© 2018 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 26 avril 2020
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Le Sophiste
(6ème tétralogie : La dialectique - 2ème dialogue de la trilogie)

La possibilité du faux logos
(Sophiste, 259d9-264b10)

(Traduction Bernard SUZANNE, © 2018, 2020)

(vers la section précédente)

Préambule : Au début de cette section, l'étranger décrit le logos comme « se produi[sant] pour nous au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres » (dia tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn hô logos gegonen hèmin, 259e5-6) avant d'en faire « l'une d'entre les familles d'étants » (tôn ontôn hen ti gènôn, 260a5-6) et de poser l'exigence de « [se] mettre parfaitement d'accord sur ce que peut bien être le logos » (logon hèmas diomologèsasthai ti pot' estin, 260a7-8). Cette exigence, que ne semble pas comprendre Théétète tant la réponse doit lui paraître évidente et qui vient aussitôt après ce en quoi Cordero, dans une note à sa traduction de ces mots, voit une « véritable définition » du logos (« l'entrelacement des eidè les uns avec les autres »), est fondamentale et ouvre une section qui est la raison d'être du Sophiste, et plus généralement l'un des objectifs majeurs de l'ensemble des dialogues. Ce qui spécifie les hommes (anthrôpoi) et les distingue des autres animaux, c'est d'être doué de logos. Mais la question qui en découle immédiatement pour celles et ceux qui veulent être des humains dignes de ce nom, c'est-à-dire tirant le meilleur parti de ce qui les spécifie pour y atteindre à l'excellence (aretè) qui est propre à l'homme, c'est bien « qu'est-ce exactement que le logos ? ». Ce que va chercher ici à faire comprendre Platon à travers les propos de l'étranger, c'est qu'il ne suffit pas d'aligner des mots pour produire un logos digne de ce nom et qu'il ne faut pas confondre phtheggesthai (« produire des sons »), ou même onomazein (« donner un nom »), et legein (« produire du sens »). Le logos, qui, au sens large dans lequel l'étranger prendra ce mot en 263e3-8, inclut la dianoia, c'est-à-dire la pensée « discursive » (s'appuyant sur le discours, c'est-à-dire sur les mots simplement pensés, mais ni écrits, ni proférés vocalement), n'est pas l'assemblage de mots prononcés ou écrits, ou même simplement pensés, mais quelque chose qui se produit dans l'esprit (nous) de celui qui pense, parle, écrit, écoute ou lit ces mots et qui implique les eidè associés à ces mots (cf. « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom », République X, 596a6-7), qui, seuls, sont capables de s'entrelacer (sumplekein) les uns avec les autres, là où les mots ne font que se juxtaposer les uns à la suite des autres. Les mots et les discours sont le véhicule et le support du logos, mais il ne sont pas le logos, qui constitue une famille d'étants (ontôn genos) spécifique, distincte de celle des mots, une famille d'étants immatériels qui s'appuient sur les mots pour faire référence à des eidè (visibles/sensibles aussi bien qu'intelligibles) qui ne sont pas les pragmata (« faits, choses ») eux-mêmes, mais l'apparence (sens premier d'eidos) que ces pragmata offrent aux sens et à l'esprit humain du fait des caractéristiques et des limites propres de chacun d'eux (la vue n'est pas affectée par les sons, l'ouïe n'est pas affectée par les odeurs, etc., mais toutes les données des sens affectent aussi l'esprit, qui peut aussi être affecté sans intervention directe des sens, par exemple par des associations d'idées ou des souvenirs, et qui est capable d'abstractions à partir de données sensibles ou déjà issues de l'abstraction). Et c'est précisément parce que ces eidè ne sont pas les pragmata, les « ça-même » (auta) qu'il est possible à l'esprit humain de les « entrelacer », de manière conforme ou pas aux pragmata dont ils sont issus, pour produire un logos, en tentant de traduire cet entrelacement par un assemblage de mots selon certaines règles précises qui le rendront porteur de sens et susceptible d'être jugé vrai ou faux par rapport aux pragmata (« faits, choses ») dont il prétend refléter l'image. Et en fin de compte, l'étranger en arrivera à la conclusion que ne peut être à proprement parler appelé logos qu'un assemblage de mots exprimant un assemblage d'eidè qui est vrai, c'est-à-dire conforme aux relations présentes dans les pragmata dont il rend compte, seule manière pour lui d'être sensé. Dans le cas contraire, on a affaire à un faux logos (pseudès logos) (les notes accompagnant la traduction permettront de préciser et d'éclairer tout cela au fur et à mesure).

Note : puisque cette section cherche explicitement à « définir » logos, non seulement je ne traduis toujours pas ce mot, dont aucun mot français ne conserve l'étendue du registre de sens pertinent ici, mais je ne propose pas non plus entre parenthèses de mots français qui pourraient le traduire, comme je le faisais jusqu'à présent. C'est à chaque lecteur de se construire sa propre compréhension du mot à l'aide des explications données par l'étranger, en se souvenant que le mot grec couvre les deux registres de sens de « discours » et de « raison », qui se fondent dans la notion de « discours raisonnable, paroles sensées ».

[259d] [...]

L'ÉTRANGER.-- Et en effet, mon bon, le [fait d']entreprendre de séparer tout de tout, [259e] [c'est] entre autre pas mélodieux, et surtout aussi [le fait] de quelqu'un inculte et non philosophe. (1)

THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- C'est l'anéantissement le plus définitif de tout logos (parole/discours/raisonnement/...), le [fait de] disjoindre chaque [étant] de tous les autres, car [c'est] au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous. (2)

THÉÉTÈTE.-- Vrai.

L'ÉTRANGER.-- [260a] Eh bien considère combien [il était] opportun à l'instant même que nous ayons mené à son terme le combat contre ceux-ci et que nous les ayons contraints pour [ça] à laisser se mélanger l'un à l'autre. (3)

THÉÉTÈTE.-- Pour quoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- Pour que le logos, pour nous, soit l'une d'entre les familles d'étants. (4)  Car, privés de cela, le plus grave en effet, [c'est que] nous serions privés de la philosophie. Mais alors, dans la situation présente il nous faut nous mettre parfaitement d'accord sur ce que peut bien être le logos, car si nous étions privé de lui [par le fait pour lui de] n'être absolument rien du tout, nous ne serions quelque part plus capables de rien dire [de sensé]. (5) [260b] Or, nous en serions privés si nous convenions qu'il n'est pas un mélange avec pas un pour pas une [seule chose/raison]. (6)

THÉÉTÈTE.-- Correctement [dit], ça, en effet ; mais pourquoi il faut maintenant nous mettre parfaitement d'accord sur le logos (parole/discours/raisonnement/...), je ne comprends pas.

L'ÉTRANGER.-- Mais peut-être, en me suivant là, tu comprendrais plus facilement.

THÉÉTÈTE.-- Où ?

L'ÉTRANGER.-- Eh bien de fait, le n'étant pas nous est apparu [comme] étant une certaine famille parmi d'autres, disséminée à travers tous les étants. (7)

THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Donc, après ça, il faut examiner s'il se mélange à l'opinion et au logos.

THÉÉTÈTE.--  Quoi donc ?

L'ÉTRANGER.-- [260c] Si en effet, il ne se mélange pas avec eux, nécessairement, tout est vrai ; mais s'il se mélange, l'opinion fausse apparaît, et le logos [faux], car se faire une opinion sur les n'étant pas ou [les] dire, c'est cela en quelque sorte le faux apparaissant dans la pensée et les logoi. (8)

THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Mais bien sûr, [le] faux étant, [la] tromperie est. (9)

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Et donc, [la] tromperie étant, [il est] à partir de là nécessaire [que] toutes [choses] soient pleines d'images et de reproductions et de semblance. (10)

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet ne pas [l'admettre] ?!

L'ÉTRANGER.-- Mais justement le sophiste, nous [l']avons dit plus ou moins avoir cherché refuge en ce lieu, [260d] mais niant à toute force que le faux soit, car le n'étant pas, on ne peut ni le penser, ni le dire, car à l'étance, en aucune manière, le n'étant pas ne peut avoir aucune part. (11)

THÉÉTÈTE.-- C'était ça.

L'ÉTRANGER.-- Mais à présent en tout cas, cela (12) est donc apparu [comme] ayant part à l'étant, si bien qu'il ne combattrait très probablement plus de cette manière ; mais peut-être dirait-il que certains des eidè ont part au n'étant pas, d'autres pas, et que logos et opinion sont de ceux n'y ayant pas part, si bien que l'imagofactique et la simulatique, (13) dans laquelle nous le disons être, [260e] il combattrait jusqu'au bout cette fois [pour soutenir] que ça n'est pas du tout, puisqu'opinion et logos ne forment pas une communauté avec le n'étant pas, car [le] faux ne peut pas le moins du monde être si cette communauté n'est pas établie entre eux. Pour ces [raisons] donc, logos en premier lieu, et opinion et semblance, il faut exposer en détail ce que ça peut bien être, pour que, les ayant rendus clairs, nous nous rendions aussi compte de leur communauté avec le n'étant pas, [261a] et, nous [en] étant rendu compte, nous fassions voir le faux [comme] étant, et, [l']ayant fait voir, nous y attachions le sophiste s'il [y] est exposé, ou encore, l'acquittant, nous le cherchions dans une autre famille.

THÉÉTÈTE.-- Tout à fait vrai, étranger, semble être ce qui a été dit au début à propos du sophiste, que la famille [en] est difficile à capturer, car il semble bien regorger d'obstacles dont, chaque fois qu'il en lance un devant [nous], il faut nécessairement venir à bout de haute lutte avant de l'atteindre lui-même. (14) Car maintenant, nous avons péniblement franchi l['obstacle du] n'étant pas en tant qu'il n'est pas, lancé devant [nous], mais un autre [261b] est lancé devant [nous], et il faut maintenant faire voir [le] faux en tant qu'il est, à la fois à propos du logos et à propos de l'opinion, et après ça, probablement un autre, et encore autre chose après celui-là, et la fin, a ce qu'il semble, ne se montrera jamais.

L'ÉTRANGER.-- Il faut avoir le courage, Théétète, aussi peu que nous en soyons capables, de toujours aller de l'avant, car que ferait celui-là même qui se décourage dans ces [situations] dans d'autres, sinon de ne rien accomplir dans celles-ci ou encore au contraire d'être repoussé en arrière ? Péniblement sans doute, selon [261c] le proverbe, celui du moins qui est tel prendrait une cité. Mais maintenant, mon bon, puisque nous sommes venus à bout de ce que tu dis, [ce qui est] certainement la plus grande muraille aurait été prise par nous et les autres, désormais, [sont] plus aisées et plus petites.

THÉÉTÈTE.-- Tu parles bien.

L'ÉTRANGER.-- Prenons d'abord logos et opinion, comme il a été dit à l'instant, pour que nous établissions par un raisonnement très clair si le n'étant pas y est attaché ou si c'est vrai dans tous les cas, ces deux-là, et jamais faux ni l'un, ni l'autre.

THÉÉTÈTE.-- Correct.

L'ÉTRANGER.-- [261d] Voyons donc, tout comme nous avons parlé des eidè et des lettres, (15) faisons de la même manière porter cette fois notre examen sur les noms, car ce qui est à présent recherché se montre de cette manière.

THÉÉTÈTE.-- Eh bien alors, comment, sur les noms, faut-il se soumettre [à ton interrogatoire] ? (16)

L'ÉTRANGER.-- Si tous s'accordent les uns avec les autres, ou aucun, ou les uns y consentent, mais pas les autres. (17)

THÉÉTÈTE.-- Clairement ça bien sûr, que les uns y consentent, mais pas les autres. (18)

L'ÉTRANGER.-- Tu veux probablement dire ceci : que ceux dits les uns à la suite des autres [261e] et rendant clair quelque chose s'accordent entre eux, mais ceux ne signifiant rien par leur mise bout à bout ne s'accordent pas. (19)

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire par là ?

L'ÉTRANGER.-- Cela même que je pensais que tu avais compris en donnant ton accord ! En effet, il est en quelque sorte pour nous, pour les révélateurs par le moyen du son à propos de l'étance, une famille coupée en deux. (20)

THÉÉTÈTE.-- Comment [ça] ?

L'ÉTRANGER.-- [262a] Ce [qui] d'une part [est appelé] « noms », ce [qui] d'autre part [est] appelé « verbes ».

THÉÉTÈTE.-- Décris chacune des deux.

L'ÉTRANGER.-- Ce qui est révélateur à propos des activités, nous l'appelons en quelque sorte « verbe ».

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- Mais bien sûr, le signe vocal à propos de ceux-là mêmes agissant en celles-ci, [c'est] « nom » [qui est] appliqué dessus. (21)

THÉÉTÈTE.-- Très certainement, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Donc, à partir de noms seuls dits ensemble, il n'est pas de logos possible, ni non plus [à partir] de verbes dits séparés de noms.

THÉÉTÈTE.-- Ça, je ne m'en étais pas rendu compte. (22)

L'ÉTRANGER.-- [262b] [Il est] clair en effet que [c'est] en ayant autre chose en vue [que] tu étais d'accord avec moi à l'instant, car [c'est] cela même [que] je voulais dire, que ceux-ci dits ainsi bout à bout, ça n'est pas un logos.

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Comme « marche court dort » (23) et les autres verbes qui, tous autant qu'ils sont, signifient des activités, quand bien même on les dirait tous à la suite les uns des autres, ça ne fait pas plus un logos.

THÉÉTÈTE.-- Comment en effet [cela en ferait-il un] ?

L'ÉTRANGER.-- Et donc encore une fois, quand est dit « lion cerf cheval » et que les noms, tous autant qu'ils sont, de ceux qui, cette fois, pratiquent ces activités [262c]  sont nommés, eh bien, selon cet assemblage aussi, une fois encore, aucun logos ne tient ensemble, car, ni dans ce [cas-]ci, ni dans celui-là, les sons produits ne révèlent [ni] activité, ni inactivité, ni étance d'un étant ou d'un n'étant pas, avant qu'aux noms, on ne mêle les verbes. (24) Mais dès ce moment-là, ça s'accorde et un logos advient sitôt le premier entrelacement, peut-être d'entre les logoi, le premier et le plus petit.

THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu donc dire là ?

L'ÉTRANGER.-- Quand quelqu'un dit « [un] homme apprend », tu dis que c'est un logos, le plus petit et le premier ?

THÉÉTÈTE.-- [262d] Moi ? En effet.

L'ÉTRANGER.-- Il révèle en effet dès ce moment en quelque sorte [quelque chose] à propos des étants soit advenant, soit advenu, soit devant [advenir], (25) et il ne nomme pas seulement, mais accomplit (26) quelque chose en entrelaçant les verbes aux noms, moyennant quoi nous le disons « legein » (produire un logos) (27) et pas seulement « nommer » et donc aussi, à cet entrelacement, nous avons donné le nom « logos ». (28)

THÉÉTÈTE.-- Correct.

L'ÉTRANGER.-- Ainsi donc, tout comme [parmi] les faits/choses, les uns s'accordent les uns avec les autres, les autres non, à propos cette fois des signes vocaux, les uns [262e] ne s'accordent pas, les autres, en s'accordant entre eux, produisent un logos. (29)

THÉÉTÈTE.-- Absolument en effet.

L'ÉTRANGER.--  Alors encore ce petit [point].

THÉÉTÈTE.-- Lequel ?

L'ÉTRANGER.-- Un logos [doit] nécessairement, dès lors qu'il est [un logos], être logos de/sur quelqu'un ou quelque chose, mais [qu'il ne soit] pas de/sur quelqu'un ou quelque chose, impossible. (30)

THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Donc aussi il doit être d'une certaine sorte ? (31)

THÉÉTÈTE.-- Mais comment [ne serait-ce] pas [le cas] ? (32)

L'ÉTRANGER.-- Tournons donc notre esprit vers nous-mêmes.

THÉÉTÈTE.-- Il faut bien !

L'ÉTRANGER.-- Je vais à présent te dire un logos associant un agissement à une activité par le moyen d'un nom et d'un verbe. (33) De/sur qui ou quoi le logos pourrait bien être, à toi de me l'indiquer.

THÉÉTÈTE.-- [263a] Il en sera ainsi selon mes possibilités.

L'ÉTRANGER.-- « Théétète reste_assis ». (34) Pas [trop] long, le logos ? (35)

THÉÉTÈTE.-- Non, mais de bonne mesure !

L'ÉTRANGER.-- Ton travail [est] donc d'indiquer à propos de qui ou quoi il est et de/sur qui ou quoi. (36)

THÉÉTÈTE.-- Clairement, à propos de moi et sur moi. (37)

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi cette fois de celui-ci ?

THÉÉTÈTE.-- Lequel ?

L'ÉTRANGER.--  « Théétète, avec qui, en ce moment, moi, je dialogue, vole ». (38)

THÉÉTÈTE.-- Celui- là encore, pas un ne dirait autre chose que : sur moi et à propos de moi. (39)

L'ÉTRANGER.-- Mais nous disons bien que chacun des logoi est nécessairement d'une certaine sorte. (40)

THÉÉTÈTE.-- [263b] Oui.

L'ÉTRANGER.-- Eh bien de quelle sorte faut-il dire qu'est chacun de ces deux-ci ?

THÉÉTÈTE.-- L'un faux, en quelque sorte, et l'autre vrai. (41)

L'ÉTRANGER.-- Et celui d'entre eux [qui est] vrai dit les étants comme c'est à propos de toi. (42)

THÉÉTÈTE.-- Quoi [d'autre] en effet ?

L'ÉTRANGER.-- Mais par contre le faux [dit] d'autres [choses] que les étants.

THÉÉTÈTE.-- Oui.

L'ÉTRANGER.-- [C'est] donc les n'étant pas [qu']il dit comme étants.

THÉÉTÈTE.-- Probablement.

L'ÉTRANGER.-- Mais pourtant réellement étants autres à propos de toi, (43) car nous avons dit que de nombreux étants étaient en quelque sorte à propos de chacun/chaque [chose], mais aussi de nombreux n'étant pas. (44)

THÉÉTÈTE.-- Très certainement, en effet.

L'ÉTRANGER.-- [263c] Eh bien le dernier logos que j'ai dit à propos de toi, premièrement, d'après ce que nous avons donné comme définition de ce que peut bien être un logos, est très certainement l'un des plus courts.

THÉÉTÈTE.-- À l'instant en tout cas, nous étions d'accord là-dessus. (45)

L'ÉTRANGER.-- Ensuite bien sûr, [il est] de/sur quelqu'un ou quelque chose. (46)

THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.

L'ÉTRANGER.-- Mais s'il n'est pas sur toi, [il n'est] certes sur rien ni personne d'autre. (47)

THÉÉTÈTE.-- Comment [le serait-il] en effet !

L'ÉTRANGER.-- Bien sûr, n'étant sur rien ni personne, il ne peut pas du tout être un logos, car nous avons fait voir que c'était de l'ordre des choses impossibles qu'étant un logos, il soit logos sur rien ni personne. (48)

THÉÉTÈTE.-- Très correct.

L'ÉTRANGER.-- [263d] Donc, à ton propos, les [choses] pourtant autres dites comme les mêmes et des n'étant pas comme étant, une telle association produite à partir de verbes et de noms semble tout à fait produire réellement et véritablement un faux logos. (49)

THÉÉTÈTE.-- Très vrai en effet.

L'ÉTRANGER.-- Mais quoi encore ? logos et opinion et semblance, (50) n'est-ce pas maintenant clair que toutes ces familles se produisent fausses et vraies dans nos âmes ?

THÉÉTÈTE.-- Comment ?

L'ÉTRANGER.-- Tu comprendras ça plus facilement si ces [familles], tu saisis d'abord ce que ça peut bien être [263e] et en quoi elles diffèrent les unes des autres.

THÉÉTÈTE.-- Présente-moi seulement [ça].

L'ÉTRANGER.-- Donc pensée et logos, [c'est] la même chose, sauf que le dialogue intérieur de l'âme avec elle-même sans [qu'un] son [soit] produit, cela même, nous l'avons nommé « pensée ». (51)

THÉÉTÈTE.--  Eh bien tout à fait, en effet.

L'ÉTRANGER.-- Mais par contre, le courant [émanant] d'elle sortant par la bouche avec accompagnement de bruit est appelé « logos » (52).

THÉÉTÈTE.-- Vrai.

L'ÉTRANGER.-- Et donc dans les logoi du moins, nous savons que sont...

THÉÉTÈTE.-- Quoi ?

L'ÉTRANGER.-- Assertion et contradiction. (53)

THÉÉTÈTE.-- Nous [le] savons.

L'ÉTRANGER.-- [264a] Quand donc cela se produit dans une âme par la pensée en silence, as-tu, pour l'appeler, autre chose que « opinion » ? (54)

THÉÉTÈTE.-- Et comment [l'appeler autrement] ?

L'ÉTRANGER.--  Mais quoi ? Quand [c'est], non pas par elle, mais à travers la sensation, [qu']elle est présente à quelque [âme], une telle affection à son tour peut-elle être correctement dite autre chose que « semblance » ? (55)

THÉÉTÈTE.-- Aucunement.

L'ÉTRANGER.-- Donc, puisque aussi bien, le logos était vrai et faux, et que, parmi ceux-ci la pensée a semblé (56) dialogue de l'âme elle-même avec elle-même, [264b] l'opinion l'aboutissement ultime de la pensée, (57) et ce à propos de quoi nous disons « il semble » un mélange de sensation et d'opinion, alors nécessairement aussi, celles-ci étant apparentées au logos, certaines d'entre elles sont parfois fausses. (58)

THÉÉTÈTE.-- Mais comment [ne serait-ce] pas [le cas] ?

L'ÉTRANGER.-- Te rends-tu compte que l'opinion fausse et le [faux] logos ont été trouvés avant que, selon le pressentiment dont nous étions effrayés à l'instant, nous n'ayons eu à nous lancer, en cherchant ça, dans un travail tout à fait impossible à mener à terme ?

THÉÉTÈTE.-- Je m['en] rend compte.

(vers la section suivante)


(1) « Pas mélodieux » traduit le grec ouk emmeles, dans lequel emmeles est le neutre de emmelès, adjectif dérivé de melos, dont le sens premier est « membre » (du corps) et de là « membre » de phrase musicale, c'est-à-dire « mélodie » (mot français qui en dérive), par opposition à mesure (metron) ou rythme (ruthmos). Être emmelès, c'est être dans (en- devenant em- devant le mu de melos) le ton, en accord avec la mélodie, juste (au sens musical), et par analogie, « bien ordonné, convenable, de bon goût ». Et vouloir « séparer tout de tout », c'est-à-dire refuser que quoi que ce soit se mèle à quoi que ce soit d'autre, c'est interdire la notion même d'harmonie, d'accord et de convenance (étymologiquement « venir/aller ensemble », où le cum latin est l'équivalent du sun grec).
« Inculte » traduit le grec amousos, qui signifie « sans rapport avec les Muses (Mousai) », divinités des arts et des sciences, c'est-à-dire « grossier, dénué de goût ». Dans la République, l'éducation des futurs gardiens dans leur enfance s'organise autour de deux pôles, la gumnastikè pour le développement du corps et la mousikè pour le développement de l'esprit. Dans un cas comme dans l'autre, et plus particulièrement pour le second, il faut prendre le mot grec dans un sens plus large que celui qu'a pris sa transcription en français, par « gynmastique » pour le premier, par « musique » pour le second. Les Muses étaient neuf et ne se limitaient pas à Eutherpe. Être amousos, c'est donc n'avoir pas développé son esprit au contact des disciplines patronnées par les neuf Muses, c'est-à-dire en fin de compte être « inculte ».
« Non philosophe » traduit aphilosophos, dans lequel on retrouve le même alpha privatif que dans amousos, et aussi le préfixe philo- qui implique, à travers la notion de philia (« amitié »), une relation entre celui qui aime et celui, celle ou ce qu'il aime, incompatible avec l'idée que tout est séparé de tout. (<==)

(2) Le mot traduit par « entrelacement » est sumplokè, substantif dérivé du verbe plekein (« tresser, entrelacer », dans un sens technique s'appliquant par exemple à la chevelure, à une couronne ou à un panier d'osier) via plokè (« tressage, tissage »), avec adjonction du préfixe sun- (« ensemble »), qui devient sum- devant le pi initial de plokè. Ce mot évoque un assemblage selon certaines règles donnant naissance à un objet constituant un tout distinct des éléments qui le composent (natte, tresse, guirlande, couronne, etc., qui sont certains des sens possibles du mot plokos, lui aussi dérivé de plekein), pas une simple juxtaposition.
Le verbe que je traduis par « se produit » est gegonen, troisième personne du singulier de l'indicatif parfait de gignesthai, « naître, devenir, advenir, se produire ». On pourrait aussi traduire ho logos gegonen hèmin par « le logos nous est né », et c'est ce que font Diès et Chambry en traduisant par « le discours nous est né », et, sous une forme un peu différente, Robin (« ce qui, chez nous, a donné naissance au discours ») et Mouze (« le discours est né pour nous »). Mais une telle traduction, rendant le parfait par un passé simple, laisse supposer que l'étranger s'intéresse ici à un événement historique dans le passé, l'apparition de la parole parmi les humains. Or il me semble que ce n'est pas ce qu'a ici en tête l'étranger. Un fois encore, on a ici affaire, avec le mot logos au singulier, à un singulier à sens collectif et ce dont parle l'étranger, c'est de tous les logoi, passés, présents et à venir, ou, si l'on préfère, de n'importe quel logos, comme le suggère le hèmin (« pour nous »), qu'il ne faut pas comprendre comme signifiant « pour nous, les êtres humains », mais plutôt comme signifiant « pour chacun de nous, êtres humains, et en particulier pour nous qui parlons en ce moment ». Ce que décrit ici l'étranger, c'est la manière dont se produit (l'une des traductions possible de gegonen, qui rend le parfait par un présent) en chaque être humain le passage d'un ensemble de mots pensés, prononcés, écrits, lus ou entendus à ce qui est à proprement parler un logos, qui suppose le passage des mots aux eidè que l'on y associe selon les propos de Socrate au début du livre X de la République, lorsqu'en prélude aux considérations sur les trois sortes de lit, il propose de partir de ce qu'il appelle « la démarche habituelle » (ek tès eiôthuias methodou, République X, 596a5-6), qu'il décrit en ces termes : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom », République X, 596a6-7), avant de se lancer dans une discussion qui implique un eidos (et une idea) de table et un eidos (et une idea) de lit, c'est-à-dire d'objets matériels fabriqués par l'homme, même pas de créations naturelles attribuables au démiurge créateur de l'Univers dont il est question dans le Timée. Mais pour comprendre cela, il ne faut pas partir d'idées préconçues sur le sens d'eidos pour Platon dans ce qu'on a l'habitude d'appeler sa « théorie des formes/idées » pour essayer d'y faire entrer au chausse-pied cette « définition » du logos, comme la note de Cordero sur sa traduction de ces mot en donne un échantillon représentatif édifiant, mais au contraire partir de cette formule dont tous les mots sont importants, lue en particulier à la lumière des propos de Socrate que je viens de citer, pour essayer de mieux comprendre, sans a priori, ce que Platon appelle eidè.
Les mots de l'étranger, « le logos se produit pour nous au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres » (dia tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn ho logos gegonen hèmin) n'est pas une définition, mais la description d'un processus (gegonen, « se produit », forme du verbe gignesthai, le verbe par excellence qui évoque le changement par opposition à einai, « être »), et d'un processus qu'il situe en nous, ou en tout cas comme nous concernant, nous, les êtres humains. Et ce processus implique un « entrelacement » (sumplokè), non pas de mots, comme on pourrait s'y attendre, mais d'eidè les uns avec les autres (allèlôn). Si l'on s'en tient là, le logos, n'importe quel logos, n'implique donc que des eidè. Il faut donc prendre au sérieux le propos de Socrate sur la relation entre mots et eidè et se résoudre à admettre qu'il y a eidos de tout ce à quoi on attribue un nom (en prenant « nom » dans le sens le plus général possible et en considérant donc en particulier qu'un verbe peut être considéré comme « nommant » une activité ou une affection), et pas seulement de certaines entités abstraites et supposées éternelles comme le beau, le juste, le bon. Simplement, certains de ces eidè ne renvoient qu'à une « apparence » (le sens premier d'eidos) visible (ceux qui sont suscités dans l'allégorie de la caverne par la vue des ombres sur la paroi à partir desquelles les prisonniers encore enchaînés attribuent des noms, cf. République VII, 515b4-5 : « s'ils étaient capables de dialoguer entre eux, les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient ? »), alors que d'autres renvoient à une « apparence » qui inclut une composante intelligible, voire n'est que de l'ordre de l'intelligible (les astres du ciel dans l'allégorie de la caverne). Bref, il y a un eidos associé à « beau » et un à « bon » tout comme il y en a un associé à « homme » ou à « cheval », mais aussi à « lit » ou à « table » (cf. République X, 596a10, sq.), ou encore à Socrate ou à Théétète, et même à « chevelure », « boue » ou « crasse » (cf. Parménide, 130c6), et aussi à « marcher », « courir », « dormir » (262b5), « apprendre » (262c9), « être assis » (263a2) ou « voler » (263a9), pour reprendre quelques uns des exemples de verbes que va bientôt utiliser l'étranger. Et la discussion sur les « très grandes familles » (megista genè) nous a montré qu'il y avait aussi des eidè d'« étant (on), de « (soi/ça-)même » (tauton), d'« autre » (heteron), de « mouvement/changement » (kinèsis) et de « repos /immutabilité » (stasis). Et si l'on s'intéresse maintenant au mot sumplokè (« entrelacement/tressage »), il faut bien admettre, si l'on y regarde attentivement, qu'il ne convient pas aux mots assemblés dans des phrases prononcées ou écrites, qui sont simplement juxtaposés les uns à la suite des autres et non pas entrelacés/imbriqués les uns dans les autres, et de plus, dans le cas du grec ancien en particulier, mais aussi dans une moindre mesure en français (voir par exemple dans Le bourgeois gentilhomme de Molière, acte II, scène 4, les variantes sur la phrase « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour ») et dans d'autres langues, juxtaposés avec une très grande liberté dans l'ordre des mots sans que cela change le sens de l'ensemble, alors que, pour les eidè, le terme est tout à fait pertinent si l'on l'applique à ce qui se passe dans notre esprit : lorsque quelqu'un dit par exemple « Alcibiade est beau », ce qui se passe dans son esprit, c'est bel et bien la combinaison, l'entrelacement, le mélange de ce qu'il associe dans son esprit au nom « Alcibiade » et de quelque chose de ce qu'il associe au mot « beau », alors que, dans son propos, les mots « Alcibiade » et « beau » restent distincts l'un de l'autre et ne sont que juxtaposés ; et si quelqu'un entend les mots « Pégase est un cheval ailé », il va se représenter dans son esprit quelque chose qu'il n'a jamais vu de ses propres yeux en combinant l'image qu'il se fait d'un cheval et l'image qu'il se fait d'une aile et, s'il est sculpteur, il pourrait parfaitement sculpter une statue de Pégase à sa façon, ou s'il est peintre, en peindre un tableau à sa façon, ces deux représentations, sculpture ou tableau, concrétisant dans le marbre ou sur une toile, l'image composite, l'entrelacement de l'eidos de cheval et de l'eidos d'aile, qui s'est formé dans son esprit à partir des mots qu'il a entendus, et qui constitue le logos véhiculé par ces mots pour une personne capable de les comprendre.
Un logos ainsi compris est donc, non pas un phénomène sonore ou graphique, mais quelque chose d'immatériel qui est le produit d'un « entrelacement » (sumplokè) d'eidè, doté d'une unité propre, et qui se forme dans notre esprit sous l'effet de stimulations physiques n'impliquant pas nécessairement des mots entendus ou lus, et c'est donc bien chaque logos particulier qui se forme/se produit (gegonen) dans l'esprit de chacun de nous sous l'effet de paroles entendues ou lues, ou simplement de pensées associées mentalement à des mots. Si donc on veut parler de « naissance », il faut traduire le parfait gegonen par un présent (« naît ») et non pas par un passé simple (« est né »), et le comprendre comme renvoyant à la formation dans l'esprit de chaque être humain de l'entrelacement (sumplokè) des eidè associés aux mots entendus, lus ou simplement pensés dans chaque cas où il est confronté à de telles sollicitations, qui donneront naissance à autant de logoi distincts. Et de plus, ces logoi multiples, puisqu'ils sont ce qui se produit dans un esprit humain, ne sont logoi que pour nous (hèmin), c'est-à-dire pour des animaux appelés « hommes » et capables d'en comprendre le sens. En d'autres termes, un texte écrit ou le phénomène sonore correspondant à des paroles prononcées ou enregistrées ne constituent pas à proprement parler en tant que tels un logos. Ce qui constitue un logos, c'est ce qui naît/se produit dans l'esprit de quelqu'un qui les entend ou les lit et leur donne un sens (il n'y a pas de logos pour quelqu'un qui lit ou entend des paroles exprimées dans une langue qu'il ne connaît pas et ne peut comprendre). Pour qu'il y ait logos pour quelqu'un d'entre nous (hèmin), il faut que la personne en laquelle il se forme puisse se représenter, d'une manière ou d'une autre, et pas nécessairement de manière correcte par rapport à la « réalité » des faits (pragmata), ce qu'évoquent les mots utilisés et leur assemblage spécifique. Lorsqu'un juge entend les deux parties lui décrire de manière différente des faits dont il n'a pas été témoin (cf. Théétète, 201b8-c2), il y a bien dans son esprit deux logoi différents correspondant à deux « faits » qu'il est capable de se représenter indépendamment de la question de savoir si l'un ou l'autre s'est réellement produit. Et lorsque quelqu'un lit l'histoire de Bellérophon chevauchant dans le ciel le cheval ailé Pégase, le mot « Pégase », comme je l'ai dit plus haut, évoque pour lui quelque chose qu'il peut se représenter même s'il n'a jamais rencontré un cheval ailé ailleurs que dans des textes, des peintures ou des sculptures, et un logos peut donc se former dans son esprit. Et c'est précisément parce que le logos est une représentation dans l'esprit de quelqu'un et non pas un simple phénomène sonore ou visuel, et une représentation de quelque chose qui lui est extérieur et impose sa « loi », qu'il peut être vrai ou faux, comme tout autre représentation ou image, qui, en tant que représentation ou image, n'est pas ce dont elle est représentation ou image, mais suppose, pour être vraiment une « image », une « ressemblance » (eikôn), quelque chose dont elle est image/ressemblance plus ou moins fidèle. Et ce qui participe à cette représentation, ce sont bien des eidè et pas des mots, puisque c'est indépendant du fait que les mots sont prononcés sous forme de sons ou transcrits sous forme de graphismes, qu'ils le soient dans une langue ou dans une autre, qu'ils soient effectivement exprimés ou simplement suggérés par le contexte.
Cette manière de décrire le logos en en faisant un « entrelacement d'eidè » et non pas de mots a des implications importantes sur la manière de comprendre eidos. Outre le fait que, comme je l'ai dit plus haut dans cette note, cela implique qu'il y a eidos de tout ce dont il y a nom, cela implique encore que les eidè, qui ne sont pas les mots auxquels on les associe, ne sont pas non plus les pragmata dont ils ne sont que l'« apparence » (eidos) sensible et/ou intelligible accessible à nos organes des sens et à notre pensée d'êtres humains, car s'ils étaient les « ça même » (auta) dont nous parlons avec les mots qui leur sont associés, leur « entrelacement » dans un logos s'imposerait à eux, c'est le logos qui imposerait sa loi à ce dont il parle et il n'y aurait plus de place pour le faux logos, dire ou penser ferait être, sinon les « ça même », du moins leur entrelacement.
En fin de compte, Platon, par la bouche de l'étranger, confirme ici on ne peut plus clairement que le logos ne nous donne accès qu'à des relations, pas à ce que sont en eux-mêmes les pragmata (« faits/choses ») désignés par chacun des mots que nous utilisons pris isolément. Il le confirmera plus loin en disant qu'un mot seul, nom ou verbe (sorti de tout contexte qui lui donnerait un sens, comme ordre ou réponse à une question par exemple), ou même une simple juxtaposition de noms sans verbes ou de verbes sans noms, ne constitue pas un logos, qui suppose au moins la combinaison d'un nom et d'un verbe (cf. 262b, sq.). (<==)

(3) « Laisser se mélanger l'un à l'autre » traduit le grec ean heteron heterôi meignusthai (mot à mot « laisser l'autre à_l'autre se_mélanger »). Il ne faut donc pas comprendre le « l'un » de ma traduction au sens numérique, comme l'Un de Parménide, mais comme faisant référence à n'importe quoi par rapport à n'importe quoi d'autre, comme dans l'expression « les uns et les autres ». Mais comme Platon utilise des singuliers (heteron, accusatif neutre singulier ; heterôi, datif neutre singulier), je conserve des singuliers en français, qui sont, là encore, des singulier à sens collectif : « l'un », c'est n'importe quoi auquel on attribue l'unité en l'isolant par la pensée et en lui donnant un nom, et « l'autre », c'est n'importe quoi d'autre que ça.
Il est important aussi de ne pas en dire plus que l'étranger en ajoutant des noms aux pronoms pour qualifier ce qui participe à ces mélanges, comme le font Cousin (« consentir au mélange d'une chose avec une autre »), Robin (« permettre que telle de ces natures se mêle à telle autre »), Chambry (« que les choses se mêlent les unes aux autres »), Cordero (« admettre que chaque chose se mélange avec chaque chose ») et Mouze (« accepter que les choses se mélangent les uns les autres »). Certes, l'emploi du mot « choses » est moins grave que l'emploi du mot « natures » (Robin), qui ferme plus le registre des participants à ces mélanges, si l'on prend « chose » dans son acception la plus large comme pouvant désigner n'importe quoi, même des abstractions et des idées (par exemple dans une formule comme « j'ai pensé à quelque chose », ou « c'est quoi encore, la chose que nous devions faire aujourd'hui ? »), à condition toutefois de ne pas ajouter d'autres précisions qui faussent le sens voulu par Platon en suggérant quelque chose qu'il a explicitement rejeté, comme le fait Cordero en traduisant « admettre que chaque chose se mélange avec chaque chose », ce qui revient à admettre le mélange universel de tout avec tout qui a été explicitement rejeté par l'étranger en 252d2-11. Car dire que les choses se mélangent les unes avec les autres n'implique pas que chaque chose se mélange avec toutes les autres choses. Ce qu'il est important de retenir, c'est que l'étranger, en ne précisant pas à quoi renvoient heteron et heterôi (« autre »), laisse la porte ouverte à une compréhension maximaliste : cela peut concerner les familles/eidè/natures/idées/... aussi bien que les « choses » matérielles, et même les mots, mais sans toutefois impliquer le mélange de tout avec tout.
Ici, le verbe utilisé pour décrire ce qui se passe entre ces uns et ces autres est meignusthai, qui signifie « mêler, mélanger, unir, joindre » et évoque donc une opération dans laquelle le résultat est plus que la simple juxtaposition des éléments joints. (<==)

(4) Dans sa précédente réplique, l'étranger, pour dire qu'il avait contraint ses opposants à admettre les mélanges, a utilisé le verbe prosanagkazesthai (prosenagkazomen, première personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif), formé sur le verbe anagkazesthai (« contraindre », à partir de la racine anagkè, « nécessité »), par adjonction du préfixe pros-, qui signfie « vers, pour » (ou encore, en composition, « en outre »). Théétète lui répond en lui demandant pros dè ti (« pour quoi donc ? »), en reprenant le préfixe pros- du verbe comme préposition introductive de sa réponse. Et la réponse que lui fait l'étranger commence par pros to... (« pour le [fait de]... »). C'est cette succession de pros que j'ai cherché à rendre en français en traduisant prosenagkazomen par « nous les ayons contraints pour [ça] » et en reprenant le « pour » dans la question de Théétète et la réponse de l'étranger.
« Soit l'une d'entre les familles d'étants » traduit le grec tôn ontôn hen ti genôn einai (mot à mot « des d'étants un (le nombre « un », pas l'article indéfini) quelque_chose familles être »). Dans la première version de cette page, j'avais traduit ces mots par « soit l'un d'entre les genres des étants » (on peut ignorer pour cette discussion le changement de traduction de genos par « famille » plutôt que par « genre », qui ne change rien au problème examiné ici). Mais, dans une note à sa traduction, Mouze, qui traduit ces mots par « soit une des familles qui sont », fait remarquer à ceux qui veulent que Platon fasse ici du logos un des « genres de l'être », que la syntaxe grecque interdit une traduction comme celle de Diès (« pour garder le discours au nombre des genres de l'être ») ou comme celle que j'avais proposée, qui supposerait le grec tôn ontôn hen ti tôn genôn einai, ou tôn tôn ontôn hen ti genôn einai, si l'on suppose l'enclavement du complément de nom tôn ontôn (« des étants ») entre l'article (le tôn initial) et le nom qu'il complémente, qui est ici lui-même au génitif pluriel (genôn). En d'autres termes, sur le plan grammatical, elle considère ontôn, génitif pluriel aux trois genres (donc susceptible de s'accorder avec n'importe quel mot au génitif pluriel, masculin, féminin ou neutre), comme épithète de genôn, génitif pluriel de genos (« famille, genre »), neutre auquel elle rapporte l'article initial tôn et comprend donc tôn ontôn... genôn comme signifiant « des familles étantes » (en accordant le participe au mot qu'il qualifie), et le traduit, selon son choix de traduire to on par « ce qui est », par « des familles qui sont ». Mais il me semble qu'il y a une autre possibilité grammaticalement correcte de comprendre ces mots, c'est de considérer, comme elle le fait elle-même, que l'article tôn (« des ») se rapporte bien à genôn (« familles »), mais à genôn seulement, et qu'ontôn est en fait le complément de nom, sans article, enclavé entre l'article et le nom qu'il complémente, comme cela se fait souvent en grec, au même titre que hen ti (« un quelconque »), qui, dans les deux approches, doit être considéré comme enclavé entre tôn (ontôn) et genôn (la possibilité pour un participe d'être considéré comme un substantif même en l'absence d'article, et donc à comprendre comme supposant un article indéfini en français, est mentionnée dans la grammaire grecque de E. Ragon, revue par A. Dain, 15ème édition revue, De Gigord, Paris, 1979, p. 223, §366, remarque I). La traduction de tôn ontôn... genôn est alors « des familles/genres d'étants » (et non pas, comme dans ma première traduction « des genres des étants »). La différence est qu'avec la traduction de Mouze, ce sont les familles (genè) qui sont dites « étantes » (onta) au moyen d'un participe non susbstantivé utilisant le verbe einai (sous la forme ontôn) sans attribut, et donc dans un sens « existentiel », alors qu'avec ma traduction, le participe substantivé onta au pluriel neutre (sous la forme ontôn au génitif) désigne, non plus une propriété des familles (dont on ne sait pas trop ce qu'elle signifie précisément, puisque « être » sans attribut ne signifie rien), mais les éléments multiples qui les composent, à l'aide du mot le plus neutre et le plus englobant que l'étranger, et Platon qui le fait parler, ont trouvé pour parler de n'importe quoi de ce que nous percevons par les sens et par l'esprit (nous) et à quoi nous pouvons donner des noms pour en parler : un « étant » (on), c'est n'importe qui ou quoi dont nous pouvons dire « c'est... (ci ou ça) ». Ceci étant, là où nous nous rejoignons, Mouze et moi, c'est dans le rejet d'une interprétation comme celle de Diès (que je critiquais déjà dans la première version de cette note) qui, bien qu'ontôn (« d'étants », participe présent génitif neutre pluriel) soit un participe et un pluriel, voit ici une référence à des « genres de l'être », passant donc du participe au pluriel à l'infinitif au singulier, et ce, pour arriver à une formule qui, après des siècles de commentaires de Platon, prend une connotation « technique » renvoyant à la supposée « théorie des formes/idées », à laquelle il fait d'ailleurs implicitement référence dans une note sur sa traduction de ces mots en assimilant « genres » (genè) à « formes » (eidè) pour en arriver à parler d'un « monde des formes » (« Ainsi le discours, l'opinion, l'imagination, sont des genres, des espèces ou formes de l'être. Il est bon de comparer de pareils traits avec Parm. 150e (homme, feu, eau, cheveux, boue, etc.) et avec les énumérations classiques (égalité, grandeur, justice, beauté, etc.) pour apprécier l'étendue du monde des formes et se faire une idée de leur nature. »).
Dire que le logos constitue une (unique) famille d'« étants », c'est, comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 2 ci-dessus, impliquer que la multitude des logoi individuels qui constituent les membres de cette famille ne sont ni les mots qui les composent, qui constituent une autre famille d'« étants », ni ce à quoi prétendent renvoyer ces mots, qui peut appartenir à n'importe quelle famille d'« étants ». Et pas plus que les mots ne sont ce qu'ils prétendent désigner, les logoi ne sont ce qu'ils prétendent décrire, mais les membres d'une famille d'« étants » qui a ses règles propres, qui ne sont pas celles de ce qu'ils prétendent décrire. Le fait qu'ils « sont » des étants au même titre que ce qu'ils cherchent à décrire, mais différent d'eux, puisque membres d'une famille distincte, exclut qu'ils soient transparents à cela, et que donc ils présentent toujours de manière parfaitement adéquate ce dont ils parlent, mais qu'ils ne sont pas. Or, l'étranger va bientôt présenter la dianoia (« pensée discursive ») comme une forme de logos silencieux de l'âme avec elle-même (263e3-5 ; d'où la qualification de « disc(o)ursive », adjectif formé sur « discours », dans la traduction en français de dianoia), ce qui implique que notre pensée non plus, en tant que logos intérieur, ne représente pas toujours de manière parfaitement adéquate ce qu'elle considère. C'en est donc fait de l'affirmation de Parménide selon laquelle « c'est en effet la même chose, penser et être » (to gar auto noein estin te kai einai, fragment III). Mais là où le fait de comprendre que les mots ne sont pas ce qu'ils désignent nous laisse devant une béance entre les mots et leurs référents puisqu'il n'y a rien, absolument rien de commun entre un mot, phénomène sonore ou graphique, et ce que, par convention, il sert à désigner, ce qui fait que ce n'est que par abus de langage que l'on peut parler des mots comme « images » de ce qu'il désignent (d'où l'emploi par Socrate, dans le Cratyle, du terme dèlôma, « révélateur, moyen de faire voir, de rendre clair, manifeste », mot qu'on retrouvera bientôt dans la bouche de l'étranger (cf. 262a3) pour décrire ce que sont les verbe), le fait de comprendre que les logoi ne sont pas ce qu'ils décrivent ouvre de tout autres perspectives puisque les logoi, qui, pour être porteurs de sens, supposent des assemblages d'eidè associés aux mots utilisés selon certaines règles, comme va bientôt le préciser l'étranger (cf. 262a9, sq.), établissent des relations entre ces eidè censées représenter les relations entre les « étants » auxquels on applique ces eidè en utilisant pour en parler les mots qu'on utilise, et que donc ces relations entre eidè traduites par des relations entre mots peuvent être considérées comme proposant des images, au sens usuel du terme cette fois, des relations entre les référents des mots, au même titre qu'une ombre ou qu'un reflet est une image visuelle de ce dont elle est ombre ou reflet. Et si les logoi sont des images/ressemblances (eikones), au sens usuel du terme, même si l'on n'est pas dans le registre visuel (mais eikôn dérive d'un verbe dont le sens premier est « être semblable », qui insiste donc sur la ressemblance, pas nécessairement visuelle), alors se pose le problème de la ressemblance de l'« image » (eikôn) au modèle, de « ce qui a été rendu semblable par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable » (to homoiôten pros to hôi hômoiôthè, République VI, 510a10), et l'on retrouve dans le registre de l'intelligible la distinction entre image et original qui préside, dans l'analogie de la ligne de la République (dont est extraite la formule que je viens de citer), au découpage en deux du segment du visible : la dianoia, l'affection de l'âme associée au premier segment de l'intelligible, travaille sur les images mentales que sont les logoi produits par les mots pensés, proférés ou écrits, au même titre que l'eikasia, l'affection associée avec le premier segment du visible, travaille sur les images visibles que sont les apparences (eidè) visuelles des objets visibles, qui ne sont pas plus ce dont elles sont les apparences que les relations entre mots impliquées par les logoi ne sont les relations entre « étants » qu'ils prétendent « refléter ». Et de même que, dans le visible, on ne peut passer de l'eikasia (premier segment) à la pistis (second segment) tant qu'on n'a pas pris conscience du fait que l'apparence visible des êtres sensibles n'est que leur apparence pour la vue et ne peut tout nous faire connaître de ce dont elle n'est qu'apparence visuelle (le « retournement du prisonnier libéré de ses chaînes), de même, dans l'intelligible, on ne peut passer de la dianoia (premier segment) à la noèsis/epistèmè (second segment) tant qu'on n'a pas compris que les logoi ne font que chercher à refléter des images de relations supposées entre des éléments que notre pensée isole du réel dans lequel nous sommes plongés en leur associant des eidè via des noms, et qu'ils ne sont donc pas ce qu'ils ne font que refléter. Et cela ouvre la porte à la notion de vrai et de faux, selon que l'« image » de relations donnée par le logos est fidèle ou pas aux relations qui lui ont servi de modèle.
Si le logos fait partie des onta (« étants »), les mots qui le composent en font aussi partie. Et si les mots sont des onta (« étants ») parmi d'autres, ils participent au principe d'associations sélectives, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas s'assembler n'importe comment. L'étranger va donc reprendre la problématique des assemblages en prenant maintenant comme exemple, non plus les très grandes familles (ta megista genè), mais les mots et le logos en général. C'était en fait cela qu'il avait en vue depuis le début, puisque nous ne pouvons rien prétendre savoir sur rien tant que nous n'avons pas tiré au clair le fonctionnement du logos à travers lequel s'exprime la connaissance. Les mots sont les premiers « étants » que nous manipulons dans le logos et, tant qu'on n'a pas déterminé s'ils pouvaient renvoyer à autre chose qu'à eux-mêmes et, si oui, comment, et ce qu'ils pouvaient nous apprendre sur ce qu'ils désignent, nous ne pouvons tenir un discours sensé sur ce qui ne serait pas des mots et donc prétendre à quelque savoir que ce soit. C'est faute d'avoir pris les problèmes dans cet ordre que le Théétète a échoué à définir le « savoir » (epistèmè).
Certes, ici aussi, cette réflexion arrive vers la fin du dialogue, mais, si l'on y réfléchit, le logos (« parole/discours/raisonnement/... ») est au centre des préoccupations depuis le début. Parler du sophiste, c'est parler de quelqu'un dont l'activité tourne autour du logos, comme l'a montré la cinquième caractérisation, qui fait de lui, selon le résumé qu'en donne l'étranger dans la récapitulation des six premières caractérisations, un athlète de l'art de la lutte au moyen des logoi (cf. 231d12-e2). Et la différenciation entre le sophiste et le philosophe tient à leur manière différente d'utiliser le logos, comme l'étranger l'a laissé entendre en évoquant la savoir dialectique en 253b9-e5 comme caractéristique du philosophe, et plus précisément, au genre d'efficacité que recherchent l'un et l'autre dans l'utilisation du logos : là où le sophiste y cherche le succès, la gloire, et surtout l'enrichissement personnel (sa première caractérisation en faisait un «  chasseur moyennant salaire de jeunes et riches [personnes] », cf. 231d3), en ne s'intéressant qu'aux moyens d'utiliser le logos pour emporter la conviction, en particulier à l'assemblée ou devant un tribunal, sans le moindre souci de sa part pour le vrai et pour le bien des autres que lui et de la cité, et sans se préoccuper de ce que ses élèves et imitateurs feront de ce qu'il leur enseigne, en bien ou en mal pour eux et leur cité (voir la discussion entre Socrate et Gorgias au début du Gorgias, et en particulier Gorgias, 456c6, sq.), le philosophe tel que le conçoivent l'étranger et Platon ne s'intéresse qu'à la manière dont le logos peut nous donner accès au vrai sur le monde qui nous entoure et nous permettre de trouver notre chemin vers ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement, dans ce monde et peut donc en particulier permettre d'organiser la vie sociale le mieux possible pour tous. C'est dans cette perspective que l'étranger essaye de montrer que toute combinaison de mots n'est pas nécessairement vraie, c'est-à-dire reflétant adéquatement ce qu'elle prétend décrire au moyen de mots, en d'autres termes, que le discours faux, c'est-à-dire le discours qui ne dit pas les choses comme elles sont et dit donc ce qui n'est pas (tel que celui qui parle prétend que c'est), est possible. Et il a entrepris de prouver cela sans la moindre hypothèse préalable sur le sens de « être » (einai), mais simplement en s'appuyant sur le bon sens. Partant d'un principe on ne peut plus général, qui est que tout (quoi qu'on mette derrière ce « tout ») ne peut pas « s'associer » avec tout (quel que soit le type d'« association/mélange/participation/combinaison/communauté/... » qu'on ait en tête), principe que j'ai appelé « principe d'associations sélectives », il entreprend de nous faire constater que nous admettons tous au moins implicitement que ce principe s'applique en particulier aux mots et à leurs assemblages dans des logoi dès lors que nous entreprenons de dialoguer les uns avec les autres en prétendant produire plus que de simples modulations sonores sans signification, et qu'il y a donc une « réalité » qui s'impose comme régulateur du langage. Pour ce faire, il commence par manipuler un nombre très limité de genè/eidè/ideai/phuseis/familles/genres/formes/espèces/sortes/apparences/idées/natures/notions/concepts/abstractions/...* compréhensibles par tous et associées à des mots utilisés par tous dans la conversation de tous les jours (cf. 252c2-9), dont il ne cherche pas à préciser la « nature », variant justement son vocabulaire pour en parler tant qu'on ne sait pas encore à quoi pourraient renvoyer les mots, einai (« être ») sous ses différentes formes, auton (« (ça)-même », désignant l'identité), heteron (« autre », renvoyant à la différenciation), kinèsis (« mouvement/changement ») et stasis (« immobilité/immutabilité »), sans même chercher à préciser ce qu'il entend par kinèsis et stasis, la seule chose qui lui importe étant que, quels que soient les contours que chacun donne à ces deux notions, personne n'est prêt à dire que ces deux mots désignent la même chose. Certes, il le fait au moyen du logos, mais en laissant implicitement entendre, par l'usage justement de mots comme genè, eidè, ideai, phuseis, qu'il n'interdit pas à ses interlocuteurs de penser qu'il y a « quelque chose » derrière les mots qu'il emploie, dont on ne sait trop ce que c'est. Mais dès lors que l'interlocuteur/lecteur admet qu'une phrase comme « le mouvement et le repos, c'est la même chose » est inacceptable, peu importe ce que désigne pour lui « mouvement » et « repos », « est » et « même », la partie est gagnée : on ne peut pas combiner ces mots n'importe comment. Et si l'on ne peut les combiner n'importe comment, c'est qu'il y a derrière ces mots une « réalité » distincte de ces mots qui leur dicte sa loi, les pragmata qui se montrent à notre esprit, par la médiation des sens ou directement, à travers des « apparences » (eidè) auxquelles nous associons des noms. Il ne lui reste plus maintennt qu'à généraliser ce principe, en se focalisant cette fois sur les mots et le logos, leurs règles d'assemblage et les moyens dont nous disposons pour valider ou invalider leurs combinaisons (le partage d'expériences dans la pratique du dialegesthai, du dialogue). C'est ce qu'il va entreprendre ici et c'est pour ça qu'il commence par préciser que, cette fois, il se concentre sur le logos et la matière première qui sert à le produire, les mots, qui sont des « étants » parmi d'autres et n'échappent donc pas au principe d'associations sélectives, et sur leurs règles d'assemblages dans des logoi pour que ceux-ci soient porteurs de sens.

* Certains commentateurs récusent l'emploi de mots comme « concepts » ou « abstraction » à propos de Platon, en particulier pour traduire des mots comme eidos et idea, pour cause d'anachronisme. Mais ces restrictions procèdent d'une totale incompréhension de ce qu'a cherché à faire Platon à travers ses dialogues. S'il ne se met jamais lui-même en scène, c'est bien pour nous faire comprendre qu'il n'écrit pas pour nous livrer ses opinions, mais pour nous accompagner dans notre propre réflexions sur des sujets sur lesquels il a longuement réfléchi, en essayant de nous faire profiter de sa réflexion sans nous imposer quoi que ce soit. Ici, par ses propres variations de vocabulaire, il cherche à nous faire comprendre qu'aucun terme « technique » unique ne peut exprimer adéquatement à lui seul ce dont il parle. Il nous invite donc à ne pas hésiter à actualiser son vocabulaire si cela nous permet de mieux comprendre, non pas ce que lui en pensait et disait, mais ce qu'il y a à comprendre (qui, pour ce qui concerne les propos du Sophiste au moins, n'a pas changé depuis deux mille cinq cents ans). Et dès lors qu'on accepte de traduire du grec en français, ou dans toute autre langue, on n'emploie déjà plus les mots de Platon, alors !... L'important n'est pas d'arriver à trouver le « meilleur » mot pour traduire tel ou tel mot grec employé par Platon dans un sens supposé « technique » puisque lui-même ne se fixe pas sur un seul et récuse tout vocabulaire « technique ». L'accusation d'anachronisme est le prétexte de ceux qui font, non pas de la philosophie, mais de l'histoire des idées, pour cantoner Platon dans une compréhension « primitive » (« Vous pensez, depuis vingt cnq siècles, on a fait des progrès!... ») qu'il leur sera plus facile de critiquer ensuite pour se mettre en valeur. Le malheur, c'est que, vingt cinq siècles après, on n'a pas encore compris ce que Platon cherchait à nous aider à comprendre, en particulier dans le Sophiste... (<==)

(5) « Nous ne serions quelque part plus capables de rien dire [de sensé] » traduit le grec ouden an eti pou legein hoioi t' èmen (mot à mot « rien le_cas_échéant encore quelque_part dire capables de nous_serions »). Comme je l'ai déjà signalé dans le préambule, il faut donner ici à legein son sens fort de « dire quelque chose qui est porteur de sens », dans lequel il s'oppose à phtheggesthai, qui évoque la parole comme simple phénomène sonore, simple production de bruit, faute de quoi le propos se contredit lui-même, puisque l'étranger parle. Dire que le logos n'est rien du tout (mèd' einia to parapan), ce n'est pas nier le fait que les humains, comme beaucoup d'autres animaux, émettent des sons, ce qui est un fait constatable par tous (à moins d'être sourd), mais dire qu'il n'y a pas de différence entre les bruits émis par les autres animaux et ceux émis par les hommes, que les bruits produits par les hommes ne suscitent pas des logoi en eux, c'est-à-dire des représentations porteuses de sens, manifestant une « raison » (l'un des sens de logos) en celui en qui elles se produisent. Dire que le logos fait partie des « étants » (onta), c'est donc affirmer quelque chose qui dépasse la simple production de modulations sonores, aussi complexes et diversifiées qu'elles soient, et que seuls les êtres humains sont capables de produire parmi les animaux mortels, quelque chose qui fait que ces modulations sonores sont porteuses de sens. Et c'est cette spécificité qu'a en vue l'étranger quand il dit qu'« il nous faut nous mettre parfaitement d'accord sur ce que peut bien être le logos » (c'est pour rendre cela sensible en français, où aucun verbe ne peut rendre à lui seul ce sens de legein, que j'ajoute « de sensé » après « dire »). Comme va le montrer la surprise de Théétète devant cette préoccupation de l'étranger, l'idée qu'un logos est plus que la simple juxtaposition des mots qui le composent n'est pas spontanée, et c'est pourquoi il nous invite à réfléchir sur ce qui constitue la spécificité du logos, le distingue de toutes les autres formes de modulations sonores et lui permet de rester logos même s'il n'est pas vocalisé ou qu'il est transcrit dans des graphismes appelés « lettres » ou « idéogrammes ». (<==)

(6) « Il n'est pas un mélange avec pas un pour pas une [seule chose/raison] » traduit le grec mèdemian einai meixin mèdeni pros mèden (mot à mot « pas_un (féminin pour l'accord avec meixin) être mélange (féminin en grec) avec_pas_un pour pas_un »). Cette reformulation de la première hypothèse se rapproche de celle utilisée en 251e9 : mèdeni mèden mèdemian dunamin echein koinônias eis mèden (mot à mot « à_pas_un pas_un pas_une possibilité avoir de_communauté vers pas_un », que j'ai traduite par « avec pas un, pas un n'a pas une possibilité de communauté en vue de pas une [seule chose] »), et c'est pourquoi j'ai repris ici une traduction aussi proche que possible de celle, un peu lourde, que j'avais donnée de la première, destinée à faire ressortir en français la répétition des diverses formes de mèdeis (étymologiquement « pas () un (eis) », c'est-à-dire « aucun, personne » et au neutre « rien »). On y retrouve trois des quatre formes de mèdeis accumulées dans cette première formulation (mèdemian, accusatif féminin singulier, mèdeni, datif neutre singulier, et mèden, accusatif neutre singulier) et le terme meixis (« mélange ») y a pris la place de koinônia (« communauté »). Lorsqu'on compare ces deux formulations, la question qui se pose est celle de savoir laquelle des quatre formes de mèdeis figurant dans la première a disparu dans la seconde, c'est-à-dire, plus spécifiquement, si le pros meden de la seconde prend la place du mèden de mèdeni mèden ou du eis mèden de la première, en d'autres termes, s'il faut traduire par « il n'est aucun mélange de rien avec rien », comme le font sous des formes voisines Cousin (« il n'y a aucun mélange d'une chose avec une autre chose »), Diès (« rien absolument ne se mélange à rien »), Robin (d'une manière plus subtile qui rend mieux justice au grec : « pour rien il n'y a aucun mélange par rapport à rien »), Chambry (« il n'y aucun mélange de quoi que ce soit à quoi que ce soit »), Cordero (« rien ne se mélange avec rien ») et Mouze (« il n'y a aucun mélange de quoi que ce soit avec quoi que ce soit »), ou, comme je le fais, par « il n'est pas un mélange avec pas un pour pas une [seule chose] ». Les raisons qui me font opter pour cette lecture sont multiples. La première est que le seul exemple de construction de mixis (« mélange ») avec un complément de la forme pros ti (au sens de « avec quelque chose ») que donne le Bailly est justement le passage du Sophiste qui nous occupe ici (Sophiste, 252b9-10, ta genè pros allèla... meixeôs echein, « les familles par_rapport les_unes_aux_autres de_mélange avoir(_leur part) », n'est pas un autre exemple de cela car, là, le pros fait partie de l'expression pros allèla, qui signifie « les uns par rapport aux autres », « les uns avec les autres »). Et d'autre part, on a à la fin de la précédente réplique de l'étranger, un modèle de construction qui devrait nous aider ici, bien que le mot utilisé ne soit pas le substantif meixis (« mélange »), mais le verbe dont il dérive, meignunai (« mélanger ») : l'expression est ean heteron heterôi meignusthai (« laisser l'un se mélanger à l'autre »), qui nous indique que, lorsqu'on mentionne les deux éléments se mélangeant l'un à l'autre, le mot désignant le second est au datif. Si l'on admet que le premier, qui est à l'accusatif avec le verbe, devrait être au génitif avec le substantif, cela conduirait ici à mèdemian einai meixin mèdenos mèdeni (le complément au génitif pour meixis est fréquent et on trouve même parfois deux compléments au génitif, qu'on traduit par « mélange entre ci et ça », et non plus « mélange de ci à ça »). Une autre raison encore est que le fait que, dans la première formulation, on trouve une des formes de mèdeis introduite par une préposition (eis mèden) nous invite à rapprocher de celle-ci celle qui, dans la seconde formulation, est aussi introduite par une préposition (pros mèden), surtout lorsqu'on remarque que l'un des sens possibles de pros et l'accusatif est proche d'un des sens de eis, les deux pointant vers une finalité, un objectif, un but. Si l'on retient cette option, ce qui manque par rapport à la première formulation, c'est un « rien » désignant la première composante du mélange, alors que si l'on retient l'autre option, les deux composantes du mélange sont explicitées (« rien » et « rien »), mais on perd la référence à la multitude des finalités en vue desquelles un mélange pourrait être fait. Or, dans la continuité de ce que je disais dans la note précédente, c'est justement la finalité qui est ici importante : un logos assemble des mots pour (pros) leur faire porter du sens, pour « refléter » d'autres mélanges dont il veut donner une représentation imagée. Si l'on en reste au plan strictement physique du son, des paroles prononcées ne constituent pas à proprement parler des « mélanges » (meixis), ni même des « communautés » (koinônia), mais de simples juxtapositions de sons sans lien les uns avec les autres, puisque ce qui pourrait créer pour l'auditeur un lien entre les sons qui se succèdent, ce serait la reconnaissance de mots, qu'on ne peut justement reconnaître que parce qu'on en perçoit le sens, comme on peut s'en rendre compte en écoutant parler une personne étrangère dont on ne connaît absolument pas la langue (c'est ce qui avait donné naissance chez les grec au mot barbaros pour désigner les gens qui ne parlaient pas grec et dont on ne comprenait donc pas la langue, à partir d'une onomatopée censée reproduire la manière dont les grecs percevaient les sons qu'ils produisaient en parlant, comme une sorte de bouillie indifférenciée de barbarbar..., comme en français on parle de blabla pour imiter un discours dont on ne cherche même pas à comprendre le sens). Ce n'est qu'à partir du moment où l'on peut reconnaître par le sens réel ou supposé des mots dans le flot continu de sons produits par une personne que l'on peut envisager ce flot sonore comme un logos mélangeant des mots en vue de (pros) traduire des relations supposées entre les eidè auxquels renvoient ces mots et, en fin de compte, entre les pragmata (« faits/choses ») pour lesquelles on estime ces eidè pertinents. Mais cela n'est pas encore sufisant, comme la suite va le montrer : il ne suffit pas de juxtaposer des mots compréhensibles individuellement pour produire un logos sensé, comme va bientôt le dire l'étranger en refusant le nom de logos à une suite de noms ou de verbes (cf. 262a8, sq.). En fait, comme je l'ai déjà dit dans la note 2, le logos n'est pas le phénomène sonore audible, mais ce qui se produit dans la pensée même en l'absence de sons émis et qui peut aussi s'y produire sous l'effet de sons entendus ou de graphismes déchiffrés dans un document écrit. Pour produire un logos il faut combiner des noms et des verbes qui traduisent des relations (réelles ou supposées) entre les « étants » auxquels prétendent renvoyer les noms et les actions/passions/états/qualifications auxquelles prétendent renvoyer les verbes. Si donc on refuse que les mots participent à des « mélanges », à des relations, dans des logoi, susceptibles de refléter d'autres mélanges/relations, en refusant quelque mélange que ce soit en vue que quelque fin que ce soit, pour ne laisser la place qu'à des juxtapositions d'étants sans liens de quelque sorte que ce soit les uns avec les autres, c'est est bien fini du logos en tant que porteur de sens.
On touche ici du doigt la raison pour laquelle il est dangereux de traduire logos, et, dans certans cas, legein. Rien de tout ce que je viens de préciser ne transparaît dans les traductions que j'ai consultées et le fait qu'elles traduisent logos ferme les portes que laisse ouvertes le fait de ne pas le traduire, surtout quand elle utilisent pour traduire legein un verbe de racine différente de celle du mot utilisé pour traduire logos :
- Cousin : « mais ici il faut en outre que nous nous entendions un peu sur ce que c’est que le langage. Si nous le supprimons absolument, nous ne pourrons plus rien dire. » ;
- Diès : « mais de plus, à cet instant même, il nous faut établir ensemble une définition du discours. Si l'on nous en frustrait en lui refusant absolument l'être, ce serait nous enlever, en somme, toute possibilité de discourir sur quoi que ce fût. » ;
- Robin : « mais en outre il nous faut, dans le moment présent, nous mettre d'accord sur une conception de ce que peut bien être le discours ; et, si une essence n'en existait même pas et que la possibilité d'un accord à son sujet nous fût enlevée, nous ne serions plus, je pense, capables de rien dire ! » ;
- Chambry : « mais de plus, à cet instant même, nous avons besoin de nous mettre d'accord sur la nature du discours. Si on nous l'ôtait, en lui déniant toute existence, nous ne pourrions plus rien dire » ;
- Cordero : « mais le moment est venu de nous mettre d'accord sur ce qu'est le discours, car si nous lui denions toute existence, nous serions même incapables de parler. » ;
- Mouze : « Mais en outre, il faut maintenant nous accorder sur ce qu'est le discours. Tandis que si nous avait été enlevée la possibilité même de le faire être, nous ne pourrions plus parler ».
Toutes ces traductions comprennent la seconde partie comme conduisant au mutisme pur et simple, ce qui n'est pas le propos de l'étranger, qui, comme on va bientôt le voir, est parfaitement conscient du fait que, lorsqu'il prononce les mots « marche court dort » (badizei trechei katheudei) en 262b5 ou « lion cerf cheval » (leôn elaphos hippos) en 262b9-10, dont il affirme que ce ne sont pas des logoi, il produit des sons (cf. « les sons produits » (ta phônètenta) en 262c4) et donc il n'est pas muet mais « parle » bel et bien, « dit » quelque chose. Mais, pour comprendre convenablement cette seconde partie, il ne faut pas traduire logos par « discours », ou même par « langage », qui ne met pas suffisamment en relief l'idée d'une parole porteuse de sens, puisque, pour tous, elle conduit, quand on lui refuse l'existence, au mutisme. (<==)

(7) « Le n'étant pas nous est apparu [comme] étant une certaine famille parmi d'autres » (to men on hèmin hen ti tôn allôn genos on anephanè). On notera que, dans cette réplique, l'étranger parle du « n'étant pas » (mè on) comme « étant » (on). Et il (enfin, Platon) a construit sa phrase de manière à faire apparaître le verbe einai (« être ») sous la forme du participe présent neutre on (« étant ») pour faire écho au on de mè on (« n'étant pas ») qui est sujet de la phrase. Mais il ne dit pas que « n'étant pas » (mè on) est (esti)... (une famille, genos), mais qu'il « nous est apparu (anephanè) [comme] étant », où anephanè est la troisième personne du singulier de l'aoriste 2 moyen du verbe anaphainein, qui signifie « se montrer, briller, apparaître en pleine lumière ». Et cette tournure n'est pas là simplement pour permettre de faire apparaître le verbe einai (« être ») sous la forme du participe présent neutre on (« étant »), elle est d'abord destinée à relativiser cette affirmation pour éviter qu'on en fasse une affirmation d'« existence » pure et simple, en nous plaçant dans une perspective subjective : l'étranger décrit, non pas ce qui « est », mais ce qui se manifeste à nous (hèmin), laissant ouverte la possibilité que notre appréhension ne soit pas fidèle à ce dont elle est appréhension. (<==)

(8) Il y a deux manières de comprendre l'expression « se faire une opinion sur les n'étant pas ou [les] dire » (ta mè onta doxazein è legein). Si l'on en reste au niveau des mots, c'est par exemple penser ou dire que Socrate n'est pas beau ou que Théétète, qui est en conversation avec l'étranger, n'est pas en train de voler dans les airs, c'est-à-dire utiliser une formule négative, ce qui revient à faire de Socrate un « n'étant pas » (beau) ou de Théétète un « n'étant pas » (en train de voler). Mais, si l'on en reste là, on est au niveau des mots, pas du logos ; on ne s'intéresse qu'à la juxtaposition des mots, pas à ce que leur mélange cherche à exprimer au regard de ce que l'expérience partagée ou le raisonnement nous permettent de valider ou d'invalider. Si l'on veut se situer au niveau du logos, il faut prendre le logos pensé ou exprimé vocalement, ou du moins l'assemblage de mots qui se prétend un logos, comme un tout et se demander s'il exprime ce qui est (le cas), donc un « étant » (le cas) ou ce qui n'est pas (le cas), donc un « n'étant pas » (le cas), c'est-à-dire s'il reflète adéquatement ou pas ce qui est (le cas). Selon cette compréhension, c'est « Socrate est beau » ou « Théétète vole » qui, bien que propositions affirmatives, expriment un « n'étant pas » (le cas), et donc le faux (pseudos), et « Socrate n'est pas beau » ou « Théétète ne bouge pas » qui, bien qu'utilsant des formes négatives, expriment des « étants » (le cas), et donc le vrai (alèthes).
Dit autrement, la question n'est pas de savoir si des expressions comme mè esti (« n'est pas »), mè einai (« ne pas être »), mè on/mè onta (« n'étant pas » au singulier ou au pluriel) ont leur place dans la famille des logoi, puisque ces expresssions prises isolément ne sont pas des logoi, mais seulement des verbes associés à une négation, mais si un membre de la famille des logoi, donc un assemblage de mots pris comme un tout qui constitue un unique logos, peut décrire des relations entre eidè n'étant pas (mè onta) celles qui relient les pragmata (« faits/choses ») dont ce logos prétend rendre compte.
L'enchaînement des idées entre cette section et la précédente, qui a assimilé mè on (« n'étant pas ») à heteron (on) (« (étant) autre »), accrédite cette manière de comprendre l'expression « se faire une opinion sur les n'étant pas ou [les] dire » (ta mè onta doxazein è legein). Dans cette section, il s'agissait seulement de comprendre l'eidos/idea/genos/phusis associé aux mots mè on (« n'étant pas ») en montrant qu'ils renvoyaient au même eidos/idea/genos/phusis que le mot heteron (« autre »). Ce faisant, on n'a fait que préciser le sens de mots ou d'expressions susceptibles de participer à des logoi, et l'on a suggéré que ces modulateurs d'expressions que sont mè on (« n'étant pas) et heteron (« autre »), de même sens, c'est-à-dire renvoyant au même eidos, semblaient pouvoir s'appliquer à/se mélanger avec tous les étants. Or on vient de voir que les logoi sont « l'une d'entre les familles d'étants » (tôn ontôn hen ti genôn). Il faut donc maintenant vérifier que l'eidos du mè on/heteron (« n'étant pas/autre ») peut bien se mélanger avec les étants particuliers que sont les logoi et, si c'est bien le cas, préciser quel est le sens de ce mélange : si en effet personne n'a de difficulté à comprendre « n'étant pas beau » comme équivalent à « étant autre que beau », même si tous ne s'accordent pas sur le sens de « beau » (tous en effet, chacun selon ses propres critères du beau, pourront classer une partie au moins des étants en deux groupes, les « beaux » et les « pas beaux », simplement les groupes ne seront pas les mêmes pour tous), ou « n'étant pas grand » comme « étant autre que grand », il n'est pas aussi simple de comprendre ce que mè on (« n'étant pas ») signifie associé au logos en tant qu'une famille d'étants. Et c'est là qu'il importe d'avoir bien compris ce qu'on désigne par le nom de logos ! Si l'on s'en tient à l'apparence d'un logos comme assemblage de mots représentés par des sons ou des graphismes, ou même simplement pensés, alors, oui, tout assemblage de mots est un logos et il n'y a pas de place dans les assemblages de mots pour certains « n'étant pas » (mè onta) logoi. Ce n'est qu'à partir du moment où l'on considère chaque logos comme un tout et qu'on comprend ce tout comme un assemblage d'eidè reflétant fidèlement les relations existant dans les pragmata dont il prétend parler que l'on peut distiguer, parmi tous les assemblages de mots, certains qui sont véritablement des logoi en ce qu'ils énoncent le vrai, c'est-à-dire les pragmata (« faits/choses ») tels qu'ils sont, et donc ont un sens, sont sensés, et d'autres assemblages de mots qui, bien que composés aussi de mots porteurs de sens lorsqu'ils sont pris individuellement, c'est-à-dire désignant/nommant quelque chose sur lequel un accord est possible (par exemple « Socrate » comme nom d'une personne que tous s'accordent à appeler « Socrate », ou « cheval » pour désigner une catégorie d'animaux que la plupart des gens s'accordent à appeler « cheval »), ne sont pas à proprement parler des logoi parce qu'ils énoncent quelque chose qui « n'est pas » (mè esti) vrai en supposant des relations entre eidè qui ne sont pas celles qui relient entre eux les pragmata (« faits/choses ») dont il est question dans cet assemblage de mots, et donc n'ont pas de sens, sont insensés (voir 262d2-6 sur la différence entre onomazein (« nommer ») et legein (« dire quelque chose de sensé »)). Et ce sont ces prétendus logoi qui n'en sont pas vraiment qu'on qualifie de pseudeis logoi (« faux logoi »), expression dont la traduction complète en français pose des problèmes qui peuvent nous permettre d'avancer dans la compréhension de ce que Platon cherche à nous faire comprendre en se heurtant, en grec, à des problèmes différents liés à la pluralité des sens du mot logos.
Commençons donc par remarquer qu'en français, pseudès logos peut se traduire de deux manières différentes qui n'ont pas le même sens. Si l'on admet, comme le font tous les traducteurs que j'ai consultés, qu'ici, la traduction de logos qui s'impose est « discours », on peut traduire pseudès logos soit par « faux discours » (en suivant l'ordre du grec), soit par « discours faux » (ce que font tous les traducteurs que j'ai consultés, sauf Chambry en 263d4). La première traduction suggère que ce qu'on qualifie de « faux discours » n'est pas un discours, mais autre chose, comme quand on parle d'un faux diamant ou d'une fausse perle (en anglais, on traduirait par « fake discourse » ou « fake speaking »), alors que tout le monde comprend la seconde, « discours faux », comme désignant quelque chose qui est bel et bien un discours, mais qui énonce quelque chose de faux (en anglais, on traduirait par « false discourse » ou « false speaking »). En d'autres termes, dans le second cas, « faux » ne porte plus sur le discours en tant que discours, indépendamment de ce qu'il énonce, mais sur le contenu du discours. Or, pour comprendre ce que pourrait être un « faux discours », il faut commencer par se mettre d'accord sur ce qu'on appelle « discours ». Dans le contexte qui nous occupe, le mot se comprend, non pas dans le sens restreint qu'il a quand on parle d'un discours du président de la République à la télévision ou du discours de réception d'un nouvel élu à l'Académie française (« développement oratoire sur un thème déterminé, conduit d'une manière méthodique, adressé à un auditoire », définition B.1. du Trésor de la Langue Française informatisé), mais dans un sens général, celui de « paroles adressées à une ou plusieurs personnes » (définition A.2.), encore trop restrictive puisqu'elle ne concerne que l'oral, ou plus techniquement, dans une perspective linguistique, « actualisation du langage par un sujet parlant » et, par métonymie,« résultat de cette actualisation » (définition C.1.a), voire, dans une perspective logique, « mode de pensée qui atteint son objet par une suite d'énoncés organisés », et, par métonymie, « exposé de la pensée ainsi conduite, raisonnement » (définition C.2.), faisant de ce mot un synonyme de « pensée discursive », par opposition à « intuition ». Dans cette perspective, tout assemblage de mots combinant des noms (onomata) et des verbes (rhèmata), au sens large que va donner à ces mots l'étranger en 262a, sq. dans un contexte de grammaire très embryonnaire au temps de Platon, constitue un « discours », qu'il énonce des choses vraies ou fausses, et un « faux discours », ce ne peut être qu'une production de sons ressemblant à des mots sans en être (comme peuvent le faire de jeunes enfants apprenant à parler) ou une énumération de mots sans liens grammaticaux entre eux donnant à leur assemblage un sens distinct du sens de chacun d'eux pris isolément, comme une simple liste de noms sans verbes ou de verbes sans noms (cf. 262a9-11). Mais dans ce cas, le caractère vrai ou faux du discours n'a rien à voir avec le caractère vrai ou faux de ce qu'il énonce s'il est vraiment un discours et donc un « vrai discours » en tant qu'assemblage grammaticalement correct de mots peut parfaitement être un « discours faux » en tant qu'énonçant des choses fausses. En français, le mot « discours » ne préjuge pas du caractère vrai ou faux de ce qu'énonce l'assemblage de mots qui le constitue. Or ce que cherche ici à faire Platon par la voix de l'étranger, c'est justement de faire dépendre l'appellation de logos donnée à un assemblage de mots du fait qu'ils « di[sen]t les étants comme c'est » (leg[ous]i... ta onta hôs estin, 263b4) ou qu'au contraire, ils disent « d'autres [choses] que les étants » (hetera tôn ontôn, 263b7) ou, dit autrement, qu'« ils di[sen]t les n'étant pas comme étants » (ta mè onta hôs onta leg[ous]i, 263b9). Car un logos qui ne dit pas les étants comme c'est est logos « sur rien ni personne » (mèdenos) et donc « ne peut pas du tout être un logos » (oud' an logos eiè to parapan, 263c9). Mais, pour expliquer ça, il doit en permanence utiliser le même mot logos dans deux sens différents : le sens large qui est celui dans lequel le comprennent la plupart des gens, et en particulier Théétète, dans lequel tout assemblage de mots est un logos, et un sens qui va se restreindre progressivement, d'abord aux assemblages qui associent noms et verbes, puis aux assemblages qui « di[sen]t les étants comme c'est », c'est-à-dire aux énoncés vrais. Et par ailleurs, le grec qu'il emploie ne lui permet pas de faire la différence que fait le français entre « faux discours » (quelque chose qui n'est pas un discours) et « discours faux » (un discours qui dit des choses fausses), ou l'anglais entre fake speaking et false speaking, même si l'ordre des mots peut changer en grec aussi, comme le montre en 260c3 la formule doxa te pseudès... kai logos [pseudès] (« opinion fausse et logos [faux] ») et en 263d4 la formule logos pseudès, mais justement parce que cet ordre était plus souple en grec qu'en français, ces variations ne changaient pas le sens des expressions (ainsi, en 263d4, l'ordre choisi, logos pseudès, est seulement destiné à faire de pseudès (« faux ») le dernier mot de la réplique pour le mettre en valeur, sans que cela change le sens de l'expression). Et que le mot logos, au contraire du mot « discours » en français, puisse avoir un sens qui le limite au cas du logos vrai prend sa source dans le fait que ce mot a tout un registre de sens autour de la notion de « raison », ce qui conduit, comme je l'ai déjà indiqué, à la compréhension de logos comme « discours raisonnable/sensé » et donc à l'idée qu'un discours faux n'est pas un discours sensé, donc pas à proprement parler un logos. Le problème, dans cette perspective, c'est qu'on ne sait pas toujours si ce qu'on dit est vrai ou pas, et que donc, on ne peut pas toujours savoir si tel assemblage de mots est véritablement un logos ou pas, ce qui conduit à devoir accepter le sens large de logos appliqué à tout assemblage de mots, ou au moins à tout assemblage de mots grammaticalement correct, tant qu'on a pas pu déterminer si c'est vraiment un logos au sens strict ou pas, comme c'est d'ailleurs le cas pour tout ce à propos de quoi il peut y avoir faux (fausse monnaie, fausse perle, faux tableau de La Tour, etc.), qu'on appelle par le nom de ce que ce n'est pas, ne serait-ce que pour dire que c'est un faux. Ceci étant dit, avec le choix de l'étranger de considérer qu'un logos faux, c'est-à-dire un logos qui ne dit pas le vrai, n'est pas à proprement parler un logos et est donc un faux logos, il n'y a plus de distinction entre logos faux et faux logos.
Cette ambiguïté sur le sens de logos n'est d'ailleurs pas la seule que l'on trouve dans notre section. Une autre va être mise en évidence par l'étranger lorsqu'il va distinguer, en 263e3-8, dianoia (« pensée ») et logos, en commençant par affirmer que c'est la même chose : en un sens large, le logos inclut la pensée, qui est « le dialogue intérieur de l'âme avec elle-même sans [qu'un] son [soit] produit » (ho entos tès psuchès pros hautèn dialogos aneu phônès gignomenos, 263e3-5), et en un sens restreint, il se limite au « courant [émanant] d'elle (l'âme) sortant par la bouche avec accompagnement de bruit » (ap' ekeinès rheuma dia tou stomatos ion meta phthoggou, 263e7-8), sens restreint qui élimine d'ailleurs aussi le logos écrit. Notons d'ailleurs que ces deux ambiguïtés sont indépendantes l'une de l'autre : le fait qu'un logos soit un vrai ou un faux logos est indépendant du fait que ce logos soit seulement pensé ou proféré. (<==)

(9) L'étranger amorce ici une progression qui va le mener de la mise en évidence de la possibilité du faux (pseudès) dans l'opinion (doxa) et le logos, consistant à « se faire une opinion (doxazein) sur les n'étant pas (ta mè onta) ou [les] dire (legein) » au caractère nécessaire des images et des ressemblances pour expliquer la possibilité de l'erreur, du fait de se tromper. Ici, il passe du pseudos (« fausseté, mensonge, erreur, tromperie ») à l'apatè (« tromperie, fraude, ruse, artifice »). Il convient donc d'examiner ces deux mots, de sens assez voisins et se recouvrant partiellement, pour essayer de mieux « délimiter » ce que chacun d'eux recouvre et préciser en quel sens différent de l'un à l'autre l'étranger emploie chacun d'eux pour que cette formule ne soit pas tautologique. La principale différence entre ces deux mots est que pseudos (nom neutre) renvoie à l'adjectif pseudès, dont un des sens est « faux » par opposition à « vrai » (alèthès), alors qu'apatè reste dans le registre de sens du mensonge et de la tromperie, qui suppose toujours un sujet mentant ou trompé. Il faut donc comprendre ici pseudos comme faisant référence à une propriété objective d'un logos ou d'une opinion : elle est vrai ou fausse indépendamment des intentions et des croyances de celui qui l'énonce ou la pense, parce que sa vérité ou sa fausseté ne dépend que des pragmata (« faits/choses ») dont elle prétend rendre compte. Apatè (« tromperie »), quant à lui, évoque une propriété du logos ou de l'opinion qui implique nécessairement l'intention de celui qui pense ou parle et l'effet sur lui et ses auditeurs de cette opinion ou de ce logos. Et dans la mesure où le verbe apatan qui en dérive peut aussi bien vouloir dire « tromper » à l'actif qu'« être trompé » ou « se tromper » au passif, l'apatè dont il est ici question, c'est aussi bien le fait de se tromper en croyant ou disant quelque chose de faux que d'être trompé par les propos de quelqu'un d'autre, un sophiste par exemple. C'est en ce second sens que le verbe apatan a été utilisé par l'étranger en 240d1 en référence au sophiste, l'amenant à lui attribuer un « art » (technè) qu'il nomme apatètikè (240d2), mot rare qu'on retrouve en 264d6 lors de la reprise de la septième caractérisation du sophiste et que j'ai traduit par « trompatique » (cf. note 46 à ma traduction de la section 237a3-241d4), mais il me semble qu'ici, l'étranger a les deux sens en vue, le sens de « tromper » du fait que le sujet de la discussion est le sophiste, et le sens de « se tromper » dans une perspective plus large qui vise à nous faire comprendre que, si le sophiste peut nous tromper, c'est parce que les sens ne sont pas fiables et que nous pouvons tous nous tromper dans l'interprétation des données qu'ils nous fournissent. Et finalement, ce que dit ici Platon par la voix de l'étranger, c'est que c'est le fait que le logos ne soit pas une aperception directe et parfaitement adéquate de ce qui s'offre à la vue (le visible) et à la pensée (l'intelligible) qui ouvre la porte à la possibilité de l'erreur dans la manière dont nous en rendons compte dans nos logoi et de la tromperie de la part de ceux qui déforment délibérément dans leurs propos les pragmata (« faits/choses ») dont ils parlent. (<==)

(10) Les mots grecs traduits respectivement par « images », « reproductions » et « semblance » sont eidôlon (au génitif pluriel eidôlôn), eikôn (au génitif pluriel eikonôn) et phantasia (au génitif singulier phantasias). Les deux premiers, qui sont au pluriel et renvoient donc à des instances multiples de ce qu'ils désignent, ont été utilisés au début de cette septième caractérisation du sophiste parmi les critères des divisions successives dans un contexte où l'étranger cherchait à faire des distinctions entre mots de sens voisin autour des notions d'images et de reproductions, et je reprends donc ici la traduction antérieurement utilisée pour chacun d'eux. Le troisième, phantasia, qui, lui, est au singulier et renvoie à une « qualité » (terminaison en -ia) et non plus à des instances, prend ici la place de phantasma, qui, dans les divisions, faisait référence à des instances comme les deux autres et que j'avais traduit par « simulacre ». L'étranger en a donné une définition en 236b4-7 qui l'opposait à eikôn (traduit alors par « reproduction ») dans les termes suivants : « Le [résultat] semblant (phainomenon) reproduire le beau du fait d'une observation [faite] d'une [place] pas belle, si quelqu'un possédait le pouvoir de voir adéquatement ces si grandes [choses], [ce résultat] ne reproduisant pas ce qu'il prétend reproduire, comment l'appellerons-nous ? Pourquoi pas, puisqu'aussi bien il semble/simule (phainetai), mais ne reproduit (eoike) pas, "simulacre" ? » (pour une explication de cette traduction, voir la note 41 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2). Il y oppose une imitation ressemblante (eikôn, « reproduction ») à une imitation qui déforme pour compenser les effets de perspective (par exemple dans le cas d'une statue monumentale qui sera vue du sol par des personnes bien plus petite qu'elle, et dont il faut « fausser » les proportions pour que, du point de vue qui sera celui de ceux qui la regarderont d'en bas, les proportions des différentes parties du corps semblent respectées, pour que, par exemple, la tête, vue de loin, ne paraisse pas trop petite par rapport aux pieds, vus de près), qu'il désigne par phantasma (« simulacre »), insistant sur le paraître (phantazesthai, « se montrer, apparaître », verbe de même racine que phanesthai et de sens voisin) plutôt que le ressembler (eoikenai).
Il est difficile de trouver en français, pour traduire phantasia, un mot qui conserve à la fois la parenté de racine avec la traduction utilisée pour phantasma (« simulacre ») et le sens qu'on peut supposer que l'étranger donnait à ce mot sans tomber dans les mots utilisés pour traduire les autres termes de sens voisins utilisés par l'étranger ou des mots apparentés (par exemple, « image », « imagination » ou « ressemblance »). Les traductions proposées par le Bailly sont « action de se montrer, apparition ; spectacle, coup d'œil, aspect, particulièrement de choses extraordinaires et propres à frapper l'imagination ; par suite étalage, montre, ostentation ; action de se figurer par l'imagination, d'où image qui s'offre à l'esprit, idée ; faculté de se représenter par l'esprit, imagination (avec comme exemple de ce sens son emploi en Sophiste, 260e4) ; apparence, dehors extérieur ». Ce mot est un mot rare dont les premières apparition dans les textes qui nous ont été conservés sont justement ses emplois par Platon, qui sont au nombre de 7 dans les dialogues : en République, II, 382e10, à propos des « apparences » que, selon les récits populaires, les dieux pourraient prendre pour décevoir et tromper les hommes ; en Théétète, 152c1 et 161e8, dans la critique par Socrate de la thèse de l'homme-mesure de Protagoras, où la phantasia désigne la manière dont chaque chose « paraît » (phainetai) à chacun et est assimilée à la sensation (aisthèsis) en 152c1, pour suggérer que, dans la logique de Protagoras, les choses sont pour chacun telles qu'il les perçoit (aisthanetai, du verbe aisthanesthai dont dérive aisthèsis), et rapprochée de l'opinion (doxa) en 161e8, pour déclarer que, si, comme le dit Protagoras, l'homme est mesure de toutes choses, il est inutile de chercher à réfuter les phantasias et les opinions de qui que ce soit puisqu'elles sont correctes (orthas) pour celui en qui elles se forment, quelles qu'elles soient ; les quatre dernières dans le Sophiste, en commençant par celle qui nous occupe ici. Pour tenter de comprendre en quel sens l'étranger emploie ce mot, il convient donc d'examiner les quatre emplois qu'il en fait, deux au début de la section ici traduite, ici (260c9) et en 260e4, deux à la fin de cette même section, en 263d5 et en 264a6. Ici, la phantasia est mentionnée au terme d'une liste qui inclue aussi images (eidôla) et reproductions (eikones), sans vraiment faire nombre avec eux puisque le mot est utilisé au singulier alors que les deux mots précédents sont au pluriel et qu'il identifie une faculté alors que les précédents font référence à des occurrences multiples de ce qu'ils désignent. En 260e4, phantasia termine une série où il est précédé par logos et opinion/jugement (doxa). Et en 263d5, il termine une série où il vient après pensée (dianoia) et opinion/jugement (doxa). Enfin, 264a4-6 propose ce qui ressemble fort à une « définition » de la phantasia, que l'on peut reformuler ainsi : c'est l'affection (pathos) d'une âme qui se forme une opinion (doxa) non pas au moyen de la seule pensée (dianoia), mais à travers la sensation (di' aisthèseôs), définition qui est complétée par un résumé qui positionne les uns par rapport aux autres pensée (dianoia), opinion (doxa) et phantasia : « la pensée (dianoia) a semblé (ephanè) dialogue de l'âme elle-même avec elle-même, l'opinion (doxa) l'aboutissement ultime de la pensée, et ce à propos de quoi nous disons "il semble" (phainetai) un mélange de sensation et d'opinion (summeixis aisthèseôs kai doxès) » (264a9-b2). En d'autres termes, la phantasia, c'est ce qui se produit dans l'âme sous l'effet de ce qui se montre (l'un des sens de phainesthai) à nos sens, ce que nous semblent (autre sens possible de phainesthai) être les pragmata (« faits/choses ») qui sont à l'origine de ces sensations, l'opinion qui résulte pour nous de ces affections de notre âme par les impressions sensibles. Et ce que cette première occurrence du mot nous suggère, c'est que cela est toujours de l'ordre de l'« image », de la « représentation », de l'« apparence », ce qui ne ne veut pas dire que c'est toujours faux, mais seulement que ce n'est pas ce dont ce n'est que l'image, la représentation, l'apparence.
Dans ces conditions, et en tenant compte du lien étroit que fait l'étranger entre le mot phantasia et la forme verbale phainetai (troisième personne du singulier du présent de l'indicatif moyen de phainesthai, dont dérive phantasia via phantazesthai), que je traduis par « il semble », je me suis finalement arrêté, pour traduire phantasia, sur le mot rare et vieilli de « semblance », qui dérive en français de « sembler » comme « étance » ((le mot que j'utilise pour traduire ousia, autre mot avec une terminaison en -ia) dérive d'« être ». Le lien avec « simulacre » est lointain, bien que les mots « sembler », « simuler » et « simulacre » viennent tous plus ou moins directement du mot latin similis (« semblable »), mais ce mot présente néanmoins l'avantage d'être, comme phantasia en grec, un mot rare. Le fait d'utiliser un terme rare, voire un néologisme, est dans certains cas un avantage dans la mesure où le mot ne tire pas avec lui des compréhensions antérieures qui pourraient détourner du sens que Platon a en vue et en compliquer la compréhension. Ici, phantasia (« semblance »), c'est ce que nous semble (phainetai) être ce qui se montre à nos sens et rien de plus et le mot ne préjuge pas du fait que cette « semblance » est ressemblance ou dissemblance.
Ceci étant dit, il n'est pas sûr qu'il faille ici se focaliser sur le sens spécifique précis de chacun de ces trois termes (et donc se battre sur le mot le plus juste pour traduire chacun d'eux en français) et il me semble que la pluralité des termes employés par l'étranger nous invite au contraire, une fois encore, à plutôt chercher ce qui les rapproche, l'eidos/idea commun à ces trois termes. Et ce qui les rapproche, c'est l'idée de ressemblance (plus ou moins marquée), qui implique nécessairement au moins deux pragmata (« faits/choses »), celui auquel on applique l'un de ces termes et celui auquel il est supposé ressembler. Et non seulement il faut au moins deux pragmata (« faits/choses »), mais il faut aussi et surtout quelqu'un qui prenne conscience de cette ressemblance, à tort ou à raison, et qui la traduise dans un logos, pensé ou proféré, avec l'un ou l'autre des mots utilisés par l'étranger, ou d'autres encore de sens voisin. En d'autres termes, rien n'est objectivement une image/ressemblance/reproduction/... indépendamment de tout observateur remarquant ou supposant la ressemblance. Un reflet dans un lac ou sur un miroir n'est qu'un phénomène optique parmi d'autres qui n'est interprété comme une image que par un observateur dont les yeux produisent à partir de ce phénomène optique et ces jeux de lumière quelque chose dans son esprit qui ressemble de manière plus ou moins exacte à autre chose qu'il peut voir ou supposer en même temps, mais ailleurs. Un tableau ou une sculpture ne sont pas des « images » en elles-mêmes, mais un morceau de toile, de bois, ou de tout autre matériau sur lequel ont été déposés des pigments de couleurs variés selon une certaine disposition, ou un bloc de pierre, de bois, de métal ou de quelque autre matériau traité pour lui donner une forme spécifique, et il faut un observateur pour interpréter ces taches de couleur ou cette forme comme présentant certaines similitudes visuelles avec autre chose, dont il dira qu'elles constituent l'« image ». Et ce n'est que dans le logos pensé ou proféré que se manifeste cette reconnaissance de ressemblances.
Quelle est alors la logique de cet enchaînement qui fait passer du faux aux images/ressemblances via le (se) tromper ? Pour le comprendre, il faut bien voir qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une déduction (les images/ressemblances seraient la conséquence de la tromperie, qui serait elle-même la conséquence de la possibilité du faux), et resituer ces trois répliques dans la dynamique de tout le début de la section ici traduite dont elles constituent la phase finale, qui n'est en fait que l'esquisse d'un développement qui va en reprendre et en détailler les différentes étapes dans tout le reste de notre section, après un intermède qui va rappeler en quoi ces développements sont pertinents pour l'investigation du sophiste. Et ce qui est fondamental ici, c'est l'ordre dans lequel les différents éléments investigués sont introduits. Au commencement est le logos, pourrait-on dire en paraphrasant le prologue de l'évangile selon Saint Jean (en archè èn ho logos) ! Ce dont il faut partir, ce n'est pas de quelque « réalité » objective que ce soit, matérielle ou immatérielle, dont on poserait l'« existence » a priori à l'aide d'un logos justement, supposé sans enquête adéquat à rendre compte de cette « réalité », mais de la seule chose dont nous pouvons faire l'expérience, le logos qui, à partir de modulations sonores émises par les uns et les autres dans le dialegesthai (la pratique du dialogue), nous permet, dans certains cas au moins, de nous comprendre tant bien que mal et d'agir efficacement en coopération les uns avec les autres. Les deux sections précédentes sur les très grandes familles nous ont permis, à travers la pratique du dialogue, de constater que ce à quoi renvoyaient les mots utilisés dans la conversation pouvait être désigné de manière générique par des mots comme genos (dont vient justement le français « générique »), eidos, idea, phusis, ou en français famille, genre, espèce, classe, nature, idée, concept, etc., tous termes indiquant que les mots ne renvoyaient pas à des instances particulières de membres de ces genè, familles, eidè, natures, idées, mais à des « ensembles » caractérisés chacun par quelque chose qui était commun à tous les membres de cette famille, quoi que ce soit, et que cela ne nous empêchait pas, même lorsqu'il était questions de concepts aussi abstraits que « mouvement/changement » et « repos/immutabilité », de nous mettre d'accord sur des combinaisons de mots que l'on considérait tous comme acceptables, c'est-à-dire porteuse de sens (par exemple « le mouvement est autre que le repos »), et d'autres que l'on considérait tous comme inacceptables, c'est-à-dire dépourvues de sens/incohérents (par exemple « le mouvement est la même chose que le repos »). Et cette mise en pratique du logos nous avait permis d'arriver à nous mettre d'accord sur un sens que l'on pouvait donner à l'expression mè einai (« ne pas être »), à savoir, qu'elle permettait de préciser que le sujet auquel on l'appliquait, le mè on (« n'étant pas »), était « autre » (heteron) que quelque chose d'autre précisé dans la suite du logos, et que donc il était bel et bien un « étant » (on), tout simplement un « étant » autre, et non pas un « n'étant pas » (mè on) dans on ne sait trop quel sens « absolu » qui, de toutes façons, le rendrait indicible. Ce qui était implicite dans toute cette discussion, c'est que les mots ne prennent sens qu'à travers les relations que l'on établit entre eux dans un logos, ou plus précisément entre les genè/eidè/ideai/phuseis/... auxquels on les associe. C'est ce que l'étranger explicite au début de la section ici traduite en disant que « [c'est] au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous » (259e5-6), c'est-à-dire qu'un assemblage de modulations sonores peut prendre sens et donner naissance à un logos au sens propre du mot, celui de « discours porteur de sens ». Il s'agit donc maintenant de s'intéresser de plus près, non plus aux eidè/ideai/genè/phuseis/... auxquels renvoient les mots, mais aux mots eux-mêmes et plus spécifiquement aux manières de les assembler susceptible de produire du sens, c'est-à-dire de donner naissance à un logos, ce qui revient à « nous mettre parfaitement d'accord sur ce que peut bien être le logos (260a7-8). Et la première question qui se pose alors est celle de savoir si tous les assemblages de mots sont acceptables, auquel cas tout logos serait vrai, ou si au contraire il est possible que certains assemblages de mots disent « ce qui n'est pas » (ta mè onta, 260c3), c'est-à-dire entrelacent les eidè auxquels sont associés les mots qu'ils emploient de manière non cohérentes avec les pragmata (« faits/choses ») dont ils cherchent à rendre compte et auxquels ils associent ces eidè à travers les mots qu'ils emploient, et donc soient faux (pseudès, 260c2). La première constatation que l'on peut faire par l'expérience à propos du logos, ou plutôt, pour être précis et prendre logos dans son sens strict, à propos des assemblages de mots qui veulent se donner comme des logoi, c'est donc qu'ils peuvent être vrais ou faux. Mais si un assemblage de mots peut être faux, et donc ne pas constituer un logos au sens propre, porteur de sens et disant le vrai, alors les hommes qui prononcent ou pensent de tels « faux logoi » peuvent (se) tromper (260c6), et l'une des principales raisons qui peut expliquer que nous nous trompions, c'est le fait que nous soyons trompé par des ressemblances lorsque ce que nous percevons n'est pas ce que nous croyons que c'est, mais une simple image/ressemblance de ce pour quoi on le prend. En d'autres termes, ce n'est pas parce que l'on peut se tromper qu'« à partir de là, toutes [choses] sont nécessairement pleines d'images et de reproductions et de semblance » (la traduction de 260c8-9 que j'avais retenue dans la première version de cette page), comme si l'erreur et la tromperie étaient cause des images/ressemblances, mais c'est le fait que nous puissions nous tromper dans nos opinions et nos propos qui nous prouve qu'« [il est] à partir de là nécessaire [que] toutes [choses] soient pleines d'images et de reproductions et de semblance » (la traduction que je retiens dans cette nouvelle version de cette page pour 260c8-9) qui sont causes de nos erreurs, ou, dit autrement, « partant de la constatation que se tromper est possible, il est nécessaire de supposer que toutes choses sont pleines d'images et de reproductions et de semblance ». On part bien du logos pour nous demander ce qu'il faut supposer pour expliquer ce que nous constatons expérimentalement dans le logos.
Après un intermède qui rappelle en quoi ces développements sont pertinents pour notre recherche de ce qu'est la vraie nature du sophiste, l'étranger va reprendre tout cela dans le même ordre en développant plus largement chaque point, et en particulier celui sur les règles d'assemblage de mots susceptibles de produire un logos. Il reviendra à la fin, en 263a4-b4, sur cette problématique des images/ressemblances, en ne conservant que le dernier des trois termes ici employés, phantasia (« semblance »), et l'on comprendra alors que ce qu'il avait principalement en tête en en parlant ici, c'était les données des sens qui ne nous permettent d'appréhender que ce que chaque chose « semble » (phainetai, 264b1) être, et non pas ce qu'elle est vraiment, ce qui est la source première de toute nos erreurs. (<==)

(11) L'évocation par l'étranger des eidôla (« images ») et des eikones (« reproductions ») renvoie, comme je l'ai dit dans la note précédente, au début de cette septième caractérisation du sophiste (232b12-237a2), où l'étranger en a fait un pratiquant de l'edôlopoiikè technè (235b8, probable néologisme forgé par Platon que j'ai traduit par le néologisme « technique imagofactique »), c'est-à-dire un eidôlopoios (« imagofacteur », 239d3), un fabriquant d'images (eidôla). L'idée que le sophiste pourrait être un fabriquant d'images trompeuses à l'aide de mots et de discours a conduit à se poser la question de la possibilité du discours faux, qui pose elle-même la question de savoir comment ce qui « n'est pas » (vrai) peut néanmoins « être » (un mensonge), ce qui en fait à la fois un « n'étant pas » (mè on) et un « étant » (on) (cf. 237a3-4), question qui ouvre la section que j'ai intitulée « Relation entre faux et mè on » dans mon plan détaillé de la septième définition du sophiste, section à laquelle, selon ce plan qui met en évidence la structure en poupées russes de tout cet ensemble, répond justement la section ici traduite au terme de la longue « digression » qu'a introduite cette question du discours faux. Cette réplique et les quelques suivantes constituent donc un point d'étape visant à rappeler ce qui nous avait amenés à tous ces longs développements et introduisant la réponse à la question posée à propos du faux logos.
La démarche du sophiste consiste à partir d'une définition posée a priori du sens du verbe einai sous ses différentes formes dans des formulations à la fois positives (einai/esti/on, en français « être/est/étant ») et négatives (mè einai/mè esti/mè on, en français « ne pas être/n'est pas/n'étant pas ») pris en eux-mêmes abstraction faite de ce qui les accompagne dans un logos (des « attributs », c'est-à-dire une ousia, une « étance »), considérées comme contraires les une aux autres et donc incompatibles entre elles à propos d'une même chose, qui trouve sa source dans le précepte de Parménide selon lequel il est impossible d'« être [pour] des n'étant pas » (237a8) et à en déduire contre toute évidence par des raisonnements apparemment rigoureux mais fallacieux puisque mis en défaut par l'expérience partagée, qu'il ne peut y avoir d'images, ni dans l'ordre du visible, ni dans l'ordre du discours, puisqu'elles « seraient » (des images), mais « ne seraient pas » (ce dont elles ne sont qu'images), et que donc il ne peut y avoir de discours faux, qui « serait » (discours), mais « ne serait pas » (vrai).
La démarche de l'étranger est diamétralement opposée à celle du sophiste : elle part des données de l'expérience pour chercher à donner aux expressions einai/esti/on (« être/est/étant ») et mè einai/mè esti/mè on (« ne pas être/n'est pas/n'étant pas ») un sens qui tienne compte de la manière dont elles sont employées avec succès dans la vie de tous les jours en prenant en considération le contexte dans lequel elles le sont, c'est-à-dire les mots auquels elles sont associées dans des assemblages de mots qui se veulent des logoi et qu'il faut traiter comme des touts, et cherche ensuite à comprendre comment fonctionne le logos pour rendre compte de ce que l'expérience nous apprend : qu'il y a dans le monde qui nous entoure des ressemblances qui nous conduisent à parler d'images et que d'autre part, il est de fait possible de dire le faux, c'est-à-dire de dire des choses que toutes les personnes de bon sens et de bonne foi qui les entendent s'accorderont à considérer comme fausses (comme par exemple d'appeler chien un chat ou de dire que le mouvement et le repos, c'est la même chose), c'est-à-dire ne rendant pas compte des faits tels qu'ils sont compte tenu des conventions de nommage adoptées par les personnes en cause. Pour lui, la question de l'« étant » (on) abstraction faite du « quoi » c'est (ti esti), de l'ousia (« étance »), n'a pas de sens, dans la mesure où le verbe einai (« être ») n'a pas de sens par lui-même, qu'il peut impliquer n'importe quel agir (poiein) ou pâtir (pathein) et ne fait qu'ouvrir dans le logos qui l'emploie une potentialité (dunamis) qui doit se concrétiser sous la forme d'une « étance » (ousia) exprimée ou sous-entendue dans ce logos (cf. la définition « provisoire » donnée en 247d8-e4). Et dès lors qu'il y a toujours un « quoi » (explicite ou implicite), il n'y a pas de problème à « être » ci et à « ne pas être » ça, c'est-à-dire à être à la fois un « étant » (on) ci et un « n'étant pas » (mè on) ça.
Le problème de la démarche de l'étranger, c'est que, cherchant à rendre compte du logos et de ses règles de fonctionnement, elle ne peut le faire qu'au moyen du logos ! Ainsi, il ne commence pas en posant des définitions de mots, comme par exemple on (« étant »), même, autre, repos, mouvement, mais en essayant de mettre en évidence des genè/eidè/ideai/phuseis/... (dont justement il ne cherche pas à figer l'appellation) en les tressant dans des logoi pour aboutir, en ne faisant appel qu'au simple bon sens de ses interlocuteurs, dont le principal n'est encore qu'un adolescent, à la mise en évidence de l'eidos/idea/genos/phusis/... du mè on (« n'étant pas »). Pour ce faire, il se concentre (dans les deux sections qui ont précédé) sur trois genè/eidè/ideai/phuseis/... sans lesquelles il est pratiquement impossible de tresser des logoi (cf. 252c2-9), on (« étant »), « même » (tauton) et « autre » (heteron), avec lesquels il va pouvoir tresser des logoi concernant deux autres genè/eidè/ideai/phuseis/..., kinèsis (« mouvement ») et stasis (« repos »), dont il ne prend même pas la peine de préciser les définitions puisque la seule chose sur laquelle il s'appuie pour arriver à ses fins, c'est le fait qu'il sait que, quelle que soit la définition de ces deux mots que chacun admet, tous refuseront d'admettre que mouvement et repos, c'est la même chose. Et comme ce qui lui importe ici, c'est d'arriver à préciser l'eidos/idea/genos/phusis/... de « autre » (qui se comprend par opposition à « même ») pour montrer qu'il est le même que celui de « n'étant pas » (mè on), peu lui importe le sens que ses interlocuteurs donnent à ces deux mots (kinèsis (« mouvement/changement/... ») et stasis (« repos/stabilité/immutabilité/... »)). Dans un second temps (la section ici traduite), il va examiner les règles d'assemblage de mots qui permettent d'aboutir à un logos porteur de sens et mettre en évidence par l'appel à l'expérience partagée que tous les assemblages qui respectent ces règles n'ont pas nécessairement de sens en ce qu'il peuvent dire les choses autrement qu'elles sont en fait, à partir d'exemples de la vie de tous les jours. Or, il suffit d'exhiber un seul faux logos pour prouver la possibilité du faux logos, et donc le besoin, en présence de n'importe quel logos, de se poser la question de sa véracité ou de sa fausseté, et c'est tout ce qui lui importe. (<==)

(12) « Cela » (touto), c'est le n'étant pas (to mè on) dont il vient d'être question à la fin de la réplique précédente. (<==)

(13) Les mots grecs, très vraisemblablement des néologismes forgés par Platon pour l'occasion, que je traduis respectivement par « imagofactique » et par « simulatique », néologismes de ma fabrication, sont eidôlopoiikè et phantastikè. Ces deux mots ont été utilisés au début de la septième caractérisation du sophiste, avant que ne commence la discussion sur le n'étant pas : le premier a été utilisé en 235b8 et 236c6, le second en 236c4, 236c7 et 239c9. Je reprends ici les traductions que j'avais utilisées, et justifiées, alors. Pour la traduction de eidôlopoiikè par « imagofactique », voir la note 29 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2, et pour la traduction de phantastikè par « simulatique », la note 35 à cette même traduction. (<==)

(14) Toute cette phrase de Théétète utilise un vocabulaire évoquant la chasse et la guerre :
- le mot grec traduit par « difficile à capturer » est dusthèreuton, adjectif construit sur la racine thèr, qui signifie « bête sauvage, bête de proie », via le verbe thèreuein signifiant « chasser », au sens propre et au sens figuré, et l'utilisation du préfixe dus- qui évoque la difficulté ;
- le mot grec traduit par « obstacle » est problèma (dont vient le mot français « problème », qui est l'un de ses sens), dérivé du verbe proballein, qui signifie « lancer/jeter (ballein) devant (pro-) » et qui revient par trois fois dans la suite de la réplique, où je le traduis à chaque fois par « lancer devant [nous] » ; problèma peut avoir une multitude de sens dans différents registres : d'une part celui de « barrière, obstacle, rempart, moyen de défense » ou encore « vêtement ou armure de protection » qui recouvre le corps et donc fait saillie, ou de « bouclier » et plus généralement d'« abri » au moyen duquel on se protège, et d'autre part, dans un registre différent, le sens de « ce qu'on propose » à une discussion ou une investigation, c'est-à-dire « problème ». Théétète joue sur ces deux sens en parlant ensuite de diamachesthai, construit sur le verbe machesthai (« lutter, combattre », là encore, à la fois au propre et au figuré), par adjonction du préfixe dia-, qui évoque l'idée de « jusqu'au bout », que j'ai traduit par « venir à bout de haute lutte ». On peut donc comprendre le mot problèma à la fois dans le sens d'« obstacles » quasi matériels que le sophiste jette devant lui pour entraver la progression de son opposant, qui lui servent de protection et que l'opposant doit conquérir de haute lutte comme des soldats s'emparent d'une place forte ou d'une redoute dans des combats acharnés, et dans le sens de « problèmes » que posent les propos du sophiste et dont il faut venir à bout par l'argumentation en démontant ses sophismes. (<==)

(15) Cf. 252e9, sq.. (<==)

(16) « Faut-il se soumettre [à ton interrogatoire] » traduit le grec hupakousteon, adjectif verbal d'obligation dérivé du verbe hupakouein, formé sur le verbe akouein (« écouter ») par adjonction du préfixe hup(o) (« sous »), qui introduit une idée de soumission : hupakouein, c'est « écouter d'en-dessous », c'est-à-dire dans une position de soumission, et plus généralement « prêter l'oreille » et, à partir de là, « obéir à une injonction », par exemple une citation au tribunal, ou encore « se soumettre » à quelque chose qui est de l'ordre de paroles entendues. (<==)

(17) L'étranger reprend ici les trois options envisagées de manière plus générale à propos des familles (genè). En effet, si la troisième option (associations sélectives) a été retenue dans le cadre général, comme les mots ne sont qu'un sous-ensemble de l'ensemble de toutes les familles, rien n'interdit que, pour ce sous-ensemble, aucun mélange ne soit possible, ou qu'au contraire, tous les mélanges soient possibles, sans que cela remette en cause au niveau général le principe d'associations sélectives. (<==)

(18) Ce cri du cœur de Théétète répondant du tac au tac à l'étranger illustre parfaitement la méthode de Platon/l'étranger telle que je la décris dans la note 11 en l'opposant à celle du sophiste : partir des données de l'expérience partagée pour chercher à en rendre compte et à tirer les conséquences de ce qu'elles nous font comprendre. Ici, tout le monde répondrait aussi spontanément que Théétète, tant il est évident pour tous qu'on ne peut assembler les mots n'importe comment pour produire quelque chose qui a du sens. Or la conséquence de cela c'est que, s'il y a des règles à respecter dans l'assemblage des mots pour que leur combinaison ait un sens, alors il est possible d'assembler des mots sans respecter ces règles et donc de produire quelque chose qui, bien qu'ayant l'apparence d'un logos, n'est pas un logos (porteur de sens) et donc est un faux logos. Certes, comme la suite va le montrer, le jeune Théétète n'a pas formalisé et théorisé toutes les règles syntaxiques et sémantiques qu'il convient de respecter pour produire un logos porteur de sens, mais il est certain, comme tout le monde, qu'on ne peut assembler des mots n'importe comment pour dire quelque chose de sensé. Partant de cette évidence pour lui et pour nous, l'étranger va en tirer les conséquences en examinant successivement quelques règles syntaxiques, puis sémantiques, que doit respecter un assemblage de mots pour être un logos porteur de sens. Son souci ici n'est pas d'être exhanstif sur ces règles, mais de montrer qu'elles sont de deux ordres, syntaxiques et sémantiques, et en fin de compte d'exhiber un logos que tous s'accordent à considérer comme faux au plan sémantique (celui du sens), bien que correct au plan syntactique, puisque, comme je l'ai déjà dit, il suffit d'en exhiber un seul pour prouver que le faux logos est possible et donc semer le doute sur tous les logoi possibles. Il va mener cette démarche en trois temps. Il va tout d'abord montrer qu'il ne suffit pas que des mots pris individuellement aient un sens, c'est-à-dire aient fait l'objet d'un accord collectif pour servir à nommer (onomazein) quelque chose pour que leur énonciation, individuellement ou les uns à la suite des autres, constitue un logos porteur de sens : un logos ne prend sens que dans un contexte donné et par les liens qu'il prétend établir avec des pragmata (« faits/choses ») auxquels il prétend se référer. Il va ensuite montrer que tous les mots ne jouent pas le même rôle dans les assemblages qu'on peut en faire et qu'il y a donc des règles syntaxiques à respecter pour produire du sens, en mettant en évidence la première d'entre ces règles, le fait qu'une phrase qui se veut signifiante prise isolément de tout contexte de dialogue dans lequel ce qui a précédé pourrait aider à le comprendre doit assembler un ou des noms et un ou des verbes, bref, identifier un « sujet » et une « action », un « état » ou une « étance » (le fait d'« être » ou de « ne pas être » quelque chose) supposée de ce sujet. Il va enfin montrer que la validité d'un logos ne résulte pas du seul fait d'utiliser des mots porteur de sens dans un assemblage respectant les règles syntaxiques de la langue employée, mais qu'il faut encore qu'il y ait adéquation entre ce que les mots signifient et les pragmata (« faits/choses ») dont ces mots prétendent rendre compte, puisque c'est le fait de chercher à rendre compte de pragmata (« faits/choses ») qui constitue un logos en tant que logos et pas simple assemblage de mots. (<==)

(19) Dans le cas de l'accord, l'étranger caractérise les mots assemblés comme « rendant clair quelque chose » (dèlounta ti), à l'aide du verbe dèloun, « rendre visible, faire voir, montrer, manifester », lui-même dérivé de l’adjectif dèlos signifiant « visible, clair, manifeste, évident », qu'a justement utilisé Théétète, dans sa forme adverbiale dèlon (« clairement »), au début de sa réponse précédente. Pour le cas de désaccord, il parle d'une suite de mots « ne signifiant rien » (mèden sèmainonta), utilisant le verbe sèmainein, abondamment utilisé par Socrate dans le Cratyle (40 occurrences sur un total de 96 dans les dialogues, soit près de la moitié), et déjà utilisé par l'étranger en 244a5, 250b5, 255b12, 257b9 et 258b3. Une fois encore, l'étranger n'hésite pas à changer de verbe à quelques mots d'intervalle pour désigner la même chose.
Le mot que je traduis par « mise bout à bout » est sunecheia, substantif de qualité dérivé du verbe sun-echein (« tenir ensemble/tenir rassemblés »), qui signifie « continuité, suite ininterrompue ». Auparavant, l'étranger a parlé de ta ephexès legomena, « les [mots] dits les uns à la suite des autres ». Dans un cas comme dans l'autre, ce sur quoi semble vouloir insister l'étranger, c'est le fait que les mots d'un logos forment une continuité linéaire sans autre organisation qu'une succession continue (à l'oral, il n'y a pas de séparation entre les mots qui se suivent et, en Grèce au temps de Platon, il n'y avait pas d'espace entre les mots à l'écrit). Et comme en grec, l'ordre des mots n'était pas imposé et laissait à celui qui parlait (ou écrivait) une grande liberté dans la manière d'agencer les mots dans la phrase, même cet ordre ne reflétait pas un principe organisationnel. Ce qui est clair en tout cas, c'est que ce à quoi s'intéresse ici l'étranger, ce ne sont plus les mots pris individuellement, mais leur mise bout à bout dans un continuum formant un tout dont on cherche à déterminer s'il rend clair (dèloun)/signife(sèmainein) quelque chose ou pas pris comme un tout. On est bien au niveau des logoi, pas des mots. (<==)

(20) « Parmi les révélateurs par le moyen du son relatifs à l'étance » traduit le grec tôn tèi phonèi peri tèn ousian dèlomatôn (mot à mot « des par_le son au_sujet_de la étance révélateurs »). Le mot dèlôma, que je traduis par « révélateur », formé sur la racine dèlos, signifiant « visible, clair, manifeste, évident », comme le verbe dèloun, « rendre visible, faire voir, montrer, manifester », utilisé par l'étranger dans sa précédent réplique (voir la note précédente), pourrait être encore un autre néologisme forgé par Platon lorsqu'il écrivait le Cratyle et repris ici dans le Sophiste. En effet, sur le site Perseus, parmi tous les classiques grecs disponibles sur ce site, on ne trouve que 11 occurrences de ce mot, toutes chez Platon, 8 dans le Cratyle, 2 dans le Sophiste (ici et deux répliques de l'étranger plus loin) et une dans les Lois, en Lois, VII, 792a3, où l'Athénien parle du dèlôma par lequel les petits enfants manifestent ce qui leur plait ou leur déplait, à savoir, les cris et les pleurs. Et les seuls exemples d'usage de ce mot donnés aussi bien par le Bailly que par le LSJ sont le passage des Lois qui vient d'être évoqué et deux exemples tirés de Plutarque, un platonicien du Ier siècle de notre ère, donc postérieur à Platon de près de cinq siècles. Dans le Cratyle, c'est l'un des mots utilisés par Socrate à propos du rôle des mots par rapport à ce qu'ils désignent (voir mon introduction au Cratyle).
Cette formule est en quelque sorte une définition implicite de ce que sont les mots et elle suggère que les mots sont destinés à révéler l'ousia, l'« étance », c'est-à-dire ce que sont les pragmata (« faits/choses ») dont on parle. Non pas le fait qu'elles soient, mais les « attributs » qui leur conviennent, dans leur multiplicité.
Parler d'une famille coupée en deux (ditton genos, singulier) plutôt que de deux familles (duo genei, dual), c'est dire à la fois que l'ensemble des « révélateurs par le moyen du son relatifs à l'étance », c'est-à-dire des mots, constitue une unique famille et que cette famille peut se découper en deux, c'est-à-dire que tous les mots, bien qu'étant tous des mots, ne jouent pas le même rôle dans le logos. (<==)

(21) Si la traduction de onoma par « nom » ne semble pas trop poser de problèmes, celle de rhèma par « verbe » est plus problématique. Ce sens spécialisé, « grammatical », semble nouveau puisque l'étranger doit le préciser à Théétète, et ce n'est pas le sens qu'a rhèma partout ailleurs dans les dialogues, y compris dans ses emplois antérieurs dans le Sophiste, en 237d2, où le mot rhèma est employé pour parler du pronom indéfini ti (« quelque chose »), et en 257b7, où il est employé pour parler de l'expression mè mega (« pas grand »), son sens usuel étant plutôt « expression vocale faite d'un assemblage de mots » : rhèma est en effet le substantif d'action dérivé du verbe eirein (« dire ») via l'infinitf aoriste passif rhèthènai (« être dit »), comme pragma (« fait/chose ») est dérivé de prattein (« faire, agir ») ou pathèma (« affection ») de paschein (« subir, être affecté »), ce qui en fait, du point de vue de la dérivation sinon du sens, l'équivalent du substantif français « (un) dit ». Il ne faut pas oublier que la grammaire était encore très embryonnaire au temps de Platon et le vocabulaire grammatical spécialisé pratiquement inexistant. De ce point de vue, la traduction d'onoma par « nom » doit se prendre dans un sens plus large que celui qu'a en français « nom » dans son sens grammatical. Les grecs du temps de Platon n'avaient en effet pas de mots spécifiques pour distinguer noms, adjectifs, pronoms, etc., et la pratique de la substantivation par l'article de toutes sortes de mots ou groupes de mots, à commencer par les adjectifs, mais aussi les participes (par exemple to on, « l'étant ») ou des groupes de mots (comme par exemple to mè on, « le n'étant pas »), ne simplifiait pas l'émergence de ces distinctions. Pour un examen plus approfondi des divers sens de ces deux mots, on pourra se reporter à l'annexe 2.2, « onoma, rhèma » de mon « Platon : mode d'emploi », accessible au format pdf sur ce site en cliquant ici.
En grec, la formule définissant rhèma comme « le révélateur qui est à propos des actions » est to epi tais praxesin on dèlôma (mot à mot « le à_propos des actions étant révélateur »), et celle qui définit onoma comme « le signe vocal à propos de ceux-là mêmes agissant en celles-ci » est to ep' autois tois ekeinas prattousi sèmeion tès phônès (mot à mot « le à_propos_de eux-mêmes les celles-ci faisant signe du son »). Comme dans une précédente réplique où l'étranger utilisait le verbe dèloun (« rendre clair ») à propos des suites de mots s'accordant entre eux et le verbe sèmainein (« signifier ») à propos de celles ne s'accordant pas (voir note 19), ici il utilise le substantif dérivé de dèloun, dèlôma (« révélateur ») à propos des verbes et le substantif dérivé de sèmainein, sèmeion (« signe ») pour les noms.
Le fait que l'étranger commence par définir le « verbe » et qu'il spécialise pour le désigner un mot dont le sens usuel englobe tout forme d'expression vocale parlée (comme le fait le latin avec le mot verbum, dont le sens premier est « parole » et qui sert à traduire le grec logos, et à sa suite le français avec le mot « verbe », dont le sens premier, aujourd'hui un peu oublié, est « parole ou suite de paroles »), suggère, comme je le faisais déjà remarquer dans la note 11 à ma traduction de la section 237a3-241d4, que, dans son esprit comme dans celui du plus grand nombre, ce qui est premier dans un logos, c'est ce qui est signifié par le verbe, l'« action/activité » (praxis) dont on cherche à rendre compte, à condition de prendre « action/activité » (praxis) dans un sens très large où il ne s'oppose ni à « inaction » (dormir ou rester assis sont des « activités » au sens supposé ici pour praxis), ni à « passion/passivité » (pathos/pathèma) (souffrir ou recevoir des coups sont des « activités » au sens supposé ici pour praxis). C'est d'ailleurs ce qui fait que le verbe einai (« être ») pose un problème puisque, selon la définition provisoire qu'en donne l'étranger en 247d8-e4, il n'implique par lui-même ni agir (poiein) ni pâtir (pathein) spécifique et ne prend sens que par ce qu'il introduit, ce qui obligera l'étranger, en 262c2-4, pour décrire ce que doivent révéler (dèloun) les sons produits pour constituer un logos, à prévoir une formulation spécifique au cas du verbe « être » en plus de celle qui convient dans le cas de tous les autres verbes. (<==)

(22) La réponse de Théétète est taut' ouk emathon, dans laquelle emathon est la première personne du singulier de l'aoriste indicatif actif du verbe manthanein, dont le sens premier est « apprendre » (et donc à l'aoriste, « avoir appris », c'est-à-dire « savoir »), et aussi « s'apercevoir de, remarquer » et de là « comprendre ». Tous les traducteurs que j'ai consultés comprennent ici le verbe dans le sens de « savoir » (Cousin traduit par « Je ne savais pas cela », Diès par « Voilà ce que je ne savais point », Robin par « J'ignorais cela », Chambry par « C'est ce que je ne savais pas », Cordero par « Tiens ! Je l'ignorais... » et Mouze par « Ça, je ne le savais pas »). Mais il me semble que la remarque de l'étranger n'est pas de l'ordre d'un « savoir » que l'on enseignerait dans une classe, surtout à une époque comme celle de Platon où, comme je l'ai dit, la grammaire était encore embryonnaire. Le langage, la langue maternelle en tout cas, s'apprend plutôt par la pratique et par l'exemple, et une proposition comme celle que vient d'énoncer l'étranger était plutôt, au temps de Platon, de celles que ceux au moins qui s'intéressaient à ces questions découvraient à l'usage, et non pas de celles qu'on apprenait scolairement. C'est pourquoi « je ne m'en étais pas rendu compte » me semble plus approprié ici que « je ne savais pas ».
Et la surprise du jeune Théétète est d'autant plus explicable que, dans la conversation, et en particulier dans des ordres ou des réponses, il arrive souvent qu'une phrase signifiante lorsqu'elle est prise dans son contexte ne soit constituée que d'un mot (par exemple « Socrate » en réponse à la question « Avec qui Théétète discutait-il hier », « Blanc » en réponse à la question « Quelle était la couleur de son manteau ? » ou « Raconte ! » adressé à quelqu'un dont on attend un récit). (<==)

(23) En grec badizei trechei kathedei, soit trois verbes à la suite à la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif actif. En grec, il n'y a pas de pronom personnel obligatoire dans ce cas pour désigner un sujet, et ce serait fausser le propos de l'étranger que d'en insérer dans la traduction. Diès semble n'avoir rien compris au propos de Platon en mettant chacun de ces mots séparément entre guillemets dans le grec (comme le faisait aussi Burnet dans l'ancienne édition des OCT) et en les séparant par des virgules dans la traduction (ce que font aussi Cousin, Robin et Chambry dans leurs traductions respectives), puisque ce que veut montrer l'étranger, c'est qu'une phrase composée seulement de plusieurs verbes (et ensuite seulement de plusieurs noms) n'a pas de sens, et non pas qu'un verbe pris tout seul, ne constitue pas une phrase sensée, en prenant trois exemples distincts. Il faut donc considérer qu'il ne donne ici qu'un seul exemple, qui est la phrase unique formée par les trois verbes à la suite l'un de l'autre, sans ponctuation (puisque la ponctuation n'existait pas du temps de Platon). Dans ces conditions, si l'on veut introduire une ponctuation dans la réplique, ce sont ces trois verbes qu'il faut ensemble mettre entre guillemets pour bien isoler l'unique exemple, comme le font Cordero et Mouze et comme je le fais dans ma traduction. C'est ce que font aussi Duke et al. dans la nouvelle édition du dialogue dans les OCT. Le problème est exactement le même dans la réplique suivante avec l'exemple d'une unique phrase composée seulement de noms, qui est « lion cerf cheval » (leôn elaphos hippos). (<==)

(24) « Étance d'un étant ou d'un n'étant pas » traduit le grec ousian ontos oude mè ontos. Il est amusant de voir comment les traducteurs que j'ai consultés rendent ce membre de phrase : Cousin parle d'« existence d'un être [ou] d'un non-être », Diès d'« être, soit d'un être, soit d'un non-être », Robin de « réalité d'une chose existante, [ou] d'une chose non-existante », Chambry d'« existence d'un être ou d'un non-être », Cordero de « réalité existante d'un être [ou] d'un non-être ». Comprenne qui pourra ! Seule Mouze tire ici son épingle du jeu en traduisant « manière d'être de quelque chose qui est ou de quelque chose qui n'est pas », dans la mesure où l'expression « quelque chose qui n'est pas », par quoi elle traduit mè ontos, reste ouverte sur la possibilité d'être comprise comme expression générale incomplète sous-entendant un quelque chose que n'est pas le sujet, quoi que ce soit (d'où son absence), tout comme « quelque chose qui est » reste ouvert sur un complément indiquant ce qu'est le sujet qui, là aussi, peut être n'importe quoi, ce qui n'est pas le cas de traductions par « non-être » (Cousin, Diès, Chambry, Cordero) ou par « chose non existante » (Robin), qui font de mè on, non pas une expression incomplète, mais un nom fermé, n'appelant aucun complément. Le propos de l'étranger est pourtant simple à comprendre si l'on oublie la problématique « existentielle » qui pollue la lecture de Platon depuis Aristote : une phrase sensée décrit une activité (praxis) ou une inactivité (apraxia) identifiée par un verbe associé à un sujet décrit par un nom (on n'est pas dans le cadre d'une conversation où une réponse peut se limiter à un verbe, par exemple « Viens ! », ou à un nom (au sens large), par exemple « Rouge », le contexte fournissant les éléments manquants) ; mais le problème est que l'un des verbes les plus employés, einai (« être »), ne décrit ni une activité (surtout pas « exister » !), ni une inactivité, puisqu'on a vu que, par lui-même, il n'implique pas plus mouvement/changement, c'est-à-dire activité, qu'immobilité/immutabilité, c'est-à-dire inactivité ; et par ailleurs, une phrase construite autour de einai (« être ») ne peut se limiter à un sujet et un verbe, mais doit inclure sujet, verbe et attribut ; l'étranger ajoute donc à la description du logos élémentaire dans le cas général un complément concernant le cas particulier du verbe einai (« être »), en décrivant les composants d'une phrase élémentaire formée autour de einai à l'aide de formes de ce verbe ou dérivées de lui : il désigne l'« attribut » (pour employer le langage moderne) introduit par le verbe einai, quel qu'il soit, par le mot ousia, que je traduis par « étance » (le ti esti, le « ce que c'est »), et le « sujet » de cette attribution (le « qui/quoi » est ça) par le participe présent neutre singulier on (« étant »), ici au génitif ontos, pour une phrase de la forme « s est a », et par la formule mè on (« n'étant pas »), ici au génitif mè ontos, pour une phrase de la forme « s n'est pas a », la distinction entre « étant » et « n'étant pas » reproduisant pour le cas du verbe « être » celle entre « activité » (praxis) et « inactivité » (apraxia) du cas général (de fait, une inactivité peut aussi bien s'exprimer par un verbe dit « d'état », par exemple « il dort », que par la négation d'un verbe d'action, par exemple « il ne bouge pas »). C'est aussi simple que ça. Pas besoin de chercher ici un sens « métaphysique » ou « existentiel » à ousia, on est dans de simples considérations grammaticales puisque l'étranger cherche seulement à éclairer la manière correcte de combiner des mots pour faire des phrases sensées. Et de même que, quand il parle d'« activité » (praxis), il a en tête n'importe quel verbe d'action, et quand il parle d'« inactivité » (apraxia), il a en tête n'importe quel verbe d'état (ou la négation d'un verbe d'action), quand il parle aussitôt après d'ousia, il a en tête n'importe quel « attribut » susceptible d'être attribué ou refusé à n'importe quel « sujet », n'importe quel onoma au sens large incluant aussi bien des noms au sens grammatical moderne que des adjectifs, voire même des participes ou des expressions composées de plusieurs mots, dès lors qu'ils sont susceptibles d'être le a de phrases du type « s est a » ou « s n'est pas a », qui sont des phrases sensées (ce qui ne veut pas dire vraies : « Socrate est beau » est une phrase sensée, ce qui ne veut pas dire qu'elle est vraie ; il faut en effet qu'elle ait un sens pour qu'on puisse répondre « Non ! »), alors que hen esti (« un est » ou « est un », selon qu'on veut faire de hen le sujet ou l'attribut), la « phrase » que Parménide prend comme point de départ de ses élucubrations dans le dialogue éponyme, n'est pas une phrase complète et sensée puisque, soit il lui manque le sujet, le on, l'« étant », si l'on fait de hen l'attribut (on ne sait pas qui/quoi « est un »), soit il lui manque l'attribut, l'ousia, l'« étance », si l'on fait de hen le sujet (« un est » on ne sait pas quoi).
Qu'ousia (« étance ») ait ici ce sens très général et minimaliste est annoncé par ce qu'a dit l'étranger peu avant, en parlant des mots comme « révélateurs par le moyen du son relatifs à l'étance » (tèi phonèi peri tèn ousian dèlomatôn, 261e5, mot à mot «  par_le son au_sujet_de la étance révélateurs »). Si tous les mots, noms aussi bien que verbes, sont des « révélateurs de l'ousia (« étance ») », la plupart des mots ne révèlent qu'un aspect bien partiel et limité de ce à quoi on les applique, et pas toujours l'« essence » (une des traductions souvent utilisée du mot ousia) du sujet. Et si l'étranger peut considérer que les verbes aussi sont révélateurs de l'ousia (« étance »), c'est tout simplement parce que, comme le fait remarquer Aristote en Métaphysique, Delta, 1017a26-30, tout ce qui peut s'exprimer par un verbe conjugué peut se reformuler avec le verbe « être » (einai) complété par un participe de ce verbe (par exemple « il est parlant », c'est-à-dire « il est en train de parler » à la place de « il parle », ou, pour reprendre l'un des exemples d'Aristote, anthrôpos badizôn esti (« l'homme est marchant/en train de marcher ») à la place de anthrôpos badizei (« l'homme marche »)), en particulier en grec, où les participes existent à tous les temps et à toutes les voix.
Mais le fait qu'ousia (« étance ») ait ici ce sens très général n'exclut pas que le mot puisse avoir pour Platon, dans d'autres contextes, à côté de son sens usuel de « biens, richesse », un sens plus spécialisé dans la continuité du sens ici rencontré. Les mots « grand », « blanc », « présent », « loin », « juste », « parlant » (au sens de « en train de parler »), « homme », peuvent tous compléter une phrase commençant par « il est » (ou par « il n'est pas »), et donc sont tous des « étances » possibles de l'« étant » (ou du « n'étant pas », c'est-à-dire de l'« étant » qui n'est pas ça) auquel on les applique, mais tous ne nous en disent pas autant sur cet « étant » (ou ce « n'étant pas »). Dans l'approche de l'étranger ici, on part d'une phrase de type « s est a » ou « s n'est pas a » et on en déduit que a est une « étance » (ousia) admise ou niée pour s. On est là en quelque sorte au plus près du sens étymologique d'ousia, dérivé du participe présent féminin ousa du verbe einai (« être »), et l'ousia (« étance »), c'est quelque chose, n'importe quoi, qu'est ou que n'est pas le sujet, l'« étant » (on), dont on parle. Mais si maintenant on prend le problème par l'autre bout, en partant de la question ti esti (« c'est quoi ? »), on peut considérer que toutes ces réponses possibles ne répondent pas aussi complètement les unes que les autres à la question posée et que seuls certains mots ou groupes de mots constituent une réponse adéquate, ou en tout cas plus pertinente, à celle-ci, et donc considérer que certaines ousiai (« étances ») au sens original ne décrivent pas correctement l'ousia (« étance ») au sens plus restreint, mais aussi plus informatif, de « ce qui répond correctement à la question "c'est quoi ?" » posée à propos d'un « étant » donné. En revenant au sens étymologique d'ousia (« étance ») à un moment où son sens usuel était « biens, richesse » (voir par exemple son utilisation en 329e4, 330b4 et 330d2, dans la conversation entre Socrate et Céphale en République I, 328c5-331d9), Platon cherchait à faire comprendre à ses auditeurs et lecteurs que ce qui fait notre vraie richesse n'est pas ce que l'on a, nos avoirs, ce que l'on possède, en particulier en termes de biens matériels et plus spécifiquement immobiliers (sens usuel d'ousia), mais ce que l'on est, notre « étance », (sens étymologique d'ousia) mesuré à l'aune du bon (to agathon). C'est par ce biais qu'il réintroduisait la notion de « valeur », de « richesse », dans cette nouvelle compréhension d'ousia, qui était en fait un retour aux sources.
Une fois clarifiée la signification des mots ousian ontos oude mè ontos (« étance d'un étant ou d'un n'étant pas ») pris dans leur ensemble, il reste à se demander si les mots « d'un étant ou d'un n'étant pas » (ontos oude mè ontos) ne s'appliquent qu'à « étance » (ousian) ou bien à l'ensemble « ni activité, ni inactivité, ni étance » (praxin oud' apraxian oude ousian). En effet, l'étranger vient de dire que les verbes sont « révélateur[s] à propos des activités » (epi tais praxesin dèlôma, 262a3) et est en train de dire ici qu'« aucun logos ne tient ensemble... avant qu'aux noms, on ne mêle les verbes » (le membre de phrase auquel on s'intéresse ici est en enclave entre les deux parties de cette affirmation). Et il vient de dire qu'il ne suffit pas d'énoncer des verbes « qui, tous autant qu'ils sont, signifient des activités (praxeis) » pour que cela fasse un logos (262b5-7). Et ce qui est vrai pour le verbe einai (« être »), qu'il faut un sujet qui « soit » l'ousia qu'on prétend lui attribuer, c'est-à-dire pour lequel cet attribut (ousia) soit pertinent, ou « ne soit pas » l'ousia qu'on prétend lui refuser, c'est-à-dire pour lequel cet attribut (ousia) ne soit pas pertinent, reste vrai pour n'importe quel verbe, auquel il faut un sujet pour constituer un logos décrivant un fait (pragma) et n'être plus qu'un simple mot, certes signifiant (c'est-à-dire évoquant un eidos), mais ne décrivant pas seul un fait attribuable à un « étant » (on). En fait, de même qu'ousia peut prendre pour Platon le sens « grammatical » d'« attribut », tout laisse à penser que, pour lui, le mot on (« étant ») peut prendre le sens « grammatical » de « sujet », et sans doute pas seulement de sujet du verbe einai. Après tout, comme je l'ai fait remarquer plus haut dans cette note, tout ce qui peut s'exprimer par un verbe conjugué peut se reformuler avec le verbe « être » (einai) complété par un participe de ce verbe, si bien qu'un sujet qui marche, c'est un « étant » (on) en train de marcher, un sujet qui dort, c'est un « étant » (on) en train de dormir, et un sujet qui ne bouge pas, c'est un « n'étant pas » (mè/ouk on) en train de bouger. C'est d'ailleurs ce dont on trouve la confirmation quelques lignes plus loin, lorsque l'étranger dit, à propos du logos « [un] homme apprend », qu'« il révèle [quelque chose] à propos des étants (peri tôn ontôn) soit advenant, soit advenu, soit devant [advenir] » (262d2-3) : l'expression peri tôn ontôn (« à propos des étants ») est la manière dont l'étranger fait référence en des termes les plus génériques possible à n'importe que sujet possible de n'importe quel verbe à n'importe quel temps (« soit advenant, soit advenu, soit devant [advenir] »). En évoquant ici explicitement à la fois des « étants » (onta) et des « n'étant pas » (mè onta) comme sujets possible à la fois d'action et d'inaction, l'étranger n'est pas redondant, mais prend simplement en considération le fait que, dans le langage courant, les mêmes situations peuvent se décrire à la fois par des formes affirmatives et par des formes négatives à l'aide de verbes différents, comme par exemple « Socrate se tait » (forme affirmative, verbe d'inaction) ou « Socrate ne parle pas » (forme négative, verbe d'action), auquel on peut d'ailleurs ajouter « Socrate est silencieux » (ousia attribuée positivement à un « étant ») et « Socrate n'est pas bavard » (ousia refusée à l'aide d'une négation à un « n'étant pas »). Il faut donc bel et bien considérer que les mots « d'un étant ou d'un n'étant pas » (ontos oude mè ontos) s'appliquent à l'ensemble « ni activité, ni inactivité, ni étance » (praxin oud' apraxian oude ousian), faute de quoi le début de cette incise, limité à « ni activité, ni inactivité » (praxin oud' apraxian) contredirait à la fois le début de la réplique (que des verbes seuls ne constituent pas un logos) et la conclusion à laquelle elle est supposée conduire (que, pour faire un logos, il faut associer verbes et noms). Les noms sont requis pour décrire l'on (« étant ») auquel on attribue ou le mè on (« n'étant pas ») auquel on refuse action, inaction ou étance (ousia). (<==)

(25) « À propos des étants soit advenant, soit advenus, soit devant [advenir] » traduit le grec peri tôn ontôn è gignomenôn è gegonotôn è mellontôn, dans lequel gignomenôn est le participe présent (au génitif pluriel neutre) du verbe gignesthai (« naître, devenir, se produire ») et gegonotôn le participe parfait du même verbe, et mellontôn le participe présent actif du verbe mellein, qui signifie « être sur le point de, être destiné à, devoir, devoir arriver », utilisé au présent pour parler du futur (ainsi, le participe présent substantivé to mellon signifie « le futur »). Par ces trois participes, l'étranger couvre la totalité du temps, présent, passé et futur, et cela à propos des « étants » (tôn ontôn). Il ne parle donc pas ici d'« étants » qui seraient éternels et immuables dans un ciel d'idées pures, et il n'y a aucune opposition entre einai (« être ») et gignesthai (« devenir, advenir »). Ces « étants » (onta) dont il parle c'est n'importe quoi dont on peut parler, des personnes, des choses, des faits, des actions, des idées, etc.. (<==)

(26) Le verbe grec que j'ai traduit par « accomplit » est perainei, verbe formé sur la racine peras, qui signifie « fin, achèvement, terme », d'où, pour le verbe perainein, le sens de « mener à terme, achever, accomplir ». L'étranger oppose ici perainein (« accomplir ») à onomazein (« nommer »), qu'il opposer dans la seconde partie de la réplique à legein, suggérant ainsi que simplement nommer, au contraire de legein, ne constitue pas un « achèvement ». De quel « achèvement » peut-il s'agir ? La première réponse que l'on peut donner à cette question est qu'il « accomplit » un logos, c'est-à-dire qu'il transforme un assemblage de mots en une unité signifiante relativement à un ou des pragmata (« faits/choses »), et qu'il y a donc bien changement de nature au niveau de cet assemblage : le résultat n'est plus des mots, mais un logos. Et, si l'on se souvient de ce que j'ai dit du logos dans la note 2, cela implique qu'on passe de quelque chose qui est de l'ordre du sensible, des sons émis et entendus, à quelque chose qui se passe dans la pensée de celui qui parle et de celui ou ceux qui écoutent, dans lesquelles s'entrelacent des eidè sous l'effet des mots prononcés ou entendus.
Mais on peut peut-être pousser plus loin la réflexion et se demander si ce sur quoi l'étranger veut ainsi attirer notre attention, ce ne serait pas aussi le rapport constitutif du legein/logos, c'est-à-dire du langage, à l'action à travers le dialogos (« dialogue »), qui est la manière dont le logos prend naissance (s'il n'y avait qu'un seul homme sur terre, ou si les hommes avaient toujours vécu en solitaires, sans rapports les uns avec les autres, le langage ne serait pas apparu). Celui-ci n'est pas donné aux hommes pour leur permettre simplement de donner des noms à ce qui les entoure, sans aller plus loin, mais pour améliorer leur efficacité collective en leur permettant de dialegesthai, de dialoguer, de se parler les uns aux autres en vue de l'action commune. Et ce qui prouve l'efficatité du logos, le fait qu'il est porteur de sens et non pas simple modulation de sons, ce n'est pas de produire toujours le même bruit quand on voit un cheval, c'est l'accomplissement réussi, conformément à ce que les participants avaient dans l'idée, de ce qui est entrepris collectivement avec l'aide du dialogue. C'est lorsque je constate que quelqu'un à qui je m'adresse fait ce que je lui demande de faire que je sais que les mots ont un sens. En dernier ressort, le langage n'est pas simplement fait pour construire de belles théories sans conséquences pratiques, tout seul dans son coin, comme le pseudo-philosophe décrit par Socrate dans la partie centrale du Théétète, mais pour permettre aux hommes de mieux vivre ensemble. La finalité du legein, c'est de chercher ensemble ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement, et c'est en fin de compte l'action collective qui permet de savoir si les hypothèses faites sur ce qui nous semble bon lorsqu'il s'agit de décider d'une action se révèlent à la fin (peras) correctes ou erronées. L'étranger ne parle pas ici du bon (to agathon), car ce n'est pas sa problématique, mais pour celui qui a lu les dialogues, et en particulier la République, et qui se souvient que, dans l'allégorie de la caverne, ce sont les prisonniers enchaînés qui donnent des noms aux ombres dès lors qu'ils sont capables de dialegesthai (« dialoguer ») (cf. République VII, 515b4-5 ; onomazein est en 515b5 selon la plupart des manuscrits ; sur la manière dont je lis ce texte, voir la note 17 à ma traduction de l'allégorie de la caverne), et ce, en vue de prédire l'avenir (cf. 516c8-d2, et plus spécifiquement 516d1-2, où il est question de celui qui serait « le plus capable de deviner ce qui allait arriver ») pour orienter l'action, mais que l'objectif est de se libérer, de sortir de la caverne et d'essayer de contempler, sinon le soleil lui-même (qui joue le rôle du bon dans l'allégorie), mais au moins les étants dans sa lumière, avant de retourner dans la caverne, l'« achèvement » (peras) auquel doit conduire le legein, et plus spécifiquement le dialegesthai (la pratique du dialogue), c'est bien l'appréhension du bon, ou du moins la saisie de son « idée » (hè tou agathou idea) en vue de l'action collective dans la cité au retour dans la caverne. Et pour accomplir (perainein) ça, le seul outil dont nous disposons, c'est le logos, à condition qu'il ne se limite pas à donner des noms aux choses. L'« accomplissement » dont il serait ici question, ce ne serait donc pas simplement le fait d'avoir troussé une belle phrase en assemblant correctement noms et verbes, mais le fait d'avoir produit un résultat, d'avoir été efficace dans l'action au moyen de cet assemblage compris par celui ou ceux à qui il s'adressait et producteur des effets attendus. Certes, tout logos n'est pas directement producteur d'effets et n'est pas nécessairement produit dans le cadre d'un dialogos (« dialogue »), mais le logos dans son ensemble n'a vraiment de sens que s'il est orienté à l'action et à la bonne action. (<==)

(27) Je laisse ici le verbe legein à l'infinitif non traduit, tel qu'il figure dans le texte grec, pour mieux faire ressortir la parenté qu'il y a entre le verbe legein et le nom logos qui en dérive. Legein, c'est produire un logos, c'est-à-dire, dans ce contexte, des sons porteurs de sens traduisant des entrelacements d'eidè dans l'esprit de celui qui parle et en suscistant dans l'esprit de ceux qui écoutent et comprennent. On peut noter au passage que le sens premier de legein est « rassembler », qui résonne avec l'idée de sumplekein (« entrelacer », sumplekôn en 262d4, qui en est le particpe présent actif) et de plegma (262d6, « entrelacement », mot dérivé de plekein, « tresser, entrelacer », dont dérive aussi le verbe sumplekein). Legein s'oppose ici à onomazein (« donner un nom, nommer ») : donner des noms à des « étants » (onta), c'est tout simplement associer une « étiquette » sonore à chacun d'eux, qui ne nous apprend rien sur ce à quoi on l'attache, puisqu'il n'y a rien de commun entre les sons utilisés ou les graphismes tracés lorsqu'on écrit les mots et ce à quoi on les associe. Ce n'est qu'en combinant des mots, noms et verbe, qu'on produit du sens, dans la mesure où ces combinaisons prétendent refléter des associations entre les « étants » auxquels on associe ces mots, et qu'on peut donc alors se poser la question de savoir si ces relations entre « étants » sont adéquatement reproduites par les mots utilisés, et ça, ça nous apprend quelque chose, non pas sur les « étants » eux-mêmes, mais sur leurs relations les uns avec les autres. (<==)

(28) « Nous avons donné le nom "logos" » traduit le grec to onoma ephthegxametha logon, dans lequel ephthegxametha est la première personne du pluriel de l'aoriste indicatif du verbe phtheggesthai, dont le sens premier est « produire des sons, faire du bruit » et, dans un second temps, à propos des humains, « parler, nommer ». Comme je l'ai déjà fait remarquer dans la note 45 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2, en général, chez Platon, ce verbe fait référence à la parole comme phénomène sonore, par opposition justement à legein, qui renvoie à la parole comme porteuse de sens. Dans toute cette réplique où il est justement question de préciser le sens de legein et de logos, l'étranger n'utilise pas legein sous forme conjugée : le verbe que j'ai traduit par « nous disons » dans « nous disons "legein" » est eipomen, première personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif du verbe eipein, l'un des verbes qui signifie « dire », et donc, quand il introduit le nom (onoma) « logos », il utilise le verbe phtheggesthai.
On notera qu'à ce point de la discussion, l'étranger qualifie de logos tout assemblage de mots qui respecte les règles lui permettant d'être signifiant, mais sans se préoccuper de son caractère vrai ou faux, c'est-à-dire effectivement signifiant et adéquant à ce qu'il prétend exprimer ou insensé parce que ne reflétant pas ce qui est comme c'est, et donc faux logos. (<==)

(29) Un nouveau point acquis, le principe d'associations sélectives mis en évidence pour l'ensemble des « étants » s'applique à l'intérieur du sous-ensemble des « étants » que sont les mots pour parvenir à un logos, puisqu'on ne fait pas un logos avec seulement des noms ou seulement des verbes. Reste à montrer que toutes les associations de noms et de verbes ne sont pas pertinentes, pour en arriver à la conclusion que notre principal souci doit être de déterminer celles qui le sont et celles qui ne le sont pas et, pour cela, de trouver quelles règles et quels critères appliquer.
Dans la continuité de la remarque que je faisais à la fin de la note prédécente, on peut noter que l'étranger fait ici un progrès vers le sens plus restrictif de logos impliquant le caractère vrai de ce qui est dit. Il réserve le nom de logos aux signes vocaux qui s'accordent entre eux (ta harmottenta autôn), mais sans préciser ce qui constitue cet « accord », cette « harmonie » (harmottenta est le participe présent actif neutre à l'accusatif pluriel du verbe harmozein, « ajuster/adapter », dont dérive harmonia qui a donné « harmonie » en français). Pour l'instant, il n'a été question que de combiner des noms et des verbes, mais rien n'exclut que, comme la suite va le montrer, d'autres critères encore interviennent dans ces accords.
On notera encore que ceux qui attendent des raisonnements logiques rigoureux à la manière de Parménide dans le dialogue éponyme riquent d'être déçus par le caractère apparemment simpliste des raisonnements proposés par l'étranger. Et pourtant, ils sont parfaitement rigoureux car, pour montrer de manière indubitable que toutes les combinaisons de mots ne sont pas possible pour produire un logos porteur de sens, il suffit d'en exhiber une à propos de laquelle tout le monde s'accorde à dire qu'elle n'est pas un logos, et c'est bien ce qu'a fait l'étranger avec les suites de mots « marche court dort » (badizei trechei kathedei) et « lion cerf cheval » (leôn elaphos hippos), qui, au moins dans le contexte supposé au dialogue, n'ont pas de sens. De même, pour montrer que toutes les combinaisons de noms et de verbes ne sont pas pertinentes, il suffira à l'étranger d'en exhiber une à propos de laquelle tout le monde s'accordera à dire qu'elle ne l'est pas pour prouver de manière rigoureuse cette proposition. (<==)

(30) « Logos de/sur quelqu'un ou quelque chose » traduit le grec logon tinos, en en conservant toute l'ambiguité. Cette ambiguïté est la combinaison de deux facteurs. Le premier est le fait que tinos, génitif singulier de l'adjectif/pronom indéfini tis (« quelqu'un(e) » ou « quelque chose », selon qu'il est masculin, féminin, ou neutre), peut aussi bien être un masculin ou un féminin, renvoyant donc à une personne, qu'un neutre, renvoyant donc à une chose, et peut donc aussi bien se traduire par « de quelqu'un » que par « de quelque choses ». Le second est le fait que le génitif en grec peut avoir une grande variété de significations, ne se rendant pas toujours par un simple complément de nom introduit en français par « de ». Ainsi, ici, logon tinos peut aussi bien se comprendre, en prenant tinos pour un masculin ou un féminin, comme signifiant «  logos de quelqu'un », le « quelqu'un » faisant référence à celui ou celle qui prononce les mots formant le logos, que comme signifiant « logos sur quelqu'un/quelque chose », le tinos faisant alors référence au sujet du logos, qui peut dans ce cas être aussi bien une personne qu'une chose (tinos aussi bien masculin que féminin ou neutre, le grec permettant justement de ne pas avoir à choisir), voire, si l'on prend « sujet » dans un sens plus large que son sens strictement grammatical (le sujet du verbe utilisé dans le logos), au fait décrit dans le logos dans son ensemble et pas seulement à l'« acteur » de ce fait. Pour choisir entre ces différentes options, on peut se dire qu'insister sur le fait qu'un logos est un logos de quelqu'un, c'est-à-dire un logos prononcé par une certaine personne, est perdre son temps tant c'est évident pour tous, et que, de plus, ce n'est pas un caractère discriminant du logos par rapport à d'autre bruits comme le hennissement d'un cheval ou l'aboiement d'un chien, ou même des cris ou des modulations vocales sans significations produites par une personne. Par contre, insister sur le fait qu'un logos est nécessairement logos sur quelque chose, dans le contexte de la discussion en cours, même si ça paraît évident aussi à première vue, c'est justement obliger à réfléchir sur la relation du logos avec un « autre chose » que les mots qui le composent et dont il prétendrait rendre compte et donc se poser la question de la manière dont nous pouvons avoir accès à cet « autre chose », à des « étants » qui ne sont ni nous-mêrme, ni les mots que nous produisons. Et c'est aussi et surtout, comme la suite va le montrer, ouvrir la question de savoir si, quand le logos ne dit pas les pragmata (« faits/choses ») comme ils sont, il est encore sur quelque chose.
Pourquoi, dans ces conditions, Platon, qui tient la plume et ne rend pas compte journalistiquement d'un entretien réel dont il aurait été témoin ou qu'on lui aurait raconté, mais invente ce dialogue de la première à la dernière ligne, n'est-il pas plus rigoureux dans ses formulations ? Eh bien parce qu'il n'écrit pas pour produire des démonstrations respectant une logique rigoureuse et pour imposer au lecteur ses réponses aux questions qu'il met en scène, mais pour inviter le lecteur à réfléchir aux problèmes qu'il pose et à élaborer lui-même ses propres réponses en cheminant avec lui sur le sentier qu'il balise, mais le long duquel le lecteur reste libre jusqu'au bout d'arriver à des conclusions différentes de celles que suggère Platon. Et pour parvenir à ce résultat d'impliquer le lecteur dans la réflexion, quel meilleur moyen que celui qui consiste à jouer avec les ambiguïtés du langage de tout le monde, comme le font justement les sophistes, mais d'une manière plus maîtrisée et pour conduire à un résultat plus positif ?
Alors, oui, il est plus que probable que ce qu'a en vue dans cette réplique l'étranger mis en scène par Platon, c'est bien le sujet du logos, comme le comprennent tous les traducteurs que j'ai consultés (Cousin : « Un discours, quand il est, doit nécessairement être dit de quelque chose » ; Diès : « Le discours est forcément, dès qu'il est, discours sur quelque sujet » ; Robin : « Un discours, c'est forcé, dès que précisément il est, est un discours relatif à un certain sujet » ; Chambry : « Le discours, dès qu'il est, est forcément un discours sur quelque chose » ; Cordero : « Quand il y a discours, ce doit être un discours qui porte sur quelque chose ») sauf Mouze, qui, elle, comme moi, explicite l'ambiguïté dans sa traduction (« Le discours, dès lors qu'il advient, est forcément discours de quelqu'un et sur quelque chose ») en l'expliquant en note. Mais tous les traducteurs qui lèvent l'ambiguïté du texte grec de Platon détruisent un des outils mis en place par Platon pour inciter le lecteur à s'impliquer dans le dialogue et à participer à la discussion pour élaborer ce qui sera sa réponse et non pas celle de l'étranger d'Élée ou de Platon. Et, quoi qu'il en soit, reste à savoir en quel sens il faut comprendre ici « sujet » : dans le sens restreint de sujet « grammatical » du verbe qui fait partie du logos, ou dans un sens plus large de « thème » du logos, c'est-à-dire du « fait » (pragma) dans son ensemble dont rend compte le logos, et pas seulement de l'« acteur » de ce fait. La suite du dialogue nous permettra de préciser cela. (<==)

(31) « D'une certaine sorte » traduit le grec poion tina, expression là encore très ouverte, qui a pour antécédent le logon (accusatif masculin singulier) qui ouvre la précédente réplique, et qui associe le même indéfini tis (à l'accusatif masculin singulier tina pour l'accord avec logon) à l'adjectif interrogatif poios (à l'accusatif masculin singulier poion pour la même raison), qui interroge sur la nature, la « sorte de chose », la qualité, par opposition à la quantité, qui serait posos (et poson au neutre). Ce qu'a dans l'esprit l'étranger en posant la question du poion (« de quelle sorte ») à propos du logos va s'éclairer dans la suite de la discussion, lorsque, après des exemples, il reviendra, en 263a12-13 sur ce poion tina pour demander à Théétète de qualifier chacun des deux exemples qu'il aura donnés. (<==)

(32) La question de l'étranger est tellement ouverte que Théétète ne voit pas comment ne pas acquiescer, mais il n'éprouve pas le besoin de demander à l'étranger ce qu'il a derrière la tête avec ce poion tina (« d'une certaine sorte »), c'est-à-dire à quelles différentes « sortes » de logos il pense (prose par opposition à vers ? Monologue par oppostion à dialogue ? Affirmation par opposition à négation ou à question ? Discours judiciaire par opposition à discours politique ou discours de salon ? Etc.). Dans tous les cas, le fait qu'il puisse y avoir plusieurs « sortes » de discours ne fait pas de doutes. (<==)

(33) « Associant un agissement à une activité par le moyen d'un nom et d'un verbe » traduit le grec suntheis pragma praxei di' onomatos kai rhèmatos. La question que pose cette expression est celle de savoir comment il faut traduire ici pragma, dont la traduction usuelle est « chose ». Avant d'aller plus loin, voyons comment mes prédécesseurs ont résolu le problèmes (si tant est que ça leur en ait posé un) :
- Cousin : « j'unirai un sujet à une action par l'emploi d'un nom et d'un verbe » ;
- Diès : « en assemblant chose et action par le moyen du nom et du verbe » ;
- Robin : « en unissant à une action un sujet-agent, par l’entremise d’un verbe et d’un nom » ;
- Chambry : « en unissant un sujet et une action au moyen d’un nom et d’un verbe » ;
- Cordero : « unissant une chose et une action par le moyen d’un nom et d’un verbe » ;
- Mouze : « associant une chose à une action au moyen d’un nom et d’un verbe ».
Pour tous, il semble à peu près évident que, puisque l'étranger dit qu'il va assembler un nom et un verbe, et qu'il a défini peut avant le verbe comme « ce qui est un révélateur à propos des activités » (to men epi tais praxesin on dèlôma), en utilisant à son propos le mot praxis (« activité »), dont praxesin est le datif pluriel, qu'il reutilise ici (praxei, datif singulier), l'autre mot qu'il utilise ici à côté de praxei (« activité »), pragma, doit être associé au nom et renvoyer au sujet du verbe qui sera utilisé. Et comme les exemples que va donner l'étranger utilisent une personne comme sujet, certains (Cousin, Robin, Chambry) préfèrent parler de « sujet » plutôt que de « chose ». Mais c'est là perdre de vue le fait que, d'une part, l'étranger n'a pas utilisé le mot pragma pour définir le nom, mais l'expression « le signe vocal à propos de ceux-là mêmes agissant en celles-ci (les praxeis dont il vient d'être question à propos du verbe) » (to de g’ ep’ autois tois ekeinas prattousi semeion tès phônès), et que d'autre part, le mot pragma est, comme praxis, dérivé du verbe prattein (« agir »). Quelle différence peut-on alors faire entre ces deux dérivés du même verbe, pragma et praxis ? Aussi bien le Bailly que le LSJ et Chantraine s’accordent pour considérer que pragma est plus concret que praxis, et dans sa grammaire grecque, Ragon associe le suffixe -sis avec l'action et le suffixe -ma avec l'objet de l'action. En pratique, on peut dire que, dans le cas d'espèce, praxis renvoie à l’idée d’activité en tant que telle, comme le fait chaque verbe à l’infinitif pour une activité particulière, alors que pragma désigne une occurrence spécifique d’activité, un « agissement » particulier situé dans le temps et l’espace, un « fait ». C'est pour conserver en français, dans la traduction de suntheis pragma praxei, la communauté de racine entre les deux mots (ce que cherche à faire Robin en traduisant pragma par « sujet-agent », mais sans éviter le piège de faire de pragma un « sujet »), que je traduis par « associant un agissement à une activité » (les deux mots dérivent de la même racine latine agere). En d’autres termes, dans pragma praxei, il n’y a pas un mot renvoyant au nom et un autre renvoyant au verbe, mais un mot, pragma, renvoyant au fait que décrit la phrase dans son ensemble, considéré comme un « agissement » (en un sens large pouvant inclure passivité de la part du sujet) spécifique d'un sujet particulier, situé dans le temps et l'espace, et un mot renvoyant de manière générique à l’activité spécifique du sujet considéré que décrit le verbe employé, montrant ainsi que l’élément important de la phrase, c’est le verbe, c’est-à-dire ce qui caractérise le type d’activité décrit, dont le pragma est une occurrence particulière, plus que le sujet, qu'on ne peut que nommer tant qu'on ne lui prête pas d'activité. (<==)

(34) En grec, l'exemple donné se réduit à deux mots, Theaitètos kathètai. Malheureusement, il est impossible de le traduire en français par deux mots seulement et l'on est en plus quasiment obligé de passer par une traduction qui fait intervenir le verbe « être » (« Théétète est assis », la traduction unanime de tous les traducteurs), particulièrement sensible dans ce dialogue (seul Cordero attire l'attention sur ce fait dans une note sur sa traduction). « Théétète siège » serait une traduction possible (que signale Cordero dans sa note pour l'écarter), mais qui ne convient pas dans le contexte de la discussion, car ce dont il s'agit ici, c'est, pour l'étranger, de décrire un fait (pragma) dont la vérification est possible par tous les interlocuteurs, non seulement Théétète, mais aussi Théodore, Socrate et son jeune homonyme, qui sont des assistants muets de cette conversation (l'étranger vient de dire : « Tournons donc notre esprit vers nous-mêmes »), et « siéger » a en français un sens trop spécifique qui ne correspond pas à la situation que l'on peut supposer pour Théétète dans cette histoire, où les interlocuteurs se sont donné rendez-vous sur une place publique, et où l'on peut supposer qu'ils sont, sinon tous, du moins Théétète, assis pendant cette conversation. Pour éviter cet écueil, dans la mesure où kathèsthai a un sens plus large que simplement « être assis », et signifie aussi plus largement, « demeurer à la même place, rester immobile », pour éviter l'emploi du verbe « être », je le traduis par « reste assis » et, pour tenter de faire sentir qu'il n'y a qu'un mot en grec, je l'écris « reste_assis » en liant les deux mots par un blanc souligné.
L'autre point notable sur cet exemple est que l'« activité » (praxis) que prend comme exemple l'étranger peut apparaître comme une passivité plutôt qu'une activité, ou du moins comme une inaction plutôt qu'une action, qu'un « agissement ». Mais, si l'on y réfléchit, le fait d'être et de rester assis n'est pas à proprement parler quelque chose que l'on subit « passivement », mais une situation assumée, résultant d'un choix délibéré du sujet, de s'asseoir dans un premier temps, ce qui est une activité impliquant mouvement, et ensuite de ne pas bouger pour changer de position, se relever ou s'alonger. Il faut donc bien prendre praxis (« activité ») dans un sens large qui n'implique pas nécessairement mouvement. (<==)

(35) La question de l'étranger est ironique puisqu'il vient de dire qu'il fallait au moins deux mots, un nom et un verbe, pour faire un logos, et qu'il propose une exemple justement composé de ce minimum de mots. Mais, en attirant notre attention sur le fait qu'il a pu donner un exemple n'utilisant que deux mots, elle nous prépare à nous demander pourquoi, dans l'exemple qui va suivre, l'étranger ne se limite pas aussi à deux mots, un sujet et un verbe. (<==)

(36) La question de l'étranger porte sur deux points, mais est ambiguë dans les deux cas : en grec, c'est peri hou t' esti kai hotou. Le premier point est introduit par la préposition peri suivie d'un génitif, qui signifie « autour de, au sujet de » et elle est suivie d'un relatif au génitif qui peut aussi bien être un masculin (« qui ») qu'un neutre (« quoi ») ; le second point est formulé à l'aide du pronom relatif hostis au génitif attique hotou, qui, là encore, peut être aussi bien un masculin (« lequel », soit au génitif « duquel ») qu'un neutre (« de quoi »). Pour y voir plus clair, on peut se reporter aux répliques précédentes de l'étranger : en 262d2, à propos de l'exemple « [un] homme apprend » (anthrôpos manthanei), il dit que ces mots révèlent (dèloi) quelque chose « peri tôn ontôn è gignomenôn è gegonotôn è mellontôn » (« à propos des étants soit advenant, soit advenus, soit devant [advenir] ») en utilisant la préposition peri, et en 262e6, il dit qu'un logos doit nécessairement être logon tinos (« un logos de/sur quelqu'un ou quelque chose) en utilisant un simple génitif, tinos, dont on a vu dans la note 30 qu'il était doublement ambigu, mais qu'il fallait très vraisemblablement le comprendre comme faisant référence au « sujet » du logos, « sujet » étant compris dans un sens plus ou moins large (sens purement grammatical ou sens plus ouvert de « thème »). Et pour tout arranger, le mot on (« étant ») est pris par l'étranger dans un sens tellement large qu'on peut donner de multiples sens au peri ontôn mentionné à l'instant, en particulier du fait qu'il est suivi de trois participes qui couvrent tous les temps, présent, passé et futur, et que donc les « étants » dont il est ici question pourraient aussi bien faire référence aux « activités » (praxeis) décrite par des verbes. Ceci étant, l'étranger a parlé d'associer un agissement (pragma) à une activité (praxis) décrite par un verbe, et cet « agissement » (pragma), est nécessairement agissement de quelqu'un ou de quelque chose. Et, s'il pose deux questions, c'est sans doute que ces deux questions portent sur des choses différentes et n'appellent pas la même réponse.
Si l'on remonte un peu plus haut, en 261e4-6, au début de la discussion sur les deux sortes de « révélateurs par le moyen du son » (tôn tèi phônèi... dèlômatôn), l'étranger dit que les deux sortes, qu'il va définir ensuite comme verbe (rhèma) et nom (onoma), sont révélatrices peri tèn ousian (« à propos de l'étance »), en utilisant, là aussi, la préposition peri. Mais, pour qu'il y ait ousia (« étance »), il faut qu'il y ait on (« étant ») qui soit ce que désigne l'« étance ». Un verbe, seul, révèle donc un « étant » au même titre qu'un nom, et plus précisément, en tenant compte de 262d2, un « étant » « soit advenant, soit advenu, soit devant [advenir] », et cet « étant », ce n'est pas le sujet grammatical, qui est impliqué par le verbe (rappelons-nous qu'en grec, il n'y a pas de pronom personnel devant un verbe conjugué, c'est la terminaisons seule qui permet de savoir à quelle personne est conjugué le verbe), mais sur lequel le verbe pris isolément ne « révèle » rien. Rien en tout cas qui soit propre à ce « sujet ». Et c'est précisément à partir de cette idée de « en propre » que nous pouvons trouver la différence entre ce qui est peri hou (« à propos de qui ou quoi ») et ce qui est hotou (« de/sur qui ou quoi ») : le génitif employé seul indique une relation de propriété étroite entre ce à quoi se rapporte le génitif et ce qui est désigné par le génitif, alors que la préposition peri, dont le sens premier, qu'on retrouve dans le préfixe « péri- » qui en dérive en français, est « autour de », et implique donc une relation de proximité et non pas de propriété. Si l'on prend l'exemple utilisé par l'étranger, « Théétète reste_assis », composé de deux mots seulement en grec (cf. note 34), chacun des deux mots pris seul nous révèle quelque chose de différent, que l'on peut dans chaque cas considérer comme un « étant », ce que l'on peut faire ressortir en reformulant ainsi cette courte phrase pour le raisonnement de l'étranger qui y a conduit : « étant donné que la personne qui est devant moi s'appelle Théétète, et étant donné que cette même personne reste_assise, je peux déclarer que Théétète reste_assis ». Le premier « étant (donné) » nous révèle (si nous ne le savions déjà) que la personne dont parle l'étranger s'appelle Théétète, ce qui est une information qui révèle quelque chose qui lui est propre de manière permanente, qui lui appartient en propre, et c'est cela que vise la question hotou (« de/sur qui ou quoi »), alors que le « reste_assis » révèle quelque chose qui est relatif à lui, mais qui ne lui est ni propre, ni permanent, quelque chose donc qui est simplement « autour de lui/à propos de lui » (peri) sans lui appartenir en propre. Ce que fait la jonction entre les deux mots, c'est de mettre en évidence un troisième « étant », le fait que les deux « étants », celui qui s'appelle Théétète et celui qui reste_assis, sont le même (tauton). Il ya donc trois points dans cette courte phrase : ce que révèle le nom (permanent) de (hotou) celui dont on parle pris isolément, ce que révèle le verbe à propos de (peri hou) la position (conjoncturelle) de celui dont on parle pris isolément, et ce que révèle leur jonction dans la phrase, à savoir, que c'est la même personne. (<==)

(37) La réponse de Théétète est en grec peri emou te kai emos, dans laquelle emos est le nominatif masculin singulier du pronom possessif de la première personne (« (le) mien, qui m'appartient, qui me concerne ») et emou le génitif masculin singulier du pronom personnel de la première personne egô (« de moi »). Comme le emos (« mien ») ne peut pas vouloir dire que le logos que vient de prononcer l'étranger est un logos produit par Théétète, il faut comprendre ce « mien » dans un sens différent, ce que permet ce pronom, ici dans le sens de « qui me concerne », c'est-à-dire « sur moi ». Si Théétète répond à la question peri hou (« à propos de qui/quoi ») en reprenant le préfixe peri (« à propos de »), il répond à la question hotou (« de/sur qui/quoi »), non pas en reprenant un génitif, mais en utilisant un pronom possessif au nominatif, autre manière d'exprimer l'idée de possession impliquée par le génitif. Par rapport à l'analyse de l'exemple faite dans la note précédente, ce qui est « sien » (hemos, « mien »), c'est le nom « Théétète », et ce qui est « à propos » de lui (peri hemou, « à propos de moi »), c'est le fait que, pour l'instant, il « reste_assis ».
Ceci étant, il n'est pas sûr que Théétète, qui a dit auparavant qu'il répondrait « selon [s]es possibilités » (kata dunamin), ait bien compris la distinction entre les deux questions posées par l'étranger et en quoi elles n'étaient pas redondantes. (<==)

(38) Le texte grec de ce second exemple est Theaitètos, hôi nun ego dialegomai, petetai (mot à mot « Théétète, avec_qui maintenant moi je_dialogue, vole »). La question qu'on peut se poser est, comme je l'annonçais dans la note 35 : pourquoi l'étranger n'a-t-il pas simplement dit « Theaitètos petetai » (« Théétète vole »), limitant le logos à deux mots, un nom et un verbe, comme il l'avait fait dans le premier exemple, « Theaitètos kathètai » ? La réponse est que, dans le premier cas, comme ce qui était affirmé de Théétète correspondait à ce que toutes les personnes présentes pouvaient constater de leurs propres yeux, il était inutile d'ajouter quoi que ce soit pour que tous comprennent de qui il était question. Dès lors que l'étranger prend maintenant un exemple qui affirme d'un sujet désigné par le nom « Théétète » quelque chose qui ne correspond pas à ce que les personnes présentes peuvent constater de leurs propres yeux concernant le Théétète qui est à côté d'eux, il faut que l'étranger fasse bien comprendre que le Théétète dont il parle est bien ce Théétète et pas on ne sait trop quel héros « mythologique », un pareil d'Icare et de son père Dédale volant avec les ailes que ce dernier leur avait fabriquées pour s'échapper du labyrinthe construit par Dédale dans lequel Minos les avait enfermés pour les punir de n'avoir pas fait ce labyrinthe tel qu'on ne puisse s'en échapper après que Thésée ait réussi à s'en échapper grâce au fil que lui avait donné Ariane, la fille de Minos, avant qu'il parte combattre et tuer le Minotaure qui en était prisonnier, ou de Bellérophon chevauchant Pégase, le cheval ailé. C'est la condition pour que les participants puissent être sûrs que cette seconde affirmation est fausse, alors que la première est vraie, ce qui est le but de cet exercice. (<==)

(39) La réponse paraît évidente à Théétète, alors qu'elle ne l'est pas ! Car cette seconde phrase proposée comme exemple par l'étranger, du fait de la clause « avec qui, en ce moment, moi, je dialogue » (hôi nun ego dialegomai) insérée pour faciliter l'identification du Théétète dont il parle, ne révèle pas des « étances » que relativement à Théétète. Elle dit aussi des choses, sinon « sur » l'étranger lui-même, du moins « à propos » (peri) de lui. Si l'on reprend l'analyse faite dans la note 36 sur la distinction entre la question peri hou (« à propos de qui ou quoi ») et celle hotou (« de/sur qui ou quoi ») dans le cas du premier exemple, on peut dire que, dans ce nouvel exemple, l'étranger ne révèle rien « sur » lui qui lui soit propre, puisqu'il ne dit pas son nom et ne fait référence à lui que par un egô (« je/moi ») et par la personne du verbe dialegomai (première personne du singulier du présent de l'indicatif moyen), mais par contre il « révèle » des choses « à propos » de lui, le fait qu'il soit en train de dialoguer avec Théétète, un « étant » qui est à la fois à propos de lui et à propos de Théétète, puisqu'un dialogue suppose au moins deux personnes. Il donne ainsi au passage, sans insister, un exemple de logos qui soit « à propos » (peri) de quelqu'un sans nous révéler quelque chose « sur » ce quelqu'un, au sens restreint défini dans la note 36, quelque chose qui lui soit « propre ». (<==)

(40) Revoilà le poion tina (« de quelle sorte/nature/qualité ») concernant le logos dont il a déjà été question en 262e9 (voir note 31 ci-dessus) sans que l'étranger précise ce qu'il entendait pas là. C'est par les exemples qu'il fait trouver à Théétète ce qu'il avait derrière la tête avec cette idée de « sorte/nature/qualité/... » d'un logos. (<==)

(41) Le point de départ de toute cette longue parenthèse dans la septième caractérisation du sophiste était le « sophisme » selon lequel un logos ne peut pas être faux (pseudès) car il est impossible de dire ce qui n'est pas. L'étranger démonte ce sophisme au moyen d'un exemple élémentaire, dont la fausseté est évidente pour tous, en laissant le soin à son interlocuteur de retrouver tout seul le mot « faux » à propos de cet exemple. S'il avait employé ce mot et celui de vrai avant de donner les exemples, au moment où il a dit que tout logos devait être poion tina (« d'une certaine sorte »), il aurait rouvert le débat sur la possibilité du discours faux de manière encore théorique. Maintenant que c'est Théétète qui emploie de lui-même ce qualificatif après un exemple de discours faux, la partie est gagnée, car, comme je l'ai dit dans la note 29, pour montrer que le pseudès logos (« faux logos ») est possible, il suffit d'un seul exemple, bien plus efficace que tous les beaux raisonnements logiques et sophistiques à la manière de Parménide et de ses pareils. Comme disent les anglais, the proof of the pudding is in the eating (« la preuve du pudding est dans le fait qu'on le mange »).
Et l'on notera que cette preuve fonctionne pour le lecteur même si toute cette discussion est inventée par Platon, car elle ne repose pas sur la réalité de la discussion décrite par Platon, mais sur le simple bon sens : n'importe quel lecteur peut se projeter dans une situation similaire et, s'il est sensé et de bonne foi, admettre qu'un de ses amis discutant avec lui assis dans son salon ou sur un banc public dans la rue qui lui dirait tout à coup, tout en restant assis à côté de lui, « Je vole », dirait quelque chose d'évidemment faux. (<==)

(42) « Dit les étants comme c'est à propos de toi » traduit le grec legei... ta onta hôs estin peri sou. La phrase en question était « Théétète reste_assis » (Theaitètos kathètai) et l'étranger parle d'onta (« étants », au neutre pluriel) peri sou (« à propos de toi »). On a vu dans la note 36 comment on pouvait comprendre ce pluriel : il y a « l'étant qui s'appelle Théétète » (« toi »), « l'étant assis » (« à propos de ») et « l'étant même l'un que l'autre », qui affirme l'identité entre ces deux « étants », celui qui s'appelle Thétète et l'assis. Et les mots reflètent correctement tous ces « étants », ils les disent comme chacune des personnes présentes autour de l'étranger peut vérifier de ses propres yeux que c'est (hôs esti) au-delà des mots. Le problème auquel est confronté ici l'étranger est celui des limites du langage : il est obligé, des deux côtés de la relation entre les mots et ce à quoi ils prétendent renvoyer, c'est-à-dire aussi bien pour les mots (les « étants », c'est-à-dire ce dont on dit « c'est ») que pour ce qui n'est pas les mots (c'est-à-dire ce à quoi les mots prétendent faire référence), d'utiliser le verbe einai (« être »). Le « comme c'est » (hôs esti) renvoie à l'expérience partagée des personnes présentes, qui ne s'exprime pas par des mots, mais qui leur permet de se rendre compte que cette expérience, chacun d'eux pourrait l'exprimer avec les mêmes mots, et que donc le sens qu'ils donnent aux mots prononcés par l'étranger correspond bien à ce qu'ils perçoivent. Et c'est bien le fait que plusieurs personnes comprennent de la même manière ces mots et y reconnaissent tous l'expérience intérieure que fait chacun d'eux, qui en garantit le sens et la véracité, au moins dans un cas comme celui-ci ou aucun des mots employés ne pose de problèmes particuliers de compréhension. (<==)

(43) Le texte grec des manuscrits, que je suis, est ontôs de ge onta hetera peri sou (« mot à mot « réellement cependant en effet étants autres à_propos_de toi »). Les éditeurs modernes, à la suite de Janus Cornarius, médecin et humaniste allemand du XVIème siècle, dont le fils publia, après sa mort, une édition des œuvres de Platon en 1561, remplacent le ontôs intial par ontôn (« des étants »), ce qui conduirait à la traduction « mais pourtant des étants autres à propos de toi que les étants » (Cousin traduit par « C'est-à-dire ce qui est autre que ce qui est sur ton compte » ; Diès, qui adopte cette correction dans le grec de son édition, traduit par « Il dit donc des choses qui sont, mais autres, à ton endroit, que celles qui sont » ; Robin traduit par « Or, ce sont des choses qui sont, mais autres à la vérité que celles qui, te concernant, sont » ; Chambry traduit par « Les choses qu'il dit de toi existent, mais sont autres que celles qui sont » ; Cordero, pour sa part, revient au texte des manuscrits et traduit « Il dit à propos de toi des choses différentes, mais qui existent réellement » ; Mouze, qui adopte aussi le texte des manuscrits, traduit : « Du moins, il dit des choses qui, tout en étant réellement, sont autres, à propos de toi »). Il me semble qu'il faut lire cette réplique, dans la continuté des deux qui l'ont précédée, à la lumière de ce qu'a dit l'étranger en 258d5-e3 : « Mais justement nous, non seulement nous avons montré les n'étant pas en tant qu'ils sont, mais nous avons aussi fait voir ce que se trouve être l'eidos du n'étant pas car, en montrant la nature de l'« autre » [comme] étant et [comme] complètement morcelée sur tous les étants [dans leurs relations] les uns par rapport aux autres, la partie de celle-ci opposée à l'étant de chaque [cas], nous avons eu l'audace de dire que cela même est réellement/à la manière d'un étant (ontôs) le n'étant pas ». Dans un premier temps, l'étranger dit que le logos faux dit des choses « autres que les étants » (hetera tôn ontôn) ; le hetera (« autres ») fait passer, dans la réplique suivante, par application inverse du principe d'équivalence entre mè onta (« n'étant pas ») et « autres » (hetera), au mè onta (« n'étant pas ») : « il dit les n'étant pas comme étants » (ta mè onta hôs onta legei » ; et, dans la réplique qui nous occupe, il revient de « n'étant pas » à « autres » pour bien insister sur le fait que ces « n'étant pas », comme cela a été dit de manière générale dans la réplique citée, ne sont pas des néants absolu, des « choses » qui n'« existeraient » pas du tout, mais des « choses » qui sont réellement (ontôs onta), mais seulement qui sont autres (hetera), sous-entendu, que ce qui est à propos de Théétète. En d'autres termes, « voler » a un sens, correspond à un « étant » qui peut concerner d'autres créatures, et rien n'interdit de penser que, sur la place publique où étaient l'étranger, Théétète et les autres, des oiseaux voletaient autour d'eux, et ce qui est faux dans la phrase de l'étranger (qui n'est pas un mensonge puisque l'étranger la dit en sachant pertinemment qu'elle est fausse, et même précisément pour cela), c'est qu'elle affirme identiques l'« étant » dont le nom est Théétète, l'« étant » qui dialogue avec lui, et l'« étant » en train de voler, alors que, si l'identité des deux premiers « étants » n'est pas fausse, l'identité de ces deux-là avec le troisième, elle, est fausse car ce troisième « étant » est autre que les deux premiers, tout en étant bel et bien (ontôs) un « étant », comme l'affirme cette dernière réplique. Le ontôs (« réellement »), repris de la fin de la réplique citée, est le premier mot de la réplique, ce qui le met en valeur et montre que c'est lui le mot important de la phrase, et il est immédiatement suivi d'un de ge, qui marque une restriction par rapport à la réplique précédente et que j'ai traduits par « mais pourtant » : « il dit des n'étant pas comme étants (mè onta hôs onta)... Oui mais (de ge) ce qui est faux, ce n'est pas de les dire « étants » (onta), car ce sont réellement (ontôs) des « étants » (onta), mais de les identifier les uns avec les autres alors qu'ils sont des « étants » (onta) diférents (hetera) les uns des autres, de dire que l'« étant » en train de voler est « à propos de Théétète » (peri sou). Et il n'est pas nécessaire d'imaginer qu'au moment où l'étranger dit le logos qui constitue son second exemple, un oiseau est justement en train de voleter autour de (peri) Théétète ou à proximité de lui dans son champ de vision pour que ça fasse de « vole » (petetai) un « étant » : dès lors que les auditeurs de l'étranger comprennent le mot « vole » (petetai), c'est qu'ils ont eu l'occasion de voir des oiseaux ou autres animaux voler, c'est-à-dire des « étants » en train de voler. Si l'étranger éprouve ainsi le besoin d'insister sur le fait que le n'étant pas à propos de Théétète est néanmoins, mais pas à propos de Théétète, et s'il le fait en usant d'un mot, ontôs, dont il sait qu'il est redondant avec « est/étant » puisqu'il ne signifie rien d'autre que « à la manière d'un étant » (c'est la forme adverbiale du participe présent de einai (« être »)), mais dont il sait aussi qu'il sera compris de ses interlocuteurs avec une connotation « existentielle » qui est ici un moindre mal, parce qu'il atteint ici les limtes du langage, c'est parce que c'est ce qui fait le lien entre le problème dont il était parti et auquel il est revenu, la possibilité du discours faux et toute la « parenthèse » ouverte sur le « n'étant pas » (mè on) visant à montrer que pour n'être pas quelque chose, il faut d'abord être autre chose, et que donc les « n'étant pas » sont d'abord des « étants », que, comme il l'a dit en 258e3, en conclusion justement de la longue parenthèse sur le « n'étant pas » (mè on), le n'étant pas est réellement (estin ontôs) une partie de l'autre de ce dont on dit qu'il n'est pas. (<==)

(44) Le logos donné en second exemple par l'étranger cherche à rendre compte, à propos de la personne à qui il s'adresse, de deux « étants » et d'un « n'étant pas » : l'« étant » Théétète, qui lui attribue un nom, l'« étant » en train de dialoguer avec celui qui lui parle, et un « n'étant pas » : le « n'étant pas » en train de voler, auquel on peut ajouter l'« étant » identique, qui lie l'« étant » Théétète à l'« étant » en train de dialoguer avec celui qui parle, le « n'étant pas » le même, qui sépare comme autre l'un de l'autre l'« étant » Théétète de l'« étant » en train de voler et le « n'étant pas » le même, qui sépare comme autre l'un de l'autre l'« étant » en train de dialoguer avec celui qui parle et l'« étant » en train de voler. Il est faux parce qu'il considère comme « étant » les « n'étant pas » que je viens de lister et que constatent tous les participants de leurs propres yeux, c'est-à-dire comme même (tauton) ce qui est autre (heteron).(<==)

(45) Théétète n'a pas l'air d'avoir remarqué que le plus court, c'était le premier, composé de deux mots en grec, un nom et un verbe, pas le second, qui, lui, comprenait six mots et ne se limitait pas à un nom et un verbe, mais incluait une clause incidente consituée d'une proposition relative, ce qui est loin d'être la forme la plus brève sur laquelle l'accord s'était fait. Tout se passe comme si Théétète considérait que cette relative ne faisait pas vraiment partie du logos donné en exemple par l'étranger et, par analogie avec le premier exemple, ne retenait du second que Theaitètos petetai (« Théétète vole »). (<==)

(46) « De/sur quelqu'un ou quelque chose » traduit le simple mot grec au génitif tinos, qui peut être aussi bien masculin que féminin ou neutre en laissant voir ces différentes possibiltiés en français. Sur la différence entre l'emploi du génitif seul et l'emploi de la préposition péri, voir la note 36 ci-dessus. (<==)

(47) « Sur toi » est en grec sos (« tien »), nominatif masculin singulier du pronom possessif de la seconde personne, faisant donc pendant au emos utilisé par Théétète en 263a6 pour parler de lui en réponse à la question hotou (« de/sur qui/quoi ») posée par l'étranger (cf. note 37). « Sur rien ni personne d'autre » traduit le grec ouk allou oudenos, là aussi deux génitifs associés qui peuvent être soit masculin, soit neutre, d'où mon « rien ni personne », chaque mot rendant l'un des cas possibles. On est donc bien toujours dans la question sur la personne ou chose sur laquelle le logos dit quelque chose qui lui est propre, en l'occurrence le fait de s'appeler Théétète, pas dans celle sur un quelque chose qui n'est qu'à propos (peri) de lui/ça, le fait de rester_assis, de voler ou de dialoguer. Mais ce que veut dire ici l'étranger, c'est que, si l'on ne peut plus idientifier l'étant en train de voler qu'évoque la fin de la phrase avec l'étant Théétète auquel fait référence le début de celle-ci, alors il n'y a plus rien qui permette d'identifier en propre l'étant en train de voler (le verbe principal autour duquel se construit le logos) et donc ce logos n'est sur rien ni personne qui soit identifé par celui-ci au moyen de qeulque chose qui lui soit propre, comme un nom. Pour le dire autrement, le verbe « vole » a bien un sujet identifié par un nom qui lui est propre, mais dès lors que, dans les faits constatables par les auditeurs, ce sujet n'effectue pas l'action impliquée par le verbe, c'est comme si le verbe n'avait pas de sujet. (<==)

(48) L'exemple permet de préciser ce que l'étranger avait en tête en 262e6-7 lorsqu'il évoquait un logos qui ne serait sur rien ni personne pour déclarer que ce ne serait pas du tout un logos : c'est un logos dans lequel l'agissement décrit par le verbe n'est pas attribuable au sujet identifié par le prétendu logos, puisque, dans un tel cas, le verbe n'a pas de sujet pertinent, personne ou chose, et donc n'est pas un logos de/sur quelqu'un ou quelque chose.
Ici, l'étranger confirme que, pour lui, un logos ne peut être considéré comme un logos à proprement parler que s'il est vrai, c'est-à-dire qu'il attribue au sujet un agissement ou une ousia (« étance », c'est-à-dire « attribut ») pertinent pour lui. Dans le cas contraire, on a affaire à un faux logos (sur cette expression, voir la note 8 ci-dessus), c'est-à-dire quelque chose qui a l'apparence d'un logos en ce qu'il est un assemblage de mots combinant noms et verbes, comme c'est le cas pour un « vrai » logos, mais qui n'en a que l'apparence et n'est pas porteur de sens en tant que séquence de mots mis à la suite les uns des autres prise dans son ensemble. Ce qui fait un logos, ce n'est ni le phénomène sonore audible produit par quelqu'un qui parle, ni le phénomène graphique visible produit par des séquences de lettres écrites, ni même le dialogue intérieur que se tient à elle-même une personne qui pense, mais l'adéquation des entrelacements d'eidè (cf. 259e5-6) qu'implique l'assemblage de mots constituant le prétendu logos avec les relations présentes dans les pragmata (« faits/choses ») dont ces eidè constituent les « apparences » (sens premier d'eidos) sensibles ou intelligibles pour nous, êtres humains. (<==)

(49) « Les [choses] autres dites comme les mêmes et des n'étant pas comme étants » traduit le grec legomena thatera hôs ta auta kai mè onta hôs onta (mot à mot « dits les_autres comme les -mêmes et pas étants comme étants »). Il faut se souvenir, pour bien comprendre ces mots, que auta signifie « mêmes » comme dans « eux-mêmes », pas comme dans « deux vrais jumeaux ont la même tête » ou « mon voisin et moi avons la même voiture ». Dans le premier cas (autos), il n'y a qu'une seule personne ou chose désignée sous plusieurs vocables ; dans l'autre, qui serait en grec homois, il s'agit de plusieurs personnes ou choses distinctes qui partagent une apparence similaire sous un certain point de vue. Comme je l'ai dit dans la note 44, ce qui est dit même alors qu'il est autre c'est l'« étant » « en train de voler » auquel fait référence le verbe petetai (« (il) vole ») par rapport à l'« étant » « Théétète » auquel renvoie ce nom et l'« étant » « en train de dialoguer avec moi » auquel font référence les mots en incise, qui eux, sont « le même », c'est-à-dire la même personne. Et donc, le « n'étant pas » qui est dit « étant », c'est la relation d'identité entre celui à qui font référence les deux derniers « étants », le nom et les mots en incise, et celui auquel fait référence le verbe « vole », qu'il soit présent ou pas, puisque justement ils ne sont pas « le même » (tauton).
Les adverbes traduits par « réellement » et « véritablement » sont ontôs et alèthôs respectivement. Ce qui est réel et vrai, ce n'est pas le logos qu'on prétend faux, mais le fait qu'il s'agisse dans un tel cas d'un faux logos, et donc le logos qui dit faux un tel logos.
Les mots traduits par « faux logos » sont en grec logos pseudès. Pour les raisons qui me font inverser l'ordre des mots dans ma traduction et préférer « faux logos » (comme Chambry, qui traduit par « faux discours ») à « logos faux » (comme le font tous les autres traducteurs que j'ai consultés, qui traduisent par « discours faux »), deux traductions possibles qui n'ont pas le même sens en français, voir la seconde partie de la note 8 ci-dessus. (<==)

(50) On retrouve ici le mot phantasia, déjà rencontré en 260c9 et en 260e4, au début de la section ici traduite. Pour la justification de ma traduction de ce mot par « semblance », on se reportera à la note 10 ci-dessus. Initialement associé, en 260c9, à « images » (eidôla) et « reproductions » (eikôn), puis, en 260e4, à logos et « opinion » (doxa), il conclut ici une série commençant par « pensée » (dianoia) et « opinion » (doxa), qui ouvre une séquence où l'étranger va tenter de clarifier ce qui, pour lui, distingue ces trois notions, pour montrer que toutes les trois ont des affinités avec le logos, et sont donc par contagion ouvertes au risque d'erreur, de faux. (<==)

(51) L'étranger prend ici le mot dianoia, que j'ai traduit par « pensée », dans un sens plus général que le sens spécialisé que lui donne Socrate dans l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, où je l'ai traduit par « réflexion » et où il en fait l'un des quatre pathèmata (« affections ») associés aux quatre segments de la ligne, celui associé au premier segment de l'intelligible, dans lequel on est encore prisonnier des mots, qu'on ne parvient pas à distinguer des eidè qu'ils désignent (comme dans le registre du visible, le premier segment, l'eikasia (« conjecture ») est celui où l'on ne fait pas la distinction entre l'apparence visible de ce qu'on voit et ce dont ce n'est que l'apparence). Ici, manifestement, dianoia est pris dans un sens plus proche de son sens étymologique, « (ce qui se passe) au milieu de/à travers (dia) l'eprit/intelligence (nous) », et désigne toute activité de l'esprit (nous) qui prend la forme d'un logos seulement pensé.
La conséquence implicite de cette définition de la dianoia (« pensée ») est que celle-ci est tributaire des mots, puisqu'elle est une forme de logos et que le logos a été préalablement défini comme assemblage de noms et de verbes. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas possible d'appréhender par la pensée autre chose que des mots, mais que, tout ce que nous pouvons ainsi appréhender qui ne peut s'exprimer par des mots, pensés avant d'être prononcés, est incommunicable par nature, puisque tout communication de cet ordre ne peut passer que par des paroles. Cette définition « large » de l'étranger n'est donc pas incompatible avec la division en deux du segment de l'intelligible par Socrate, mais elle confirme que l'autre pathèma, que Socrate appelle noèsis (« appréhension par l'intelligence ») à la fin de l'analogie et epistèmè (« savoir/science ») dans le rappel qu'il en fait en République VII, 533e7-534a8, n'étant plus de l'ordre du logos, est incommunicable. Simplement, celui qui a atteint ce niveau est capable d'une dianoia qui, même si elle s'exprime encore par des mots dans sa pensée, n'est plus prisonnière de ces mots et a compris qu'ils ne sont que des « étiquettes » qui ne nous apprennent rien par elles-mêmes de ce à quoi on les attache : il pense des eidè au-delà des mots et se sert des mots pour communiquer sa pensée, sans jamais être prisonnier de mots spécifiques pour ça, mais en utilisant le dialegesthai (la pratique du dialogue) pour s'assurer que les interlocuteurs se comprennent au niveau des eidè. (<==)

(52) Le mot grec traduit ici par « bruit » est phthoggos, substantif dérivé du verbe phtheggesthai (« émettre un son, un bruit »), verbe souvent utilisé par Platon pour faire référence à la parole comme simple phénomène sonore. Dans la réplique précédente définissant la dianoia (« pensée »), le mot traduit par « son » est phônè, qui, lui, semble plutôt être de même racine que phanai (« déclarer, affirmer, dire »).
Cette définition du logos est une définition de logos pris en un sens large qui ne s'attache qu'à la composante sensible (et plus spécifiquement audible) du logos, à son « apparence », sans préjuger du fait que les sons produits ont un sens ou pas, qu'ils constituent donc ou pas un logos au sens strict que suggérait l'étranger en affirmant qu'un logos qui dit les étants autrement qu'ils sont n'est pas un logos. Mais ici, l'intention de l'étranger n'est plus de distinguer le vrai du faux, mais de distinguer le logos intérieur non perceptible par les sens du logos exprimé rendant possible le dialegesthai (pratique du dialogue), c'est-à-dire les échanges interpersonnels et donc la validation par l'expérience partagée. Et par ailleurs, il se limite ici au logos parlé, faisant l'impasse sur l'écrit. Comme on le voit, Platon n'hésite pas à accepter plusieurs sens pour un même mot selon les jeux de relations et d'oppositions auxquels il le fait participer. (<==)

(53) Les mots traduits par « assertion » et « contradiction » sont phasis et apophasis. La traduction unanime de ces deux mots ici est « affirmation » et « négation », qui est le sens technique qu'ils ont effectivement pris au temps de Platon et Aristote, à ceci près que, dans certains cas, c'est le mot kataphasis qui est utilisé pour préciser le sens technique d'« affirmation » en tant qu'opposé à apophasis (« négation »), la raison en étant que phasis est en fait un terme plus général puisque c'est un substantif dérivé de phanai (« dire ») et que donc, au sens premier, il n'implique pas plus que ce qu'on dit soit de forme « affirmative » au sens grammatical (c'est-à-dire n'utilisant pas de mots de négation) que de forme « négative » (c'est-à-dire utilisant des mot de négation). En ce sens premier, phasis a plus le sens d'« assertion » que d'affirmation dans un sens technique. Quant à apophasis, c'est le substantif dérivé du verbe apophanai, dont le sens plus général est « dire le contraire » et, de là, « nier, dire non » ou encore « contredire ». Au vu de ce qui va suivre, et dans un contexte qui ne justifie pas de supposer à ces mots un sens technique qui, en plus, rend plus difficile de comprendre ce qui va suivre, il me semble préférable de rester pour ces mots sur une traduction plus ouverte et moins technique. Ce que veut faire ressortir ici l'étranger, ce n'est pas que l'on peut employer des négations au sens grammatical dans le discours pensé ou parlé, mais que l'on peut, sur le même sujet, tenir des logoi qui s'opposent, qui disent le contraire l'un de l'autre, ou au moins des choses différents, soit venant de personnes différentes, soit même, en particulier quand cela se passe dans la pensée, venant de la même personne, et qu'en d'autres termes, les logoi ne se forment pas dans notre pensée de manière univoque sur un sujet donné, ce qui montre que les pragmata (« faits/choses ») ne se montrent pas à nous d'une manière qui impose un unique logos à leur sujet. Et cela n'a rien à voir avec la forme grammaticale du logos employé. Il peut y avoir contradiction sans qu'il y ait négation, par exemple entre « Socrate est laid » et « Socrate est beau » tout comme il peut y avoir contradiction entre deux formulations négatives, par exemple entre « Socrate n'est pas beau » et « Socrate n'est pas laid ». C'est ce point, la possibilité de tenir sur le même sujet, et parfois de la part de la même personne, des propos contradictoires, et non pas l'existence de mots et de tournures grammaticales permettant la négation, qui est fondamental pour ouvrir un espace à l'opinion (doxa). (<==)

(54) Ce que décrit ici l'étranger sous le nom de doxa (« opinion ») est donc quelque chose qui est intérieur à chacun, dans cette forme de logos qu'est la dianoia (« pensée »). On ne voit pas trop en quoi les modes d'expressions sous forme affirmative et négative seraient, par eux-mêmes, générateurs de l'opinion qui, pour Platon, s'oppose au savoir (epistèmè), principalement en ce qu'elle est instable et incertaines, capables de changements dans le temps, au contraire du vrai savoir. En effet, un savoir peu s'exprimer aussi bien sous forme positive que sous forme négative. Ainsi, en prenant comme exemple le problème posé par Socrate au petit esclave de Ménon dans le dialogue éponyme, les phrases « le carré formé sur un côté de longueur double de celle d'un carré donné n'est pas double en superficie du carré de départ » (négation) et « le carré formé sur la diagonale d'un carré donné est double en superficie du carré de départ » (affirmation) ne sont pas, pour Socrate au moins, qui en fait la démonstration, des opinions, mais des savoirs s'exprimant, l'un dans une forme négative et l'autre dans une forme affirmative. Non. Ce qui consitue l'opinion, c'est le fait que la même personne, sur le même sujet hésite entre une assertion, qu'elle soit formulée de manière affirmative ou négative, et l'assertion contraire, et qu'elle soit incapable de choisir ou, ayant choisi à un moment donné, puisse revenir sur son choix dans la suite, et, en tout cas, soit incapable de convaincre tous les autres de la pertinence de son choix (comme le ferait par exemple une démonstration mathématique). Si tous les hommes étaient omniscients et disaient tous toujours la vérité du fait de ce savoir universel, il y aurait toujours des modes d'expression affirmatifs et négatifs au sens grammatical, mais pas de contradiction puisque, sur tout, tout le monde serait toujours d'accord sur la proposition vraie. Il y aurait donc toujours affirmation et négation, mais pas d'opinion, puisque tout serait savoir. Voilà pourquoi la traduction de phasis et d'apophasis dans la réplique précédente par « affirmation » et « négation » est à rejeter et propre à créer l'incompréhension. Ce qui ne veut pas dire que Platon ne pouvait pas employer le mot apophasis dans son sens plus technique de « négation ». C'est d'ailleur ce qu'il a fait peu avant dans le Sophiste, en 257b9-c3, où l'on trouve deux des quatre occurrences d'apophasis dans tous les dialogues (la dernière étant en Cratyle, 426d1), dont une, la seconde, où le mot a clairement le sens grammatical de « négation » et fait référence aux mots et ou (« ne pas ») en tant que mots exprimant la négation, alors que la première fait plutôt référence au concept de négation en général, pas aux mots spécifiques servant à l'exprimer. Mais qu'il connaisse le sens « technique » de ce mot ne lui interdit pas de l'employer, dans un autre contexte, dans un sens plus ouvert (comme il le fait pour rhèma et onoma, qui n'ont le sens technique de « verbe » et « nom » respectivement que dans la section 262a1-263d5 et sont employés ailleurs dans le Sophiste dans un sens non technique d'« expression » et de « mot », comme je l'explique dans la note 21 ci-dessus). Il est clair qu'ici, il ne parle pas des mots spécifiques mè/ou (« (ne) pas »), comme c'est le cas en 257c3. Il est dans le contexte très général de la définition de l'opinion en tant que forme particulière de logos, pas dans un cours de grammaire sur la négation, et il prend donc, cette fois, ce mot dans un sens différent en l'opposant justement à phasis (« assertion ») et non pas à kataphasis (« affirmation »). (<==)

(55) Le texte de la première partie de cette réplique est incertain. Le grec en est le suivant (les mots en gras correspondent aux mots douteux, avec les différents variantes) : ti d' hotan <doxa> mè kath' hauto/hautèn alla/all' è di' aisthèseôs parèi tini, to toiouton au pathos ar' hoion te orthôs eipein heteron ti plèn phantasian; (mot à mot « quelque_chose/quoi mais quand <opinion> pas par/selon ça-même/elle-même mais/mais seulement à_travers sensation est_présent(e) à quelqu'un(e)/quelque_chose, la telle cette_fois affection est-ce_que capable de nommer autre quelque_chose sauf semblance »).
Pour la première partie de la phrase, qui seule offre des variantes :
- les manuscrits B, T et Y, suivis par Diès, donnent le texte :
          ti d' hotan mè kath' hautèn alla di' aisthèseôs parèi tini
(mot à mot « quelque_chose/quoi mais quand pas par/selon elle-même mais à_travers sensation est_présent(e) à quelqu'un(e)/quelque_chose », que Diès traduit par : « Quand, par contre, celle-ci (l'opinion, mentionnée à la fin de la réplique précédente) se présente non plus spontanément, mais par l'intermédiaire de la sensation... ») ;
- le manuscrit W donne le texte suivant :
          ti d' hotan mè kath' hautèn all' è di' aisthèseôs parèi tini
(mot à mot « quelque_chose/quoi mais quand pas par/selon elle-même mais seulement à_travers sensation est_présent(e) à quelqu'un(e)/quelque_chose ») ;
- Stobée (doxographe ayant vécu au Vème siècle) proposait le texte suivant :
          ti d' hotan doxa mè kath' hauto alla di' aisthèseôs parèi tini
(mot à mot « quelque_chose/quoi mais quand opinion pas par/selon ça-même mais à_travers sensation est_présent(e) à quelqu'un(e)/quelque_chose ») ;
- Duke et al., et avant eux Burnet, proposent le texte suivant :
          ti d' hotan mè kath' hauto alla di' aisthèseôs parèi tini
(mot à mot « quelque_chose/quoi mais quand pas par/selon ça-même mais à_travers sensation est_présent(e) à quelqu'un(e)/quelque_chose »).
On peut ignorer la variante all' è (« mais seulement ») du manuscrit W par rapport aux trois autres manuscrits, qui donnent alla (« mais »), qui ne change rien au problème principal posé par ce membre de phrase, qui est celui de savoir si le pronom réfléchi est au féminin hautèn (« elle-même ») ou au neutre hauto (« ça-même ») et dans l'un ou l'autre cas, à quoi il renvoie, ce qui pose le problème de savoir quel est le sujet du verbe parèi (« est présent(e) »), puisqu'un pronom réfléchi renvoie au sujet du verbe de la proposition dans laquelle il apparaît, et, par contrecoup, celui de savoir à quoi renvoie le tini (« à quelqu'un(e)/quelque chose »), complément au datif de parèi (« est présent/à côté de »), qui ne peut être la même chose que le sujet de parèi. Il faut enfin déterminer le rôle du ti initial, neutre singulier, qui peut soit être considéré comme faisant partie de la formule autonome usuelle en début de réplique ti de; (« mais quoi ? ») (cf. 263d6, 255c9, 253b9, 253b1, 252d2, etc.), auquel cas il est interprété comme un pronom interrogatif (l'élision du de (« mais ») devant le hotan qui suit n'est pas un obstacle à cette lecture), soit être considéré comme un pronom indéfini (« quelque chose »), auquel cas il faut lui trouver une fonction dans le reste de la phrase, par exemple sujet du verbe parèi, ce qui conduirait à la lecture kath' hauto, neutre, et à une traduction du type de « Mais, quand quelque chose est présent à quelqu'une [âme], non pas par soi-même, mais à travers la sensation, une telle affection... ».
Si l'on s'en tient à la leçon des manuscrits, hautèn (« elle-même »), féminin, peut renvoyer à trois antécédents féminins dans la réplique précédente, qui sont, listés du plus proche au plus lointain : doxa (« opinion »), dianoia (« pensée ») ou psuchè (« âme »). Dans les trois cas, c'est donc cet antécédent supposé qui doit être le sujet implicite du verbe parèi (« est présent »), ce qui exclut que le ti inital puisse jouer ce rôle et invite donc à retenir l'option ti d'; « Mais quoi ? » pour le début de la réplique. Quant au tini, datif singulier des trois genres (masculin, féminin ou neutre) qui renvoie à ce à quoi « est présent » le sujet de parèi, il ne peut renvoyer à ce qui a été retenu comme sujet : le contexte suggère que, sauf dans le cas où c'est la psuchè (« âme ») dont on voudrait faire le sujet, il pourrait renvoyer à l'âme (« est présent à quelqu'une », c'est-à-dire « à quelque âme », « à une âme »), ou tout simplement se traduire par « à quelqu'un », sans antécédent spécifique. Supposer l'âme (psuchè) sujet implicite de parèi conduirait à une traduction du genre « Mais quoi ? Quand elle [l'âme] est présente à quelque chose, non pas par elle-même, mais travers la sensation, une telle affection... », le tini (« à quelque chose », neutre, désignant ce à quoi l'âme est présente par la sensation, et on aurait là un renversement de perspective surprenant de la part de Platon, qui a plutôt tendance à considérer que ce sont les « objets extérieurs » qui « sont présents » à l'âme et agissent sur elle que le contraire.
Avant de poursuivre cette investigation, je reproduis ci-dessous les traductions proposées par les traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « Quand, au contraire, cet état de l'âme n'est pas l'ouvrage de la pensée, mais de la sensation, comment le qualifier justement d'un autre nom que de celui d'imagination ? » (impossible de savoir comment Cousin résoud les difficultés listées puisqu'il ne traduit pas, mais interprète : il semble qu'il accepte la leçon kath' hautèn et comprend le hautèn comme renvoyant à la dianoia (« pensée »), mais il fait de pathos, traduit par « état de l'âme », le sujet, non pas même de parèi, puisqu'il ne le traduit pas, mais d'un verbe « est » qui n'est pas dans le grec, et il ne traduit ni le ti initial, ni le tini) ;
- Diès : « Quand, par contre, celle-ci (l'opinion, mentionnée à la fin de la réplique précédente) se présente non plus spontanément, mais par l'intermédiaire de la sensation, une telle affection se peut-elle correctement dénommer d'un autre nom qu'imagination ? » (Pour Diès, le ti d' initial devient « par contre », il retient la leçon kath' hautèn et fait de doxa (« opinion »), qu'il laisse implicite dans sa traduction, le sujet de parèi , traduit par « se présente », et auquel renvoie le kath' hautèn ; il ne traduit pas le tini et la traduction de kath' hautèn par « spontanément » est limite dans la mesure où « spontanément » n'implique pas réflexivité par rapport au sujet) ;
- Robin : « Et, quand ce n'est pas en elle-même que la pensée se produit chez quelqu'un, mais par l'entremise d'une sensation, est-il possible cette fois de donner à un tel état un autre nom qui se justifie, sinon celui de "représentation imaginative" ? » (Robin retient lui aussi la leçon kath' hautèn et voit ces mots comme renvoyant à la dianoia (« pensée »), il traduit tini par « chez quelqu'un » et ignore le ti intial ; par ailleurs, sa traduction de parèi par « se produit » est limite, tout comme celle de pathos par « état », qui gomme l'idée de passivité induite par le mot) ;
- Chambry : « Et quand l'opinion se produit chez quelqu'un, non pas spontanément, mais par l'intermediaire de la sensation, peut-on, pour désigner correctement cet état d'esprit, trouver un autre nom que celui d'imagination ? » (Comme Diès, Chambry retient la leçon kath' hautèn et comprend ces mots comme renvoyant à doxa (« opinion »), qu'il explicite dans sa traduction, et, comme Diès aussi, il le traduit par « spontanément » ; il traduit tini par « chez quelqu'un », mais ne traduit pas le ti initial) ;
- Cordero : « Et, d'autre part, quand celui-ci (le « jugement », traduction retenue par Cordero pour doxa) se présente non pas par lui-même, mais par l'intermédiaire de la sensation, sommes-nous capables de trouver, pour cette affection, un nom plus pertinent que celui d'"illusion" ? » (Cordero aussi retient la leçon kath' hautèn et comprend ces mots comme renvoyant à doxa, que lui traduit par « jugement » ; par ailleurs, il ne traduit ni le ti initial, ni le tini) ;
- Mouze : « Et quand ce n'est pas par elle-même mais par l'intermédiaire d'une sensation qu'elle est présente en quelqu'un, une affection de cette sorte peut-elle être nommée correctement par un mot autre que "représentation" ? » (Mouze conserve le texte donné par Diès sans le corriger, mais elle ne traduit pas le ti intial et s'en sort par une traduction qui conserve toutes les ambiguïtés du grec, laissant à chacun le soin de déterminer les antécédents des deux pronoms « elle » ; et comme elle traduit le neutre pathos par le féminin « affection », on est tenté de comprendre que c'est ça qui est sujet de parèi, qu'elle traduit par « est présente », option qui est impossible en grec, où pathos est neutre et non féminin).
Selon moi, cette réplique doit se comprendre dans la continuité de la réplique qui l'a précédée, qui reprenait ce qui avait été défini auparavant, le logos, pour en décrire une version spécifique baptisée doxa (« opinion »), et à la lumière de la réplique qui la suit, où l'étranger résume ce court dialogue commencé avec la définition du logos : partant de ce qui vient d'être défini, la doxa (« opinion », féminin), forme particulière de logos, l'étranger en décrit une version spécifique, à laquelle il attribue le nom de phantasia (« semblance »). C'est donc la doxa (« opinion ») qui est sujet de cette réplique, et donc du verbe parèi (« est présente »), ce qui oriente vers la leçon kath' hautèn, « par elle-même ». Malheureusement, l'idée d'une opinion qui serait présente « par elle-même » s'accorde mal avec ce que dit l'étranger dans la réplique suivante, où il fait de la doxa (« opinion ») « l'aboutissement ultime de la pensée » (dianoias apoteleutèsis), c'est-à-dire un résultat final et non pas un processus. Le processus, c'est la pensée (dianoia). Dans ces conditions, ce qui peut être « par elle-même », c'est donc plutôt la pensée, non sollicitée par la sensation, pas l'opinion qui en est le résultat. Mais, comme je l'ai dit, grammaticalement, on ne peut supposer que c'est la doxa (« opinion ») qui est le sujet de parèi (« est présente ») et que le kath' hautèn (« par elle-même »), utilisant un pronom réflechi, renvoie à la dianoia (« pensée »). Pourtant, la réplique précédente, en grec, est hotan oun touto en psuchèi kata dianoian eggignètai meta sigès, plèn doxès echeis hoti proseipèis auto; (mot à mot « quand donc cela dans une_âme par la_pensée se_produit_dans en silence, sauf opinion as-tu quelque_chose_que tu_appelles lui », que j'ai traduit par « Quand donc cela se produit dans une âme par la pensée en silence, as-tu, pour l'appeler, autre chose que "opinion" ? »), et, quand on la met en parallèle avec celle qui nous occupe, qui commence par ti d' hotankath' haut?? alla di' aisthèseôs parèi tini, dans lequel kath' est une forme élidée de kata dans laquelle le tau est devenu theta du fait de l'esprit rude (rendu en transcription latine par le "h" initial) sur l'upsilon de hauto/hautèn, le parallèlisme des expression invite à comprendre le mè kath' hautèn/hauto (« pas par elle/ça-même ») comme niant le kata dianoia (« par la pensée ») de la réplique précédente, et donc le haut?? comme un hautèn (« elle-même ») renvoyant à dianoia (« pensée »). Aucune des deux lectures fournies dans les apparats critiques ne permet de concilier ces deux options, doxa (« opinion ») sujet implicite de la phrase et dianoia (« pensée ») antécédent du pronom suivant le mè kata (« pas par »), mais, si l'on admet que le texte est corrompu, il existe une correction d'une seule lettre qui résoudrait le problème, c'est de remplacer le kath' hautèn (en grec au temps de Platon, où l'on écrivait en majuscules sans accents, sans esprits et sans espaces entre les mots, ) par kat' autèn (en grec au temps de Platon ), c'est-à-dire le pronom réfléchi hautèn (esprit rude) par le pronom personnel autèn (« elle »), esprit doux, ce qui conduit au texte suivant pour le membre de phrase douteux : Ti d' hotan mè kat' autèn alla di' aisthèseôs parèi tini... (mot à mot « quoi mais quand pas par celle-ci mais à_travers sensation est_présente à_quelqu'une). Avec cette lecture, on retrouve les trois éléments de la réplique précédente, l'âme (psuchè), la pensée (dianoia) et l'opinion (doxa) dans cette réplique, l'âme comme ce à quoi renvoie le tini, c'est-à-dire ce à quoi « est présente » (parèi) l'opinion, la pensée comme ce à quoi renvoie le autèn (« elle »), c'est-à-dire comme ce qui n'intervient plus (ou plus seul) dans la formation de l'opinion, mais laisse la place à la sensation, et l'opinion (doxa) comme sujet implicite du parèi (« est présente »). On dira peut-être que cette manière de supposer à chaque pronom un antécédent différent, tous trois au féminin qui plus est, n'est pas des plus heureuses et rend la phrase peu compréhensible. Mais à cela, on peut répondre que la structure parallèle des deux répliques permet de lever aisément les ambiguïtés, comme je l'ai montré. C'est même ce parallélisme qui m'a conduit à proposer la correction du texte douteux. En fin de compte, on peut, comme je l'ai fait dans la note 10, reformuler cette « définition » de la phantasia sous la forme suivante en explicitant ce qui n'y est qu'implicite : la phantasia, c'est l'affection (pathos) d'une âme en qui se rend présente une opinion (doxa) non pas au moyen de la seule pensée (dianoia), mais à travers la sensation (di' aisthèseôs).
Si l'on continue à exploiter le parallélisme entre les deux répliques, on peut noter le changement de verbe : lorsque l'opinion (doxa) résulte de la pensée (dianoia), le verbe employé est eggignesthai, « naître/se produire dans », qui évoque l'idée d'un processus de production de cette opinion, alors que quand c'est la sensation qui est en cause, le verbe employé est pareinai, « être présent » et le résultat de cette présence est décrit comme un pathos (« affection »), ce qui évoque la passivité et non plus le déroulement d'un processus.
Le mot pathos, que je traduis par « affection » au sens de quelque chose qui nous affecte, que nous subissons, est en effet dérivé du verbe paschein (« subir, éprouver, souffrir, être affecté par »). À la fin de l'analogie de la ligne, à la fin du livre VI de la République, Socrate utilise le mot pathèma (que j'ai traduit aussi par « affection ») pour décrire quelque chose qu'il associe à chacun des quatre segments de la ligne qu'il vient de décrire. Pathèma est aussi un mot dérivé de paschein. La différence entre pathos et pathèma est la même que celle que j'ai décrite dans la note 33 entre praxis (« activité ») et pragma (« agissement »), tous deux dérivés de prattein (« agir »), l'opposé de paschein (« subir »), et la même que celle entre phantasma (que j'ai traduit par « simulacre ») et phantasia (que j'ai traduit par « semblance »), tous deux dérivés du verbe phainesthai (« sembler, paraître »), en ce que le mot terminé par le suffixe -ma renvoie plutôt à une instance de ce que désigne le verbe dont il dérive, alors que l'autre mot (suffixe en -is, -os ou -ia) renvoie plutôt à ce qui caractérise ce type d'instances de manière générale, la « qualité » qui leur vaut à toutes le même nom en -ma. Dans le cas de pathos et pathèma, il est difficile de trouver en français deux mots distincts pour traduire différemment chacun des deux. Ceci étant, c'est sans doute parce que l'étranger est passé des phantasmata à la phantasia qu'il utilise ici le mot pathos plutôt que pathèma, mais les deux termes peuvent être considérés comme de sens très voisin, et tous deux évocateurs de passivité. Quant au verbe pareinai dont parèi est le subjonctif présent (troisième personne du singulier), il est formé sur le verbe einai (« être ») par adjonction du préfixe par(a) (« à côté de, auprès de »). C'est le verbe utilisé dans l'allégorie de la caverne, au début du livre VII de la République, en 515b5, pour parler des « [choses] présentes » (ta paronta, participe présent neutre pluriel) auxquelles les prisonniers enchaînés, capables de dialegesthai (« dialoguer »), donnent des noms, dans ce cas-là, les ombres sur la paroi qui leur fait face, images dans l'allégorie de ce que perçoivent nos yeux des réalités visibles. L'idée serait alors ici que, lorsque quelque chose qui est présent à proximité de nous sollicite nos sens, il induit une forme d'« opinion » (doxa) qui n'est pas à proprement parler le résultat d'un travail de réflexion, mais un simple travail de nommage. Je vois quelque chose et je me contente de chercher son nom, sans me poser de questions sur la réalité de ce que je vois, qui s'impose à moi par sa simple présence, ni sur ce que peut être cette chose au-delà de ce qu'en dévoile son apparence visible. C'est en ce sens que cette « opinion » n'est qu'une simple phantasia, puisqu'elle ne repose que sur ce que cette chose « paraît/semble » (phainetai) être, et non pas sur ce qu'elle est vraiment, ou, à défaut d'avoir accès à cela, sur un travail de réflexion (dianoia) qui chercherait à dépasser les apparences et plus généralement les seules données des sens.
En ce qui concerne ma traduction de phantasia par « semblance », ici comme en 260c9, 260e4 et 263d6, voir la note 10 ci-dessus. Cousin, Diès et Chambry traduisent par « imagination », Robin par « représentation imaginative » et Cordero par « illusion ». Mais il ne s'agit pas à proprement parler d'« imagination », puisqu'au contraire, comme on vient de le voir, l'étranger insiste, avec le verbe pareinai et le mot pathos, sur le fait qu'il s'agit de quelque chose de subi, ni d'« illusion » puisqu'il y a bien quelque chose à l'origine de la perception. Les sens peuvent être trompeurs, mais ils ne le sont pas toujours et là n'est pas leur principal défaut. Leur principal défaut, c'est de nous donner une perception seulement partielle de ce qu'ils nous font percevoir, limitée à un aspect et un seul, ce qui en est visible, ou audible, ou palpable, etc., et que chacune de ces perceptions partielles est en plus conditionnée à la fois par la nature de ce qui est perçu et par l'état de celui qui perçoit, si bien que la même chose peut être perçue de manière différente par tel ou tel sens (la vue, ou l'ouïe, ou un autre des sens) de deux personnes différentes (c'est exactement ce qu'explique Socrate dans le passage du Théétète référencé dans la note 10 où apparaît par deux fois le mot phantasia). On peut noter aussi que phantasia est dérivé du verbe phainesthai, qui évoque l'idée de « devenir visible, se montrer, apparaître, venir à la lumière », sens très liés à la vision, et dont le sens évolue vers celui de « sembler, paraître » comme en français « paraître » évolue du sens « paraître » équivalent à « apparaître, se montrer » vers le sens qu'a le verbe dans l'expression « il paraît que... », qui suggère le doute, alors que doxa est dérivé du verbe dokein, qui, selon Chantraine, évoque « la notion d'adaptation, d'adéquation, de conformité à ce qui convient », qui conduit aux sens de « penser (que), admettre que, prétendre », et aussi « sembler », justement par opposition à phainesthai, compris alors dans le sens de « être évident », sens qui ne font pas spécifiquement référence aux sens, mais plutôt au jugement porté sur quelque chose. Ceci explique le choix fait par Platon de considére la doxa (« opinion/jugement ») comme plus générale et plus liée à la réfléxion (dianoia) que la phantasia (« semblance/apparence »), liée, elle, aux perceptions sensibles, et plus spécifiquement visibles, qui forcent en quelque sorte sur celui qui y est exposé leur « évidence ».
Je conclurai cette note par une dernière remarque. Un des sens possibles de phantasia, listé en dernier dans le Bailly, est « apparence », dérivé du sens « apparaître » de phainesthai. Or « apparence » est aussi l'un des sens premiers à la fois d'eidos et d'idea, tous deux dérivés de racines signifiant « voir ». Il se pourrait alors que Platon ait, dans certains contextes au moins, spécialisé ces trois mots de la manière suivante : eidos, c'est l'« apparence » aussi bien visible/sensible qu'intelligible ; idea, c'est l'« apparence » exclusivement intelligible (y compris d'« étants » sensibles comme une table ou un lit, cf. République X, 596b3) ; et phantasia, c'est l'« apparence » exclusivement sensible. En d'autres termes, eidos serait le terme le plus général utilisé par Platon pour décrire toutes les manières dont les pragmata (« faits/choses ») se montrent aussi bien à nos sens (horômena eidè, République VI, 510d5) qu'à notre esprit (nous) (noèton eidos, République VI, 5111a3) et phantasia serait le nom qu'il donne à la première catégorie d'eidè pour insister sur le fait qu'il ne consirère que les eidè visibles/sensibles de ce qu'il a en vue, et idea celui qu'il donne à la seconde catégorie d'eidè pour insister sur le fait qu'il n'a en vue que l'apparence intelligible, et donc en particulier à l'« apparence » des pragmata exclusivement intelligibles comme le beau, le juste, le bon. (<==)

(56) Le verbe grec que je traduis par « a semblé » est ephanè, troisième personne du singulier de l'aoriste indicatif passif du verbe phainesthai (« paraître, sembler »), dont dérive phantasia, et qui est réutilisé un peu plus loin dans la réplique, sous la forme phainetai (« il semble », troisième personne du singulier du présent de l'indicatif moyen), justement à la place de phantasia, pour désigner ce que, dans la réplique précédente, l'étranger avait appelé phantasia (« semblance »). Il m'a semblé important de traduire ces deux occurrences du même verbe par le même verbe en français, surtout dans la mesure où ce verbe et ses dérivés jouent justement un rôle central dans la discussion en cours. Ce n'a pas été le choix des traducteurs que j'ai consultés : Cousin traduit ephanè par « nous avons trouvé » et phainetai par « imagination », comme s'il avait lu phantasia, Diès traduit ephanè par « nous avons distingué » et phainetai par « j'imagine », Robin traduit ephanè par « nous est apparue » et phainetai par « l'acte de se représenter les choses en imagination », Chambry traduit ephanè par « nous avons trouvé » et phainetai par « je m'imagine », Cordero traduit ephanè par « nous avons montré » et phainetai par « il semble » et Mouze traduit ephanè par « s'est révélée » et phainetai par « il m'apparaît que ». Tous comprennent le même verbe, utilisé deux fois à une ligne d'intervalle, dans un cas comme impliquant un résultat digne de foi et dans l'autre comme renvoyant au produit de l'imagination, alors même que Platon a utilisé une tournure peu commune la seconde fois pour remplacer le substantif phantasma par le verbe dont il dérive, juste après avoir utilisé ce verbe, comme pour bien s'assurer que ses lecteurs verraient mieux ainsi l'origine du mot phantasma et le lien avec l'emploi précédent du même verbe. (<==)

(57) « L'aboutissement ultime de la pensée » traduit le grec dianoias apoteleutèsis. Le mot apoteleutèsis utilisé par l'étranger évoque doublement l'idée de « fin », puisque cette idée est contenue dans la racine telos dont il dérive via le verbe teleutan, « finir », et qu'elle est renforcée par le préfixe apo-, qui évoque une idée d'achèvement (un peu comme dans le mot français « paracherver », où le préfixe intensif « par- », issu du latin per, renforce l'idée déjà présente dans le verbe « achever »). Ce mot est peut-être encore un néologisme forgé par Platon pour l'occasion, car on ne le retrouve nulle part ailleurs, non seulement dans les dialogues, mais dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Perseus. On trouve par contre le verbe dont il dérive, apoteleutan, en Protagoras, 353e7 et 354b6, et en Politique, 310e2. Mais c'est lui aussi un verbe rare, dont on ne trouve d'occurrences dans les classiques disponibles à Perseus que chez Platon et Aristote. Le LSJ donne un exemple de chacun de ces deux mots pris dans le corpus hippocratique (dont il est difficile de dater précisément les différents éléments, Hippocrate lui-même étant contemporain de Socrate), ce qui pourrait suggérer que, si ces mots n'ont pas été forgés par Platon, ils pourraient appartenir au vocabulaire médical. (<==)

(58) Les mots dianoia (traduit ici par « pensée ») et doxa (« opinion ») sont utilisés ici par l'étranger dans des sens qui semblent différents de ceux que leur donne Socrate dans la République, en particulier dans l'analogie de la ligne (République VI, 509c5-511e5) et dans le rappel qu'il en fait en République VII, 533e7-534a8, comme je l'ai déjà fait remarquer dans la note 51 à propos de dianoia. Dans l'analogie de la ligne, Socrate fait de la dianoia (mot traduit alors par « réflexion »), le pathèma (« affection ») associé avec le premier segment de l'intelligible, celui qui, dans l'allégorie de la caverne, qui suit immédiatement l'analogie de la ligne et l'illustre dans une perspective dynamique d'éducation, d'évolution vers une meilleure appréhension du réel, sensible et intelligible, correspond à la période où le prisonnier libéré vient de sortir de la caverne et n'est pas encore habitué à la lumière du soleil, si bien qu'il ne peut encore voir la composante intelligibles des réalités visibles et audibles à l'intérieur de la caverne, et notamment les anthrôpoi (« êtres humains »), et a fortiori les réalités purement intelligibles, figurées par les astres dans le ciel, qu'à travers leurs ombres et leurs reflets (c'est-à-dire à travers des logoi faits de mots, ceux de la personne elle-même et ceux que d'autres tiennent sur elle, dans le cas des anthrôpoi, ceux qui ont cours dans la cité sur le sujet, dans le cas de valeurs comme la justice et le bon). Il distingue donc la dianoia à la fois des pathèmata (« affections ») associés aux deux segments du visible/sensible, l'eikasia (« conjecture »), celle où l'on prend l'apparence visuelle des choses (les ombres sur la paroi de la caverne) pour le tout de ce qu'il y a à appréhender d'elles, et la pistis (« confiance »), celle où, bien que restant au niveau du visible/sensible, on a compris que les choses ne se limitent pas à leur apparence visible, et du pathèma (« affection ») associé au second segment de l'intelligible (noèton), la noèsis (« appréhension par l'intelligence »), celle où l'on a compris que les mots aussi, par lesquels on exprime nos pensées et nos connaissances, ne sont pas plus le tout de la composante intelligible de ce qu'ils désignent que l'apparence visible n'est le tout de ce qu'on voit, que ce que nous cherchons à appréhender est au-delà des mots tout autant qu'il est, pour ce qui active nos sens, au-delà des impressions sensibles. Et, dans la reprise de l'analogie vers la fin du livre VII, Socrate associe la doxa (« opinion ») aux deux segments du visible, laissant donc de côté la dianoia, dont l'étranger du Sophiste fait le producteur de la doxa, qui en est « l'aboutissement ultime ».
Mais en même temps, en restant dans la République, on peut noter que, dans l'analogie de la ligne, Socrate avait associé au second segment de l'intelligible un pathèma (« affection ») qu'il désignait par le mot noèsis, alors que, dans la reprise qu'il en fait à la fin du livre VII, il désigne ce même pathèma par le mot epistèmè (« savoir/science ») et utilise le mot noèsis pour désigner globalement les deux segments de l'intelligible, l'opposant donc à doxa (« opinion »), utilisé pour les deux segments du visible. Et par ailleurs, à la fin du livre V, dans la section que j'ai traduite sous le titre Science et opinion : idées et idées reçues (République V, 475c6-480a13), avant donc l'analogie de la ligne, c'est l'epistèmè (« science/savoir ») qui est opposé à la doxa (« opinion »). Que faut-il déduire de tout ça ?
Ce flottement dans le vocabulaire ne traduit pas une « évolution » de la part de Platon (il n'a pas « évolué » entre la fin du livre V et la fin du livre VI de la République, pour évoluer à nouveau entre la fin du livre VI et celle du livre VII !), ni un flottement dans son esprit sur ce qu'il cherche à présenter, mais tout simplement une attitude délibérée de sa part vis à vis du langage, le souci de ne pas figer un vocabulaire « technique » pour justement aider les lecteurs à dépasser les mots pour comprendre ce qui est au-delà d'eux et qu'il cherche à nous faire comprendre. Il présente des idées nouvelles et il doit le faire avec un vocabulaire préexistant, donc avec des mots qui ne correspondent pas exactement, dans l'esprit de ses lecteurs, à ce qu'il a, lui, dans l'esprit. Dans certains cas, il n'hésite pas à faire appel à des néologismes pour faire passer ce qu'il veut faire comprendre, mais cette option a des limites et marche principalement lorsqu'il s'agit de désigner des notions simples avec des mots forgés par combinaison de racines existantes ou dérivations usuelles facilement compréhensibles. Mais quand il s'agit de notions complexes, comme celles qui sont en jeu ici, il préfère utiliser des mots existants, en en alternant plusieurs pour obliger le lecteur à aborder les concepts en cause sous différents angles, de différents points de vue (comme on l'a vu en particulier dans la section sur les « très grandes familles » avec les mots eidos, genos, phusis et idea). Et surtout, il utilise ces mots, non pas isolément, mais dans des mises en relation avec d'autres, par rapport auxquels ils doivent se comprendre, à partir justement des relations, rapprochements et oppositions qu'il met en évidence dans chaque cas. Il faut donc, à chaque fois, chercher à comprendre dans un premier temps la problématique d'ensemble dans laquelle il se place, les objectifs qu'il semble viser, et, à partir de là, essayer de comprendre chaque mot dans le jeu de relations qu'il entretient dans ce contexte avec les autres mots utilisés dans le même registre (on a vu des exemples de cette manière de faire dans la section du Sophiste ici traduite avec les mots logos (cf. notes 8 et 52), apophasis (« négation » ou « contradiction », cf. note 53) et rhèma (« expression » ou « verbe », cf. note 21)). Et quand on pratique cette approche, on constate que les mots choisis ne le sont jamais au hasard, et qu'ils véhiculent toujours quelque chose de pertinent pour la problématique en cause.
Pour les deux mots qui nous occupent, doxa (« opinion ») et dianoia (« pensée/réflexion »), ils interviennent, ensemble ou séparément, dans trois problématiques différentes et c'est la combinaison de ce qui est mis en évidence dans chaque cas qui compose un tableau permettant de mieux comprendre, non pas tant ces mots (grecs) particuliers (que de toutes façons il faut traduire en français), mais ce que Platon cherche à nous faire comprendre au-delà des mots dont il se sert. À la fin du livre V de la République, Socrate s'intéresse à la différence entre epistèmè (« savoir ») et doxa (« opinion ») ; dans l'analogie de la ligne, illustrée et modulée par l'allégorie de la caverne, et rappelée vers la fin du livre VII, dans la section que j'ai traduite sous le titre « Définition du dialegesthai » (République, VII, 531c9-535a2), il s'intéresse aux différents modes d'appréhension de notre environnement, les sens et l'intelligence (nous), et dans le Sophiste, l'étranger d'Élée s'intéresse au logos sous ses différentes formes, en tant qu'il peut être vrai ou faux. Voyons cela de plus près pour montrer en quoi ces points de vue sont complémentaires et non contradictoires.
Dans la section finale du livre V de la République, dont on trouvera une analyse détaillé à la fin de l'annexe 2.1., einai, ousia, de mon Platon : mode d'emploi, à partir du bas de la page 162, Socrate oppose deux « pouvoirs » (dunameis, cf. République V, 477b5, sq.) de la dianoia (« pensée », cf. 476d5), un pouvoir fondé sur l'habitude et les usages, qui est celui qui se manifeste par exemple dans qui sait reconnaître, selon l'usage (nomizein, « avoir l'habitude de, reconnaître conformément à l'usage », cf. 476c2), de belles choses (kala pragmata), mais pas la beauté elle-même (auto kallos) (476c2-7), et qui produit des « opinions » (doxai) portant sur des nomima (479d4), c'est-à-dire des jugements conformes à l'usage (nomos), des « idées reçues », sans mener plus loin qu'à l'opinion (doxa), et un pouvoir fondé sur la quête de la connaissance (gignôskein, « apprendre à connaître »), qui est celui qui se manifeste par exemple dans qui est capable d'appréhender le beau lui-même (auto kalon) et de ne pas le confondre avec ce qui ne fait qu'y participer (ta ekeinou metechonta) (476c9-d3), les belles choses, et qui produit des gnômai (« jugements portés par celui qui sait », 476d5) visant à « connaître l'étant comme il est » (gnônai hôs esti to on, 477b10-11) et suceptible de conduire au savoir (epistèmè, 477b1, etc.), qui est infaillible, incapable d'erreur (anamartàton, 477e6), alors que l'opinion (doxa) ne l'est pas. Notons en passant que, quoi qu'en disent la plupart des commentateurs, Socrate ne distingue pas savoir (epistèmè) et opinion (doxa) par ce sur quoi ils portent si, par cette expression, on entend les « objets » de connaissance et d'opinion, que seraient respectivement les eidè/ideai, considérées comme seule « étant », et les « objets » du monde sensible en perpétuel devenir. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à l'allégorie de la caverne, dans laquelle on trouve des anthrôpoi (« être humains », au pluriel) comme objets de perception aux quatre niveaux d'appréhension identifiés par l'analogie de la ligne, à la fois dans et hors de la caverne. Lorsque Socrate dit que l'epistèmè (« savoir ») « porte sur » l'étant (to on), il ne veut pas, par cette expression, faire un tri entre des « choses » qui « seraient » et d'autres qui « ne seraient pas », mais seulement dire que le savoir est en quête de la vérité (alètheia, cf. 475e4), c'est-à-dire cherche à « connaître l'étant comme il est », cherche à rendre compte adéquatement par des mots des relations qui existent entre les « étants » auxquels renvoient ces mots. Comme on l'a vu tout au long de la discussion entre l'étranger et Théétète qui s'achève ici, einia (« être ») est d'abord un outil linguistique et un « étant » (on) est n'importe quoi dont on dit « c'est... » (esti...) et auquel on attribue ainsi une « étance » (ousia). Mais le fait d'attribuer dans le logos une « étance » (ousia) à un « étant » (on), c'est-à-dire, en langage moderne, un attribut à un sujet, ne garantit pas que cette attribution est pertinente et conforme à ce à quoi renvoient éventuellement les mots. Par ailleurs, le savoir (epistèmè) n'est pas quelque chose qui existerait par soi-même indépendemment de tout sujet « sachant », pas plus d'ailleurs que l'opinion (doxa). Et même un logos fait de mots n'est pas un « savoir » simplement parce qu'il est vrai, sinon, il n'y aurait pas de différence entre savoir et opinion vraie. Or Socrate reconnait et explique cette différence à la fin du Ménon. Il peut donc y avoir sur le même « objet », par exemple, pour prendre l'exemple donné à Ménon par Socrate, sur la route menant à Larissa, savoir et opinion de la part de personnes différentes. Le savoir est donc lié à la personne « sachant », tout comme la vue est liée à la personne « voyant ». Et de même que l'objet propre de la vue, c'est la couleur, et non pas tel ou tel objet coloré, l'« objet » propre du savoir (epistèmè), c'est « l'étant » (to on), c'est-à-dire l'aptitude à dire ce que c'est (ti esti), l'étance (ousia), comme c'est (hôs esti), à propos de tout, et non pas tel ou tel « étant » particulier ou catégorie particulière d'« étants », et l'objet propre de l'opinion, c'est le nomimon (cf. 479d3-5), le « conforme à l'usage », ce que l'on accepte parce que d'autres l'acceptent, sans trop savoir si c'est (esti) vrai ou si ça n'est pas (mè esti) vrai, sans être sûr que ça aura les effets attendus dans l'action, sans être capable de le justifier et de le faire admettre par d'autres autrement qu'en faisant appel à la loi du nombre et à l'usage, et en étant toujours susceptible de le remplacer par autre chose si l'usage change ou si quelqu'un se montre assez convaincant pour nous faire changer d'avis. Dans tous les cas, epistèmè (« savoir ») et doxa (« opinion ») sont des produits de la dianoia (« pensée »). Mais notons que Socrate ne se prononce pas sur la question de savoir si le « savoir » (epistèmè) est possible pour un être humain et laisse même planer un doute sur ce point quand il déclare, en 476e6, s'adressant à un contradicteur imaginaire, que lui et ses interlocuteurs «  ser[aient] heureux de voir quelqu'un qui sait quelque chose ».
Dans l'analgoie de la ligne, Socrate s'intéresse, non pas, comme on le croit trop souvent, à un partitionnement des « objets » de connaissance, mais à un inventaire des moyens dont disposent les anthrôpoi (« êtres humains ») pour appréhender leur environnement, à travers les pathèmata (« affections ») que cet environnement peut produire sur eux (d'où l'emploi du mot pathèmata, qui implique passivité). Ces moyens sont de deux ordres, les sens, représentés dans l'analogie par le plus prégnant d'entre eux, la vue (à laquelle l'allégorie de la caverne ajoutera l'ouïe), et l'esprit/intelligence (nous). Ce qui intéresse au premier chef ici Socrate, c'est l'intelligence, seule éventuellement capable de nous permettre d'accéder au savoir (epistèmè), et, s'il s'intéresse à la vue et au regsitre du visible (horaton) avant de s'intéresser à l'intelligence (nous) et au registre de l'intelligible (noèton), c'est pour nous mettre en garde à partir de ce que nous appréhendons le mieux, contre un danger dans l'ordre de l'intelligible similaire à celui qui nous menace avec la vue, et c'est là la raison du découpage en deux de chaque segment, celui du visible et celui de l'intelligible. Tout comme, dans le visible, le danger qui nous guette est de croire que la vue nous donne une perception adéquate et exhaustive de ce que nous voyons (de prendre les ombres pour les statues dont elles ne sont que les ombres, pour le dire dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne) alors qu'elle ne nous en donne qu'une image très partielle et limitée, de même, dans l'intelligible, le danger nous guette de croire que, parce qu'on a mis des noms sur les choses, on les connaît, alors que les noms ne sont même pas des images de ce qu'ils prétendent nommer. Dans chacun des deux registres/segments, celui du visible et celui de l'intelligible, le découpage se fait, non pas en fonction de ce qui active notre vue ou notre intelligence, mais en fonction de l'état d'esprit dans lequel nous recevons ces stimuli, selon que nous les prenons pour ce qui les provoque ou que nous comprenons qu'ils ne sont que des données partielles sur des « choses » dont nous ne pourrons jamais savoir s'ils nous en donnent une connaissance exhaustive. Les deux pathèmata (« affections ») du visible ne sont que les informations fournies par la vue, selon que nous nous imaginons qu'elles nous montre les choses telles qu'elles sont (eikasia, « conjecture ») ou que nous avons pris conscience de ce qu'elles ne sont qu'un aspect très limité de ce dont elles sont l'apparence visible mais que nous faisons confiance (pistis) à la vue pour nous fournir des informations suffisantes pour nous orienter dans notre environnement dans la vie de tous les jours. Les pathèmata (« affections ») de l'intelligible sont les données perçues et traitées par notre intelligence à l'aide des mots et du logos, selon que nous prenons les mots à la lettre et pensons que les mots sont ce qu'ils ne font que désigner (dianoia) ou que nous avons compris qu'ils ne sont que des étiquettes plus ou moins arbitrairement attachées à des eidè qui nous présentent l'apparence intelligible de « choses » que nous ne pouvons pas connaître en elles-mêmes, mais dont nous pouvons seulement tenter de mettre à jour les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres (noèsis/epistèmè). Lorsque, dans la reprise de l'analogie, Socrate associe la doxa (« opinion ») avec les deux segments du visible, il ne veut pas dire que la doxa (« opinion ») ne concerne que le visible, ou même que le sensible, mais que les données de la vue, et plus généralement des sens, ne peuvent nous conduire, à elles seules, qu'à des opinions, pas au savoir. Le savoir n'est présenté comme accessible, s'il l'est, qu'au second segment de l'intelligible, ce qui laisse la dianoia (« pensée ») dans un entre deux où elle peut aussi bien conduire aussi à des opinions qu'être un chemin vers la connaissance si nous savons nous libérer de l'emprise des mots, comme il nous faut, dans le visible, nous libérer de l'emprise des apparences.
Dans cette analogie, Socrate travaille pour ainsi dire en chimiste cherchant à isoler « à l'état pur » chacun des pathèmata (« affections ») que peuvent subir nos sens et notre intelligence et identifier les dangers et les bénéfices associés à chacun d'eux, de la même manière que, dans la République dans son ensemble, il cherche à décrire pour ainsi dire « à l'état pur », l'organisation idéale de la cité en vue du meilleur. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il est dans la réflexion « théorique », dont il est parfaitement conscient qu'elle est en pratique inaccessible, bien que pas totalement impossible (sur ce point, voir la section « Raison et idéal » de l'introduction à ma traduction des livres V, VI et VII de la République intitulée « Les trois vagues »). Pour ce qui concerne les pathèmata (« affections ») de l'âme décrits dans l'analogie de la ligne, nous ne sommes jamais exclusivement dans l'un ou dans l'autre, mais toujours dans un mélange au moins des trois premiers, eikasia (« conjecture ») et pistis (« confiance ») du fait qu'on a toujours un pied au moins dans le sensible, et dianoia (« réflexion ») dans l'intelligible du fait que tout ce que nous pensons et disons s'exprime à l'aide de mots et du logos, l'accès au (vrai) « savoir » (epistèmè) étant, lui, problématique. Et c'est précisément ce mélange (summeixis, 264b2) qui s'effectue dans le logos qu'essaye de décrire et d'expliquer l'étranger d'Élée. Son problème à lui, c'est de comprendre le fonctionnement du logos et la manière dont il peut nous donner accès à autre chose que lui, et ce qu'il nous explique ici, c'est que le logos, avant d'être exprimé par des sons, est ce qui structure notre pensée intérieure, la dianoia. Et le logos commence dès le niveau de l'eikasia (« conjecture »), premier niveau du sensible, ou, si l'on préfère, commence à travailler sur les données issues de l'eikasia, comme le montre le fait que, dans l'allégorie de la caverne, qui illustre l'analogie de la ligne dans une perspective dynamique d'éducation, d'évolution vers une meilleure appréhension du réel, sensible et intelligible, les prisonniers enchaînés, correspondant au stade de l'eikasia (« conjecture »), celui où l'on prend l'apparence visuelle des choses (les ombres sur la paroi) pour le tout de ce qu'il y a à appréhender d'elles, sont d'entrée présentés comme capables de dialegesthai (« dialoguer », cf. République VII, 515b4-5) et c'est eux qui donnent des noms aux choses (à celles au moins qui sont visibles), à partir des ombres, comme je l'ai déjà rappelé dans la note 26. Et dès lors qu'il y a logos porteur de sens, que les prisonniers réfléchissent sur les récurrences et les similitudes qu'ils constatent sur les ombres, qu'ils essayent d'anticiper l'avenir et donc de porter des jugements, de se faire des opinions (cf. 516c8-d2), il y a un embryon au moins de dianoia (« pensée/réflexion »). De même, lorsque le prisonnnier est libéré et se retourne, que l'on passe au stade de la pistis (« confiance »), c'est encore dans le cadre d'un dialogue (le seul qui soit décrit dans l'allégorie, cf. 515d1-7) qu'il découvre que les statues qu'il voit maintenant au-dessus du mur sont à l'origine des ombres qu'il voyait auparavant. Là encore il y a donc réflexion (dianoia) et jugement débouchant sur une doxa (« opinion »). Ainsi, de même que, dans les cités réelles, on ne peut imposer par la loi les principes de la cité idéale de la République et qu'il faut se contenter de mesures plus pragmatique dans le style de celles élaborées dans les Lois, de même, dans la réalité de la pensée humaine, toujours plus ou moins contaminée par la sensation, le logos est l'outil commun aux différents niveaux de la réflexion et de la connaissance (des trois premiers au moins) en ce qu'il est leur moyen commun d'expression. Et tout ce que peut produire le logos, proféré, écrit ou simplement pensé, du fait qu'il s'exprime au moyen de mots qui ne sont que des étiquettes plus ou moins ambiguës et souvent polysémiques, ne peut être que de l'ordre de la doxa et du « il semble » (phainetai). Le dernier niveau qui nous soit accessible, c'est celui où l'on a pris conscience de cette situation et de ces limites du logos, mais c'est encore avec des mots et sous forme d'opinions (doxai) qu'on peut en parler avec d'autres et tenter de valider par le dialogue cette prise de conscience et la faire partager à d'autres. Ce qui pourrait aller au-delà de ce stade ne le peut que par des intuitions qui s'affranchissent des mots et donc sont incommunicables.
L'étranger regroupe donc sous l'unique vocable phantasia (« semblance ») ce qui est issu des sens et distingué dans l'analogie de la ligne entre eikasia (« simulacre ») et pistis (« croyance »), car, pour son propos, cette distinction n'est plus déterminante. Mais s'il abandonne le mot phantasia dans le résumé qu'il fait ici, pour lui substituer l'expression « ce à propos de quoi nous disons "il semble" » ("phainetai" de ho legomen), c'est pour se resituer dans le contexte d'un logos, et le choix du verbe phainesthai lui permet justement ici d'englober les deux niveaux du sensible, celui de l'eikasia (« conjecture, imagination ») et celui de la pistis (« confiance ») du fait de l'étendue de sens de ce verbe : au sens premier, il signifie « briller, se montrer, paraître au jour » et ce sens peut évoluer soit vers les sens de « être manifeste, évident », et en ce sens, il correspond à l'eikasia de l'analogie de la ligne, soit vers le sens de « paraître, sembler » introduisant une nuance d'incertitude, et, en ce sens, il correspond à la pistis (« confiance ») de l'analogie de la ligne. Et si c'est justement ce même verbe qu'utilise l'étranger pour introduire ce résumé (ephanè, « a semblé », en 264a9, cf. note 56), c'est pour nous faire comprendre que même les conclusions auxquelles nous arrivons au terme d'une longue discussion ne sont pas des certitudes, ne sont pas un savoir, mais encore une expression verbale, une opinion, qu'il revient à chacun de faire sienne et d'appréhender au-delà des mots (ce qui relativise l'effort qui consisterait pour le traductuer à chercher pour chaque mot grec le mot « juste » pour le traduire en français !) : l'étranger ne démontre pas les conclusions auxquelles il arrive, il ne fait que montre avec des mots ce que chacun doit examiner pour et par lui-même pour décider s'il y adhère ou pas. Au terme de cette réflexion (dianoia), on n'est encore que dans la doxa (« opinion »), qui en constitue l'aboutissement ultime (apoteleutèsis), mais que chacun doit s'approprier pour la faire sienne (ou pas).
Est-ce à dire qu'il n'y a pas d'epistèmè possible pour l'homme ? Oui et non. Pour reprendre l'exemple déjà mentionné pris par Socrate dans le Ménon, il est possible pour quelqu'un de connaître la route de Larissa, ou de tout autre lieu, d'une connaissance qu'il qualifie d'epistèmè, et Socrate lui-même connaît la réponse à la question qu'il pose au petit esclave, c'est-à-dire le théorème de géométrie qui dit que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné est double en superficie du carré de départ, mais de tels savoirs sont des savoirs que l'on pourrait qualifier, en ayant en mémoire l'enquête menée par Socrate à la recherche de personnes savantes qu'il raconte dans l'Apologie (cf. Apologie, 21b, ssq.), de savoirs « artisanaux », de « recettes » en vue de fins spécifiques, pas de savoir « politique » ayant pour finalité le bon (to agathon). C'est une chose de connaître le chemin de Larissa, c'en est une autre pour Ménon de savoir si, après la bataille de Counaxa, il est meilleur pour lui de ramener ses troupes de Perse à Larissa dont il était parti ou de les abandonner pour passer à l'ennemi en espérant ainsi sauver sa peau. Le pilote d'un navire peut bien avoir un savoir lui permettant d'amener à bon port ses passagers, mais, comme le fait remarquer Socrate à Calliclès dans le Gorgias, il ne sait pas si, ce faisant, il a fait quelque chose qui était bon pour ses passagers et pour lui (cf. Gorgias, 511c9-512b7). Les savoirs qui nous sont accessibles en tant qu'êtres humains sont des savoirs partiels et pratiques, dont on peut vérifier la valeur par l'expérience partagée. Mais le seul savoir véritable qui compte, ou devrait compter, pour les anthrôpoi, c'est celui de ce qui est bon pour eux, individuellement et collectivement, et c'est en cela que le bon (to agathon) est la lumière de l'intelligence, comme le dit Socrate dans le parallèle entre le bon et le soleil qui précède, dans la République, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. Il n'y a de savoir (epistèmè) véritable que le savoir du bon et celui-ci est inaccessible aux humains, du moins en tant que « savoir » (epistèmè) au sens le plus fort du terme : pour le dire dans les termes de l'allégorie de la caverne, on ne peut pas contempler le soleil à loisir sans se brûler les yeux, on peut seulement regarder le reste, et en particulier les anthrôpoi, dans sa lumière (Socrate nous tend un piège dans lequel nous tombons facilement tant notre désir de savoir, et de croire que nous le pouvons, est grand, lorsqu'il nous fait croire le contraire dans l'allégorie). C'est ce que veut dire Socrate lorsqu'il dit : « Je ne sais rien ». L'âme de l'homme, au contraire de celle des dieux, ne peut pas passer de l'autre côté de la voute du ciel, du moins pas tant qu'elle est incarnée (cf. Phèdre, 247b5-248c2). L'homme ne peut être sophos (« sage, savant »), seulement philosophos. Mais il se retrouve plus souvent sophiste du fait de ses illusions sur la possibilité de savoir... (<==)


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Première publication le 18 février 2018 ; dernière mise à jour le 26 avril 2020
© 2018 Bernard SUZANNE (cliquez sur le nom pour envoyer vos commentaires par courrier électronique)
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