore, ces choix ne sont pas sans signification. En fait,
que ce soit logôn dans la première partie ou lèrôn et paidiôn dans
la seconde, ils sont dans les deux cas du côté de ce qui est dit
impossible ou refusé. Ce qu'on trouve par contre des deux côtés,
trois fois dans la section sur les gens sans éducation, et une fois
dans l'autre, c'est le terme phônè,
dont le sens premier est « son », et de là « voix ».
Il faut voir dans ce terme le degré zéro du logos, son
substrat physique, tout comme le suneinai est le degré zéro
de la vie en société.
Et la question qui se pose alors, c'est de savoir dans chaque cas ce que les
hommes font de cette phônè tout comme on cherche à savoir
quel type de suneinai est possible entre eux. Or ce que montre le
texte, c'est qu'avec les gens inéduqués, le « son » reste « bruit » et,
dans l'impossibilité où il est de devenir un logos sensé,
régresse même vers une simple mélodie produite par des
instruments « étrangers
à l'homme. Et c'est cette impossibilité où sont ces sons
de devenir logos qui
voue l'incursion dans le registre du logos à l'échec
avec ces gens et la fait retomber dans l'activisme du suneisin final
et de la copulation au son des flûtes. Avec les kaloi kagathois au
contraire, le son (phônè), la voix, devient support d'une activité décrite
non pas par un nom (logos) mais par des verbes : legontas
te kai akouontas (« parlant et écoutant »).
Le logos est donc bien là, mais pas comme une « chose »,
mais comme une activité vivante, sensée et ordonnée où chacun
parle à son tour
et prend le temps d'écouter les autres. C'est la même raison qui
pousse Platon a préférer l'expression to dialegesthai à une
formule comme hè dialektikè qui
le pousse ici à préférer parler de legein plutôt
que de logos. Et
cette formule, dia tès
hautôn phônès legontas te kai akouontas
en merei heautôn kosmiôs (« par leur propre
voix parlant et écoutant chacun à leur tour de manière
ordonnée »),
où l'on retrouve à la fois le dia et le legesthai,
peut se lire comme une explicitation d'un dialegesthai qui n'est
plus peri
poièseôs,
sur les poètes et la musique charmeuse de leurs babillages, mais promoteur
d'ordre et manifestation de la raison.
Une dernière remarque qui fera le lien avec le contexte plus large de
cette longue phrase :
l'ultime incise sur l'effet du vin clôturant le seconde partie de la
phrase en faisant remarquer que les kaloi kagathoi, qui d'entrée étaient
qualifiés
de sumpotai (« co-buveurs ») comme pour suggérer
que leur activité intellectuelle ne les empêche pas d'avoir comme
les autres hommes des besoins physiologiques comme boire et manger, ne perdent
pas l'ordre et la mesure même s'ils ont beaucoup bu, peut se lire, dans
le contexte de la comparaison qui a initié toute cette phrase en assimilant
le dialegesthai sur
les poètes au son des joueueses de flûte dans
un diner-beuverie, comme une discrète indication de Socrate que tout
son commentaire antérieur sur le poème de Simonide n'a pas été débité par
lui comme s'il était
un agoraion sous l'effet du vin des poètes,
mais n'était qu'une parodie faite par un kalos kagathos qui
savait parfaitement qu'il faisait dire au texte le contraire de son sens obvie,
mais voulait simplement prouver par l'exemple la vacuité de la musique
des joueuses de flûte !
(Une version plus élaborée de cette note est disponbile sous forme de fichier
pdf dans un article intitulé « Le
fer à friser de Platon »,
accessible en cliquant ici).
(<==)
(12) Il y a une certaine ironie dans la formulation utilisée ici par Socrate lorsqu'il parle d'hommes tels que hèmôn hoi polloi phasin einai (« la plupart d'entre nous disent être »), car l'expression hoi polloi utilisée seule signifie en général « le grand nombre », c'est-à-dire « la foule », « le peuple », « la multitude », avec souvent l'idée qu'elle est plutôt du côté des inéduqués que des kaloi kagathoi dont il vient d'être question ! Et c'est bien en ce sens qu'on la trouve pas plus loin que deux lignes plus bas, lorsqu'il est question des hoi polloi qui « tirent [les poètes] à eux dans les discussions ». Si bien que la formule de Socrate suggère que la plupart des personnes présentes à l'entretien, en ne se prenant pas pour des queues de prunes, se mettent en fait du côté de cette multitude, de ces hoi polloi pour lesquels ils ont si peu d'estime ! (<==)
(13) « Acceptant et proposant la mise à l'épreuve les uns des autres » traduit le grec peiran allèlôn lambanontes kai didontes. Les deux verbes lambanein (dont lambanontes est le participe présent actif au nominatif masculin pluriel) et didonai (dont didontes est la même forme) signifient respectivement « prendre/recevoir » et « donner ». Quant à peira, c'est un mot qui signifie « épreuve, expérience, tentative, essai ». Le sens est donc que chacun accepte tour à tour d'éprouver la valeur de ce que disent les autres en le soumettant à son examen, c'est-à-dire en étant l'expérimentateur, l'initiateur de l'épreuve (peiran didonai) et que les autres fasse subir le même sort et les mêmes épreuves à ses propres propos (peiran lambanein). (<==)
(14) Le membre de phrase que je traduit par « s'il donnera la réplique » est eite dôsei logon, construit sur l'expression logon didonai, qui peut avoir divers sens selon le sens dans lequel on prend logon. Le verbe didonai a le sens général de « donner » et logon didonai peut donc vouloir dire aussi bien « donner la parole » à quelqu'un que « rendre raison » de quelque chose, c'est-à-dire fournir une explication, ou encore « faire un discours ». Il est probable qu'ici, Platon joue, pour le lecteur du moins, sur cette multiplicité de sens impossible à rendre en français : Protagoras ne laisse pas plus voir s'il a l'intention de parler que s'il est capable de rendre raison de ses affirmations. (<==)
(15) Bien
que les propos traduits ici ne soient plus ceux ce Socrate mais le texte supposé
d'un discours de Lysias
(très probablement écrit par Platon parodiant le style de Lysias
pour les besoins de son dialogue) lu par Phèdre, il est intéressant de remaquer
que, comme dans l'extrait du Protagoras traduit juste avant, on trouve
ici le verbe suneinai et le substantif sunousia qui en dérice
à proximité de l'expression to dialegesthai, et une
fois encore dans un contexte qui exploite, plus clairement ici que dans le
Protagoras, les connotations sexuelles de ce verbe (sur ce verbe et
son utilisation dans l'extrait traduit du Protagoras, voir la note
11 ci-dessus). C'est en effet ce verbe suneinai que j'ai traduit
par « s'unir » dans la première partie de la
phrase, et sunousia que j'ai traduit par « fréquentation » dans
la seconde partie (ayant choisi de privilégier dans les deux cas des formulations
ambiguës pouvant se comprendre aussi bien dans un sens à connotation sexuelle
que dans un sens sans cette connotation, sans avoir pu trouver pour ce faire
deux mots de racine commune, comme c'est le cas pour suneinai et sunousia en
grec, pour rendre ce qui est suggéré dans chaque cas par la phrase).
Ici encore, le suneinai est un préalable à to dialegesthai,
mais peut aussi dégénerer sous l'effet du désir (epithumia)
en relations dont la finalité est strictement sexuelle, même si le dialegesthai joue
un rôle pour convaincre l'aimé de se laisser faire.
On remarquera aussi que le Lysias de Platon évoque trois raisons susceptibles
de pousser à la sunousia et au dialegesthai qu'elle
rend possible,
auxquelles il associe à chaque fois un mot différent : le
besoin d'une union purement sexuelle qui résulte d'une epithumia (désir,
passion) ; le besoin purement intellectuel, qui résulte d'une philia
tôi dialegesthai, et où le dialegesthai est la fin
recherchée ; d'autres raisons encore, non détaillées, mais associées
à l'hèdonè (plaisir). On peut penser ici au plaisir
que des amis peuvent avoir à se retrouver ensemble, pas nécessairement pour
parler, ni pour des raisons sexuelles, mais par exemple pour faire ensemble
une belle balade ou encore assister ensemble à un concert. (<==)
(16) Pour les explications et commentaires de cet extrait, voir ma traduction annotée de l'analogie de la ligne ailleurs sur ce site. (<==)
(17) Pour les explications et commentaires de cet extrait et du suivant, voir ma traduction annotée de la définition du dialegesthai ailleurs sur ce site.(<==)
(18) Pour les explications et commentaires de cet extrait et du suivant, voir ma traduction annotée de la section « le choix des futurs philosophes rois » ailleurs sur ce site. (<==)
(19) Le mot grec quer je traduis par « fibres » est neura, dont vient le français « nerfs ». Mais le sens précis de ce mot d'un point de vue anatomique n'était pas fixé au temps de Platon et il pouvait aussi bien désigner les tendons ou toutes fibres à partir desquelles on fabriquait des cordes, voire ces cordes elles-mêmes. « Fibres » reste neutre du point de vue anatomique et permet à chacun de se faire sa propre idée sur le niveau de connaissances anatomiques que pouvait avoir Platon à partir du texte lui-même. (<==)
(20) La question de Dionysodore fait intervenir l'expression to kalon, « le beau », formé par substantivation de l'adjectif kalos au neutre par adjonction d'un article. Au neutre pluriel, ta kala signifie « les belles choses », le mot « choses » étant sous-entendu. Quand on utilise to kalon, on peut donc se demander s'il s'agit encore d'une des kala, des « belles choses » ou bien d'une abstraction, « le beau », considéré en tant que tel, abstraction faite de toutes les choses particulières auxquelles ce qualificatif s'applique. C'est toute l'ambiguïté qui est à l'arrière-plan de la discussion entre Hippias et Socrate dans l'Hippias majeur, où Hippias ne parvient justement pas à comprendre to kalon dans son sens abstrait et ne fait pas la différence entre la question ti esti kalon (« quoi est beau ») et ti esti to kalon (« quoi est le beau »), qui signifie pour lui, comme le montrent ses réponses, quelque chose comme « Qu'est-ce qui est la belle chose par excellence ? ». Mais ici, les deux interlocuteurs semble prendre bien garde d'éviter l'ambiguïté : Dionysodore parle de kalon pragma, de « belle chose », en explicitant le pragma (« chose »), d'un côté et de to kalon de l'autre, ce qui suggère que, lorsqu'il n'ajoute pas pragma, c'est bien du « beau » en tant qu'abstraction qu'il parle ; Socrate répond que les multiples belles choses qu'il a vues sont autres que autou ge tou kalou, en ajoutant à tou kalou deux termes qui font bien voir que ce dont il parle, c'est du beau « lui-même » (autou), la particule ge portant sur ce autou pour le renforcer. Et comme si cela ne suffisait pas, pour parler de ce qu'il considère comme « présent » (parestin) dans les belles choses, il n'utilise plus l'adjectif substantivé to kalon, mais le substantif kallos (« beauté »), qui existe aussi en grec (ce qui contribue d'ailleurs à expliquer pourquoi la formule to kalon pouvait rester incompréhensible à un Hippias, pour qui, si c'était de la beauté en tant que telle que voulait parler Socrate, il aurait dit to kallos et non pas to kalon, ce qu'il ne se résigne à faire, une fois et une seule, qu'en 292d3, après qu'Hippias ait donné la dernière de ses réponses à la question ti esti to kalon), en parlant de kallos ti, d'« une certaine beauté ». (<==)
(21) Socrate vient de dire qu'une certaine beauté parestin (est présente auprès de) chacune des belles choses. Pareinai, c'est étymologiquement « être (einai) auprès de (para) », et, à partir de ce sens, « être présent ». Dionysodore met ici le doigt sur les difficultés qu'il y a à comprendre ce qu'on a l'habitude d'appeler le problème de la « participation » des êtres sensibles aux « formes/idées » que sont par exemple le beau dont il est ici question, dès qu'on imagine ces abstractions distinctes des choses auxquelles elles s'appliquent, comme vient de le suggérer Socrate et qu'on ne parvient pas à les imaginer comme de pures « abstractions », des « intelligibles » dans le vocabulaire de Platon, et qu'on ne peut les concevoir que comme des « choses » situées dans l'espace. Il montre le genre d'absurdités auxquelles on en arrive lorsqu'on prend le para de pareinai (ou de paragignesthai, verbe de même structure où gignesthai, qui signifie « devenir », « advenir, arriver », en parlant d'un événement, a remplacé einai) au sens premier de « auprès de », c'est-à-dire « à côté de » en restant spacialement distinct, en remplaçant « beau » par « bœuf », puis par « moi, Dionysodore », sans qu'on sache si c'est parce que lui ne peut imaginer autrement les « abstractions » comme to kalon ou si c'est parce qu'il pense que, si Socrate a utilisé pareinai, c'est parce qu'il ne peut imaginer ces « abstractions » autrement que situées dans l'espace. C'est ce même problème qui est au cœur de la discussion entre Socrate et Parménide dans le Parménide, qui montre qu'il n'y a en effet aucun moyen pour nous, hommes vivant dans le temps et l'espace, de nous représenter adéquatement de purs « intelligibles » et les relations qu'ils entretiennent avec les sensibles, ni d'en parler dans un langage qui ne soit pas lié d'une manière ou d'une autre au temps et à l'espace. (<==)
(22) Pour la traduction de euphèmei par « ne blasphème pas », voir la note 99 à ma traduction de l'analogie du soleil et du bien à la fin du livre VI de la République, où l'on retrouve cette même expression en 509a9. (<==)
(23) Cette
phrase, dans laquelle Dionysodore désigne tout ce dont il parle par le même
pronom/adjectif indéfini heteron (« autre/l'autre »,
le plus souvent de deux choses), qui était au cœur de sa question
à l'origine de cet échange (est-ce
que les belles choses sont hetera (« autres ») ou tauta (« mêmes ») que to
kalon ?), peut se comprendre de plusieurs manières, et c'est sans
doute voulu par Platon. En effet, en présence de deux choses, comme c'est ici
le cas, si l'on s'en tient à la réponse de Socrate avec une belle chose et
le beau qui constituent deux entités distinctes, c'est en grec le même pronom heteron qui
sert à désigner « l'une » ou « l'autre » (« l'une…,
l'autre… » se dirait en effet en grec heteron…,
heteron…). On peut donc comprendre la question de Dionysodore
comme une généralisation de la difficulté signalée par l'absurde par Dionysodore
dans sa précédente réplique : « comment,
du fait d'une chose (heterou) devenant présente auprès (paragenomenou) d'une
autre (heterôi), cette autre chose (to heteron) serait-elle
(an eiè) autre (heteron) ? »,
c'est-à-dire comment deviendrais-je bœuf parce qu'un bœuf
est près de moi, ou cet autre qui est à côté de moi et avec qui je parle parce
qu'il est là, ce qui n'est pas différent de devenir beau parce que la beauté
est à côté la belle chose, ce que suggérait la réponse de Socrate,
si l'on conçoit la beauté comme une « chose » à
part entière ? C'est sans doute là ce que voulait dire Dionysodore.
Mais
on peut aussi prendre to heteron comme une nouvelle « abstraction » au
même titre que to kalon, comme désignant l'altérité en tant
que telle. Or, lorsque Socrate a parlé des belles choses par rapport à to
kalon, il a dit qu'elles étaient hetera (« autres »),
ce qui a introduit cette nouvelle abstraction, en tiers entre une belle chose
et le beau, nécessaire pour exprimer la relation entre les deux. Et puisque
nous disons la belle chose heteron, nous voilà dans l'obligation de
décrire la relation entre la belle chose et to heteron, et
de nous demander si la belle chose est « autre (heteron) » ou « même
(tauton) » que to
heteron ! La question de Dionysodore se comprend alors comme demandant
« comment to heteron pourrait être (an eiè) autre
chose (heteron)
que l'une des choses (heterou) devenue présente auprès de (paragenomenou)
l'autre (heterôi) », c'est-à-dire ne pas être lui-même l'un des
deux termes d'une relation entre une qualité et l'objet auquel elle s'applique.
Mais comment peut-il alors en même temps qualifier justement cette relation,
s'il en est l'un des termes ? Et comment peut-il intervenir en tiers dans
toutes les relations où il n'est aucun des deux termes, comme dans la relation
entre une belle chose et le beau, quand on dit que cette chose est « autre » que
la qualité qu'on lui attribue ? Bref, l'attribut « autre » a-t-il
un statut spécial le distinguant de tous les autres attributs? (<==)
(24) Cette
réponse de Dionysodore ne permet pas de trancher entre les diverses interprétations
possible de sa précédente question aux multiples heteron.
Elle permet tout au plus de déterminer que, dans quelque sens qu'on la prenne,
pour lui, la réponse est : « ça n'est pas (ouk
esti, le ouk devenant mè lorsque cette négation
est exprimée à travers la relative ho mè esti) »,
sous-entendu « possible ». En d'autres termes, si sa
question exprimait des doutes sur le fait que le simple voisinage d'une « chose » en
fasse une autre autre, il explicite ici que pour lui, c'est impossible :
je ne deviens pas plus beau par la présence de la beauté (conçue comme une
réalité à part entière, distincte des belles choses) auprès de moi que je ne
deviens bœuf par la survenue d'un bœuf auprès de moi. Et s'il se
posait des questions sur le cas particulier de to heteron qui pourrait
avoir un statut spécial, il précise ici qu'il ne conçoit pas que tel soit le
cas : si l'on ne peut concevoir une « forme/idée » que
comme une entité spacialement distincte, alors ce doit être le cas de toutes
sans exception, car si une seule fait exception, alors il n'y a pas de raison
de ne pas appliquer le mode de compréhension admis pour celle-là à toutes les
autres.
Ceci dit, par la manière dont la réponse est indirectement formulée par Dionysodore
à travers une relative qui permet l'emploi de la forme ho mè estin,
arrivant aussitôt après qu'il a été question de to
heteron, Platon nous annonce en quelque sorte les développements de l'étranger d'Élée
dans le Sophiste sur
l'assimilation de to mè on, « le n'étant pas » (que
l'on traduit malheureusement trop souvent par « le non-être »,
au besoin avec des majuscules, comme pour en faire un « monstre » métaphysique),
à « l'autre » (le « n'étant pas » beau,
c'est tout simplement ce qui est autre que beau). (<==)
(25) Comme il vient de l'annoncer, Socrate se met ici à jouer le même jeu que Dionysodore, en rebondissant sur une de ses formulations antérieures : il reprend en effet la fin de la réplique aux multiples heteron de Dionysodore, to heteron heteron an eiè, en la comprenant comme portant sur to heteron au sens absolu (mais sans chercher à savoir dans quel sens la comprenait Dionysodore ni quel problème il prétendait soulever), pour la transposer sur d'autres termes et, revenant au beau, lui demandere si to kalon kalon esti et, à propos de son contraire, le laid, si to aischron aischron esti, ce qui va lui permettre après ce détour, de revenir à la quesiton de savoir si to tauton tauton esti et si to heteron heteron esti (si « le même est même » et si « l'autre est autre »). (<==)
(26) Par
cette longue réplique, Socrate ne donne pas le temps à Dionysodore de répondre
sur la question du même et de l'autre, et son analogie avec les artisnas va
donner à Dionysodore l'occasion de dérouter la conversation vers un autre sujet,
si bien qu'on ne saura jamais son point de vue sur toutes ces questions qui
seront reprises dans les dialogues ultérieurs, et en particulier dans le Sophiste.
Par contre, sur le sujet qui nous occupe, to dialegesthai, la comparaison
de Socrate qui assimile les deux frères à des dèmiourgoi,
peut nous éclairer. Ce mot est en effet très ambigu, car s'il signifie en général
« artisan » (et la suite du dialogue montre que c'est
ainsi que le comprend Dionysodore), il veut dire étymologiquement « qui
travaille pour le peuple », ce qui peut s'appliquer à une vaste
gamme d'activités, dont la politique, surtout dans une démocratie où il faut
plaire au peuple, et c'est aussi le terme qu'emploie Platon dans le Timée pour
désigner le créateur de l'Univers. Le « compliment » de
Socrate aux deux frères peut donc se comprendre comme plus ou moins ironique,
selon la connotation qu'on associe à dèmiourgos :
à une extrêmité, la plus défavorable, les deux frères ne sont que des tâcherons
des mots, qui les utilisent comme des pièces détachées pour construire des
phrases sans souci de ce qui peut se cacher derrière les mots, sans chercher
à mener à bien une réflexion suivie jusqu'au bout sur un sujet donné (d'où
l'ironie du apergazesthai, dont le sens est justement « effectuer
jusqu'au bout, mener à bien »), mais en sautant sur
la première expression dans les propos de leur interlocuteur qui peut conduire
à un beau paradoxe pour réorienter la discussion sans jamais mener à terme
ce qui était auparavant en discussion ; à l'autre extrêmité ce
pourrait être un compliment qui assimile ceux à qui il s'applique à des « démiurges » (au
sens moderne du mot en français) du langage, capable de « recréer » par
leur paroles le monde qui les entoure pour le rendre intelligible à leurs interlocuteurs,
faisant en quelque sorte à l'envers le chemin du démiurge du Timée,
qui contemplait une idée du monde pour en réaliser une copie matérielle. Et
c'est bien cette ouverture qui doit nous permettre de nous faire une idée sur
to dialegesthai bien compris en cherchant tout ce qui ne va pas dans
la manière de mener les discussions d'Euthydème et Dionysodore et qui fait
que le compliment de Socrate est ironique. Et le peu que nous avons traduit
ici du dialogue suggère déjà que ce n'est pas la nature des questions évoquées
qui est en cause, puisqu'en quelques lignes, on a rencontré plusieurs des problèmes
qui sont traités en détail dans le Sophiste, mais justement
la manière de conduire la discussion, en papillonant de paradoxe en paradoxe
sans jamais arriver à la moindre conclusion sérieuse. (<==)
(27) Pour les explications et commentaires de cet extrait, voir ma traduction annotée du dialogue entre Parménide et Socrate ailleurs sur ce site. (<==)
(28) Pragmateia, le mot grec traduit par « application », est le nom d'action dérivé du verbe pragmateuesthai, lui-même construit sur pragma, « affaire » au sens de « ce qu'on fait », « activité », « tâche », et par extension « chose » dans un sens très général, comme étant « ce qui est fait, qui existe », nom dérivé du verbe prattein, « faire ». Pragmateuesthai signifie « se donner de la peine (pour ce qu'on fait) », selon une dérivation un peu similaire à celle que l'on trouve en français de « faire » à « affaire », puis à « s'affairer ». Et pragmateia désigne donc le fait de s'affairer, de se donner de la peine, le soin que l'on apporte à ce qu'on fait, l'application qu'on y met, la peine qu'on y prend. (<==)
(29) « Représentation » traduit le grec phantasia, qui désigne ici l'image mentale que nous nous faisons de quelque chose à partir de ce qu'en perçoivent nos sens, et en particulier la vue, puisque ce mot est dérivé du verbe phantazesthai, « devenir visible, apparaître », ou encore « s'imaginer », lui-même dérivé de phainein/phainesthai, « montrer, mettre en lumière, faire connaître »/« devenir visible, se montrer apparaître », qu'on trouve à la racine du mot « phénomène ». Le dialegesthai que décrit ici Socrate consiste en la mise à l'épreuve par la discussion en commun des représentations du monde qui nous entoure issues des données de nos sens et des opinions (doxa) que nous nous formons à partir de celles-ci. (<==)
(30) « Elle a fait entendre des sons » traduit le grec ephthegxato, troisième personne du singulier de l'aoriste indicatif du verbe phtheggesthai, dont « faire entendre un son » est le sens premier. Platon emploie souvent ce verbe lorsqu'il veut faire référence à l'action de faire usage de la voix en tant que phénomène purement physique, une suite de bruits, sans préjuger de la possibilité qu'ils aient un sens, qu'ils soient un logos digne de ce nom. C'est ainsi qu'on retrouve par trois fois ce verbe au début de l'allégorie de la caverne (République, VII, 515a2, b8, b9 ; cf. note 13 à ma traduction de l'allégorie). (<==)
(31) En grec,
Socrate oppose le nom epistèmè à l'infinitif substantivé to
epistasthai du verbe dont dérive juqtement le nom epistèmè.
Le problème en français est que le nom dérivé du verbe français qui traduit epistasthai, « savoir »,
n'est autre que l'infinitif substantivé (« le savoir ») !
Et la traduction plus classique de epistèmè par « science » fait
perdre de vue le lien de parenté très direct entre les deux mots grecs. Quant
à la traduction de to epistasthai par « le savoir »,
qui en serait le mot à mot, justement parce que cet infinitif substantivé est
devenu en français un nom, elle fait perdre de vue la distinction que pouvait
faire Platon, en écrivant ces mots, entre un nom et un verbe substantivé,
l'un mettant l'accent sur le résultat, l'autre sur l'activité. C'est pourquoi
je l'ai évitée ici.
Et ce passage montre
bien qu'il y a de fait une différence pour Platon entre epistèmè et to
epistasthai, car s'il n'y en avait pas, la remarque qu'il met dans la
bouche de Socrate n'aurait aucun sens. Or c'est exactement le même problème
qui se pose entre dialektikè et to dialegesthai !
Et si l'on n'arrive pas à percevoir cette différence, on ne peut savoir ce
que l'on perd à traduire to dialegesthai par « la
dialectique », comme le font de nombreux traducteurs pour la plupart
des occurrences de cette formule. Il est vrai que le français ne nous aide
pas pour ça tant les infinitifs substantivés qui existent dans notre langue
(le savoir, le pouvoir, le devoir, le déjeuner, l'avoir, l'être, etc.) sont
pensés comme des noms et non plus comme des verbes, sans doute parce que, contrairement
aux cas mentionnés en grec, ils ne sont pas en concurrence avec des noms de
même racine que le verbe qui auraient une forme distincte de l'infinitif, mais
sont en fait ces noms. Il me semble qu'en grec, en tout cas pour Platon, une
des différences entre le nom et l'infinitif substantivé est que le nom évoque
une « chose » (dans le cas d'epistèmè,
un ensemble de formules constituant la « science » envisagée),
alors que le verbe substantivé suppose toujours un acteur,
et renvoie plus à un comportement que le nom : to
epistasthai, c'est plus le comportement de celui qui « sait »,
sa manière d'agir et ce que cela lui permet, que le contenu de
son « savoir ». C'est d'ailleurs ce que confirme la suite
de la réplique, qui va faire l'autocritique du comportement de
Socrate et de Théétète dans leur manière de parler, de dire « je
sais » ou « je ne sais pas », ce qui suggère
que to epistasthai, c'est, en partie au moins, le fait de pouvoir
dire : « je sais » dans certaines circonstances,
que ce soit d'ailleurs à tort ou à raison, alors que l'epistèmè en
tant que telle ne peut être fausse. (<==)
(32) Les
manuscrits diffèrent sur le texte de cette relative : le manuscrit
B (Bodeianus) porte hoti pot' estin agathon, leçon retenue
par Burnet (OCT) et reproduite ici, qui se traduit par « ce qui en
un temps quelconque est bon », alors que les manuscrits T (Marcianus)
et W (Vindobonensis 54) portent hoti pot' esti tagathon (contraction
de to agathon), leçon retenue par Diès (Budé) et les traducteurs français
qui suivent son texte, qui se traduit par « ce qu'en un temps quelconque est
le bon »,
qui devient pour Diès (Budé) « ce qu'est le bien »,
pour Chambry (Garnier) « ce
que c'est que le bien » et
pour Pradeau (GF Flammarion) « ce qu'était le bien » (l'imparfait
pour des raisons de concordance des temps en français) (Robin (Pléiade)
semble préférer la leçon de B, qu'il traduit par « en
quoi par hasard cela peut être du bien », avec une note qui
précise : « ou, avec une autre leçon : « le bien ».
Cf. 11b et 13a-c »).
Il est difficile de choisir entre les deux leçons. Dans ce qui a précédé, le
mot agathon est apparu pour la première fois dès la seconde réplique
de Socrate, en 11b4,
dans la formule agathon einai pour introduire une liste de choses
dont Socrate dit que Philèbe dit « être bon » ce
qui est listé ensuite. Il réapparaît ensuite dans la bouche de Socrate en 13a8 pour
dire que son interlocuteur considère toutes les choses plaisantes comme agatha (« bonnes »)
et revient plusieurs fois dans cette même réplique de Socrate (13b1 : agatha ; 13b2 : agatha ; 13b4 : en
agathais), toujours au pluriel pour qualifier de « bonnes » certaines
choses. C'est en 13b7 qu'on
trouve pour la première fois, et dans la bouche de Protarque, la forme tagathon dans
la formule themenon hèdonèn einai tagathon (« étant
supposé que le plaisir est le bon/bien »), avant que revienne,
dans la même réplique de Protarque la forme agathas en 13c1 lorsqu'il
rejette l'idée qu'avec une telle hypothèse on puise dire certains plaisirs agathas (« bons »)
et d'autres mauvais (kakas). L'occurrence suivante est au début
de la réplique de Socrate contenant le texte controversé qui nous occupe ici,
en 13e5,
lorsque Socrate qui dit avoir posé comme agatha (« bonnes »)
certaines autres choses qu'il vient de lister. Si l'on laisse pour l'instant
de côté l'occurrence douteuse, la prochaine apparition de tagathon est
en 14b4,
dans la bouche de Socrate pour se demander s'il faut dire le plaisir ou la
pensée tagathon (« le bon/bien »). Le
texte douteux de Socrate renvoie à une question, sans doute de Protarque ou
de Philèbe, posée avant le début du dialogue, et dont nous ne pouvons donc
savoir quelle forme elle revêtait. Mais à la lumière du résumé de sa réponse
que donne Socrate, qui est une énumération de plusieurs choses, énumération
qui fait pendant à celle que Socrate donne comme venant de Philèbe en 11b4-6,
dans laquelle apparaît le premier agathon dans la formule « être
bon » (agathon einai), on peut supposer que la question
était plutôt de la forme « qu'est-ce qui est bon ? (ti
estin agathon;) » que de la forme « qu'est le bien ?
(ti esti tagathon;) », surtout venant de personnes qui
semblent être plus des « matérialistes » que
des « idéalistes »,
des « fils de la Terre » plutôt que des « amis
des Formes/Idées » pour reprendre les termes du Sophiste,
et en tout cas des jouisseurs plutôt que des penseurs (pour Philèbe en tout
cas, dont Protarque se fait le porte-parole). C'est pour cette raison que
je retiens la leçon de B.
On me dira que la différence n'est pas bien grande entre les deux leçons, surtout
que Socrate, deux répliques plus loin, parle sans doute possible de tagathon (« le
bon/bien »). Je n'en suis pas si sûr. On a là, me semble-t-il, une
illustration de la tendance à toujours vouloir tirer Platon dans le sens de
l'abstraction (« le bien » plutôt que « les
bonnes [choses] », « ce qui est bon »), qui
est encore renforcée en français par le fait que le passage de l'adjectif utilisé
en tant qu'adjectif (hèdonè agathon einai, « le
plaisir est bon ») à l'adjectif substantivé (hèdonè
einai tagathon, « le plaisir est le bien ») s'accompagne
d'un changement de terme (de « bon » à « bien »)
qui n'existe pas en grec (et pas non plus en anglais, par exemple) et qui
accentue la plongée dans l'abstraction, en y ajoutant même des connotations
morales, voire religieuses, qui ne sont pas dans le texte grec. Après deux
mille ans de Christianisme, on n'a pas la même appréhension du Philèbe et
de Platon si on voit dans ce dialogue la
recherche par son Socrate du bien de l'homme (au besoin avec un « B » majuscule
à « Bien ») ou si l'on y voit la recherche de
ce qui est bon pour l'homme. Et on comprend plus facilement la réponse
donnée par le Philèbe d'une vie mixte comme réponse
à la seconde formulation que comme réponse à la première :
quand on dit « le bien »,
on attend une réponse unique qu'on a en plus bien du mal à « concrétiser »,
alors que quand on dit « le bon/ce
qui est bon », on n'a pas de mal à accepter la multiplicité dans
la réponse, ni à imaginer des réponses « concrètes », au
moins en ce qui concerne notre vie en ce monde matériel fait de multiplicité.
Il ne s'agit pas ici de nier que Platon ait eu en vue dans sa réflexion une
« idée du bon/bien (hè tou agathou idea) » correspondant
à un niveau « maximal » d'abstraction, par exemple
dans la comparaison du soleil et
du bien et dans l'allégorie
de la caverne aux livres VI et VII de la République, mais
de mettre en garde contre le danger qu'il y a à vouloir trop vite court-circuiter
le cheminement qui peut mener de la multiplicité de « bonnes » choses
à cette « idée du Bien » selon une progression
dont l'ascension vers l'« idée du beau » décrite
à Socrate par Diotime dans le Banquet n'est que la transposition dans
ce qui est pour les sens la trace
« sensible » du « bon », surtout
lorsque ce court-circuitage force le texte grec qu'il traduit. Et une fois
encore, avec ces glissements produits par la traduction, on n'est pas
très éloigné de ce qui se passe quand on traduit to
dialegesthai (qui évoque une activité dans le temps, comme je l'ai déjà
dit) par « la dialectique », qui évoque une abstraction
qu'on est bien en peine de décrire… (<==)
(33) Socrate joue ici avec les multiples sens de logos en passant du logos qui disparaît, assimilé à un muthos, à l'alogia qui en résulte. La mise en regard de logos avec muthos, qui souligne l'opposition entre deux types de « discours », celui qui s'appuie sur des faits ou des preuves (logos) par opposition à celui qui n'est que fable ou récit produit sans la moindre preuve (muthos), incite à comprendre logos dans le sens de « discours », « propos », alors que l'opposition avec alogia, « absurdité », « déraison », tire la compréhension de logos vers le sens de « raison », « raisonnement ». La question qui est ici posée est celle de savoir si ce qu'on ferait ainsi disparaître en traitant les propos que ses détracteurs pourraient opposer à Socrate de « mythe », ce sont les propos eux-mêmes ou la « raison » qui donne sens à ces propos et qui ne dépend pas de notre bon vouloir. (<==)
(34) Le texte donné par les manuscrit pour le début de cette phrase est : Tèn toinun diaphorotèta, Ô Prôtarche, tou agathou tou t' emou kai tou sou mè apokruptomenoi. Bury a proposé de supprimer le tou agathou, que Burnet (OCT) met entre crochets, suggestion suivie par Diès, qui met aussi ces deux mots entre crochets dans le grec et ne les reprend pas dans sa traduction pour l'édition Budé, ainsi que par Robin dans sa traduction pour la Pléiade, qui suggère en note qu'il s'agit d'une glose interposée. En l'absence de ces deux mots, tou t' emou kai tou sou (sous-entendu logou) renvoie au tou sou te kai emou logou de la réplique précédente de Protarque. Je retiens cette correction car il est plus satisfaisant de supposer que ce sont des logoi plutôt que des « biens » qui sont « soumis à réfutation » (elegchomenoi) et qui indiqueraient (mènusôsi) s'il faut dire (dei legein) que telle ou telle chose est le bon/bien (tagathon… einai). Par ailleurs, le eis to meson de Socrate, qui signifie mot à mot « au milieu », c'est-à-dire « en vue de tous », « en évidence », fait pendant au to ison de Protarque par lequel il affirme les deux logoi, celui de Socrate et le sien, « à égalité ». Il est donc plus normal de penser que ces deux expressions portent l'une et l'autre sur la même chose, c'est-à-dire sur les logoi. (<==)
(35) Socrate revient ici au neutre pluriel avec insistance (hagô tithemai, taut' estai ta nikônta, è tauth' ha su, ou, en explicitant les contraction, ha egô tithemai, tauta estai ta nikônta, è tauta ha su) et il y a tout lieu de croire que ces neutres pluriels renvoient, non aux logoi, c'est-à-dire aux « thèses » de l'un ou de l'autre, puisque logos est masculin et que de plus chacun n'est dit en avoir qu'un (logos est au singulier dans la réplique de Protarque), mais aux choses multiples que l'un et l'autre disent agatha. C'est pour rendre cela sensible que j'ai introduit un « chose », féminin, pour rendre le neutre ti triton allo qui précède et en faire l'antécédent naturel des relatifs et démonstratifs neutres pluriels de notre membre de phrase, traduits au féminin pour montrer qu'ils ne peuvent renvoyer au masculin qui m'a servi à traduire logos dans la réplique de Protarque, « raisonnement ». L'usage du verbe tithenai (« poser, supposer »), qui renvoie au panth' hoposa… themenos… agatha (« toutes ces choses… supposées bonnes ») de Socrate en 13e4-5, voire au themenon hèdonèn einai tagathon (« étant supposé que le plaisir est le bon/bien ») de Protarque en 13b7, plutôt qu'au katatithentes eis to meson (« en les mettant en évidence ») de Socrate au début de notre réplique, qui, lui, s'applique bien aux logoi, renforce cette supposition. Or, une fois encore, les traducteurs, quelle que soit leur position sur le tou agathou du début de la réplique (voir note précédente), gomment ces pluriels et les comprennent comme renvoyant à des « thèses » : Diès (qui rejette le tou agathou initial) traduit « que ma thèse à moi emporte la victorie, ou toi, la tienne » ; Robin (qui rejette aussi le tou agathou initial) traduit « que ce que, moi, je soutiens, cela dût être victorieux, ou bien ce que tu soutiens, toi » ; Chambry (qui garde tou agathou au début de la phrase) traduit « pour faire triompher la thèse que je soutiens, ni celle que tu défends toi-même » ; Pradeau (qui garde lui aussi tou agathou au début de la phrase) traduit « pour que l'emporte ce que je soutiens ou bien ce que tu soutiens toi ». Il semble que, sauf quand il est impossible de faire autrement parce que les mots sont là, on refuse de supposer que Platon fasse parler Socrate de ta agatha au pluriel ! (<==)
(36) « De ceux qui sont amoureux de la sagesse » traduit le grec tôn philosophountôn, participe présent actif substantivé du verbe philosophein, dérivé de philosophos, « ami de la sophia », c'est-à-dire de la sagesse, du savoir, selon le sens que l'on donne à sophia. Philosophein, c'est donc se comporter en philosophos, ce qui n'est pas la même chose que sophos : pour Platon au moins, être philosophos plutôt que sophos, cela veut dire être à la recherche d'un savoir, d'une sagesse, dont on sait qu'on ne peut l'atteindre totalement en cette vie, et donc ne pas croire savoir ce que l'on ne sait pas, en prenant « savoir » dans le sens le plus fort du terme, qui implique qu'on sache démontrer ce que l'on sait avec la même force probante pour tous que l'on démontre un théorème de géométrie comme celui dont se sert Socrate dans l'expérience avec l'esclave dans le Ménon. Philosophein, c'est aussi l'attitude de ceux qui sont aptes à gouverner dans la cité « idéale » esquissée en discours dans la République. (<==)
(37) « Arts
du nombre » traduit le grec arithmètikai et « art
de la mesure » le grec metrètikai, sous-entendu technai,
mot qui est employé explicitement dans la section qui précède immédiatement
le texte ici traduit et encore dans les répliques qui ont précédé celle-ci
pour désigner toutes les catégories de « savoirs » envisagés
par Socrate et Protarque. Arithmètikos est un adjectif (ici
substantiivé) dérivé de arithmos, « nombre ».
Est donc arithmètikon tout ce qui a trait aux nombres, dont
l'arithmètikè technè, l'art des nombres. La
traduction par « arithmétique » ne convient
pas ici où Socrate reprend ce qu'il vient de suggérer dans l'échange qui
a précédé immédiatement le texte ici traduit, à savoir qu'il faut distinguer
deux manières de s'intéresser aux nombres, d'une part celle de ceux qui le
font en vue d'une application spécifique, par exemple dans le cadre de l'art
militaire, ou pour le commerce, ou pour les besoins de l'architecture, et
ceux qui s'intéressent aux nombres pour eux-mêmes, sans souci de les penser
comme nombrant des « unités » concrètes comme
des soldats, ou des bêtes ou des mètres. Or en français, on aurait plutôt
tendance à associer le mot « arithmétique » à
la seconde approche exclusivement, ce qui rend plus difficile de comprendre
ce que Socrate veut dire si l'on traduit qu'il parle de deux « arithmétiques ».
Metrètikè, pour sa part, ne renvoie pas à un « art » ayant
un nom spécifique en français. On peut penser qu'il s'agit de tout ce qui concerne
les rapports liés aux mesures ou permettant les mesures, comme par exemple
le problème posé par Socrate à l'esclave de Ménon, dans la mesure du moins
où il concerne la recherche d'un carré de surface double d'un carré donné,
ce qui est bien un problème de mesure. On voit bien comment, là aussi, de tels
problèmes pouvaient à la fois concerner des applications pratiques et être
envisagés d'un point de vue purement théorique. (<==)
(38) Jusqu'ici, Socrate parlait de technai, alors qu'ici, il emploie le mot epistèmas. Or ces deux termes s'opposent souvent, un peut comme « techniques » et « sciences » en français, c'est-à-dire comme les connaissances destinées à des applications concrètes (technia) et les connaissances recherchées pour elles-mêmes (epistèmai), ce qui est bien l'opposition que Socrate avait en vue ici. En choisissant ce mot pour l'appliquer à la seconde manière de pratiquer chacun des « arts » homonymes qu'il a cités, celle qui est « plus rigoureuse », Socrate confirme implicitement cette opposition sémantique. (<==)
(39) Dans
la réplique précédente, Socrate n'a parlé ni de technè,
ni d'epistèmè, mais de hè tou dialegesthai
dunamis.
Ce n'est qu'indirectement que le tina allèn (« une
certaine autre »), féminin qui renvoie à epistèmè dans
sa réplique antérieure, nous suggère d'assimiler cette dunamis (mot
qui est aussi féminin) à une epistèmè.
Mais la formule hè tou dialegesthai dunamis ne renvoie pas
de manière très claire à une « science »,
même si Diès (Budé) la « traduit » par « la
science du dialogue » ! Pour
un grec du temps de Socrate qui n'avait pas lu la République (où
elle reveint quatre fois, dont trois dans la partie finale du livre VII qui
traite de ce qu'on a l'habitude d'appeler la « dialectique »),
cette formule veut simplement dire quelque chose comme « la
puissance/le pouvoir du dialogue/de la discussion » et, loin de
renvoyer sans ambiguïté à cette « dialectique » dont
on ne sait d'ailleurs trop ce qu'elle est mais sur laquelle on est content
d'avoir mis un nom puisque Platon semble en faire le couronnement de toutes
les études, elle peut tout aussi bien, et même plus probablement, évoquer
ce pouvoir que Gorgias attribuait à la rhétorique dans le dialogue
qui porte son nom, comme va d'ailleurs nous le montrer une prochaine réponse
de Protarque. C'est pourquoi il est regrettable que la plupart des traducteurs,
qui ont, eux, lu la République, éprouvent le besoin
d'ajouter dans leur traduction de cette formule
une référence explicite à la dialectique (Robin (Pléiade),
Chambry (Garnier), Pradeau (GF Flammarion) : « la
faculté dialectique »), interdisant ainsi au lecteur de voir
qu'elle peut tout aussi bien renvoyer à autre chose et que cette
fameuse « dialectique » de Platon n'est peut-être
rien d'autre que le bon usage du langage pour atteindre au réel par
le philosophos qui
en connaît à la fois le pouvoir et les limites, et connaît
aussi la valeur du dialogue pour progresser sur cette voie.
Le tina tautèn de Protarque fait pendant au tina allèn de
Socrate, si bien que l'on peut penser que tous deux renvoient au même antécédent, epistèmè.
Mais on notera que dunamis est aussi un féminin, ainsi d'ailleurs
que le technè antérieur, et que tous sont candidats à être
antécédents de ce tina tautèn : dunamis parce
que c'est le dernier nom féminin avant lui ; epistèmè parce
que, comme je l'ai déjà dit, c'est l'antécédent du tina
allèn dans
la réplique de Socrate ; technè enfin parce que
c'est le terme que Protarque a dans l'esprit et qu'il va réutiliser pour parler
de la technè de Gorgias dans une prochaine réplique. (<==)
(40) Le texte du début de cette réplique est incertain dans les manuscrits. Le texte traduit ici est celui qui est adopté aussi bien par Diès (Budé) que par Burnet (OCT) et Fowler (Loeb). Deux mots sont douteux dans ce texte, hotiè (sur lequel les manuscrits divergent) et pas an (pour lequel les manuscrits donnent pasan, accusatif féminin singuleir de pas, « tout », qui ne donne pas de sens correct, même avec les variantes proposées par les manuscrits pour hotiè). Hotiè (conjecture de Thompson) est une déformation de hoti fréquente chez Aristophane (39 occurrences), mais rare chez les autres auteurs, et dont ce serait la seule occurrence chez Platon. Il semble donc s'agir d'un mot réservé au langage vulgaire ou familier de la comédie. Dèlon hoti par contre est une formule usuelle pour dire « il est clair que… », « il est évident que… ». Ce qui est clair, c'est que justement ce dont parle Socrate, cette tou dialegesthai dunamis, est loin d'être claire ! Il est donc certain que cette formule de Socrate est ironique, et l'usage d'un terme issu de la comédie pourrait s'expliquer comme un moyen de renforcer le ton ironique de la réponse. On trouve une fois la formule dèlon hotiè chez Aristophane, au vers 48 de sa comédie Ploutos. Le dénommé Chrémylos entre en scène en suivant un aveugle qui est le dieu Ploutos, le dieu de la richesse (ploutos en grec), et lui-même suivi par son esclave Karion, qui se demande pourquoi son maître suit cet aveugle ; Chrémylos lui explique qu'il revient de Delphes où il a consulté l'oracle d'Apollon pour savoir de quelle manière il devait élever son fils, et que l'oracle lui a dit de suivre la première personne qu'il verrait en sortant du temple, et ce fut cet aveugle ; Karion dit alors à son maître que le sens de cet oracle est on ne peut plus clair et signifie qu'il doit exercer (askein) son fils selon la manière en usage dans son pays et ajoute, lorsque celui-ci lui demande ce qui le fait en juger ainsi : « il est clair que même un aveugle paraît reconnaître ceci (dèlon hotiè kai tuphlôi gnônai dokei touth'), qu'il est on ne peut plus avantageux de ne jamais travailler sainement (to mèden askein hugiès) par les temps qui courent », sous-entendant que, dans le pays de Chrémylos, c'est-à-dire à Athènes, tout le monde sait que le meilleur moyen de faire fortune (c'est-à-dire de suivre le dieu Ploutos) est de violer les lois. Il se peut que Platon ait eu en tête ce texte ou un texte similaire d'une comédie perdue, passée en expression d'usage pour dire par antiphrase de quelque chose qui ne se comprend pas tout de suite et mérite explications que c'est on ne peut plus clair. (<==)
(41) Le mot grec traduit par « ce qui est par nature » est to pephukos, substantivation du participe parfait actif du verbe phuein dont le sens premier est « croître, pousser » et dont dérive le mot phusis qui est à la racine du mot français « physique » et qu'on traduit le plus souvent par « nature ». Il est intéressant de constater que dans cette description de ce à quoi s'attache to tou dialegesthai dunamis, on trouve to on (« ce qui est »), mais aussi to pephukos, terme qui suggère un développement, même si c'est pour qualifier ce développement de kata taiton aei pantôs, c'est-à-dire « toujours complètement selon le même ». (<==)
(42) On notera que l'explicitation de to tou dialegesthai dunamis proposée ici par Socrate, qui se trouve être la dernière occasion pour lui d'en parler dans le cycle des dialogues, s'attache à ce qui est objet de cette dunamis, et non pas à une quelconque méthode. Socrate est ici en cohérence avec ce qu'il disait des dunameis en République V, 477c1-d5. Ce qui importe à Platon, c'est le pouvoir qu'a le dialegesthai de nous conduire au-delà (dia-) des mots, vers ce qui est et que désignent les mots qui ont un sens. La « dialectique », si dialectique il y a, n'est donc pas tant une méthode spécifique qu'une utilisation correcte du pouvoir du logos. Et aucune recette, pas même la logique d'Aristote, ne peut garantir le résultat auquel conduit son utilisation. Ce n'est pas parce que j'ai raisonné juste au regard de la logique que j'atteins le réel si les mots que j'utilise ne désignent que des créations de mon esprit sans correspondants hors de lui. Et quoi qu'il en soit, notre esprit ne peut saisir, grâce au logos, qu'une image du réel (une idea) qui ne lui sera jamais complètement adéquate, ce qui justifie la nécessité de toujours soumettre cette image à la critique dans le dialegesthai, dans la recherche en commun à travers le dialogue. Dans cette perspective, tous les dialogues de Platon sont des mises en œuvre spécifiques de la « dialectique » adaptées chaque fois à des problèmes et à des auditories différents. (<==)
(43) Socrate avait employé l'expression makrôi alèthestatèn, « de loin la plus vraie », pour qualifier l'epistèmè/technè/dunamis qu'il avait en tête. Protarque répond que Gorgias qualifie la sienne de makrôi aristè, « de loin la meilleure », passant d'une question de vérité à une question de valeur, ce qui pose le problème de l'échelle de valeur à laquelle on fait référence, de la conception qu'on se fait de to agathon (« le bon/bien ») dont aristos est le superlatif. (<==)
(44) La réplique de Protarque se terminait par enantia tithesthai, mot à mot « se poser contre ». Socrate fait dans sa réponse référence à une autre expression usuelle construite sur le même verbe tithestai : ta hopla titesthai, qui signifie mot à mot « poser sur soi les armes », c'est-à-dire « prendre les armes ». Il suggère ainsi que Protarque n'a pas le courage de se ranger dans le camp de l'un ou de l'autre, de Socrate ou de Gorgias, et donc de choisir entre la manière « dialectique » de l'un de comprendre to dialegesthai et la rhétorique enseignée par l'autre et de se battre (au moins verbalement) pour défendre cette position. Le verbe apolopein qui termine la réplique de Socrate, dont le sens général est « laisser là », peut vouloir dire, dans certains contextes, « déserter », ce qui prolonge l'analogie guerrière. (<==)
(45) Dans
cette réplique, Socrate prend pour exemple de ce dont il parle
sans le nommer explicitement mais en ne l'identifiant que par des périphrases
renvoyant à
des propos antérieurs, la puisssance du dialegesthai mentionnée
en 57d6-7,
la discussion en cours pour opposer, comme dans le cas des « arts/sciences » homonymes
dont il a été précédemment question, deux manières
de comprendre le dialegesthai,
celle dont Gorgias est le plus illustre représentant et la sienne, c'est-à-dire,
pour faire bref et employer les termes usuels, la rhétorique et la dialectique.
Elle suggère ainsi que Socrate et Protarque sont (ou devraient être)
en train de pratiquer en actes ce dont il est question en paroles. Le résumé qu'en
donne Socrate dans cette réplique peut donc nous éclairer sur
sa manière de comprendre cette tou
dialegesthai dunamis.
La réplique se compose de deux phrases qui opposent chacune à sa
manière deux
approches caractérisées par des visées différentes,
une première phrase courte et équilibrée,
en ce qu'elle consacre aux deux points de vue une égale longueur, une
autre presque trois fois plus longue et déséquilibrée,
en ce qu'elle est presque entièrement consacrée au point de vue
de Socrate. Le centre de cette réplique est occupé par
une comparaison qui exploite le registre de la lumière et du blanc plus
ou moins pur et qui n'est pas sans évoquer l'analogie
entre le soleil et le bien de la fin
du livre VI de la République, où Socrate utilise aussi
une analogie dans l'ordre visible pour clarifier quelque chose de l'ordre intelligible.
Cette comparaison commence à kathaper tou leukou… et
se termine à …alèthestatôi (330 lettres
avant, 318 après) et s'équilibre autour d'un terme, katharon,
sur lequel je vais revenir, qui occupe le milieu de la réplique prise dans
son ensemble (379 lettres jusqu'à katharon inclus,
379 lettres après).
Dans la première
phrase, Socrate oppose deux séries de trois critères : megistè kai
aristè kai pleista ôphelousa hèmas (la plus grande
et la meilleure et la plus apte à être bénéfique
pour nous) d'une part, to
saphes kai takribes kai to alèthestaton (le clair et le rigoureux
et le plus vrai) d'autre part, la première série qualifiant
une technè ou
une epistèmè, la seconde un objet d'investigation. Dans
la seconde, la comparaison avec le blanc oppose « pureté (to
katharon) » à
abondance (smikron/pollou) comme critère du vrai, avant que
le retour au sujet en discussion oppose ôphelia (caractère
bénéfique)
et eudokimia (renommée qu'on a ou qu'on procure) d'une
part en tant que critères d'appréciation des arts/sciences à amour
du vrai et activité uniquement tournée vers lui, mettant là encore
en regard un critère
portant sur les arts/sciences eux-mêmes et leurs effets réels ou supposés
sur nous à un
qualification de leur objet.
On voit donc que l'oppositon est en quelque sorte entre des critères subjectifs de
« valeur »
pour nous (hèmas) de telle ou telle pratique baptisée « art
(technè) » ou « science (epistèmè) » par
ceux qui la pratiquent et des critères objectifs de « vérité » de
la connaissance cherchée qui ne préjugent ni de la valeur qu'elle peut avoir
pour nous ni de notre capacité à « démontrer » cette
vérité. Et c'est bien toute la différence qu'il y a entre un Gorgias qui cherche
dans l'art oratoire et la pratique du logos la manière la plus efficace
d'influencer les hommes pour son propre profit, de les convaincre sans souci
de la vérité de ce dont on les convainc dès lors que cela va dans le sens de
l'intérêt de l'orateur, ou du moins de ce qu'il juge être son intérêt (sous
forme de salaire pour les leçons données, de renommée acquise, de conquête
du pouvoir, ou d'autre chose), et un Socrate, qui n'a souci que de la vérité
des opinions qu'il se forme sur ce à quoi il s'intéresse, et en particulier
sur ce qui concerne le bien de l'homme qu'il est et des hommes en général.
Dans cette perspective, on peut être surpris de voir
le bien (aristè) et le bénéfique (ôphelia)
apparaître
ici du côté des caractères subjectifs et de leur voir préférer
les critères
du pur (katharon) et du vrai (alèthès) pour
décrire le dialegesthai selon le Socrate de Platon. Mais c'est
qu'il ne faut pas perdre de vue qu'il est ici question de l'usage du langage
et que Socrate a déjà mis
en évidence
l'ambiguïté de
celui-ci peu avant en parlant de sciences homonymes où le même
mot, arithmètikè par
exemple, pouvait
désigner à la fois une pratique orientée seulement vers
l'utilité et l'efficacité,
l'art des nombres utilisé dans une perspective simplement comptable
au sens financier ou pour mesurer des constructions, et une pratique s'intéressant
aux concepts qui
sont derrière les nombres et à leur relation au vrai, une arithmétique
théorique
concue comme propédeutique à l'étude de ce qui est. Dans
la même perspective,
le mot « bien (agathos) » est un de ceux qui
sont le plus ambigus et il ne suffit pas de dire qu'on s'intéresse au
bien pour que de fait on s'intéresse au vrai bien. Le
critère
de la vérité et la réflexion sur la manière d'atteindre
au vrai sont donc des préalables à l'étude du bien et
c'est lui qui doit en effet guider notre utilisation du langage, notre dialegesthai,
et non pas une efficacité
apparente dont rien ne nous garantit qu'elle conduit au vrai bien
tant qu'on n'a pas réfléchi sur l'aptitude du logos à
atteindre au vrai et sur la manière de l'utiliser pour l'atteindre ou
au moins l'approcher. Vouloir juger de la valeur d'une science ou d'un art
par les bénéfices supposés que nous pensons en tirer avant de savoir
si cela nous est vraiment bénéfique, c'est mettre la charrue avant
les bœufs. Et pour savoir si cela nous est vraiment bénéfique,
pour savoir quel est notre vrai bien, il faut en préalable chercher
à atteindre le vrai.
Dans cette réflexion, le mot katharos, dont j'ai noté
plus haut la place centrale dans la réplique de Socrate, joue le rôle
de relai vers le vrai
du fait de son sens analogique, qui permet son emploi aussi bien dans l'ordre
purement physique, comme à propos d'une couleur dans l'analogie utilisée
par Socrate, que dans le registre moral ou abstrait. De plus, il introduit
dans la réflexion une dimension quasiment « religieuse »,
c'est-à-dire qu'il évoque le divin, puisqu'un de ses sens principaux
renvoie
à la pureté rituelle et au respect des prescriptions divines
ou supposées telles, suggérant en cela les développements du Timée sur
la fabrication de la composante logikon de l'âme humaine par le démiurge
et donc son origine « divine ».
C'est donc en quelque sorte un résumé des règles pour
une utilisation
« propre » (une des traductions possibles de katharos en
français) du logos, du pouvoir du nous (intelligence,
esprit) qui est en nous, de la pensée (phronèsis) que
nous propose la seconde partie de la réplique en s'appuyant sur la pratique
de la discussion en cours. D'un côté, Socrate caractérise
ce qui a été fait/qu'il
faut faire à l'aide de deux verbes et de deux adverbes : sphodra
dianoèthentes
kai hikanôs dialogisamenoi (ayant intensément réfléchi
et adéquatement pris tout en compte), et de l'autre, il suggère
ce qui peut « polluer » le raisonnement et donc le rendre mè
katharos (pas propre/pur) : eis tinas ôphelias epistèmôn
blepsantes [kai] tinas eudokimias (regard[er] vers
de quelconques bénéfices des sciences [et] vers de quelconques
renommées). Les deux verbes employés par Socrate pour décrire ce
qui vient d'être fait (ou aurait dû être fait, si ses propos comportent une part
d'ironie) par lui et Protarque, dianoeisthai et dialogizesthai,
ont comme point commun qu'ils partagent avec le verbe dailegesthai qu'ils
tentent implicitement de préciser, de commencer par le préfixe dia-,
qui, dans leur cas, introduit une idée d'achèvement, de complétude, d'exhaustivité,
l'idée qu'on bien mené de bout en bout le processus que suggère le verbe auquel
il est joint. Quant aux deux processus qu'évoquent ces verbes, ce sont la réflexion,
l'usage du nous (le mot qui est à la racine du verbe noeisthai),
et l'usage plus spécifiquement « calculateur », « rationnel »,
et non pas simplement « verbal » du logos. Le
verbe logizesthai est en effet dérivé de logos,
lui-même dérivé de legein (dont legesthai est
le moyen) qu'on trouve en composition dans dialegesthai.
Et ce dérivé de logos met l'accent sur le rôle « calculateur » du logos,
d'abord dans un sens spécifiquement « mathématique »,
et dans un second temps dans un sens plus général analogue à celui du français « calculer » dans
une formule comme « calculer tout le bénéfice qu'on pourrait retirer
de telle situation ou de tel agissement » (c'est pour rendre sensible
cette référence aux calculs d'une manière qui reste comptatible avec le contexte
que j'ai traduit dialogizesthai par « prendre tout en compte », « tout » rendant
l'idée ajoutée par le préfixe dia- et le mot « compte » de
l'expression « prendre en compte » évoquant une idée de « calcul »).
On notera d'ailleurs que le premier verbe, dianoeisthai, n'est pas lui-même
sans liens avec la dimension « calculatrice » de la pensée,
puisqu'il est la forme verbale dont dérive le mot dianoia qui
sert, dans l'analogie de la ligne à
la fin du livre VI de la République,
à désigner l'opération mentale associe au troisième segment, c'est-à-dire au
sous-segment « inférieur » du segment de l'intelligible,
celui à propos duquel Socrate prend comme exemple le mode de raisonnement de « ceux
qui s'occupent de géométrie et de calcul (hoi peri tas geômetrias
te kai logismous kai ta toiauta pragmateuomenoi) » (République,
VI, 510c2-3).
À
ces deux verbes, les adverbes ajoutent quelques précisions : sphodra associé
à dianoeisthai renforce encore l'idée introduite par le préfixe
dia- en ajoutant à l'idée d'exhaustivité une idée d'intensité :
il faut « penser très
fort jusqu'au bout » ; hikanos pour sa
part, ajoute au logizesthai une idée d'adéquation, de convenance :
il faut « tout prendre en compte de manière convenable ».
Par contre, ce qui peut polluer la réflexion et qu'a cherché à éviter Socrate
dans la discussion en cours, c'est de trop faire confiance au « regard »,
au « visible » en « regardant (blepsantes) » les
avantages matériels ou les honneurs associés à telle ou telle pratique, science
ou art. Et de cela, il parle en utilisant le verbe blepein qui, s'il
peut avoir un sens analogique, renvoie néanmoins très fortement à la vue, et
plus spécifiquement au regard, au sens le plus physique du terme, comme activité
des yeux. Ce choix n'est sans doute pas fortuit mais est bien plutôt destiné
à nous suggérer discrètement qu'il faut se méfier des « évidences » fournies
par la vue dans l'ordre du visible, et savoir s'en libérer pour affranchir la
pensée et lui permettre de s'élever vers l'intelligible. (<==)