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[241d] [...]
L'ÉTRANGER.-- Le logos (thèse/discours/propos/...) de notre père Parménide, il nous sera nécessaire, pour nous défendre, de le soumettre à la question et d'imposer par la force que le n'étant pas est selon un certain [point de vue] et que l'étant à son tour au contraire n'est pas d'une manière ou d'une autre.
THÉÉTÈTE.-- Il est clair qu'il faut mener jusqu'au bout un tel combat dans les logoi (raisonnements/discussion/discours/...).
L'ÉTRANGER.-- Comment en effet cela ne serait-il pas clair et même, comme on dit, [241e] pour un aveugle ? Car tant que ces [points] n'auront été ni énoncés, ni accordés, (1) on ne sera guère un jour capable, parlant de logoi (propos/discours/...) faux ou d'opinion [fausse], ou encore d'images ou de reproductions ou d'imitations ou de simulacres à leur sujet, (2) ou encore des techniques qui leur sont relatives, de ne pas être risibles, forcés de tenir des propos contradictoires là-dessus.
THÉÉTÈTE.-- Très vrai.
L'ÉTRANGER.-- [242a] Pour ces [raisons] en tout cas, il faut oser s'attaquer au logos (thèse/discours/propos/...) paternel maintenant, ou il faut complètement laisser tomber, si une quelconque hésitation nous retient de le faire.
THÉÉTÈTE.-- Mais nous là-dessus en tout cas, que rien en aucune manière ne nous retienne !
L'ÉTRANGER.-- Donc j'ai encore un troisième petit quelque chose à te demander.
THÉÉTÈTE.-- Dis seulement.
L'ÉTRANGER.-- J'ai dit plus ou moins en parlant tout à l'heure que, concernant la réfutation de ces [thèses], je me trouve toujours, moi, à court de paroles, aussi bien alors que dans l'instant présent.
THÉÉTÈTE.-- Tu l'as dit.
L'ÉTRANGER.-- Je crains maintenant les propos tenus, qu'à un moment ou à un autre, à cause d'eux, je ne te semble être subitement fou, me baladant d'une [opinion] [242b] à une autre. [C'est] bien en effet pour t'être agréable [que] nous essayons de réfuter le logos (thèse/discours/propos/...), si du moins nous [le] réfutons.
THÉÉTÈTE.-- Eh bien, comme, pour ma part, en aucune manière je ne penserai que tu fais un quelconque couac (3) si tu te lances dans cette réfutation et dans la démonstration, vas-y en ayant confiance au moins sur ce [point].
L'ÉTRANGER.-- Voyons donc, quel pourrait être le point de départ d'un logos (raisonnement/discours/argument/...) particulièrement périlleux ? Eh bien je pense en effet que celle-ci, cher enfant, est la voie vers laquelle nous devons très nécessairement nous tourner.
THÉÉTÈTE.-- Eh bien laquelle ?
L'ÉTRANGER.-- Les [points] nous paraissant actuellement évidents, faire porter notre examen [242c] tout d'abord sur [eux], de peur que d'une manière ou d'une autre, nous ne nous soyons en fait emberlificotés à leur sujet, et que nous soyons à la légère tombés d'accord les uns avec les autres sur le fait qu'on en avait bien jugé.
THÉÉTÈTE.-- Dis plus clairement ce que tu dis.
L'ÉTRANGER.--[C'est] de manière bien cavalière, me semble-t-il, [que] Parménide, s'est entretenu avec nous, [lui] et quiconque, à un moment ou à un autre, s'est lancé dans un examen critique visant, à propos des étants, à distinguer combien et lesquels c'est. (4)
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Un quelconque mythe, [voilà ce que] chacun d'eux me semble nous raconter en détails, comme si nous étions des enfants, (5) l'un que les étants [sont] trois, (6) que se battent [242d] entre eux de temps en temps certains d'entre eux d'une manière ou d'une autre, mais qu'à d'autres moments, devenus amis, ils s'adonnent à des mariages, des enfantements et des élevages de leur progéniture ; (7) mais un autre disant deux, humide et sec, ou chaud et froid, les fait cohabiter et les donne en mariage [l'un à l'autre] ; et du côté de chez nous, la gent Éléatique, trouvant son origine chez Xénophane et encore avant, disserte avec moult détails à travers ses mythes de tout [ce qui est] ainsi appelé (« étant ») comme étant un. (8) Mais plus tard, certaines Muses ioniennes et siciliennes ont pensé [les] tresser ensemble comme le moins susceptible [242e] d'erreur, ainsi que dire que l'étant est à la fois nombreux et un, [que] la haine et l'amitié [les] tient ensemble. Car, portés de part et d'autre, ç'est toujours portés ensemble, (9) disent les plus véhémentes des Muses ; mais les plus accomodantes laissent tomber l['exigence] que ces [choses] se comportent toujours ainsi, et disent qu'en alternance, tantôt le tout est un et ami sous l'effet d'Aphrodite, [243a] tantôt au contraire multiple et belliqueux avec lui-même sous l'effet de quelque querelle. Mais sur tout cela, [savoir] si quelqu'un d'entre eux parle en vérité ou pas, [c'est] difficile, et malsonnant (10) de s'estimer supérieur à des hommes si anciens et illustres, mais pas blâmable de déclarer ceci...
THÉÉTÈTE.-- Quoi ?
L'ÉTRANGER.-- Qu'ils ont complètement négligé de regarder du haut [de leur supériorité] la multitude d'entre nous, car, ne s'occupant nullement [de savoir] si nous les suivons quand ils parlent ou si nous sommes largués, ils vont jusqu'au bout, [243b] chacun de ce [qui est] plus spécifiquement sien. (11)
THÉÉTÈTE.-- Que veux-tu dire ?
L'ÉTRANGER.-- Quand l'un d'entre eux fait entendre sa voix en disant (12) qu'est ou est devenu ou devient plusieurs ou un ou deux (13) et encore que le chaud se mélange au froid en posant quelque part ailleurs (14) dissociations et associations (15) comme fondement, dans ces [propos], Théétète, à chaque fois, toi, par les dieux, comprends-tu quelque chose à ce qu'ils disent ? Car moi certes, certes quand j'étais plus jeune, ce qui nous cause actuellement des difficultés, chaque fois que quelqu'un [en] parlait, le n'étant pas, je m'imaginais comprendre exactement. Mais maintenant, tu vois la difficulté dans laquelle nous sommes à son sujet.
THÉÉTÈTE.-- [243c] Je vois.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien peut-être que, saisis dans l'âme par cette même affection, (16) pas moindre à propos de l'étant, nous disons à son sujet être à l'aise et comprendre à chaque fois que quelqu'un prononce ça, mais pas à propos de l'autre, [tout en] ayant le même [problème] vis à vis des deux. (17)
THÉÉTÈTE.-- Peut-être.
L'ÉTRANGER.-- Et même à propos des autres [choses] dites antérieurement par nous, disons cette même [chose].
THÉÉTÈTE.-- Tout à fait, en effet.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien de cette multitude, nous nous préoccuperons après ça [243d], si tu [le] juges bon, mais du plus important et du principe premier, (18) il faut maintenant nous préoccuper.
THÉÉTÈTE.-- Duquel veux-tu donc parler ? Mais [il est] clair que tu veux dire qu'il faut en premier mener une recherche exhaustive sur l'étant, [sur] ce que ceux qui disent ça peuvent bien penser faire voir.
L'ÉTRANGER.-- Tout de suite en effet, Théétète, tu a mis le doigt dessus ! Car je dis bien qu'il faut suivre le cheminement (19) que voici, en nous informant auprès d'eux comme étant présents (20) de la manière suivante : « Voyons, vous tous qui prétendez toutes [choses] être [le] chaud et [le] froid (21) ou deux quelque chose de ce genre, que pouvez-vous [243e] donc bien énoncer là à propos des deux en disant les deux et chacun des deux "être" ? (22) Que devons-nous comprendre sous ce "être" [venant] de vous ? Un troisième à côté de ces deux-là, et devons-nous poser trois le tout et non plus deux, selon vous ? Car, en quelque sorte, en appelant l'un ou l'autre des deux [seulement] "étant", vous ne dites pas semblablement "être" les deux, car dans un cas comme dans l'autre, un peut-être, mais pas deux, "serait". » (23)
THÉÉTÈTE.-- Tu dis vrai.
L'ÉTRANGER.-- « Mais voulez-vous donc du moins appeler les deux ensemble "étant" ? » (24)
THÉÉTÈTE.-- Peut-être.
L'ÉTRANGER.-- [244a] « Mais, l'ami », dirons-nous, « ainsi encore, le deux, vous [le] diriez très clairement un. » (25)
THÉÉTÈTE.-- Tu as parlé très correctement.
L'ÉTRANGER.-- « Eh bien puisque nous sommes, nous, arrivés à une impasse, vous, faites-nous voir ça de manière suffisamment claire, ce que vous pouvez bien vouloir signifier (26) quand vous prononcez "étant". Car [il est] clair que vous, vous connaissez ces [choses] depuis longtemps, mais nous, auparavant, nous pensions [le savoir], mais maintenant, nous sommes arrivès à une impasse. Enseignez-nous donc tout d'abord cela même, afin que nous ne pensions pas comprendre ce que vous dites alors [244b] que se produit tout le contraire de cela. » Eh bien en disant ces [choses] et en estimant valables ces questions (27) auprès de ceux-là et de tous les autres qui disent le tout être plus qu'un, (28) est-ce que, mon enfant, nous ferons un quelconque couac ? (29)
THÉÉTÈTE.-- Pas le moins du monde assurément !
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? Auprès de ceux appelant un le tout, (30) ne faut-il pas chercher à savoir autant que possible ce qu'ils peuvent bien appeler l'étant ? (31)
THÉÉTÈTE.-- Comment en effet. ne pas [le faire] ?
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, qu'ils répondent à ça : « Vous dites en quelque sorte un seul(ement) être ? » – « Nous [le] disons en effet », diront-ils. N'est-ce pas ? (32)
THÉÉTÈTE.--Oui.
L'ÉTRANGER.-- « Mais quoi ? Vous appelez "étant" quelque chose ? »
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- [244c] « Laquelle des deux options [retenez-vous :] précisément un, (33) utilisant en redondance (34) deux noms pour la même chose, ou de quelle manière ? »
THÉÉTÈTE.-- Quelle [sera] donc leur réponse à ça, étranger ?
L'ÉTRANGER.-- Clairement, Théétète, pour qui pose cette hypothèse, à ce qui est maintenant demandé, et d'ailleurs à toute autre [question], il n'est pas du tout facile de répondre.
THÉÉTÈTE.-- Comment [cela se fait-il] ?
L'ÉTRANGER.-- Le [fait] même [de] convenir être deux noms (35) après avoir posé rien excepté un, (36) [c'est] quelque part parfaitement ridicule.
THÉÉTÈTE.-- Mais comment [ne le serait-ce] pas ?
L'ÉTRANGER.-- Et très certainement, approuver celui qui dit [244d] qu'est un nom quelconque, [ce serait] n'ayant probablement pas de logos (sens/raison/...). (37)
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Posant aussi le nom autre que le fait/chose (pragma), il dit quelque part deux quelque chose (ti). (38)
THÉÉTÈTE.--Oui.
L'ÉTRANGER.-- Et en outre, supposant qu'il pose le nom effectivement le même que ça, ne sera-t-il pas contraint de [le] dire nom de rien ? Mais s'il le dit [nom] de quelque chose, il [en] résultera le nom étant nom d'un nom seulement, mais de rien d'autre. (39)
THÉÉTÈTE.-- [C'est] ainsi.
L'ÉTRANGER.-- Et l'un bien sûr étant un de un seulement, lui-même étant aussi un du nom. (40)
THÉÉTÈTE.-- Nécessairement.
L'ÉTRANGER.-- Mais quoi ? L'ensemble, [le] diront-ils autre que l'étant un ou le même que lui ? (41)
THÉÉTÈTE.-- [244e] Comment ne le diront-ils pas ? Et aussi bien, ils le disent.
L'ÉTRANGER.-- Si donc il est [l']ensemble, et comme dit Parménide,
De toutes parts semblable à la masse d'une boule bien arrondie (42)
Du milieu égal en toutes directions, car ni le [fait de] se trouver quelque chose de plus grand
Ni [le fait de se trouver] quelque chose de plus petit n'est nécessaire ici ou là, (43)
étant tel assurément, l'étant a milieu et extrémités, donc, ayant ça, [il doit] de toute nécessité avoir des parties, ou comment [le vois-tu] ? (44)
THÉÉTÈTE.-- Ainsi.
L'ÉTRANGER.-- [245a] Mais en tout cas, le partagé, justement, certainement, éprouver l'affection de l'un sur toutes ses parties, rien n[e l]'empêche, et par là donc, étant tout et [l']ensemble, d'être un. (45)
THÉÉTÈTE.-- Pourquoi pas ?
L'ÉTRANGER.-- Mais ce qui est affecté ainsi, impossible donc pour lui du moins d'être l'un lui-même, non ? (46)
THÉÉTÈTE.-- Comment ?
L'ÉTRANGER.-- Il faut en quelque sorte dire totalement sans parties du moins le véritablement un, selon le logos (discours/raisonnement/définition/...) correct. (47)
THÉÉTÈTE.-- Eh bien, il [le] faut en effet.
L'ÉTRANGER.-- [245b] Mais certainement l'étant ainsi [composé] de plusieurs parties ne sera pas en accord avec ce logos (propos/discours/définition/...). (48)
THÉÉTÈTE.-- Je comprends.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, l'étant éprouvant ainsi une affection de l'un sera-t-il un et [l']ensemble ou ne pourrions-nous absolument pas dire l'étant être [l']ensemble ? (49)
THÉÉTÈTE.-- Tu proposes un choix difficile.
L'ÉTRANGER.-- Tu tiens effectivement des propos très vrais. Car l'étant éprouvant [le fait d']être un en quelque manière ne se montrera pas le même étant que l'un et donc eux tous, [ça] sera plus d'un. (50)
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- [245c] Et bien sûr, pour peu du moins que l'étant ne soit pas [l']ensemble par le [fait d']éprouver l'affection sous l'effet de celui-là, mais soit l'ensemble lui-même, il [en] résulte l'étant déficient par rapport à lui-même. (51)
THÉÉTÈTE.-- Tout à fait certes.
L'ÉTRANGER.-- Et donc, selon ce logos (raisonnement/discours/propos/...), privé de lui-même, l'étant ne sera pas étant. (52)
THÉÉTÈTE.--[C'est] ainsi.
L'ÉTRANGER.-- Et bien sûr, dans le cas contraire, eux tous, [ça] devient plus d'un, l'étant et l'ensemble séparément assumant chacun leur nature propre. (53)
THÉÉTÈTE.-- Oui.
L'ÉTRANGER.-- Mais bien sûr, [dans le cas] de l'ensemble n'étant pas du tout, ces [245d] mêmes [conséquences en] résultent pour l'étant et outre le [fait de] ne pas être, [le fait de] ne jamais pouvoir se produire étant. (54)
THÉÉTÈTE.-- Quoi donc ?
L'ÉTRANGER.-- Ce qui se produit se produit toujours [comme l']ensemble, (55) de sorte qu'il ne faut mentionner ni étance ni production en tant qu'étant si l'on ne pose pas l'un ou l'ensemble parmi les étants. (56)
THÉÉTÈTE.-- Il semble que ça se passe tout à fait ainsi.
L'ÉTRANGER.-- Et donc le pas ensemble ne doit pas non plus être de quelque grandeur/dimension/durée/nombre que ce soit, car étant d'une certaine grandeur/dimension/durée/nombre, quelle qu'elle soit, celui-ci [doit] nécessairement être un ensemble de telle ou telle grandeur/dimension/durée/nombre. (57)
THÉÉTÈTE.-- Absolument certes. (58)
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, d'autres multitudes infinies de difficultés [245e] semblent aussi devoir résulter à chaque fois pour celui qui dit l'étant être soit deux quelque chose, soit un seulement.
THÉÉTÈTE.-- Celles qui ont commencé à se montrer rendent [cela] à peu près clair, car l'une s'enchaîne à l'autre, plus grande et plus difficile, conduisant à un cours erratique dans les propos tenus successivement auparavant.
L'ÉTRANGER.-- Eh bien, certes, ceux qui dissertent avec la plus grande minutie sur l'étant et le pas [étant], nous ne les avons sans doute pas vraiment passés en revue exhaustivement, mais nénamoins, que ce soit suffisant. (59)
(vers la section suivante)
(1) « (Tant que ces [points] n'auront été) ni énoncés, ni accordés » traduit le texte donné par les manuscrits B et W : mète lechthentôn, mète homologèthentôn, où lechthentôn est le participe aoriste passif au génitif masculin pluriel de legein (« dire, parler »), et homologèthentôn celui d'homologein (« dire la même chose, convenir, être d'accord »). Les manuscrits T et Y donnent le texte mète elegchthentôn, mète homologèthentôn, où, au lieu du participe aorist de legein, on a le participe aoriste d'elegchein (« réfuter »), leçon que Burnet, Diès et Duke et al. retiennent sous la forme mèt' elegchthentôn, mète homologèthentôn. Dans ce cas, la traduction serait « Ni réfutés, ni accordés », et l'étranger semblerait dire, soit qu'il faut prendre position sur cette question du mè on (« n'étant pas »), dans un sens ou dans l'autre, mais de manière argumentée et solide (option retenu par Cousin, qui traduit : « jusqu'à ce qu'on soit décidé pour ou contre », par Robin qui traduit : « à moins, ou bien qu'on n'ait pas réfuté ces propositions, ou bien qu'on ne soit pas tombés d'accord à leur sujet », par Chambry, qui traduit : « tant qu'on n'aura pas réfuté ou accepté la théorie de Parménide » et par Cordero, qui traduit : « si nous ne réfutons ni n'acceptons ce que nous venons de dire »), soit qu'il faut réfuter Parménide et admettre ce qu'il vient d'énoncer à la place (option qui semble être celle de Diès, qui traduit, ou plutôt accomode à sa sauce : « tant que ne sera faite ni cette réfutation, ni cette démonstration »). Mais aucune de ces deux options n'est vraiment satisfaisante. Ce qu'il s'agit de réfuter ou énoncer et d'admettre est désigné dans le texte grec par un unique toutôn (« ces [choses, assertions, affirmations,... ]-là ») en début de phrase qui s'applique aux deux verbes quels qu'ils soient, et il faut donc supposer que ce sont les mêmes [choses, assertions, affirmations,...] qui sont visées par les deux verbes, ce qui rend difficilement acceptable la seconde option (réfuter Parménide et admettre ce que l'étranger vient d'énoncer à la place). Mais si l'on retient la première option (il faut choisir entre réfuter et admettre ce que vient de dire l'étranger), il n'y a qu'un des deux cas où l'on prêtera à rire, celui où l'on aura réfuté ses assertions, puisque c'est justement pour éviter cela qu'il veut entreprendre de les faire admettre. Et si l'on pense que le toutôn renvoie aux doctrines de Parménide (comme le fait explicitement Chambry), on arrive au résultat inverse : c'est en les admettant qu'on prêtera à rire en parlant de discours faux, d'images, etc., mais seulement dans ce cas-là. Et si l'on ne prend pas position (ni réfutation, ni admission), on prêtera encore à rire. En d'autres termes, le seul cas où l'on ne prête plus à rire en parlant de discours faux ou d'images, c'est celui où l'on admet les propositions que vient d'énoncer l'étranger. Il me paraît donc plus logique de retenir le texte des manuscrits B et W et d'admettre que les deux verbes vont dans le même sens, sans pour autant être redondants : dire quelque chose, énoncer une thèse, est une chose, mais si l'accord ne peut se faire sur cette thèse entre les interlocuteurs, il est vain de chercher à aller plus loin ; il ne suffit pas que l'étranger « énonce » ce qu'il vient d'énoncer (legein), encore faut-il qu'il en convainque ses interlocuteurs, en commençant par Théétète, s'il veut aller plus loin et montrer que le discours faux est possible sans prêter à rire. Cette manière de parler est destinée à mettre en relief le verbe homologein, qui désigne quelque chose qui est fondamental pour Platon : le legein (« parler ») ne prend sens que dans le dialegesthai (« dialoguer »), mais le sens présuppose l'homologein (« dire la même chose, tomber d'accord »), non pas que l'accord soit une garantie de véracité, de « savoir », mais parce que l'absence d'accord prouve qu'aucun des interlocuteur n'a un réel « savoir » (epistèmè), car l'une des caractéristiques du savoir est qu'il est communicable et enseignable de manière convaincante (celui qui a compris la démonstration d'un théorème de géométrie qui lui est enseigné par un autre n'a plus de doutes ensuite sur la véracité de ce théorème). (<==)
(2) L'étranger reprend ici tous les mots qu'il avait utilisés à un moment ou à un autre dans les échanges qui ont précédé dans cette septième investigation du sophiste pour parler d'« images » au sens large (les traductions entre parenthèses sont celles que j'ai retenues dans les sections précédentes, mais elles sont jusqu'à un certain point interchangeables) : eidôlon (« image »), eikôn (« reproduction »), mimèma (« imitation »), phantasma (« simulacre »). (<==)
(3) Le verbe que j'ai traduit par « faire un couac » est plèmmelein, formé à partir de l'adjectif plèmmelès, lui-même formé sur la racine melos, dont le sens premier est « membre » (du corps) et de là « membre » de phrase musicale, c'est-à-dire « mélodie » (mot français qui en dérive), par opposition à mesure (metron) ou rythme (ruthmos). Le préfixe plèn signifie « excepté » et évoque donc l'idée d'« exception », soit dans plèmmelès, l'idée d'anomalie par rapport à la partition, de fausse note. L'image suggérée par ce verbe, qui, au sens figuré, signifie « faire une erreur », est donc bien musicale. (<==)
(4) Quelques remarques sur cette réplique de l'étranger :
- « de manière bien cavalière » traduit l'adverbe eukolôs, dérivé de l'adjectif eukolos, dont l'étymologie est obscure au préfixe eu- près, qui signifie « bien » et évoque l'idée de facilité. Le sens de cet adjectif a évolué vers le registre alimentaire, pour désigner quelqu'un qui n'est pas difficile sur la nourriture ou plus généralement le mode de vie. Dans ce registre, on peut noter que c'est un des adverbes utilisés par Phédon dans le dialogue éponyme pour qualifier l'attitude de Socrate au moment de boire la ciguë (eucherôs (étymologiquement « d'une main facile ») kai eukolôs, Phédon, 117c5), et aussi celui qu'utilise Céphale, dans son dialogue avec Socrate au début de la République pour expliquer que ce n'est pas tant la fortune matérielle qui aide à supporter la vieillesse que le caractère, et que ceux qui sont « de mœurs
bien réglées et facile à vivre » (kosmioi kai eukoloi, République, I, 329d4) supporteront la vieillesse avec ou sans fortune. On retrouve ce même adverbe eukolôs en République VII, 535e3, où Socrate l'applique à l'âme qu'il qualifie d'« estropiée », et donc inapte à la philosophie, qui, relativement à la vérité, s'offusque de mensonges volontaires, mais accepte eukolôs (« facilement, sans faire la fine bouche ») ceux qui sont involontaires (comme par exemple ceux des sophistes) et « sans scrupules (eucherôs), se
vautre dans son ignorance comme un cochon sauvage » ( 535e4-5).
- « s'est entretenu avec nous » traduit le grec hèmin dieilechthai, où dieilechthai est l'infinitif parfait du verbe dialegesthai (« dialoguer ») : il y a une certaine dose d'humour de la part de l'étranger à parler de « dialogue » avec Parménide ou d'autres sophistes car, même si Platon les met en scène dialoguant avec Socrate (dans des dialogues imaginaires inventés par lui), il laisse aussi entendre qu'ils étaient plus adeptes des monologues et des longues tirades que du dialogue tel que pratiqué par le Socrate de Platon. Dans le Parménide, si un court dialogue a lieu entre Socrate et Parménide, dès que Parménide est laissé à lui-même, il revient au monologue, même si, pour faire plaisir à Socrate, il lui donne l'apparence d'un dialogue, en choisissant comme intrerlocuteur celui qui « sera le moins disposé
à chercher la petite bête (polupragmonein, étymologiquement « agir dans tous les sens, beaucoup s'agiter ») » et qui lui permettra seulement de reprendre son souffle en faisant des pauses (anapaula), sans remettre en cause le fil préétabli de son discours (Parménide, 137b6-8).
- « examen critique » traduit le grec krisis, substantif d'action dérivé du verbe krinein, qui signifie « sépare, trier, trancher, choisir, décider » et aussi « faire passer en jugement ». C'est cette activité, prise dans son sens le plus général, qui sert de point de départ à l'étranger dans sa sixième investigation du sophiste, qui le situe dans le domaine de la diakritikè (226c8), celle à propos de laquelle il a le plus de difficultés à admettre que la caractérisation à laquelle il arrive s'applique au sophiste (en fait, ce à quoi il arrive est la méthode socratique, à laquelle ressemble « comme le loup au chien » (231a6) la méthode des sophistes).
- « à propos des étants, distinguer combien et lesquels c'est » traduit le grec ta onta diorisasthai posa te kai poia estin. Il y est question des « étants » au pluriel (ta onta), à la fois du point de vue de la quantité (posa, « combien », pluriel neutre) et de la qualité (poia, « de quelle nature/sorte », pluriel neutre). J'ai conservé dans ma traduction le singulier pour traduire estin (« c'est »), bien que poia et posa soient des pluriels, pour me calquer sur la tournure grecque qui perment d'avoir un verbe au singulier avec un ou des sujets au neutre pluriel, car il me semble que ce n'est pas par hasard que Platon a choisi cette tournure lorsqu'il est en train de parler de Parménide dont la thèse peut se résumer à hen esti (« un est »). Tant qu'on n'a pas mené à bien l'investigation, on ne sait pas encore si les « étant » (ta onta) sont effectivemen plusieurs ou seulement un. La formulation retenue par l'étranger commence donc sur le pluriel ta onta (« les étants ») pour finir sur le singulier estin (« est »). (<==)
(5) Dans le résumé qui suit, l'étranger passe en revue les probables théories de certains de ses prédécesseurs et contemporains, présentées de manière humoristique à la manière de « mythes » (muthon est le premier mot de toute cette revue). Si les tentatives pour attribuer à tel ou tel penseur chacun de ces « mythes » peut avoir un intérêts pour les historiens des idées, elles n'ont aucun impact sur la compréhension de ce que Platon veut nous faire comprendre à travers le Sophiste, puisqu'il les met toutes dans le même panier avant de proposer autre chose qui ne leur doit rien. Je ne chercherai donc pas à faire étalage d'une érudition que je n'ai pas et que je pourrais tout au plus aller pêcher dans les notes, introductions et commentaires des éditions du Sophiste que j'ai entre les mains. Il faut lire ce résumé comme on regarde dans une église vénitienne l'un ou l'autre des tableaux de maître qui ornent les murs, en se disant que ce n'est pas l'examen détaillé de ce tableau qui nous aidera à comprendre l'architecture d'ensemble de l'église. (<==)
(6) Je reste attentif aux utilisations ou absences de formes du verbe einai (« être), qui est, ici encore, au cœur du débat, et je signale en la mettant entre crochets, toute forme du verbe « être » que j'ajoute à ma traduction pour une meilleure lisibilité alors qu'elle ne figure pas dans le grec.(<==)
(7) « Élevages » traduit le grec trophas, accusatif pluriel de trophè, qui désigne au sens premier l'activité consistant à nourrir une personne, et particulièrement un enfant, ou un animal. Il s'agit donc principalement des soins du coprs en vue de sa croissance, par opposition, dans le cas des enfants, à la paideia, l'« éducation » intellectuelle, qui, elle, prend soin de l'âme. Dans le contexte de ce que l'étranger décrit comme des « mythes », qu'il présente avec une certaine dose d'humour et d'ironie, il n'y a pas de raison de ne pas chercher à rester au plus près du grec original même lorsque le résultat peut surprendre. Ici, parler d'« élevages » après avoir parlé de « mariages » (gamous, à la racine de « monogame et polygame, réservé pour les humains, et même plus spécifiquement pour les hommes : « le fait de prendre femme ») et d'enfantements (tokous, terme qui s'applique aussi bien à des personnes qu'à des animaux mettant bas), reste dans l'ambiguïté qui existe en grec par rapport à des « principes premiers » dont l'étranger ne nous dit rien, dont on ne sait si ce sont des dieux ou autre chose et qui sont présentés à l'aide d'un vocabulaire anthropomorphique qui essaye même de les ravaler au rang d'animaux. « Élevage » en français joue dans le même registre. (<==)
(8) « Disserte avec moult détails à travers ses mythes de tout [ce qui est] ainsi appelé (« étant ») comme étant un » traduit le grec hôs henos ontos tôn pantôn kaloumenôn houtô diexerchetai tois muthois (mot à mot « comme d'un (au sens numéral, génitif neutre singulier) étant (génitif neutre singulier) des tous appelés ainsi parcourt_en_détails_jusqu'au_bout dans_les mythes »). La question est de savoir à quoi renvoie le outô (« ainsi ») associé à kalouménôn (« appelés, dénommés »), c'est-à-dire de quelle appellation il est ici question. Cousin traduit : « arrangent leur fable en réduisant à un seul être ce qu'on appelle l'univers », laissant purement et simplement tomber le outô (« ainsi ») ; Diès traduit : « ne voit qu'unité dans tout ce qu'on nomme le Tout et poursuit en ce sens l'exposé de ses mythes », faisant porter outô (« ainsi », qu'il traduit par « en ce sens ») sur le verbe diexerchetai ; Robin traduit : « ce qu'on appelle toutes les choses, elle ne fait de cela qu'une seule chose dans les contes exposés par elle en ce sens », adoptant la même solution que Diès ; Chambry traduit : « tient ce qu'on appelle le tout pour un seul être et nous le présente comme tel en ses mythes », adoptant lui aussi la solution retenue par Diès et Robin ; Cordero traduit : « exposa dans ses mythes que ce qu'on appelle "toutes choses" n'est qu'un seul être », ignorant, comme Cousin, le outô ; Mouze traduit : « expose en détail dans ses histoires que ce qu'on appelle la totalité des choses est un seul étant », ignorant, comme Cousin et Cordero, le outô. Pour tous, ce à quoi renvoie kaloumenôn (« appelés, dénommés »), c'est à tôn pantôn (« les tous »), diversement traduit par « l'univers » (Cousin, qui passe ainsi du pluriel au singulier), « le Tout » avec une majuscule (Diès) ou une minuscule (Chambry), « toutes les choses » (Robin), « "toutes choses" » entre guillemets (Cordero), « la totalité des choses » (Mouze). Pour ma part, je suggère que le outô (« ainsi ») renvoie au ontos (« étant ») qui le précède et que ce que, selon l'étranger, développent les Éléates dans leurs mythes, c'est que toutes les « choses » qu'on appelle « étant » ne sont en réalité qu'une seule et même chose. Le sens général des doctrines éléates, connu par ailleurs, n'est pas remis en cause, mais cette traduction me semble plus fidèle à la grammaire et au texte de Platon et évite de faire de tôn pantôn (« les tous », ou en contexte « tous les ») pris isolément du reste un nom du « Tout » (qui serait plutôt to pan), c'est-à-dire de l'Univers (selon la traduction de Cousin). (<==)
(9) Le texte grec que je traduis par « car, portés de part et d'autre, ç'est toujours portés ensemble » est diapheromenon gar aei sumpheretai. Diapheromenon est le participe présent moyen/passif au nominatif neutre singulier du verbe diapherein, et sumpheretai est la troisième personne du singulier de l'indicatif présent moyen/passif du verbe sumpherein. Il s'agit donc de deux verbes issus de la même racine pherein (« porter, transporter, supporter ») ne différent l'un de l'autre que par le préfixe, dia- pour le premier, sun- pour le second (le nu de sun- devenant mu devant le pi de pherein). La compréhension de cette caractérisation de la doctrine ici synthétisée repose donc entièrement sur le sens que l'on donne à chacun de ces deux préfixes. Le Bailly classe les divers sens de diapherein en deux groupes, selon que dia évoque l'idée de séparation (sens « balloter, disperser, répandre, différer de ») ou l'idée de « à travers, jusqu'au bout » (sens « transporter, apporter, durer, continuer, supporter », et au moyen, « être d'avis différents » ou encore « passer sa vie »). Pour sumpherein, le sens « ensemble » de sun peut soit porter sur ce qui est porté (sens « réunir, rassembler » et au passif « se rencontrer », d'où « arriver, avoir lieu » pour un événement, et encore, « se rencontrer » avec idée d'hostilité, c'est-à-dire « en venir aux mains, se battre », ou au contraire sans idée d'hositilité, « fréquenter » ou encore « être d'accord, s'accorder »), soit porter sur ceux qui portent ensemble (sens « aider à porter, à supporter, compatir, aider, être utile, avantageux, profitable »). L'idée générale de cette formulation synthétique, que ne récuserait pas Platon, est que pour distinguer, différer, séparer, il faut d'abord, au moins par la penser, rassembler, réunir : pour distinguer des différences, il faut d'abord rapprocher ce que l'on veut comparer. Et, au niveau le plus grand de généralité, on ne peut concevoir l'unité que sur fond de multiplicité. On voit là comment, même lorsqu'il ironise et caricature, Platon est capable de donner à ses formulations un tour qui met en évidence à leur meilleur les thèses qu'il caricature. (<==)
(10) « Malsonnant » traduit l'adjectif plèmmelès, dont dérive le verbe plèmmelein utilisé peu avant, en 242b4, par Théétète, que j'avais traduit par « faire un couac ». Sur ces mots, voir la note 3 ci-dessus. (<==)
(11) « Ils vont jusqu'au bout, chacun de ce [qui est] plus spécifiquement sien » traduit le grec perainousi to spheteron autôn hekastoi (mot à mot « ils_mènent_à_terme le (plus)_leur d'eux chacun ». Perainein, dont perainousi est la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent actif, est un verbe construit sur la racine peras, qui signifie « terme, fin, limite, extrémité », ce qui conduit pour le verbe au sens « achever, accomplir, mener à terme, terminer ». Spheteron est le neutre de spheteros, pronom/adjectif possessif singulier ou pluriel de la troisième personne (« lui/son » ou « eux/leur »). Ce mot est formé sur le pronom spheis de même signification (« lui/eux ») avec une terminaison en -teros qui est celle des comparatifs des adjectifs, ce qui peut laisser supposer que le renforcement faisant passer de spheis à spheteros vise à accentuer l'aspect possessif : non seulement le sien, mais ce qui est plus particulièrement le sien. Ce pronom adjectif s'utilise le plus souvent chez les attiques dans la formule spheteros autôn, comme c'est le cas ici, avec le sens « le sien/leur propre ». Ici, il est substantivé au neutre par la présence de l'article to. To spheteron autôn, c'est donc « ce qui est plus particulièrement leur », sans qu'on précise à quel genre de possessions on fait référence. On peut penser ici, à partir du contexte, que ce sont les thèses/doctrines que soutiennent ces personnes, qui ne sont pas les mêmes d'un penseur à l'autre, chacun défendant donc son point de vue. On peut rapprocher ce que dit ici de manière très concise l'étranger des propos de Théodore et Socrate dans le Théétète, en Théétète, 179e3, sq., et en particulier de 180b9-c6, où Théodore se rit de l'idée que les successeurs ioniens d'Héraclite puissent avoir des disicples, chacun « pouss[ant] tout seul » (automatoi anaphuontai) et considérant que les autres n'ont rien compris (ton heteron ho heteros ouden hègeitai eidenai, « l'un pense que l'autre ne sait rien », 180c2).
Cette remarque de l'étranger confirme ce que je disais en note 4 sur le fait que c'est de manière ironique que l'étranger a utilisé au début de cet échange le verbe dialegesthai (« dialoguer ») à propos de Parménide et des autres.
Ce qu'il reproche ici aux penseurs dont il parle, c'est précisément de refuser le dialogue, de développer leurs thèses chacun dans son coin, sans accepter la moindre contestation et sans s'occuper de ce que peuvent dire les autres, c'est-à-dire en fin de compte de refuser de soumettre celles-ci à l'épreuve du dialogue contradictoire et à la validation par le partage d'expériences, au contraire de ce que fait Socrate au fil des dialogues. (<==)
(12) « Fait entendre sa voix en disant » : l'étranger rapproche ici les deux verbes phtheggesthai (« parler » au sens d'émettre des sons) et legein (« parler » pour dire quelque chose ayant un sens), dans la formule phthegxètai legôn, où phthegxètai est la troisième personne du singulier du subjonctif aoriste de phtheggesthai (subjonctif commandé par la préposition hotan (« quand ») qui ouvre la phrase), et legôn le participe présent actif au nominatif masculin singulier de legein. On pourrait traduire plus simplement « parle en disant », mais comme j'ai plusieurs fois insisté sur l'importance pour Platon de la distinction entre phtheggesthai et legein, j'ai préféré une traduction un peu plus bavarde, qui fasse bien sentir la présence de phtheggesthai. (<==)
(13) « Est ou est devenu ou devient plusieurs ou un ou deux » traduit le grec estin è gegonen è gignetai polla è hen è duo. Dans la mesure où l'étranger souligne justement le caractère incompréhensible des propos de ceux qu'il critique, je n'ai pas cherché à rendre compréhensible d'une manière ou d'une autre des propos qui, en grec, sont justement ambigus et je me suis contenté d'une traduction mot à mot. Dans le grec en effet, les mots polla (« nombreux »), hen (« un ») et duo (« deux »), tous neutres (duo est le même à tous les genres), peuvent aussi bien être compris comme sujet que comme compléments/attributs des verbes qui ont précédé. Ainsi estin... hen peut aussi bien vouloir dire « un est » que « [c']est un », formules aussi problématiques l'une que l'autre puisque dans un cas il n'y a pas d'attribut et dans l'autre pas de sujet. D'autre part, le verbe gignesthai (« naître, devenir, se produire ») revient deux fois à la suite à deux temps différents : au parfait gegonen et au présent gignetai, toujours à la troisième personne du singulier, comme c'est le cas pour estin (« est »), présent du verbe einai (« être »). Or le verbe einai est un verbe défectif, qui n'existe qu'au présent (esti(n), « est »), au futur (estai, « sera ») et à l'imparfait (èn, « était »), et c'est le verbe gignesthai (« devenir ») qui est justement utilisé pour compléter les temps qui lui manquent, dont le parfait, temps spécifique au grec, qui décrit l'action commencée dans le passé et se continuant, trouvant son accomplissement, dans le présent, si bien qu'on ne peut pas dire si ce parfait gegonen, coincé entre deux présents (esti (« est ») et gignetai (« devient »)), doit être compris comme parfait de einai (« être ») ou de gignesthai (« devenir »), c'est-à-dire doit se comprendre comme signifiant « était et continue à être », « est apparu et continue à être là, achevé et sans changement », ou comme signifiant « devenait et continue à devenir », « est né et continue à changer en permanence ». Et si l'étranger mentionne le cas particulier de deux après « plusieurs » (polla) et « un » (hen), c'est sans doute en se souvenant de ce qu'il a dit en 237d9-10 en faisant référence aux trois nombres (au sens grammatical) existant en grec, le singulier, le pluriel et le dual, spécifique au cas de deux, et donc pour rappeler discrètement que le discours est tributaire de la grammaire.
L'inventaire des traductions de ces quelques mots (replacés dans le contexte du début de la phrase) dans les traductions que j'ai consultées fera toucher du doigt la manière dont le traducteur peut importer ses propres biais dans ces quelques mots en essayant de « clarifier » à sa façon le texte de Platon, prétendument pour le rendre plus compréhensible :
- Cousin : « Quand l'un de ces philosophes proclame qu'il existe ou qu'il est né ou qu'il naît plusieurs choses, ou deux ou une »
- Diès : « Quand l'un d'eux élève la voix pour dire que l'être est, fut, devient multiple ou unique ou double »
- Robin : « Quand tel d'entre eux émet l'assertion qu'il existe, qu'il s'est produit ou qu'il se produit actuellement une pluralité d'êtres, ou bien un seul, ou bien deux »
- Chambry : « Lorsque l'un d'eux prononce qu'il existe, ou qu'il est né, ou qu'il naît plusieurs êtres, ou un seul, ou deux »
- Cordero : « Lorsque l'un s'est exprimé pour dire qu'il y a, qu'il s'est produit, ou qu'il se produit une multiplicité, ou une seule chose, ou deux »
- Mouze : « Quand l'un d'entre eux proclame que sont, furent ou deviennent plusieurs, ou une, ou deux choses ».
Trois d'entre eux forcent une interprétation « existentielle » en traduisant esti par « il existe » ; Diès le fait en sortant de son chapeau « l'être » comme sujet des verbes, sans aucun fondement dans le grec. Quant à Cordero, il tombe dans l'excès inverse en faisant purement et simplement disparaître « est » en traduisant esti par « il y a », alors que, comme la suite va le montrer, tout le problème que soulève l'étranger est celui du ou des sens de einai. C'est Mouze qui reste le plus près du grec, se contentant d'ajouter un « choses » final, plus neutre dans ce contexte que « êtres », pour faire porter « plusieurs, ou une, ou deux » sur quelque chose, le français étant moins tolérant que le grec pour les sous-entendus. (<==)
(14) Le texte donné par les manuscrits et suivi par Burnet et Duke et al., qui est celui que je traduis, est kai thermon au psuchrôi sugkerannumenon, allothi pèi diakriseis kai sugkriseis hupotitheis (mot à mot « et chaud encore au_froid se_mélangeant ailleurs quelque_part dissociations et associations posant_sous/supposant »). Radermacher, suivi par Diès, sans doute interpelé par la construction grammaticale de ce second membre de phrase sans verbe conjugué (sugkerannumenon est un participe présent) alors qu'il est toujours commandé par legôn hos (« disant que »), a proposé de remplacer allothi pèi (« ailleurs quelque part ») par allos eipèi (« un autre dit »), faisant pendant au tis autôn phthegxètai (« l'un d'entre eux fait entendre sa voix »), ce qui conduit à la traduction de l'ensemble par « et qu'un autre parle encore de chaud se mélangeant au froid en posant dissociations et associations comme fondement »). Mais il n'y a pas lieu d'attribuer spécifiquement à « un autre » ces nouvelles propositions quand ce qui a été attribué à « l'un d'entre eux » dans la première partie de la phrase n'est pas une unique thèse, mais déjà une multitude de thèses possibles selon qu'on retient l'un ou l'autre des verbes séparés par des « ou » (estin è gegonen è gignetai, « est ou est devenu ou devient ») et qu'on l'associe à l'un ou l'autre des mots qui suivent, eux aussi séparés par des « ou » (polla è hen è duo, « plusieurs ou un ou deux »), et que ce qui est dit ensuite des associations et dissociations n'est pas incompatible avec la plupart des thèses parmi lesquelles la première partie de la phrase nous laisse le choix (toutes sauf « est un »). Et sur le plan grammatical, la construction de hos au sens de la conjonction « que » avec un participe présent n'est pas impossible. Quoi qu'il en soit, la différence entre les deux lectures n'est pas déterminante et ne change pas le sens général du propos. (<==)
(15) « Dissociations et associations » traduit par deux mots formés en français sur la même racine le grec diakriseis kai sugkriseis, dans lequel on trouve deux mots formés sur la même racine krisis (dont kriseis est le pluriel), mot utilisé par l'étranger en 242c5, ou je l'avais traduit par « examen critique », pour des raisons expliquées dans la note 4 ci-dessus. Ce qui fait la différence entre les deux mots, c'est donc le sens du préfixe, dia- dans un cas, qui évoque l'idée de séparation (« de part et d'autre »), sun- dans l'autre, qui évoque l'idée de rassemblement (« ensemble, avec »). Dans le grec, la racine krisis évoque déjà à elle seule d'idée de séparation, que ne fait que renforcer le préfixe dia-, et c'est par contraste avec diakrisis que sugkrisis prend le sens d'« assemblage, combinaison, association » (on peut noter qu'en français, c'est le contraire avec « association » et « dissociation » : la racine latine socius signifie « compagnon » et évoque donc à elle seule l'idée d'association et c'est par contraste que « dissociation », à partir du sens du préfixe dis- remplaçant ad-, inverse le sens en évoquant la séparation). En fait, si diakrisis (« dissociation », mais aussi « séparation, dissolution » ou encore « distinction, jugement, décision, interprétation ») et les mots apparentés, le verbe diakrinein et l'adjectif diakritikos, sont utilisés de manière automone par Platon, en particulier, dans le Sophiste, diakritikos, sous la forme substantivée hè diakritikè, pour qualifier collectivement un ensemble de techniques visant à séparer/trier/dissocier parmi lesquelles l'étranger cherche celle du sophiste dans sa sixième investigation de ce genre d'individus (cf. 226c8), ou encore diakrinein en 253e2, pour décrire l'activité rendue possible par la « science dialectique » (dialektikè epistèmè, 253d2-3) du philosophe, sugkrisis (« association ») et les mots apparentés, le verbe sugkrinein et l'adjectif sugkritikos, sont toujours utilisés par Platon dans des contextes où ils sont opposés à leurs contraires, diakrisis, diakrinein et diakritikos. Ainsi par exemple, l'adjectif sugkritikè, substantivé, est utilisé par l'étranger dans le Politique pour opposer les techniques de « séparation » (diakritikè) et les techniques d'assemblage (sugkritikè) lorsqu'il introduit le paradigme du tissage (cf. Politique, 282b-c).
Mais on peut aller plus loin et se demander si l'étranger, et à travers lui Platon, n'a pas choisi ces termes ambigus, qui peuvent aussi bien évoquer des processus du monde physique que des démarches intellectuelles, dont l'un, diakrisis, rappelle justement
le type de processus auquel a été associé le sophiste dans la précédente investigation, celle qui a mis en évidence une démarche de « discernement » qui est plutôt celle de Socrate et que l'étranger hésitait à associer au sophiste, pour nous inviter à nous interroger sur les présupposés méthodologiques des penseurs auxquels il fait référence. Ces deux termes sont en effet utilisés dans un membre de phrase, allothi pèi diakriseis kai sugkriseis hupotitheis (« en posant quelque part ailleurs dissociations et associations comme fondement »), dans lequel hupotitheis, participe présent actif au nominatif masculin singulier du verbe hupotithenai (étymologiquement « poser sous », c'est-à-dire « poser comme fondement/support », ou encore « supposer », qui en est le décalque sur racines latines), suggère précisément cette idée de fondement d'une doctrine, et les mots allothi pèi (« ailleurs quelque part ») l'idée qu'il s'agir là d'une autre partie de la doctrine, qui pourrait ne plus être des présupposés physiques, mais les présupposés méthodologiques. Or c'est justement, du point de vue de l'étranger et de Platon qui le fait parler, parce que ces penseurs n'ont pas pris la peine de donner à leurs théories physiques un soubassement méthodologique, consistant en une investigation des pouvoirs et des limites du logos (« langage/parole/discours/raisonnement/... ») et de la manière dont il peut éventuellement nous donner accès à autre chose qu'à des mots, que celles-ci sont sophistiques, en particulier parce qu'ils utilisent le verbe « être » à tous bouts de champ sans jamais s'être vraiment posé la question de son rôle dans le discours et de sa ou ses significations possibles lorsqu'il est employé seul. De ce point de vue, les deux mots diakriseis (« dissociations ») et sugkriseis (« associations ») peuvent se lire comme un condensé de ce qui constitue pour Platon la dialektikè : krisis à lui seul renvoie à l'idée de « discernement », qui est ce qui est attendu du philosophe maître es-dialektikè tel que conçoit Platon et les deux préfixes dia- (« de part et d'autre ») et sun- (« ensemble ») renvoient aux deux pôles de cette « science dialectique » (dialektikè epistèmè), dia- à l'aptitude à distinguer et sun- à l'aptitude à regrouper, quels que soient les verbes ou substantifs qu'ils préfixent, qui peuvent changer d'une fois sur l'autre, comme on peut s'en rendre compte en se reportant à la description de la dialektikè donnée par Socrate en Phèdre,
265c5-266c9, où il parle de diaireseôn kai sunagôgôn (« divisions et réunions »), ou dans celle que donne l'étranger plus loin dans le Sophiste, en 253b9-e5, où l'on trouve, à propos des « genres » (genè), les verbes sumphonein (« consonner »), sunechein (« tenir ensemble »), summeignunai (« se mélanger ensemble »), sunaptein (« attacher ensemble ») face au mot diairesis (« distinction/division ») et aux verbes diaireisthai (« distinguer »), diôrizein (« séparer »), diakrinein (« discerner »). (<==)
(16) « Affection » traduit ici le grec pathos, substantif dérivé du verbe paschein (« subir, éprouver », par opposition à prattein (« agir, faire »)). Pathos, c'est le fait de subir en tant que tel, sans référence à un fait particulier, par opposition à pathèma, qui désigne plutôt une instance particulière où l'on subit quelque chose, où l'on est affecté par un événement, un pragma, particulier. « Affection » doit se prendre ici dans le sens général de « fait d'être affecté, de subir quelque chose », et non pas dans le sens spécifique d'un sentiment d'attirance envers une personne pour laquelle on éprouve de l'« affection ». L'analogie de la ligne à la fin du livre VI de la République décrit les pathèmata qu'éprouve l'âme dans le visible et dans l'intelligible. Ici, l'étranger a plus en vue un état d'esprit durable que des instances particulières, d'où son emploi de pathos. (<==)
(17) L'étranger met ici le doigt sur LE problème qui commande toute sa stratégie dans le Sophiste : comment peut-on prétendre comprendre ce que signifie « étant » (on), et donc finalement einai (« être ») sous toutes ses formes, et ne pas comprendre ce que signifie « n'étant pas » (mè on) et donc finalement mè einai (« ne pas être ») sous toutes ses formes ? La négation ne change pas le sens du verbe auquel on l'applique, elle se contente de nier la pertinence de ce que décrit le verbe par rapport au sujet qui lui est donné dans la phrase négative. On ne pourra donc dire qu'on comprend ce que siginfie « étant/être » (on/einai) que lorsqu'on sera simultanément capable d'expliquer ce que signifie « n'étant pas/ne pas être » (mè on/mè einai). Et, pour résoudre ce problème pour des gens qui croient à tort comprendre ce que signifie on/einai (« étant/être »), plutôt que de partir du sens supposé connu de einai (« être »), puisque c'est justement lui qui pose problème sans que ceux qui croient le comprendre s'en rendent compte, l'étranger va s'attacher à préciser le sens de « n'étant pas/ne pas être » (mè on/mè einai), étant entendu que, ce faisant, c'est le sens de « étant/être » (on/einai) qu'il va simultanément clarifier. Mais il ne faut pas oublier que, pour ce faire, il ne dispose pas du vocabulaire et du métalangage grammatical dont nous disposons aujourd'hui : ainsi il n'a pas les mots qui lui permettraient de dire simplement comme je le fais « la négation ne change pas le sens du verbe auquel on l'applique ». Pour parler de la négation, il n'a pratiquement à sa disposition que l'expression to mè (« le "pas" »), sans même disposer de guillemets pour isoler mè, que d'ailleurs il n'utilise pas. La suite nous montrera que le concept de « verbe » n'était pas encore clairement isolé et que le langage pour en parler se cherchait encore, qu'il innovera en utilisant le mot rhèma en ce sens et qu'il n'est même pas sûr que, dans son esprit, rhèma ainsi employé correspondait effectivement à notre concept de « verbe » au sens grammatical, limité à un mot, pas plus qu'onoma utilisé en même temps correspondait à notre notion grammaticale de « nom » plutôt qu'à celle plus ouverte de mot (par exemple « Théétète ») ou groupe de mots (par exemple « Théétète, avec qui je suis en train de dialoguer ») décrivant le « sujet » dont on parle, le rhèma étant alors ce qu'on dit de ce « sujet », que ça se limite à un verbe (par exemple « marche » ou « vole ») ou que ça comprenne tout un ensemble de mots (par exemple « a gagné la course de chars » ou « dit des bêtises depuis le début de cette conversation »). Quant à la notion de « sens » d'un mot, ce n'est pas tant le mot pour en parler qui lui manquait, que la notion elle-même, qui était encore émergente et pas clairement isolée de son temps. Et la négation est précisément le point d'achoppement qui pose le plus clairement la question du « sens ». Si l'on ne conçoit les mots que comme de simples « signes », des sortes d'« images », de « reflets », renvoyant à un pragma (« fait/chose ») présent à celui qui parle ou à sa mémoire (événements passés), dont ils cherchent à rendre compte, la négation revient à supposer une image ou un reflet sans original, à décrire quelque chose dont on dit justement qu'il n'est ou n'était pas présent ! À quoi peut donc bien renvoyer le mot dans un tel cas ? Le problème se pose déjà dans une certaine mesure à propos du futur et de toutes les formes verbales décrivant des faits non avérés dans le présent ou le passé (conditionnel, optatif, etc.), mais avec moins d'acuité qu'avec la négation puisque les faits décrits dans ces cas-là sont pensés comme devant advenir ou au moins comme possibles dans le passé, le présent ou le futur, ce qui permet de les imaginer par analogie avec des faits similaires connus par ailleurs et donc de penser les mots comme renvoyant au contexte, aux acteurs et aux actions qui en seraient ou en auraient été parties prenantes. Bref, la mémoire et l'imagination suppléent des « modèles » dont les mots utilisés sont les « images ». Mais dans le cas de la négation, cela ne marche plus puisqu'on fait justement référence à une « absence » non liée au temps. Quand je dis : « j'ai vu un âne dans le pré hier », « âne » renvoie à l'image d'un animal conservée dans ma mémoire ; si je dis : « demain, le voisin fera brouter son âne dans mon pré », « âne » renvoie à une image de l'âne du voisin que je place par l'imagination dans mon pré en attendant de pouvoir voir ce spectacle demain ; si je dis « j'aimerais bien avoir un âne », « âne » renvoie à un animal similaire à d'autres ânes que j'ai vus dans le passé que je place par l'imagination dans le décor de ma propriété ; si je dis : « je crois que c'est un âne qui a blessé mon fils en mon absence », j'imagine une situation dans laquelle un animal similaire à d'autres ânes que j'ai vus dans le passé donne un coup de patte sur mon fils, que ce soit ou pas ce qui s'est réellement passé en mon absence ; mais lorsque je dis : « non, l'animal que je vois au loin n'est pas un âne », « âne » ne renvoie à rien dans ce que je vois ou imagine puisque justement l'animal que je vois n'est pas un âne. Et c'est là que se pose la question du « sens » des mots au-delà des impressions sensibles auquelles nous les associons. La réponse à la question : « à quoi renvoie le mot "âne" dans cette phrase négative ? » nous semble évidente, mais elle ne l'était sans doute pas pour les contemporains de Platon et il a sans doute largement contribué à la faire émerger, car ce à quoi renvoie ce mot, c'est à une « idée », à un eidos ou une idea dans son vocabulaire, à quelque chose qui est commun à tous les ânes mais n'est aucun des ânes individuels que l'on peut voir. On voit là comment le problème de la négation rejoint le problèmes des eidè/ideai qui était central dans la réflexion de Platon sur le fonctionnement du logos (« langage/discours/raisonnnement/... »). Pour que la négation prenne sens, il faut admettre que les mots ne sont pas des « images », des « signes » renvoyant directement à des faits ou « choses » individuels, mais qu'ils renvoient à quelque chose qui est commun à toute une collections de faits ou « choses » similaires sans être aucun d'entre eux. Lorsqu'au début du livre X de la République, Socrate cherche à explique ce qu'est l'imitation (mimèsis) dans les développements sur les trois sortes de lits, il propose de prendre pour point de départ le fait que « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen) » (République X, 596a6-7), montrant ainsi clairement le lien qui existe entre nom (onoma) et eidos (« apparence/forme/espèce/sorte/... »). Ce à quoi renvoient les mots, ce sont, non pas directement les pragmata (« faits/choses) que nous percevons ou imaginons, mais des eidè/ideai que nous y associons, et c'est cela qui rend la négation possible dans le discours : ce qu'on nie alors, c'est l'adéquation de l'eidos/idea associée au mot employé avec le pragma (« fait/chose) auquel on refuse de l'associer. Et c'est justement cette manière de voir qui était en question du temps de Platon et qu'il avait du mal à faire admettre à ses interlocuteurs, qui ne parvenaient pas à appréhender la « nature » de ces eidè/ideai (« idées/formes/... ») entre les mots et les « choses ». Et nous ne sommes guère plus avancés aujourd'hui, même si nous avons contourné la difficulté en parlant du « sens » des mots, de manière à dissocier le problème linguistique du problème « ontologique », pensant que c'était ce problème « ontologique » qu'adressait Platon, alors que justement son souci était « linguistique et qu'il voulait partir de l'expérience concrète faite par tous du logos pour mettre un terme aux querelles « ontologiques » de son temps dans lesquelles il ne voyait que sophismes. (<==)
(18) Les deux qualificatifs substantivés utilisés pour décrire ce dont veut parler l'étranger sont to megiston et to archègon proton. Megiston est le superlatif neutre de megas dont le sens premier est « grand », à la fois au sens physique faisant référence à la taille et dans des sens analogiques faisant référence à la noblesse ou à l'importance. Archègon est un adjectif dérivé de archè, qui signifie « commencement, principe » et aussi « commandement, autorité ». Archègon proton suggère donc quelque chose qui joue le rôle de principe premier ou de premier point de départ. Appliqué à to on (« l'étant »), et à travers lui à einai (« être »), puisque c'est de cela qu'il s'agit, cette qualification est ambiguë : elle peut se comprendre comme considérant to on (traduit par « l'être », voire « l'Être » avec une majuscule) comme le principe premier de toutes choses, ou comme voulant dire plus prosaïquement que le verbe « être » est la condition préalable de tout logos (« discours/parole/... »), celui sans lequel il est pratiquement impossible de mener un dialogue sensé ou même de construire un discours et de développer un thèse sur quoi que ce soit. (<==)
(19) Comme en 235c7, je traduis ici methodos par « cheminement » plutôt que par sa transcription en français « méthode », qui donne au mot une connotation trop « méthodique » justement, que n'a pas le mot grec (cf. note 33 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2). (<==)
(20) Cette manière de faire n'est pas seulement une manière artificielle de faire croire à un dialogue dans ce qui n'est en fin de compte qu'un monologue, mais une manière qui impose de formuler les questions avant d'apporter des réponses, en partant de l'idée qu'il ne sert à rien de servir aux auditeurs des « réponses » toutes faites s'ils n'ont pas préalablement pris conscience des questions auxquelles ces réponses sont censées répondre. Bien formuler la question est souvent le meilleur moyen de trouver le chemin de la réponse et de plus, même pour des questions qui resteront sans réponse, soit du fait de l'ignorance des interlocuteurs, soit du fait des limites de l'esprit humain, le simple fait d'avoir cherché à bien formuler la question et à clairement en délimiter les contours constitue un progès dans la connaissance en permettant d'identifier plus clairement ce à quoi l'on n'a pas de réponse. Si le dialogue effectif avec de vrais interlocuteurs reste la seule manière de partager des expériences et donc d'enrichir sa propre connaissance, l'approche par questions et réponses, même artificielle dans un monologue ou la pensée intérieure, est un « cheminement » (methodos) à privilégier pour progresser dans une meilleure appréhension des problèmes. Chercher à connaître, c'est chercher des réponses à des questions, de type « Qu'est-ce que c'est ? », « Pourquoi ? », « Comment ? », ou autres, mais c'est toujours une question qui nous met en mouvement de recherche. (<==)
(21) « Toutes [choses] être [le] chaud et [le] froid » traduit le grec thermon kai psuchron... ta pant' einai, proposition infinitive construite autour du verbe einai (« être ») ayant pour sujet ta panta, neutre pluriel substantivé par l'article ta (« les ») de l'adjectif pas, qui, au singulier, signifie « tout » dans un sens partitif, c'est-à-dire en considérant le tout comme une collection d'unités distinctes, et au pluriel, signifie « tous », et pour attributs, au neutre singulier malgré le sujet au pluriel, thermon kai psuchron (« chaud et froid »). En tant qu'attributs, ces adjectifs ne sont pas précédés de l'article, mais le fait qu'ils ne sont pas accordés avec le sujet pluriel suggère qu'il faut les comprendre comme substantivés (« toutes [choses] être [le] chaud et [le] froid ») et non comme adjectifs attributs (« toutes [choses] être chaudes et froides »), d'où les « le », que j'ai mis entre crochets puisqu'ils ne sont pas dans le grec.
Ce qu'a en vue l'étranger en parlant de ta panta, ce n'est pas « l'univers » (traduction de Cousin) ou « le Tout » (avec majuscule chez Diès, sans majuscule chez Chambry), qui serait to pan, mais la multiplicité des « choses » qui le composent, avec l'accent mis sur le fait de cette muiltiplicité. Et, dans un contexte où la problématique de l'un et du multiple est centrale, il est important de ne pas transformer des pluriels en singuliers. Et il est important aussi de ne pas trop vite « chosifier » des expressions très ouvertes du grec, d'où la mise entre crochets dans ma traduction de ta panta du mot « choses », qui n'est pas dans le grec, et qui n'est qu'un pis aller puisque le français ne permet pas de rendre ce pluriel neutre par un pronom indéfini qui fasse sentir à la fois le neutre et le pluriel : « tous » est un masculin seulement et « tout », qui peut se comprendre comme un neutre, est un singulier.
(<==)
(22) Le texte grec traduit par « que pouvez-vous donc bien énoncer là à propos des deux en disant les deux et chacun des deux "être" ? » est ti pote ara tout' ep' amphoin phtheggesthe legontes amphô kai hekateron einai (mot à mot « quoi une_fois donc ça sur les_deux que_vous_énonciez (subjonctif présent) disant les_deux et chacun_des_deux être »). On y retrouve, sous la forme phtheggesthe (subjonctif présent, 2ème personne du pluriel), le verbe phtheggesthai, que je traduis ici par « énoncer » et dont j'ai dit dans la note 5 à ma traduction de la section précédente (237a3-241d4) qu'il faisait référence pour Platon à la parole comme phénomène sonore, immédiatement suivi du participe présent legontes (pluriel) du verbe legein (« parler, dire »), qui, lui, renvoie plutôt à la parole porteuse de sens. En associant ces deux verbes, et en faisant de phtheggesthai le verbe principal, celui qui est conjugué, l'étranger veut faire sentir qu'il s'intéresse ici à einai (« être ») en tant que phénomène sonore dont il convient de chercher la signification. Dans le complément de phtheggesthe, ep' amphoin (« sur les deux »), on retrouve d'ailleurs la préposition ep(i) (« sur ») utilisée par l'étranger en 237b10-c4 à propos de la relation entre les sons correspondant aux mots mè on (« pas étant ») lorsqu'ils sont « prononcés » (phtheggesthai, 237b8) et ce sur quoi on pourrait les appliquer, à la fois comme préfixe dans le verbe epipherein (« porter sur, appliquer ») et comme préposition dans l'expression epi poion (« [la nature de ce] sur quoi » celui qui prononce ces mots en ferait usage) : on est donc bien ici dans la même problématique, appliquer des sons (ici einai (« être »)) sur quelque chose que ces sons prétendent désigner/nommer (dont on ne sait ici si ce sont seulement d'autres sons, ceux produits par les mots thermon (« chaud ») et psuchron (« froid »), ou quelque chose à quoi renvoie ces sons), le epi (« sur ») ayant justement pour fonction de marquer la distinction entre le plan des mots et le plan des pragmata (« faits/choses ») auxquels ces mots prétendent renvoyer. (<==)
(23) L'étranger commence par chercher comment on pourrait en rester à deux principes seulement, en considérant dans un premier temps (cette réplique) que « être (einai)/étant (on) » est la même chose que l'un ou l'autre seulement des deux principes posés par les interlocuteurs, c'est-à-dire, en prenant comme principes « chaud » et « froid » qu'il a pris en exemple, soit que « étant » (on) est la même chose que « chaud », soit que c'est la même chose que « froid ». Mais alors, dans un cas comme dans l'autre, le principe qui n'est pas identique à « étant » (on), n'« est » pas et on n'a donc plus qu'un seul principe désigné par deux noms, soit « chaud » et « étant », soit « froid » et « étant ». Le « peut-être » (schedon) de « un peut-être, mais pas deux, serait » (schedon an hen, alla ou duo eitèn), dans lequel « un » traduit hen, c'est-à-dire « un » au sens numéral, suggère un doute résultant du fait que ce principe aurait maintenant deux noms.
Il faut lire ce raisonnement à la lumière de celui qui sera tenu plus loin par l'étranger sur ce qu'on a l'habitude d'appeler les cinq genres suprêmes (254b8-259d8), sauf qu'ici, il n'a pas encore explicité le principe qui sous-tend ces raisonnements, le principe d'associations sélectives. Les « genres » en cause sont ici « chaud », « froid » et « étant », « chaud » et « froid » (ou tout autre couple de « principes premiers ») tenant la place de « mouvement » et « repos » dans les genres suprêmes. On y retrouve même, sans qu'ils soient isolés en tant que tels, les deux autres « genres », le « même » (tauton), non pas sous cette appellation, mais implicite derrière l'adverbe homoiôs (« de la même manière, similairement ») en 243e5, et l'autre (thateron, aussi en 243e5), lorsque cette expression est utilisée pour faire référence à « l'autre » principe, celui qui n'est pas identifié à on (« étant »). (<==)
(24) L'étranger considère maintenant le cas où « étant » (on) désignerait les deux principes pris ensemble. Dans cette courte réplique, il joue avec les nombres (au sens grammatical) : le grec traduit par « voulez-vous appeler les deux ensemble "étant" ? » est ta amphô boulesthe kalein on, dans lequel amphô (« tous deux ») est par nature un dual, ta est l'article neutre au pluriel (« les »), parfois utilisé comme un dual à la place de tô, qui est la forme spécifique du nominatif/accusatif dual, et on (« étant ») est au singulier, pour suggérer que, de ce couple, on veut faire un seul « étant », pour pouvoir, pense-t-on (à tort), en rester à deux principes. (<==)
(25) Comme dans sa réplique précédente, l'étranger jongle ici encore avec les nombres grammaticaux : « le deux, vous [le] diriez très clairement un » traduit le grec ta duo legoit' an saphestata hen, dans lequel duo (« deux »), comme amphô dans la réplique précédente, est par nature un dual, là encore associé à la forme ta de l'article, neutre à la fois pluriel et, à l'occasion, dual, et hen (« un » en tant que nombre) est par nature un singulier (neutre, lui aussi). Si, dans ta amphô, la traduction du dual ta par un pluriel (« les deux ensemble ») s'imposait, du fait qu'amphô insiste sur la multiplicité de deux choses distinctes prises ensemble, ici, dans ta duo, la traduction du dual ta par un singulier (« le deux ») s'impose, puisque ce dont il s'agit c'est du nombre « deux », qui caractérise ce dont on veut faire un « un » en prenant « les deux ensemble ». (<==)
(26) Le verbe que je traduis par « signifier » est sèmainein, formé sur la racine sèma siginfiant « signe, signal, signe de reconnaissance ». En 237d9, l'étranger avait utilisé le mot sèmeion, de même racine et de même signification que sèma, pour parler des nombres grammaticaux (singulier, dual, pluriel) comme « signes » du un, du deux ou du plus de deux associé à ce que désignaient les formes du singulier, du dual et du pluriel respectivement. (<==)
(27) « En estimant valables ces question » traduit le grec axiountes, participe présent actif au nominatif masculin pluriel du verbe axioun, construit sur la racine axios, « de valeur, qui vaut, qui mérite », et signifiant au sens premier « évaluer, apprécier, juger digne, agréer », et de là « juger convenable, croire juste » et finalement « réclamer, demander », avec l'idée sous-jacente qu'on demande son dû. Par cette traduction à rallonge, j'ai cherché à rendre à la fois l'idée de valeur et celle de questionnement. (<==)
(28) « De tous les autres qui disent le tout être plus qu'un » traduit presque mot à mot le grec tôn allôn hosoi pleion henos legousi to pan einai (mot à mot « des autres qui_autant_qu'ils_sont plus qu'un disent le tout être »). L'étranger fait donc un cas particulier, qu'il va traiter ensuite, de ceux qui, comme Parménide, assimilent "tout" (to pan) et "un" (hen), mais met dans le même panier tous ceux qui posent plus d'un principe et utilisent pour en parler le verbe einai et le concept d'« étant » (on) sans se poser la moindre question sur le sens de ce verbe et sur la place qu'il joue par rapport aux principes qu'ils posent, quel que soit leur nombre, alors même qu'il ne fait jamais partie de ces principes mais que cela ne les empêche pas de l'utiliser à propos de ceux-ci. (<==)
(29) « Nous ferons un couac » traduit plèmmelèsomen, 1ère personne du pluriel du futur indicatif actif du verbe plèmmelein, employé par Théétète au début de cet échange, en 242b4, en réponse à la troisième demande de l'étranger avant de se lancer dans la réfutation de Parménide (qu'on ne lui tienne pas rigueur de se lancer dans cette réfutation pour faire plaisir à Théétète alors qu'il a dit auparavant qu'il ne s'en sentait pas capable). J'ai expliqué dans la note 3 le sens et la connotation musicale de ce verbe, déjà traduit alors par « faire un couac ». Son emploi ici par l'étranger fait écho à son utilisation antérieure par Théétète. (<==)
(30) Le texte grec traduit
par « auprès de ceux appelant un le tout » est para tôn hen to pan legontôn (mot à mot « auprès_de les un le tout appelant »; le génitif pluriel tôn legontôn étant appelé par la préposition para (« du côté de, auprès de »)). L'étranger, dans une formule très condensée, résume la thèse de Parménide et de ses émules à l'assimilation entre « un » (hen) et « tout » (pan). Mais il faut faire bien attention à la manière dont cette thèse est exprimée et ne pas gâcher les efforts de Platon dans la traduction en français. Deux points sont à remarquer ici, qui sont loin d'être anodins et sont au contraire au cœur de la problématique dans le cadre de laquelle cette discussion prend place, celle de l'étant (to on) et plus généralement du ou des sens du verbe einai (« être ») sous ses différentes formes (formes conjuguées, infinif et participe, en particulier substantivés). La première est que justement, Platon a pris bien soin, dans la formulation de la thèse qu'il met dans la bouche de l'étranger, de ne pas utiliser une quelconque forme d'einia (« être »), et la seconde est la manière dont il a procédé pour l'éviter. Le verbe qu'il utilise ici est le verbe legein (« dire, parler, appeler (d'un nom) »), dont legontôn est le participe présent actif au génitif masculin pluriel, avec deux compléments à l'accusatif : en d'autres termes, il ne part pas d'une affirmation d'« existence » et d'identité « objective » de la forme to pan hen esti (« le tout est un ») ou, sous forme de proposition infinitive, to pan hen einai (« le tout être un »), mais de la constatation d'un fait de langage : ceux dont il parle « disent/appellent un le tout », ce qui invite à analyser leur propos sur un plus grand nombre de plans : est-ce qu'ils utilisent deux noms pour la même chose, ou bien chaque nom renvoie-t-il à quelque chose de différent et, dans ce cas, comment concilient-ils l'emploi de deux noms avec l'affirmation d'unicité qu'ils posent ?
Si j'ai traduit ici legontôn par « appelant » plutôt que par « disant », c'est parce que c'est le même verbe, sous la forme legousi (3ème personne du pluriel de l'indicatif présent actif), qui est utilisé dans la seconde partie de la phrase, celle justement où apparaît einai (« être ») dans l'expression to on (« l'étant »), mise en valeur par sa position en fin de phrase, et que là, dans l'expression ti pote legousi to on (mot à mot « quoi une_fois ils_appellent le étant »), la traduction par « dire » ne convient plus et qu'il est important de voir que c'est le même verbe les deux fois, la même activité langagière qui est en cause. Et comme cette activité porte ici sur des mots isolée, hen (« un »), pan (« tout »), on (« étant ») qu'il est question d'attribuer à la même « chose », la traduction par « appeler » convient mieux, tout en restant acceptable pour la première occurrence.
Une revue des traductions que j'ai consultées montre que presque tous
les traducteurs en prennent à leur aise avec ces précautions de Platon en introduisant un « est » qui n'est pas dans le grec :
- Cousin : « ceux qui disent que l'univers est un » (par ailleurs, Cousin, en traduisant to pan par « l'univers » oriente la compréhension de cette expression dans une direction cosmologique et purement matérielle qui n'est pas la seule possible) ;
- Diès : « de ceux qui disent que le Tout est un » (avec une majuscule à « Tout », Diès invite en outre à faire de ce « tout » une « réalité » à part entière potentiellement distincte de chacun des éléments qui composent ce « tout » et qui sont impliqués en grec par le mot pan) ;
- Robin : « auprès de ceux d'après lesquels le Tout est un être unique » (Robin réussit le fait d'arme de faire disparaître le legontôn, c'est-à-dire la référence au logos, et d'introduire, non pas une, mais deux références à « être » avec l'expression « est un être », en référence à un « tout » qui, avec lui aussi, est gratifié d'une majuscule) ;
- Chambry : « auprès de ceux qui disent que le tout est un » ;
- Cordero : « auprès de ceux qui affirment que tout est un » (Cordero supprime en plus l'article devant « tout », alors qu'il figure dans le grec to pan) ;
- Mouze : « et ceux qui disent que le tout est un ».
Monique
Dixsault, qui propose une traduction commentée de la section 244b6-245e5 dans le chapitre VI, Platon et le logos de Parménide (Sophiste, 241d-245e), de son Platon et la question de la pensée, Études platoniciennes I, Vrin, Paris, 2000, pp. 189-196 (version remaniée d'un texte antérieurement publié dans Études sur le Poème de Parménide, volume sous la direction de P. Aubenque, Vrin, Paris, 1988), est la seule à coller ici au texte grec en traduisant « auprès de ceux qui disent un le tout ». (<==)
(31) « Ce qu'ils peuvent bien appeler l'étant » traduit, comme je l'ai indiqué dans la note précédent, ti pote legousi to on. C'est à ce point, et à ce point seulement, que l'étranger introduit une forme du verbe einai, dans l'expression to on (« l'étant », et non pas « l'être »), rejetée en toute fin de la réplique, mais qu'il faut bien introduire, puisque c'est là l'objet de l'investigation. La thèse que l'on va maintenant examiner peut s'exprimer sans faire appel au verbe einai (« être »), mais l'objet de l'enquête c'est le sens de on (« étant »), dans l'espoir que comprendre on (« étant ») nous aide à comprendre mè on (« pas étant ») (cf. 243b3-c5). En d'autres termes, l'étranger part d'une thèse qui assimile hen (« un ») et pan (« tout ») et il veut savoir quelle place on (« étant ») peut y trouver.
Voyons maintenant comment les traducteurs consultés
traduisent cette seconde partie de la phrase :
- Cousin : « ce qu'ils entendent par l'être » ;
- Diès : « ce qu'ils peuvent bien entendre par l'être » ;
- Robin : « ce qu'ils peuvent bien entendre par l'Être » ;
- Chambry : « ce qu'ils entendent par l'être » ;
- Cordero : « ce qu'ils veulent dire par "être" » ;
- Dixsaut : « ce qu'ils peuvent bien dire [en disant] l'être » ;
- Mouze : « ce qu'ils veulent dire par "étant" » .
Tous sauf Mouze traduisent on par « être », Robin y mettant même une majuscule, et Cordero supprime l'article et met le mot entre guillemets. Et tous traduisent legousi par un verbe différent de celui qu'ils ont utilisé pour traduire legontôn dans la première partie de la phrase, sauf Dixsaut, qui redouble le « dire » d'un « en disant » entre crochets pour pouvoir conserver la même traduction les deux fois. Et « dire » (Cousin, Diès, Chambry) ou « affirmer »
(Cordero), ce n'est pas la même chose que « entendre » (Cousin, Diès, Robin, Chambry) ou même « vouloir dire »
(Cordero, Mouze). Certes, le verbe legein peut prendre ces différents sens, mais en grec, c'est la même activité qui est évoquée les deux fois et le fait que cette activité puisse prendre de multiples formes n'autorise pas le traducteur à imposer au lecteur un choix différent parmi ces multiples formes de l'activité impliquée par legein pour ces deux utilisations. Il est vrai que je fais aussi, comme le ferait n'importe quel traducteur en chosissant un verbe français pour traduire legein, mais au moins, même si je suis contraint de « spécialiser » la compréhension de cette activité, je ne fais pas perdre de vue au lecteur le fait que c'est le même verbe qui est utilisé les deux fois. De ce point de vue, Mouze, qui traduit par « dire » (« ceux qui disent ») la première fois et par « vouloir dire » (« ce qu'ils veulent dire ») la seconde fois est la moins criticable, puisqu'elle ne fait qu'ajouter un « veulent » (veulent dire ») devant la seconde occurrence, mais conserve « dire » les deux fois, au contraire de Cordero, qui, s'il traduit aussi la seconde occurrence par « veulent dire », traduit la première par « ceux qui affirment ».
Venons-en maintenant au problème que pose la traduction de on par « être » plutôt que par « étant » dans l'expression to on qui le substantive. Avec tout autre verbe que einai (« être »), la traduction classique de la substantivation d'un infinitif (infinitif précédé de l'article neutre singulier to) est « le fait de... » suivi de l'infinitif du verbe traduisant en français le verbe grec substantivé (par example to legein, « le [fait de] parler », ou to badizein, « le [fait de] marcher »), et elle se fait toujours au neutre, et seulement au neutre, et la traduction classique de la substantivation d'un participe présent (participe précédé de l'article, qui peut être dans ce cas masculin, féminin ou neutre, singulier ou pluriel, comme le participe le suivant) est « celui, celle, ce, ceux ou celles qui... » suivi du verbe français traduisant le verbe grec conjugué au présent (par example ho legôn, « celui qui parle », hè badizousa, « celle qui marche », ou ta horômena (passif), « les [choses qui sont] vues »). En d'autres termes, avec l'infinitif, l'accent porte sur l'activité supposée décrite par le verbe (et c'est pour cela qu'on est toujours au neutre), avec le participe, l'accent porte sur le sujet effectuant ou subissant cette activité (et c'est pour ça qu'elle est possible à tous les genres et à tous les nombres). Certes, dans les deux cas, c'est une activité (au sens large pouvant inclure quelque chose de subi et pas seulement quelque chose où le sujet est actif) associée au verbe qui est discriminante, mais dans un cas on se concentre sur cette activité dans l'abstrait, en tant que telle et abstraction faite de tout « acteur », alors que justement, dans le second cas, celui utilisant le participe, on pense l'action en relation avec un « sujet » la pratiquant ou la subissant. Si, comme je pense que cherche à nous le faire comprendre Platon, einai (« être ») n'a aucun sens propre, ne correspond à aucune activité ou passivité spécifique, mais n'est qu'un outil linguistique de liaison entre sujet(s) et attribut(s), alors to einai, « le [fait d']être », n'a aucune signification propre, ne renvoie à rien de spécifique, alors que to on (« l'étant/ce qui est ») renvoie à un sujet en tant que sujet, sans toutefois nous apprendre quoi que ce soit sur lui de plus que le fait qu'il peut être pensé comme « sujet » d'un logos (« énoncé/discours/... ») qui n'aura d'intérêt que si au moins un autre mot servant d'attribut est ajouté à l'expression. (<==)
(32) « Un seul(ement) être », dans lequel « un » doit se prendre comme un nom et non pas comme l'article indéfini, traduit mot à mot le grec hen monon einai. La traduction de monon par seul(ement), avec la fin adverbiale entre parenthèses, traduit le fait que monon, neutre de l'adjectif monos (« seul »), peut aussi s'utiliser adverbialement (« seulement »). Mais cela ne change pas fondamentalement le sens.
L'étranger propose ici une manière possible de parler de ses interlocuteurs fictifs dans laquelle, cette fois, il utilise le verbe einai (« être »), pour montrer comment ils peuvent faire, par leurs propos (phate, « vous dites »), de l'un/tout dont ils parlent un on (« étant »). On notera que la formulation qu'il utilise associe trois mots et peut se comprendre de diverses façons d'un point de vue strictement grammatical, dont une au moins n'impose pas un sens absolu à einai (« être »), c'est-à-dire un emploi sans attribut, celle où l'on considère hen (« un ») comme sujet et monon (« seul ») comme adjectif attribut, qui se traduirait par « un être seul », ou, en français correct « [que l']un est seul ». Mais en fin de compte, les différentes manières d'analyser ces trois mots conduisent toutes au même sens ou à des sens très voisins. L'important, c'est l'emploi d'einai (« être »), qui fait de hen (« un ») un « étant » (on). Dans cette perspective, il est amusant de constater que certains des traducteurs qui ajoutaient un « est » là où il n'étaient pas dans le grec (cf. note 30) le supprimer là où il est dans le grec pour le remplacer par un « il y a », locution construite sur « avoir » qui ne fait pas de l'un un « étant », au moins au niveau du logos auquel se situe Platon dans un premier temps (dans ces traductions, j'ai souligné les mots de la famille de « être/existe » qui peuvent aussi être vus comme participant à la traduction du einai du grec) :
- Cousin : « il n'y a qu'une chose » ;
- Diès : « il n'y a qu'un être » ;
- Robin : « il n'y a qu'une seule chose qui soit » ;
- Chambry : « il n'y a qu'un être » ;
- Cordero : « il n'existe qu'une chose » ;
- Dixsaut : « il y a seulement un » ;
- Mouze : « seul l'un est » .
Toutes ces traductions, sauf celle de Mouze, la plus concise et la plus proche du grec, pêchent par le même défaut, celui de vouloir rendre le sens supposé sans se préoccuper des mots utilisés, alors que justement le problème que traite Platon à travers les propos de l'étranger est celui du rapport des mots à ce qu'ils prétendent désigner, que c'est des mots utilisés dans les logoi de ses interlocuteurs que part son analyse et que, dans ces conditions, il est particulièrement attentif au choix des mots et à la concision du propos, précisément pour éviter des mots « parasites ». Ainsi, outre la traduction de einai (« être ») par « il y a » (tous sauf Cordero et Mouze), le monon (« seul »), adjectif susceptible, comme je l'ai dit, d'être compris comme un attribut pour éviter le sens « absolu » d'einai (« être », compris au sens de « exister »), devient, chez tous sauf Dixsaut et Mouze, un simple « n[e]... qu[e] ». Diès et Chambry compensent leur traduction d'einai (« être », infinitif) par « il y a » en introduisant un « être » substantif, ce qui les conduit à traduire le hen numéral du grec par un pâle article indéfini « un » dans les mots « un être », comme le font aussi Cousin, Robin et Cordero en parlant, eux, d'« une chose ». En fin de compte, la palme revient à Robin, qui traduit trois mots par dix, en redondant la traduction de einai à la fois par « il y a » et par « qui soit », pour être sûr qu'on ne manque pas le sens « existentiel », qui est justement celui que Platon combat. Mention spéciale aussi à Cousin, qui ne conserve dans sa traduction qu'un seul des trois mots du grec, hen, et encore, puisqu'il est rendu, non par un substantif ou un adjectif numéral, mais par le simple article indéfini « une », et qui fait complètement disparaître de sa traduction toute trace d'une quelconque forme du verbe « être » (comme le fait aussi Dixsaut), alors que c'est lui qui est au centre de la discussion, mais lui en tant que mot, pas le sens qu'on lui suppose, qu'il rend par « il y a ».
Au-delà de ces questions de traduction, cherchons à comprendre ce que se propose de faire l'étranger. Dans le Parménide, Platon nous montre Parménide présentant sa thèse sous la forme hen estin (mot à mot « un est » ; 137b4), formule qui peut se comprendre de deux manières, selon le rôle qu'on donne à hen (« un ») : soit on considère hen (« un ») comme le sujet de estin (« est ») employé absolument, c'est-à-dire sans attribut, au sens de « existe », et on traduit « un est/existe », soit on considère hen (« un ») comme un attribut, estin (« est ») ayant alors un sujet implicite, comme c'est possible en grec, et on traduit « [c']est un ». La première traduction peut être précisée comme le fait ici l'étranger en ajoutant un attribut à « est » sous la forme hen monon estin (« un est seul »), qui devient, transformé en proposition infinitif comme c'est le cas ici, hen monon einai (« un être seul », c'est-à-dire en bon français remis dans son contexte « vous dites qu'un est seul »). Dans cette compréhension extrême, Parménide affirmerait qu'il n'y a en tout et pout tout qu'une seule « chose », « un » (hen). Mais avant d'en arriver à cette formulation, l'étranger a présenté la thèse de Parménide sous une forme plus ouverte, en faisant référence à Parménide et ses disciples comme « ceux appelant un le tout » (tôn hen to pan legontôn). En évitant le verbe einai (« être ») et en introduisant un sujet explicite, to pan (« le tout »), l'étranger ouvre la porte à la seconde interprétation du hen esti, celle qui le comprend comme « c'est un », en suggérant que ce qui est un, c'est le tout que constitue notre Univers, dont Parménide affirmerait ainsi l'unité profonde au-delà de son apparente diversité. L'étranger va donc maintenant successivement examiner ces deux compréhensions possibles de la thèse de Parménide, en commençant par la plus radicale, celle qui ne pose que « un », à l'exclusion de tout autre chose, se demandant ce que signifie dans ce cas einai (« être »)/on (« étant ») (244b9-d13), avant de lui donner une seconde chance en lui supposant le sens moins radical de « c'est un », suggérant que ce « tout » (to pan) de la première formulation qu'on dit « un » (hen) malgré sa multiplicité apparente a en fin de compte l'unité d'un « ensemble » (holon) (244d14-245d11). (<==)
(33) Le grec du début de cette réplique, là encore très concis, est poteron hoper hen (mot à mot : « lequel_des_deux pécisément un »). Deux options sont en effet possibles : ou bien on (« étant ») et hen (« un ») sont deux noms pour la même chose, l'option envisagée ici par l'étranger, ou bien ce sont deux choses différentes et alors on n'a plus monon hen (« seulement un »), mais deux « choses » distinctes, on (« étant ») et hen (« un »). Dans un autre contexte, je traduirais par « est-ce précisément un ? », mais cela introduirait ici une forme du verbe « être » (« est-ce »), ce que je m'interdis dans le contexte de cette discussion. Je préfère en effet expliciter ce qui est implicite en grec dans poteron, le fait que le mot offre le choix entre deux options et interroge sur la première des deux, quitte à ajouter entre crochet un verbe plus « neutre » qu'« être » dans ce contexte, et utiliser la ponctuation (deux points) plutôt que d'ajouter un « est » intempestif. (<==)
(34) « En redondance » rend le préfixe pros- du verbe proschraomai (« utiliser en plus ») utilisé par l'étranger, dans la mesure où il parle ensuite de duoin onomasin (« deux noms », dual) et non pas d'un second nom « en plus » du premier. (<==)
(35) Là encore, je ne cherche pas à expliciter le grec concis de Platon, qui est to te duo onomata homologein einai (mot à mot « le[_fait_de] même deux noms convenir être »), et j'essaye au contraire en particulier de conserver en français les mêmes formes du verbe einai (« être ») qu'en grec, ici l'infinif, et surtout d'éviter de remplace « est » ou « être » par « il y a », c'est-à-dire « être » par « avoir » (même si plus personne ne remarque que, dans la formule « il y a », le verbe est « avoir »), quitte à être à la limite du français correct. Dans le cas présent, ce qui est sous-jacent à cette formulation, c'est que les noms « sont » aussi (des noms), et font donc eux-mêmes partie des « étant » (onta), indépendemment de ce qu'ils pourraient désigner de distinct d'eux, comme le dira explicitement l'étranger plus loin. Ils sont même ce qui seul peut servir de point de départ au raisonnement tant qu'on n'a pas montré que des mots peuvent renvoyer à autre chose qu'eux. (<==)
(36) « Après avoir posé rien excepté un » traduit le grec mèden themenon plèn hen (mot à mot « rien ayant_posé excepté un ») et fait de mèden plèn hèn (« rien sauf un ») ce qui est « posé » (themenon, participe aoriste moyen au neutre singulier du verbe tithenai (« poser »)) comme base de discussion. Dans la précédente réplique, l'étranger avait employé les mots hupotithenai (« supposer ») et hupothesis (« fondement, principe, hypothèse, supposition »), mots dérivés de tithenai. On reste dans le même registre, à ceci près que l'emploi de tithenai (« poser ») au lieu d'hupotithenai (« poser sous, supposer ») prend acte du fait que, s'il n'y que « un », il ne peut être « sous » (hupo) quoi que ce soit d'autre, et par ailleurs, donne plus de fermeté encore à ce qui est « posé », en le débarassant du caractère « hypothétique » qu'avait fini par prendre, déjà en grec le mot hupothesis, transcrit en français sous la forme « hypothèse ».
Remarquons que le mot qui sépare la première partie de cette réplique de la seconde, c'est-à-dire l'« hypothèse » complémentaire (duo onomata einai (« deux noms être »)) ajoutée à celle qui est « posée » (themenon) dans le membre de phrase ici considéré (mèden plèn hen (« rien sauf un »)), est le mot einai (« être », infinitif), dont la place fait que, du fait le la souplesse du grec dans l'ordonnancement des mots dans la phrase, on pourrait aussi bien le considérer comme constituant la fin de la première partie (ce que j'ai fait) que comme constituant le début de la seconde partie (ce qui conduirait à la traduction : « le [fait] même [de] s'accorder sur deux noms après avoir posé rien [n']être excepté un »). La première raison qui me fait le considérer comme appartenant à la première partie de la réplique (et donc à l'« hypothèse » de deux noms) est la comparaison avec la réplique suivante, dans laquelle on retrouve le verbe einai (« être »), sous la forme estin (« est »), dans l'expression estin onoma ti (« [il] est un nom quelconque »), qui prend justement la place de duo onomata einai (« deux noms être ») pour constituer une nouvelle « hypothèse » dont on va examiner la compatibilité avec celle qui est commune aux deux répliques, mèden plèn hen (« rien excepté un ») : cette fois, il n'y a pas de doute possible sur l'appartenance du estin (« est ») à ce membre de phrase, puisque le mèden plèn hen (« rien excepté un ») n'y est pas repris et que la structure de la phrase (apodechesthai tou legontos hôs estin onoma ti (« approuver celui qui dit qu'est un nom quelconque »)) ne permet pas de le considérer comme appartenant à autre chose. Bref, dans les deux cas, l'emploi du verbe eina (« être ») sous une forme ou sous une autre, est réservé à l'« hypothèse » sur le nombre de mots.
Mais une seconde raison, liée, non plus à des considérations grammaticales d'ordonnancement des mots, mais à la logique même de l'argumentation, invite à attribuer le einai (« être ») à la première partie de la réplique, c'est celle que j'ai évoquée à la fin de la note précédente : le fait que les mots sont des « étants » et même les seuls « étants » que nous puissions qualifier d'« étants » tant qu'on n'a pas montré que certains d'entre eux au moins renvoient à autre chose qu'eux. C'est ce que veut suggérer ici l'étranger en réservant le verbe einai (« être ») aux mots (onomata).
Cette option a en plus l'avantage de réduire l'« hypothèse » commune de l'un à sa plus simple expression, mèden plèn hen (« rien excepté un »), qui nécessite déjà trois mots (dont deux, mèden (« rien ») et plèn (« excepté »), qu'on peut à la rigueur considérer comme des outils linguistiques ne renvoyant à rien), mais qu'on ne vient pas polluer avec un einai (« être ») particulièrement problématique dans le contexte de cette discussion, qui se justifierait à la rigueur dans le cas où l'« hypothèse » complémentaire est celle de deux noms (ce qui permet de dire hèn esti (« un est »)), mais qui n'a plus sa place quand l'« hypothèse » complémentaire est celle d'un seul nom (sauf à considérér que, comme mèden (« rien ») et plèn (« excepté »), einai (« être ») sous toutes ses formes n'est qu'un outil linguistique ne renvoyant à rien par lui-même). Et cette formulation minimale, sans doute pas choisie par hasard par Platon, la rend d'ailleurs comique par elle-même, avant même qu'on l'associe à autre chose, quand on sait que mèden est la contraction de mède hen, « pas même un », ce qui conduit à la traduction possible par « pas même un excepté un » !
Pour terminer, voyons quelle option ont retenue, en ce qui concerne le einai (« être »), les traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin, en traduisant : « Accorder qu'il y ait deux noms quand on n'établit qu'une seule chose, ce serait assez ridicule », associe clairement le einai à la première partie de la réplique, mais le traduit par « il y a », transformant « être » en « avoir » ;
- Diès, en traduisant : « Avouer qu'il y a deux noms quand on vient de poser un, et rien de plus, c'est quelque peu ridicule », fait de même ;
- Robin, en traduisant : « En ce qu'il est sans doute ridicule d'accorder qu'il y a deux noms, une fois qu'on a posé qu'il n'y a rien qu'une seule chose », s'évite de choisir et fait comme s'il y avait deux einai, un dans chaque partie de la réplique, qu'il traduit d'ailleurs tous les deux par « il y a » ;
- Chambry, en traduisant : « Reconnaître qu'il y a deux noms, après avoir posé qu'il n'y a que l'un, c'est quelque peu ridicule », fait les mêmes choix/non choix que Robin ;
- Cordero, en traduisant : « Il est quelque peu ridicule d'accorder qu'il y a deux noms après avoir supposé qu'il n'y a rien à l'exception d'une seule chose », tient compagnie à Robin et Chambry ;
- Dixsaut, en traduisant : « Accorder qu'il y a deux noms tout en ne posant rien exepté un, est quelque peu ridicule », montre clairement que, comme Cousin et Diès, elle associe le einai à la première partie de la réplique, mais le transforme, elle aussi, en un « il y a » ;
- Mouze, en traduisant : « Admettre qu'il y a deux noms quand on pose que rien n'est sauf l'un, voilà qui est quelque peu ridicule », si elle rejoint Robin, Chambry et Cordero en traduisant comme si einai était des deux côtés, s'en distingue cependant en le traduisant différemment dans chaque cas et en conservant une forme du verbe « être » pour l'hypothèse de l'un, sans doute influencée par la discussion qui a précédé sur le sens de l'expression hèn monon einai (« un seul être », 244b9-10), qu'elle traduit par « l'un seul est ». (<==)
(37) Le texte grec de cette réplique est kai to parapan ge apodechesthai tou legontos hôs estin onoma ti, logon ouk an echon (mot à mot « et le comble assurément approuver le disant que est [un]_nom quelconque, logos pas probablement ayant »), qu'il faut mettre en parallèle avec la réplique de l'étranger qui précède : to te duo onomata homologein einai mèden themenon plèn hen katagelaston pou (mot à mot : « le[_fait] même deux noms convenir être rien ayant_posé excepté un tout_à_fait_risible quelque_part »). Cousin traduit cette réplique : « il ne serait même pas raisonnable de reconnaître qu'il y eût aucun nom » ; Diès traduit : « et puis, absolument parlant, laisser dire qu'il y a un nom, quel qu'il soit, sera déraisonnable » ; Robin traduit : « bien plus, accepter, d'une façon générale, qu'on parle de nom, c'est commettre une nouvelle inconséquence » ; Chambry traduit : « et en général il serait déraisonnable d'approuver quelqu'un qui dirait qu'un nom a quelque existence » ; Cordero traduit : « de plus, simplement accepter que quelqu'un dise qu'il y a un nom, n'a pas de sens ». Au-delà des différences de détail, tous considèrent que les mots logon ouk an echon, négation hypothétique (du fait du an) de l'expression logon echein, dont le sens usuel est « avoir du sens », « être raisonnable », ici au participe présent nominatif/accusatif neutre (echon), portent sur to homologein (« le fait d'approuver/de convenir »).
À cette manière de voir s'oppose Monique Dixsaut, qui traduit « et ce l'est (ridicule) certes complètement qu'on dise qu'il y a un nom, quel qu'il soit, mais qui n'aura pas de signification », suivie en cela par Létitia Mouze, qui traduit : « et ça l'est (ridicule) complètement d'accepter qu'on dise qu'existe un nom quelconque, dépourvu de sens », renvoyant en note à l'analyse et à la traduction de Monique Dixsaut dans l'ouvrage précité (cf. note 30). Toutes deux font en effet porter les mots logon ouk an echon (« n'ayant pas de logos ») sur onoma (« nom »), voyant là une référence à un nom qui n'aurait pas de sens/signification. Reprochant à Diès et Robin de traduire comme s'il y avait echoi (optatif) au lieu de echon (ce qui est d'ailleurs la leçon donnée par le codex Paris. 1808), Monique Dixsaut explique que « le participe echon doit s'accorder avec onoma », que ne pas voir cela, « c'est là, [lui] semble-t-il, manquer le nerf même de l'argumentation », qui serait que Parménide « ne peut accepter du "nom" que sa fonction référentielle, en faire un signe (sèma) qui indique mais ne signifie pas ». Pour justifier sa traduction de logon ouk an echon par « qu'il n'aura pas de signification » appliqué à onoma ti (« un nom, quel qu'il soit »), elle renvoie à 259a1, où l'on trouve effectivement l'expression logon echon et où, dit-elle, « logon echon a évidemment ce sens » (le sens de « ayant un sens »). Mais la situation n'est pas la même dans les deux cas car, en 259a1, l'expression ne s'applique pas à un mot unique, mais à une combinaison de mots, to mè on (« le pas étant »), et la question est justement de savoir si cet assemblage de mots a ou pas un sens. Et il ne suffit pas, comme le font de nombreux traducteurs, dont Monique Dixsaut, de traduire mè on par « non-être » avec un trait d'union pour faire de cet assemblage de mots un unique nom : il ne leur viendrait pas à l'idée de considérer comme un nom unique toute expression de la forme mè x où x serait n'importe quel nom autre que on (« étant »), par exemple mè anthrôpos (« non homme ») ou mè legôn (« non parlant »). Il n'y a pas en grec de mot spécifique pour parler du « sens » d'un mot ou d'un assemblage de mots. C'est le même mot logos que l'on traduit selon le contexte par « discours », sous-entendu « porteur de sens », par « définition » ou par « sens », et ce n'est pas neutre. Et ce que cherche à nous faire comprendre Platon par la bouche de l'étranger, c'est qu'un mot pris isolément ne constitue pas un logos et ne peut donc être porteur de sens. Il n'y a pas pour lui de distinction entre la fonction référentielle d'un mot (le fait de désigner quelque chose) et le fait de signifer (avoir un sens, que, curieusement, Monique Dixsaut décrit par un mot, « signifier », qui veut dire étymologiquement « faire signe », c'est-à-dire « désigner » !) pour la simple raison qu'un mot pris isolément n'a pas pour lui de « sens » (logos) puisqu'il ne peut constituer un logos, comme le montre le fait que le mot change d'une langue à l'autre pour désigner la même chose et que donc, en lui-même, il ne nous apprend rien sur ce qu'il désigne ou prétend désigner. Le sens (logos), si sens il y a, ne peut apparaître que pour des assemblages de mots, et encore, pas n'importe lesquels, comme le fera remarquer l'étranger plus loin dans la discussion (cf. 261e4-262e2) en montrant qu'une liste, de noms ou de verbes, peu importe, ne constitue pas un logos, c'est à dire n'est pas porteuse de sens, et qu'il n'y a que des assemblages de mots combinant verbes et noms qui peuvent éventuellement être porteurs de sens, c'est-à-dire suggérer des relations dans ce que nous supposons que désignent les mots qui participent à ces assemblages, dont tout la question est de savoir s'ils reflètent adéquatement ou pas ce qu'ils sont censés décrire. Et c'est pourquoi, s'il n'y a qu'un seul mot, il ne peut y avoir de logos, que l'on prenne ce mot dans le sens de « discours (porteur de sens) », de « définition » ou de « sens », ou même de « raison » ou de « raisonnement ». Ce qu'évoque l'étranger dans ces deux répliques, ce sont les cas limite où il n'y aurait en tout et pour tout dans la totalité du vocabulaire des êtres humains que deux mots, en l'occurrence les mots hen (« un ») et esti (« est ») avec lesquels s'exprime l'hypothèse de Parménide que hen esti, que l'on peut indifféremment traduire par « un est » (hen sujet) ou par « [c']est un » (hen attribut), ou, pire encore, qu'un seul mot, quel qu'il soit. Et le problème auquel est confronté l'étranger (et Platon derrière lui), c'est d'exprimer cela avec des mots, avec un vocabulaire plus riche que celui que suppose dans chaque cas l'hypothèse (deux mots ou un seul), en étant conscient de ce fait, au contraire des sophistes, qui font comme si le langage était transparent à ce qu'ils cherchent à exprimer et n'avait pas à être cohérent avec les hypothèses qu'ils expriment parce que, pour eux, les mots ne sont pas au nombre des « étants » (onta), en tout cas pas de ceux qui comptent au regard de leurs hypothèses.
Ce que dit ici l'étranger, c'est que, s'il n'y avait en tout et pour tout qu'un seul et unique mot, peu importe lequel, ce/on serait comme « n'ayant pas de logos » (logon ouk an echon) : aucun logos ne serait possible, puisqu'un seul mot ne peut constituer un logos, et donc la notion même de « sens », de « raison », disparaîtrait. La question n'est pas celle du sens possible de cet unique mot, puisqu'un mot tout seul n'a pas de « sens » à proprement parler ; il ne prend sens (logos) qu'à travers une « définition » (logos) qui l'explicite à l'aide d'un assemblage d'autres mots qui constitue un logos (« discours »), ce qui est impossible avec un seul mot. Et de toutes façons, porteur de sens ou pas, le mot unique serait un « étant » distinct de ce qu'il prétend désigner, sauf à ce que justement, ce soit le mot lui-même, comme va l'expliciter l'étranger dans les répliques qui suivent. La question est plus fondamentalement celle de la possibilité même du logos (dans tous les sens possibles du mot grec) si tout le vocabulaire se réduit à un seul mot. Il est intéressant et instructif de ce point de vue d'examiner le soin avec lequel Platon a choisi les mots et la construction de ces deux répliques. La première énonce l'« hypothèse » posée (themenon) au départ (d'une manière qui, l'étranger en est, lui, parfaitement conscient, la nie déjà puisqu'elle nécessite plusieurs mots, et dans une formulation qui la rend pratiquement contradictoire dans les termes, cf. note précédente) : mèden plèn hen (« rien sauf un »/« pas même un sauf un »), hypothèse commune aux deux cas évoqués ensuite.
Dans le premier cas, on suppose, en plus de « un » (sauf à considérer que le « un » de la première hypothèse est le mot « un »), deux mots, ce qui permet de formuler un candidat à l'appellation de logos en associant ces deux mots. Pour l'interlocuteur auquel est adressé ce candidat logos fait de deux mots, les deux seuls mots du langage dans l'hypothèse envisagée, un dialogos est possible (là encore en contradiction avec l'hypothèse initiale puisqu'il suppose deux interlocuteurs qui, eux, ne sont pas des mots), mais la seule réponse que peut faire l'interlocuteur est de reproduire le même assemblage de mots, son seul degré de liberté étant d'en changer l'ordre (par exemple, si l'on suppose que les deux mots admis sont hen (« un ») et esti (« est » ; non pas le verbe einai (« être ») sous toutes ses formes, qui sont autant de mots distincts, mais la seule forme esti), en remplaçant hen esti (« un est ») par esti hen (« est un »)), mais, dans tous les cas, il ne peut qu'homologein (au sens étymologique, « dire (legein) la même chose (homos) »). Le caractère « parfaitement risible/ridicule » (katagelaston, dans lequel je rend le sens induit par le préfixe kata- par « parfaitement ») de cette situation est donc double : d'une part, l'hypothèse de deux noms nie la position (ce qui est themenon, « posé/institué ») de départ que « rien sauf un » (mèden plèn hen) car, que ceux qui énoncent cette hypothèse l'admettent ou pas, les noms sont (des noms), et d'autre part, le seul « dialogue » qu'elle permet, c'est le homologein, « dire la même chose », répéter bêtement les deux seuls mots disponibles dans un ordre ou l'autre. On ne peut même pas nier, car cela nécessiterait un troisième mot, une négation, qui, selon l'hypothèse, n'est pas disponible. Le pou (« quelque part/en quelque manière ») final est ironique tant l'incohérence entre les deux hypothèses (« rien sauf un » (mèden plèn hen) et « deux noms/mots être » (duo onomata einai)) est évidente, dès lors qu'on admet les mots parmi les « étants » (onta), ce que tout le monde fait implicitement en n'ayant aucune objection à dire que « un » (hen), ou « est » (esti), ou « Socrate », ou n'importe quel autre mot est un mot. En fait c'est ce dernier point, compter les mots au nombre des « étants » (onta), qui est problématique, au moins pour les sophistes, et qui justifie le pou, mis en valeur par sa position en fin de phrase : les sophistes voudraient que les mots « ne comptent pas » et soient parfaitement transparents pour décrire ce qui n'est pas eux et énoncer leurs doctrines, sans chercher à comprendre comment on a accès à quelque chose qui n'est pas eux et quelle relation ils entretiennent avec ça, alors que, pour l'étranger, on ne peut faire un usage correct des mots (c'est-à-dire être dialektikos), en particulier des mots « abstraits », tant qu'on n'a pas réalisé que les mots ne sont pas ce qu'ils prétendent désigner et compris comment et dans quelles limites ils peuvent néanmoins nous donner accès à autre chose qu'eux, qui, tout en n'étant pas ce qu'ils prétendent désigner, sont néanmois quelque chose, en l'occurrence, des mots, phénomènes perceptibles par les sens, soit en tant que modulations sonores audibles, soit en tant que graphismes visibles sur un support approprié.
Dans le second cas, il ne reste plus qu'un seul mot et alors, peu importe lequel, puisqu'avec un seul mot, il n'y a pas de logos possible, et donc pas de possibilité d'homologein, de « dire la même chose » dans un logos porteur de sens, puisque le sens ne peut jaillir que dans des assemblages de mots, pour autant que ces assemblages traduisent adéquatement des liens dans ce à quoi ces mots prétendent renvoyer. C'est ce que veut suggérer le fait que le verbe utilisé ici n'est plus homologein, mais apodechesthai (« accepter, admettre, approuver »), activité qui peut se faire par signe ou rester intérieure à l'interlocuteur, sans s'exprimer par un logos proféré. Si cependant l'étranger évoque dans ce cas un logos, en disant qu'il s'agit d'« approuver » tou legontos hôs estin onoma ti (« celui qui dit qu'est un nom quelconque »), c'est parce que l'hypothèse que pose l'interlocuteur imaginaire (estin onoma ti, « [il] est un nom ») est bien un logos puisque c'est composé de plusieurs mots, mais un logos qui est en contradiction avec la première hypothèse posée (themenon) dans la réplique précédente, puisque, pour pouvoir l'énonce, il faut violer ce qu'elle énonce implicitement, le fait qu'il n'y a qu'un seul mot, quel qu'il soit (d'où le ti (« un quelconque ») qui prend la place du hen (« un »)). Dans cette réplique, to parapan ge (« le comble assurément ») fait écho au kata (« tout à fait, parfaitement ») de katagelaston (« parfaitement risible/ridicule ») dans la réplique précédente et le an hypothétique de logon ouk an echon (« ça n'aurait pas de logos ») fait écho au pou (« quelque part »), si bien qu'on retrouve dans les deux cas une combinaison de mots ou portions de mots à valeur intensive et d'autres à valeur restrictive, qui peuvent servir à traduire le point de vue différent sur ces assertions de l'étranger et de son interlocuteur fictif, mais donnent surtout un tour ironique à ces deux répliques. Enfin, logon ouk echon (« n'ayant pas de logos ») fait écho au gelaston (« risible/ridicule ») de katagelaston : on est dans les deux cas, pour caractériser ce qu'« est » la situation correspondante, en présence d'un nominatif/accusatif neutre, d'un adjectif dans un cas (katagelaston), d'un participe présent dans le second cas (echon), qui suppose une forme conjuguée implicite du verbe einai, esti (« est ») avec katagelaston (« [c'est] parfaitement risible/ridicule »), eiè (« ce serait », du fait du an) avec logon ouk echon (« [ce serait] n'ayant pas de logos »). C'est ce qui explique pourquoi on a echon (participe présent) et non pas echoi (« aurait ») : ainsi les deux répliques respectent un parallélisme plus rigoureux, un participe présent étant plus proche par le sens d'un adjectif, c'est-à-dire d'un mot qualifiant une situation, qu'un verbe conjugué, qui, lui, décrit une activité. (<==)
(38) L'étranger oppose ici onoma (« nom ») et pragma (« fait/chose »), le pragma étant ce à quoi est supposé faire référence le nom. Sur ce mot pragma, dont c'est la quatrième occurrence dans le dialogue (la première était en 218c4 et les deux suivantes en 233d10 et 234c4), voir la note 15 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2. Le ti (« un certain, un quelconque, quelque chose ») est utilisé de manière plus large, incluant à la fois les mots et les « choses », les onomata et les pragmata.
Cette réplique de l'étranger confirme que, comme je le disais dans la note précédente, il ne considère pas le logos (« langage/discours/... ») comme un outil en quelque sorte transparent qui permettrait de rendre compte des faits et d'énoncer des théories à leur sujet sans tenir compte, dans ces théories et tentatives d'explications, des mots eux-mêmes et des discours qui les exposent, comme si les mots (onomata) n'étaient pas, eux aussi, des onta (« étant »), des tina (« quelque chose »), au même titre que ce dont ils prétendent rendre compte. Pour lui, et pour Platon derrière lui, c'est au contraire le seul point de départ ferme de toute tentative d'explication car c'est ce qui est d'entrée le plus certain : je parle ou j'écoute quelqu'un parler, et la première chose que je perçois, avant même de chercher à comprendre, ce sont de mots, un logos, et plus spécifiquement un dialegesthai (« dialoguer »), ou en tout cas, dans un premier temps au moins, des sons, un phtheggesthai (« produire des bruits »). Il n'est pas possible de comprendre le Sophiste tant qu'on n'a pas réalisé cela : tant qu'on n'a pas commencé par chercher à comprendre comment les mots peuvent renvoyer à autre chose qu'eux et quelles sont les règles, le pouvoir et les limites du dialegesthai, toute tentative de rendre compte du « tout » (to pan) au moyen du logos ne peut être que sophistique et vaine, puisqu'elle ne rend pas compte de cette partie du « tout » que constituent le logos par lequel elle s'exprime et les mots qui le composent. (<==)
(39) Le nom est premier dans la perception, puisque sensible en tant que son audible. Si donc, en disant que le tout se réduit à « un » (hen), et sans même remarquer que, pour affirmer ça, il me faut plus que le mot hen (« un »), je veux échapper à la contradiction de poser deux « choses » (le mot hen (« un ») et ce à quoi il renvoie) au moment même où j'affirme qu'il n'y en a qu'une, et n'en garder qu'une, je suis contraint de ne garder que le nom, dont j'ai la preuve tangible, ou plutôt audible, et donc le nom ne sera nom que de lui-même et ne renverra à rien d'autre que lui. L'étranger ne joue pas avec les mots, bien au contraire, il est on ne peut plus sérieux, prend appui sur l'expérience commune et son argument est tout sauf sophistique dès lors qu'on a compris que les mots ne sont pas plus ce à quoi ils prétendent renvoyer (les pragmata, dont il vient d'être question dans la réplique précédente) que les images visibles, les ombres de la caverne, ne sont ce dont elles sont images.
La réplique se termine sur le mot on (« étant »), qui est ainsi mis en valeur. Il a pour sujet to onoma (« le nom ») et pour attribut onoma (« nom »), repris une fois encore au génitif dans la formule to onoma onomatos onoma monon, allou de oudenos on (mot à mot « le nom d'un-nom nom seulement, d'autre mais rien étant »), pour préciser de quoi ce nom est nom, à la fois de manière positive (onomatos (« d'un nom ») et de manière négative (allou oudenos (« de rien d'autre »)). L'étranger envisage clairement l'éventualité qu'un nom soit nom de rien et ne renvoie qu'à lui-même. Toute la question est de savoir comment on peut dépasser ce stade et avoir des garanties qu'un nom renvoie à autre chose qu'à lui-même. Et tant qu'on n'a pas répondu à cette interrogation, tout discours est construit sur le vide. (<==)
(40) Le texte grec de cette réplique est controversé. Sans entrer dans le détail de toutes les reconstructions qui en ont été proposées, en voici les principales, dans lesquelles les mots pour lesquels il existe des variantes sont en gras :
- manuscrits B et W, suivis par Diès : kai to hen ge, henos hen on monon, kai tou onomatos auto hen on (mot à mot « et le un certainement d'un un étant seulement, et du nom lui-même un étant ») ;
- manuscrits T et Y : kai to hen ge, henos on monon, kai touto onomatos auto hen on (mot à mot « et le un certainement d'un étant seulement, et cela d'un_nom lui-même un étant ») ;
- Burnet, Perseus : kai to hen ge, henos onoma on (correction suggérée par Apelt) kai tou onomatos au to (correction suggérée par Schleiermacher) hen on (mot à mot « et le un certainement d'un nom étant, et du nom à_son_tour le un étant ») ;
- Duke et al. : kai to hen ge, henos hen on monon, kai tou onomatos au to hen on (mot à mot « et le un certainement d'un un étant seulement, et du nom à_son_tour le un étant ») ;
- Dixsaut (dans l'étude mentionnée à la note 30), Mouze (qui, ici encore renvoie à Dixsaut) : kai to hen ge henos hen on monon, kai touto onomatos auto hen on (mot à mot « et le un certainement d'un un étant seulement, et pour_cela d'un_nom lui-même un étant », combinaison de la leçon des manuscrits B et W pour la première partie de la phrase et de celle des manuscrits T et Y pour la seconde).
La première partie de la phrase, lue selon le texte donné par les manuscrits B et W, reprend presque à l'identique, comme le souligne Monique Dixsaut et comme je l'avais indiqué dans la première version de cette page avant d'avoir lu son commentaire, la formule to onoma onomatos onoma monon... on (« le nom étant nom d'un nom seulement ») de la réplique précédente en y remplaçant le mot onoma (« nom ») à chacune de ses trois occurrence par hen (« un »), le nom spécifique en cause dans cette discussion, en explicitant le on (« étant ») qui y était mis en facteur et rejeté à la fin, en l'introduisant par un kai (« et ») et en insérant un ge (« certainement ») intensif.
La seconde partie de la phrase, toujours lue selon le texte de ces mêmes manuscrits, la reprend une seconde fois, mais en y laissant subsister l'une des occurrences d'onoma (« nom ») : partant de to onoma onomatos onoma monon on (« le nom étant nom d'un nom seulement »), qui est devenu to hen henos hen on monom (« l'un étant un de un seulement »), on aboutit à to hen tou onomatos hen on (« l'un étant un du nom »), dans lequel monon (« seulement ») n'est pas repris et un article est ajouté devant onomatos (« d'un nom ») pour préciser qu'il ne s'agit pas de n'importe quel nom, mais du nom en cause ici, hen (« un ») ; mais Platon ne reprend pas le to hen (« l'un ») initial, déjà présent au début de la réplique, et le remplace par auto (« lui-même »), celui dont justement le nom est en cause (ce qui conduit, avec l'ordre des mots retenu par Paton, à tou onomatos auto hen on), et il assure la liaison entre les deux parties de la phrase par un kai, que l'on peut traduire par « aussi » plutôt que par « et », et qui suggère qu'ici aussi, comme dans la réplique précédente, on a affaire à quelque chose qui n'est ce qu'il prétend signifier que d'un nom, du nom (hen (« un »)) qui le constitue et l'épuise, puisqu'il n'est rien d'autre. Cette manière de comprendre permet d'en rester au texte des manuscrits B et W, sans avoir à aller chercher dans le texte des manuscrits T et Y un touto adverbial (« pour cela ») à la place du tou de B et W, comme le fait Monique Dixsaut, et d'avoir à en forcer le sens pour arriver à la traduction « et cela puisque.... », sans pour autant perdre le caractère explicatif de cette seconde partie de la phrase auquel elle tient et que le participe présent on (« étant »), ici utilisé comme forme verbale à valeur circonstantielle causale, et non pas substantivé, est suffisant pour exprimer (une traduction possible de kai tou onomatos auto hen on, leçon des manuscrits B et W, est « puisqu'aussi bien celui-ci est un du nom »).
Ceci étant dit pour justifier mon choix d'en rester au texte grec des manuscrits B et W, venons-en maintenant aux problèmes de traduction en français.
La tentation est grande de traduire hen tantôt par « un », tantôt par « unité », comme le font les traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « et que l'unité, n'étant que l'unité de l'unité, n'est à son tour que l'unité d'un nom »,
- Diès : « et l'Un, qui n'est, certes, unité que de lui seul, ne sera, lui-même, que l'unité d'un nom »,
- Robin : « et en vérite l'Un n'étant un que par rapport à une unité, il s'ensuivra que lui-même il est l'unité d'un nom »,
- Chambry : « et que l'un, n'étant que l'unité de l'un, ne sera lui-même que l'unité d'un nom »,
- Cordero : « et l'un, qui n'est unité que de l'un, serait lui aussi unité d'un nom »,
- Dixsaut : « et que l'un, à coup sûr, sera seulement unité d'une unité, et cela puisque lui-même est unité d'un nom »,
- Mouze : « et que l'un sera unité de l'un seulement, puisque lui-même est unité d'un nom »,
mais c'est admettre implicitement la distinction entre le mot (« un ») et ce qu'il prétend désigner
(« l'unité » en tant qu'« idée », que concept) au moment même où c'est cette distinction qui est niée ! Il est donc contreproductif de vouloir clarifier une formulation qui devait être problématique en grec, quoi que puisse laisser penser la réponse de Théétète, qui n'est encore qu'un adolescent, et dont le caractère problématique est justement destiné à nous faire toucher du doigt les aberrations auxquelles conduisent les thèses examinées. L'étranger nous donne ici un exemple, sur le mot hen (« un ») de ce à quoi conduit l'hypothèse que le nom ne renvoie qu'à lui-même et il ne faut donc surtout pas traduire ce mot de manières différentes selon l'endroit où il est utilisé pour rendre la phrase compréhensible puisque le but est justement de montrer que, dans cette hypothèse, elle est incompréhensible puisqu'on refuse tout ce qui n'est pas le mot et qu'un mot seul n'a pas de sens !
Au terme de cette première partie de la discussion de la thèse de Parménide et plus généralement de « ceux appelant un le tout » (hoi hen to pan legontes, 244b6), comprise dans ce premier temps dans son sens le plus radical où l'on dit « un seul(ement) être » (hen monon einai, 244b9-10) en laissant de côté to pan (« le tout »), l'étranger a cherché à nous faire comprendre que le logos n'est possible que si l'on admet la distinction entre les mots et ce qu'ils prétendent désigner (les pragmata, 244d3) et que ces mots, distincts de ce qu'ils nomment, sont tout autant des « étants » (onta) que les pragmata (« faits/choses ») dont ils cherchent à rendre compte, si bien que le simple énoncé au moyen du logos de la thèse, qui suppose au moins deux mots (par exemple hen esti, « un est ») pour être un logos (hen (« un ») tout seul ne constitue pas un logos porteur de sens et n'est qu'une modulation sonore, un phtheggesthai), dont un au moins renvoie à un « étant » distinct de lui (hen (« un »), dont on prétend justement faire un « étant » en disant hen esti (« un est »)), suffit à en montrer la fausseté. (<==)
(41) Ici commence la seconde phase de la discussion de la thèse de Parménide et plus généralement de « ceux appelant un le tout » (hoi hen to pan legontes, 244b6), celle qui, comme je l'ai dit à la fin de la note 32, en reprend l'examen en la comprenant dans un sens moins radical que « l'un est seul » (hen monon einai, 244b9-10) à l'exclusion de quoi que ce soit d'autre, pragmata (« faits/choses », cf. note 38) ou onomata (« mots/noms »). Ce n'est donc pas qu'il ignore les conclusions auxquelles il vient d'arriver en prenant la formule dans son sens le plus radical, qui fait qu'on se retrouve avec seulement un mot, le mot hen (« un »), mais qu'il envisage une manière moins radicale de comprendre la thèse, s'autorisant à cela sur la base des propres paroles de Parménide dans son poème lorsqu'il compare l'étant (celui qu'il dit « un ») à une boule. Dans toute la suite de la discussion donc, ce qui est mis en avant, c'est la notion d'« ensemble » (holon, neutre de holos), reformulation de la notion de « tout » (pan, neutre de pas) qui met l'accent sur l'unité de l'ensemble là ou pan met plutôt l'accent sur la multiplicité de ses composants (pour permettre de faire la distinction dans la traduction entre les endroits où c'est pan qui est utilisé et ceux où c'est holon, je traduis pan par « tout », et donc to pan par « le tout », et holon par « [l']ensemble », et mettant l'article entre crochets quand il n'est pas dans le grec, et donc to holon par « l'ensemble », sans crochets autour de l'article). Il est donc admissible désormais de parler d'autre chose que de hen (« un »). L'étranger va, dans un premier temps, partant de l'image de la boule donnée par Parménide lui-même, faire apparaître qu'un étant qui est tel a nécessairement des parties et qu'il ne peut donc être l'un lui-même, introduisant ainsi, sans le dire explicitement, une distinction entre ce qui pourrait être le « visible/sensible », matériel et doté d'extension spatiale, et ce qui pourrait être appelé l'« intelligible », dont il va mettre en scène deux instances, l'un lui-même (auto to hen, 245a5-6) et le tout lui-même (auto to holon, 245c2). À partir de là, la suite de la discussion va viser à montrer que, si l'on peut à la rigueur admettre de considérer l'ensemble du sensible comme un grand tout un, dans le registre de l'intelligible, il n'y a plus de logos possible si, en plus d'accepter le fait que les mots sont distincts de ce qu'ils nomment (conclusion de la première partie), on n'accepte pas la distinction des intelligibles, et donc leur pluralité, qui ne peut, elle, se ramener à l'un, qui n'est qu'un intelligible parmi d'autres. Pour ce faire, après avoir distingué l'un lui-même (auto to hen, 245a5-6) de l'étant un (to on hen, 244d1, 245b7-8), qui n'est un que du fait qu'il éprouve l'« affection » (pathos, 245a1) de l'un, il va successivement examiner le cas où cet étant un serait l'ensemble lui-même (auto to holon) (245c1-7), celui où il ne serait « [l']ensemble » (holon) que par « affection » (pathos) par l'ensemble lui-même (auto to holon) (245c8-10), et enfin celui où l'on récuserait complètement la notion d'ensemble (holon) (245c11-d11), pour arriver à la conclusion qu'on ne peut se passer ni de l'un (hen), ni de l'ensemble (holon), si l'on veut parler aussi bien de l'étant (l'intelligible) que de ce qui devient (le sensible), et qu'il faut admettre leur différence irréductible. (<==)
(42) Le mot que j'ai traduit par « boule » est sphaira (ici au génitif singulier sphairès), dont vient le mot français « sphère », qui est le mot utilisé par tous les traducteurs que j'ai consultés pour le traduire. Mais cette traduction a le défaut de faire perdre le caractère concret et matériel du mot utilisé par Parménide au profit d'un concept purement géométrique. S'il est vrai en effet que sphaira peut avoir le sens de « sphère » en tant que figure géométrique, et être utilisé pour parler des « sphères » célestes, voire de la forme de la terre, et ce, dès avant Platon, ce sens n'est qu'un sens dérivé à partir du sens premier de « balle » en tant qu'accessoire de jeu. On trouve sept autres occurrences de ce mot dans les dialogues, pour la plupart dans un sens non géométrique/astronomique :
- Phédon, 110b7 : dans le mythe final, Socrate décrit la terre (hè gè) en la disant hôsper hai dôdekaskutoi sphairai, « comme ces balles faites de douze bandes de cuir » ;
- Euthydème, 277b4 : Socrate décrit une réaction de Dionysodore à une remarque de son frère Euthydème en utilisant l'expression hôsper sphairan ekdexamenos ton logon, « saisissant le logos comme une balle », équivalent à l'expression française « saisissant la balle au bond » ;
- Philèbe, 62a8 et 62a9 : Socrate se demande si quelqu'un qui connaîtrait kuklou kai sphairas autès tès theias ton logon, « la définition du cercle et de la sphère elle-même, celle [qui est] divine », mais ignorerait tèn anthrôpinèn tautèn sphairan kai tous kuklous toutous, « cette sphère humaine là et ces cercles là » (c'est-à-dire, ceux, matériels, de notre monde), aurait une connaissance suffisante pour en construire, c'est-à-dire s'il suffit de connaître la définition mathématique de la sphère pour être capable de construire des objets ronds en cuir, en argile, en métal ou en tout autre matériau, sans connaître aussi les techniques de fabrication propres à chacun de ces matériaux et celles permettant de leur donner une forme circulaire ;
- Timée, 73e7 : décrivant le travail du dieu subalterne qui façonna le corps de l'homme, Timée explique comment peri ton egkephalon autou sphairan perietorneusen ostheïnèn, « autour du cerveau, il façonna au tour une boule osseuse » (la boîte crânienne, de forme plus ou moins arrondie) ;
- Lois, VIII, 830b4 : l'Athénien compare le travail du législateur à celui d'un entraîneur préparant un pugiliste au combat en le faisant s'entraîner avec aux poignets des sphairas plutôt que des lanières de cuir (himantôn) ; il s'agit dans ce contexte d'un terme technique dont le sens exact nous échappe : le Bailly donne comme traduction, avec ce passage comme exemple, « sorte de ceste ou gantelet rond pour le pugilat » et le LSJ, avec le même exemple, « a weapon of boxers, prob. iron ball, worn with padded covers (episphaira) instead of boxing-gloves (himantes) in the sphairomachiai » ; quoi qu'il en soit, sphaira désigne ici un accessoire de combat de forme ronde ou arrondie ;
- Lois, X, 898b2 : l'Athénien évoque deux sortes de mouvements, ceux qui font changer de place et ceux qui se font sans changer de place (la rotation sur soi-même) et décrit ce dernier sphairas entornou apeikasmena phorais, « assimilé au mouvement d'une boule façonnée au tour » ; ici encore, la précision entornou (« façonnée au tour ») indique que sphaira renvoie à un objet matériel, dont on prend le mouvement comme exemple.
De toutes ces occurrences, seules la première des deux occurrences du Philèbe fait référence à une forme (la sphère elle-même, divine), et c'est pour l'opposer aux « sphères humaines », c'est-à-dire aux objets matériels de forme à peu près sphérique qu'il s'agit de construire.
Il se peut que Parménide ait eu dans l'esprit, en écrivant ces vers, la « sphère » au sens géométrique, mais, si c'était le cas, pourquoi aurait-il éprouvé le besoin d'ajouter le qualificatif eukuklou (« bien arrondie »), alors que c'est le propre d'une sphère au sens géométrique que d'être bien arrondie ? Quoi qu'il en soit, pour la plupart des gens au temps de Platon, ce mot évoquait sans doute au moins autant, sinon plus, des objets divers de forme arrondie qu'une figure géométrique en tant que telle, ce qui n'est pas le cas du mot « sphère » en français. C'est pour conserver dans la traduction de renvoi à quelque chose qui n'est pas seulement une abstraction comme l'est une forme géométrique, mais évoque aussi des objets concrets, que je traduis sphaira par « boule », qui, plus que « balle », peut aussi renvoyer par métonymie à une forme, préférant le risque de perdre l'évocation d'une forme pure à celui de perdre l'évocation d'objets matériels. Il est moins choquant en français de parler d'une boule bien arrondie, qu'on pense à une boule de neige, à une boule de pétanque, à une boule de billard, à une boule de bowling, à une boule de flipper ou à tout autre boule, qui sont toutes des objets fabriqués susceptibles d'irrégularités, que de parler d'une sphère bien arrondie. Il se peut aussi que Parménide, avec ce mot, ait voulu évoquer la « sphère » céleste, qui englobe tout l'Univers matériel, mais si c'était le cas, c'est probablement plus sa dimension matérielle que sa forme spécifique qu'il aurait eu dans l'esprit. Les vers choisis par l'étranger seraient alors en phase avec l'interprétation de la thèse de Parménide qui voit dans le « tout » l'Univers dans son ensemble, qui est justement celle qu'il examine ici, comme je l'ai dit à la fin de la note 32. (<==)
(43) Il s'agit des vers 43 à 45 du fragment VIII de Parménide, le plus long qui nous ait été conservé (61 vers recombinés par assemblage de citations partielles). Ce dont parle Parménide dans ce passage, c'est de l'« étant » (to eon, forme épique pour to on). (<==)
(44) Même si les mots traduits ici par « milieu », meson, et « extrémités », eschata, sont utilisés par Platon pour définir, sinon la sphère, du moins le cercle, par exemple dans la Lettre VII (le cercle (kuklos) est « ce dont les extrêmités sont partout à égale distance du centre », to ek tôn eschatôn epi to meson ison apechon pantèi ; 342b7-8), ou dans les propos qu'il met dans la bouche de Parménide en Parménide, 137e1-3 (« le rond en effet est en quelque sorte ce dont les extrémités sont dans toutes les directions à égale distance du centre », stroggulon ge pou esti touto hou an ta eschata pantachèi apo tou mesou ison apechèi), ils n'ont pas qu'un sens technique limité à la géométrie et n'imposent donc pas de traduire sphaira par « sphère ». Ils ne servent ici qu'à mettre en évidence l'extension dans l'espace de n'importe quel objet désigné par le nom de sphaira, et donc sa divisiblilité en « parties » (merè), que ces parties soient apparentes à la vue (commes les membres d'un corps) ou soient le résultat potentiel d'un découpage arbitraire d'un tout homogène. Les « parties » auxquelles pense ici l'étranger ne sont donc pas, ou pas seulement, le milieu (meson) et les extrémités (eschata), mais les « morceaux » dans lesquels on peut toujours découper, au moins par la pensée, n'importe quel objet ayant une extension spatiale, et donc une partie « centrale » et un pourtour en constituant la limite, que ce découpage s'impose à l'œil ou qu'il soit parfaitement arbitraire. (<==)
(45) Maintenant qu'il a montré que l'un dont parle Parménide doit être vu comme un assemblage de parties (merè), l'étranger le désigne par l'expression to memerismenon (« le partagé/ce qui est partagé »), utilisant le participe parfait passif du verbe merizein (« partager »), de même racine que meros (« part, partie »), et il admet que ce « partagé » puisse malgré tout être considéré comme un (hen) lorsqu'on prend en considération toutes ses parties (tois meresi pasin ; pasin étant le datif pluriel de pan, « tout ») comme formant un « ensemble » (holon).
Dans toute la première partie de la réplique, avant le « et par là donc » (kai tautèi dè), l'étranger évite d'employer le verbe einai, qui n'apparaît qu'à la fin de la réplique, à la fois au participe présent on (« étant »), employé ici comme verbe et non substantivé par l'article, dans un sens causal (dans le sens de « puisque/dans la mesure où/en tant qu'il est »), et à l'infinitif einai (« être »), dans la formule pan te on kai holon, hen einai (« étant tout et [l']ensemble, être un »), qui fait le lien, par le biais des mots pan (« tout ») et holon (« [l']ensemble ») qui font passer de la multiplicité impliquée par pan à l'unité impliquée par holon, entre to memerismenon (« le partagé ») et hen (« un »). Bref, ce memerismenon (« partagé ») est successivement considéré comme pan on (« étant tout »), puis comme holon on (« étant [l']ensemble »), le lien entre ces deux mots se faisant par leur recouvrement de sens autour de l'idée de « tout », pour finalement redevenir hen on (« étant un »).
Pour décrire la relation qui pourrait exister entre l'étant ainsi partagé (to memerismenon) et l'un (to hen) sans utiliser le verbe « être » (einai), l'étranger utilise l'expression pathos tou henos echein (mot à mot « l'affection du un avoir »), construite autour du verbe echein, qui signifie « porter, prendre, tenir, acquérir, posséder, avoir », et qui est souvent utilisé dans de telles constructions (echein + complément, en général placé avant) comme équivalent au verbe de même racine que le complément. Le mot qui sert ici de complément à echein est pathos (« ce que l'on éprouve/subit, ce qui affecte »), mot dérivé du verbe paschein, qui signifie « subir, éprouver, être affecté par »), si bien que pathos echein (« avoir une affection ») est plus ou moins équivalent à paschein (« éprouver »). Mais dans la mesure où le complément pathos (« affection ») est précisé par le complément tou henos (« de l'un »), on se voit obligé dans la traduction de reprendre le mot « affection », même après avoir traduit pathos echein par « éprouver ».
Il vaut la peine de s'arrêter un instant sur ce mot pathos (« affection » au sens général de « ce qui affecte, ce que l'on éprouve/subit »), qui va être repris dans la suite
en 245b4 et en 245c2, et sur le verbe dont il dérive, paschein (« subir, souffrir, éprouver »), qu'on trouve en 245a5 et 245b7 sous la forme peponthos, participe parfait actif neutre, et en 245c1 sous la forme
peponthenai, infinitif parfait actif. Le mot pathos avait déjà été utilisé par l'étranger en 243c3 à propos de l'« affection » éprouvée par l'âme qui croit comprendre ce que signifie « n'étant pas » (mè on) ou « étant » (on) alors qu'elle ne le sait pas. Comme je l'explique à cette occasion dans la note 16, parler de pathos suppose à la fois un sujet subissant et un « acteur » (personne ou chose, voire idée) agissant sur le sujet subissant. « Agir », c'est prattein en grec, verbe qui s'oppose à paschein (« subir ») et dont dérive le mot pragma (« fait/chose »), qu'on a rencontré en 244d3, pour désigner ce à quoi renvoie un mot (onoma) par opposition au mot lui-même. C'est parce qu'un pragma (« fait/chose ») active l'un ou l'autre de nos organes de perception sensible et/ou intelligible (un des sens ou l'intelligence) que celui-ci éprouve un pathèma (sur ce mot dérivé aussi de paschein, voir la note 15 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2). Ici, il n'est pas question de ce que nous « subissons » sous l'effet des « étants » qui activent nos sens et notre intelligence, mais de ce que pourrait « subir » un « étant » (on) qui pourrait justifier qu'on le désigne par un autre nom, en l'occurrence hen (« un »), ou encore pan (« tout ») ou holon (« [l']ensemble »), deux autres mots qui apparaissent à la fin de la réplique à côté de hen (« un »).
Ce qu'évoque ici l'étranger avec le vocabulaire du pathos/paschein (« affection/éprouver »), c'est ce qu'il évoquera plus loin avec des registres de vocabulaire variés comme ceux de la « participation » (methexis/metechein) ou de la « communauté » (koinônia/koinônein). (<==)
(46) « L'un lui-même », c'est auto to hen (ou to hen auto, selon la manière dont on veut découper ce membre de phrase, qui est adunaton auto ge to hen auto einai (mot à mot « impossible lui-même assurément le un lui-même être ») et dans lequel on trouve deux fois auto, une fois comme sujet de einai (« être ») et une fois associé à hen (« un ») pour former l'expression « l'un lui-même » ; mais peu importe en fin de compte, puisque cela ne change pas le sens). C'est l'un en tant que tel, en tant qu'idée (au sens large, non spécifiquement platonicien) d'unité, abstraction faite de toute instanciation aussi bien dans des réalités matérielles, fut-ce l'Univers dans sa totalité pensé comme « un », que dans des « idées » abstraites étant chacune « une ». C'est ce que Socrate appelle dans la République un « intelligible ». En tant que tel, donc, on ne peut le penser que comme « un » et il ne peut avoir de « parties ». Il est « un », un point c'est tout.
Sans utiliser le vocabulaire du sensible et de l'intelligible, c'est bien ce que l'étranger a dans l'esprit ici, interprétant probablement le tout étant un par affection (pathos) de Parménide comme l'Univers dans son ensemble, et désignant par la formule « l'un lui-même » (auto to hen) l'idée/concept/notion d'unité. Et ce qu'il dit, c'est que, si l'« étant » (on) dont parle Parménide est à la fois « un » et multiple en tant qu'ayant des parties qui forment un tout (pan)/ensemble (holon), il ne peut être l'un lui-même. (<==)
(47) « Selon le logos (discours/raisonnement/définition/...) correct » traduit le grec kata ton orthon logon, dans lequel on trouve décomposé le probable néologisme utilisé en 239b4 par l'étranger, orthologia, pour dire que ce n'était pas dans ses propos qu'il fallait observer « la manière correcte de parler du n'étant pas » (tèn orthologian peri to mè on). Sur ce mot et son importance pour la compréhension du Sophiste, et plus généralement de Platon, voir la note 25 à ma traduction de la section précédente.
La référence (implicite) à l'intelligible avec la formule
« l'un lui-même » (auto to hen) appelle tout de suite une référence au logos, dans la mesure où c'est ce qui le rend possible : on ne donne pas des noms à des phénomènes matériels toujours changeants, mais à quelque chose qui est dissocié du temps et de l'espace. Pour ne pas compliquer les choses, l'étranger n'emploie pas ici les mots eidos ou idea, mais un vocabulaire plus intuitif, plus « objectif » et moins problématique qui évite toutes les discussions sur la localisation et la nature de ces eidè/ideai, celui du auto to... (« le... lui-même »).
Ici, la formule « l'un
lui-même » (auto to hen) est remplacée par la formule « le véritablement un » (to alèthôs hen). Cette reformulation, combinée avec la référence au logos correct (ton orthon logon), vise à faire comprendre que toutes ces notions/idées/concepts prennent sens dans le logos et dans les relations qu'il tisse entre les mots qui y font référence. Comme le montrera l'étranger plus loin dans la discussion (cf. 263b2-8), la notion de « vérité » (alètheia) renvoie à la question de l'adéquation entre le logos et ce dont il prétend parler. Parler de auto to hen (« l'un lui-même »), c'est se placer d'un point de vue « objectif » en supposant que cet « un » est un pragma (« fait/chose », intelligible, dans son cas), qui peut « affecter » autre chose ; parler de to alèthôs hen (« le véritablement un »), c'est se placer du point de vue « subjectif » d'interlocuteurs engagés dans un dialogue et employant ces mots, hen (« un »), on (« étant »), holon (« [l']ensemble »), etc., et se posant la question de la manière correcte (orthos) de les employer.(<==)
(48) « En accord avec ce logos » : le logos dont il est ici question, c'est la réplique précédente de l'étranger, le « logos correct » sur « le véritablement un » (to alèthôs hen). Si Parménide veut que l'un dont il parle soit effectivement le seul « étant », il ne devrait pouvoir être que l'un lui-même (auto to hen), innomable, qui plus est, puisqu'un nom ne serait pas lui et détruirait son unicité, ce qui n'est à l'évidence pas le cas, ni au vu de ses propos, ni au vu de l'expérience commune. (<==)
(49) Le texte grec de cette réplique que je traduis est celui donné par les éditeurs modernes depuis Schleiermacher (la suite de mon commentaire va faire comprendre pourquoi je le présente ici en respectant le découpage en lignes de l'édition Duke et al. et en précisant le numéro de chaque ligne) :
(245b4) Poteron dè pathos echon to on tou henos houtôs hen te
(245b5) estai kai holon, è pantapasi mè legômen holon einai to on;
(mot à mot « lequel_des_deux eh_bien affection ayant le étant du un ainsi un aussi sera et [l']ensemble, ou absolument pas nous_disions [l']ensemble être le étant »). Ce texte est le résultat d'une correction à la leçon unanime des manuscrits confirmée par Simplicius, proposée par Schleiermacher et reprise par tous les éditeurs postérieurs. Le texte des manuscrits donne en effet holon (« [l']ensemble ») à la ligne 245b4 à la place du on (« étant ») que j'ai mis en caractères gras dans le texte ci-dessus. Du point de vue des traducteurs, Cousin, Diès, Robin et Chambry acceptent la correction de Schleiermacher, alors que Cordero (avec une note expliquant son choix) et Mouze reviennent au texte des manuscrits. Le cas de Monique Dixsaut, dans l'étude mentionnée à la fin de la note 30, est pour le moins surprenant, car elle conserve la correction de Schleiermacher à la ligne 245b4, mais remplace le on (« étant ») à la fin de la ligne 245b5 par holon (« [l']ensemble ») avec une note (note 1, p. 203) précisant qu'elle rejette la correction de Schleiermacher, ce qui suggère qu'elle a mal interprété l'apparat critique et s'est trompée de on dans sa volonté de revenir au texte des manuscrits, car l'apparat critique aussi bien de l'édition Budé (Diès) que de la nouvelle édition des OCT (Duke et al.) fait bien référence pour cette correction à la ligne 245b4, et non pas à la ligne 245b5. C'est d'autant plus surprenant qu'elle ajoute dans cette note que « très bizarremment, Cordero récuse dans sa note (op. cit., n. 218 p. 245), la correction de Schleiermacher, mais traduit "ou bien contesterons-nous que l'être soit total »", sans avoir apparemment remarqué que sa traduction de cette réplique commençait par "Est-ce que le tout..." et que c'est à ce mot "tout", traduisant le holon restauré à la place du on à la ligne 245b4, que suit immédiatement l'appel de note, qu'il associait celle-ci, et non pas au on (« étant ») de la ligne 245b5 à la fin de la réplique, celui qu'elle remplace par holon (« [l']ensemble ») en croyant ainsi à tort revenir à la version des manuscrits, si bien qu'il n'y a aucune bizarrerie dans la traduction de Cordero, parfaitement cohérente avec son rejet de la correction de Scheiermacher, et que ce qu'elle prend pour une bizarrerie et la localisation de l'appel de note en début de réplique auraient au contraire dû lui mettre la puce à l'oreille ! Et elle traduit cette réplique par « Est-ce que l'étant (on conservé en 245b4) ainsi affecté de un sera alors un et tout entier, ou nous faut-il absolument renoncer à dire que le tout-entier (to on remplacé par to holon en 245b5) est entier ? ».
Plusieurs raisons me font accepter la correction de Schleiermacher. La première est qu'il semble normal que les deux branches de l'alternative ouverte par poteron (« lequel des deux ») portent sur la même chose, ce qui n'est pas le cas dans le texte des manuscrits, où le sujet de la première branche est to holon (« [l']ensemble ») et celui de la seconde to on (« l'étant »). Pour rétablir l'identité de sujets, deux corrections sont possibles : soit celle de Schleiermacher faisant de to on (« l'étant ») le sujet commun, soit la correction proposée par Monique Dixsaut en 245b5 à la fin de la réplique, à condition de garder le texte des manuscrits en 245b4, pour faire de to holon (« [l']ensemble ») le sujet commun des deux branches de l'alternative, ce qu'elle ne fait justement pas, se contentant d'inverser la dissymétrie. Et ce qui me fait préférer la première option (to on sujet commun), c'est la progression de l'argumentation. Dans la réplique précédente de l'étranger le sujet est « l'étant ainsi [composé] de plusieurs parties » (to toiouton ek pollôn merôn on) et dans celle qui suit, c'est encore « l'étant éprouvant [le fait d']être un en quelque manière » (pepontos to on hen einai pôs). La question de l'ensemble (to holon) éprouvant l'affection de l'un ne vient que plus loin, en 245c1-3 proprement compris (voir la note 51 ci-dessous), par le biais de l'hypothèse que l'étant qui éprouve l'affection de l'un sans être l'un lui-même (auto to hen) soit l'ensemble lui-même (auto to holon). Au point où l'on en est, donc, le sujet est encore l'étant (to on) qui subit l'affection de l'un sans être l'un lui-même.
En effet, auparavant, l'étranger a fait admettre à Thééétète que l'étant dont parle Parménide dans les vers qu'il a cités, qui le comparent à une « boule » (sphaira), a des parties et ne peut donc être l'un lui-même (auto to hen) qui, en tant que tel, ne peut avoir de parties. Il a donc mis en évidence deux « étants », celui qui subit l'affection de l'un (l'étant un sensible/visible et composé de parties, sans doute l'Univers entier) et l'un lui-même (intelligible), comme il va le préciser dans la réplique suivante, et il se demande maintenant si le premier de ces deux « étants », celui qui subit l'affection de l'un, peut aussi être dit « [l']ensemble » (holon), mot dont il n'a toujours pas défini les contours et que, dans le contexte de cette discussion et en fonction des hypothèses posées au départ, on est amené à comprendre comme signifiant l'ensemble de tous les « étants », sans exception, soit, en l'occurrence, l'étant un par affection de l'un mais néanmoins composé de multiples parties et l'un lui-même.
Pour cela, comme je l'ai déjà annoncé dans la note 41, il va examiner successivement deux possibilités, les deux mêmes qu'il a envisagées par rapport à l'un :
1) que cet « étant un » qui subit l'affection de l'un mais n'est pas l'un lui-même, soit « l'ensemble lui-même » (auto to holon) ;
2) qu'il ne soit pas plus l'ensemble lui-même (auto to holon) qu'il n'est l'un lui-même (auto to hen), mais qu'il subisse l'affection de l'ensemble en plus de celle de l'un.
Lorsqu'il aura montré qu'aucune de ces deux options n'est compatible avec l'hypothèse de départ posée par Parménide, il ne lui restera plus qu'à examiner ce qu'implique le fait qu'on ne puisse pas du tout le dire « [l']ensemble » (holon). (<==)
(50) Avant d'en venir à la première hypothèse évoquée dans la note précédente, l'étranger explicite les conséquences de ce qui a été admis préalablement du rapport entre étant (on) et un (hen), dans la mesure où toute la suite de l'argumentation va découler de ce dédoublement, qui reste en toile de fond jusqu'à la fin en 245d11 : si l'étant un n'est pas l'un lui-même, ce qui est impossible s'il a des parties, alors, on est en présence de deux étants différents.
« L'étant éprouvant [le fait d']être un en quelque manière ne se montrera pas le même étant que l'un » traduit le grec peponthos to on hen einai pôs ou tauton on tôi heni phaneitai (mot à mot « éprouvant le étant un être en-quelque-manière pas le-même étant que-le un paraîtra ») : être un, ce n'est pas la même chose qu'être le un (lui-même), qui est néanmoins un « étant » parmi d'autres (voir plus bas en 245d4-6), tout comme être beau n'est pas la même chose qu'être le beau, comme Socrate essayait de le faire comprendre à Hippias dans l'Hippias majeur. Le fait de dire que l'étant dont parle Parménide « éprouve le fait d'être un en quelque manière (pôs) », c'est implicitement dire que cet étant n'est pas le un lui-même (auto to hen), mais que ce « un », cette unité, lui vient d'ailleurs. Et cet « ailleurs », comme nous l'avons vu dans les notes précédentes, c'est celui qui pense ou parle, selon le point de vue qu'il adopte sur lui dans son logos.
C'est ce que suggère l'emploi par
l'étranger du verbe phainesthai, « paraître, apparaître, se montrer comme », à propos de cet étant un, et non pas du verbe einai (« être »). Ce « un » qui l'affecte « de l'extérieur », dont il subit le pathos, (nous) le fait paraître un, mais ce n'est qu'une question de point de vue, alors que le un lui-même (auto to hen) ne paraît pas un sous un certain point de vue et pas sous un autre, comme c'est le cas pour l'étant dont parle Parménide, qui peut être vu comme une boule, mais qui peut aussi être pensé morcelé, du fait de son extension spatiale, il est un et rien d'autre.
« Eux tous, [ça] sera plus d'un » traduit le grec pleona ta panta henos estai (mot à mot « plus (pluriel neutre) les tous de-un sera (3ème personne du singulier) »). L'étranger ne parle plus ici de to pan (« le tout ») au singulier, mais de ta panta, (« les tous ») au pluriel, comme pour mieux faire sentir la multiplicité qu'implique le mot pan (« tout »), d'où ma traduction par « eux tous » pour faire sentir à la fois le pluriel et la présence de l'article, qui substantive le « tous ». Il faut comprendre le « ça sera plus d'un » de deux manières : d'une part, dès lors que l'étant un (hen on) n'est pas l'un lui-même (auto to hen), mais subit l'un qui l'affecte de l'extérieur, il y a deux « choses » et non pas une ; mais de plus, cet étant un (hen on) ne paraissant un que d'un certain point de vue, quand justement on en prend une vue d'« ensemble », peut paraître multiple sous d'autres points de vue, quand on en isole, au moins par la pensée, les différentes parties, et donc, non seulement ça sera plus qu'un, mais ça sera même plus que deux, selon le point de vue qu'on adopte sur l'étant un (hen on) dont on dit qu'il est aussi to pan (« le tout ») car, en plus des parties que, sous tel ou tel point de vue, on verra en lui (deux ou plus), il y aura toujours à côté l'un lui-même (auto to hen). (<==)
(51) Avant de chercher à comprendre ce que veut dire l'étranger dans cette réplique, il convient d'en faire l'analyse grammaticale pour éviter deux erreurs que font tous les traducteurs que j'ai consultés. Le texte grec est kai mèn ean ge to on èi mè holon dia to peponthenai to hup' ekeinou pathos, èi de auto to holon, endees to on heautou sumbainei (mot à mot « et bien_sûr pour_peu_que du_moins le étant soit pas [l']ensemble par le[_fait_de] éprouver la sous_l'effet_de celui-là affection, soit par_contre lui-même le [l']ensemble, déficient le étant de_lui-même il_résulte »). Une bonne compréhension de cette phrase suppose de répondre à deux questions : 1) quel est le sujet du second èi (« soit », subjonctif du verbe « être »), et 2) quel est l'antécédent du pronom ekeinou de l'expression to hup' ekeinou pathos (« l'affection sous l'effet de celui-là »). Pour tous les traducteurs que j'ai consultés, la réponse à la permière question est que le sujet du second èi (« soit ») est le auto to holon (« l'ensemble lui-même ») qui le suit immédiatement, ce qui implique que le verbe einai (« être ») y est employé absolument (sans attribut), c'est-à-dire au sens d'« exister », et la réponse à la seconde question est que l'antécédent d'ekeinou (« de celui-là ») est tôi onti dans l'expression tauton on tôi onti (« le même étant que l'un ») de la précédente réplique de l'étranger, comme on pourra s'en rendre compte ici :
- Cousin : « Et encore, si l'être n'est pas un tout par lui-même, puisqu'il ne fait que participer à l'unité, et si le tout est quelque chose en soi, il en résulte que l'être se manque à soi-même. »,
- Diès : « Or, supposons maintenant que l'être ne soit pas Tout, du fait de cette affection dont l'affecte l'Un, et que, d'autre part, en soi-même, le Tout soit ; il s'ensuivra que l'être se défaut à soi-même »,
- Robin : « Et bien sûr, à supposer que l'Être ne soit pas un tout-entier du fait qu'il reçoit de l'Un absolument un le caractère qui l'affecte alors, et que, d'autre part, le Tout-entier existe envisagé en lui-même, il s'ensuit que l'Être est dénué de lui-même »,
- Chambry : « En outre, si l'être n'est pas tout, pour avoir reçu de l'un ce caractère d'unité, et si le tout absolu existe, il s'ensuit que l'être se fait défaut à lui-même »,
- Cordero : « Et d'ailleurs, si l'être, parce qu'il possède l'unité comme propriété n'est pas le tout, et si, toutefois, le tout existe, il s'ensuit que l'être est privé de lui-même »,
- Mouze : « Et si ce qui est n'est pas une totalité du fait d'être affecté de cette propriété par l'un, mais que la totalité elle-même est, alors ce qui est manquera de lui-même ».
Mais ils font à mon avis une erreur dans un cas comme dans l'autre. Commençons par le premier problème. Pour moi, les deux clauses introduites par èi mè (« ne soit pas ») et èi de (« mais soit ») se répondent comme les deux faces, l'une sous forme négative, l'autre sous forme affirmative, d'une même hypothèse introduite par ean ge (« pour peu du moins que ») et portant sur le to on (« l'étant ») qui suit immédiatement et qui est le sujet commun des deux èi (« soit »), et donc de toute la réplique. Cette hypothèse est que l'étant dont on parle 1) n'est pas [l']ensemble (holon) par le fait d'éprouver une affection (on va voir laquelle dans la réponse à la question portant sur l'antécédent d'ekeinou (« de celui-là »), puisque c'est à l'origine de cette affection que renvoie ce pronom), mais 2) est l'ensemble lui-même (auto to holon). Le sujet du second èi (« soit ») est donc le même que celui du premier, savoir, to on (« l'étant ») et le cas que traite ici l'étranger est bien, comme je l'ai annoncé dans les notes 41 et 49, celui où l'étant un qui n'est pas l'un lui-même serait l'ensemble lui-même.
En ce qui concerne la seconde question, celle portant sur
l'antécédent d'ekeinou (« de celui-là »), la solution adoptée par les traducteurs cités plus haut est, dans l'absolu, la plus naturelle pour un helléniste qui sait que le démonstratif ekeinos (dont ekeinou est le génitif) renvoie en général à ce qui est le plus éloigné, par opposition à houtos, qui renvoie à ce qui a été mentionné en dernier, comme en français « celui-là » par opposition à « celui-ci » (le plus proche serait ici holon (« [l']ensemble »), six mots auparavant dans cette même réplique). Cette compréhension a pour elle que ce qui caractérise l'étant dont il est ici question tel qu'il a été présenté dans ce qui a précédé, c'est d'être un par le fait d'éprouver l'affection de l'un, comme cela a été dit en 245a1-2, où il est dit « éprouver l'affection de l'un sur toutes ses parties » (pathos tou henos echein epi tois merei pasin), si bien que, quand on lit ici à son propos les mots to peponthenai to hup' ekeinou pathos (« le [fait d']éprouver l'affection sous l'effet de celui-là »), où l'on retrouve le mot pathos (« affection »), on pense naturellement au pathos tou henos (« affection de l'un ») dont il a été question auparavant. Mais le problème avec cette compréhension, c'est qu'on voit mal comment l'un qui affecte l'étant un, et qui est probablement l'un lui-même, bien que ce ne soit jamais dit, pourrait faire éprouver à cet étant à la fois l'affection de l'un (hen) et celle de l'ensemble (holon), surtout lorsqu'il est justement question, immédiatement après, de « l'ensemble lui-même » (auto to holon), et que, lorsqu'il va en venir à l'hypothèse opposée, l'étranger va la présenter comme celle où « l'étant et l'ensemble (tou holou) séparément assum[e]nt chacun leur nature propre ». Dans ces conditions, ce qui pourrait affecter cet étant pour en faire un holon (« [l']ensemble »), c'est holon, par hen (« un »). Or, il se trouve que la règle générale qui veut qu'ekeinos (« celui-là ») renvoie au plus lointain n'est pas toujours respectée, même par Platon (le Bailly donne comme exemple de non respect parmi d'autres Phèdre, 232d6). On pourrait donc admettre que le renvoi soit au holon (« [l']ensemble ») qui a précédé dans cette même réplique. Mais il est aussi possible qu'ekeinos annonce ce qui suit (cf. M. Bizos, Syntaxe grecque, Librairie Vuibert, Paris, 1981, p.41, qui renvoie en particulier à Phèdre, 273b8, où, dans les mots ekeinôi de katachrèsasthai, « abusant d'autre part de cela », le pronom ekeinôi renvoit à l'argument explicité dans ce qui suit immédiatement), si bien qu'ici, il pourrait renvoyer au auto to holon (« l'ensemble lui-même ») qui suit. Cette dernière option me semble l'option la plus cohérente dans le contexte et c'est donc celle qui a ma préférence : Platon aurait préféré garder le auto to holon (« l'ensemble lui-même ») pour la formulation affirmative (ce qu'est cet étant) plutôt que de le dévoiler dans la formulation négative (ce qu'il n'est pas). Quoi qu'il en soit, Platon a choisi cette formulation ambiguë et, plutôt que de faire comme tous les traducteurs qui explicitent leur choix (probablement erroné) dans leur traduction, je préfère laisser en français l'indétermination du texte de Platon, ce d'autant plus que l'important, dans cette présentation négative de l'« étant » (on) en cause, c'est le mot pathos (« affection »), quelle que soit l'origine de cette affection qui le ferait « [l']ensemble » (holon) : il n'est pas, dans l'hypothèse envisagée, « [l']ensemble » (holon) sous l'effet d'une affection (pathos) ayant une origine externe, il est « l'ensemble lui-même » (auto to holon).
Venons-en maintenant à la conséquence que tire l'étranger de cette hypothèse, celle de « l'étant déficient par rapport à lui-même » (endees to on heautou). Endees est le neutre singulier de l'adjectif endeès, dérivé du verbe endeein, qui signifie « manquer, être en moins, avoir besoin de », ce qui donne pour les sens d'endeès « dépourvu, incomplet, imparfait, insuffisant, déficient ». Nous sommes à ce point en présence de deux « étants », l'étant éprouvant l'affection de l'un (to hen on) et l'un lui-même (auto to hen) et nous supposons que le premier est l'ensemble lui-même (auto to holon). Faute de précisions, ce « l'ensemble » doit se comprendre comme incluant absolument tout (ce qui ne fait ici que deux choses !), donc aussi l'un lui-même. Mais l'ensemble lui-même est la même chose que l'étant un, selon l'hypothèse envisagée ici, si bien que, quand on le considère comme l'ensemble lui-même, il doit inclure l'un lui-même, alors que quand on le considère comme l'étant un, il est distinct de l'un lui-même, et il lui manque donc une part de lui-même. C'est ce que veut dire « l'étant déficient par rapport à lui-même ».
Si l'étranger commence par le cas où l'étant un serait « l'ensemble lui-même » (auto to holon), c'est sans doute en vertu d'un principe d'économie : on a posé « un » tout seul au départ et on se trouve maintenant avec deux « étants » ; peut-on éviter d'avoir à en introduire un troisième, l'ensemble lui-même, distinct à la fois de l'un lui-même et de l'étant un ?
Et, après ce qu'il a dit sur l'un lui-même, qu'« il faut dire totalement sans parties » (245a8-9), l'identification de l'un lui-même avec l'ensemble lui-même n'est pas possible, puisque « ensemble » implique parties, si bien que le seul cas restant pour n'avoir que deux étants est celui de l'identité de l'étant un et de l'ensemble lui-même, qu'il examine ici. (<==)
(52) L'étranger explicite ici la conclusion de la réplique précédente en lui donnant volontairement, à la manière des sophistes qu'il critique, une forme paradoxale résultant du fait qu'il ne précise jamais d'attribut après « étant » (on), c'est-à-dire, ne précise jamais de quel « étant » il parle, alors même qu'il passe son temps à faire des assimilations et des distinctions entre divers « étants » : l'étant un (to hen on) a en effet été décrit un peu plus haut comme « ne se montr[ant] pas le même étant que l'un » (245b7-8), ce qui implique que l'un (lui-même) est aussi un étant. Et donc l'ensemble lui-même doit aussi être un étant, distinct ou pas de l'étant un (c'est la question en cours d'examen). Dans le cas ici envisagée, l'étant un, qui est un du fait qu'il subit l'affection de l'un, est l'ensemble lui-même selon l'hypothèse posée, mais n'est pas l'un lui-même, et de ce fait, n'est pas l'ensemble lui-même, dont fait partie l'un lui-même. En d'autres termes, comme le dit l'étranger, l'étant (un) qui, selon l'hypothèse, est aussi l'étant (l'ensemble), ne sera pas étant (l'ensemble), ouk on estai to on (mot à mot « pas étant sera le étant »).
Le mot grec traduit par « privé de » est steromenon, participe présent passif neutre du verbe steresthai (« être privé de »), qui prend ici la place de endees (« déficient »). Ce dont il est privé, c'est de l'un lui-même, qui fait pourtant partie de l'ensemble auquel l'hypothèse prétend l'identifier. (<==)
(53) Le texte grec de cette réplique est kai henos ge au pleiô ta panta gignetai, tou te ontos kai tou holou chôris idian hekaterou phusin eilèphotos (mot à mot « et que_l'un bien_sûr au_contraire/de_nouveau plus ça_devient, le aussi étant et le ensemble séparément propre chacun une_nature assumant »). Tous les traducteurs que j'ai consultés la considèrent comme la suite des conclusions résultant des hypothèses posées en 245c1-3 (deux hypothèses distinctes, selon eux, cf. la note 51) :
- Cousin : « Et voilà encore une fois l'univers qui comprend plus d'une chose, si l'être et le tout ont chacun leur nature à part »,
- Diès : « Ainsi la totalité devient, cette fois encore, plus grande que un, puisque l'être, d'une part, et, d'autre part, le Tout ont maintenant chacun leur nature distincte »,
- Robin : « Et cette fois encore, la totalité des êtres devient plus qu'un être unique, puisque l'Être et le Tout-entier ont, chacun des deux séparément, une nature qui lui est propre »,
- Chambry : « Et le tout devient encore une fois plus que l'un, puisque l'être et le tout ont reçu chacun de leur côté une nature qui leur est propre »,
- Cordero : « Et la totalité, à son tour, sera plus nombreuse que l'un, car l'être et le tout ont acquis séparément une nature propre »,
- Mouze : « Et de son côté, l'ensemble de toutes les choses sera plus qu'un, puisque ce qui est et la totalité auront chacun une nature particulière, séparée de celle de l'autre ».
Dans la lecture que je fais de 245c1-3, n'y voyant qu'une seule hypothèse qui est que l'étant un soit l'ensemble lui-même, exprimée d'abord négativement (il n'est pas [l']ensemble (holon) pour en éprouver l'affection), puis positivement (il est l'ensemble lui-même), la seconde partie de la réplique (« l'étant et l'ensemble séparément assumant chacun leur nature propre ») est en contradiction avec cette hypothèse : s'ils sont un seul et même étant, c'est que justement ils n'ont pas une nature distincte. Il faut donc la voir comme énonçant l'hypothèse contraire, celle où, justement, l'étant un n'est pas l'ensemble lui-même, mais est distinct de lui, assumant une nature propre différente, ce qui implique, même si ce n'est pas dit explicitement par l'étranger, par analogie avec sa situation par rapport à l'un lui-même, qu'il n'est donc [l']ensemble (holon) que par le fait de subir l'affection de l'ensemble, distinct de lui, comme il est un par le fait de subir l'affection de l'un, distinct de lui. En d'autres termes, dans cette réplique, l'étranger commence par énoncer la conclusion, « eux tous, [ça] devient plus d'un » (henos pleiô ta panta gignetai), avant d'en préciser les raisons, fondées sur une nouvelle hypothèse qu'il énonce dans la seconde partie de la phrase, construite autour d'un participe parfait au génitif absolu, eilèphotos (participe parfait actif du verbe lambanein au génitif neutre singulier : « assumant/ayant pris/ayant reçu »), à valeur conditionnelle, le parfait impliquant l'antériorité de la réalisation de cette acquisition par rapport à la conséquence qui en découle, exprimée par le présent gignetai (« ça devient »).
La question se pose alors de savoir comment il faut comprendre la particule au, qui peut aussi bien signifier
« à son tour, de nouveau, encore une fois » et marquer une idée de succession, comme la comprennent tous les traducteurs cités, que « d'un autre côté, au contraire », et marquer une idée d'opposition, comme je l'ai comprise dans ma traduction. Mais en fait, les deux sens sont compatibles avec ma lecture, selon qu'on la considère comme portant sur la conclusion, exprimée en premier, qui est la même que celle exprimée en 245b8-9 dans des termes presque identiques (« eux tous, [ça] sera plus d'un », pleona ta panta henos estai) lorsqu'on était en présence de l'étant un sous l'effet de l'affection de l'un et de l'un lui-même (traduction par « une fois encore »), ou qu'on la considère comme portant sur l'hypothèse exprimée dans la seconde partie, et donc finalement sur l'ensemble de la réplique évoquant une nouvelle hypothèse (traduction par « au contraire »).
Ici, le passage de l'hypothèse (l'étant un n'est pas l'ensemble lui-même) à la conclusion (on a plusieurs étants) ne pose pas de problèmes, puisque, dans cette hypothèse, ce ne sont plus deux étants, mais trois, que l'on a mis en évidence : les deux dont on était parti, à savoir, l'étant un par affection de l'un et l'un lui-même, et celui qui vient maintenant s'y ajouter, l'ensemble lui-même, distinct de l'étant (un) et de l'un lui-même. On se trouve donc maintenant, à côté de l'étant qui est à la fois un et [l']ensemble par affection, avec deux « intelligibles », l'un lui-même (auto to hen) et l'ensemble lui-même (auto to holon) qu'il n'est pas possible d'assimiler l'un à l'autre puisqu'il est tout aussi impossible à l'ensemble lui-même de n'avoir pas de parties qu'il est impossible à l'un lui-même d'en avoir.
L'étranger introduit ici un nouveau terme, celui de phusis (« nature »), lorsqu'il dit que « l'étant et l'ensemble séparément assum[ent] chacun leur nature propre ». On peut y voir un indice du fait que l'étranger interprète bien ici la thèse de Parménide que le tout est un comme renvoyant à la « nature » (phusis) dans son ensemble, cette « nature » étant ici l'« étant » qui est à la fois un en tant qu'affecté par l'un lui-même et [l']ensemble en tant qu'affecté par l'ensemble lui-même. Et s'il parle aussi de « nature » pour l'ensemble lui-même, cela pourrait renvoyer à la difficulté qu'avait Parménide de penser ce que Socrate appelle les « intelligibles », ici l'ensemble lui-même, comme immatériels, hors du temps et de l'espace, difficulté dont témoigne son dialogue avec Socrate au début du Parménide, et dont l'étranger, natif d'Élée lui aussi, et donc ayant sans doute pu, soit cotoyer Parménide lui-même, soit en connaître les thèses de première main, avait sans doute aussi connaissance.
On notera aussi l'emploi du verbe gignesthai (« devenir ») dans la formulation de la conclusion « eux tous, [ça] devient plus d'un » (henos pleiô ta panta gignetai) : c'est sans doute ironique de la part de l'étranger critiquant un système qui pose que seul un est, que le tout se limite à un. (<==)
(54) Puisqu'aussi bien l'hypothèse que l'étant un soit l'ensemble lui-même que celle qu'il soit ensemble par « affection » (pathos) sous l'action de l'ensemble lui-même (auto to holon) sont en contradiction avec l'hypothèse initiale, il ne reste plus que l'hypothèse qu'il n'y a pas du tout de holon (« [l']ensemble »), celle de « l'ensemble n'étant pas du tout » (mè ontos to parapan tou holou) : ni l'ensemble lui-même (auto to holon) (intelligible), ni quoi que ce soit d'affecté par ça. Et donc, l'étant un (to on hen) est un sans être ensemble de quelque manière que ce soit. Il est difficile ici pour l'étranger de ne pas donner l'impression d'imiter les sophistes, puisqu'il doit raisonner sur l'hypothèse de « l'ensemble n'étant pas du tout » (mè ontos to parapan tou holou) en parlant de ce qu'il dit ne pas être du tout comme s'il était, ou au moins comme si le mot holon avait un sens rendant les propos compréhensibles ! Mais comment un mot ne renvoyant à rien peut-il avoir un sens ?!... Les sophistes raisonnent au moyen de mots dont le sens est issu d'une appréhension du monde qu'ils remettent en cause en conservant à ces mots le sens que tout le monde leur donne, seul moyen pour eux d'avoir une chance d'être compris (si tant est que de tels discours puissent être compris), alors même que ce sens est en contradiction avec ce qu'ils énoncent avec ces mots.
Ceci étant dit, si l'on entre dans le jeu de l'étranger, ce qu'il veut dire ici, c'est que, malgré la disparition de holon (« ensemble »), comme on est toujours dans le cas de l'étant un distinct de l'un lui-même, ça fait toujours plus d'un étant, deux au lieu de trois, mais deux, c'est encore plus d'un, et que d'autre part, l'étant morcelé (memerismenon) que décrit Parménide dans les vers cités pourra bien « éprouver l'affection de l'un sur toutes ses parties » (245a1-2), faute de l'idée même d'ensemble (holon), cela ne rendra une que chacune de ces parties, mais pas le tout, qu'il est mainteant impossible de considérer comme un « [l']ensemble » (holon) et qui donc ne sera pas un, même par affection de l'un lui-même, si bien que l'étant un ne sera pas l'étant un, puisque pas un.
Mais l'étranger ne s'arrête pas là et termine sa phrase sur une conséquence pour le moins inattendue des raisonnements qu'il vient de tenir, le fait que, dans l'hypothèse ou l'ensemble (to holon) n'est pas du tout, non seulement l'étant « n'est pas », mais il ne peut même pas se produire étant (mè an genesthai pote on (mot à mot « pas peut-être se_produire un_jour étant »), pour des raisons qu'il va détailler dans sa réplique suivante. On notera le rapprochement de deux verbes que Platon a plutôt l'habitude d'opposer, gignesthai (« devenir/naître/se produire », dont genesthai est l'infinitif aoriste) et einai (« être », dont on est le participe présent) dans la formule genesthai on (« se produire étant »). Pour comprendre cette remarque de l'étranger, il faut se souvenir de ce que j'ai dit dans la note 10 à ma traduction de la section 231c9-237a2 à propos du sens de genesis, le substantif dérivé de gignesthai, qu'on va trouver bientôt dans la conclusion que va tirer l'étranger de ce raisonnement, où je le traduis par « production », comme déjà en 235e2, que ce qui est premier dans l'idée de gignesthai et de genesis, plus que le changement perpétuel qu'implique « devenir », c'est l'idée de quelque chose qui a un commencement, et donc probablement une fin, qui n'a donc pas toujours été là, quoi qui se passe entre ce commencement et cette fin, mais de quelque chose que l'on peut néanmoins identifier et individualiser comme un « étant » (on) dès l'instant de cette « naissance/création/production », qui constitue son « origine ». Dans cette perspective, l'opposition faite ici entre einai (« être ») et genesthai on (« devenir étant ») est celle entre un « étant un » (hen on) qui n'aurait ni commencement, ni fin, qui serait « éternel » ou hors du temps, et un « étant un » qui aurait eu un commencement, qui se serait produit à un certain moment et serait donc devenu « étant » (on) à partir de ce moment-là seulement. La traduction par « se produire », justifiée par le fait que genesthai est un moyen, plutôt que par « être produit », qui supposerait un passif, se justifie par le fait que, si cet « étant un » est seul, il doit être cause de lui-même. Et si cela est incompréhensible, ça ne l'est pas plus pour nous, êtres humains prisonniers du temps, que de le supposer éternel ou hors du temps. Si l'on « traduit » ce que dit ici l'étranger dans une vocabulaire diffférent, il dit en somme que l'étant un de Parménide ne peut être envisagé ni comme quelque chose qui serait hors du temps, sans commencement ni fin, ni comme quelque chose qui se produirait dans le temps à un moment donné. (<==)
(55) « Ce qui se produit se produit toujours [comme l']ensemble » traduit le grec to genomenon aei gegonen holon. Genomenon et gegonen sont deux formes du même verbe gignesthai, déjà utilisé par l'étranger dans sa réplique précédente sous la forme de l'infinitif aoriste genesthai. Genomenon en est le participe aoriste au nominatif neutre singulier, ici substantivé (to genomenon, « le se produisant ») comme l'est to on, « l'étant », auquel il s'oppose. Gegonen en est la troisième personne du singulier de l'indicatif parfait, le temps qui décrit l'accomplissement d'une action commencée dans le passé et se poursuivant ou étant achevée dans le présent.
Comme on l'a vu dans la note précédente, l'étranger n'oppose pas ici, dans l'analyse qu'il fait de la doctrine de Parménide, « être » (einai »)/« étant » (on) à « devenir/advenir/se produire » (gignesthai)/« devenant/advenant/se produisant » (genomenon) puisque il vient de parler de « se produire étant » (genesthai on). Ce qu'il veut dire ici c'est que le processus qui conduit à un « étant » (on) achevé trouve son achèvement dans la complétude de l'étant en gestation/production, au moment où celui-ci a acquis toutes ses parties constitutives et constitue donc un « tout/ensemble » (pan/holon) qui lui assure son unité, qui fait de lui l'« étant » complet qu'il n'était pas jusqu'àlors, puisque, si ce n'était pas le cas, si aucun changement n'intervenait dans le processus de production, c'est que l'« étant » serait déjà là complet dès le début du processus de production et ce ne serait donc pas un processus. Si, faute de la notion même d'« ensemble », ce qui est l'hypothèse dans laquelle on travaille ici, il est impossible de donner une unité à un étant composite, comme on l'a vu dans la note précédente, alors il est impossible que quelque devenir/engendrement/production que ce soit aboutisse à un étant, puisque, sans la notion d'« ensemble » (holon) on en restera toujours à des « pièces détachées », à des parties, sans unité d'« ensemble ». (<==)
(56) « Il ne faut mentionner ni étance ni production en tant qu'étant si l'on ne pose pas l'un ou l'ensemble parmi les étants » traduit le grec oute ousian oute genesin hôs ousan dei prosagoreuein to hen è to holon en tois ousi mè tithenta (mot à mot « ni étance ni devenance en_tant_que étant il-faut mentionner le un ou le ensemble dans les étant pas posant »).
Notons tout d'abord, du point de vue de la critique textuelle, que les mots to hen è (« l'un ou ») après prosagoreuein (« parler de ») figurent dans les manuscrits B, T et W, mais ont été supprimés par Bekker. Ils figurent entre crochets dans l'édition de Burnet, sont conservés par Diès, mais supprimés par Duke et al.. Ils sont traduits par tous les traducteurs que j'ai consultés sauf Cousin (voir en fin de note), et je les conserve aussi, pour des raisons qui deviendront claires au terme de cette note.
Le mot que je traduis par « étance » est ousia (ici à l'accusatif ousian). Pour une justification de cette traduction, on se reportera à la note 10 à ma traduction de Sophiste, 231c9-237a2.
Pour la traduction de genesis (qui est à la racine du mot français « génèse ») par « production », plutôt que par « devenir » (Diès, Robin, Cordero, Dixsaut et Mouze) ou « génération » (Cousin et Chambry), voir la note 54 ci-dessus.
Un autre problème que pose ce membre de phrase est celui de savoir sur quoi portent les mots
hôs ousan (« en tant qu'étant ») dans lesquels ousan est l'accusatif féminin singulier du participe présent de einai (« être »), à partir duquel est formé ousia (« étance »), dont la forme ousian qui a précédé ne diffère que d'une lettre. On peut soit les comprendre comme compléments du verbe prosagoreuein et traduire par quelque chose comme « parler comme étant de... » (« il ne faut parler comme étant ni d'étance ni de production »), comme le font, avec des variantes dans la traduction, Diès (« affirmer réel »), Robin (« énoncer la réalité de »), Chambry (« reconnaître comme réel »), Cordero (« proclamer qu'existe »), Dixsaut (« déclarer existants ») et Mouze (« dire que sont ») (Cousin ne les traduit pas), soit les comprendre comme compléments du seul genesin (« production »), dans la continuité du « devenir étant » (genesthai on) qui a précédé et traduire par quelque chose comme « production en tant qu'étant », en supposant alors que le verbe prosagoreuein n'a pour complément que ce dont on parle, « étance » (ousian) d'une part, « production en tant qu'étant » (genesin hôs ousan) d'autre part, et rien pour dire comment on en parle, comment on appelle ça. Dans ce cas, le féminin ousan pourrait être induit par le fait qu'ousia (« étance ») est féminin : on est une étance (ousian) ou on est produit en tant qu'une étante (ousan), et ce sont aussi bien cette « étance » (ousian) que cette « production en tant qu'étante » (genesin hôs ousan) dont il est interdit de parler « si l'on ne pose pas l'un ou l'ensemble parmi les étants ». Dans la mesure où il est difficile de choisir, j'ai pris le parti de laisser subsister l'indétermination dans ma traduction. Si je devais à tout prix choisir entre les deux options, ma préférence irait sans doute à la seconde interprétation, celle qui ne fait porter hôs ousan (« en tant qu'étant ») que sur genesin (« production »), d'une part parce qu'elle résonne avec la formule « être produit étant » (genesthai on) qui a précédé, et d'autre part parce qu'elle fixe un terme au « devenir » dont on parle (l'« étant » qui est produit), que, pas plus que le français « devenir », le grec gignesthai n'impose (il est implicite dans des traductions par « naître », « se produire », « advenir », pas dans la traduction par « devenir », alors même qu'il peut prendre tous ces sens).
Quoi qu'il en soit sur ce point, ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que l'étranger ne se place pas dans l'ordre des faits, mais dans l'ordre du discours : il ne dit pas qu'étance (ousia) et production/génération/devenir (genesis) existent parce qu'existent aussi l'un (to hen) et l'ensemble (to holon), c'est-à-dire que l'un et l'ensemble sont la condition d'existence de tout ce qui est ou devient/advient/est engendré/est produit, mais qu'on ne peut parler d'étance (ousia) et de production/génération/devenir (genesis) que si l'on admet préalablement les notions d'unité et d'ensemble. Les deux verbes utilisés ici en dehors du verbe einai (« être ») sont prosagoreuein (traduit par « mentionner ») et tithenai (au participe présent actif neutre pluriel tithenta, traduit par « poser »). Le premier, prosagoreuein, est formé sur la racine agora, signifiant « assemblée du peuple », et de là, « lieu de rassemblement » et finalement « place publique » ou « (place du) marché », mais peut aussi signifier « discours tenu devant l'assemblée ». D'agora dérive le verbe agoreuein, « parler à l'assemblée, parler en public », qui, par ajout du préfixe pros- (« vers »), conduit au verbe prosagoreuein, dont le sens usuel est « parler à quelqu'un, s'adresser à quelqu'un », ou encore « nommer, appeler d'un nom ». Ce qu'a en vue l'étranger, c'est donc non seulement la parole, mais la parole publique adressée à d'autres (pros-) et l'attribution de noms, c'est-à-dire le point de vue de personnes sur ce monde qui les entoure dans le cadre de prises de position publiques s'adressant à des interlocuteurs ou auditeurs présents, avec le dialegesthai (« dialoguer ») et le partage d'expériences en toile de fond. Le verbe tithenai, « poser », qui est à la racine du mot hupothesis (étymologiquement « ce qu'on pose sous », c'est-à-dire « fondement, fondations ») et qui peut avoir le sens plus spécifique de « poser en principe, admettre », suggère, quant à lui, l'idée d'un raisonnement dans lequel on « pose » des « hypothèses » à partir desquelles construire le raisonnement. Ce dont il s'agit ici, ce n'est donc pas de ce qui est/existe ou n'est pas/n'existe pas dans l'absolu, abstraction faite de tout observateur, mais des bases sur lesquelles nous autres, êtres humains doués de logos (« parole/raison/... »), pouvons construire un discours sur ce qui nous entoure. Et ce que suggère ici l'étranger, c'est que ce qui nous permet, à propos de quoi que ce soit, aussi bien dans l'ordre de l'intelligible (ousia) que dans l'ordre du sensible/matériel en devenir (genesis), c'est-à-dire, aussi bien à propos de ce qui est hors du temps que de ce qui est dans le temps, de donner des noms (l'un des sens de proagoreuein) et de produire des discours, des logoi porteurs de sens, ce sont les notions d'unité (to hen) et d'ensemble (to holon), qui sont à la racine des processus d'analyse (individualiser) et de synthèse (rassembler). Pour que l'on soit en mesure d'utiliser le verbe einai (« être »), de parler de quoi que ce soit comme « étant » (hôs ousan) ci ou ça, de dire de quelque chose ce que c'est (ti esti), c'est-à-dire de nommer son « étance » (ousia), ou de décrire un processus de production (genesis) quelconque de quoi que ce soit, il faut faire usage de la dialectique de l'un (hen) et de l'ensemble (holon), il faut pouvoir individualiser ce à quoi on s'intéresse, le considérer comme « un », même si, selon d'autres points de vue, il peut être appréhendé comme composite, comme un « ensemble » de parties, mais aussi rapprocher des étants ou des phénomènes similaires pour en faire des « ensembles » auxquels il devient possible de donner des noms communs permettant d'en parler. Certes, rien n'interdit de considérerle le tout (to pan) du monde qui nous entoure comme un (hen) seul être, comme un Univers, identifiant « un » (hen) et « tout » (pan), mais, si l'on en reste là en admettant que seul un est, comme le fait Parménide, cela ne nous apprend pas grand chose, en fait même, cela ne nous apprend rien, sur la richesse, l'ousia, de ce tout un, et cela nie même l'expérience commune. Ce n'est que quand on commence à le considérer comme un « ensemble » (holon) constitué de multiples éléments et qu'on s'intéresse à ces éléments considérés chacun pour les besoins de l'anayse comme des unités distinctes, que l'on peut dire (legein) quelque chose sur lui et faire des progrès dans la connaissance de ce « tout », chacun de ces éléments pouvant être lui-même tantôt considéré comme « un », tantôt considéré comme élément d'un ensemble plus large (un tout dont il est une partie, ou une famille/genre/espèce/... dont il est un membre), tantôt au contraire considéré comme un ensemble d'éléments.
Mais ce qui est aussi sous-jacent à
cette assertion et résulte de ce qui a précédé, c'est que, si l'on peut aggréger dans un grand tout (pan) l'ensemble (holon) du monde sensible et le considérer (sous un certain point de vue) comme « un » (hen), cela n'est plus possible quand il s'agit des « intelligibles », des « le... lui-même » (auto to...) dans le langage utilisé ici par l'étranger, qui ne peuvent par nature qu'être distincts les uns des autres, même s'ils peuvent s'affecter les uns les autres (par exemple l'idée d'unité, qui est incluse dans l'idée d'ensemble, sans que cela implique que l'ensemble lui-même est l'un lui-même).
On voit bien alors pourquoi il faut conserver les mots to hen è (« l'un ou ») que contestent certaines éditions depuis Bekker et pourquoi il faut comprendre le « ou » (è) comme un « ou » inclusif : il faut les deux et il suffit que l'on refuse de poser l'un ou l'autre pour que ça ne marche plus. Et l'on peut associer terme à terme le oute ousian oute genesin (hôs ousan) (« ni étance ni production (en tant qu'étant) » et le to hen è to holon (« l'un ou l'ensemble ») : l'un est nécessaire pour parler d'« étance » (ousia), puisque l'étance, qui résulte d'une affirmation de la forme « s est a », où a est justement l'étance, suppose l'unité du sujet s, de l'« étant (a) » ; et le tout (holon) est nécessaire pour parler de « production » (genesis) puisqu'un tel processus implique nécessairement un assemblage de parties en vue de former cet « ensemble » (holon) une fois que sont regroupées toute (panta) les parties requises.
Cette réplique est en fait la conclusion, non pas seulement de la dernière étape de l'argumentation, celle portant sur « [l']ensemble » (holon), et plus spécifiquement sur le cas « de l'ensemble n'étant pas du tout », mais de toute la discussion qui a commencé en 244b6 pour s'intéresser à « ceux appelant un le tout » (para tôn hen to pan legontôn). Pour que dire « un le tout » (hen to pan) ait un sens, il faut tenir à la fois l'un (hen) et le tout (pan/holon) et admettre que ce sont deux idées/concepts/notions différentes qu'on ne peut ramener à l'unité et qui de plus sont extérieures au « tout » qu'on voudrait un, comme le sont les noms (onomata) qu'on leur donne, ainsi que l'a montré la première partie de la discussion (cf. note 40).
Voici pour terminer les traductions de ce passage par les traducteurs que j'ai consultés :
Cousin : « en sorte qu'on ne doit reconnaître ni existence ni génération, si l'on ne met pas le tout au nombre des êtres »,
Diès : « affirmer réel, soit l'être, soit le devenir, est donc interdit à qui ne met pas l'Un et le Tout au rang des êtres »,
Robin : « ce n'est ni la réalité de l'être, ni la réalité du devenir, que doit énoncer celui qui, au nombre des êtres, ne place pas, soit l'Un, soit le Tout-entier »,
Chambry : « il ne faut reconnaître ni existence, ni génération comme réelles, si l'on ne met l'un ou le tout au nombre des êtres »,
Cordero : « si l'un ou le tout ne trouvent pas une place parmi les êtres, il faut proclamer que la réalité et le devenir n'existent pas »,
Dixsaut
: « de telle sorte que ni l'être ni le devenir ne doivent être déclarés existants si on ne pose pas l'un ou le tout-entier au nombre des étants »,
Mouze
: « on ne doit donc pas dire que l'être ou le devenir sont si on ne range pas l'un ou la totalité au nombre des choses qui sont ».
Comme on le voit, tous, y compris Dixsaut qui insiste pourtant sur l'importance du logos dans cette discussion et souligne la fréquence et la variété des verbes signifant « dire/parler/... » qu'on y trouve, ont tendance à renforcer la dimension « existentielle » au détriment de la dimension dialogique, en introduisant le vocabulaire de l'« existence ». (<==)
(57) Après cette conclusion générale, l'étranger énonce une autre conséquence de l'hypothèse « de l'ensemble n'étant pas du tout » (mè ontos to parapan tou holou), concernant ce qu'il appelle to mè holon (« le pas ensemble »), c'est-à-dire n'importe quoi, dont, par hypothèse, on ne peut pas dire que c'est un ensemble (holon), qui vise à faire comprendre que la notion d'ensemble (holon) est inséparable de la notion de quantité dans quelque registre que ce soit, et donc de toute idée de nombre servant à mesurer une dimension spatiale ou temporelle, ou simplement à compter les éléments discontinus d'un ensemble (notons que, pour les grecs de l'époque, « un » (eis, hen au neutre) n'était pas un nombre, ce qui permet de l'appliquer à l'étant (on)/tout (pan) de Parménide sans avoir à faire appel à la notion d'ensemble). Cette notion de quantité, l'étranger ne l'exprime pas au moyen de substantifs comme ceux que j'ai concaténés dans ma traduction, grandeur, dimension, durée, nombre ou autre, mais à l'aide de pronoms et adjectifs interrogatifs, relatifs et démonstratifs indéfinis construit autour de poson, pronom interrogatif portant sur la quantité par opposition à la qualité (qui serait poion), et ce dans tous les registres, aussi bien spatial (taille, grandeur, dimension, étendue, etc.) que temporel (longueur de temps, durée) ou numérique (combien ?). Il utilise successivement les formules oposonoun ti einai (« être de quelque grandeur/dimension/durée/nombre que ce soit »), poson ti on (« étant d'une certaine grandeur/dimension/durée/nombre »), oposon an èi (« aussi grande/étendue/longue/nombreuse soit-elle », qui suit immédiatement poson ti on, et que j'ai donc rendu plus simplement par « quelle qu'elle soit ») et tosouton holon einai (« être un ensemble de telle ou telle grandeur/dimension/durée/nombre »), tosouton étant le démonstratif qui répond à la question poson (« combien? »). Cette manière de faire permet de ne poser aucunes limites à la notion de quantité sous-jacente. La conséquence est que, si un est seul, sans [l']ensemble (holon), nous ne pouvons plus parler ni d'extension spatiale, ni d'extension temporelle, c'est-à-dire ni de temps, ni d'espace, qui, l'une et l'autre, sont mesurables, et donc requièrent la notion d'ensemble. (<==)
(58) C'est ici que prend fin la critique spécifique des thèses de Parménide et de « ceux appelant un le tout » (hoi hen to pan legontes, 244b6), la réplique suivante de l'étranger concernant aussi ceux qui posent deux principes, quels qu'ils soient. À travers cette critique, l'étranger a mis en évidence les fondements du logos, qui requiert d'une part des mots distincts de ce qu'ils nomment, mais qui sont des « étants » parmi d'autres, et d'autre part la distinction entre les différents « étants » qu'il désigne dans chaque cas par l'expression auto to... (« le... lui-même ») et qui sont susceptibles d'« affecter » les autres étants, c'est-à-dire ce qui peut servir d'attribut aux étants (ta onta) et participer à leur « étance » (ousia) ou à leur « devenance en tant qu'étants » (genesis hôs ousan), car il ne commence à y avoir logos porteur de sens qu'à partir de deux mots (et encore, pas n'importe lesquels, comme le précisera la suite). Et tout cela est en contradiction avec la thèse de l'un tout seul. C'est donc le fait même du logos et la constatation que le dialegesthai (son usage dans le dialogue) fonctionne, dans certains cas au moins (mais un seul cas où ça fonctionne suffit), qui contredit la thèse de Parménide et commet le parricide. Et si l'étranger a pris la peine de réfuter ainsi la thèse de Parménide aussi bien dans sa compréhension la plus radicale que dans une interprétation moins caricaturale, c'est précisément parce que cette réfutation lui permettait de mettre en évidence ces fondements du logos que sont la distinction des mots de ce qu'ils désignent et la distinction nécessaire entre « concepts/notions/idées/... » les uns par rapport aux autres, et le rôle fondamental que jouent les « concepts/notions/idées/... » d'unité et de totalité/ensemble, qui sont à la racine des mécanismes d'analyse (individualiser) et de synthèse (rassembler dans l'unité d'un tout), les deux processus dont la maîtrise fait le dialektikos, celui ou celle qui fait un usage correct du logos (orthologia, 239b4). (<==)
(59) La critique de l'étranger ne visait pas à l'exhaustivité sur les différentes thèses soutenus sur l'étant dans la mesure où son propos n'est pas d'en présenter une nouvelle qu'il jugerait plus pertinente, mais de déplacer le problème vers celui du logos et de la manièe dont il peut nous donner accès à autre chose qu'à des mots. Et, comme on vient de le voir dans la note précédente, la critique de Parménide qu'il vient d'achever a permis de faire apparaître quelques conditions de possibilité du langage qui sont mises à mal par sa doctrine sur l'un. Ayant introduit ici la notion d'ousia (« étance ») qui prétend désigner l'« activité » impliquée par le verbe einai (« être »), il va maintenant s'intéresser aux doctrines qui se proposent de nous dire ce qu'est l'ousia, à quoi on peut associer ce mot et à quoi on ne le peut pas. (<==)