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Platon et ses dialogues :
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PARMÉNIDE - THÉÉTÈTE / LE SOPHISTE / LE POLITIQUE |
Avertissement : les mots grecs que j'emploie dans cette page sont clicables lorsqu'ils figurent dans le Lexique des mots grecs importants pour comprendre Platon disponible sur une autre page de ce site. Dans ce cas ils apparaissent en bleu et, en cliquant dessus, vous accédez à l'entrée concernant ce mot dans le lexique. J'utilise en particulier le mot logos plutôt que les divers mots français qui peuvent le traduire (parole, discours, raisonnement, raison, définition, etc.) parce que le fait de savoir que c'est le même mot en grec qui a tous ces sens est fondamental pour bien comprendre Platon. D'une certaine manière, on peut dire que tout l'effort de Platon au long de ses dialogues est de chercher à comprendre ce qu'est ce logos qui distingue l'homme de tous les autres animaux, comment il fonctionne, quels en sont le pouvoir et les limites, et comment les hommes peuvent l'utiliser au mieux pour parvenit à l'excellence (aretè) en tant qu'êtres humains. Et j'utilise le mot dialektikos et le nom dialektikè, plutôt que leurs transcription en français par « dialectique » pour bien marquer que ce mot n'a pas chez Platon le sens qu'il a pris de nos jours, après Hegel et Marx en particulier : pour Platon, la dialektikè, dont il fait le savoir ultime que doit maîtriser qui veut être « philosophos », c'est justement l'art de savoir utiliser le logos dans le cadre de la pratique du dialogue (to dialegesthai, le verbe dont dérive dialektikos) pour accéder au vrai et à l'excellence (aretè) en tant qu'être humain (anthrôpos). Pour des raisons similaires, il m'arrive d'écrire philosophos plutôt que « philosophe » pour attirer l'attention sur le fait que ce que Platon appelle de ce nom n'est pas ce que nous appelons de nos jours « philosophe » (voir lexique). Je ne traduis pas non plus les mots eidos et idea, qui peuvent avoir chez Platon un sens spécialisé, différent pour l'un et pour l'autre, qui est en particulier mis en évidence dans la discussion sur les différentes sortes de lits au livre X de la République, mais qui peuvent aussi être utilisés dans leur sens usuel de « sorte, espèce, genre », ou encore celui, étymologique, d'« aspect extérieur, apparence (pour la vue) », et avoir encore un autre sens dans la bouche d'autres personnages qu'il met en scène.
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La sixième tétralogie (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique) est le point culminant du programme de formation développé par Platon dans ses tétralogies avant le « retour dans la caverne » pour une mise en pratique présentée dans la septième et dernière tétralogie (Philèbe - Timée / Critias / Lois). C'est dans le Sophiste en effet, dialogue central de la trilogie, qu'il explique comment fonctionne le logos, qui spécifie l'homme (anthrôpos), et comment, avec des mots choisis de manière arbitraire et qui ne nous apprennent rien par eux-mêmes sur ce à quoi on les associe, on peut malgré tout produire un logos porteur de sens nous donnant accès aux relations, et seulement aux relations, qui existent entre les « étants » qui constituent le monde dans lequel nous vivons et dont nous, les hommes, faisons partie, relations que nous pouvons soumettre au test du vrai et du faux par le moyen du dialegesthai (le « dialoguer »), et donc devenir dialektikoi, c'est-à-dire aptes à utliser le logos et à pratiquer le dialegesthai (le « dialoguer ») comme il convient pour accéder au vrai.
Mais cette tétralogie, en même temps qu'elle apporte des réponses, pose des questions au lecteur qui forment une sorte d'auto-test de sa compréhension des cinq tétralogies propédeutiques qui ont précédé. En effet, chacun des quatre dialogues met en scène un Socrate différent et certains d'entre eux mettent en scène un potentiel concurrent de Socrate pour mener la discussion (l'Étranger d'Élée dans le Sophiste et le Politique), et deux adolescents dont l'un, Théétète, intervenant dans le dialogue éponyme, où il est l'interlocuteur de Socrate, et dans le Sophiste, où il est l'interlocuteur de l'Étranger d'Élée, ressemble physiquement à Socrate et l'autre en est un homonyme (le jeune Socrate qui prend la place de Théétète dans le Politique), c'est-à-dire lui ressemble par le nom, c'est-à-dire en quelque sorte par le logos qui le désigne. La tétralogie s'ouvre sur un dialogue qui fait dialoguer un Socrate adolescent avec un Parméinde âgé et se clôt sur un dialogue qui fait dialoguer un (autre) Socrate adolescent avec un concitoyen plus jeune de Parménide (dont on nous informe qu'il n'est pas un de ses « élèves » (1)) en présence d'un Socrate muet à la veille de son procès et de sa mort. (2) Et les deux dialogues médians font dialoguer un adolescent qui ressemble physiquement à Socrate successivement avec ce Socrate au terme de sa vie, mais dans un récit dont Platon attribue la paternité à Euclide de Mégare, comme pour nous suggérer que le Socrate qui y est mis en scène n'a pas nécessairement été compris par celui qui est supposé avoir transcrit le dialogue comme le comprend Platon dans les dialogues antérieurs, et en particulier dans la République, dialogue médian de la trilogie centrale (Banquet - Phèdre / République / Phédon) et clé de voute de l'ensemble des tétralogies, et avec l'Étranger d'Élée dans un dialogue où Socrate est présent mais reste silencieux sauf au tout début dans le prologue. Et Platon laisse au lecteur le soin de répondre à ces questions : qui ressemble le plus dans ses propos au Socrate de la République entre le Socrate adolescent du Parménide, le Socrate euclidien qui va bientôt mourir du Théétète et... l'étranger anonyme qui prend la place de Socrate comme meneur de jeu dans le Sophiste et le Poltique et s'exprime devant un Socrate qui ne dit rien et dont on ne sait plus trop si c'est encore le Socrate d'Euclide ou si c'est redevenu le Socrate de Platon, celui de la République et de la plupart des autres dialogues (3) ? Est-ce que ce qui compte, c'est le nom de celui qui parle ou le sens des logoi qu'il produit ? Est-ce que ce qui donne valeur aux propos rapportés par Platon (ou par Euclide) en les attribuant à un personnage nommé Socrate, c'est la fidélité à la vérité historique, le fait qu'ils aient été tenus à un moment ou à un autre de sa vie tels que (supposément) transcrits par Platon (ou par Euclide) par le Socrate qui a vécu à Athènes au cinquième siècle avant Jésus-Christ et y est mort en buvant la ciguë après avoir été condamné à mort par ses concitoyen et, si c'est la cas, est-ce que le moment de sa vie où il les a tenu doit être pris en compte pour en déterminer la valeur, ou est-ce le sens que nous, lecteurs, pouvons y trouver en lisant les dialogues et qui nous semble porteur d'une vérité qui ne dépend pas de celui ou celle qui les a tenus ou écrits ? Et pour devenir un digne successeur de Socrate, c'est-à-dire un philosophos au sens que Platon donne à ce mot, faut-il lui ressembler physiquement, comme Théétète, ou au niveau du logos (symbolisé par le nom), comme son jeune homonyme du Politique ? Bref, Platon est-il un historien du personnage historique nommé Socrate qui a eu une influence déterminante sur sa pensée et sa vie, ou un pédagogue qui cherche à léguer à la postérité ce qu'il a compris de la méthode employée par celui qu'il considère comme son maître à penser en le « recréant » dans ses dialogues au service, non pas de doctrines qui auraient été les siennes (celle de Socrate), mais de manières de mener des réflexions sur les sujets qui sont les plus importants pour bien conduire notre vie d'animaux doués de logos ?
Dans la page de ce site intitulée L'argument du troisième homme, j'ai montré que le Socrate adolescent du Parménide, qui ne savait contrer l'argument dit « du troisième homme » utilisé de manière fallacieuse par Parménide pour expliquer que supposer des ideai (au sens où lui comprend ce mot, sans d'ailleurs sembler faire de différence avec eidos puisqu'il utilise les deux mots de manière interchangeable) conduisait à une régression à l'infini, n'était pas le Socrate mûr de la République, qui utilisait de manière pertinente ce même argument dans la discussion sur les différentes sortes de lits pour démontrer l'unicité de l'idea (que lui distingue de l'eidos, justement dans cette discussion en particulier). Et dans la page intitulée Les Socrates de Platon, j'ai montré que le Socrate mis en scène par Platon dans le Théétète en en attribuant la paternité à Euclide de Mégare, un autre des suiveurs de Socrate, listé dans le Phédon comme ayant été de ceux qui avaient assisté à sa mort, n'était pas le Socrate de la République et de la plupart des autres dialogues. Je voudrais ici montrer, en mettant en regard le Théétète, où c'est le Socrate « euclidien » qui dialogue avec Théétète, et le Sophiste, où ce même Théétète dialogue le lendemain avec l'Étranger d'Élée, que cet étranger est infiniment plus proche dans ses propos du Socrate de la République que le Socrate accoucheur d'âmes autoproclamé dont Platon attribue la paternité à Euclide et que l'aptitude à le reconnaître est le signe d'une bonne compréhension des dialogues, en ce qu'elle montre qu'on sait dépasser les noms pour accéder au sens des propos tenus au-delà des mots qui les composent, ce qui est précisément le signe du dialektikos. Le lecteur va-t-il juger les propos tenus dans le Théétète à partir du nom de celui qui les tient et de ce qu'il sait ou croit savoir déjà de leur auteur (qu'il ne sait en fait que par la médiation d'un tiers qui les lui rapporte et qui peut les déformer, surtout lorsque ce tiers, Platon en l'occurrence, se cache derrrière le masque d'un autre, Euclide de Mégare), et va-t-il être capable de se faire une opinion sur les propos d'une personne dont il ne connaît même pas le nom et dont la seule chose qu'il sait de lui est qu'il est concitoyen de Parménide, sans pour autant être un de ses suiveurs ? Et en fin de compte, sera-t-il capable de comprendre que c'est celui qui ne s'appelle pas Socrate qui est le vrai continuateur de la propédeutique menée par le Socrate mûr mis en scène par Platon dans les dialogues antérieurs et culminant dans la République ? Et saura-t-il comprendre aussi qu'à travers ces dialogues, il règle un compte, comme à son habitude sans le dire explicitement mais en laissant au lecteur le soin de le découvrir, avec son plus brillant élève, Aristote, amoureux de la logique qu'il place au-dessus de la dialektikè telle que la comprend Platon, mais justement pas lui, et fan de définitions en bonne et due forme, mais qui n'a pas compris qu'on ne peut régenter le langage et que de toutes façons la vérité n'est pas dans les mots, mais au-delà des mots dans ce qu'ils suscitent dans l'esprit de chacun de ceux qui les emploient et leur donnent un ou des sens à travers des eidè que chacun se pose à cet effet et fait évoluer en permanence au gré de ses expériences, et que donc la logique ne vaut que ce que vaut la compréhension des mots avec lesquels un raisonnement « logique » est contruit, à la fois par celui qui mène le raisonnement et par ceux qui l'entendent ou le lisent, compréhension qui peut être différente d'une personne à l'autre, et en particulier de l'auteur à chacun de ses auditeurs et lecteurs. Le sort de la logique est réglé par le Parménide, qui met en scène un adolescent homonyme d'Aristote le « philosophe » présenté comme un futur tyran (il fut l'un des Trente Tyrans : cf. Parménide, 127d2-3), comme je l'ai montré dans l'introduction à ma traduction du dialogue entre Parménide et Socrate adolescent, et le sort du culte des « définitions » comme moyen de « tyranniser » le langage est réglé par la mise en regard du Théétète et du Sophiste, comme je compte le montrer ici.
Mais avant d'entreprendre cette comparaison, un détour par le nom des personnages peut jeter quelques lumières sur la dynamique de ces deux dialogues. Le premier, le Théétète, fait intervenir dans le dialogue principal (celui supposé écrit par Euclide de Mégare) trois personnages participant à la discussion, Socrate, Théodore de Cyrène et Théétète, et le Sophiste ajoute un quatrième personnage introduit par Théodore, l'Étranger d'Élée, dont le nom ne nous est pas donné et qui reste donc anonyme jusqu'au bout. Or il se trouve que le nom des deux personnages qui vont dialoguer avec Socrate dans le Théétète, et pour l'un d'eux, Théétète, avec celui qui prend la place de Socrate dans le Sophiste et dont on ne connaît pas le nom, ont une signification qui devrait nous interpeler : en effet, Théodore (Theodôros en grec) signifie « don (dôron) d'un dieu (theos) » et Théétète (Theaitètos en grec) signifie « demandé (aitètos) à un dieu (theos) ». (4) Si l'on remarque que Socrate décrit Théétète comme cherchant, en venant apprendre auprès de Théodore, à « devenir plus sage » (sophôteron gignesthai, 145d9) et assimile le savoir (epistèmè), qui va être l'objet premier de la discussion, à la sagesse (sophia, cf. « [C'est] donc la même chose, savoir et sagesse ? » (tauton ara epistèmè kai sophia;, 145e6-7), on peut voir dans ce savoir / sagesse ce qui est demandé à un dieu (theôi aitètos) par Théétète et dans Théodore celui qui servirait d'ntermédiaire entre le dieu et lui et lui ferait par son enseignement ce cadeau divin (theou dôron). Mais, si l'on remarque encore que ce que Socrate liste comme matières enseignées par Théodore à Théétète, à savoir, la géométrie, et aussi l'astronomie, l'harmonie et l'arithmétique (cf. 145c7-d3), recouvre presque tout ce que le Socrate de la République inclut, au livre VII de ce dialogue, dans le progamme de formation initiale des futurs philosophes qu'il y propose (cf. République VII, 521c1-531c8), (5) la question se pose alors de savoir si le savoir (epistèmè) / sagesse (sophia) que lui enseigne Théodore est bien la sophia que doit rechercher le philosophos ou n'en n'est que le prélude. Et de fait, si l'on lit jusqu'au bout la remarque de Socrate que j'ai citée plus haut, il y dit que « l[e fait d]'apprendre, [c']est le [fait de] devenir plus sage au sujet de ce qu'on apprend » (to manthanein estin to sophôteron gignesthai peri ho manthanei tis, 145d8-9), ce qui suggère une notion de « sagesse » (sophia) morcelée, qui n'est pas nécessairement celle qu'a en tête le Socrate de la République comme étant la cible que doit viser celui qui veut devenir philosophos. (6) Par ailleurs, si, dans le cas de Théodore, c'est son nom même qui suggère qu'il remplit une mission divine en transmettant à d'autres un don divin, dans le cas de Socrate, c'est le logos qu'il tient sur lui-même en se présentant comme accoucheur d'âmes de jeunes garçons qui le montre s'attribuant une mission divine (cf. « accoucher, le dieu m'y contraint, 150c6-7), consistant, dans son cas, non pas à transmettre à d'autres un savoir / sagesse dont le dieu l'aurait pourvu, puisqu'il se dit lui-même de manière insistante dans cet autoportrait dépourvu de sagesse (cf. « je suis stérile de savoir / sagesse (agonos sophias) » en 150c4, et « je ne suis moi-même en aucune manière savant / sage (sophos) » en 150c8-d1), mais à seulement aider ceux qu'il « accouche » à le trouver en eux, son rôle étant seulement « de vérifier sous tous les angles si la pensée (dianoia) du jeune enfante une illusion (eidôlon) et un mensonge (pseudos) ou [quelque chose de] fécond (gonimon) et vrai (alèthes) » (150c1-3). Bref, le Théétète nous met en présence d'un adolescent qui, si l'on en croit son nom et son comportement, demande à un dieu un savoir / sagesse, sans être sûr du nom qu'il faut lui donner, ni même de ce que c'est exactement, et se trouve confronté à deux prétendants au rôle consistant à lui transmettre (pour Théodore) ou à lui faire découvrir en lui-même (pour Socrate) ce qu'il cherche et qui trouve son origine en un dieu, l'un, Théodore, habilité à ce rôle par son nom (onoma), l'autre, Socrate, prétendant par son logos sur lui-même tenir cette mission d'un dieu.
On peu voir là une sorte de mise en scène d'une question beaucoup plus générale qui est au cœur de la réflexion de Platon : est-ce le nom (onoma) qui nous fait connaître les choses (et les gens), ou est-ce le logos qui doit nous conduire vers une connaissance qui est au-delà des noms et des mots et que chacun doit chercher en lui/elle puisque justement elle est au-delà des mots et ne peut advenir que dans l'âme de chacun(e), et plus spécifiquement dans sa partie logikon (c'est-à-dire douée de logos) façonnée par le dieu créateur, le démiurge du Timée. Et cette question, dans l'illustration qu'en donne Platon à travers le personnage de Thétète, rebondit dans le Sophiste, avec l'apparition d'un étranger anonyme introduit au début du dialogue par Théodore, dont on ne sait rien sinon qu'il est natif d'Élée, et donc concitoyen de Parménide sans pour autant faire partie de ses compagnons / disicples, mais qui va rapidement prendre la place de Socrate, réduit alors au rôle de témoin muet, comme interlocuteur de Théétète, et que Théodore introduit comme « un homme tout à fait philosophe » (mala andra philosophon, Sophiste, 216a4). (7) La question devient maintenant : est-ce que le « don d'un dieu » (theou dôron) qu'est supposé transmettre Théodore si l'on en croit son nom est l'enseignement qu'il prodigue à Théétète et ses compagnons d'études ou l'étranger qu'il introduit au début du Sophiste ? Et est-ce que le vrai philosophos, c'est le Socrate accoucheur de Théétète du dialogue éponyme, dont le nom peut être trompeur si l'on croît y reconnatre le Socrate de la République et des autres dialogues des cinq premières tétralogies, ou l'étranger anonyme qui prend sa place dans le Sophiste pour continue le dialogue avec Théétète et mettre à jour les mécanismes du logos et qu'on ne peut juger que sur ses logoi, pas sur son nom qu'on ne connaît pas, et encore moins sur la seule qualification de philosophe que lui donne Théodore en le présentant, puisque celui-ci a montré dans le Théétète qu'il se faisait une idée fausse du philosophos en gobant sans sourciller la caricature qu'en a faite, sous forme de digression au beau milieu du dialogue, le Socrate de caricature autoproclamé accoucheur d'âmes par volonté divine, (8) dont Platon ne veut même pas assumer la paternité ? (9)
Bref, toute cette mise en scène des deux dialogues est destinée à nous faire réfléchir sur un problème bien plus général et central dans la pensée de Platon : faut-il se fier au nom (de Théodore en l'occurrence) pour accéder au savoir et s'approcher de la sagesse ou faut-il dépasser les noms, les mots, pour l'engendrer en soi-même, dans son esprit (noûs), par le dialogue avec d'autres ? Et ce dialogue doit-il seulement impliquer des personnes qui, comme le Socrate du Théétète, ont été dotée par un dieu d'un pouvoir d'« accouchement » des esprits ou peut-il impliquer potentiellement le premier anonyme venu dans des conversations qui seront jugées sur leur résultat et pas sur le nom de leur meneur, ce qui nous ramène à nos deux dialogues et nous invite à nous demander laquelle des deux discussions impliquant Théétète a été la plus productive, celle avec Socrate faisant suite à l'enseignement de Théodore et aboutissant à un échec, ou celle avec un anonyme qui a permis de préciser, pour Théétète qui cherchait le savoir du côté de l'opinion vraie sans préciser ce qu'il entendait pas là, ce qu'il fallait entendre par discours vrai (alethès logos) et par discours faux (pseudès logos), dans le cadre d'une discussion qui cherchait à préciser le sens de « sophiste » à partir des « œuvres » de celui qui porte ce nom en le distinguant au besoin du philosophos, c'est-à-dire en marquant la différence entre deux appellations qui font toutes deux référence à la sophia (« sagesse »), l'une, sophistès, comme un acquis et l'autre, philosophos « ami / amoureux de la sagesse », comme une cible.
Et à côté de la problématique du rapport des noms, propres aussi bien que communs, à ce qu'ils désignent, une autre question se pose ici, celle du rôle que joue Socrate dans les dialogues et de leur plus ou moins grande fidélité à la « vérité historique » en ce qui le concerne. Si en effet Socrate est ce qu'il prétend être dans le Théétète, un accoucheur d'esprits doté d'un pouvoir personnel qui lui vient d'un dieu, ne sachant rien lui-même et ne faisant que faire naître des pensées dans l'esprit de ceux qui le fréquentent, en quoi lire les récits de conversations entre lui et des personnes qui l'avaient fréquenté de son vivant, aussi fidèle puissent-ils être aux propos tenus alors, peut-il être de quelque profit pour le lecteur puisqu'ils retracent au mieux les logoi de Socrate accoucheur et de l'accouché, mais justement pas les pensées naissant dans son esprit, qui ne sont pas la même chose que les mots qui tentent de les exprimer et qui n'ont pas nécessairement le même sens pour tous dans le contexte des conversations reproduites ? Faut-il penser que les paroles de Socrate ont un pouvoir magique, non seulement sur celui à qui elles étaient destinées lorsqu'il était vivant et s'entretenait avec lui, mais sur tous ceux qui les liraient ensuite ? Et si tel est le cas, quel degré de fidélité est requis pour que ces paroles lues aient le même effet sur d'autres personnes après la mort de Socrate ? Et faut-il voir là la raison des efforts d'Euclide de Mégare tels que rapportés par Platon pour convaincre les lecteurs que son récit était aussi fidèle que possible à la vérité historique, par un Platon qui, lui, ne nous dit pas d'où il tient ce récit d'Euclide, ni même s'il a eu entre les mains le manuscrit auquel celui-ci fait référence, et encore moins pourquoi il se l'approprierait pour l'inclure dans un de ses propres dialogues, à supposer qu'il l'ait eu entre les mains des mains d'Euclide ou par quelque autre moyen ?
Il y a derrière tout cela une conception quasi-magique du nom de Socrate, (10) qui suffirait à lui seul à garantir la valeur des propos qu'on lui attribuerait, dont il me semble que Platon veut justement délivrer ses lecteurs en la caricaturant dans le Théétète attribué à un autre que lui, en particulier à travers l'autoportait que fait de lui le Socrate du dialogue en se décrivant comme accoucheur d'âme et en faisant suivre cette « caricature » d'un dialogue, le Sophiste, dans lequel ce n'est plus un Socrate au nom magique qui mêne la discussion, mais un anonyme qui pourrait bien être un autre « don d'un dieu », puisqu'il est introduit par Théodore, et que l'on ne pourra donc juger que sur ses propos, la seule chose qu'on connaît de lui, justement au moment où est présenté ce qui est le sommet et l'aboutissement de tout le programme de formation développé tout au long des dialogues depuis le premier, l'Alcibiade, la dialektikè telle que la comprend Platon, c'est-à-dire l'art de savoir utiliser le logos pour accéder au vrai sans tomber dans le piège des mots en les prenant pour ce par rapport à quoi ils ne sont que des « étiquettes ».
Ce qui nous ramène à la problématique des « définitions »...
Aristote nous dit en Métaphysique, M, 1078b27-29, dans le cadre d'une crtique de la supposée « théorie des eidè/ideai » (hè peri tôn eidôn doxa, 1078b13) de Platon, qu'« il y a deux [choses] que l'on pourrait à juste titre attribuer à Socrate : les logoi par induction (11) et le [fait de] définir de manière universelle / générale » (duo estin tis an apodoiè Sôkratei dikaiôs, tous t' epaktikous logous kai to horizesthai katholou), suggérant que l'apport de Socrate a été d'utiliser des raisonnements par induction / analogie pour arriver à des définitions universelles / générales. (12) Aristote n'a pas connu personnellement Socrate, puisqu'il est né quinze ans après sa mort et n'est arrivé à Athènes, de Stagire, en Macédoine, où il était né, pour entrer à l'Académie de Platon, qui avait alors une soixantaine d'années, qu'à l'âge de dix-sept ans. Il ne le connaissait donc que par oui-dire, puisque Socrate lui-même n'avait rien écrit, et sans doute en particulier à travers Platon. Mais croire que le Socrate de Platon, celui en tout cas des dialogues, était à la recherche de « définitions », au sens où lui, Aristote, l'entendait, c'est n'avoir rien compris aux dialogues dits « socratiques », ou « aporétiques » par ceux qui considèrent qu'ils sont des échecs parce qu'ils n'arrivent pas à la définition supposée cherchée par Socrate dans le dialogue et finissent donc sur une impasse (aporia en grec, dont viennent « aporie » et « aporétique »). Le Socrate de Platon ne cherche pas une « définition » de ce qui est en discussion dans le dialogue (l'amitié dans le Lysis, le courage dans le Lachès, la modération (sôphrosunè) dans le Charmide...), mais au contraire à montrer que toute tentative d'enfermer un concept général abstrait dans une formule de quelques mots, le plus souvent tout aussi problématiques que le concept qu'on cherche à définir, est illusoire et surtout contre-productive, en ce que cela entretient l'illusion que ce sont les mots qui font connaître ce qu'ils désignent, alors que le sens des mots ne peut être trouvé que dans la pensée de celui qui cherche à les comprendre, à travers les relations que ce concept entretient avec d'autres concepts voisins ou opposés, par le biais de l'entrelacement des eidè (eidôn sumplokè, cf. Sophiste, 259e6) que chacun associe avec les mots qu'il emploie pour parler, qui pointent vers les ideai qui leur donnent un sens objectif et rendent possible le fait de se comprendre avec des mots. Que gagnerait Euthyphron à se voir proposer une définition de la piété comme justice envers les dieux quand on a vu la conception hyper-légaliste qu'il se fait de la justice et qu'on sait qu'il admet des dieux multiples en conflit les uns avec les autres ? Et en quoi cela aiderait-il un lecteur de se voir proposer cette définition par Platon via la bouche de son Socrate si celui-ci ne sait pas quelle conception il se fait de la justice (qu'il lui faut toute la République pour essayer de faire comprendre) et quelle représentation il se fait du divin ?... Au lieu de prendre une approche réductrice cherchant à enfermer une notion complexe, surtout quand on est dans le domaine de l'éthique, qui est son champ d'investigations favori, dans une formule de quelques mots, le Socrate de Platon cherche au contraire à nous faire toucher du doigt, pas sondages succesifs et en abordant la question sous des angles différents, certains des problèmes que pose une bonne compréhension de la notion en discussion, les confusions possibles avec des notions voisines, pour nous permettre d'arriver à une compréhension qui n'est plus liée à des mots spécifiques, quitte, dans certains cas, à délibérément utiliser les mots différents pour parler de la même chose ou le même mot pour parler de choses différentes. (13) Bref, plutôt que de figer un vocabulaire « technique », comme voudrait le faire Aristote, opération vouée à l'échec, le logos étant ce qu'il est, il veut nous inciter à prendre conscience des ambiguïtés inévitables du langage et du fait qu'on ne peut l'empêcher d'évoluer au fil du temps et des évolutions de la pensée qu'il cherche à traduire, aussi bien en chaque personne au fil de sa vie qu'au niveau de la société tout entière, (14) et à développer des manières de faire usage du logos qui en prennent en compte ces caractéristiques pour tenter de les dépasser dans notre recherche du vrai au-delà des mots, ce qu'il appelle la dialektikè. Et il ne suffit pas, pour cela, d'admettre qu'un même mot puisse avoir plusieurs sens et de codifier chacun de ces sens, comme le fera Aristote à propos en particulier d'un mot particulièrement sensible, le verbe einai (« être »), (15) car on ne peut empêcher, dans l'usage courant du logos, ces différents sens de « déteindre » les uns sur les autres, comme on peut le voir par exemple à propos d'un autre mot grec particulièrement lourd de sens multiples, le mot logos justement, qui, sous l'influence d'Aristote, finira par prendre pour certains le sens de « définition », y compris dans des textes de Platon comme justement le Théétète et le Sophiste. (16)
La seule « définition » au sens aristotélicien que l'on trouve dans les dialogues de Platon (si l'on oublie les caricatures de définitions à ralonge du Sophiste), et qui se revendique lourdement comme telle (« je pose comme définition de définir... » (tithemai horon horizein...), n'est pas mise par Platon dans la bouche de Socrate, mais justement dans celle de l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, et elle constitue un énorme pied de nez à Aristote, car elle ne pose aucune limite à ce qu'elle prétend horizein (le verbe traduit par « définir », dont le sens premier est « borner, délimiter »), en l'occurrence, le verbe einai (« être ») et le participe substantivé to on (« l'étant ») au pluriel ta onta (« les étants ») : « Je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant ; (17) car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance » (legô dè to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax, pan touto ontôs einai: tithemai gar horon horizein ta onta hôs estin ouk allo ti plèn dunamis, Sophiste, 247d8-e4), ce qui veut dire qu'un « étant », en tant que tel et sans plus de précisions, c'est-à-dire le sujet, au sens grammatical, d'une phrase utilisant le verbe einai (« être ») n'est encore, tant qu'on en reste au verbe seul, qu'« en puissance » (dunamis) ce que la suite de la phrase va le dire être en lui associant une « étance » (ousia), c'est-à-dire au plan grammatical un ou des attributs.
Si l'objectif des deux dialogues n'est pas de chercher une « définition » au sens aristotélicien, il n'en reste pas moins qu'ils partent tous les deux d'une question de la forme ti esti... (« c'est quoi... ») plus ou moins aménagée en fonction du contexte : pour le Théétète, la question est posée par Socrate en 145e9-146a1 sous la forme « [un] savoir, qu'est-ce que ça peut bien avoir chance d'être » (epistèmè hoti pote tugchanei on) et reprise quelques lignes plus loin, en 146c3, à l'adresse exclusive de Théétète après que Théodore se soit défaussé en laissant la place aux jeunes pour la réponse, sous la forme condensée et individualisée « que te parait être [un] savoir » (ti soi dokei einai epistèmè), (18) et pour le Sophiste, elle est reformulée par l'Étranger répondant à une demande de Socrate de préciser le sens que ses concitoyens donnent aux mots « sophiste » (sophistès), « (homme) politique » (politikos) et « philosophe » (philosophos) (217a4) et si pour eux ce sont trois noms pour un même personnage, ou si deux d'entre eux désignent le même personnage et le troisième un autre, ou encore si chacun désigne un personnage différent (Sophiste, 216d3-217a9), en 218b7-c1 sous la forme : « en commençant... à partir du sophiste, en cherchant et en rendant clair par un logos ce qu'il peut bien être » (archomenôi... apo tou sophistou, zètounti kai emphanizonti logôi ti pot' esti). (19) Mais il convient d'examiner de plus près la formulation de la question et la dynamique du dialogue dans lequel elle prend place pour avoir un premier aperçu de toute la différence qu'il y a entre les deux dialogues et les deux Socrate qui y interviennent.
Le Socrate du Théétète pose sa question en utilisant le verbe tugchanein, qui évoque l'idée de quelque chose qui arrive ou se trouve par hasard, par chance (tuchè) et non pas par les efforts faits pour l'atteindre, alors que l'Étranger du Sophiste propose de chercher (zètein) et de rendre clair (emphanizein) par le moyen du logos (20) ce qui est en cause, la clause logôi (datif instrumental) pouvant s'appliquer aux deux verbes : c'est par le moyen du logos qu'il propose à la fois de mener la recherche et de rendre clair l'objet de cette recherche, ce qu'est le sophiste en l'occurrence.
Le Socrate du Théétète s'interroge sur une notion abstraite, le savoir (epistèmè), sans d'ailleurs qu'on sache trop s'il s'y intéresse en compréhension (le savoir ») ou en extention (un savoir, cf. note 18) et sans se demander si Théodore avec lequel il discute, originaire de Cyrène en Lybie, donne le même sens que lui et les Athéniens à ce mot, comme si les mots avaient le même sens pour tous et en tous temps, aussitôt après avoir affirmé et fait admettre à ses interlocuteurs que ce savoir sur lequel il s'interroge est la même chose que la sophia (« savoir / sagesse ») que recherche selon lui celui qui apprend d'un maître (comme le fait Théétète auprès de Théodore), assimilation qui n'est pas faite pour clarifier le problème qu'il pose, et lui, un veillard de soixante-dix ans (cf. Apologie, 17d2) à l'approche de la mort, devant le refus poli du maître de Théétète de répondre à son interrogation, compte sur un adolescent encore à l'« école » (de Théodore) pour répondre à une question à laquelle lui, Socrate, dit n'avoir pu répondre en soixante-dix ans. Par contraste, le Socrate du Sophiste pose une question qui porte, non sur des notions abstraites comme savoir ou sagesse, mais sur les agissements de personnes que l'on qualifie de noms qui supposent ce savoir / sagesse (sophia), sophistès (« sophiste ») ou philosophos (« philosophe »), ou d'un nom lié à certaines des activités auxquelles les personnes ainsi qualifiées s'adonnent parfois, les activités « politiques » (politikos), et sa question porte non pas sur le sens de l'un ou l'autre de ces qualificatifs dans l'absolu et isolé des autres, mais sur les éventuelles assimilations ou différences que les concitoyens de celui auquel il la pose, l'Étranger d'Élée, font entre ces trois appellations. Il est donc, lui, dans une logique de distinction et non d'assimilation, où le sens des mots se définit en cherchant plutôt ce qui les distingue d'autres mots de sens voisin (ce qu'aurait pu et dû faire le Socrate du Théétète en cherchant ce qui distingue sophia d'epistèmè plutôt que de se focalisier sur l'un des deux à l'exclusion de l'autre après les avoir déclarés de même sens), et montre par sa question qu'il est pleinement conscient du fait que ce n'est pas parce que des personnes vivant dans des cités fort éloignées les unes des autres (Athènes en Grèce pour Socrate et Théétète, Cyrène en Lybie pour Théodore et Élée en Italie pour l'Étranger, nouveau venu dans la conversation) parlent la même langue et utilisent les mêmes mots qu'elles donnent à ces mots le ou les mêmes sens, et il pose une question à laquelle seul celui à qui il la pose peut répondre, puisqu'il s'agit de préciser le sens que les gens d'Élée donnent aux trois mots listés, à supposer qu'ils leur donnent tous le même sens. Et, puisque la seule chose que nous savons de cet étranger, c'est qu'il est citoyen d'Élée, la patrie de Parménide, mais qu'il est différent de lui et non pas l'un de ses disciples, la question qui est en filigrane derrière celle que pose Socrate à l'Étranger est celle de savoir laquelle ou lesquelles de ces trois appellations Parménide, dont Diogène Laërce nous dit qu'il aurait institué des lois pour ses concitoyens (DL, IX.23), aurait considéré comme applicable à lui, et s'il aurait en cela été d'accord avec ses concitoyens, et en particulier avec l'Étranger qui répond à la question, car même entre personnes de la même cité, rien ne prouve que toutes donnent le même sens aux mots qu'ils emploient. Et c'est pour faire plaisir à Socrate que l'Étranger, qui, comme on l'a vu plus haut, est lui aussi parfaitement conscient du fait qu ce n'est pas parce que deux personnes, de cités différentes ou d'une même cité, emploient le même mot qu'elles lui donnent le même sens, va développer ses réponses dans des dialogoi et pas simplement sous forme de discours magistral, en choisissant Théétète comme interlocuteur, non pas en attendant de lui la réponse (puisque, n'était pas citoyen d'Élée et n'y étant jamais allé, il ne peut savoir le sens que les Éléens donnent à ces mots) mais pour lui permettre de présenter ses réponses de manière dialogique et argumentée. Et en fin de compte, les réponses, données par l'Étranger à travers ses logoi sous forme de dialogos avec Théétètre pour le sophiste, et jusqu'à un certain point le philosophe par contraste, dans le Sophiste, et sous forme de dialogos avec le jeune homonyme de Socrate pour le politique dans le Politique, sont plus les réponses d'un citoyen d'Élée, celui qui parle, que de l'ensemble, ou de la majorité, des citoyens de cette cité, et ne sont pas nécessairement celles qu'aurait données Parménide.
On se trouve donc en présence de deux approches totalement différentes
pour tenter d'appréhender à peu près la même chose, la sophia (« savoir / sagesse »), en tant que telle dans un cas, bien que sous un nom différent (epistèmè), à travers le genre de vie qu'elle induit, dans l'autre : dans le Théétète, une démarche visant à chercher à faire produire par un adolescent interrogé par un vieillard de soixante-dix ans qui avoue lui-même ne l'avoir pas encore trouvée, au besoin par un coup de chance, la définition la plus succincte possible d'un unique concept abstrait pour lequel on admet au départ plusieurs noms possibles, sophia et epistèmè, donc par une démarche commençant dans la confusion menée par une personne qui considère que parler de la vie et de l'activité de celui qui possède ce « savoir / sagesse », le philosophos, est une digression (parerga, Théétète, 177b8) par rapport à la recherche de sa définition dans l'absolu et qui, loin de chercher à le différencier d'autres notions voisines, cherche seulement à en faire une espèce d'un genre plus général, l'opinion (doxa) ; dans le Sophiste, une démarche invitant un étranger à argumenter longuement avec le même adolescent pour essayer de lui faire comprendre le sens que (selon lui) donnent ses compatriotes à trois mots désignant des activités impliquant une certaine sophia et les différences qu'ils font entre eux, ce qui va le conduire à proposer, non pas une « définition », mais sept logoi, sept « caractérisations » sous des angles d'approche différents du premier de ces termes, sophistès (« sophiste »), selon une supposée « méthode » délibérément caricaturale à l'extrême donnant l'impression qu'il cherche des « définitions », mais aboutissant à chaque fois à une « définition » à ralonge truffée de néologismes produits pour l'occasion et donc compréhensible seulement à partir de la discussion dont elle est la conclusion, et qui, derrière la caricature, mettent toutes en lumière des aspects pertinents de ce personnage, et par moments d'un autre avec lequel on pourrait le confondre, le philosophos (« philosophe »), la dernière des ces investigations étant pour lui l'occasion de développer, comme dans une suite de parenthèses imbriquées, des considérations fondamentales sur le rôle du verbe einai (« être »), inévitable dans le logos, sur la manière dont fonctionne ce logos pour être porteur de sens et dont il peut être tantôt vrai (alèthès), tantôt faux (pseudès), dans la mesure où cette possibilité de pseudès logos (« logos faux ») est centrale pour comprendre l'activité du sophiste, qui ne fait que mimer le savoir, et la distinguer de celle du philosophe, qui, lui, s'il est vraiment un philosophe digne de ce nom, refuse d'être considéré comme détenteur d'un « savoir », ou plutôt, du savoir.
En s'intéressant plus aux activités que permet ce « savoir / sagesse » et en mettant en avant cette pluralité d'appellations possibles pour des personnes supposées le posséder, le Sophiste introduit implicitement la notion de plus ou moins grande valeur de ces personnages au regard du bon, en particulier sur le plan « social / politique » puisque l'homme est un animal fait pour vivre en société (politikos, c'est-à-dire vivant dans une polis (« cité / état »)), que traduit l'évolution du mot sophos vers le sens de « sage », positivement connoté, à partir de celui d'« habile », plus neutre (on peut être habile à tromper les gens). Et cette mise en regard de deux approches distinctes pose la question de savoir s'il vaut mieux commencer par chercher à définir le savoir a priori dans toute son abstraction, au risque de se noyer dans des discours ne menant à rien, ou chercher à reconnaître le savoir à partir des comportements auxquels il conduit dans la vie privée et surtout publique des personnes prétendant en posséder un, selon l'idée qu'on reconnaît l'arbre à ses fruits, quitte à remonter dans un second temps vers la manière d'y accéder et finalement vers ce qu'il est. Bref, au lieu de partir d'un mot pris isolément et de chercher dans l'absolu le sens qu'il faut lui donner par spécialisation d'une notion plus générale (et donc encore plus difficile à cerner), partir plutôt des usages qu'en font les gens qui s'en servent pour remonter progressivement vers le ou les sens qu'il peut avoir.
Dialogue sec et dialogue débordant
Les commentateurs font souvent remarquer que le Théétète, bien que considéré par eux comme un dialogue qu'ils qualfient de « tardif » dans leur vision des dialogues comme jalonnant la vie et l'évolution intellectuelle de Platon, c'est-à-dire comme postérieur à la République et aux autres dialogues dits par eux « de maturité », retrouve le style et la démarche des dialogues qu'ils appellent « de jeunesse », ou encore « socratiques » ou « aporétiques » : Socrate y est en quête d'une définition et échoue finalement à la trouver. Mais ils ne voient pas qu'il y a une différence majeure entre le Théétète et les dialogues qu'ils qualifient de « socratiques » : dans les dialogues « socratiques », si Socrate ne parvient pas à la définition qu'ils pensent (à tort, comme le j'ai dit plus haut) qu'il y cherche, tout ce qui est dit dans le dialogue nous fait progresser vers une meilleure compréhension de ce qui est en discussion et nous fait toucher du doigt certains au moins des problèmes que pose cette notion, si bien qu'à la fin du dialogue, nous sommes (ou devrions être) bien plus avancés dans la compréhension de ce dont il a été question que si Socrate s'était contenté de sortir de son chapeau une définition en bonne et due forme du mot objet de la discussion et de l'asséner sans commentaires à ses interlocuteurs. Et plus on avance dans la discussion, plus il doit devenir évident pour le lecteur que vouloir enfermer une notion aussi complexe que celle qui est en discussion dans une formule de quelques mots est parfaitement illusoire. Et le lecteur qui regrette au terme du dialogue que Socrate ne soit pas parvenu à fournir cette définition montre simplement qu'il n'a rien compris au propos du Socrate de Platon et que la définition attendue ne lui aurait été d'aucun profit. Dans le Théétète au contraire, nous n'apprenons rien sur ce qui est l'objet de la recherche, epistèmè (savoir ?), assimilé au départ par Socrate à sophia (« sagesse » ?), mais seulement trois choses qu'il n'est pas : il n'est pas perception (aisthèsis), (21) ni opinion vraie, ni même opinion vraie accompagnée de logos, faute de pouvoir, pour cette troisième proposition, trouver un sens à logos dans cette formule qui la rende acceptable comme « définition » d'epistèmè. (22) Et dire ce que n'est pas quelque chose, même si cela peut nous faire progresser dans la compréhension du tout, ne nous apprend rien sur ce qu'est ce sur quoi on s'interroge : dire qu'un lion n'est pas une plante, ni un meuble, ne nous apprend rien sur ce qu'est un lion, et dire qu'une table (trapeza en grec, qui signifie étymologiquement « qui a quatre pieds »), n'est pas un lit, ni un lion (qui pourtant a aussi quatre « pieds »), ne nous apprend rien sur ce qu'est une table. Bref, alors que dans les dialogues « socratiques », chaque nouvelle objection permet de corriger, de relativiser, de préciser, d'enrichir ou de restreindre ce qui a été dit auparavant, qui contient toujours une part de vérité qui restera valide jusqu'au terme du dialogue, moyennant les précisions et corrections ajoutées ensuite, dans le Théétète, chaque étape de la discussion procède du rejet pur et simple de la proposition précédente, et la dernière étape se termine, elle aussi sur un rejet sans appel de la troisième proposition. En fin de compte, la première proposition, assimiler epistèmè (savoir ?) à aisthèsis (« perception », mais par quoi ?) nous a valu une longue réfutation du relativisme de Protagoras et d'Héraclite qui ne nous apprend rien sur ce qu'est epistèmè (savoir ?), la seconde proposition, assimiler epistèmè (savoir ?) à opinion vraie (alèthè doxa) nous a valu quelques considérations sur la question de savoir comment une opinion pouvait être fausse, que Socrate a tenté d'illustrer par deux images de l'âme, comme bloc de cire, puis comme volière, dont il s'est complu à montrer lui-même qu'elles ne fonctionnaient pas (ce qui, remarquons-le, n'arrive jamais au Socrate des autres dialogues, dont toutes les images fonctionnent), sans qu'au final on sache comment expliquer la possibilité de l'opinon fausse et qu'on soit contraint d'admettre qu'on prend le problème à l'envers et qu'il faut d'abord comprendre ce qu'est le savoir pour pouvoir déterminer si une opinion est vraie ou fausse, (23) et la troisième proposition, assimiler epistèmè (savoir ?) à opinion vraie accompagnée de logos (meta logou alèthè doxa), nous a conduit à nous poser la question du logos (ce qui est assez piquant de la part de quelqu'un qui s'est présenté au départ comme « accoucheur » de logoi) et de la multiplicité des sens que pouvait prendre ce mot, sans qu'aucun des trois sens proposés par Socrate (et non par Théétète, qu'il prétend accoucher, de logoi justement), dont le troisième est la « définition » par genre et différence chère à Aristote (une pierre dans son jardin en conclusion du dialogue !), ne permette de donner un sens acceptable à cette proposition de « définition » d'epistèmè (savoir ?). (24) Alors, certes, nous n'avons pas totalement perdu notre temps en lisant ce dialogue, mais il y a eu tromperie sur la marchandise ! Nous n'y avons rien trouvé qui nous fasse progresser vers la compréhension de ce que signifie epistèmè (savoir ?) et qui justifie que le Socrate du dialogue l'assimile à sophia (« sagesse » ?), pris dans un sens qu'il ne s'est même pas donné la peine de préciser... Au terme du dialogue, il ne nous reste qu'une réfutation du relativisme de Protagoras, qui n'est qu'un préalable à la recherche de ce que signifie epistèmè (savoir ?), et la mise en évidence d'une question restée sans réponse, comment un logos peut-il ne pas être vrai, à laquelle il faudra pourtant répondre pour comprendre de ce que signifie epistèmè (savoir ?), et, pour tout arranger, le Socrate du dialogue nous a fait cadeau de deux caricatures qui vont polluer notre esprit, une de lui comme « accoucheur » d'âmes et une du « philosophe » vu par les « scientifiques »... (25)
Si l'on se tourne maintenant vers le Sophiste, c'est tout le contraire ! L'Étranger entreprend de « cherch[er] et rend[re] clair par un logos ce que peut bien être » (pour lui et ses concitoyens, et peut-être aussi, au terme du dialogue, pour Théétète) le sophiste (218b8-c1), dans le but de le distinguer du philosophe et de l'homme politique, et il fait plus que remplir son contrat, puisqu'il ne propose pas moins de sept caractérisations de celui-ci sous des angles différents et qu'il trouve le moyen de le faire en résolvant au passage la question laissée dans réponse dans le Théétète de la possibilité du logos faux et de l'opinion fausse, sans souci du « parricide » qu'il commet ce faisant à l'encontre de son concitoyen Parménide, après avoir précisé comment fonctionne le logos pour être porteur de sens et avoir clarifié le rôle de simple outil linguistique qu'y joue le verbe einai (« être »), qui n'a aucun sens par lui-même, et en glissant au passage quelques indices pour nous aider à trouver par nous-mêmes ce qui caractérise le philosophe par des ajustement appropriés des descriptions du sophiste, Platon considérant que si le lecteur, à ce point de la progression des dialogues, n'est pas capable de faire par lui-même ce travail, il ne servirait à rien de lui proposer un dialogue distinct consacré au philosophe. Et là où justement le Théétète nous proposait, lui, une caricature du philosophe et de son plus bel exemple aux yeux de Platon, Socrate, l'Étranger nous propose une caricature des définitions à la manière d'Aristote, par genre et différence spécifique, en concluant chacune des sept caractérisations du sophiste qu'il propose par une caricature de « définition », caricaturale du fait de deux choix méthodologiques destinés à montrer à Aristote par où sa méthode de définition pèche. Le premier de ces deux choix, visant à montrer que la définition par genre et différence spécifique n'est compréhensible que par quelqu'un qui connaît déjà le genre dont on part, et que donc toutes ces « définitions » ne sont compréhensibles que par quelqu'un qui les connaît déjà toutes ou presque, consiste à ne pas partir du genre le plus proche auquel appartient ce à quoi on s'intéresse, pour n'avoir plus qu'à chercher la différence qui le spécifie, mais à partir d'un genre suffisamment général et connu de tous pour que la « définition » résultante soit compréhensible, sinon par tous, du moins par le plus grand nombre possible de personne, en l'occurrence, dans le cas du sophiste, de la notion générale d'activité humaine, qu'il désigne par le nom de technè, dont on a vu dans la note 6 qu'il avait un sens voisin de ceux d'epistèùè (« savoir, etc. ») et de sophia (« sagesse, etc. »). (26) Le résultat « caricatural » de ce premier choix sera la longueur (voulue) des « définitions » résultantes. Le second choix méthodologique consiste à considérer qu'on ne découpe à chaque étape qu'en deux catégories le niveau précédent. Ce choix n'est pas en lui-même absurde et revient simplement à dire qu'à chaque niveau, on ne s'intéresse qu'à une différence spécifique dans la valeur qu'elle prend pour ce à quoi on s'intéresse, mais la manière dont Platon, à travers l'Étranger, la rend caricaturale, c'est en cherchant à donner un nom à chacune des deux espèces ainsi distingués à l'intérieur du genre auquel on en est (laquelle espèce va devenir genre pour la différenciation suivante), en commençant toujours par celle qu'il ne va pas retenir, alors qu'il n'a besoin pour sa définition que d'un nom pour celle qu'il retient et que l'autre, qui est en fait tout ce qui ne rentre pas dans cette espèce, quel que soit le nombre d'espèces distinctes en lequel on pourrait le diviser, dont on ne connaît d'ailleurs pas nécéssairement le détail au moment de la recherche, (27) n'a aucune raison de justifier un nom pour elle. Dans cette approche qui se limite délibérément à deux espèces à chaque fois, elle est tout simplement tout ce qui n'est pas l'espèce qui nous intéresse ! Le résultat caricatural auquel ce choix conduit est que l'Étranger est obligé de créer des néologismes pour donner un nom à des regroupements plurispécifiques qui n'en ont pas, ce qui est un comble quand on prétend fournir des définitions qui clarifient le sens d'un mot ! Et pour tout arranger, Platon fait passer l'Étranger par des cheminements qui semblent compliquer à plaisir une progression vers des résultats qui auraient pu être atteint plus rapidement à l'aide de découpages plus naturels évitant d'avoir à donner des nom à des regroupements qui n'en avaient pas encore. (28) Pour se rendre compte du caractère caricatural de la méthode de l'Étranger, il suffit de traduire en français la « définition » du « tirepêcheur » (aspalieutès, généralement traduit par « pêcheur à la ligne »), (29) prise par l'Étranger comme exemple de la méthode qu'il va ensuite appliquer au sophiste, (30) en faisant le contraire de ce que font la plupart des traducteurs, qui cherchent à la rendre compréhensible en français en évitant soigneusement les néologismes et en cherchant plutôt le beau style, ce qui revient à faire l'exact contraire de ce que Platon avait cherché à faire et masque largement son caractère caricatural, et en en proposant une traduction qui sonne pour une oreille française comme devait sonner la version originale de Platon pour l'oreille de ses contemporains, en ne refusant pas les néologismes autant que de besoin (dans le texte grec de Platon cinq des huits termes successifs utilisés dans la définition sont des néologismes) et en rendant à chaque fois une mot grec par un seul mot français (sauf pour le mot technè, dont je propose deux traductions juxtaposées parce qu'aucun mot français ne couvre toute l'étendue de son registre et qu'il est ici important de garder ce registre, qui est le registre de départ, le plus large possible), ce qui donne quelque chose comme ceci : « de l'art / activité humaine dans son ensemble, la moitié était acquérante ; de l'acqérante, mainmettante ; (31) de la mainmettante, chassante ; de la chassante, zoochassante ; de la zoochassante, fluidochassante ; (32) de la fluidochassante, la partie inférieure tout entière pêchante ; de la pêchante, frappante ; de la frappante, hameçonnante ; (33) et de celle-ci, celle où le coup est porté en tirant vers le haut a dérivé son nom de cette pratique et elle est devenu par dérivation nominale la tirepêche recherchée ». (34) Mais en prime, et pour faire contraste avec ces caricatures de « définitions » aristotéliciennes et montrer qu'il pourrait lui aussi, s'il pensait que c'était nécessaire, produire de telles définitions (comme il montre dans le Parménide que ce n'est pas parce qu'il est incapable de produire des raisonnements logiques rigoureux qu'il privilégie la dialektikè par rapport à la logique), Platon nous offre aussi dans le Sophiste, comme je l'ai déjà fait remarquer plus haut, à la fin de la section intitulée Aristote et Socrate, la seule définition en bonne et due forme que l'on trouve dans tous les dialogues, celle d'einai (« être »), qui, comme je l'ai dit alors, réussit le fait d'arme de ne poser aucune limite (horos, qui a aussi le sens spécialisé de « définition ») à ce qu'elle prétend « délimiter », le sens premier du verbe horizein, qui a aussi le sens spécialisé de « définir ».
Finalement, le Théétète montre la difficulté qu'il y a à vouloir trouver des définitions courtes, en commençant par ce qui n'est pas à proprement parler une définition, mais une simple substitution de mots (remplacer epistèmè (« savoir« ?) par aisthèsis (« perception » ?)), et le Sophiste montre le ridicule qu'il y a à vouloir produire des définitions « exhaustives », c'est-à-dire se suffisant à elles-même et donc compréhensibles par la plupart des gens, et l'impossibilité de tout dire dans une seule définition en en proposant sept de l'objet de sa recherche, toutes aussi pertinentes, mais toutes aussi partielles, les unes que les autres.
Aristote et Platon : l'arbre et le ciel
Dans un de ses ouvrages intitulé Parties des animaux, Aristote consacre une partie du livre I, qui est une introduction générale à la méthode à utiliser en biologie pour étudier les animaux et en proposer une classification en espèces distinctes, à une critique de la méthode de divisions par dichotomie utilisée par l'Étranger d'Élée dans le Sophiste (et, dans une moindre mesure, le Politique), sans toutefois nommer Platon et ces deux dialogues, mais en faisant seulement référence à « certains [qui] parviennent au particulier en divisant le genre selon deux différences » (lambanousi einoi to kath' hekaston diairoumenoi to genos eis duo diaphoras, 642b5-6 (35)), et plus loin à « ceux qui pratiquent la dichotomie » ( hoi dichotomountes, 642b21), ce qui suggère que les « élèves » de l'Académie, dont lui quand il y était, avaient peut-être pris au sérieux la méthode présentée sous forme caricaturale par la voix de l'Étranger dans le Sophiste, ou en pratiquaient une version moins caricaturale. Et cela montre que, même s'il avait compris que Platon se moquait de lui dans ce dialogue, ou à tout le moins critiquait son approche par définitions par genre et différence déjà évoquée à la fin du Théétète, Aristote, dans la mesure où il n'admettait pas les critiques de Platon, se devait d'y donner des réponses sérieuses. Le problème, c'est que toutes ses incompréhensions et ses critiques trouvent leur origine dans un choix auquel j'ai déjà fait allusion (cf. note 15), celui d'avoir voulu absolument conserver un sens propre au verbe einai (« être »), celui que l'on appelle parfois « existentiel », distinct de sa fonction grammaticale de copule qu'il prend quand il introduit des attributs autres que le « ce que c'est », et d'avoir en conséquence restreint le sens du mot ousia (« étance ») pour en faire une des ses « catégories », celle justement du « ce que c'est » (to ti esti), c'est-à-dire ce qui est supposé dire ce qu'« est » vraiment ce à quoi on s'intéresse, au-delà de tous les « accidents » et « attributs » qui peuvent l'affecter de manière temporaire ou permanente et qui entrent dans les autres « catégories », ce qui suppose que « est » (esti) a un sens propre distinct de ceux qu'il prend quand on dit par exemple « il est assis » (position), « il est beau » (qualité), « il est à Athènes » (lieu), etc., sens « propre » qu'il prend quand on dit par exemple « c'est un homme », « c'est un cheval » ou « c'est un lit », c'est-à-dire lorsqu'on énonce ce qu'il appelle l'espèce (eidos) de ce dont on parle, ce qui l'amène d'ailleurs à supposer une distinction entre ousia (« étance ») au sens premier qui ne peut désigner pour lui que des entités individuelles (un homme particulier, un cheval particulier, un lit particulier...), qui, seules pour lui « sont / existent » vraiment (ontôs, cf. note 17), et ousia en un sens second (deuterai ousiai, « substances secondes », cf. Catégories, 2a11-19), qui sont les « espèces » (eidè) auxquelles appartiennent les ousiai au sens premier (« homme », « animal », « lit »...), dont il a besoin pour justifier la possibilité d'un « savoir » (epistèmè), qui ne peut porter sur l'individuel, et l'affectation de noms « communs » aux « choses » qui sont de même sorte (l'un des sens usuels d'eidos), nécessaires pour menenr des raisonnements. Mais ce que montre cette critique, c'est qu'il se crée à lui-même des contraintes et s'encombre de préjugés que rien ne justifie dans son obsession à vouloir à tout prix maintenir une distinction entre des propriétés qui participeraient à l'ousia (traduit dans ce cas par « essence ») des choses et d'autres qui ne seraient que des « accidents », temporaires ou permanents, y compris pour l'ensemble des individus d'une même « espèce » (comme par exemple la couleur, lorsqu'elle est la même pour tous les membres de l'espèce), ne participant pas à ce qu'« est » vraiment ce qu'ils affectent, même si l'on emploie le même verbe einai (« être ») pour en parler. Son objectif est de pourvoir étudier les être vivants en les classant par espèces (eidè) partageant des caractéristiques communes (les hommes, les chevaux, les abeilles, les fourmis, etc.) sans avoir à refaire pour chaque espèce une étude complète de tout ce qu'elle a de commun avec d'autres espèces, par exemple les os, le cœur, les poumons, la respiration, la digestion, etc., et il espère arriver à une classification unique en arborescence dans laquelle les espèces terminales (les plus spécifiques) sont regroupées de proche en proche en genres partageant des caractéristiques communes, par exemple le fait d'avoir deux jambes / pattes ou quatre, ou plus encore, ou le fait d'avoir une circulation sanguine ou pas, ou, pour le dire à l'envers, de distinguer des genres sur la base de différences de plus en plus spécifiques (par exemple, on distingue les animaux des plantes sur le fait de pouvoir ou pas se déplacer par ses propres moyens, puis les animaux selon qu'ils se déplacent à l'aide de pattes, d'ailes, de nageoires ou par simple reptation, etc.) et la première contrainte qu'il se pose, de manière parfaitement arbitraire puisque fondée sur une distinction arbitraire entre la catégorie du « ce que c'est », l'ousia, et les autres, c'est que les critères de distinction entre espèces ne peuvent être que des critères participant à l'ousia, c'est-à-dire pour lui l'« essence », pas à ce qu'il considère comme des « accidents » (sumbebèka), c'est-à-dire comme des propriétés qui ne font justement pas partie de l'ousia, même si elles sont nécessairement associées à l'espèce, comme par exemple la couleur (cf. « il faut aussi diviser selon les [critères] qui font partie de l'ousia et pas selon les accidents nécessaires » (eti diairein chrè tois en tèi ousiai kai mè tois sumbebèkosi kath' hauto, Parties des animaux, I, 643a28)). La conséquence de cela est que, pour lui, un propriété « essentielle », c'est-à-dire l'une de celles qui servent à distinguer les espèces en tant que participant à l'ousia, ne peut apparaître qu'à un seul endroit dans l'arborescence des genres et espèces. Mais sa manière de déterminer quelles propriétés sont « essentielles » est relativement arbitraire. Ainsi, il veut à tout prix que le fait d'avoir du sang (rouge) fasse partie de l'« essence » (cf. Parties des animaux, I, 643a4-5), ce qui l'oblige à faire de ce critère (avoir ou pas du sang (rouge)) le premier critère de distinction des animaux, et comme il utilise comme critère suivant le mode de reproduction, qui lui fait disitinguer les mammifères (qui mettent au monde des petits déjà formés) des oiseaux (qui pondent des œufs), il est bien embarassé ensuite pour utiliser le nombre de pattes / pieds pour distinguer parmi les mammifères les bipèdes (dont l'homme) des quadrupèdes, dans la mesure où les oiseaux aussi sont bipèdes, ce qui le conduit à des explications tirées par les cheveux pour justifier que la bipédie des hommes n'est pas de même nature que celle des oiseaux et que chacune constitue donc un caractère « essentiel » différent, ou plutôt que si la bipédie est un caractère « essentiel » chez les mammifères, elle ne l'est pas chez les oiseaux.
Là où le rêve (inaccessible) d'Aristote était de dresser un arbre généalogique inversé de tout ce qui « est » organisant les unes par rapport aux autres les différentes « espèces » (eidè) d'« étants » en caractérisant chacune par son ousia (au sens aristotélicien d'« essence / substance ») (seconde) spécifique, Platon se représentait les relations entre « étants » à l'image du ciel étoilé (voir l'allégorie de la caverne) dans lequel chaque astre correspond à une idea, principe d'intelligibilité objectif de ce à quoi renvoie un « nom / mot » (au sens large incluant noms, verbes et adjectifs) et auquel chacun associe un eidos qui lui permet de lui donner sens et évolue au fil de sa vie et de l'évolution de sa compréhension, et qui est donc différent d'une personne à une autre, mais qui a toujours pour cible une idea, le sens de tous ces mots, qui sont tous des assemblages de lettres sans signification par eux-mêmes, résultant exclusivement des relations qu'on établit entre eux, tout comme un astre du ciel, qui a toujours à peu près la même apparence que tous les autres, un point lumineux dans le ciel, ne peut s'identifier et se distinguer des autres que par sa position relative par rapport aux autres. C'est cela, le fait que le logos ne nous donne accès qu'aux relations entre « étants », pas aux « étants » en eux-mêmes isolés de tout le reste, que cherche à faire comprendre l'Étranger lorsqu'il dit dans le Sophiste que « [c'est] au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous » (dia tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn ho logos gegonen hèmin ; Sophiste, 259e5-6). Et, dans cette exploration de relations, il n'éprouve pas le besoin de privilégier certains mots par rapport à d'autres : comprendre quelque chose, le mot « sophiste » par exemple, ne se limite pas pour lui à mettre en évidence on ne sait trop quelle ousia (au sens aristotélicien d'« essence » ou « substance ») qui serait supposée nous dire « ce que c'est » (ti esti), dans un supposé sens « fort » de « est », à l'aide de quelques mots bien choisis mais ne nous apprendrait rien sur ses comportements, ses activités, ses productions, ses méthodes, ses objectifs, etc.. C'est au contraire par la multiplication des points de vue partiels sur ce à quoi on s'intéresse, des comparaisons avec d'autres notions voisines en cherchant à s'affranchir le plus possible de mots spécifiques que l'on peut enrichir la compréhension de ce à quoi on s'intéresse. Et c'est pour faire comprendre cela par l'exemple qu'il examine le sophiste selon sept points de vue différents, mais en employant une méthode qui lui permet d'adresser au passage, là encore par l'exemple plutôt que par des discours suivis, quelques messages à Aristote sur les problèmes que pose son approche définitionnelle et ses tentatives de régenter le langage. Cette méthode consiste, comme je l'ai déjà dit, à faire croire qu'il est à la recherche de définitions par genre et différence et ce qu'il cherche à faire comprendre à Aristote et aux lecteurs à travers cet exercice, c'est que :
- une « définition » par genre et différence, pour être compréhensible par le plus grand nombre et non pas réservée à quelques initiés, à défaut de partir du genre le plus général, celui des « étants », doit prendre pour point de départ un genre suffisamment général pour être à peu près compréhensible par tous (dans son cas, la notion très générale de technè, qu'on peut en permière approxiamtion comprendre comme renvoyant à toutes les activités humaines associées à des « métiers » ;
- il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance exhaustive d'un genre, à commencer par celui dont on part, pour pouvoir progresser, puisque justement, on va progressivement se concentrer sur une partie seulement de ce genre caractérisé par une spécificité qui va participer à la « définition », en fait à la connaissance plus précise de ce à quoi on s'intéresse, qui n'est qu'une petite partie du genre de départ. Ainsi, comme je l'ai déjà fait remarquer en note 27, l'Étranger commence par distinguer deux sortes d'activités humaines, production et acquisition, et finit, sans trop insister ou revenir au point de départ, par en introduire une troisième à l'occasion de sa sixième investigation du sophiste, le tri, sans que cela remette le moins du monde en cause les cinq analyses précédentes puisqu'elles ne concernaient pas ce type d'activité et que rien n'oblige à ce qu'une même personne, dans son métier, pratique des activités différentes, mais complémentaires. Pour prendre un autre exemple dans le domaine de recherche d'Aristote, rien n'oblige à connaitre le nombre de pattes de tous les êtres vivants ayant des pattes, ni même de savoir si ce nombre est fixe pour chacune des espèces pourvues de pattes (certaines espèces de mille-pattes ont un nombre de pattes qui évolue dans le temps), pour utiliser le fait d'avoir deux pattes / pieds comme un critère de différenciation de certaines espèces d'animaux pourvus de pattes, comme l'homme. Si tel n'était pas le cas, il faudrait connaître tous les êtres vivants avant de pouvoir commencer à les classer en espèces, ce qui est impossible (encore aujourd'hui). En fait, à chaque nouvelle étape de la progression, on ne s'intéresse qu'à un critère de différenciation et à la « valeur » justement dite « spécifique » (c'est-à-dire caractéristique de l'espèce, species en latin, équivalent du grec eidos), qu'il prend pour ce à quoi on s'intéresse, les autres « valeurs » possibles, qu'on les connaisse toutes ou pas, n'ont aucune incidence sur la recherche en cours. C'est ce qui justifie le choix de l'Étranger de toujours diviser en deux le « genre » auquel il en est arrivé dans sa recherche, et c'est délibérément, en toute connaissance de cause, qu'il « ridiculise » sa méthode en s'astreignant à chaque fois à commencer par vouloir donner un nom unique à la « moitié » qui ne l'intéresse pas.
- il n'y a aucune raison de s'interdire d'utiliser un même critère de différenciation à des niveaux différents dans les cheminements complémentaires qu'il décrit d'un même sujet (ou dans les cheminements menant à des « espèces » différentes), dès lors qu'on récuse la distinction entre ousia (compris comme « essence ») et « accidents » et qu'on ne limite pas la définition à une supposée « essence ». Ainsi, l'Étranger réutilise à des niveaux différents dans ses différentes caractérisations du sophiste la notion d'activité réumérée ou pas, d'activité concernant le corps ou l'âme, d'activité partiquée en privé ou en public, pour ne citer que ces critères. Ce n'est donc pas parce qu'on utilise le critère du nombre de pattes pour distinguer différentes espèces de mammifères que l'on doit s'interdire de l'utiliser pour distinguer certaines espèces d'animaux volants, oiseaux et insectes, les unes des autres, ou essayer de justifier par des arguments spécieux que « pattes » n'est pas la même notion dans les deux cas.
- et en fin de compte, ce n'est pas la définition qui rend compréhensible ce qu'elle définit, mais le discours qui aboutit à la défintion qui rend celle-ci compréhensible.
L'examen comparé ici présenté du Théétète et du Sophiste, qui sont au centre de la sixième tétralogie, point culminant du programme de formation proposé par Platon à travers l'ensemble des dialogues, a mis en évidence quelques principes de lecture qui sont valables pour l'ensemble des dialogues.
Le premier et le plus important est que la lecture des dialogues ne peut se limiter à y chercher des argumentations dont il s'agirait de valider ou de contester la rigueur logique
ou des « théories » qui seraient celles de Platon. Platon n'a pas écrit ses dialogues pour exposer ses propres « théories », mais pour baliser pour ses lecteurs un chemin de progrès vers une meilleure compréhension du monde qui les entoure et du rôle qu'ils sont appelés à y jouer, s'ils veulent atteindre à l'excellence (aretè) compatible avec leur nature d'êtres humains pour autant que leurs limites propres et les circonstances spécifiques de leur vie le permettent. Ce chemin privilégie ce qu'il appelle dialektikè, c'est-à-dire l'art d'utiliser le logos, et plus spécifiquement le dialogue (la pratique du dialegesthai) sans tomber dans ses pièges pour atteindre ce qui est au-delà des mots, condition préalable à une saine utilisation de la logique. Et le premier de ces pièges, contre lequel il nous met en garde dans le Sophiste, c'est de croire que le verbe einai (« être »), qui n'est qu'un outil linguistique, a un sens par lui-même, ce qui ne peut conduire qu'à des discours sophistiques et condamne donc toutes les « ontologies », quelles qu'elles soient. (36) Il n'y donne pas des réponses, qui seraient les siennes, mais y balise un chemin vers ces réponses, que chacun doit faire siennes en parcourant lui-même le chemininement intérieur qui y conduit pour les retrouver au-delà des mots et mettre en pratique ce dont il a été ainsi convaincu en son for intérieur, devenant par là un philosophos au sens que Platon donne à ce mot. Les dialogues mettent en œuvre pour ce faire une méthode pédagogique dont Platon attribue la paternité à Socrate, raison pour laquelle il en fait le meneur de jeu de la plupart de ses dialogues, sans pour autant prétendre à l'historicité de ce qu'il met en scène dans ses dialogues avec des motivations exclusivement pédagogiques. C'est ce souci pédagogique qui lui fait présenter ses écrits sous forme de dialogues et non de traités didactiques écrits par un maître à destination d'élèves. Et ce que nous a montré à travers l'exemple de deux dialogues particulièrement importants l'analyse comparée du Théétète et du Sophiste, c'est que, dans les dialogues, tout compte, et pas seulement les propos mis dans la bouche de Socrate lorsqu'il conduit des raisonnements faisant appel à la logique. Tout compte et tout est choisi et organisé en vue des objectifs pédagogiques du dialogue : le choix des interlocuteurs, leur nom, même parfois quand il s'agît de personnages ayant réellement existé, (37) les circonstances du dialogue (38) et les éléments qui précisent éventuellement son contexte, ce qui y est dit aussi bien que, parfois, ce qui n'y est pas dit, (39) des choix de mots qui, parfois, peuvent passer pour des effets de style ou du laisser-aller, mais sont le plus souvent voulus et rigoureusement maîtrisés par l'auteur, que ce soit dans la répétition ou au contraire dans la variation. (40)
Une autre leçon de ces analyses concerne le danger qu'il y a à vouloir utiliser les dialogues de Platon comme sources de données « historiques » dès lors qu'ils sont tous des créations à visée pédgogique et philosophique sorties de l'imagination de Platon et non pas des reportages sur la vie de Socrate à visée historique. Sur cette question, on se reportera à la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon, à partir de la section intitulée Platon et l'histoire - exemple de la République.
Et finalement, une troisième leçon est qu'il vaut mieux lire Aristote à la lumière de Platon que lire Platon à la lumière d'Aristote. Platon avait parfaitement compris Aristote et identifié les points sur lesquels ils étaient en désaccord et où il ne parvenait pas à faire changer d'avis son élève et collègue, en particulier la question de la place respective de la dialectique et de la logique dans la quête du savoir, celle du rôle du verbe einai dans le langage et d'un éventuel sens propre qu'il aurait lorsqu'il est employé seul, sans attributs explicites, et finalement, et peut-être la plus importante, celle de la place des mots dans la connaissance, c'est-à-dire la question de savoir si la connaissance est dans les mots, qu'il faut alors s'appliquer à « définir » proprement, ou au-delà des mots, dont il faut alors parvenir à s'affranchir pour accéder au savoir. Et il avait surtout compris qu'Aristote était incapable de rentrer dans le système de pensée d'un autre en cherchant à comprendre ses mots dans le sens que leur donnait ce penseur, en cherchant ainsi à mettre à jour a cohérence propre, et surtout les incohérences, de ce système de pensée (une activité dans laquelle Platon était passé maître), mais ne savait que réinterpréter toute pensée d'un autre que lui en la reformulant avec ses mots à lui ou en la comprenant en donnant aux mots du penseur le sens qui lui, Aristote, considérait comme le bon, et dans tous les cas, en la jugeant par rapport à son système de pensée à lui, Aristote, considéré comme le seul vrai, et c'est très probablement la raison pour laquelle Platon ne lui a pas confié la tête de l'Académie à sa mort, ayant compris que s'il le faisait, c'était la ruine de toute son entreprise et des méthodes pédagogiques issues de Socrate qu'il avait tenté d'immortaliser dans son école et dans ses dialogues, qu'Aristote aurait eu vite fait de soumettre à la tyrannie de sa logique et de ses « définitions », faute d''avoir compris Platon et son attitude vis à vis des mots. S'il avait peut-être compris la leçon du Parménide suggérant que la logique ne valait que ce que valait la compréhnsion des mots avec laquelle elle se développait, il en avait déduit qu'il fallait mieux « définir » le ou les sens des mots utilisés et préciser dans chaque raisonnement logique dans lequel de ses sens on employait chaque mot, alors que Platon avait compris qu'il était vain de vouloir régenter le langage et qu'il fallait au contraire, tout en étant très rigoureux dans le choix des mots et même après avoir précisé le sens qu'on leur donnait dans telle ou telle discussion, chercher tous les moyens de s'affranchir d'un attachement trop exclusif à des mots spécifiques formant un vocabulaire « technique » qui n'était compris que des spécialistes. Ainsi par exemple, chercher à comprendre à partir des écrits d'Aristote le sens que Platon donnait aux mots eidos et idea lorsqu'il les opposait en leur donnant des sens distincts, comme en particulier dans la discussion sur les trois sortes de couches(/lits) au livre X de la République, c'est courir à la catastrophe, car Aristote ne l'avait pas compris, puisqu'il lisait Platon en donnant à ces mots le sens que lui, Aristote, leur avait attribué; et ne pouvait donc qu'obscurcir le problème. Il vaut infiniment mieux chercher à comprendre Platon à partir de Platon, en oubliant (si c'est encore possible aujourd'hui) Aristote, pour ensuite juger du degré de compréhensiion ou d'incompréhension d'Aristote, et en ne considérant pas que, parce qu'Aristote est postérieur à Platon, il constitue un « progrès » par rapport à lui. Aristote était un bon observateur, un bon expérimentateur, un bon naturaliste, un bon bibliothécaire, sans doute même aussi un bon logicien, mais, fils d'un médecin, il était un piètre métaphysicien, même si c'est probablement lui qui a inventé le mot, et, ajouterait Platon, un piètre « dialecticien », faute d'avoir compris ce que Platon mettait derrière ce mot, ce qui revient à n'avoir pas compris comment fonctionne le logos, qui ne se limite pas à la logikè, mais n'existe, pour le meilleur et pour le pire, qu'à travers le dialegesthai, (« le fait de dialoguer ») sans lequel il n'aurait jamais commencé à se développer.
(1) Cf. Sophiste, 216a3, lu selon la leçon du Codex Y « heteron (au lieu de hetairon donné par les autres manuscrits) de tôn amphi Parmenidèn kai Zènôna hetairôn » (« différent des disciples [qui sont] autour de Parménide et Zénon »). Pour une justification de cette lecture, on se reportera à l'annexe 1 de la traduction du Sophiste par Nestor Cordero pour la collection GF Flammarion (vol. 687, Paris, 1993), à laquelle je souscris sans réserves. (<==)
(2) Le Théétète se termine sur les propos de Socrate annonçant à ses interlocuteurs qu'il doit les quitter pour aller au portique du roi, où il est convoqué pour répondre de l'accusation portée contre lui par Mélétos, et leur fixant une rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous rappelé par Théodore au début du Sophiste, dont le Politique est la continuation sans interruption. Les trois dialogues se déroulent donc sur deux jours à quelques jours ou semaines du procès de Socrate. (<==)
(3) Le Socrate du Sophiste semble à première vue être le même que celui du Théétète, puisque le Sophiste est introduit comme la suite de la conversation relatée dans le Théétète, le lendemain, à l'occasion d'un rendez-vous fixé par Socrate à la fin de ce dialogue, mais rien dans le prologue du Théétète ne nous permet de considérer les dialogues du lendemain, Sophiste et Politique, comme faisant partie de l'écrit supposé rédigé par Euclide de Mégare, qui est présenté comme la relation d'un unique entretien entre Socrate et Théétète et rien de plus, et l'on ne trouve pas dans ce prologue la moindre référence à l'Étranger d'Élée, qui est pourtant le personnage principal de ces deux dialogues, où il prend la place de Socrate. C'est donc au lecteur de décider si, sur la base du peu que Platon (ou Euclide) fait dire à Socrate au début du dialogue, celui-ci semble plutôt être dans la continuité du Socrate du Théétète ou dans celle du Socrate de la République et des autres dialogues antérieurs. Et la première chose que l'on peut dire à ce propos est que le Socrate du Sophiste a abandonné le rôle d'accoucheur qu'il s'attribuait vis à vis de Théétète, puisqu'il laisse la place à l'Étranger pour discuter avec lui. (<==)
(4) Le Bailly et le LSJ ont une entrée pour theaitètos en tant qu'adjectif, avec une référence à un passage des Antiquités juives de Flavius Josèphe (AJ 5.10.3), historien du 1er siècle de notre ère. Le Bailly donne comme traduction « obtenu des dieux » et le LSJ « obtained from god », mais le sens donné pour l'adjectif verbal aitètos dérivé du verbe aitein, qui signifie « demander », est « demandé, souhaitable » dans le Bailly et « asked for » dans le LSJ, avec renvoi à Sophocle, Oedipe Roi, 384. Si le contexte du seul exemple (tardif) donné pour theaitètos invite à le traduire par « obtenu de(s) dieu(x) » par passage de la cause à la conséquence, il est plus probable que, pour Platon, le sens de ce mot restait plus proche de son étymologie et conservait l'idée de demande plutôt que d'obtention. (<==)
(5) Il n'y manque que la stéréométrie, ou géométrie dans l'espace, que l'on peut condisérer comme une partie de la géométrie, et par ailleurs, l'arithmétique (logismoi ou art des calculs sur les nombres (arithmoi), qui est listée ici en dernier, vient en premier dans le programme de la République). Mais tout cet enseignement n'est pour le Socrate de la République, notons-le, qu'une formation initiale, même si elle dure jusqu'à l'âge de 50 ans (cf. République VII, 540a4-5), qui participe au tri de celles et ceux qui seront estimés aptes à poursuivre jusqu'au terme cette formation, dont le couronnement est ce que Platon appelle la dialektikè (cf. République VII, 534e2-535a1), qui, seule, en fera des philosophoi accomplis, et, même à ce point, seulement des philosophoi, des amis / amoureux (philoi) de la sophia (« sagese »), pas des sophoi, des « sages ». (<==)
(6) Les deux mots sophia et epistèmè ont en effet des registres de sens qui se recouvrent en partie, et qui se recouvrent aussi en partie avec le registre de sens d'un troisième mot, technè, qu'on trouve dans la bouche de Théétète dans la première réponse qu'il fait à Socrate sur ce qu'est pour lui le savoir (epistèmè), où il dit, après avoir mentionné la géométrie et le reste de ce qu'il apprend avec Théodore : « et puis la cordonnerie et aussi les arts / techniques (technai) des autres artisans, toutes et chacune d'entre elles, ce n'est rien d'autre que savoir (epistèmè) » (kai au skutotomikè te kai hai tôn allôn dèmiourgôn technai, pasai te kai hekastè toutôn, ouk allo ti è epistèmè einai, Théétète, 146d1-3). On se trouve donc en présence de trois mots, sophia, epistèmè et technè, qui semblent désigner, sinon la même chose exactement, du moins des notions très voisines qui les rendent interchangeables pour certains de ces sens. Pour s'en rendre compte, il suffit de consulter les entrées du Bailly pour ces trois mots, ainsi que pour sophos dont dérive sophia, reproduites ici sans les exemples :
- technè : I. art manuel, industrie ; d’où exercice d’une industrie, métier, profession - II. art, habileté à faire qqe ch. ; particul. habileté manuelle, p. ex. en parl. d’un ouvrier en métaux ; d’un constructeur de navires ; particul. habileté dans les ouvrages de l’esprit, p. ex. en parl. de la divination ; en gén. toute connaissance théorique, méthode ; en mauv. part : habileté, artifice, ruse ; p. suite, artifice, intrigue, machination - III. en gén. moyen, expédient, en b. et en mauv. part ; t. de rhét au pl. moyens ou artifices oratoires - IV. produit d’un art, œuvre d’art, œuvre - V. traité sur un art, au plur. traités de rhétorique.
- epistèmè : I. science, d’où : 1 art, habileté (p. ex. à tirer de l’arc, à la guerre) ; epi tinos, pros ti, peri ti : habileté pour qqe ch. - 2 connaissance, en gén. - 3 particul. science, savoir acquis par l’étude, connaissances scientifiques, p. opp. à technè et à empeiria (« expérience ») ; ou à doxa (« opinion ») - II. application de l’esprit, étude.
- sophia : I. habileté manuelle, particul. : 1 dans les arts manuels ou mécaniques ; p. ex; en parl. d’Hèphæstos et d’Athèna, de Dédale et de Palamède - 2 dans l’art de jouer de la lyre, de la flûte, etc. - 3 p. ext. en parl. de poésie - II. savoir, science ; particul. la science des causes, la philosophie (rar. en ce sens au plur.) - III. sagesse pratique, d’où - 1 sagesse en gén. ; p. opp. à to sophon, l’habileté, l’esprit de ruse - 2 en mauv. part, habileté, ruse.
Et le mot sophos, dont dérive sophia est ainsi défini :
- sophos : I. habile, particul. dans les arts mécaniques ; d’où habile, en gén. (p. ex. en parl. de poètes, de devins, de médecins) ; peri tinos, eis ti, pros ti : en qqe ch. ; avec un inf. habile à - II. en parl. de l’intelligence ou du caractère - 1 prudent, sage ; en parl. de choses (cœur, esprit, nature, etc.) ; sophon esti avec l’inf. il est sage de... - 2 particul. initié à la sagesse, savant, instruit, particul. en parl. de philosophes ; ironiq. subtil, profond, d’où obscur - 3 particul. ingénieux, fin, rusé.
On peut compléter ces défintions par ce que dit Chantraine de ces mots dans son Dictionniare étymologique de la langue grecque :
- dans l'entrée pour sophos, il donne pour ce mot le sens « "qui sait, qui maîtrise un art ou une technique", dit souvent de poètes et de musiciens, mais aussi de cavaliers, de marins, d'artistes et d'artisans, etc. ; aussi "instruit, intelligent" ; sans s'appliquer à des personnes, dit d'une loi, d'une conduite, d'un comportement, etc. », et il ajoute à propos de sophia « L'existence de sophos depuis l'époque homérique est assurée par le dérivé sophia, ion. -iè, dont le premier exemple est attesté Il. 15,412, dans une comparaison, appliqué au charpentier d'un navire ; sens "habileté à faire", dit aussi du poète, du savant, de la sagesse pratique, de la sagesse en général (Thgn., Pi., ion.-att., etc.) ».
- epistèmè apparaît dans l'entrée pour le verbe epistamai, pour lequel il dit que « les premiers emplois notamment chez Hom.
expriment l'idée de "savoir" avec une orientation pratique... puis "être sûr de" ;
finalement "comprendre, savoir", etc. », avant d'ajouter que « Le substantif le plus important est epistèmè (ion.-att.) qui correspond bien à epistamai "connaissance pratique, capacité à" ; mais le mot s'applique à la connaissance, à la science (opposé à doxa (« opinion »)) ». Et dans la section sur l'étymologie du verbe, il dit que « le sens originel était quelque chose comme "se placer au-dessus de" ; le mot s'est appliqué d'abord à des activités pratiques ».
- dans l'entrée pour technè, il dit : « "savoir-faire dans un métier" (métallurgie,
par ex.), "métier, technique, art" d'où parfois "ruse,
tromperie" et dans un sens général "manière de faire,
moyen" (cf. pasèi technèi "par tous les moyens", Ar.
Nuées 1323), aussi "traité technique" (Hom., ion.-att., etc.) ;
chez Pl. le mot est opposé à la fois à phusis et à epistèmè ».
Comme on le voit, ces trois mots ont bien, comme je le disais au début de cette note, des sens très voisins, qui se recouvrent en partie, tous évoquant l'idée d'« habileté » dans des domaines divers, manuels à l'origine. Avec Platon, ils se sont dans certains contextes spécialisé, technè renvoyant plutôt à des connaissances pratiques, des manières de faire, ne nécessitant pas de la part de ceux qui les mettent en œuvre la connaissance du substrat théorique justifiant ces « techniques » (par exemple le fabriquant de flûtes n'a pas besoin de connaître toute la théorie de l'harmonique), epistèmè dénotant plutôt un connaissance théorique et s'opposant en particulier à la simple opinion (doxa) par le fait qu'elle suppose non seulement de pouvoir formuler ce savoir avec des mots et des logoi, mais encore de pouvoir en rendre raison (un autre des sens de logos) de manière convaincante pour tous, et sophia introduit une notion de valeur, dénotant un savoir qui permet de conduire celui ou celle qui le possède à une vie bonne, à la fois sur le plan individuel et sur le plan social / politique, en connaissance de cause. Mais cette manière de spécialiser chacun de ces trois termes n'allait pas de soi pour tous les contemporains de Socrate et même de Platon, et, de toutes façons, d'une part nous sommes ici en présence d'un Socrate qui n'est pas celui de la République et, d'autre part, Théétète est encore un adolescent et ne nous est pas présenté comme un familier de Socrate, bien au contraire (ce qui le disitngue d'Adimante et Glaucon, les interlocuteurs de Socrate dans la République, qui, eux, frères de Platon, nous sont présentés comme familiers des discussions avec Socrate), et rien ne nous permet donc de supposer qu'il est familier avec le sens spécialisé que le Socrate de la République, qui n'est pas celui du Théétète, donne à sophos et sophia d'une part, à epistèmè et tehchè d'autre part et avec les disitnctions qu'il fait, dans certains contextes, entre ces termes. (<==)
(7) Présentation qui est elle-même ambiguë car si Théodore comprend philosophos comme renvoyant à la caricature du philosophe qu'a donnée le Socrate du Théétète (voir note 9), ce n'est sans doute pas un compliment aux yeux du Socrate des autres dialogues. Ce sera donc au lecteur de se faire sa propre opinion sur la pertinence de ce qualificatif appliqué à l'étranger anonyme et sur le sens qu'il faut lui donner, qui n'est peut-être pas celui que lui donnait Théodore, sans pouvoir pour cela s'appuyer sur un nom. (<==)
(8) L'autoportrait que fait de lui le Socrate du Théétète en se présentant comme accoucheur d'âmes de jeunes garçons, qui est celui que la postérité a retenu en priorité malgré le fait que Platon s'en distancie en l'attribuant à Euclide de Mégare, n'est en fait, si l'on le regarde de près sans a priori et en oubliant le succès durable qu'il a eu et a encore, qu'une caricature. Mais, comme toute bonne caricature, surtout quand elle a pour auteur Platon, celle-ci est ressemblante et ne fait que forcer les traits les plus saillants. Il suffit pour s'en convaincre, de la comparer au portrait que, devant ses juges, en Apologie, 28e4-31c3, le Socrate de ce dialogue dresse de lui et de la mission dont il s'estime chargé par le dieu vis à vis de ses concitoyens d'Athènes en particulier. Là où le Socrate du Théétète procède à grands traits à l'aide d'affirmations catégoriques, celui de l'Apologie procède par petites touches au moyen d'affirmations beaucoup plus nuancées. Ainsi, alors que le Socrate du Théétète dit qu'« accoucher, le dieu [l]'y contraint (anagkazei), mais engendrer, il [l'en] empêche » (Théétète, 150c7-8), pour expliquer le reproche qu'on lui fait sur « le fait qu[il] interroge les autres, mais que [lui]-même, [il] ne produi[t] rien au sujet de quoi que ce soit du fait de n'avoir rien d'un savant / sage (sophon) » (Théétète, 150c5-7), en employant un verbe, anagkazein (« forcer, contraindre »), qui renvoie à l'idée d'une destinée (anagkè) à laquelle on ne peut se soustraire, le Socrate de l'Apologie, évoquant plutôt une conviction intime qu'il a découverte en lui par lui-même, dit qu'il a eu le sentiment (« comme je le supposais et l'avais approuvé » (hôs egô ôièthèn kai hupelabon), Apologie, 28e5) qu'un dieu lui assignait une tâche consistant à « vivre en philosophant et en soumettant à un examen approfondi [lui] et les autres » (philosophouta zèn kai exetazonta emauton kai tous allous, Apologie, 28e5-6) et que cette tâche consistait à se comporter vis à vis des Athéniens comme un taon (muôps, Apologie, 30e5) envoyé par le dieu pour les réveiller, les stimuler / convaincre et leur faire des reproches (egeirôn kai peithôn kai oneidizôn, Apologie, 30e7) en agissant à leur égard comme un père ou un frère aîné pour les inciter à « s'appliquer à l'excellence » (epimeleisthai aretès, Apologie, 31b5). Il n'y est pas question de contraintes et d'interdits du dieu à Socrate, mais d'un sentiment intime de Socrate que le dieu l'invite à adopter un certain genre de vie et à inciter ses concitoyens à adopter le même, genre de vie qu'il appelle « philosopher » et qui consiste à s'appliquer à l'excellence (aretè) que devrait rechercher tout être humain dans sa vie pour devenir aussi bon que le lui permet sa nature. Ce Socrate ne se met donc pas à part de ceux à qui il s'adresse, lui « accouchant » des interlocuteurs qui, eux, « engendrent », faute de pouvoir « engendrer » lui-même, mais doit au contraire être le premier à penser et pratiquer ce qu'il veut convaincre les autres de penser et pratiquer comme lui, qui n'est pas d'ordre exclusivement intellectuel et ne se limite pas à des logoi, mais est une manière de vivre. Il ne cherche pas à « accoucher » des âmes de logoi, mais à les convaicre par des logoi, et plus spécifiquement des dialogoi, des dialogues de personne à personne sur un pied d'égalité et non pas dans une relation de maître à élève, que, par la réflexion et la recherche de la vérité (phronèseôs kai alèthèias, Apologie, 29e1-2), ils doivent plus que toute autre chose « prendre soin... du moyen de faire que [leurs] âmes soient plus excellentes dans le futur » (epimeleisthai...tès psuchès hopôs hôs aristè estai, Apologie, 30a9-b2). Et lorsque, vers la fin de ses propos, en Apologie, 40a2-c4, dans son discours à ceux qui ont voté pour l'acquitement, il évoque le « signe divin » (diamoniou) qui, tout au long de sa vie, le retenait de faire certaines chose, il ne s'agit pas d'une interdiction générale faite une fois pour toute à propos d'une certaine activité (« engendrer » des logoi en l'occurrence), comme c'est le cas pour le Socrate du Théétète, mais d'une opposition au cas par cas lorsqu'il s'apprêtait à « agir de manière pas correcte » (mè orthôs praxein, Apologie, 40a6-7), non pas parler seulement, « accoucher » de logoi, mais agir de quelque manière que ce soit, et sur des choses pas nécessairement importantes. Alors, certes, il s'agit bien pour le Socrate de l'Apologie de susciter chez ses interlocuteurs quelque chose qu'eux seuls peuvent produire, ce qui le rapproche du Socrate du Théétète qui affirme à propos de ceux qu'il « accouche » que « de [lui] ils n'ont jamais rien appris, mais qu'eux-mêmes, par leurs propres moyens, ont trouvé et enfanté beaucoup de belles [choses / pensées / idées / réflexions / actions...] (polla kai kala) » (Théétète, 150d6-8), mais c'est tout simplement parce que personne ne peut vivre le vie d'un autre, ni même être dans les pensées d'un autre (Socrate ne peut pas savoir si, à la fin de sa conversation avec lui, l'esclave de Ménon a vraiment compris la démonstration du théorème qu'il vient de lui faire découvrir et serait capable de la refaire de manière convaincante pour un autre, car il n'est pas dans sa tête et que les logoi produits ne disent rien de la compréhension qu'en a celui qui les produit tant qu'ils ne sont pas soumis à examen contradictoire). Et finalement, si Socrate dit ne rien savoir, c'est, comme le montre l'anecdote de l'oracle de Delphes à son sujet et de l'enquête qu'il a suscité de sa part, en un sens dans lequel il n'est pas différent de tous les autres, car le « savoir » qu'il a en tête en disant cela est un savoir qui ne peut être que global et prendre la forme d'un discours cohérent sur le monde et la place que nous y tenons et qu'il y a des choses qui restent et resteront pour toujours inaccessibles à l'esprit humain, comme par exemple le savoir sur la mort (« Personne ne sait [ce qu'est] la mort » (oide oudeis ton thanaton), Apologie, 29a7-8 ; et tout le Phédon est destiné à nous faire comprendre que Socrate est incapable de « démontrer » de manière absolument convaincante pour tous que l'âme est immortelle et qu'il a donc construit toute sa vie non pas sur un « savoir », mais sur un « beau risque » (kalos kindunos, Phédon, 114d6), celui de le croire parce que c'était l'hypothèse la plus cohérente avec tout le reste de ses croyances, et de conduire sa vie à la lumière de ce qu'impliquait cette croyance, sur la justice, par exemple), si bien que faute de savoir répondre à ces questions, notre « savoir » ne peut être que partiel et donc pas à proprement parler le savoir. Et lorsque le Socrate du Théétète affirme « être capable de vérifier sous tous les angles si la pensée du jeune enfante une illusion et un mensonge ou [quelque chose de] fécond et vrai » (basanizein dunaton einai panti tropôi poteron eidôlon kai pseudos apotiktei tou neou hè dianoia è gonimon te kai alèthes, Théétète, 150c1-3), faisant de cela l'aspect « le plus important dans l'art (technè) [qui est][s]ien » (megiston de tout' eni tèi hèmeterai technèi, Théétète, 150b9-c1), c'est là encore une manière caricaturale de décrire l'aptitude qu'a le Socrate des autres dialogues à mettre ses interlocuteurs, jeunes et moins jeunes, face à leurs contradictions, qui ne résulte pas d'un don particulier qu'il aurait, mais seulement d'un usage correct de la raison qui est, plus ou moins développée, en chacun de nous, qu'il met toujours en pratique, non pas à partir d'un savoir préalable vers lequel il voudrait conduire ses interlocuteurs comme un maître enseigne son « savoir » à ses élèves, mais comme quelqu'un qui se met dans chaque discussion au même niveau de non-« savoir » que ses interlocuteurs et prend le risque de devoir lui aussi remettre en cause ce qu'il pensait jusqu'alors si la discussion y fait apparaître des contradictions. En d'autres termes, il ne se contente pas de « vérifier sous tous les angles » la pensée de ses interlocuteurs, mais il vérifie aussi la sienne en même temps, ne sachant jamais si des objections de ceux-ci ne vont pas l'obliger à remettre en cause ce qu'il pensait jusque là, et ce n'est pas de l'ironie de sa part lorsqu'il affirme à ses interlocuteurs qu'il cherche avec eux les réponses les plus crédibles aux questions en débat. Il n'a sur eux que l'avantage éventuel d'avoir déjà consacré plus de temps qu'eux à réfléchir en profondeur dessus auparavant et d'avoir de ce fait un argumentaire plus solide pour défendre ce qu'il pense, mais sans être sûr qu'il n'ait pas à remettre en cause tout ou partie de ses croyances, puisqu'elles ne constituent pas un « savoir » au sens le plus fort du terme, comme on l'a vu plus haut. Il n'est donc pas un ignorant qui disposerait d'un « art » qui lui serait propre pour tester le savoir des autres, comme pourrait le laisser penser une lecture un peu rapide des propos qui sont mis dans sa bouche dans le Théétète, mais un « ignorant » se sachant « ignorant » (en un sens qui ne veut pas dire qu'il ne « sait » rien dans tous les sens que l'on peut donner au mot « savoir ») qui discute avec des « ignorants » qui se croient « sachant » pour soumettre à l'épreuve de la cohérence leurs propos aussi bien que les siens dans la lumière de la raison. Et finalement, s'il faut parler de don d'un dieu, il ne faut pas chercher ce don dans un « pouvoir » qui serait donné à un petit nombre d'individus dont pourrait faire partie Socrate, mais le voir dans le logos dont sont dotés tous les êtres humains, certains plus, d'autres moins, qui leur permet de dialegesthai (« dialoguer ») et de logizesthai (« raisonner ») et, ce faisant, de se rapprocher des dieux. (<==)
(9) Le portrait du « philosophe » que le Socrate dont Platon attribue la paternité à Euclide propose en Théétète, 173c7-176a1, au milieu exactement du dialogue, et en le présentant comme une « digression » (parerga, Théétète, 177b8), semble fait exprès pour nous décourager d'y reconnaître le Socrate des autres dialogues de Platon, qui est pour lui le modèle par excellence du philosophe selon son cœur : quelqu'un qui « depuis l'enfance, ne connaî[t] pas le chemin menant à l'agora, ni [ne sait] où [est] le tribunal ou la salle du conseil ou n'importe quel autre lieu de réunions publiques dans la cité, qui ne voi[t] ni n'enten[d] les lois et décrets proclamés ou écrits, [à qui], de plus il en vient jamais à l'esprit, pas même en rêve, de s'affairer dans [...] des réunions ou des dîners ou des fêtes avec des joueuses d'aulos » (Théétète, 173c9-d6), dont la pensée « mesure ce qui est sous la terre et à sa surface, s'occupe des astres du ciel au-dessus et cherche à connaître complètement toute la nature de chaque [élément] du tout des étants, sans jamais s'abaisser vers ceux qui sont tout proches » (Théétète, 173e5-174a2), ne peut être le Socrate qui se présente à nous dans l'Apologie hantant l'agora à longueur de journée et se préoccupant de ses concitoyens au gré de ses rencontres (cf. note précédente), ni celui que nous montrent le Criton, soucieux des lois de sa cité au point d'y perdre sa vie, et le Banquet, participant à une beuverie avec joueuses d'aulos. C'est, sur certains points, celui dont Aristophane fait la caricature dans Les Nuées, et c'est plus globalement celui d'un pur théoricien, qui se complait dans les raisonnements et hante le ciel des idées pures, pour qui « justice » n'est qu'un mot renvoyant à une idée et non pas à des modes d'action concrets de sa part dans sa vie de tous les jours, celui de ces gens qu'a en vue le Socrate de Platon lorsque, dans son commentaire de l'allégorie de la caverne dans la République, il parle de ceux qui ne sont pas dignes de gouverner parce qu'« on [les] laisse passer / perdre leur temps dans l'éducation jusqu'à la fin » et qui, étant sortis de la caverne, « pens[e]nt avoir déjà été transportés vivants dans les îles des bienheureux » et, de ce fait, n'accepteront jamais de leur plein gré de prendre part à l'administration de la cité (République VII, 519b7-c6). Et c'est, comme le montre le fait que la seule fois où Socrate emploie le mot philosophos dans tout ce portrait, c'est vers la fin, en 175e1, lorsque, s'adressant à Théodore de Cyrène, le géomètre, il décrit celui dont il vient de lui faire le portrait comme « celui-là même que tu nommes philosophe » (hon dè philosophon kaleis), la caricature du philosophe vu par les « scientifiques » comme Théodore. Malheureusement, pour un lecteur qui ne lit ce dialogue que dans des traductions et n'a pas accès au texte grec, il ne peut s'en rendre compte parce que la plupart des traducteurs éprouvent le besoin de rajouter des occurrences du mot « philosophe » là où Platon n'a pas employé le mot philosophos, mais a utilisé des verbes sans sujet explicite, renvoyant à ce que Socrate a décrit pour introduire leur portrait comme « les chefs de chœur » de « ceux qui passent / perdent leur temps dans la philosophie » (tous diatribontas en philosophiai, Théétète, 173c7-9, dans lequel le verbe diatribein peut aussi bien vouloir dire « passer son / du temps » dans un sens positif, « s'occuper de », que « perdre son temps »). (<==)
(10) Il se trouve que le nom « Socrate », tout comme les noms « Théodore » et « Théétète », et la plupart des noms grecs, a aussi une signification et veut dire « doté d'un pouvoir (kratos) qui ne tarit pas / sûr / infaillible (saos-sôs) ». Certes, Platon n'a pas inventé le nom de Socrate, dont il est difficile de contester qu'il est bien un personnage ayant réellement existé dont Platon restitue l'esprit plus que l'histoire, et ce n'est probablement pas à cause de son nom qu'il en a fait le meneur de jeu de la plupart de ses dialogues et le père de la méthode didactique qu'il y met en œuvre, qui était vraisemblablement effectivement la méthode pratiquée par le Socrate historique, mais il avait sans doute présent à l'esprit le sens qu'avait son nom et la mauvaise interprétation qu'on pouvait en donner et qu'il combat justement dans le Théétète. Par contre, la question se pose de savoir si Théétète et Théodore sont des personnages historiques ou des personnages de fiction inventés par Platon. Le fait est que tout ce que l'on sait d'eux trouve sa source proche ou lointaine dans le Théétète ou peut être vu comme des embellissement et des broderies sur ce que suggère ce dialogue, parfois postérieurs de plusieurs siècles à Platon. La question a surtout été posée jusqu'à présent à propos de Théétète, et l'on trouvera un bon résumé des différentes thèses pour ou contre son historicité dans l'introduction à la traduction du Théétète par Michel Narcy pour la collection GF Flammarion (vol. 493, Paris, 1994), pp. 30-69, mais elle se pose à peu près dans les mêmes termes à propos de Théodore de Cyrène, et le fait que Platon lui attribue une cité d'origine, Cyrène en Lybie, n'est en rien un argument en faveur de son historicité. Il attribue aussi une cité d'origine, Mantinée (dans le Péloponnèse), à Diotime, personnage mentionné par Socrate dans son discours dans le Banquet, alors qu'il est plus que probable qu'il s'agit d'un personnage de fiction inventé par lui pour l'occasion, et, comme je le montre dans la section Platon et l'histoire - exemple du Banquet de la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon, le choix de cette ville n'a rien à voir avec l'histoire et tout à voir avec le sens du nom de la cité choisie, qu'on pourrait traduire par Prophèteville (sur la question plus générale de l'historicité, ou plutôt de la non-historicité, de Diotime de Mantinée, on pourra en particulier se reporter aux notes 30 et 31 sur cette section). Dans le cas de Théodore, le choix de Cyrène (Kurènè) comme sa cité d'origine, si c'est un personnage de fiction inventé par Platon, pourrait lui aussi avoir à voir avec la signification du nom de la cité choisie, qui renvoie au verbe kurein, qui signifie « atteindre, obtenir, tomber juste, être dans le vrai, avoir raison ». Théodore de Cyrène serait alors un don d'un dieu qui « atteint » celui qui le demande au dieu (Theaitètos) et lui permet d'« être dans le vrai ». Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, consacre une partie du livre II (65-105) à Aristippe de Cyrène, un des « disciples » de Socrate, et à ses disciples, qu'il appelle les Cyréanïques, dont un certain Théodore, auquel il consacre les paragraphes 97 à 104. Mais ce Théodore, dont il ne dit pas qu'il est lui-même de Cyrène, comme Aristippe, mais seulement qu'il y vécut un temps et en fut chassé, et auquel il consacre plusieurs pages (97-103), n'est pas le Théodore du Théétète, puisqu'au paragraphe 104, il précise qu'« il y eut vingt Théodore », dont il donne aussitôt après la liste, qui inclut « le deuxième, de Cyrène, géomètre, dont Platon écouta les leçons ; le troisième le philosophe dont j'ai parlé plus haut (le « disciple » de Socrate) », sans rien ajouter sur celui qu'il qualifie de géomètre, en dehors de sa relation à Platon, qui peut être une « broderie » sur les informations dérivées du Théétète. (<==)
(11) Dans la terminologie d'Aristote, epagôgè, généralement traduit par « raisonnement par induction / analogie », renvoie à des raisonnements qui partent de cas particuliers pour tenter de généraliser, et s'oppose au sullogismos (« syllogisme »), qui s'appuie sur des propositions générales admises pour en déduire quelque chose à propos de cas particuliers. L'adjectif utilisé ici par Aristote pour caractériser les logoi dont il attribue la paternité à Socrate, epaktikos, est dérivé du même verbe epagein dans son sens spécialisé de « raisonner par induction » que le substantif epagôgè. Un epaktikos logos, c'est donc la même chose qu'une epagôgè. (<==)
(12) Aristote continue en ajoutant qu'alors que Socrate n'a pas cherché à donner à ces « universaux » (ta katholou) et à ces définitions (tous horismous) une « existence » séparée de ce dont elles sont définitions universelles, Platon et ses suiveurs « les ont séparés et ont appelé ideai les étants de cette sorte », montrant par là qu'il n'avait pas compris ce que signifiait « étant » (on) pour Platon (une définition « est » une définition, un universel « est » un universel, une chimère « est » une chimère...) ni ce qu'il entendait par eidos d'une part et idea d'autre part tel que cela ressort en particulier de la discussion sur les différentes sortes de couches(/lits) au début du livre X de la République. (<==)
(13) Un bon exemple de cette manière de faire se trouve dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République : il y définit quatre pathèmata (« affections, états d'esprit ») de l'âme qu'il associe à chacun des quatre segments qu'il a découpés sur la ligne et il nomme noèsis (que je traduis par « appréhension par l'intelligence ») celui qu'il associe au second sous-segment du perçu par l'intelligence (nooumenon). Mais lorsqu'un peu plus loin, vers la fin du livre VII, lorsqu'il présente ce qu'il appelle la dialektikè, dont il fait le couronnement des études du futur philosophe, il rappelle cette analogie en la résumant, il remplace sans prévenir noèsis par epistèmè (« savoir ») et utilise noèsis (que je traduis alors par « intelligence ») pour désigner l'ensemble des deux sous-segments du perçu par l'intelligence (nooumenon), sans pourtant qu'il y ait le moindre doute pour le lecteur sur le fait que noèsis dans l'analogie et epistèmè dans le résumé désigne la même chose, puisqu'il mentionne les deux fois quatre choses (que d'ailleurs il appelle pathèmata dans l'analogie et moirai (« parts, lots ») dans le résumé) et conserve le même nom les deux fois pour les trois autres, ni que noèsis désigne deux choses différentes dans l'analogie et dans le résumé puisque la noèsis du résumé inclut la noèsis de l'analogie en y ajoutant autre chose.. (<==)
(14) Le Cratyle montre que Platon était parfaitement conscient du fait que les mots évoluent au fil du temps, à la fois dans leur forme et dans leur signification. (<==)
(15) Aristote distingue divers sens d'einai (« être ») à partir de ce qu'il a appelé les « catégories » (katègoriai), selon le titre de l'ouvrage qui ouvre l'exposition de sa logique, qui distinguent les divers sens possible d'un prédicat : ce que c'est, qualité, quantité, lieu, temps, relation, etc. (cf. Métaphysique, Δ, 1017a22-27). Mais ce faisant, il a fait un choix malencontreux qui a rendu impossible de comprendre Platon pour la suite des temps pour qui avait lu Aristote, celui de spécialiser le mot ousia, substantif dérivé du participe présent féminin ousa du verbe einai, souvent traduit par « essence », par francisation du mot latin essentia forgé par Cicéron pour le traduire, mais que rend mieux le décalque français « étance » que j'utilise pour le traduire (car il permet de s'affranchir de siècles de commentaires de Platon viciés par Aristote), substantivation du participe présent du verbe français « être » qui traduit le grec einai, pour en faire l'une de ces « catégories », celle qui dit le « ce que c'est » (to ti esti), supposée privilégiée par rapport à tout le reste pour faire comprendre un « étant » (on). Aristote n'a en effet jamais admis ce qui était au centre de la pensée de Platon, le fait que, pour lui, le verbe einai n'a aucun sens par lui-même et n'est qu'un outil linguistique pour associer une « étance (ousia), quelle qu'elle soit, à un « étant » (on), c'est-à-dire en termes grammaticaux, un attibut à un sujet, et que donc, quand il est utilisé absolument, c'est-à-dire sans attribut explicité, c'est que ces attributs sont implicites, ce qui est la porte ouverte à tous les sophismes. (<==)
(16) Les remarques introductives de l'Étranger en Sophiste, 218c1-5 donnent à la fois une bonne idée de l'attitude de Platon par rapport aux mots et un exemple d'emploi de logos dans un contexte qui invite tout bon aristotélicien à le traduire par « définition ». Le texte, avec la traduction que j'en donne, est le suivant : « car pour l'instant en effet toi et moi, à son sujet (le sophiste), nous avons seulement le nom en commun, mais l'activité (ergon) du fait de laquelle chacun de nous deux, nous lui donnons ce nom, peut-être en avons-nous en nous-même une [conception] personnelle ; mais il faut toujours à propos de tout se mettre d'accord ensemble sur le pragma lui-même par le moyen des logoi (dia logôn) plutôt que sur le nom seulement sans logos » (nun gar dè su te kagô toutou peri tounoma monon echomen koinèi, to de ergon eph' hôi kaloumen hekateros tach' an idiai par' hèmin autois echoimen: dei de aei pantos peri to pragma auto mallon dia logôn è tounoma monon sunômologèsthai chôris logou). Voici maintenant les traductions de ce passage que j'ai consultées :
- Cousin : « car jusqu'ici nous ne sommes d'accord que sur le nom, et peut-être chacun de nous se fait-il de la chose une idée différente ; or, il vaut toujours mieux être d'accord sur la chose, en la définissant, que sur le nom qu'on n'a pas défini » ;
- Diès : « à cette heure, en effet, toi et moi ne sommes d'accord que sur le nom, mais la fonction que vise en lui ce nom pourrai bien n'être, en chacun de nous, qu'une notion toute personnelle. Or, ce qui s'impose toujours et en toute recherche, c'est plutôt de s'entendre sur la chose même au moyen des raisons qui la définissent que de s'entendre sur le nom seulement sans se préoccuper d'une définition » ;
- Robin : « car tout ce que, bien sûr, toi et moi, nous possédons en commun à son sujet, c'est son nom seul ; quant à la fonction qui lui vaut de notre part cette appellation, il se pourrait que l'idée que nous nous en faisons en nous-mêmes fût celle de chacun de nous deux, à part soi ! Or, en toute matière, ce qu'il faut, c'est se mettre d'accord l'un avec l'autre, au moyen d'explications, sur la réalité de la chose, plutôt que de le faire, sans explication, sur le nom seulement. » ;
- Chambry : « Pour le moment, toi et moi, nous ne sommes d'accord que sur le nom ; quant à la chose que nous désignons par ce nom, chacun de nous s'en fait peut-être à part lui une idée différente. Or, de quoi qu'il s'agisse, il faut toujours se mettre d'accord sur la chose même, en la définissant, plutôt que sur le nom seul, sans le définir » ;
- Cordero : « car pour l'instant nous ne partageons, toi et moi, que son nom ; en ce qui concerne l'objet que nous désignons par ui, par contre, il est probable que nous avons chacun de nous, des notions particulières. Mais dans tous les cas, il est toujours préférable de se lettre d'accord sur la chose elle-même, grâce à des définitions, plutôt que sur le nom isolé, sans définition », avec une note sur le dernier mot (« définition »), qui commence ainsi : « dans ce passage, le terme logos a indubitablement le sens de "définition". La définition est la procédure qui permet de dépasser le niveau individuel (dans lequel nous sommes condamnés à dépendre soit des noms individuels, soit des objets) pour atteindre la nature générale. », et se termine, après des références à Cornford et Kucharski, sur ces mots : « Cette duplicité du mot logos dans ces passages — qui n'est qu'un échantillon des innombrables nuances de sens propres à cette notion — nous a conduit à traduire logos, en général, par "raisonnements", et, vers la fin du dialogue, par "discours". » ;
- Mouze : « pour le moment en effet, nous n'avons à son sujet en commun, toi et moi, que le nom ; mais la fonction que nous visons, chacun, avec cette appellation, peut-être nous est-elle particulière. Or il faut toujours s'accorder, au moyen de discours, sur l'acte lui-même, plutôt que sur le nom seul, non accompagné de discours », avec une note sur le dernier mot (« discours ») qui commence ainsi : « On traduit souvent logos, ici, par "définition", mais cela prête à confusion : il ne s'agit pas de rechercher une définition de dictionnaire, mais de décrire l'activité visée par le nom de "sophiste". » ;
- Dixsaut : « Car pour l'heure, tout ce que toi et moi avons en commun à son propos est son nom, et quant à l'activité désignée par ce nom, peut-être en avons-nous par devers nous une représentation toute privée ; mais toujours et sur tout sujet, c'est sur la chose même qu'il faut tomber d'accord en discutant, plutôt que s'accorder sans discussion sur le nom tout seul ».
Sur sept traducteurs, quatre (Cousin, Diès, Chambry et Cordero) soit traduisent logos par « définition », soit le rendent par une paraphrase autour du verbe « définir », Diès y ajoutant la mention de « raisons », qui est aussi une traduction possible de logôn, et Cordero insiste en note sur l'évidence (pour lui) de cette traduction dans ce contexte, alors même qu'il précise qu'ailleurs, il traduira logos par « raisonnement » ou « discours ». Robin traduit logos par « explication », Mouze par « discours » (en insistant en note sur la confusion que crée ici la traduction fréquente par « définition ») et Dixsaut une fois à l'aide du verbe « discuter » et l'autre par « discussion ». Les commentateurs ont l'habitude de parler des sept « définitions » du sophiste que propose l'Étranger dans le dialogue, mais il serait plus pertinent de parler de sept « descriptions » ou « caractérisations » du sophiste, qui sont complémentaires et non pas excusives les unes des autres, chaque nouvelle description venant s'ajouter aux précedentes et non pas les remplacer, et surtout, il convient de remarquer que la plupart des formules conclusives qui pourraient passer pour des « définitions » en bonne et due forme ne sont compréhensibles que pour qui a lu la discussion qui y a abouti, qu'elles ne font que résumer, tant Platon s'amuse à les barder de néologismes créés pour l'occasion (c'est tout particulièrement vrai jusqu'à la caricature pour celle qui sert d'exemple préalable, celle du pêcheur à la ligne). Or prétendre « définir », au sens aristotélicien, quelque chose à l'aide de néologismes est pour le moins osé : c'est essayer de faire comprendre à quelqu'un un mot qu'il connaît déjà à l'aide mots qu'il ne connaît pas, puisqu'ils ont été créés pour l'occasion !...
Il convient encore de remarquer que l'emploi de l'expression dia logôn, que j'ai « traduite » (partiellement seulement puisque je ne traduis pas logos) par « au moyen des logoi », ne pouvait pas manquer d'évoquer pour un lecteur grec (surtout à une époque où les mots n'étaient pas séparés par des espaces dans les textes écrits) le mot dialogos (« dialogue »), dans lequel le préfixe dia prend le sens de « l'un avec l'autre », chacun devenant « moyen » pour l'autre d'avancer dans la compréhension, et que cette résonnance était probablement voulue par Platon comme un moyen de suggérer que ce sont bien les dialogues, les siens en particulier, pris dans leur intégralité et non pas comme source de formules concises grapillées ça et là, qui permettent de bien se comprendre.
On pourra par ailleurs noter que ce à quoi fait allusion l'Étranger sans lui donner de nom quand il parle d'une compréhension du mot qui serait propre à chacun en particulier, et que j'ai appelé dans ma traduction « conception » en le mettant entre crochets pour bien montrer que le mot ne traduit pas un mot du texte grec, c'est très précisément ce que le Socrate de la République appelle eidos dans la discussion sur les différentes formes de couches(/lits) bien comprise, et qu'il y distingue de l'idea, qui, elle, est indépendante de l'appréhension individuelle de chacun et constitue la cible objective des eidè que chacun se bricole et ajuste au fil du temps pour donner sens aux mots qu'il emploie. Il est alors piquant de voir Cousin, Robin et Chambry parler d'« idée » à cette occasion (Diès et Cordero parlent de « notion », Dixsaut de « représentation » et Mouze contourne la difficulté en traduisant d'une manière qui évite d'avoir à lui donner un nom) ! (<==)
(17) « À la manière d'un étant » traduit l'adverbe grec ontôs, que l'on traduit généralement par « réellement », ce qui cache son étymologie et ne permet pas de voir le caractère redondant de la formule ontôs einai, puisque ontôs est formé sur le génitif masculin ou neutre ontos du participe présent ôn, ousa, on du verbe einai (« être »), qui se traduit par « étant ». Si l'on voulait traduire en français ontôs einai en collant au grec au prix d'un néologisme, il faudrait traduire par « étantamment être » (« étamment » serait plus conforme à la dérivation normale des adverbes formés sur les mots finissant en « -ant » (par exemple « suffisamment » à partir de « suffisant », « méchamment » à partir de « méchant »), mais rend moins sensible en français la racine du mot). Pour éviter le néologisme, je traduis par la périphrase « à la manière d'un étant », qui, elle, rend parfaitement sensible en français le caractère (délibérément, sous la plume de Platon,) creux d'une telle formule, qui croit donner plus de poids à ce qu'elle affirme en redondant le même verbe sous deux formes différentes. (<==)
(18) Il convient de bien noter que, dans les deux formulations, le mot epistèmè, traduit par « savoir », est utilisé sans article. En grec, il n'existe que l'article défini, mais un nom peut être utilisé sans article, alors qu'en français il doit nécessairement être précédé soit de l'article défini soit de l'aticle indéfini (sauf s'il est précédé d'un démonstratif, d'un possessif ou d'un nombre, comme c'est possible aussi en grec). Or ce n'est pas du tout la même chose en français de dire « le savoir, qu'est-ce que c'est ? » ou « un savoir, qu'est-ce que c'est ? » et même si, ici, où il est question d'un nom abstrait, l'article n'est pas obligatoire, ce qui fait que la traduction avec l'article défini peut se justifier, il n'en reste pas moins que, pour un grec d'alors, la question pouvait se comprendre dans les deux sens, soit comme portant sur le savoir en général, soit comme portant sur une instance particulière d'un ensemble de choses désignées globalement par le terme « savoir » en tant que nom. Et pour tout arranger, le mot « savoir », que j'ai retenu pour traduire épistèmè de préférence au plus traditionnel « science », est ambigü en français, puisqu'il peut être considéré soit comme un nom, désignant donc une « chose » particulière, soit comme un infinitif, désignant donc une activité, ce qui ne conduit pas au même sens de la question. C'est pourquoi j'ai préféré traduire en ajoutant un « un » qui n'est pas dans le grec, mais en le mettant entre crochets droits pour justement manifester qu'il n'est pas dans le grec, pour bien marquer que « savoir » traduit ici un mot grec qui ne peut être qu'un nom, et pas un infinitif. Cette remarque est importante, car elle rend moins naïve la première réponse de Théétète par une énumération où il est question de cordonniers : il n'y a rien de ridicule à suggérer qu'un condonnier possède un savoir, alors que parler de cordonnier à propos du savoir semble quelque peu naïf et déplacé. (<==)
(19) On trouve dans les deux formulations l'adverbe indéfini pote, dont le sens premier est « une fois (par hasard), à un moment quelconque ». La formule ti pot' esti, où le pot(e) est intensif et introduit une idée de doute (arrivera-t-on un jour à trouver la réponse cherchée ?), peut se traduire par quelque chose comme « qu'est-ce que ça peut bien être ». Dans la formulation de Socrate, le esti (« est ») devient on (« étant ») du fait de l'introduction entre le ti (« quoi ») et une forme du verbe einai (« être ») de la forme conjuguée tugchanei sur laquelle je vais revenir. <==)
(20) Dans la continuité de ce que j'ai dit dans la section précédente et dans la note 16 sur la possible traduction de logos par « définition » dans ce contexte, il est intéressant d'examiner comment les traducteurs que j'ai consultés rendent ce logôi dans leur traduction du membre de phrase zètounti kai emphanizonti logôi ti pot' esti utilisé par l'Étranger, qui précède immédiatement l'extrait cité dans la note 16, et de voir comment évolue ou pas leur traduction de ce mot entre les deux extraits qui se suivent immédiatement :
- Cousin ne le traduit pas : « que nous cherchions avant tout et que nous tâchions d'expliquer ce que c'est », mais on peut supposer qu'« expliquer » traduit le groupe de mots emphanizonti logôi (mot à mot « rendant clair par le logos »), ce qui est toutefois regrettable tant ce mot est central à cette question, à condition de bien le comprendre ; dans la suite de la réplique, il rend dia logôn par « en la définissant » et chôris logou par « qu'on n'a pas défini » ;
- Diès : « en essayant de trouver et clairement définir ce qu'il est » ; dans la suite de la réplique, il rend dia logôn par « au moyen des raisons qui la définissent » et chôris logou par « sans se préoccuper d'une définition » ;
- Robin : « te mettre en quête de ce qu'il peut bien être et donner par la parole une claire description de sa nature » (le mot « nature » n'est pas dans le grec) ; dans la suite de la réplique, il rend dia logôn par « au moyen d'explications » et chôris logou par « sans explication » ;
- Chambry, comme Cousin, ne traduit pas explicitement logôi : « en recherchant et expliquant clairement de qu'il est », mais ici aussi, on peut supposer qu'« expliquant clairement » traduit le groupe de mots emphanizonti logôi, avec le même commentaire que pour la traduction de Cousin ; dans la suite de la réplique, il rend dia logôn par « en la définissant » et chôris logou par « qusans le définir » ;
- Cordero : « afin de chercher et de montrer par une définition ce qu'il est », avec une note commençant par ces mots : « Nous trouvons ici la formule classique de l'interrogation socratico-platonnicienne, dont la réponse est la définition : "ti (pot') esti...? » ; dans la suite de la réplique, il rend dia logôn par « grâce à des définitions » et chôris logou par « sans définition » ;
- Mouze : « cherchons et rendons manifeste dans un discours ce qu'il est », avec une note sur « discours » qui dit : « Le logos est le moyen de l'enquête en cours, et ce à quoi il s'agit d'aboutir. Chercher par et dans le logos ce qu'est le sophiste, c'est développer un entretien qui a pour but de cerner son être, c'est-à-dire de caractériser son action » ; dans la suite de la réplique, elle rend dia logôn par « au moyen de discours » et chôris logou par « non accompagné de discours » ;
- Dixsaut : « chercher ce qu'il peut bien être et le faire clairement voir en le définissant » ; dans la suite de la réplique, elle rend dia logôn par « en discutant » et chôris logou par « sans discussion ».
Au final, seuls Robin et Mouze ne parlent jamais de « définition » ou de « définir », et seule Mouze traduit ls trois occurrences de logos dans cette rélique de l'Étranger par le même mot, en l'occurrence « discours ».
Dans la mesure où l'ensemble des dialogues de Platon peut être vu comme une longue réflexion sur ce qu'est le logos qui distingue l'animal appelé « homme » (anthrôpos) de tous les autres animaux et dont le plus ou moins bon usage, c'est-à-dire la plus ou moins grande maîtrise de ce qu'il appelle dialektikè, détermine donc le degré d'« excellence » (aretè) de tout être humain, et dans la mesure où aucun mot français ne peut rendre toute la richesse de sens de ce mot grec, la moins mauvaise solution pour le traducteur est encore de ne pas le traduire, et, si l'on veut à tout prix le traduire, de le faire avec le moins possible de mots français différents et en évitant les traductions trop spécialisées à un contexte spécifique, et en particulier ici la traduction par « définition », dont on a vu qu'elle est une lecture aristotélicienne de Platon, dans la mesure où celui-ci a l'art d'utiliser les résonnances des sens multiples d'un même mot à son profit, comme on l'a vu dans la note 16 avec l'expression dia logôn, qui peut à la fois se comprendre comme deux mots séparé (« même par le moyen des logoi ») et évoquer la notion de « dialogue », qui est le moyen privilégié d'avancer ensemble dans la compréhension. (<==)
(21) Le mot aisthèsis est généralement traduit ici par « sensation » et compris comme faisant référence à ce qui est perçu par les cinq sens. Mais le sens de ce mot, et du verbe aisthanesthai dont il dérive, est plus large, y compris pour le Socrate du Théétète, comme on pourra le voir à partir des quelques exemples ci-après pris dans le dialogue.
- En 156a1-b7, Socrate expose la théorie des mobilistes, selon laquelle « le tout était mouvement et rien d'autre en dehors de cela, et [il y avait] deux sortes (eidè) de mouvements, chacune infinie en nombre et ayant le pouvoir, l'une d'agir (poiein), l'autre de subir (paschein) ; de leur rapprochement et de leur friction les unes contre les autres naissent des rejetons infinis en nombre, mais [formant des couples] jumeaux, le perçu (aisthèton) d'une part, la perception (aisthèsis) d'autre part, toujours coïncidant et engendrée avec le perçu (aisthètou). Et donc les perceptions (aisthèseis) ont pour nous ce genre de noms, visions et aussi auditions et olfactions et sensation de froid et de chaud (le grec n'a qu'un mot pour chacune de ces deux sensations) et bien sûr aussi plaisirs et peines et désirs et craintes... » : ces quatre derniers termes, plaisirs, peines, désirs, craintes, ne renvoient pas à des sensations propres à l'un ou l'autre des cinq sens, mais à ce qu'on appellerait plutôt des « sentiments », et il ne viendrait à l'idée de personne de dire que ce sont les oreilles qui éprouvent du plaisir en écoutant un morceau de belle musique ou les yeux qui ont peur de voir un spectacle effrayant, sinon par métonymie.
- En 175d6, vers la fin de la caricature du philosophe selon les « scientifiques » que sert Socrate à Théodore, il évoque l'attitude du plaideur invétéré dont il a fait auparavant le portrait s'il était interrogé sur des sujets abstraits de haute philosophie, disant qu'il deviendrait à son tour risible, comme l'était auparavant le « philosophe » trainé devant les tribunaux, mais seulement aux yeux de personnes éduquées, pas à ceux de personne sans éducation comme la femme thrace dont il a été question auparavant, qui riait de voir Euclide tomber dans un puits en regardant le ciel (cf. 174a4-8), « car elles ne percevraient pas » (ou gar aisthanontai) le caractère risible de la situation. Ici, c'est le verbe aisthanesthai qui renvoie à une perception qui ne dépend pas de l'un ou l'autre des cinq sens (l'esclave Thrace perçoit bien Thalès avec ses yeux, comme le ferait n'importe quel spectateur de la scène, éduqué ou pas, mais ce ne sont pas ses yeux qui interprètent le spectacle comme risible ou pas).
- En 185c4-d3, vers la fin de la discussion sur le savoir comme perception, Socrate demande à Théétète : « Mais alors, le pouvoir par le moyen duquel se manifeste à toi ce [qui est] commun au sujet de toutes (les sensations perçues à travers des organes spécifiques) et aussi au sujet de ceux-là (le son et le teint dont on vient de parler), par quoi tu appliques dessus ces noms, le "est" et le "n'est pas" et tout ce que nous avons à l'instant demandé à propos d'eux ? Quels organes affectes-tu à tout ça par le moyen desquels est perçu (aisthanetai) par nous ce qui est perçu (to aisthanomenon) ? », à quoi Théétète répond : « Tu parles d'étance et du ne pas être, et de ressemblance et de dissemblance et du l'même et du autre et encore aussi de un et des autres nombres à propos d'eux. Et [c'est] clair que tu interroges aussi sur le pair et l'impair, et sur tout ce qui s'ensuit : par le moyen de laquelle des [parties] du corps nous pouvons bien [le] percevoir (aisthanometha) par l'âme ? », ce qui montre que l'un comme l'autre n'ont aucun problème à continuer à utiliser le verbe aisthanesthai (« percevoir ») à propos de notions abstraites qui ne sont pas perçues par un et un seul des organes des cinq sens, et que Théétète n'hésite pas à parler de l'âme comme « percevant » en employant le verbe aisthnesthai.
On peut encore ajouter que le Socrate du Théétète, qui ne semble pas très
à cheval sur le sens des mots et les utilise sans trop donner d'explications, comme le montre son assimilation au début du dialogue de la sophia (« sagesse » ?) à l'épistèmè (« savoir » ?) faite sans préciser quel sens il donne à chacun de ces deux mots, ne semble pas non plus très pressé de savoir quel sens Théétète donne au mot aisthèsis et prétend en fait, lui qui vient de dire, en se comparant à une accoucheuse, qu'il ne savait rien, n'était pas sophos et se contentait d'« accoucher » des pensées de son interlocuteur, dicter à Théétète la manière dont il faut comprendre sa première tentative de « définition », qui n'en est même pas une, puisqu'il se contente de remplacer un mot par un autre, en l'interprétant à partir de Protagoras et Héraclite.
Dans ces conditions, il est préférable de garder le sens d'aisthèsis le plus ouvert possible dans la traduction, ce d'autant plus que l'idée qu'il y aurait cinq « sens » et seulement cinq, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, chacun affecté à un et un seul organe (ou paire d'organes similaires dans le cas de la vue et de l'ouïe) bien localisé, qui posait des problèmes même à Aristote et à son amour des classifications et des définitions bien carrées, dans le cas du toucher en particulier pour en déterminer l'organe, et de manière plus générale pour associer à chaque sens des couples de contraires perçus par ce sens, conscient qu'il n'était pas possible de réduire chaque organe d'un sens à la perception d'un et d'un seul couple de contraires (par exemple, l'ouïe distingue dans les sons l'aigu et le grave, mais aussi le fort et le faible ; le toucher est concerné par « chaud et froid, sec et mouillé, lourd et léger, dur et mou, visqueux et friable, rugueux et lisse, épais et fin » ( Aristote, De la génération et de la corruption, 329b17-19)), n'était pas le souci premier de Platon et lui restait bien plus évasif sur de telles classifications, conscient que la plupart des termes utilisés pour désigner ces couples de contraires étaient, dans l'usage courant, polysémiques et pouvaient s'utiliser par analogie à propos de perceptions de plusieurs « sens » (ainsi par exemple, le mot oxus, dont le sens général est « aigu », peut s'appliquer au toucher pour parler par exemple d'un froid piquant, à la vue, soit pour parler de couleurs vives, soit pour parler d'une vue perçante, à l'ouïe, pour parler d'une voix aiguë, au goût, pour parler d'une saveur aigre ou piquante, et à l'odorat pour parler d'une odeur pénétrante, et aussi à des sentiments ou à l'intelligence). En fait, dans le Timée, plutôt que de se focaliser sur les sens et d'en fixer le nombre à cinq, il préfère distinguer d'un côté les sensations perceptibles par le corps sans qu'on puisse les affecter à une partie particulière de celui-ci (chaud et froid, dur et mou, lourd et léger, lisse et rugueux), sans chercher à les regrouper sous un vocable unique, et de l'autre les sensations qui sont spécifiques à un « organe » particulier, qui sont pour lui au nombre de quatre, la vue spécifique aux yeux, l'ouïe spécifique aux oreille, l'odorat spécifique aux narines et le goût spécifique à la langue. Regrouper toutes les sensations pour lesquelles il n'y a pas d'organe propre n'a aucun intérêt pour lui puisque c'est une simple question de mots et que, pour lui, la connaissance n'est pas dans les mots, mais au-delà des mots. Il est infiniment plus intéressé par la question de savoir jusqu'où va le rôle de chacun des organes des sens dans la perception de ce à quoi ils sons sensibles et comment les impressions provenant d'organes différents peuvent être regroupées pour qu'on les considère comme concernant un même « quelque chose » dont ce sont des caractéristiques distinctes, mais complémentaires. (<==)
(22) Théétèté semble ne pas se souvenir, en proposant cette nouvelle définition, que peu avant dans la discussion, en 190a5-6, Socrate lui a fait admettre que « l'opinion [est] un logos dit, non certes à destination d'un autre et avec la voix, mais en silence à destination de soi-même » (tèn doxan logon eirèmenon, ou mentoi pros allon oude phônèi, alla sigèi pros auton), ce qui fait que cette troisième définition peut se reformuler sous la forme « un logos vrai accompagné de logos » ! (<==)
(23) On peut comparer la manière besogneuse selon laquelle le Socrate du Théétète récuse l'assimilation du savoir (epistèmè) à l'opinion vraie à la manière expéditive selon laquelle le Socrate du Ménon la disqualifie en quelques mots, en Ménon, 97e6-98a8 : les opinions, vraies ou pas, peuvent changer, le savoir est inébranlable, s'il est vraiment un savoir. Le Socrate du Ménon utilise une image pour illustrer cet argument, celle des statues de Dédale, après avoir utilisé l'exemple de la route de Larissa pour montrer que, du point de vue du résultat, il n'y a pas de différence entre savoir et opinion vraie, alors que le Socrate du Théétète propose deux images pour tenter d'expliquer comment une opinion pourrait être fausse, l'image de l'âme bloc de cire et celle de l'âme volière, dont il montre lui-même qu'elles ne fonctionnent pas. Mais pour montrer que le savoir ne peut être l'opinion vraie, la question n'est pas de chercher à expliquer comment une opinion pourrait être fausse, mais simplement de constater qu'une personne peut changer d'opinion entre des opinions qui ne peuvent être toutes vraies en même temps. Qu'une opinion puisse être fausse et qu'une personne puisse changer d'opinion sont des faits d'expérience que chacun peut constater tous les jours, et cela suffit à disqualifier la définition proposée par Théétète. C'est d'ailleurs ce que finit par faire le Socrate du Théétète en quelques lignes après des pages de raisonnements alambiqués et l'utilisation d'analogies foireuses (sur le fait qu'il n'y aurait pas grand chose à changer dans ces deux images pour qu'elles fonctionnent parfaitement et sur les changementsà y apporter pour cela, on se reportera à la page de ce site intitulée Tablette de cire et colombier) pour porter le coup de grâce à l'assimilation de l'opinion vraie au savoir en faisant appel au cas des juges n'ayant pas été témoins des faits sur lesquels ils doivent porter un jugement et n'ayant pour ce faire que les points de vue incompatibles les uns avec les autres qui leur sont présentés de manière plus ou moins convaincante par les parties et leurs avocats : l'opinion qu'ils se font ainsi et sur laquelle ils s'appuient dans leur jugement ne peut être un savoir puisqu'ils n'ont pas été témoins des faits (cf. Théétète, 201a4-c6). Tout ce qui a précédé était superflu ici, même si le problème de la possibilité de l'opinion fausse, mise en doute par certains sophistes malgré l'évidence, est intéressant, et sera d'ailleurs traité de manière concluante dans le Sophiste. (<==)
(24) En fait, comme je l'ai dit dans l'avertissement au début de cette page, on peut voir l'ensemble des dialogues de Platon comme une tentative de répondre à cette question : c'est quoi le logos qui distingue l'homme des autres animaux ? Car, même si Platon, qui n'est pas adepte des « définitions » par genre et différence, ne dit jamais que l'homme est un animal doué de logos, tous les dialoges montrent que cette proposition les sous-tend tous. En fait, même Aristote ne donne pas formellement comme définition de l'homme qu'il est un animal doué de logos, mais en Politique, I, 1253a2-3, il dit que « l'homme [est] par nature un animal politique (ho anthrôpos phusei politikon zôion) et ajoute aussitôt après en 1253a9-10 que « seul d'entre les animaux l'homme possède le logos » (logon de monon anthrôpos echei tôn zôiôn). Et en Politique, VII, 1332b3-5), il écrit que « les autres animaux vivent principalement selon la nature, mais quelques uns peu nombreux parmi eux [vivent] aussi selon des habitudes / usages, mais l'homme [vit] aussi selon le logos, car seul, il possède le logos » (ta alla tôn zôiôn malista men tèi phusei zèi, mikra d' enia kai tois ethesin, anthrôpos de kai logôi, monos gar echei logon). Il fait donc de la possession du logos une différence spécifique de l'homme parmi les animaux, car même s'il commence par affirmer que « l'homme [est] par nature un animal politique », il implique aussitôt que cette caractéristique ne lui est pas spécifique en faisant référence aux abeilles et autres animaux grégaires, ce qui fait qu'elle ne suffit pas à le distinguer de tous les autres animaux (connus de lui) et qu'il ne reste que la possession du logos pour ce faire. Par contre, elle est une caractéristique préalable à l'apparition du logos, qui ne peut apparaître que par le moyen du dialogos, et ce, dans un environnement social suffisamment stable et pérenne pour permettre à un langage, c'est-à-dire à un vocabulaire et à une grammaire, de se développer. Notons en passant que, pour nous, cette question prend une dimension supplémentaire qu'elle n'avait pas au temps de Platon, même s'il évoque dans le Cratyle l'idée d'une « apparition » du langage et la « création » par un « poseur de lois » (nomothetès) humain de mots évoluant au fil du temps (voir la page de ce site d'introduction au Cratyle), car, même si l'on y répond dans l'abstrait et en faisant abstraction du temps, ce que cherchait à faire Platon, on n'est pas tiré d'affaire si l'on se place au niveau de l'évolution et qu'on cherche à savoir quand est apparu l'homme, comme l'illustre de manière très accessible le roman de Vercors Les animaux dénaturés. (<==)
(25) Pour être tout à fait honnête, il y a encore deux éléments positifs dans le Théétète, pour qui sait les trouver. Le premier, dans la discussion avec Théétète sur le savoir comme « perception » (aisthèsis), est à chercher à partir de 156a1-b7, cité dans la note 21, où Socrate expose la théorie des mobilistes, selon laquelle « le tout était mouvement et rien d'autre en dehors de cela, et [il y avait] deux sortes (eidè) de mouvements, chacune infinie en nombre et ayant le pouvoir, l'une d'agir (poiein), l'autre de subir (paschein) ; de leur rapprochement et de leur friction les unes contre les autres naissent des rejetons infinis en nombre, mais [formant des couples] jumeaux, le perçu (aisthèton) d'une part, la perception (aisthèsis) d'autre part, toujours coïncidant et engendrée avec le perçu (aisthètou) ». L'erreur des mobilistes est de penser que, parce que tout ce qui est sensible est en perpétuel mouvement, il n'y a rien d'« objectif » dans ces interactions. Mais l'idée que la sensation (aisthèsis), ou plutôt la « perception » (cf. note 21) implique un « agir » (poiein) et un « subir » (paschein) simultanés n'est pas fausse. Simplement, il convient de remarquer qu'un agir implique un acteur qui agit et une action qu'il accomplit et un subir / pâtir implique un patient qui subit et une affection qu'il subit. Et si l'on remplace le verbe poiein (« faire, créér, produire, agir ») par le verbe prattein (« achever, exécuter, accomplir, faire, agir ») de sens très voisin et souvent lui aussi opposé à paschein (« subir, souffrir, être affecté par »), l'action devient le pragma (substantif dérivé du verbe prattein), mot souvent traduit par « chose », mais dont le sens plus général est « fait », qui se trouve opposé au pathèma (« affection », substantif dérivé du verbe paschein), et il suffit d'admettre que, tout comme le patient qui subit a une certaine « permanence » au-delà des sensations qui l'affectent, qui lui permettent d'en être conscient, les pragmata (« faits ») qui affectent chacun ont une « objectivité » qui ne dépend pas de celui ou celle qui est affecté (le « patient »), qui n'est pas le créateur de ce qui l'affecte (il n'est pas maître des perceptions qui l'affectent), ni de la manière spécifique dont il en est affecté, pour contrer le relativisme que prônent les mobilistes, car, comme le dit le Socrate du Gorgias au début de sa converssation avec Calliclès, « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait
propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection » (ei mè ti èn tois anthrôpois pathos, tois men allo ti, tois de allo ti, to auto, alla tis hèmôn idion ti epaschen pathosè hoi alloi, ouk an èn rhaidion endeixasthai tôi heterôi to heautou pathèma ; Gorgias, 481c5-d1) : pour que le langage soit possible et nous permette de nous comprendre à peu près (comme l'expérience prouve que c'est le plus souvent le cas dans la vie de tous les jours), il faut supposer que nos pathèmata, nos « affections » se ressemblent suffisamment pour qu'on puisse fixer un vocabulaire pour en parler ensemble, et cette ressemblance ne peut venir que du fait que ce qui les provoque, les pragmata (« faits / choses »), ont une « objectivité » qui explique cette ressemblance. C'est l'« objectivité » de ce qui affete nos organes des sens, c'est-à-dire le fait qu'ils ne dépendent pas de nous, combinèe à la similitude d'une personne à une autre du fonctionnement des organes par lesquels nous percevons ce qui les affecte, qui garantit que, si les perceptions de chacun lui sont spécifiques, elles sont malgré tout relativement similaires d'une personne à une autre dans la perception par le même type d'organe de plusieurs personnes différentes d'un même pragma (« fait / chose »). Le terme de pathèma (« affection / état d'esprit »), qui implique un pragma (« fait / chose ») à l'origine de ce pathèma, est central pour le Socrate de la République à l'analogie de la ligne, et donc à l'allégorie de la caverne, qui en est le déploiement dans le temps : pathèma est en effet le nom que donne Socrate dans l'analogie de la ligne à ce qu'il associe à chacun des quatre segments de la ligne et qui correspond à la manière dont une personne est affectée par ce qui active ses sens et son esprit et l'état d'esprit (l'un des sens possibles de pathèma) auquel cela la conduit, selon qu'il s'agit d'un perception sensible ou intelligible (affectant directement son esprit / intelligence (noûs)) et selon qu'elle considère que cette perception lui procure une représentation parfitement adéquate de ce qui en est l'origine (le pragma) ou qu'elle comprend que, quel que soit l'organe (organe des sens ou intelligence) par lequel elle le perçoit, cela ne lui en donne encore qu'une « image » / représentation conditionnée par la nature de cet organe et son plus ou moins bon fonctionnement chez chaque personne.
Le second enseignement positif du Théétète est à chercher dans la discussion avec Théodore qui suit sur le même thème (le « savoir » comme « perception ») et concerne l'objectivité du bon, utilisée comme pierre d'achoppement du relativisme universel prôné par Protagoras et ses suiveurs, adeptes de « l'étance transportée » (tèn pheromenèn ousian, 177c7), c'est-à-dire d'un monde dans lequel rien n'a de permanence et de stabilité, ce qui, comme va justement le montrer Socrate au terme de cette discussion, est l'anhilation de tout logos faute de pouvoir fixer un sens stable aux mots (cf. 182d1-183b5). Comme je l'explique dans la page de ce site présentant les plans du Théétète (écrite avant que je prenne conscience du fait que le Socrate de ce dialogue n'était pas celui des dialogues antérieurs et de la République), toute la discussion entre Socrate et Théodore, qui se déploie de part et d'autre de la « digression » de Socrate qui occupe le centre matériel du dialogue et propose la caricature du « philosophe » selon Théodore le géomètre et ses pareils et du plaideur invétéré, qui sont deux exemples poussés à l'extrême de personnes injustes au plus haut point, l'un ignorant ses concitoyens et n'envisageant la justice que comme une « idée » abstraite sans conséquences sur sa vie personnelle puisqu'il ignore ses concitoyens, l'autre ne voyant dans le logos qu'un outil pour tordre en permanence la justice (des hommes, différente d'une cité à une autre) à son avantage devant les tribunaux jugeant sur des faits dont ils n'ont pas été témoins (cf. Théétète, 201a4-c6, où Socrate utilise cet argument pour tordre définitivement le cou à la définition du savoir comme opinion vraie après l'échec de ses tentatives antérieures à coup de comparaisons foireuses et de raisonnements alambiqués), qu'il sollicite au moindre différent avec l'un ou l'autre de ses concitoyens, est consacrée à la dimension collective, sociale et politique du relativisme protagoréen et donne l'occasion à Socrate, dans la partie de la discussion qui est interrompue par la « digression », de remarquer que si une cité peut qualifier de juste ce qui est conforme aux lois qu'elle édicte, quelles que soient ces lois, et que cela sera de ce fait juste en un certain sens au moins, « en ce qui concerne les bonnes [choses / actions / lois...] (peri de tagatha) » personne ne se risquera à prétendre que « celles qu'une cité pose [à travers des lois] en les estimant bénéfiques pour elle, sont aussi bénéfiques pendant tout le temps où ça reste en l'état (c'est-à-dire « où ces lois restent en vigueur »), sauf si l'on ne parle que du mot (ha an ôphelima oiètheisa polis heautèi thètai, kai esti tosouton chronon hoson an keètai ôphelima, plèn ei tis to onoma legoi) » (177d4-6), ajoutant dans la réplique suivante : « Qu'on ne parle donc pas du mot, mais qu'on fixe son attention sur le fait / la chose nommée (mè gar legetô to onoma, alla to pragma to onomazomenon theôreitô) » (177e1-2), marquant clairement la distinction qu'il fait entre les mots (onomata) et les faits / choses (pragmata), les faits ne se pliant pas aux mots, mais au contraire les mots devant rendre compte adéquatement des faits, qui sont pour eux le critère de vérité. Car, comme le dit le Socrate de la République en prélude à sa mise en parallèle du bon et du soleil vers la fin du livre VI de la République, « en tant que [choses / actions / possessions / attitudes / propos...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et en avoir l'air, alors que de bonnes [choses / possessions...], il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en piètre estime », et, pour tous, le bon (to agathon) est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses], augurant que c'est quelque chose, mais embarrassée et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable comme à propos des autres [choses], par quoi d'ailleurs elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique ». (République, VI, 505d5-e4), si bien que, incapables pour la plupart de concevoir le juste sous la lumière du bon, dont ils ne parviennent pas à se faire une idée claire, mais qui, pour le Socrate de la République, est à l'intelligence ce que la lumière est à la vue, et de comprendre que le juste n'est autre que le bon dans la manière de résoudre les conflits internes (entre les différentes « parties » de l'âme) et externes (entre personnes) auxquels chacun est confronté dans sa vie, ils en restent sans s'en rendre compte aux mots et cherchent à les utiliser pour convaincre plutôt que pour comprendre, en les accomodant à leur sauce, collectivement ou individuellement. (<==)
(26) Si l'on prend ces trois mots dans le sens que tend à leur donner Platon lorsqu'il veut les spécialiser, on peut considérer qu'ils forment pour lui une hiérarchie dans cet ordre. Technè est le mot le plus général qui concerne tout savoir, purement technique aussi bien que spéculatif, concernant un domaine d'activité humaine quelconque, de l'art du cordonnier qu'évoque Théétète dans sa première réponse à Socrate dans le Théétète à la dialektikè techè (cf. Phèdre, 276e5) du philosophe ; epistèmè renvoie plutôt à un savoir théorique étayé par des raisonnements (c'est un des termes qu'utilise le Socrate de la République dans l'analogie de la ligne pour désigner l'état d'esprit (pathèma) associé au second sous-segment du perçu par l'intelligence) et sophia ajoute à cela une dimension éthique de relation au bon : être sophos, ou en tout cas philosophos, ce n'est pas tant savoir que chercher à connaître en quoi ce à quoi on s'intéresse peut être plus ou moins bon pour nous, êtres humains, aussi bien au plan individuel qu'au plan collectif. En prenant pour point de départ technè, l'Étranger prend la vue la plus large possible de l'activité humaine. (<==)
(27) En fait, la méthode retenue n'est pas tributaire de l'exhaustivité dans les espèces différenciées à chaque étape dans le genre auquel on en est. Ainsi par exemple, l'Étranger part, pour définir la pêche à la ligne, de la notion on ne peut plus générale de technè, qu'il divise (en deux selon le choix de départ de toujours diviser en deux) en arts de production / création et arts d'acquisition, et il reprend ce point de départ pour les « définitions » successives du sophiste, sauf pour la sixième, où il prend comme point de départ une catégorie d'activités, les tris, qu'il regroupe sous le nom générique de diakritikè, formé sur la racine du verbe krinein (« trier, distinguer, choisir »), qui ne sont ni des créations puisqu'on trie des choses qui existent déjà, ni des acquisitions puisqu'on ne peut trier que ce que l'on possède déjà et qu'on n'a pas plus après le tri que ce que l'on avait avant, mais autant s'il s'agissait de constituer des groupes sur la base de critères spécifiques, ou moins si l'on a jeté ce que le tri servait à éliminer. Mais le fait qu'il introduise ainsi une troisième sorte de technai (« activités techniques / artisanales »), qui viole sans le dire le principe initial de dichotomie, ne remet pas en cause toutes les « définitions » antérieures. (<==)
(28) Le meilleur exemple de cette manière de procéder est donné par la manière dont, dans l'exemple préalable de la pêche à la ligne, l'Étranger passe des animaux aux poissons à propos de la chasse aux êtres vivants : au lieu de simplement dire que parmi les vivants, certains vivent dans l'eau et d'autres pas (et peu importe où pour la recherche en cours, qui ne concerne que les poissons), et d'examiner ensuite les différentes formes de chasse aux animaux aquatiques, il commence par distinguer les animaux marcheurs de ceux qui se déplacent dans un fluide (eau ou air), pour ensuite découper le second groupe, celui des vivants se déplaçant dans un fluide, en deux groupes, ceux qui se déplacent dans l'air (oiseaux) et ceux qui se déplacent dans l'eau (poissons), qui, seuls, l'intéressent.
Ceci étant, ce qui nous paraît ici ridicule ne l'est pas tant que cela si l'on y réfléchit et visait peut-être de la part de Platon à faire réfléchir Aristote sur ses classifications. En effet, le point de départ de la classification entreprise par Aristote est le concept de « vivant » (zôion au sens large) par opposition à « inanimé », et la première distinction qui est faite dans ce groupe des « vivants » est fondée sur l'aptitude à se déplacer, qui distingue (sur la base des connaissances de l'époque) les plantes, incapables de se déplacer par elles-mêmes, des animaux (zôion au sens restreint). Il n'est donc pas absurde de vouloir continuer la division en s'intéressant aux modes de déplacement des animaux et, de ce point de vue, avoir ou pas des pieds / pattes pour se déplacer est effectivement un critère pertinent qui distingue deux modes de déplacement différents, l'un dans lequel des organes de locomotion doivent prendre appui régulièrement sur un support ferme et l'autre dans lequel le déplacement se fait sans appuis sur un support ferme, dans un milieu fluide, air ou eau (la différence entre les deux étant que, dans l'eau, un animal peut rester parfaitement immobile sans « tomber », ce qui n'est pas possible dans l'air et explique pourquoi les oiseaux ont aussi des pattes, ce qui fait qu'ils peuvent aussi se déplacer sur leurs pattes). Et cette différence n'est pas strictement dépendante du milieu dans lequel se font les déplacements puisqu'il existe des animaux à pattes, connus au temps de Platon, qui vivent dans l'eau (les crabes, par exemple). Or le genre de pêche auquel voulait arriver l'Étranger ne concerne pas tous les animaux vivant dans l'eau, mais seulement ceux qui n'ont pas de pattes, les poissons. Il ne s'agit pas ici de dire que l'enchaînement proposé par l'Étranger est le bon, mais de faire toucher du doigt la complexité à laquelle se heurte toute tentative de faire un tel classement, qui suggère qu'il est impossible d'arriver à un classement unique qui s'impose comme le seul valable (ce que Platon fera toucher du doigt en proposant plusieurs « définitions » du sophiste). Et il me semble que c'est entre autre pour essayer de faire réfléchir Aristote sur cette difficulté, mais comme à son habitude, sans le dire explicitement mais en lui laissant le soin de le comprendre par lui-même, que Platon a choisi le cheminement, au premier abord pour le moins surprenant (au point qu'il conduit à des notions qui n'ont pas de nom dans le langage courant), qu'il a fait prendre à l'Étranger. (<==)
(29) « Tirepêcheur » est la traduction en français par un néologisme que je propose pour traduire le grec aspalieutès, pour des raisons que la suite va justement éclairer. La première question que pose cet « exemple » dans son ensemble est en effet celle du sens préalable qu'il faut supposer au mot que l'Étranger se propose d'expliquer (le sens qu'il pouvait avoir pour Théétète la première fois que l'Étranger le prononce), en prétendant qu'il est déjà bien connu, le mot aspalieutès, que tout le monde comme un seul homme traduit par « pêcheur à la ligne », alors que les quatre seules occurrences de ce mot dans toute la littérature grecque ancienne qui nous est conservée sont les quatre occurrences qui se trouvent dans ce passage du Sophiste de Platon ! Certes, les explications qui sont données dans ce passage sont finalement claires sur le sens que veut lui donner Platon dans la bouche de l'Étranger, mais cela ne nous permet pas de savoir si c'était alors un mot d'emploi courant dans le sens spécifique que lui donne l'Étranger ou un terme de spécialiste ou encore un mot dialectal employé seulement dans certaines régions de la Grèce, comme pourrait le laisser supposer le fait qu'il semble dériver du mot aspalos, qui signifie « poisson » dans le dialecte des Athamanes (les habitants d'une région montagneuse au nord-ouest de la Grèce). En fait, de ce même mot dérive aussi le mot plus simple aspalieus, au sens de « pêcheur », et l'on on ne trouve aucune occurrence de l'un ou l'autre de ces mots dans des textes antérieurs à Platon ou contemporains de lui, le mot usuel pour dire « pêcheur » étant depuis Homère au moins halieus (cf., dans les dialogues, Ion, 539e1 ; Euthydème, 290b10), qui peut vouloir dire aussi « marin », et plus généralement « travailleur de la mer (hals, qui signifie « sel » au sens premier et au féminin poétique « mer ») », dont on ne retrouve dans notre texte que le dérivé halieutikè (« art de la pêche » ; cf. aussi Ion, 538d4). Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque, a une entrée pour aspalieus, pour lequel il donne le sens de « "pêcheur', proprement "pêcheur à la ligne" » en renvoyant, comme le LSJ, aux Théariques de Nicandre de Colophon, grammairien, poète et médecin grec, qui vécut au IIe siècle av. J.-C., et aux Halieutiques de Nicandre de Corycos, auteur de langue grecque né en Cilicie, à Corycos (aujourd'hui Korghos), qui vécut au IIe siècle de notre ère, textes dans lesquels rien n'impose de donner à ce mot le sens spécialisé de « pêcheur à la ligne » plutôt que celui de « pêcheur » en général. Pour les mots dérivés aspalieutès (« pêcheur ») et aspalieutikè (« art du pêcheur à la ligne »), il renvoie au Sophiste de Platon, « où la définition du pêcheur à la ligne est longuement discutée ». Concernant l'étymologie du mot, il le décrit comme « terme technique obscur », ajoutant qu'« on explique aspalieus comme un dérivé tiré (avec pour la finale influence de halieus) de aspalos, dans la glose aspalous : tous ichthuas, Athamanes (Hsch), à côté de aspalon : skutos » (skutos signifie « lanière de cuir, fouet » et aspalon est l'entrée qui précède celle pour aspalous dans le Lexique d'Hésychios d'Alexandrie, grammairien du VIème siècle de notre ère, auquel renvoient ici Chantraine). Et il conclut ainsi : « le rapport de aspalos et de aspalieus est loin d'être certain. Il vaudrait mieux une explication qui rende compte du sens de "pêche à la ligne". PI. Soph. 221c tire ces mots de ana- et spaô, ce qui n'est qu'une étymologie populaire. » Bref, on revient toujours au Sophiste pour supposer le sens spécialisé de « pêche à la ligne » ! Et il n'y a rien dans la dérivation d'aspalieus (« pêcheur ») à partir d'aspalos (« poisson ») qui invite à spécialiser ce mot pour la pêche à la ligne, et ce n'est pas la dérivation savante (ou pédante) aspalieutès utilisée par l'Étranger pour préparer l'introduction du terme aspalieutikè auquel il donne à travers sa « définition » le sens de « pêche à la ligne » qui y change quelque chose. En fait, pour en arriver là, il est obligé de supposer à aspalieus / aspalieutès (« pêcheur ») une étymologie parfaitement fantaisiste et digne des étymologies du Cratyle, celle à laquelle fait référence Chantraine en la qualifiant de « populaire », qui verrait dans le asp- initial préfixant un halieutès (« pêcheur ») ayant perdu son esprit rude initial (rendu par le « h » initial en français) une contraction du verbe anaspan (« tirer vers le haut ») dont on trouve justement la forme anaspômenon (« tiré vers le haut ») en 221a3, reprise au féminin anaspômenèn en 221c1 à la fin de la « définition » finale pour affirmer explicitement cette étymologie : « celle où le coup est porté en tirant vers le haut (anaspômenèn) a dérivé son nom de cette pratique et elle est devenu par dérivation nominale la tirepéchante (aspalieutikè) ». C'est précisément pour rendre sensible en français cette supposée étymologie que je traduis aspalieutès par « tirepêcheur » et aspalieutikè, en tant que qualificatif au féminin supposant sous-entendu technè d'une sorte de pêche par « tirepêche ».
Notons pour terminer que le fait que Théétète acquiesce
lorsque l'Étranger déclare « connu de tous » l'aspalieutès qu'il propose comme exemple ne veut pas dire qu'il comprenait ce mot dans le sens que va lui donner l'Étranger. On est en effet ici dans le même cas qu'avec le mot sophistès, à propos duquel l'Étranger d'Élée (en Italie) a fait remarquer peu avant qu'il ne suffisait pas qu'ils connaissent tous deux le mot pour que ça implique qu'ils lui donnent le même sens. Théétète peut connaître le mot aspalieutès sans nécessairement en connaître le sens spécialisé que va lui donner l'Étranger (qu'on pense par exemple au mot tetragônon qui veut dire étymologiquement « (figure) ayant quatre angles » et qui a fini par se spécialiser pour désigner le carré, un « tétragone » (au sens général) très particulier : rien ne garantissait que tous les Grecs des quatre coins du bassin méditerranéen, éduqués et non éduqués, connaissaient le sens spécialisé de ce mot, même s'ils le comprenaient dans son sens général), ou tout simplement avoir reconnu au milieu du mot les syllabes (h)alieus, le mot usuel pour parler de « pêcheur », et penser que le mot utilisé par l'Étranger en est une variante locale à Élée pour parler de pêcheur en général et, adolescent en présence d'un étranger respectable, ne pas vouloir l'interrompre, au risque de passer pour inculte, pour lui faire préciser le sens de ce mot pour lui, puisque justement il annonce qu'il va le préciser pour donner un exemple de sa méthode de « définition ». (<==)
(30) L'étranger utilise le mot grec paradeigma (dont vient le français « paradigme ») en 218d9, dont le sens étymologique est « ce qui est montré à coté / comparé à », pour qualifier ce qu'il va proposer pour servir d'« exemple », choisi en tant que « quelque chose de commun / insignifiant » (ti tôn phaulôn, 218d8). On peut noter que, dans le Théétète aussi, la discussion commence par des exemples, l'un, celui de la boue (147a1-c6), choisi là encore en tant que « quelque chose de commun / insignifiant » (tôn phaulôn ti, 147a1), donné par Socrate pour faire comprendre à Théétète qu'il attend une définition en compréhension et non pas une définition par énumération (en extension), l'autre donné par Théétète en réponse pour lui montrer qu'il a bien compris (147c7-148b3). Ce second exemple, donné par Théétète en référence à une disussion antérieure entre lui et son camarade Socrate suite à un cours donné par Théodore, est intéressant car il a donné de la part des commentateurs depuis l'antiquité de longs développements sur le problème mathématique sous-jacent et a même conduit certains commentateurs anciens, brodant sur celui-ci, qui porte sur le cacactère irrationnel des racines de la plupart des premiers nombres entiers, à voir en Théétète, supposé personnage historique (voir note 10), l'auteur véritable du livre des éléments d'Euclide traitant des irrationnelles. Or, si l'on lit le texte en oubliant tous ces commentaires, force est de constater que Théétète et son camarade Socrate n'ont pas traité un problème mathématique portant sur les irrationnelles ou autre chose, mais un problème d'attribution de noms : ils ont seulement proposé de classer les nombres entiers en deux groupes, ceux qui sont le produit d'un nombre entier par lui-même et tous les autres qui ne le sont pas et, s'appuyant sur la représentation des nombres entiers par des points répartis sur une ou plusieurs lignes parallèles contenant un nombre égal de points (par exemple quatre par deux lignes contenant deux points chacune ou six par deux lignes contenant trois points chacune) et constantant que certains de ces groupes de points étaient disposés en carré lorsqu''il y avait autant de lignes que de points par ligne (par exemple pour quatre, deux lignes de deux points, ou neuf, trois lignes de trois points), ils ont proposé d'appeler ces nombre « carrés » (tetragônon) et « équilatéraux » (isopleuron) et les autres « allongés » (promèkè), et d'appeler « longueur » (mèkos) le nombre correspondant au nombre de points d'une ligne d'un nombre « carré » et « puisssance » (dunamis) le nombre de points d'une ligne d'un nombre « allongé », puis ils ont fait la même chose en trois dimensions, mais ne précisent pas les dénominations auxquelles ils sont arrivés (on peut penser qu'il y était question de « cubes »). Au lieu de s'intéresser au substrat mathématique de cet exemple pris dans une discussion sur des définitions, les commentateurs auraient été mieux inspirés de s'intéresser aux choix de mots faits par Théétète et son camarade. Ils auraient ainsi pu remarquer qu'ils donnent à des notions nouvelles des noms préexistants, auxquels il donnent donc une signification supplémentaire, ce qui n'est pas nécessairement la meilleure solution pour arriver à un langage précis, même si l'on peut apprécier le fait que les mots utilisés font « image », en notant cependant que faire image, c'est en l'occurrence faire appel au sens de la vue, alors qu'il est question de concepts abstraits (ce qui nous renvoie aux commentaires du Socrate de la République dans l'analogie de la ligne). Par ailleurs, ils commencent par donner deux noms, carré (tetragônon) et équilatéral (isopleuron) à la même notion, ce qui, là encore, n'est pas fait pour clarifier les choses. Et de plus, le premier nom qu'ils proposent, tetragônon, est déjà trompeur en géométrie, puisqu'il signifie étymologiquement « qui a quatre angles » et que le carré n'est pas la seule figure qui ait quatre angles, mais seulement la plus régulière (cf. note précédente, vers la fin), puisqu'elle a quatre angles égaux et aussi quatre côtés égaux, ce que ne dit pas son nom. Et, pour tout arranger, le nom renvoie à des angles, alors que l'image qui serait pertinente dans le cas présent serait plutôt une référence aux côtés égaux, puisque les alignements de points représentant les nombres évoquent plutôt des côtés que des angles, ce qui explique sans doute pourquoi Théétète et son camarade ont choisi un second nom, isopleuron, étymologiquement « qui a ses côtés (pleura) égaux (isos) », qui, lui, renvoie effectivement à l'égalité des côtés (mais n'en indique pas le nombre, ce que fait justement tetragônon). Un autre problème avec leurs dénominations est qu'ils appellent les nombres qui ne sont pas « carrés / tétragones » et « équilatéraux » promèkè (« allongés »), d'un mot formé sur la racine mèkos, qui signifie « longueur », et que c'est précisément ce mot qu'ils utilisent pour désigner le nombre correspondant au côté des nombres « carrés », c'est-à-dire de ceux qui ne sont justement pas promèkè (« oblongs »). Bref, ce qui devrait intéresser le lecteur dans un exemple portant sur manière de définir et de dénommer des notions générales, c'est la manière dont Théétète choisit les noms qu'il donne aux notions qu'il introduit, pas le problème mathématique sous-jacent, qui n'a aucun rapport avec la discussion en cours. En on peut pour finir remarquer que l'exemple qu'il donne montre un passage de notions à des noms, alors que Socrate lui demande de passer d'un nom à une notion. (<==)
(31) Le mot grec que je traduis par « mainmettante » est cheirôtikè, dérivé de cheir (« main ») via le verbe cheiroun, « mettre la main sur », c'est-à dire « soumettre, dompter, capturer, se rendre maître de ». Pour conserver ce rapport aux mains, Robin traduit par « une sorte de mainmise » et Mouze par « art de la mainmise ». Je leur emprunte volontiers cette idée de « mainmise », mais, pour respecter les règles que je me suis fixées de traduire chaque mot grec par un seul mot français et de ne pas plus reculer devant les néologismes que Platon, je traduis cheirôtikè, qui est l'un des néologismes forgés par Platon dans cette définition, comme le suggère le fait que les seules occurrences de ce mot qu'on trouve dans l'ensemble des classiques grecs disponibles sur le site Perseus sont les cinq occurrences trouvées dans ce passage du Sophiste et que ce sont les seuls exemples d'emplois de ce mot fournis par le Bailly et le LSJ, par le néologisme « mainmettante », qui garde l'idée de « mainmise » de Robin et Mouze. (<==)
(32) Le néologisme grec que je traduis par « fluidochassante » est enugrothèrikon, formé sur deux racines grecques distinctes, thèr, qui signifie « bête sauvage » et donne thèra, « chasse aux animaux sauvages », puis « chasse » en général, d'où vient thèrikos, « qui a rapport à la chasse », par exemple pour qualifier un chien de chasse, et hugros, qui signifie « mouillé, pluvieux, humide », et donne enugros, « humide, aquatique, aqueux », proche de enudros, « aquatique, vivant dans l'eau », dérivé lui de hudôr, « eau » (dont vient le préfixe français « hydro- »), que l'Étranger utilise en 220b2, aussitôt après avoir introduit le néologisme enugrothèrikon en 220a9. Et comme il inclut sous ce terme les animaux vivant aussi bien dans l'eau (les poissons) que dans l'air (les oiseaux), suggérant qu'il considère l'air comme un fluide « humide » à défaut d'être de l'eau liquide (comme le montre à l'occasion la présence de nuages qui se transforment en pluie), il faut comprendre qu'il comprend enugron, distinct de enudron, comme faisant référence à des milieux humides non limités à l'eau à l'état liquide, des « fluides dans lesquels on peut se déplacer sans marcher (puisqu'il oppose les animaux vivant dans ces milieux aux marcheurs), dans lesquels il inclut à la fois l'air et l'eau. Mais au final, le néologisme enugrothèrikon devait être pour les contemporains de Platon aussi vague et peu compréhensible que mon « fluidochassante », qui reprend l'équivalent français des deux racines grecques, la notion de « chasse » et celle de « fluide ». (<==)
(33) Le néologisme agkistreutikon est formé sur le nom agkistron, qui signifie entre autre « hameçon » mais plus généralement « crochet », et dans les explications qui précèdent la « définition », l'Étranger a fait référence à la fois aux hameçons (agkistrois) et aux tridents (triodousi) utilisés comme harpons pour la pêche, qui se terminent aussi par des sortes de crochets. La dernière division, qui distingue les pêches où le coup est porté au poisson de bas en haut (pêche à l'hameçon où le pêcheur tire vers le haut la ligne au bout de laquelle est l'hameçon) de la pêche où le coup est porté de haut en bas (pêche au trident / harpon, où le coup est porté de haut en bas) ne se comprend pas si l'on limite le genre précédent à la pêche à l'hameçon. Dans un premier temps, j'avais envisagé de donner dans ma traduction deux traductions juxtaposées d'agkistreutikon, « hameçonnante » et « crochetante », mais finalement, ç'aurait été là aussi chercher à clarifier ce qui était confus dans la « définition » de Platon, qui cherche justement à montrer par l'exemple qu'une telle « définition » n'est compréhensible que pour qui a préalablement parcouru le cheminement qui y a abouti et bénéficié des explications qui y sont données. J'ai donc finalement gardé la traduction qui colle au plus près au mot grec, celle d'« hameçonnante », même si (et justement parce que) elle rend difficile à comprendre la dernière division, qui semble déjà acquise dans la précédente, confiant de respecter ainsi l'intention de Platon. Notons d'ailleurs que la distinction précédente, qui fait passer de la pêche « frappante » à l'« hameçonnante » par le fait que l'une se fait de nuit (ce qu'on appelle de nos jours la pêche au lamparo) et l'autre de jour revient à mélanger des choux et des carottes car rien ne nous est dit sur la manière dont son capturés les poissons dans la pèche de nuit à la lumière de flameaux qui attirent les poissons, sinon justement cette référence à la lumière de feux, qui ne se situe pas sur le même plan que les outils de capture des poissons (filets ? nasses ? lignes ? harpons ?...). Mais tout cela est complètement perdu dans la « définition » finale. (<==)
(34) Le texte grec est le suivant : sumpasès gar technès to men hèmisu meros ktètikon èn, ktètikou de cheirôtikon, cheirôtikou de thèreutikon, tou de thèreutikou zôiothèrikon, zôiothèrikou de enugrothèrikon, enugrothèrikou de to katôthen tmèma holon halieutikon, halieutikès de plèktikon, plèktikès de agkistreutikon: toutou de to peri tèn katôthen anô plègèn anaspômenèn, ap' autès tès praxeôs aphomoiôthen tounoma, hè nun aspalieutikè zètètheisa epiklèn gegonen (Sophiste, 221b2-c3). Les mots en gras lors de leur première apparition sont des néologismes, tous formés à l'aide du suffixe -ikos, usuel en grec pour désigner l'aptitude à faire ou le rapport à quelque chose : ainsi, à partir d'halieus (pêcheur ») et d'halieuein (« pêcher »), on a l'adjectif halieutikos signifiant « qui a rapport à la pêche » et, au féminin substantivé par l'article hè et sous-entendant technè, hè halieutikè (« la pêche » en tant qu'activité), ou ici, où tous les mots en -ikos sous-entendent le to hèmisu meros (« la part [qui forme la] moitié ») initial, qui est neutre en grec, halieutikon (« relatif à la pêche »). J'ai considéré comme néologisme tous les mots en -ikon qu'on ne trouve que dans ces pages du Sophiste dans tous les classiques grecs disponiblles sur le site Perseus et dont les seuls exemples donnés par le Bailly et le LSJ sont extraits du Sophiste. On voit qu'ils sont au nombre de cinq sur les huit termes successivement utilisés par Platon dans cette définition, dont le mot final (aspalieutikè) ! Ce ne peut être un hasard ! Certes, il s'agit de néologismes formés par un mode de dérivation usuel en grec à partir de mots préexistants de sens plus ou moins connu, mais il n'en reste pas moins que ce sont des créations de Platon pour les besoins de la cause et que le fait de devoir inventer un mot, même relativement facile à comprendre (ce qui n'est pas toujours le cas, comme je l'explique à propos du mot enugrothèrikon dans la note 32), pour produire une définition supposée clarifier le sens d'un autre mot pose question sur la méthode. Dans la traduction que je propose, j'ai remplacé les terminaisons en -ikon par des terminaisons en -ante, renvoyant au « la moitié » du début, féminin en français, par lequel je traduis le neutre grec to hèmisu meros. Par contre, pour le dernier mot, celui dont l'Étranger prétend donner la définition, aspalieutikè, lui-même un néologisme, qui est au féminin substantivé par l'article, sous-entendant technè, je l'ai traduit par un nom de mon cru, « tirepêche », qui en rend sensible l'étymologie fantaisiste qu'en donne l'Étranger.
À titre de comparaison, je propose ci-après les traductions de cette « définition » données par les traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « En divisant en deux parties l'art en général, nous y avons trouvé l'art d'acquérir ; dans l'art d'acquérir, l'art d'acquérir par violence ; dans l'art d'acquérir par violence, la chasse ; dans la chasse, la chasse aux animaux ; dans la chasse aux animaux, la chasse dans le fluide ; dans cette dernière espèce de chasse, nous avons pris la division inférieure, qui est la pêche ; dans la pêche, la pêche avec du fer ; dans la pêche avec du fer, la pêche avec des crocs ; enfin l'espèce de la pêche avec des crocs, qui consiste à blesser le poisson en le tirant de bas en haut, empruntant son nom à ces circonstances mêmes, s'est appelée la pêche à l'hameçon. » ;
- Diès : « Dans l'art pris comme ensemble, en effet, toute une moitié était acquisition ; dans l'acquisition, capture ; dans la capture, chasse ; dans la
chasse, chasse au vivant ; dans la chasse au vivant, chasse au gibier d'eau. De cette chasse au gibier d'eau, la section inférieure tout entière est constituée par la pêche ; celle de la pêche, par la pèche vulnérante ; celle de la pêche vulnérante, par la pêche à l'hameçon. Dans cette dernière, la pêche qui donne son coup de bas en haut par traction ascendante d'une ligne, a, sur cette façon même d'opérer, copié son nom : elle est celle même que nous cherchons et s'appelle aspalieutique ou pêche à la ligne. » ;
- Robin : « En effet, de l'ensemble total de l'art la moitié avait pour objet une acquisition ; de cette section acquisitive la moitié était une sorte de mainmise ; de la mainmise, la moitié concernait la pratique de la chasse ; puis la moitié de la pratique de la chasse, celle de la chasse aux êtres animés ; ensuite, la moitié de la chasse aux animaux était relative à la chasse de ceux qut vivent dans l'eau ; en descendant, la section de la chasse à ceux qui vivent dans l'eau était, dans son ensemble, la pêche ;
la moitié de la pêche, celle qui se pratique à la frappe ;
la moitié de cette dernière, celle qui se fait à l'hameçon ;
enfin la moitié de cette dernière, celle où il s'agit de frapper de bas en haut en tirant à soi, dénommée à l'image et en conséquence du procédé même qu'elle emploie, voilà ce en quête de quoi nous etions à présent et qui s'appelle la pêche à la ligne. » ;
- Chambry : « Nous avons vu en effet que la moitié de l'art en général est l'acquisition, que la moitié de l'acquisition est la capture, la moitié de la capture, la chasse; la moitié de la chasse, la chasse aux animaux, la moitié de la chasse aux animaux, la chasse au gibier d'eau ; que dans la chasse au gibier d'eau, la section inférieure tout entière est la pêche ; la section inférieure de la pêche, la pêche frappeuse, celle de la pêche frappeuse, la pêche à l'hameçon. Or dans cette dernière espèce de pêche, celle qui frappe le poisson en le tirant de bas en haut, empruntant son nom à cette action même, s'appelle la pêche à la ligne, objet de notre présente recherche. » » ;
- Cordero : « En effet, nous savons, dès à présent, que la moitié de la technique tout entière était l'acquisition ; que la moitié de l'acquisition était l'appropriation ; que celle de l'appropriation était la capture ; que celle de la capture était la chasse ; que celle de la chasse était la chasse aux gibiers nageurs ; que la section inférieure de la chasse aux gibiers nageurs était la pêche ; que celle de la pêche était la pêche à la frappe ; que celle de la pêche à la frappe, était la pêche à l'hameçon ; et, dans cette dernière technique de pêche, celle qui frappe du bas vers le haut donne son nom à cette activité même que nous recherchions, qui s'appelle "pêche à la ligne". » ;
- Mouze : « Dans l'ensemble des arts, en effet, une moitié était acquisition, dans l'acquisition, une moitié mainmise, dans la mainmise,
une moitié chasse, dans la chasse, une moitié chasse
aux animaux, dans la chasse aux animaux, une moitié chasse en milieu humide, dans la chasse en milieu
humide, la section inférieure tout entière était la pêche,
dans la pêche, il y avait la frappante, dans la frappante, il y avait celle à l'hameçon ; enfin dans celle-ci, celle
qui tire à soi par un coup porté de bas en haut, et dont le nom est tiré de cette action elle-même, c'est celle que nous avons appelée "pêche à la ligne", objet de notre présente recherche. » ;
- Dixsaut : « De l'art considéré en totalité, une moitié en effet était la partie ktètique, et de la ktètique c'était la kheirôtique, de la kheirôtique la thèreutique, de la thèreutique la zôothèrique, de la zôothèrique l'enhygrothèrique, et la section inférieure de l'enhygrothèrique était dans son ensemble l'halieutique, de l'halieutique celle qui est plektique et de la plektique l'ankistreutique, dont une moitié est la portion où le coup est donné en tirant de bas en haut et qui modèle son nom sur son activité : c'est celle même que nous cherchons et qui s'appelle aspalieutique. ».
De toutes ces traductions, la dernière, celle de Dixsaut, est la seule qui respecte la règle que je me suis fixée, mais elle le fait d'une manière qui ne rend pas vraiment en français, sauf pour les héllénistes distingués dont elle fait partie, l'effet que devait produire la phrase de Platon sur ses contemporains grecs, car elle obtient ce résultat en françisant, selon la manière usuelle de transcrire des mots grecs en français (où, par exemple, la terminaison -ikos devient « -ique »), tous les termes grecs employés par Platon, néologismes inclus. Elle arrive donc à des néologismes elle aussi, mais des néologismes qui, pour la plupart, ne disent rien aux Français, alors que les néologismes utilisés par Platon sont construits sur des racines qui parlaient à ses contemporains par leur proximité avec des mots d'usage plus ou moins courant.
Ainsi cheirôtikon, formé, comme je l'ai dit dans la note 31, sur la racine cheir (« main ») et sur le verbe dérivé xeiroun (« manier, soumettre, dompter » et au moyen « capturer »), évoquait quelque chose pour les Grecs que n'évoque pas pour un français qui n'a pas fait de grec ancien « cheirôtique », qui en est la transposition pure et simple en français (qui sait aujourd'hui que le mot « chirurgien » vient du grec cheirourgos, dans lequel on retrouve la même racine cheir (« main ») et qui signifie « qui travaille avec ses mains » ? En s'inspirant de ce précédent, Dixsaut aurait d'ailleurs dû transposer cheirôtikon en « chirotique »). Et le problème est le même pour sa traduction des autres mots employés par Platon. C'est pour éviter ce « piège » que je me suis astreint à former mes néologismes sur des racines compréhensibles pour les français qui transposent en français le sens général des racines grecques utilisées par Platon. (<==)
(35) Les références au texte des Parties des animaux d'Aristote sont des liens vers la verson biligue de ce texte sur le site de Philippe Remacle. Mais il convient de noter qu'à la date de création de cette page de mon site (juin 2025), les références Bekker pour cet ouvrage d'Aristote y sont décalées d'une demi page. Ainsi, le début du chapitre II du livre I ici référencé, qui est en page 642b, apparaît sur le site de Philippe Remacle en page 643a. Il en sera de même pour toutes les références à cet ouvrage qui suivront. Il faudra donc toujours décaler les références que je donne d'une demi-page pour retrouver la citation sur la page à laquelle aboutit le lien (642b doit y être cherché à 643a, 643a à 643b, etc.). (<==)
(36) Donner un sens propre au verbe einai (« être ») conduit immanquablement à faire un tri entre des « choses » dont on dit qu'elles « sont » et d'autres auxquelles on refuse l'« étance » (ousia). Or c'est précisément cela que récuse l'Étranger dans le Sophiste lorsqu'il oppose « fils de la terre » (tous gègeneis, Sophiste, 248c1-2) et « amis des formes/idées » (tous tôn eidôn philous, Sophiste, 248a4-5), c'est-à-dire ceux qui n'accordent l'ousia (« étance ») qu'à ce qu'ils peuvent toucher et voir, à ce qui est matériel et tangible, et ceux qui refusent l'ousia (« étance ») à tout cela au motif que c'est en perpétuel mouvance et toujours changeant et ne l'accordent qu'à « certains eidè intelligibles et incorporels » (noèta atta kai asômata eidè, Sophiste, 246b7-8). Ils ont tous tort car ils sont dans une logique d'exclusion, quoi qu'ils décident d'exclure, alors que la bonne approche n'est pas de se demanquer ce qui a une ousia (« étance ») et ce qui n'en a pas, ce qui « est » et ce qui « n'est pas », formules creuses tant qu'on ne précise pas « est » ou « n'est pas » quoi, mais quel est le genre d'ousia (« étance ») de chacune des « choses » dont on peut parler et qui sont donc au moins des mots dans des logoi, pensés ou matérialisés, pour qu'on puisse y penser ou en parler pour se poser la question de leur « étance » (ousia).
le fondement de la réflexion de Platon n'est pas une « ontologie », un discours sur l'être qui, pour lui, comme je l'ai dit, ne peut être que sophistique, quelle que soit la rigueur logique avec laquelle il est mené (comme le montre brillament le Parménide), mais est constité de deux principes de bon sens, le principe que j'appelle principe d'associations sélectives qui, appliqué au cas du logos, dit qu'on ne peut pas assembler les mots n'importe comment, et le principe de partage d'expérience dans le dialegesthai (« la pratique du dialogue »), qui donne le moyen de valider les assemblages de mots acceptables, le premier exposé par l'Étranger dans le Sophiste et le second mis en pratique dans la discussion sur les 5 megista genè (très grandes familles) qui suit cette expostion, après un intermède qui qualifie le savoir (epistèmè) qui permet cela de dialektikos et en fait le savoir spécifique du philosophos. (<==)
(37) On a vu en note 10 le rôle que pouvait jouer la signification des noms de Théodore et Théétète dans la compréhension du Théétète et j'ai évoqué à cette occasion le problème d'historicité qui se pose à propos de ces deux personnages. Un exemple particulièrement frappant de l'utilisation par Platon de personnages qui semblent bien avoir existé, mais qui ont été chosis par lui en fonction de leur seul nom est celui du Lysis. Le personnage qui donne son nom au dialogue se nomme Lysis, fils de Démokratès. Rien de bien extraordinaire jusque là, pour nous qui ne sommes pas Grecs, tant qu'on ne réalise pas que, si l'on traduit ces deux noms, cela devient « Libération », fils de « Démocrate », ce qui sonne comme un programme politique (« La démocratie nous libère ! »), pas nécessairement du goût de Platon, d'ailleurs, si on le rapproche de l'analyse de la démocratie faite par Socrate au livre VIII de la République (République VIII, 562b3-563e4), où il montre comment cet excès d'amour de la liberté qui caractérise la démocratie mène droit à la tyrannie (on dirait aujourd'hui au facisme ou à l'autocratie). Les historiens nous disent qu'il a bien existé un Lysis, fils de Démokratès, à Athènes au temps de Socrate (voir en particulier l'article Lysis II dans The people of Plato de Debra Nails, Hackett, Indianapolis, 2002), mais, en dehors d'inscriptions sur des stèles ou des pierres tombales, et de sa présence dans le dialogue de Platon qui porte son nom et des traditions qui en découlent (une mention au livre II, §29 des Vies de Diogène Laërce dans la section consacrée à Socrate), on ne sait rien de lui qui pourrait expliquer que Platon l'ait choisi comme interlocuteur de Socrate dans un de ses dialogues, sauf à admettre que ce dialogue, et donc probablement dans ce cas, tous les dialogues, rendent compte de faits réels de la vie de Socrate. Comme je récuse cette option, il reste à essayer de voir en quoi le nom de « Libération, fils de Démocrate » peut expliquer le rôle que lui fait jouer Platon dans ses dialogues, considérés, non comme des reportages journalistiques sur la vie du Socrate historique, mais comme des créations de sa part dans le cadre de son projet pédagogique. Le Lysis est le premier dialogue de la trilogie Lysis - Lachès - Charmide de la première tétralogie, introduite par l'Alcibiade. Cette tétralogie introductive nous met en présence d'adolescents et est supposée accompagner les « élèves » de « première année » à l'Académie, l'école fondée par Platon à Athènes dans un jardin public consacré au héros Académos (d'où son nom) qu'il avait acheté pour y installer son école, et ce n'est sans doute pas un hasard si le Lysis s'ouvre sur une référence à l'Académie (la seule dans tous les dialogues), qui, au temps de Socrate, n'était encore qu'un jardin public (le dialogue s'ouvre par ces mots prononcés par Socrate : « J'allais de l'Académie droit vers le Lycée... ») et montre Socrate rencontrant en chemin deux personnes nommées respectivement Hippothalès (« éleveur de chevaux »), fils de Hiéronyme (« au nom sacré »), et Ctésippe (« qui possède des chevaux »), deux noms évoquant des chevaux, qui, rapprochés de l'image de l'attelage ailé du Phèdre (246a3-b3 et 253c7-e5), dans laquelle deux chevaux sont l'image des deux parties inférieures de l'âme, peuvent se transposer à l'âme (tous les hommes possèdent une âme et ils doivent l'élever et prendre conscience de sa nature divine) ; ces deux personnages sont accompagnés par un groupe d'adolescents et tout ce petit monde invite Socrate à se joindre à eux dans « une palestre nouvellement construite » où toute une bande d'adolescents passent leurs journées à discuter et aimeraient s'entretenir avec lui. Toute cette mise en scène peut se lire au second degré comme une invitation adressée à Socrate par un éleveur d'âmes (Platon) à venir dialoguer avec des adolescent dans l'Académie nouvellement construite plutôt que d'aller au Lycée, l'un de ses lieux de promenade favoris (c'est là que se passe l'entretien raconté par Socrate dans l'Euthydème et c'est aussi là que se rend Socrate après de banquet raconté dans le Banquet, seul encore éveillé et sain d'esprit quand tous les autres participants se sont endormis sous l'effet de l'alcool ; c'est aussi là qu'Aristote ouvrira son école après la mort de Platon, mais cela, Platon ne pouvait le savoir lorsqu'il écrivit le Lysis). L'Alcibiade pose d'entrée le problème que cherche à résoudre l'ensemble des dialogues : qu'est-ce qui habilite un être humain à gouverner ses semblables et quelle formation doit-il suivre pour cela. La réponse est donnée au milieu du dialogue central de la tétralogie centrale, la République (République V, 473c11-e2) : il faut que les gouvernants soient des philosophoi au sens où l'entend Platon, précisé au livre VI, et, si possible, formés selon un programme similaire à celui que propose Socrate au livre VII, programme que se propose d'accompagner les dialogues et qui était enseigné à l'Académie. En d'autres termes, il faut que les futurs politiciens ressemblent au cadeau divin que fait Théodore (« don de dieu ») de Cyrène au début du Sophiste en introduisant l'Étranger d'Élée, qu'il qualifie de andra philosophon (« homme philosophe »), formule qui inclut trois racines grecque, philo-(« ami, amoureux » en un sens non sexuel), andr- (« homme » au sens sexué de « mâle ») et sophos (« sage »), qui renvoient à trois concepts, la philia (« amitié »), l'andreia (« courage, virilité (qui est le déclaque d'andreia sur racines latines) ») et la sophia (« sagesse »), qui se trouvent être justement dans cet ordre le thème des trois dialogues de cette première trilogie, à ceci près que la sophia (« sagesse ») y est remplacée par la sôphrosunè (« bonne santé de l'esprit, modération, tempérance, prudence, sagesse (pratique) »), qui en est la version pour enfants et adolescents : le Lysis s'intéresse à la philia (« amitié »), le Lachès à l'andreia (« courage, virilité ») et le Charmide à la sôphrosunè (« modération »), manière pour Platon de suggérer en filigrane de cette première tétralogie et sous forme de puzzle la réponse à la question qu'elle pose. Et ces trois pièces du puzzle sont présentées dans l'ordre qui commande le découpage des trilogies, l'ordre des trois parties de l'âme présentées dans l'image de l'attelage ailé du Phèdre (246a3-b3 et 253c7-e5) et dans l'analyse proposée au livre IV de la République (IV, 434d, ssq.) : la partie désirante (epithumètikon), guidée dans ses choix par la philia (Lysis), la partie motivée par l'amour-propre, siège des conflits entre raison et passions (thumoeidè) à qui convient le courage (andreia) de faire les bons choix (Lachès), la partie raisonable (logikon), dont dépend la sagesse et la modération (sôprhosunè), objet du Charmide. Et, comme c'était déjà le cas avec l'Alcibiade, qui pose la question de départ en mettant en scène Alcibiade, l'homme le plus doué de sa génération, qui avait tout pour réussir et qui a pourtant été cause de la défaite d'Athènes dans la guerre du Péloponnèse du fait de son incapacité à maîtriser ses passions, pour les hommes aussi bien que pour les femmes, celui auquel il pense quand il parle en République VI, 494a11-495b7 des natures les meilleures se laissant corrompre par leur entourage en y glissant une allusion à peine voilée à l'Alcibiade (494d4-e7), les trois dialogues de la trilogie proposent une mise en scène renvoyant à un arrière-plan politique suggérant des options de gouvernement différentes dans chaque cas. Dans le Lachès, les deux généraux qui sont mis en scène ont joué un rôle politique important à Athènes, mais y ont été souvent opposés à Alcibiade, et ce, dès le début de sa carrière politique (cf. Thucydide, Histoire, V, 43), et Nicias a été celui qui a fait échouer l'expédition de Sicile promue par Alcibiade : l'arrière-plan politique qu'évoque la mise en scène, c'est donc le problème des conflits de personnes à la tête de l'État et des catastrophes qu'elles peuvent induire pour les citoyens (transposition à l'histoire contemporaine de Socrate du conflit entre Agamemnon et Achille pour une historie de cul qui est au cœur le l'Iliade, l'une des « bibles » des Grecs d'alors). Dans le Charmide, celui qui donne son nom au dialogue et Nicias, qui y joue un rôle majeur, sont deux parents de Platon (ceux à qui il fait allusion au début de la Lettre VII, dans son autobiographie, lorsqu'il parle des Trente Tyrans qui prirent le pouvoir avec l'appui de Sparte après la défaite d'Athènes dans la guerre du Péloponnèse, en disant que « certains étaient de [s]es parents » (Lettre VII, 324d1-2)) : l'arrière-plan politique, c'est donc la manière dont un Critias, que certains comptent au nombre des sophistes, peuvent tenir devant des jeunes de beaux discours sur la sagesse en compagnie de Socrate et en entraîner ensuite certains dans un des pires régimes politiques qu'Athènes ait connu. Quant au Lysis, et c'est là où je voulais en venir, son arrière-plan politique, c'est tout simplement le « programme politique » en faveur de la démocratie qu'annonce le nom de son héros : « libération, fille de démocratie », qui explique seul le choix de Platon pour ce personnage inconnu par ailleurs pour en faire l'un des principaux personnage du dialogue et celui qui lui donne son nom-programme. La démocratie libérante qu'évoque ce nom, c'est celle où ce sont les passions déterminant les « amitiés » (philiai), c'est-à-dire principalement la partie inférieure de l'âme, plutôt que sa partie supérieure, la raison, qui gouvernent, même si cette partie douée de raison peut aussi avoir des « amitiés », comme celle pour la sophia (« sagesse »). (<==)
(38) Ainsi, le fait que le dialogue entre Socrate et Théétète raconté dans le Thétète se passe le jour même où Socrate va devoir répondre d'une accusation qui lui vaudra une condamnation à mort, information que l'on n'apprend qu'incidemment dans les derniers mots du dialogue, est important pour comprendre le dialogue, et surtout le prologue, qu'il rend difficilement crédible : si le dialogue que relate Euclide de Mégare a eu lieu juste avant le procès de Socrate, est-il possible qu'Euclide, comme il le dit, soit retourné plusieurs fois de Mégare à Athènes les jours suivants se faire préciser par Socrate des éléments du dialogue avec Théétète, alors que celui-ci était occupé à ce procès et après qu'il ait eu lieu, a passé tout son temps, un mois environ, en prison jusqu'à sa mort, et que, si l'on en croit le Phédon, il y recevait chaque jour la visite de tout un groupe de fidèles, dont d'ailleurs Euclide et Terpsion (cf. Phédon, 59c2), mais dans un contexte qui ne se prêtait pas au genre d'interrogations très spécifques que suggère Euclide. Et de plus, si c'est là qu'elles avaient eu lieu, cela rendrait incompréhensible le fait que Terpsion affirme dans le prologue qu'il ignore le contenu des entretiens entre Socrate et Théétète, alors qu'il était avec Euclide un fidèle dans la prison de Socrate, et que donc, il aurait assisté à ces questionnements d'Euclide à Socrate. Sans compter que la mise en scène du Phédon, qui suppose que les magistrats d'Athènes auraient laissé Socrate faire dans sa prison, jour après jour, du procès jusqu'à sa mort, ce pourquoi il avait été condamné à mort, est difficilement crédible ! Bref, avec les derniers mots du dialogue, Socrate lache une bombe qui rend difficilement crédible le travail besogneux qu'a fait Euclide dans le prologue pour rendre crédible son récit de la rencontre entre Socrate et Théétète. Et tout cela devrait amener le lecteur à se demander pour quelle raison Platon a choisi une telle mise en scène peu crédible pour présenter un récit mettant en scène Socrate dont il prétend ne pas être l'auteur. (<==)
(39) Ainsi, dans le prologue du Théétète, qui se passe des années après l'entretien entre Théétète et Socrate et la mort de Socrate, et à un moment où ce que raconte Euclide suggère que Théétète vit ses dernières heures, Euclide nous parle des prédictions de Socrate sur ce que pourrait selon lui devenir Théétète dans le futur, mais ne nous dit rien sur ce qu'il est effectivement devenu depuis toutes ces années, ce qui est pour le moins surprenant, car on peut penser que, si Théétète avait brillé depuis, confirmant les prédictions de Socrate, il n'aurait pas manqué de nous le dire pour mettre en valeur la pertinence de ces prédictons.
Et si l'on revient maintenant à Platon lui-même, il prend la peine de nous relater l'entretien entre Euclide et Terpsion qui est censé donner de la crédibilité au récit de l'entretien entre Socrate et Théétète, mais il ne nous dit rien de la manière dont lui, Platon, a eu connaissance de cette conversation privée entre Euclide et Terpsion, ni de comment
il est entré en possession du manuscrit d'Euclide, ni non plus de la raison pour laquelle il entend le publier sous son nom, qui plus est avec un prologue qui relate des événements privés dont on ne voit pas pourquoi Euclide, en supposant qu'il lui ait confié son manuscrit pour le publier, lui aurait raconté l'histoire plutôt que de lui raconter directement à lui, Platon, tout ce qu'il est supposé avoir dit à Terpsion pour prouver la crédibilité de son récit de l'entretien entre Socrate et Théétète. Et de toutes façons, dans la mesure où Platon était lui aussi un familier de Socrate, si ce dernier avait été aussi impressionné par Théétète que le laisse entendre Euclide, est-il vraisemblable que Platon n'en ait pas entendu parler lui aussi directement par Socrate ?
Et dans les non-dits de Platon, on peut encore mentionne le fait
que, comme je l'ai déjà déjà souligné en note 3, il ne précise nulle part si le Sophiste est la suite du manuscrit d'Euclide ou un autre récit qu'il tiendrait d'une autre source. Si c'est la suite du manuscrit d'Euclide, ce dernier a été bien léger dans sa description du contenu de celui-ci en ne parlant que d'une conversation entre Socrate et Théétète, alors que les deux tiers de l'ensemble Théétète, Sophiste, Politique, qui, dans ce cas, constitueraient l'ensemble du manuscrit d'Euclide, ne font pratiquement pas intervenir Socrate (Sophiste et Politique) et que le dernier tiers (le Politique), ne fait pas non plus intervenir Théétète ! Et si ce n'est pas le cas, on ne peut qu'être surpris que Platon ait eu vent de cette série d'entretiens qui forment un tout par deux sources différentes, ou, pire, qu'il ait eu une connaissance directe des entretiens du second jour, qui se disent explicitement suite d'entretiens de la veille, sans avoir eu de la même manière connaissance des entretiens du premier jour et ait été obligé de passer par Euclide pour combler cette lacune. Tout cela suggère qu'il voulait effectivement, comme je l'ai dit plus haut, faire comprendre à ses lecteurs que le Socrate du Théétète, et celui-là seulement, n'était pas le même Socrate que celui des autres dialogues, pour soumettre ses lecteurs à un test (reconnaîtront-ils qu'il leur a changé leur Socrate et verront-ils en quoi les deux diffèrent) avant de leur proposer, dans le Sophiste et le Politique un remplaçant anonyme de Socrate, dont il assume cette fois la paternité et dont il leur faudra déterminer, nouveau test, s'il est différent du Socrate auquel ils étaient habitués, et si oui, en quoi. (<==)
(40) On a un bon exemple de cela dans le Sophiste avec la section que j'ai traduite sous le titre Principe d’associations sélectives et application à 5 megista genè (très vastes genres) (Sophiste, 251e8-255c8) et celle qui la suit et qui en est la continuation, que j'ai traduite sous le titre « L’autre » et to mè on (le n’étant pas) (Sophiste, 255c9-259d8), où c'est délibérément que Platon passe son temps à changer de verbe et de substantif pour évoquer des « associations / participations / communautés... » et de nom pour évoquer ce qui participe à ces associations, justement pour rendre son discours aussi général que possible et pour éviter de figer un vocabulaire « technique », au contraire de ce que fera Aristote, pour inviter le lecteur à chercher ce qu'il cherche à faire comprendre au-delà des mots qui servent à l'exprimer, comme je le montre au fil des notes sur ces deux traductions. Mais il fait cela, comme à son habitude, sans prévenir le lecteur car c'est à lui de le comprendre.
J'ai par ailleurs mentionné dans la note 13 un autre exemple, pris dans la République, de l'emploi par Platon, à quelques pages d'intervalle et sur le même sujet (l'analogie de la ligne) d'un même mot pour désigner des choses différentes et de mots différents pour désigner la même chose sans que le lecteur ait le moindre doute sur la « chose » unique que désignent deux mots différents (ce qui ne veut pas dire qu'il comprend parfaitement ce dont il s'agit) et sur le fait que le même mot est employé dans deux sens différents (qui ne sont pas nécessairement clairs l'un et l'autre dans son esprit).
Un autre exemple de cette maîtrise des mots est donné dans l'allégorie de la caverne par l'emploi parfaitement maîtrisé et nullement laissé au hasard des verbes phtheggesthai (« parler » au sens de produire des sons) et dialegesthai (« échanger des paroles porteuses de sens »), comme je l'explique dans la note 13 à ma traduction de cette allégorie.
Platon est toujours très attentif aux mots qu'il emploie, mais évite au maximum de figer un vocabulaire technique. Une des rares fois où il a essayé de le faire, c'est avec les deux mots eidos et idea, mais il a précisé la distinction qu'il faisait entre eux lorsqu'il leur donnait un sens « spécialisé » sans prévenir et comme en passant, dans une discussion portant sur des choses aussi triviales que des tables et des lits et personne ne s'en est aperçu et tout le monde a préféré s'appuyer sur les propos d'Aristote, qui n'avait rien compris à Platon, sur ce point là en tout cas, pour chercher à comprendre le sens « spécialisé » que Platon donnait à ces deux mots dans certains cas (voir ma traduction du passage en question du livre X de la République, dans la page de ce site intitulée Les trois sortes (eidè) de couches (lits) : de quoi un nom est-il le nom ? (République, X, 595c7-598d6) et le prologue et les notes qui l'accompagnent), sans parvenir à saisir la différence qu'il faisait entre les deux, ce qui a donné la supposée « théorie des Formes (eidè) / Idées (ideai) » qu'on attribue (à tort) à Platon, dans laquelle ces deux mots sont considérés comme synonymes pour lui. (<==)