| © 2025 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 18 octobre 2025 |
|
Platon et ses dialogues :
Page d'accueil -
Biographie -
Œuvres et liens vers elles -
Histoire de l'interprétation -
Nouvelles hypothèses -
Plan d'ensemble des dialogues.
Outils : Index des personnes et des lieux -
Chronologie détaillée
et synoptique -
Cartes du monde grec ancien.
Informations sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : Page d'accueil de la République - Page d'accueil de la 4ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus |
|
|
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
|
Pour éclairer cette section de la République, je propose dans cette page trois autre textes qui traitent aussi de l'âme tripartite, un, extrait du Phèdre, et donc antérieur au texte de la République dans l'ordre des tétralogies, en prologue et deux, postérieurs dans l'ordre des tétralogies, en compléments, l'un extrait du livre IX de la République et l'autre du Timée :
Prologue : le chariot ailé du Phèdre (Phèdre, 246a3-b4 et 253c7-e5)
Dans le Phèdre, le dialogue qui précède la République dans la trilogie Phèdre / République / Phédon de la quatrième tétralogie, Socrate propose une image de l'âme tripartite sous la forme d'un chariot ailé. Cette image proposée par Socrate en deux temps dans son second discours étant l'« illustration » donnée par lui de ce qu'il va décrire dans cette section de la République avec des mots, il m'a semblé utile de faire précéder le texte de la République de la traduction des deux extraits de ce discours décrivant l'image, eux-mêmes illustrés par une peinture sur vase antérieure à Socrate.
![]() |
| Amphore grecque attique avec couvercle, signée par Andocides, vers 540 avant J.-C. , détail - Metropolitan Museum of Art (Cette amphore datant de plus d'un siècle avant la naissance de Platon, l'attelage d'un cheval noir et d'un cheval blanc n'a pas pu être inspiré par le Phèdre. Il répond plutôt à des considérations techniques : nombre limité de couleurs disponibles pour ces poteries, nécessité de mieux distinguer les deux chevaus l'un de l'autre. Si influence il y a eu, elle est donc plutôt dans l'autre sens, une telle représentation ayant pu inspirer Platon pour son image de l'âme tripartite) |
[246a] ...
Donc, concernant son immortalité (de l'âme, divine aussi bien qu'humaine), cela est sans doute suffisant, (2) mais concernant son idea, (3) il faut parler ainsi : ce qu'elle est, c'est [l'affaire] d'un exposé à tous points de vue tout à fait divin et long, mais ce à quoi elle ressemble, d'un [exposé] à la portée d'un homme et plus court. Parlons donc ainsi. Eh bien, elle ressemble à un certain pouvoir (4) qui se développe simultanément dans un chariot ailé et un cocher. (5) Eh bien donc pour les dieux, les chevaux et les cochers sont eux-mêmes tous bons et issus de bonnes [origines], [246b] mais pour les autres, ça a été mélangé, et pour commencer donc, le principe directeur en nous tient les rênes d'un attelage de deux [chevaux], ensuite, des chevaux, l'un est par lui-même beau et aussi bon et issu de telles [origines], mais l'autre, issu d'[origines] contraires et le contraire ; difficile donc et déplaisante de toute nécessité, la tenue des rênes dans notre cas.
[253c] ...
Comme au commencement de ce mythe, nous avons divisé en trois [parties] chaque âme, deux d'une part de certaines sortes en forme de cheval, (6) une troisième d'autre part de la sorte relevant du cocher, et maintenant encore, que pour nous cela reste ainsi. [253d] Mais maintenant, de ces chevaux, l'un, disons-nous, [est] bon, l'autre pas, mais quelle [est] l'excellence du bon ou, du mauvais, la mauvaiseté, nous ne l'avons pas expliqué en détail, mais il faut maintenant [le] dire. Eh bien donc, l'un des deux, qui est dans la plus belle situation : l'air droit (7) et bien articulé, l'encolure haut dressée, les naseaux retroussés, blanc à voir, aux yeux noirs, amoureux d'honneur en accord avec [la] modération et [la] pudeur, compagnon de l'opinion vraie, n'ayant pas besoin de coups, [c'est] seulement par une exhortation et [253e] un logos [qu']il est conduit. L'autre au contraire [est] tordu, assemblé beaucoup au hasard, l'encolure forte et courte, la face camarde, de couleur noire, aux yeux glauques injectés de sang, compagnon de la démesure et de la vantardise, velu autour des oreilles, sourd, obéissant à peine au fouet accompagné des aiguillons. (8)
(Vient ensuite la description de ce qui arrive quand cette âme se trouve en présence d'une personne aimée, du comportement contraire de chacun des deux chevaux, des difficultés rencontrées par le cocher, de la manière dont lui et le cheval blanc finissent par céder au cheval noir avant, à la longue, de le rendre plus raisonable et obéissant).
[L'interlocuteur de Socrate dans cette section est Glaucon]
(vers la section précédente : la justice dans la cité)
[434d] [...] Ne disons rien encore là-dessus, repris-je, de manière trop catégorique, mais si effectivement par nous, cet eidos (9) allant en chacun des hommes individuellement est dit d'un commun accord être là aussi [la] justice, à partir de ce moment-là, nous [y] consentirons ensemble, car que pourrions-nous dire encore ? Si par contre, [ce n'est] pas [le cas], alors, nous examinerons autre chose. Mais maintenant, menons à son terme l'examen que nous avons supposé, si nous entreprenions tout d'abord de contempler la justice dans quelque chose de plus grand parmi celles qui la possèdent, [rendre] plus facile d'observer en détail ce qu'elle est en un seul homme. (10) Et [434e] il nous a semblé que c'était une cité et ainsi nous avons fondé la meilleure dont nous étions capables, sachant bien qu'elle serait bien sûr dans la bonne. Donc ce qui s'est montré à nous là, reportons-le sur l'individu, (11) et si bien sûr ça concorde, ce sera beau, mais si quelque chose d'autre est mis à jour dans l'individu, revenant une nouvelle fois sur la cité, nous la mettrons à la question et [435a] vraisemblablement, en les examinant et en les frottant l'une contre l'autre, comme des morceaux de bois frottés pour allumer un feu, nous ferons jaillir étincelante la justice et, devenue visible, nous l'affermirions en nous-mêmes.
Mais, dit-il, tu parles d'une manière de cheminer et il convient de faire ainsi.
Eh bien donc, repris-je,
ce que justement on appellerait le même [qu'il soit] plus grand ou plus petit se trouve-t-il être dissemblable en cela même par quoi il est appelé le même, ou semblable ? (12)
Semblable, dit-il.
[435b] Et donc un homme juste ne diffèrera en rien d'une cité juste du point de vue de l'eidos même de la justice (13) mais sera semblable ?
Semblable, dit-il.
Mais en tout cas, la cité du moins a semblé être juste quand trois familles de natures (14) qui sont en elle menaient chacune à bien leur propre [activité], et d'autre part modérée et courageuse et sage du fait de certaines autres dispositions et habitudes (15) de ces familles elles-mêmes.
Vrai, dit-il.
Et donc
l'individu, l'ami, nous estimerons pareillement, ces mêmes [435c] eidè, s'ils les possède dans son âme, pour que, du fait des mêmes dispositions, il soit estimé à bon droit digne de chacun de ces mêmes noms que pour la cité.
Tout à fait nécéssaire, dit-il.
Alors
[c'est] sur un examen certes facile, étonnant [ami], (16) que nous sommes tombés relativement à l'âme : [savoir] si elle possède ces trois eidè en elle ou pas !
Nous ne me semblons pas du tout, dit-il, sur quelque chose de facile ! Car probablement, Socrate, ce qu'on dit est vrai, que difficile est le beau. (17)
C'est clair, repris-je. Et sache donc bien, Glaucon, quelle est [435d] mon opinion : de manière précise, cela, certes, au moyen de cheminements tels que ceux que nous utilisons à présent dans nos discours, nous ne l'appréhenderons jamais ; (18) en effet, un autre chemin plus long et demandant plus de temps [est] celui y conduisant ; peut-être pourtant [quelque chose] de tout ce qui a été dit et examiné auparavant [y conduirait] de manière valable. (19)
Ne faut-il donc pas s'en estimer heureux ? (20) dit-il. Car pour moi en effet, pour le moment du moins, ça [m']irait de manière suffisante.
(21)
Mais en tout cas, dis-je, à moi aussi du moins, ça me suffira amplement.
Eh bien donc, ne te décourage pas, dit-il, mais examine.
[435e] N'est-il donc pas, pour nous, repris-je, tout à fait nécessaire de convenir qu'en effet, en chacun de nous, eidè et manières d'être (22) sont les mêmes que dans la cité ? Car ils ne sont probablement pas venus là d'ailleurs. Car il serait ridicule de penser que l'amour-propre (23) n'est pas né dans les cités à partir des individus, ceux-là même qui possèdent aussi cette réputation, comme ceux [qui viennent] de Thrace et de Scythie et en gros de la région nord, ou le goût pour l'étude, (24) pour lequel on pourrait plus particulièrement [436a] attribuer la réputation à notre région, ou le goût des biens matériels, (25) celui dont on peut dire qu'il n'est pas mince chez les Phéniciens et le long du Nil.
Et comment ! dit-il.
Donc il en est bien ainsi, repris-je, et il n'est en rien difficile de [le] reconnaître.
Non, en effet.
Mais maintenant, ceci [est] difficile : [décider] si [c'est] par le même ça [que] nous agissons à chaque fois, ou si, puisqu'ils sont trois, chaque fois par quelque chose de différent. (26) Étudions-nous donc par un autre, faisons-nous preuve de caractère (thumoumetha) (27) d'autre part par autre chose de ce [qui est] en nous, désirons-nous enfin par quelque autre chose les plaisirs de la nourriture et de l'engendrement et tous ceux, autant qu'ils sont, frères de ceux-ci, (28) [436b] ou agissons-nous par l'âme tout entière dans chacun de ces cas quand nous nous mettons en mouvement. Ces [points] seront ceux difficiles à débrouiller convenablement par un logos.
Il me semble aussi, dit-il.
Entreprenons donc de fixer ainsi des limites [pour voir] si c'est les mêmes pour les uns et les autres ou d'autres.
Comment ?
[Il est] clair que le même ne consentira pas à faire ou à subir en même temps les contraires, du moins selon le même et par rapport au même, (29) si bien que, si nous découvrons en eux ces [situations] se produisant, nous saurons que ce n'était pas le même,[436c] mais plusieurs.
Bien !
Vois maintenant ce que je dis.
Dis, dit-il.
Être au repos, repris-je, et bouger, [pour] le même selon le même, est-ce qu'en même temps, [c'est] possible ?
Nullement !
Mettons-nous donc d'accord de façon encore plus précise, pour qu'en avançant, nous ne nous disputions pas d'une manière ou d'une autre. Si en effet quelqu'un disait d'un homme étant au repos mais bougeant les mains et la tête, que le même est au repos et bouge en même temps, nous estimerions, je pense, [436d] qu'il ne faut pas parler ainsi, mais [dire] que quelque chose de lui est au repos, et autre chose bouge, n'est-ce pas ?
Oui.
Et donc, s'il poussait encore plus loin le badinage, celui qui parle ainsi,
se croyant plein d'esprit [en disant] que les toupies, en tout cas, sont tout entières au repos et en même temps bougent aussi, lorsque, leur pointe fichée à la même [place], elles tournent autour, ou aussi qu'autre chose tournant en cercle à la même place fait cela, nous n'approuverions pas parce que [ce n'est] pas selon les mêmes [parties] d'elles-mêmes [436e] [que] de telles [choses] à ce moment-là restent en place et sont transportées, mais nous dirions que celles-ci ont en elles du droit et du tournant, et que, selon le droit, elles sont en repos, car elles ne penchent en aucune manière, mais selon le tournant, elles bougent en cercle, mais que quand la direction droite penche soit vers la droite, soir vers la gauche, soit vers l'avant, soit vers l'arrière en même temps que ça tourne, alors ça n'est en aucune manière au repos.
Et correctement en effet, dit-il.
Rien donc dans de tels propos ne nous frappera de stupeur et pas davantage ne nous convaincra que quelque chose puisse un jour, étant le même, en même temps selon [437a] le même par rapport au même subir ou encore être ou encore faire les contraires. (30)
Sûrement pas moi en tout cas, dit-il.
Mais néanmoins, repris-je, pour que nous ne soyons pas obligés de nous étendre en parcourant jusqu'au bout toutes les contestations de ce genre et en établissant solidement qu'elles ne sont pas vraies, supposant qu'il en est ainsi là-dessus, allons de l'avant en convenant que si à un moment ou à un autre cela apparaît autrement que comme ça, tout ce qui aura été accordé par nous à partir de ça sera abandonné. (31)
Allons ! Il faut, dit-il, faire ainsi.
[437b] Donc est-ce que, repris-je, le [fait de] faire un signe d'approbation par rapport au [fait de] faire un signe de désapprobation et le [fait de] convoiter quelque chose pour [le] prendre par rapport au [fait de le] refuser et le [fait d']attirer à soi par rapport au [fait de] repousser, poses-tu toutes les [choses] de ce genre au nombre des contraires les unes aux autres, soit activités, soit affections, car cela ne fera aucune différence ? (32)
Mais, reprit-il, parmi les contraires !
Eh bien quoi ? Repris-je, soif et faim et l'ensemble des désirs et aussi le [fait de] consentir et le [fait de] vouloir, tout cela, [437c] ne [le] poserais-tu pas quelque part dans ces sortes [de choses] (eidè) dont il a été parlé à l'instant ? Par exemple, à chaque fois, l'âme de celui qui désire, ne [la] diras-tu pas en vérité convoiter ce qu'elle désire ou attirer à elle ce qu'elle veut qui se produise, ou encore, pour autant qu'elle consent à ce que lui soit procuré quelque chose, approuver cela en elle-même comme faisant un signe à quelqu'un l'interrogeant, cherchant à obtenir en outre de cela la production ?
Moi ? Certes !
Mais quoi ? Le non-vouloir (33) et ne pas consentir ni souhaiter, [les] poserons-nous du côté du repousser et du chasser loin d'elle et du côté de tous les contraires de ceux-là ? (34)
[437d] Comment en effet [ne serait-ce] pas [le cas] !
Donc parmi tout ce qui se comporte ainsi, dirons-nous qu'il est une certaine sorte (eidos) de désirs, et [que] les plus manifestes de ceux-là même [sont] celui que nous appelons « soif » et celui que [nous appelons] « faim » ? (35)
Nous le dirons, reprit-il.
Donc l'un de boisson, l'autre de nourriture ?
Oui.
Et alors,
en tant qu'elle est soif, serait-elle dans l'âme désir de quelque chose de plus que de ce que nous disons, comme par exemple, une soif est soif, à savoir précisément de boisson chaude ou froide, ou abondante ou en petite quantité, ou en un mot de quelque chose de buvable d'une certaine sorte, ou plutôt, si une certaine chaleur (36) était associée [437e] à la soif, cela induirait en plus le désir du froid, si par contre [un certain] froid, du chaud, ou si du fait d'une longue présence, la soif était grande, cela produirait celui d'une grande [quantité], si par contre peu intense, de peu ? (37) Mais par contre, le [fait d']avoir soif en tant que tel ne pourrait jamais devenir désir d'autre chose que de cela même en vue de quoi il est né, (38) d'une boisson en elle-même, et de même le [fait d']avoir faim, d'une nourriture ?
Ainsi, dit-il : en lui-même du moins, chaque désir [est] seulement de cela même en vue de quoi il est né, les « de telle ou telle manière » venant en plus.
[438a] Que quelqu'un, repris-je, parce que nous serions en manque de réflexion [sur cette question], ne nous trouble vraiment pas, [en disant] que personne ne désire une boisson, mais une boisson appropriée, et pas une alimentation, mais une alimentation appropriée, car tous en effet désirent les bonnes [choses] ; (39) si donc la soif est un désir, elle [le] serait de [quelque chose] d'approprié, soit boisson, soit quelque autre chose dont elle est désir, (40) et même chose pour le reste.
Peut-être en effet, dit-il, il semblerait dire quelque chose [de valable], celui qui dit ça.
Mais en tout cas, repris-je, de tout ce qui du moins est tel qu'il est [438b] de quelque chose, les uns d'une certaine sorte [le] sont de [quelque chose] d'une certaine sorte, à ce qu'il me semble, les autres, chacun en lui-même de chacun en lui-même seulement. (41)
Je n'ai pas compris, dit-il.
Tu ne comprends pas, dis-je, que le plus grand est tel qu'il est plus grand de (que) quelque chose ? (42)
Tout à fait, en effet.
Donc du (que le) plus petit ?
Oui.
Et le beaucoup plus grand du (que le) beaucoup plus petit, n'est-ce pas ?
Oui.
Et donc aussi le autrefois plus grand du (que le) autrefois plus petit, et ce qui sera plus grand de (que) ce qui sera plus petit ?
Mais comment donc ! reprit-il.
[438c] Et en outre les plus nombreux par rapport aux moins nombreux et les doubles par rapport aux moitiés et tout [ce qui est] tel, et aussi des plus lourds par rapport à de plus légers et des plus rapides par rapport aux plus lents et donc encore les chauds par rapport aux froids et tout [ce qui est] semblable, pour ceux-ci, est-ce qu'il n'en va pas ainsi ?
Tout à fait, en effet.
Mais quoi concernant ce qui a trait aux savoirs ? [N'est-ce] pas de la même façon ? Le savoir en lui-même est savoir de [ce qui est] objet d'étude en lui-même ou de quelque chose en tout cas dont il faut poser le savoir [possible], mais un certain savoir et d'une certaine sorte [438d] [est] d'une certaine sorte et d'une certaine chose. Mais [ce que] je veux dire, [c'est] ceci : lorsque le savoir relatif à la construction des maisons apparut, n'était-il pas différent des autres savoirs pour avoir été appelé « architecture » ?
Si, bien sûr !
N'est-ce donc pas par le [fait d']être quelque chose d'une certaine sorte, telle qu'aucune de toutes les autres ?
Oui.
Donc, parce qu'[à propos] de quelque chose d'une certaine sorte, elle est devenue elle-même
quelque chose d'une certaine sorte ? Et ainsi pour les autres arts et savoirs ?
C'est ainsi. aussi
Eh bien ceci, repris-je, dis-toi que c'est ce que je voulais dire tout à l'heure, si donc tu as maintenant compris : que de tout ce qui est tel qu'il est de quelque chose, (43) si [c'est] seulement eux-mêmes [qu'on envisage], ils sont de [choses] elle-mêmes, mais si [ils sont] de choses d'une certaine sorte, [ils sont] d'une certaine sorte. (44) [438e] Et je ne veux pas dire quelque chose de tel que ce de quoi ils seraient, tels aussi c'est, que donc aussi le savoir de ce qui est sain et malsain [serait] sain et malsain, et de ce qui est mauvais et bon, mauvais et bon, mais que, lorsqu'un savoir advient, non pas de cela même de quoi est le savoir, mais de quelque chose d'une certaine sorte (en l'occurrence cela était le sain et le malsain), alors il lui advient de devenir quelque chose d'une certaine sorte et cela fait qu'il n'est plus appelé tout simplement savoir, mais, du fait d'être devenu de quelque chose d'une certaine sorte, médecine.
J'ai compris, dit-il, et il me semble qu'il en est ainsi.
[439a] Mais alors la soif, repris-je, ne la placeras-tu pas parmi ces choses qui sont cela-même qu'elles sont pour être de quelque chose, car la soif est, sans doute...
Oui certes, reprit-il, de boisson, évidemment !
Donc, d'une boisson d'une certaine sorte, soif d'une certaine sorte aussi, mais alors la soif en elle-même [n'est] ni de beaucoup, ni de peu, ni de bon, ni de mauvais, ni en un mot de quelque chose d'une certaine sorte, mais [c'est] de la boisson en elle-même [que] la soif en elle-même est par nature.
Tout à fait en effet. (45)
De celui qui a soif donc, l'âme, en tant qu'elle a soif,
ne veut pas autre chose [439b] que boire, et elle aspire à cela et elle se met en mouvement vers cela.
Tout à fait clair.
Donc si à l'occasion quelque chose la tire en sens opposé quand elle a soif, ce serait quelque chose d'elle différent de ce qui a soif et la conduit comme une bête sauvage vers le boire, car en effet, disons-nous, le même assurément par le même de lui-même en vue du même ne ferait pas en même temps les contraires. (46)
Eh bien non en effet.
Comme
en vérité, je pense, à propos de l'archer, ce n'est pas parler de belle manière (47) que [de dire] qu'en même temps ses mains repoussent et attirent l'arc, mais qu'autre [est] la main repoussant et autre la main attirant.
[439c] Tout à fait en effet, dit-il.
Eh bien dirons-nous qu'il est des personnes qui, quand elles ont soif, ne veulent pas boire ?
Absolument certes, dit-il, et beaucoup et souvent.
Que faut-il donc, dis-je, qu'on dise à leur sujet, sinon qu'il est d'une part dans leur âme ce qui pousse et qu'il est en [elle] d'autre part ce qui fait obstacle à boire, étant autre et l'emportant sur ce qui pousse ? (48)
Pour moi en effet, dit-il, ça semble [être le cas].
Est-ce que donc ce qui fait obstacle à de tels [actes] ne prend pas naissance, quand [439d] il prend naissance, à partir du raisonnement, alors que tout ce qui pousse et tire survient du fait des affections et des maladies ?
Il semble.
[Il ne serait] alors pas déraisonnable, repris-je, que nous soutenions que ces [parties] sont deux et différentes l'une de l'autre, appelant l'une par quoi elle raisonne « [partie] raisonnante » (logistikon) de l'âme, l'autre, par quoi elle aime (49) et a faim et soif et est excitée par les autres désirs, « [partie] privée de raison (alogiston) et désirante (epithumètikon) », compagne de certaines satisfactions et [de certains] plaisirs. (50)
[439e] Non, mais vraisemblablement, dit-il, nous pourrions penser [qu'il en est] ainsi.
Eh bien ! que soit donc fixé pour nous, repris-je, que ces deux eidè sont présents dans l'âme ; mais maintenant, celui du caractère (thumos) et par quoi nous faisons preuve de caractère (thumoumetha), (51) est-ce un troisième ou auquel de ces deux serait-il apparenté ?
Peut-être,
dit-il, à l'un des deux, à la [partie] désirante (epithumètikon).
Mais, repris-je, pour l'avoir entendu un jour, j'ajoute quelque foi à ceci, que donc Léontios, [fils] d'Aglaion, montant du Pyrée le long du mur septentrional à l'extérieur, voyant des cadavres étendus près de chez l'exécuteur public, (52) à la fois désirait [les] observer et à la fois au contraire était indigné et se détournait, et pendant un certain temps, aurait lutté et se serait couvert [le visage], [440a] mais vaincu par le désir, ouvrant grand les yeux, courant vers les cadavres : « Voilà pour vous », dit-il, « mauvais démons, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! »
J[e l]'ai
entendu, dit-il, moi aussi.
Cette histoire, assurément, dis-je,
signifie que l'agitation intérieure (53) lutte parfois contre les désirs comme étant autre par rapport à autre [chose].
Il signifie en effet [cela], dit-il.
Est-ce que par ailleurs aussi, dis-je, nous ne percevons pas bien souvent, [440b] quand des désirs font violence à quelqu'un à l'encontre du raisonnemment, (54) celui-ci s'adressant des reproches et se mettant en colère (thumoumenon) (55) contre ce qui fait violence en lui et comme deux se révoltant, le caractère (thumos) d'un tel [homme] se mettant au service de la raison ? Mais celui-ci faisant cause commune avec les désirs pour agir contre la raison démontrant qu'il ne faut pas, je pense que tu ne diras pas avoir un jour perçu quelque chose de tel se produisant en toi, et pas plus, je pense, en quelqu'un d'autre. (56)
Non, par Zeus ! dit-il.
[440c] Mais quoi, repris-je, quand quelqu'un pense agir injustement, plus il est d'un caractère noble, (57) moins il est capable de se fâcher, (58) ayant faim et ayant
froid et souffrant n'importe quelles autres affections de ce genre de la part de celui qu'il estimerait faire tout cela de manière juste et, ce que je veux dire, son caractère (thumos) ne le porte pas à s'exciter contre lui. (59)
Vrai, dit-il.
Mais quoi, quand
quelqu'un pense être victime d'une injustice : ne bout-il pas (le thumos) (60) dans ce [cas] et n'a-t-il pas du mal à le supporter et ne se met-il pas au service de ce qui [lui] semble juste et, confronté au [fait d']avoir faim et d'avoir froid et de souffrir n'importe quelles autres affections de ce genre, [440d] [le] supportant, a le dessus et ne cesse ses assauts de noblesse (61) avant ou qu'il ait été jusqu'au bout de ce qu'il peut faire ou qu'il atteigne sa propre fin ou que, comme un chien par le pâtre, rappelé par la raison qui est auprès de lui, il se calme ?
Eh bien en effet, dit-il, ça ressemble tout à fait à ce que tu dis, et en vérité, dans notre cité, nous avons bel et bien établi les
auxiliaires comme des chiens obéissant aux dirigeants comme aux pasteurs de la cité. (62)
[C'est] en effet de belle manière, (63) repris-je, [que] tu comprends ce que je veux dire, mais est-ce qu'en plus de cela, tu es aussi viscéralement convaincu (enthumèi) de ceci ? (64)
[440e] De quoi ?
Que ça nous apparaît le contraire de tout à l'heure concernant l'amour-propre (thumoeides). (65) Alors en effet, nous le pensions être quelque chose comme un désir, mais maintenant nous disons qu'il s'en faut de beaucoup et que bien plutôt, dans cas de désaccord dans l'âme, celui-ci se bat avec la [partie] raisonnante (logistikon). (66)
Tout à fait, dit-il.
Est-ce donc étant autre aussi que celle-ci ou [étant] une certaine sorte (eidos) de [partie] raisonnante, si bien qu'il y aurait non pas trois mais deux eidè dans l'âme, la [partie] raisonnante (logistikon) et la [partie] désirante (epithumètikon) ? Ou, comme dans la cité qui contenait en elle des familles (genè) [441a] étant [au nombre de] trois, [le genre] commerçant, [le genre] auxiliaire et [le genre] délibérant, (67) ainsi aussi dans l'âme celle-ci est une troisième [partie], l'amour-propre (thumoeides), étant auxiliaire de la [partie] raisonnante (logistikon) par nature, à moins qu'elle ne soit corrompue par une mauvaise éducation ? (68)
Nécessairement, dit-il, une troisième.
Oui, repris-je, si effectivement, elle apparaît comme quelque chose d'autre que
la [partie] raisonnante (logistikon), comme elle est apparu être quelque chose d'autre que
la [partie] désirante (epithumètikon).
Mais ce n'est pas difficile, dit-il,
à faire apparaître, car en effet, on peut effectivement voir ceci aussi chez les enfants, en ce que, de caractère (thumos), ils sont pleins dès la naissance, de raison (logismos) par contre, les uns me semblent ne jamais recevoir [441b] leur part, et le grand nombre parfois tard !
Oui par Zeus, repris-je, tu parles en effet de belle manière ! Et aussi dans les bêtes, on pourrait voir ce que tu dis, que ça se passe ainsi. (69) En plus de tout ça aussi, ce que nous avons cité quelque part auparavant, ce [propos] d'Homère portera témoignage, le :
Mais, frappant sa poitrine, il apostropha son cœur par ces paroles (70)
car là en effet, Homère a clairement représenté comme quelque chose réprimandant autre chose [441c] ce qui raisonne à propos du meilleur et du pire et ce qui se met en colère (thumoumenôi) de manière irraisonnée. (71)
Parfaitement, dit-il, tu parles correctement.
Eh bien donc, ces [questions], repris-je, nous avons avec peine nagé à travers [elles] (72) et il a été suffisamment convenu entre nous que les mêmes familles (genè) que dans la cité sont en l'âme de chacun d'entre nous et en nombre égal.
(vers la section suivante : La justice dans l'âme)
Compléments
On trouvera ci-après la traduction de deux autres textes relatifs à l'âme tripartite : d'une part une autre image qu'en donne Socrate vers la fin de la République, qui associe un homme, un lion et un monstre polycéphale dans une enveloppe à forme humaine, et d'autre part un court extrait du Timée qui distingue dans l'âme une partie immortelle, la partie raisonnante (logistikon), d'une partie mortelle qui regroupe la partie désirante (epithumètikon) et la partie que j'ai appelée « amour-propre » (thumoeides) en les distinguant par une localisation différente de chacune dans le corps : tête pour la partie raisonnante immortelle, poitrine pour l'« amour-propre » (thumoeides) et ventre pour la partie désirante (epithumètikon).
Une autre image de l'âme
République, IX, 588b10-589b7
Socrate vient de faire admettre à Glaucon que l'homme juste l'emporte de beaucoup sur l'homme injuste, non seulement en matière de plaisirs, mais plus encore en matière de bonne tenue (euschèmosunè), de beauté (kallos) et d'excellence (aretè). Il propose de répondre maintenant à l'objection faite au début du dialogue, qui prétend que l'injustice est avantageuse à l'homme parfaitement injuste pourvu qu'il paraisse juste (cf. II, 361a, sq.). À Glaucon qui lui demande comment s'y prendre, il répond :
[588b] ...
En modelant une image de l'âme par le logos afin que celui qui tient ces propos voie tel [que c'est] ce dont il parle.
[588c] Une [image] telle que quoi ? Reprit-il.
Telle que, repris-je, les anciennes productions de la nature qu'on raconte s'être manifestées, celle de la Chimère et celle de Scylla
et de Cerbère et certaines autres qui sont dites avoir combiné ensemble en continuité plusieurs formes (ideai) pour se manifester comme une seule.
On [le] dit en effet, dit-il.
Eh bien ! Modèle une forme (idea) d'animal complexe (73) et aux multiples têtes, ayant en cercle des têtes d'animaux domestiques et sauvages et capable de changer et de faire croître de lui toutes celles-ci.
[588d] D'un modeleur terriblement habile, dit-il, [c'est] le travail, mais pourtant, puisque le logos [est] plus facile à modeler que la cire et les [matériaux] de ce genre, que ce soit façonné.
Eh bien ! maintenant [modèle] une autre forme (idea) de lion, et une d'homme, mais que soit beaucoup plus grande la première et seconde [en taille] la seconde.
Celles-là, dit-il, [sont] plus faciles
et c'est modelé.
Eh bien ! Attache ensemble en une seule celles-ci qui sont trois pour en quelque sorte les unir les unes aux autres en un tout.
C'est attaché.
Modèle maintenant
autour de celles-ci une unique image externe, celle de l'homme, de manière que, pour qui ne peut voir les [composants] à l'intérieur, mais [588e] qui voit seulement l'enveloppe extérieure, cela paraisse un seul être vivant, un homme.
J'ai modelé autour, dit-il.
Disons maintenant à celui qui dit qu'il est avantageux pour cet homme de commettre des injustices mais qu'accomplir des actes justes n'est d'aucune utilité qu'il ne fait rien de plus que de dire qu'il est avantageux pour lui, en engraissant la bête multiforme, de la rendre vigoureuse, comme aussi le lion et tout [ce qui est] autour du lion, et par contre [589a] d'affamer l'homme et de le rendre sans force pour qu'il puisse être tiré dans la direction où l'un ou l'autre des deux [le] conduirait et de ne jamais accoutumer l'un à l'autre chacun des deux autres ni de les rendre amis, mais de les laisser se mordre entre eux et, en se battant, se dévorer l'un l'autre.
[C'est] tout à fait en effet, dit-il, ce que dirait celui qui fait l'éloge du [fait de] commettre des injustices !
Eh bien ! Au contraire, celui qui dit que sont avantageux les [actes / comportements / propos...] justes dirait qu'il faut pratiquer ceux-ci et dire ceux-ci, grâce à quoi l'homme [589b] intérieur sera au plus haut point maître de l'homme et veillera sur la créature aux multiples têtes, comme un cultivateur, nourissant et apprivoisant les domestiques, mais empêchant de croître les sauvages, (74) faisant de la nature du lion une alliée dans le combat, s'inquétant de tous dans l'intérêt commun, (75) les rendant amis les uns avec les autres et avec lui-même, ainsi [les] élévera-t-il.
[C'est] certainement en effet ce que dirait à son tour celui qui fait l'éloge du juste.
Un mythe vraisemblable (extrait) : âme mortelle et immortelle
Timée, 69b8-71e2
Cet extrait du Timée se trouve au début de la troisième partie du dialogue, qui, après que Timée a évoqué successivement dans ce qu'il qualifie lui-même avant de commencer de « mythe vraisemblable » (eikota muthon, Timée, 29d2), la place de la raison, puis celle de la nécéssité, décrit l'ouvrage résultant de la coopération entre la raison et la nécessité, ou, si l'on préfère, de l'action de la raison sur la matière ayant à prendre en compte les contraintes de la nécessité, c'est-à-dire notre Univers et nous les hommes qui en sommes une partie. Ce récit repart du désordre initial dans lequel le dieu créateur vient mettre de l'ordre.
[69b] ...
Mais tout cela, [69c] il (le dieu créateur) l'a tout d'abord mis en ordre, ensuite, à partir de tout cela, il composa ce tout-ci, (76) vivant unique ayant en lui-même tous les vivants mortels et immortels. Et des divins, lui-même devient l'artisan, mais la génération des mortels, il ordonna à ceux qu'il avait lui-même engendrés d'[en] être les artisans. (77) Et eux [l']imitant, (78) ayant reçu le principe immortel de l'âme, après cela façonnèrent au tour tout autour pour lui un corps mortel et lui donnèrent tout le corps comme véhicule, (79) et ils ajoutaient en lui une autre sorte (eidos) d'âme, la mortelle, ayant en elle des affections [69d] terribles et contraignantes (80), en premier lieu le plaisir, plus grand appât du mauvais, ensuite les peines, [cause de] fuite [loin] des bons [comportements / actions...], (81) et puis encore la hardiesse et la peur, deux conseillers dénués de sagesse, et le thumos difficile à calmer par des paroles, (82) et l'espoir facile à tromper ; ayant mélangé ensemble tout cela avec la sensation dénuée de raison et l'amour prêt à tout entreprendre, ils ont composé de manière nécessaire l'espèce (genos) mortelle. Et pour ces [raisons] donc, craignant de souiller la divine, parce que ce n'était pas une nécessité absolue, ils logèrent à l'écart de celle-ci, dans [69e] une autre demeure du corps, la mortelle, construisant un passage étroit et une délimitation entre la tête et la poitrine en posant le cou entre elles afin qu'elles soient à part l'une de l'autre. (83) Et donc, dans la cage thoracique et ce qui est appelé tronc (84) ils attachèrent l'espèce mortelle de l'âme et, puisque s'était développé d'un côté le meilleur d'elle, de l'autre le pire, ils construisirent à nouveau une délimitation dans la cavité du tronc, comme [70a] la demeure des hommes séparée de celle des femmes, posant les membranes [appelées] diaphragme (85) au milieu d'eux.
Donc la [partie] de l'âme participant au courage et au caractère (thumos), (86) étant amie de la victoire, ils [la] logèrent la plus proche des deux de la tête entre les membranes [du diaphragme] et le cou pour que, étant complètement à l'écoute du logos, par la force mise en commun avec lui, elle puisse se rendre maître de l'espèce des désirs quand, au commandement et au logos venant de la citadelle d'en haut, (87) elle ne voudrait en aucune manière se soumettre de son plein gré. Quant au cœur (88) donc, [70b] nœud des vaisseaux et source du sang circulant avec force dans tous les membres, ils l'installèrent dans l'habitation destinée à la garde princière (89), pour que, quand bouillirait l'ardeur du caractère (thumos) du fait du logos annonçant alentour que quelque action injuste se produit à leur encontre du dehors ou encore quelqu'une venant des désirs à l'intérieur, rapidement à travers tous les plus étroits vaisseaux, tout ce qui [est] apte à percevoir dans le corps percevant les exhortations et les menaces devienne prêt à écouter et [les] suive en tous points et qu'ainsi le meilleur parmi eux [70c] tous, (90) ils [le] laissent diriger. Et en outre, pour le palpitement du cœur dans l'attente d['événements] redoutabes et l'éveil de la colère (thumos), (91) anticipant que [c'est] par le feu [que] toute enflure de ce genre devait se produire chez ceux qui se mettent en colère (thumoumenôn), imaginant pour lui un renfort, ils l'ont implanté dans l'idea du poumon, (92) tout d'abord mou et privé de sang, ensuite ayant, percées en son intérieur, des cavités comme celles d'une éponge, pour que, recevant l'air et la boisson [70d] [le] rafraîchissant, il permette dans la fièvre la reprise du souffle et le soulagement. C'est pourquoi donc, ils on percé les canaux de la trachée-artère vers le poumon et l'ont placé autour du cœur comme un amortisseur pour que, chaque fois que la colère (thumos) serait en lui au plus haut, bondissant vers quelque chose qui cède et étant rafraîchi, souffrant moins, il soit plus capable de se soumettre au logos avec la colère (thumos).
Et en outre, ce qui, dans l'âme [est] désirant (epithumètikon) des nourritures et des boissons et de tout ce dont il a besoin du fait de la nature du corps, cela, [70e] ils [le] logèrent dans l'intervale entre les membranes [du diaphragme] et la limite vers le nombril, fabriquant dans tout cet espace comme une mangeoire pour le nourrissement du corps, et ils attachèrent là ce qui est tel, comme une créature sauvage mais [qu'il est] nécessaire de nourrir attachée si tant est que doive un jour être mortelle une quelconque espèce, pour que donc, se nourrissant toujours devant sa mangeoire et habitant au plus loin de la [partie] délibérante, produisant le moins possible de tumulte et de bruit, [71a] il laisse délibérer la [partie] la plus forte (93) dans le calme sur tout ce qui est avantageux collectivement et individuellement. Pour ces [raisons], ils lui donnèrent là sa place, et sachant d'autre part que celui-ci n'était pas en situation d'écouter le logos, et aussi que si par hasard il recevait sa part de certaines de ces perceptions, ne serait pas implanté en lui le [pouvoir de] prêter attention à certains de ces logoi, mais qu'il serait plutôt charmé par des images et des visions de nuit comme en plein jour, un dieu, formant donc un projet à ce [sujet], y adjoignit l'idea (94) [71b] du foie et le posa dans cette demeure, l'imaginant (95) compact et lisse et brillant et doux et ayant de l'amertume, pour qu'en lui, la puissance des pensées transmise à partir de l'esprit / intelligence (noûs), comme dans un miroir recevant des figures et permettant de voir des images, l'effraye à chaque fois que, se servant de la part innée d'amertume ajoutée désagréable sous la menace, [la] mélangeant rapidement à travers tout le foie, elle ferait paraître dedans des couleurs bilieuses, [la] rétrécissant, elle [le] ferait tout contracté et dur, [71c] courbant le lobe et les vésicules et les portes à partir de [leur position] droite et [les] repliant sur eux-mêmes, les obstruant et les fermant, elle provoquerait des douleurs et des nausées, et quand au contraire quelque souffle de douceur venant de la pensée peindrait des visions contraires, provoquant la cessation de l'amertume par le [fait de] ne vouloir ni bouger, ni s'attacher à la nature contraire à la sienne, utilisant à son égard la douceur qui lui est naturelle, et [71d] redressant tout de lui droit et lisse et libre, (96) elle rendrait enjouée et heureuse la partie de l'âme logée autour du foie, [celle-ci] ayant un comportement mesuré pendant la nuit en faisant usage de la divination (97) pendant le sommeil, car au logos et à la pensée raisonnable, (98) elle n'a pas part. Ceux qui nous ont assemblé en effet, se souvenant de l'ordre de leur père lorsqu'il leur avait ordonné d'imaginer (99) l'espèce mortelle la meilleure possible, redressant donc ainsi le défectueux [71e] en nous pour qu'il ait quelque contact avec la vérité, établirent en cela le pouvoir de rendre des oracles. (100)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) Le discours sur l'âme a commencé en 245c2, où Socrate a insisté sur le fait qu'« il est nécessaire, concernant la nature de l'âme, divine aussi bien qu'humaine, en observant ses affections et ses actions, de connaître le vrai » (dei psuchès phuseôs peri, theias te kai anthrôpinès, idonta pathè te kai erga, thalèthes noèsai, 245c2-4). Il a ensuite parlé de l'âme (psuchè) comme principe de mouvement et, à ce titre, immortelle (« toute âmes est immortelle car ce qui se meut lui-même est immortel » (psuchè pasa athanatos, to gar autokinèton athanaton, 245c5 selon la leçon du papyrus d'Oxyrynchos 1017 retenue par Robin). (<==)
(3) Je ne traduis pas le mot idea tant ce mot est piégé après près de vingt-cinq siècles de commentaires de Platon influencés par ceux d'Aristote, qui ne l'avait pas compris. Au sens premier, le mot, qui dérive d'une racine signifiant « voir », signifie « apparence pour la vue, aspect extérieur » d'une chose. Il est bien évident qu'à propos de l'âme, qui est immatérielle, ce n'est pas ce sens qu'a le mot ici. Par extension vers un sens collectif, idea peut désigner n'importe quelles caractéristiques communes que partage une pluralité considérée sous un certain point de vue, comme d'ailleurs le mot eidos de sens très voisin. Au livre X de la République, dans une discussion sur les différentes sortes de lits, le Socrate de Platon explique la différence qu'il a décidé, de manière plus ou moins arbitraire, de faire entre ces deux mots : il réserve le mot eidos, quand le contexte le nécessite et qu'il faut le disitnguer d'idea, à ce que les hommes se posent, chacun pour soi, et ajustent toute leur vie, pour donner sens aux mots qu'ils emploient, et le mot idea à ce qui est la cible objective commune de tous ces eidè, différents d'une personne à une autre, et qui, elle, n'est pas une création humaine mais fait qu'on peut se comprendre avec des mots même si on ne leur donne pas tous exactement le même sens. Mais l'idea n'est pas la « chose » elle-même (auto to ***), mais ce que peut en percevoir l'esprit / intelligence (noûs) humaine en tant que telle, et non pas l'une ou l'autre de ses instanciations dans des personnes particulières, avec leur limitations propres. Bref, l'eidos intervient dans la problématique de nommage et l'idea dans la problématique d'intelligibilité. Dans cette perspective, « idée » dans son sens usuel non platonicien est une traduction acceptable de ce mot. On pourrait aussi le traduire ici par « principe d'intelligibilité », puisque justement, ce que cherche à nous faire comprendre Socrate, c'est ce qu'est l'âme, même s'il le fait à l'aide d'images qui sollicitent la vue, ou au moins l'imagination, et à partir de l'eidos que lui s'est posé. En parlant d'idea, et non d'eidos, il veut justement faire comprendre que ce qu'il cherche, c'est bien à faire comprendre, autant que le permet l'intelligence humaine, par un exposé « à la portée d'un homme » (anthrôpinès, 246a5), ce que nous pouvons en connaître, pas seulement ce que lui en pense à titre personnel, même si c'est à partir de cela qu'il le fait. (<==)
(4) Plusieurs leçons existent pour les premiers mots de cette phrase. La leçon retenue par Burnet dans l'édition des OCT et par Moreschini dans la nouvelle édition Budé du Phèdre (1994) est eoiketô dè sumphutôi dunamei... Robin, dans l'ancienne édition Budé (1933), retenait la leçon eoike tôi dè sumphutôi dunamei..., qui est celle que je traduis. Dans cette lecture, tôi est le datif, ici féminin pour l'accord avec dunamis (c'est la même forme pour les trois genres), singulier attique de tis (« un certain, quelqu'un »), et non pas le datif de l'article, puisque dunamis, féminin, appellerait tèi et non pas tôi, qui ne peut être que masculin ou neutre. Si l'on se souvient qu'au temps de Platon, il n'y avait pas d'espace entre les mots dans les textes écrits et que le iota des diphtongues avait tendance à disparaitre et ne sera remplacé par des iota souscrits que plus tard, et que la différence entre les deux leçons est la question de savoir si la suite de lettres eoiketô constitue un ou deux mots et s'il faut un iota souscrit sous le ô final, on peut comprendre que la question ait pu se poser aux copistes qui ont transcrit les textes originaux de Platon à l'époque où la manière d'écrire avait changé. Eoiketô en un seul mot est la troisième personne du singulier de l'impératif parfait actif du verbe eoika (« ressembler »), doit eoike est la troisième personne du singulier de l'indicatif parfait. La traduction de la leçon eoiketô serait « Qu'elle ressemble donc à un pouvoir... ». Le sens n'est pas changé, ce n'est qu'un problème de style oral. Robin justifie son choix en note en disant que « cette leçon (celle qu'il rejette, avec l'impératif) est, je crois, moins autorisée et la répétition de l'impératif me paraît peu naturelle ». (<==)
(5) « À un certain pouvoir qui se développe simultanément dans un chariot ailé et un cocher » traduit le grec tôi sumphutôi dunamei hupopterou zeugous te kai hèniochou (mot à mot « à_un_certain croissant_avec pouvoir d'un_ailé chariot aussi et cocher »). Commençons par noter que c'est par abus de langage que l'on dit que Socrate compare l'âme à un chariot ailé car, si l'on est attentif au texte, ce à quoi il compare l'âme, c'est à un pouvoir (dunamis) qu'aurait un tel chariot, ou plutôt la combinaison d'un chariot et de son cocher considérés comme le produit d'un même développement (sumphutos : étant nés / ayant poussé ensemble), pas au chariot lui-même. « Chariot » traduit le mot zeugos, qui signifie au sens premier « attelage de deux animaux réunis par un joug » (zugon), et par suite « attelage » en général, ou encore « char, chariot ». Tel que l'expression est construite, l'adjectif hupopterou (« ailé ») peut concerner le seul chariot, ou à la fois le chariot et le cocher. Dans la mesure où l'ensemble est dit sumphuton (« né / développé ensemble »), c'est-à-dire constituant un tout indissociable, c'est l'ensemble qui est supposé « ailé » et pas telle ou telle de ses parties, et comme la seule chose qui relie les uns avec les autres le cocher et les chevaux qui tirent le chariot, c'est le chariot auquel sont attelés les deux chevaux et sur lequel est monté le cocher, c'est le chariot lui-même qu'il faut supposer « ailé » et pas le cocher ou les chevaux. La suite va montrer que la compréhension de l'image requiert que seuls les deux chevaux soient capables de mouvoir l'ensemble consitué par le chariot, les chevaux et le cocher (ce qui est la réalité dans un attelage), et que supposer des ailes aux chevaux eux-mêmes est incompatible avec ce que Socrate va dire d'eux et de leur rôle. Mais de même, si l'on suppose des ailes au cocher, l'image perd toute sa signification, puisqu'il devient capable de se mouvoir sans les chevaux. Reste donc que seul le chariot est « ailé ». Mais Socrate ne nous dit pas comment le cocher peut activer ces ailes. En fait, ces ailes représentent dans l'image le fait que l'âme humaine est capable, par le travail de la raison-cocher, de s'élever vers le divin. Mais ce mouvement est un mouvement du seul esprit, de l'âme elle-même, pas du corps dont l'âme est supposée être principe de mouvement, si bien que reste vrai le fait que seul les deux chevaux peuvent mouvoir le corps-chariot. Ceci étant, il ne s'agit que d'une image, qu'il ne faut pas trop pousser dans ses moindres détails. (<==)
(6) « De certaines sortes en forme de cheval traduit le grec hippomorphô tine eidè. Ces trois mots sont au dual, le nombre grammatical grec intermédiaire entre le singulier et le pluriel réservé au cas de deux éléments. Comme le dual n'existe pas en français, je les traduis par des pluriels. Socrate ne parle pas de chevaux, mais d'eidè qui sont « hippomorphes », c'est-à-dire « qui ont la forme extérieure (morphè) d'un cheval (hippos) ». Or morphè, qui fgure en composition dans hippomorphos (dont hippomorphô est le dual), est un mot de sens très voisin d'eidos (dont eidè est le dual ou le pluriel), que Socrate utilise aussi ici pour parler d'un eidos qui serait hippomorphos, et que j'ai traduit par « sorte ». Il semble que Platon, dans la continuité des distinctions qu'il fait entre eidos et idea que j'ai évoquées dans la note 2, utilise morphè pour faire référence exclusivement à l'apparence pour la vue, la forme matérielle appréhendable par les sens, de quelque chose, ce qui est aussi le sens premier d'eidos et d'idea, qu'il utilise, eux, dans les sens dérivés applicables à des pluralités de « genre, sorte, espèce », les distinguant l'un de l'autre comme je l'ai dit en note 2. Le Socrate de Platon cherche donc à nous faire comprendre l'idea de l'âme (cf. 246a3) en y distinguant plusieurs eidè, qui, dans l'image visuelle qu'il en donne à l'aide d'éléments matériels (chariot, chevaux, cocher), ont une forme visible (morphè). (<==)
(7) « L'air droit » traduit le grec to eidos orthos, dans lequel on retrouve le mot eidos, cette fois dans son sens premier. (<==)
(8) Les deux descriptions se répondent terme à terme. On peut les mettre en parallèle comme suit et faire ainsi apparaître les neuf thématiques qui se succèdent dans ces deux portraits.
| Le bon cheval | Le mauvais cheval | |
| Aspect général | to eidos orthos l'air droit |
skolios tordu |
| Articulations | dièrthrômenos bien articulé |
polus eikèi sumpephorèmenos assemblé beaucoup au hasard |
| Encolure | hupsauchèn l'encolure haut dressée |
kraterauchèn brachutrachèlos l'encolure forte et courte |
| Tête | epigrupos les naseaux retroussés |
simoprosôpos la face camarde |
| Couleur | leukos idein blanc à voir |
melagchros de couleur noire |
| Yeux | melanommatos aux yeux noirs |
glaukommatos uphaimos aux yeux glauques injectés de sang |
| Caractère | timès erastès meta sôphrosunès te kai aidous amoureux d'honneur en accord avec [la] modération et [la] pudeur |
hubreôs kai alazoneias hetairos compagnon de la démesure et de la vantardise |
| Ouverture | alèthinès doxès hetairos compagnon de l'opinion vraie |
peri ôta lasios velu autour des oreille |
| Conduite | aplèktos, keleusmati monon kai logôi hèniocheitai n'ayant pas besoin de coups, il est conduit seulement par une exhortation et un logos |
kôphos, mastigi meta kentrôn mogis hupeikôn sourd, obéissant à peine au fouet accompagné des aiguillons |
Cette manière de faire permet d'ajuster la ponctuation, dans la mesure où certaines mises en parallèle s'imposent, comme kraterauchèn (« doté d'une encolure (auchèn) forte) répondant à hupsauchèn (« doté d'une encolure (auchèn) haut dressée »), le thème de la couleur et celui des yeux. C'est ce qui m'a amené à considérer polus, non pas comme un thème isolé, comme le suggère sa mise entre deux virgules dans les éditions (ce qui conduit au sens un peu tiré par les cheveux de « massif », à partir du sens premier de polus, qui est « nombreux »), mais comme faisant partie du thème des articulations, en le considérant comme qualifiant eikèi (« au hasard »), dans l'opposition entre un animal bien articulé (le mot dièrthrômenos est le participe parfait passif du verbe diarthroun, construit sur arthron, qui signifie « jointure, articulation ») et un animal dont les membres ont été, ou en tout cas semblent avoir été, assemblés pour la plupart au hasard (eikèi), et aussi à regrouper kraterauchèn (« au cou (auchèn) fort / puissant (kratos) ») et brachutrachèlos (« au cou (trachèlos) court (brachus) ») dans le même thème, celui de l'encolure, tout comme glaukommatos et uphaimos, qui sont deux caractéristiques concernant les yeux (ommata), dans le thème des yeux. (<==)
(9) Je ne traduis pas ici le mot eidos, que j'ai traduit par « sorte » dans l'extrait du Phèdre traduit ci-dessus, où il est utilisé deux fois en 253c8 pour parler des « sortes » qui résultent du découpage en trois de l'âme (voir note 6). Chambry le traduit et l'explicite par « sorte de vertu » ; Robin le traduit et l'explicite par « sorte de comportement » ; Baccou le traduit par « conception » ; Pachet le traduit et l'explicite par « forme de comportement » ; Cazeaux le traduit par « figure » et Leroux par « forme ». On a l'impression que les traducteurs hésitent entre une traduction non connotée « Platon » (« sorte » chez Chambry et Robin, explicité par un mot qui n'est pas dans le grec pour préciser la « sorte » de quoi on parle) et une traduction à la frontière du sens supposé platonicien de ce mot (« forme » chez Leroux). Et de fait, ce qui est intéressant avec cette occurrence, c'est qu'elle met parfaitement en évidence la continuité de sens pour eidos du sens usuel au sens platonicien bien compris, celui que j'évoque dans la note 3. Car ce à quoi renvoie le mot ici, c'est aussi bien à ce dont Socrate a fait, sous le nom de « justice » (dikaiosunè), une des « sortes » d'excellence que doit posséder la cité pour être en tous points excellente en tant que cité, que la formule faite de mots que vient de prononcer Socrate (« la privatofaisance du genre (genos) commerçant, [du genre] auxiliaire et [du genre] gardien, de chacun d'eux menant à bien sa propre [activité] dans la cité », 434c7-9 ; voir la note 60 à ma traduction de la section précédente pour la justificaton de cette traduction, et en particulier du néologisme « privatofaisance ») en en faisant comme une « définition » de la justice, c'est-à-dire un eidos au sens de République X, 596a6-7, quelque chose que pose Socrate pour donner un sens au mot « justice », au moins dans le cas d'une cité, qui est ce par le moyen de quoi il tente d'approcher l'idea de justice qui en est la cible et qui, elle, n'est plus faite de mots et est la même pour tous. (<==)
(10) Socrate rappelle ici ce qu'il avait proposé comme plan de marche pour essayer d'appréhender la justice dans l'homme au début de cette discussion, après le prélude constitué par les discussions de Socrate avec Céphale, puis avec Polémarque, et enfin avec Thrasymaque et les discours successifs de Glaucon et Adimante que ces discussions avaient suscités, en ces termes :
« L'objet sur lequel nous voulons, par notre recherche, mettre la main n'est pas insignifiant, mais à examiner d'un regard pénétrant, à ce qu'il me paraît. Puisque aussi bien nous, nous ne sommes pas d'une habileté redoutable, il me paraît bon, repris-je, de mener une recherche à son sujet tout à fait similaire à celle où, si quelqu'un plaçait devant l'obligation de lire de loin de petits caractères des gens qui n'avaient pas un regard très pénétrant, quelqu'un prenait ensuite conscience de ce que les mêmes caractères sont aussi quelque part ailleurs plus grands et sur quelque chose de plus grand : ça pourrait apparaître, je pense, comme un don des dieux pour, ayant lu en premier ceux-là, examiner ainsi si les plus petits se trouvent par chance être les mêmes.
Très certainement, dit Adimante, mais que vois-tu de similaire, Socrate, dans la recherche sur le juste ?
Je vais, dis-je, te le dire. La justice, disons-nous, est certes celle d'un seul homme, mais elle est probablement aussi celle d'une cité tout entière.
Tout à fait, reprit-il.
Eh bien alors, une cité est plus grande qu'un seul homme ?
Plus grande, dit-il.
Probablement donc, la justice devrait être plus abondante dans le plus grand, et plus facile à étudier en profondeur. Si donc vous le voulez, [c'est] d'abord dans les cités [que] nous chercherons ce qu'elle est ; ensuite, nous conduirons notre examen de la même manière aussi sur chacun pris individuellement, examinant la ressemblance avec la plus grande [que l'on peut observer] dans l'apparence de la plus petite. »
(République, II, 368c7-369a3) (<==)
(11) « L'individu » traduit, ici et dans la suite, le grec ho eis (ou ton hena à l'accusatif), qui signifie littéralement, « l'un » (« un » en tant que nombre et pas en tant que l'article indéfini, qui n'existe pas en grec), au sens de celui qui est considéré comme un seul, par opposition à la cité, qui est formée d'une pluralité d'individus. (<==)
(12) « Le même » traduit tauton, contraction de to auton (« le (ça-)même »), substantivation d'un pronom personnel au neutre. « Semblable » traduit l'ajectif homoion (et « dissemblable » traduit anomoion). La question qui est posée ici est celle de savoir comment on peut appeler « le même » (tauton) deux choses dont on dit en même temps qu'elles sont de tailles différentes. En d'autres termes, à quoi fait référence « même » quand on dit que la justice est « la même » (tauton) dans deux choses qui ne sont pas les mêmes, une cité et un homme. La question sous-jacente est celle de la différence qu'il y a entre une notion abstraite comme « justice » et ses instanciations dans des « étants » concrets visibles et matériels comme un homme ou une cité. Qu'est-ce exactement qui est « le même » (tauton), qui est « semblable (homoion) dans toutes les instanciations, qui sont pourtant de nature et de taille différentes ? On est bien au cœur de la problématique des eidè et des ideai, et plus particulièrement des eidè, puisque ce dont il s'agit, c'est de se mettre d'accord sur des formules faites de mots qui décriraient ce qui est commun à tous les pragmata (« faits / choses (dont des personnes) ») que l'on qualifie de « justes », c'est-à-dire, pour paraphraser République X, 596a6-7, de « poser un certain eidos unique pour la pluralité à laquelle nous attribuons le même (tauton) nom de "juste" ». Quand je dis qu'un homme est « juste », cela ne spécifie pas sa taille, la couleur de ses yeux ou des ses cheveux, la langue qu'il parle, la cité où il habite, et une multitude d'autre choses sur lui, et par contre, je peux dire qu'il est « le même » (tauton), du point de vue de la taille, qu'une autre personne qui a la même taille que lui, mais qui est injuste alors que lui est juste. Cela nous paraît des évidences, mais il faut se remettre dans la mentalité des Grecs du temps de Platon pour lesquels toutes ces notions n'étaient encore qu'émergeantes et qui avaient en particulier beaucoup de mal à appréhender des abstractions (ce qui est d'ailleurs encore le cas de beaucoup de gens aujourd'hui), comme le montre la querelle à laquelle fait allusion Platon dans le Sophiste entre ce qu'il appelle les « fils de la terre », qui n'accordent l'étance (ousia), c'est-à-dire le fait d'être quelque chose, qu'à ce qui est palpable, et les « amis des eidè », qui, eux au contraire, n'accordent l'étance (ousia) qu'à ce que justement ils appellent des eidè, purement intelligibles et non perceptibles par les sens (voir la page de ce site traduisant la section du Sophiste où Platon fait décrire par un étranger d'Élée, la patrie de Parménide, le « combat de géants » entre ces deux groupes, sous le titre Fils de la terre et amis des eidè). La question qui se pose ici est celle qui sert de point de départ dans le Sophiste à la partie constructive de la discussion incidente à la septième et dernière caractérisation du sophiste par l'Étranger d'Élée, portant sur la possibilité du faux logos : « de quelle manière pouvons-nous bien appeler par de multiples noms le même ça ? » (kath' hontina pote tropon pollois onomasi tauton touto prosagoreuomen, Sophiste, 251a5-6) (par exemple ici, le même homme « juste » et « petit », par rapport à une cité qui serait dite à la fois « juste » et « grande »), la réponse étant que chacun de ces noms ne décrit qu'un aspect, d'ordre matériel ou immatériel, du ça auquel on l'applique, en tissant des liens entre eidè dans des logoi cherchant à lui donner sens, étant entendu que la seule chose que peut nous faire connaître le logos, ce sont des relations entre étants, pas ce que sont ces étants en eux-mêmes indépendamment les uns des autres (cf. « [c'est] au moyen de l'entrelacement (sumplokè) des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous », Sophiste, 259e5-6). (<==)
(13) « Du point de vue de l'eidos même de la justice » traduit le grec kat' auto to tès dikaiosunès eidos. Je ne traduis toujours pas eidos, mais la note précédente montre qu'on est bien ici en train de parler d'eidè au sens que Platon donne à ce mot en République X, 596a6-7, qui était déjà le sens qu'il avait en 434d3, où je ne l'avais pas traduit non plus (cf. note 9). Si nous regardons maintenant comment le traduisent les traducteurs que j'ai consultés en nous rappelant comment ils en avaient traduit la précédente occurrence, on verra qu'un seul d'entre eux (Leroux) utilise la même traduction (« forme ») pour ces deux occurrences : Chambry, qui traduisait la précédente occurrence d'eidos, en 434d3, par « sorte de vertu » (cf. note 9), traduit par « en ce qui regarde la qualité même de la justice » ; Robin, qui traduisait la précédente occurrence d'eidos par « sorte de comportement », traduit par « par rapport à la forme elle-même de la justice » ; Baccou, qui traduisait la précédente occurrence d'eidos par « conception », paraphrase par « en tant que juste », ce qui le dispense d'avoir à traduire spécifiquement eidos ; Pachet, qui traduisait la précédente occurrence d'eidos par « forme de comportement », traduit par « sous le rapport même de l'espèce de la justice » ; Cazeaux, qui traduisait la précédente occurrence d'eidos par « figure », ne traduit pas cette réplique et Leroux, qui traduisait la précédente occurrence d'eidos par « forme », traduit par « sous le rapport de la forme de la justice prise en tant que telle », seul donc à conserve la même traduction d'eidos dans ces deux occurrences. À vouloir à chaque fois décider si ce mot a ou pas son supposé sens « technique » spécifiquemement platonicien (qu'ils nont pas compris) pour le traduire différemment selon la réponse qu'ils font à cette question, ils rendent impossible pour le lecteur qui n'a pas accès au grec de comparer les différentes utilisations que fait Platon de ce mot pour leur permettre de le comprendre là où ils pensent qu'il a son sens « technique », alors que, comme je l'ai déjà dit, il y a continuité chez Platon entre les différents sens qu'il donne à ce mot, son principal souci étant d'essayer de comprendre comment fonctionne l'esprit humain pour donner des noms aux pragmata (« faits / choses ») qu'il appréhende par les sens et par son esprit / intelligence (noûs) directement et comment cela lui permet de produire des logoi signifiants avec des mots qui n'ont rien de commun avec ce qu'ils désignent et de pouvoir se faire comprendre de ses semblables et les comprendre au moyen de ces logoi, l'aptitude à travailler en commun de manière efficace et productive grâce à ces logoi étant la preuve qu'on peut se comprendre et que donc certains au moins des « étants » désignés par ces mots, sensibles aussi bien que seulement intelligibles, ont une « réalité » objective » qui rend cette compréhension possible. (<==)
(14)« Trois familles de natures » traduit le grec tritta genè phuseôn. Les deux mots utilisés insistent sur le caractère naturel de ces regroupements en trois groupes. Genos, dont genè est le pluriel, dérive du verbe gignesthai, dont le sens premier est « naître », et signifie donc au sens premier « naissance », et phusis, dont phuseôs est le génitif pluriel, dérive du verbe phuein qui signifie « naître, croître, pousser », et signifie « production, nature ». Mais si Socrate insiste ainsi sur le caractère naturel de l'appartenance à l'une ou l'autre des trois « familles », cela ne doit pas être compris comme impliquant une transmission « héréditaire » qui ferait qu'on appartiendrait à l'une ou l'autre de ces familles parce que c'était celle de ses parents. La « nature » (phusis) d'une personne lui est personnelle, et s'il est possible, et même probable, qu'une partie de celle-ci lui vienne de ses parents, il n'en reste pas moins qu'il convient d'évaluer chaque personne pour elle même, en essayant de minimiser au plus tôt les influences du milieu de vie qui pourraient gâter cette « nature ». Une lecture attentive de République, III, 414d1-415c8, où Socrate propose un « mensonge » destiné à faire accepter à chacun la « famille » à laquelle il appartient, selon lequel chaque âme est façonnée avec un métal spécifique, or pour les dirigeants, argent pour leurs auxiliaires, bronze ou fer pours les autres, montre que chacun est façonné individuellement avec l'un ou l'autre des métaux, sans que cela découle de façon nécessaire des métaux dont sont faits ses parents et qu'il est possible que des parents d'or aient des enfants d'un autre métal et réciproquement, que des enfants d'or puissent naître à des parents de fer ou de bronze (415a7-b3), et il fait même de la détermination du métal dont est constituée l'âme des enfants une des fonctions principales des gouvernants en place, qui ne devront pas hésiter à déclasser leurs propres enfants si leur âme n'exhibe pas le métal convenable et réciproquement à promouvoir des enfants d'agriculteurs ou d'artisans si leur âme est d'or ou d'argent (415b3-c6). Et la suite, en particulier avec la vie en communauté des gardiens et la mise en commun de leurs enfants (et donc parmi eux des futurs dirigeants), montre comment il entend, dans cette cité « idéale », éviter que des natures d'or puissent être gâtées par le milieu familial dans lequel elles naissent, en chargeant la cité de leur éducation depuis l'instant de leur naissance, même s'il est parfaitement conscient du caractère irréaliste en pratique d'une telle approche. (<==)
(15) « Dispositions » traduit le grec pathè, pluriel de pathos, substantif dérivé du verbe paschein, qui signifie au sens premier « subir, éprouver, être affedté par ». Pathos désigne soit ce que l'on éprouve et par rapport auquel on est « passif », soit l'état-d'esprit, les dispositions, qui découlent de ces affections.
« Habitudes » traduit le grec hexeis, pluriel d'hexis, substantif dérivé du verbe echein qui signifie « porter, saisir, tenir, retenir, avoir », signifie « possession ou « manière d'être, état », ou encore « habitude », qui en est l'équivalent sur racines latines (habitus, dérivé du verbe habere, « avoir », est l'équivalent latin d'hexis). (<==)
(16) « Étonnant [ami] » traduit le grec ô thaumasie, dans lequel thaumasie est le vocatif singulier de l'adjectif thamasios, qui signifie « admirable, étonnant, merveilleux » et renvoie au verbe de même racine thaumazein, qui veut dire « s'étonner ». Ce verbe résonne avec les propos de Socrate dans le Théétète, qui fait de l'étonnement l'origine de la philosophie lorsqu'il dit : « elle est tout a fait d'un philosophe, cette affection, le [fait de] s'étonner » (mala philosophou touto to pathos, to thaumazein, Théétète, 155d2-3). En fait, Socrate qualifie ici Glacon ironiquement de thaumasios (« étonnant ») dans une réplique qu'il a délibérément formulée de manière à ce qu'elle provoque l'étonnement de Glaucon, ce qui ne manque pas de se produire, comme le montre sa réponse. C'est donc plus à un Glaucon qu'il cherche à étonner qu'étonnant qu'il s'adresse. (<==)
(17) La maxime que cite Glaucon est en grec chalepa ta kala (mot à mot : « difficiles les belles ») dans laquelle les deux adjectifs sont des neutre pluriels et rien n'est dit de ce qui est sous-entendu derrière ta kala : les beaux / belles quoi ? Les singuliers par lesquels je les traduis en français pour ne pas avoir à suppléer un nom comme « choses » et pour garder la concision du grec doivent être compris comme des singuliers à sens collectif : « le beau », cela veut dire « tout ce qui est beau », dans lequel « beau » doit se comprendre dans un sens large non limité à la beauté physique, mais incluant la beauté des comportements, des propos, etc.. (<==)
(18) Socrate dit ici que la manière dont a été menée la discussion jusqu'ici ne permettra jamais d'arriver à une compréhension exacte, précise, rigoureuse (akribes, l'adjectif dont dérive l'adverbe akribôs par lequel commence sa critique, comme pour le mettre en valeur) de l'âme. Il peut être intéressant de chercher quels pourraient être les reproches ou, sinon les reproches, du moins les manques de précision, qu'il perçoit dans la manière dont cette recherche a été menée jusqu'à présent et dont il suggère de continuer à la mener. Dans cette perspective, il n'est pas difficile d'admettre qu'une approche de la cité qui classe dans la même catégorie de citoyens les éleveurs, les agriculteurs, les artisans, les menuisiers, les forgerons, les potiers, les fileuses, les tisserands, les teinturiers, les boulangers, les bouchers, les commerçants de gros et de détail, intra et inter cités, les médecins, les architectes, les poètes, les peintres, les sculpteurs et bien d'autres corps de métiers encore n'entre manifestement pas dans le détail ! Vouloir pratiquer de même avec l'âme suggère que, là non plus, on n'entrera pas dans le détail. Et tant qu'on n'est pas entré dans le détail, on ne peut savoir si l'on n'a pas laissé passer quelque chose qui aurait pu être important pour la question en examen, ici la question de la justice dans l'âme. (<==)
(19) L'adverbe axiôs sur lequel se termine cette réplique, que j'ai traduit par « de manière valable », renvoie à l'idée de valeur (axios, dont il dérive, signifie « qui a de la valeur »). Mais s'il a le plus souvent une connotation positive, il peut aussi dans certains cas avoir le sens déprécatif de « à bas prix, au rabais ». Dans la mesure où Socrate vient de dire que pour arriver à appréhencer cela « de manière précise » (akribôs), il fallait emprunter un autre cheminement, on ne peut exclure cette nuance de sens à axiôs : ce cheminement entrepris est « valable » en ce sens qu'il conduit à un résultat acceptable, mais il n'en reste pas moins un pis aller et donc une approche « au rabais ». Les deux adverbes akribôs et axiôs se font écho aux deux extrêmités de la seconde partie de la réplique de Socrate, celle qui commence après « ...quelle est mon opinion », car, en grec, c'est l'adverbe akribôs qui ouvre cette partie de la réplique. J'ai essayé de conserver cette structure de la phrase en français, et j'ai traduis chacun des deux adverbes par « de manière... » pour rendre plus sensible l'écho entre eux deux. (<==)
(20) « Ne faut-il donc pas s'en estimer heureux » traduit le grec oukoun agapèton, dans lequel agapèton est un adjectif verbal dérivé du verbe agapan, qui signifie « aimer, chérir », dans un sens en général non sexuel (qui serait plutôt eran). Agapètos signifie « aimé, chéri » et aussi « souhaité, bienvenu ». Dans une discussion sérieuse sur des sujets complexes et abstraits, pour laquelle Socrate fait appel à la précision, à la rigueur, Glaucon fait intervenir ses sentiments, ce qui est parfaitement en accord avec ma suggestion qu'il « joue » le rôle de la partie désirante de l'âme aristocratique d'Athènes selon la scénarisation de la République que je décris dans la note 25 à ma traduction de la section précédente, et plus en détail dans la page de ce site intitulée Aux âmes, citoyens !. (<==)
(21) À l'opposition de Socrate entre les adverbes akribôs (« de manière précise ») et axiôs (« de manière valable »), Glaucon répond avec un troisième adverbe, ikanôs, « de manière suffisante ». C'est pour pouvoir faire résonner la traduction de ce troisième adverbe avec les deux précédents en le traduisant aussi par « de manière... » que j'ai traduit la formule ikanôs an echoi, dans laquelle on trouve le verbe echein (« avoir » complété par un adverbe, qu'on traduit en général par « être » suivi de l'adjectif dont dérive l'adverbe (ici « ce serait suffisant »), par la formule « ça [m']irait de manière suffisante ». (<==)
(22) « Manières d'être » traduit le grec èthè, pluriel d'èthos, qui signifie « coutume, usage, manière d'être, habitudes, caractère, mœurs », dont dérive le français « éthique » via l'adjectif èthikos (« qui concerne les mœurs, moral ») et dont le sens se recoupe en partie avec celui d'hexis, rencontré en 435b7 et que j''ai traduit par « habitudes » (cf. note 15). (<==)
(23) Je traduis par « l'amour-propre » le grec to thumeides, substantivation de l'adjectif thumoeidès au neutre, pour des raisons que je vais expliquer dans cette note. Ce mot, difficile à traduire en français, est particulièrement important car il va devenir le nom que Socrate va donner à l'une des trois parties de l'âme, celle qui correspond au cheval blanc de l'image du Phèdre. Il est formé sur thumos par adjonction du suffixe -eidès, dérivé d'eidos, qui signifie « qui a l'air de, qui est de la sorte / du genre de ». Il siginife donc étymologiquement « qui est du genre du thumos », ce qui nous amène a examiner le mot thumos, tout aussi difficile à traduire, tant son registre de sens est large. Au sens premier, ce mot signifie « souffle », et de là « souffle de vie » et aussi « âme », dans un sens encore matériel, en tant que principe de la volonté, de l’intelligence, des sentiments et des passions, ce qui conduit à une pluralité de sens : « volonté, désir, cœur (comme siège des sentiments et des passions) », et peut renvoyer à des sentiments aussi divers que la crainte, le courage, la colère. Le mot thumoeidès est un mot que l'on trouve chez Platon presque exclusivement dans la République, qui contient 28 des 31 occurrences de ce mot dans tous les dialogues. Les trois autres sont en Timée, 18a5, dans le rappel que fait Socrate au début du dialogue d'une discussion de la veille qui reprenait les thèmes de la République, et en Lois, V, 731b3 et d4, où, dans le préambule aux lois de la future cité, l'Athénien recommande que tous les citoyens soient « à la fois thumoeidè et praion (« doux, facile, apprivoisé ») autant qu'il est possible » (b3), recommandation qui est reprise un peu plus loin pour dire qu'« il convient au bon de devoir être en toute occasion thumoeidè et praion (« doux, facile, apprivoisé ») » (d4), recommandation dans laquelle on peut voir dans thumeidè la qualité dominante attendue du cheval blanc de l'âme et dans praion (« doux, facile, apprivoisé ») la qualité dominante escomptée du cheval noir de l'âme proprement dressé. Dans la République, la première apparition de thumoeidès est en II, 375a11, dans le cadre de l'examen des qualités attendues de ceux qui sont à ce point appelés les « gardiens » (phulakes) de la cité, pour faire remarquer que, pour un cheval ou un chien (de garde, en particulier), le courage (andreia) suppose qu'il soit thumoeidès, et qu'il doit donc en être de même pour l'âme des gardiens, mais qu'en même temps, ils doivent faire preuve de douceur (praion) entre eux et vis à vis de leur concitoyens et que concilier ces deux qualités dans la même personne risque d'être difficile, examen qui finit par conclure que le bon gardien doit être à la fois « philosophe et thumoeidès et vif et fort » (II, 376c4). Un second groupe d'occurrences apparaît au livre III dans la discussion sur la formation des gardiens par les arts des Muses (mousikè) pour l'esprit et la gymnastique pour le corps. Puis on en arrive à la section traduite ici.
Pour donner une idée de la manière dont thumoeidès est traduit par les traducteurs que j'ai consultés, j'ai regroupé dans le tableau ci-dessous leur traduction des 28 occurrences de ce mot dans la République (les lignes sur fond grisé sont celles des occurrences où l'adjectif est substantivé au neutre (to thumoeides), soit un peu plus de la moitié).
| À propos de... | Chambry | Robin | Baccou | Pachet | Cazeaux | Leroux | |
| II, 375a11 | animal | d'humeur colère | ardeur | irascible | plein de cœur | l'agressivité | espèce d'ardeur proche de la colère |
| II, 375b7 | âme | humeur irascible | ardent | d'humeur irascible | plein de cœur | l'agressivité | ardeur proche de la colère |
| II, 375c7 | nature | colère | extrême ardeur | irascible | pleine de cœur | agressivité | ardeur impétueuse |
| II, 375e10 | gardien | humeur colère | ardeur | humeur irascible | cœur | agressif | ardeur impétueuse |
| II, 376c4 | gardien | colère | ardent | irascible | plein de cœur | agressif | rempli d'ardeur impétueuse |
| III, 410b6 | nature | force morale | ardent | nature généreuse | partie pleine de cœur | agressivité | ardeur morale |
| III, 410d6 | nature | ardent | généreuse ardeur | élément généreux | élément plein de cœur | agressivité | élément d'ardeur morale |
| III, 411a10 | âme | élément irascible | généreuse ardeur | élément irascible | côté plein de cœur | agressivité | élément d'ardeur morale |
| III, 411b7 | nature | courageuse | ardeur généreuse | ardent | pourvue (de cœur) | nature énergique | naturel moralement ardent |
| III, 411c2 | homme | courageux | généreuse ardeur | courageux | pleins de cœur | agressivité naturelle | ardeur morale |
| III, 411e6 | homme | courage | naturel ardent | courageux | élément plein de cœur | agressivité naturelle | naturel ardent |
| IV, 435e4 | cité | caractère emporté | ardeur de sentiment | caractère irascible | caractère plein de cœur | agressivité | ardeur du tempérament |
| IV, 440e3 | partie de l'âme | colère | ardeur du sentiment | élément irascible | élément de l'espèce du cœur | ardeur agressive | l'espèce de l'ardeur morale |
| IV, 441a2 | - id - | colère | ardeur du sentiment | principe irascible | élément de l'espèce du cœur | ardeur agressive | l'espèce de l'ardeur morale |
| IV, 441e6 | - id - | colère | fonction impétueuse | colère | élément de l'espèce du cœur | ardeur agressive | l'ardeur du cœur |
| IV, 442c1 | - id - | colère | ardeur impétueuse | partie irascible | élément de l'espèce du cœur | ardeur agressive | le principe de l'ardeur morale |
| V, 456a4 | femmes | courageuses | impétueuse | irascibles | qui a du cœur | ardeur agressive | ardeur morale |
| V, 467e4 | chevaux | ardents | impétueux | ardents | pleins de cœur | d'humeur agressive | impétueux |
| VIII, 547e3 | âmes | caractères emportés | naturels ardents | caractères irascibles | pleins de cœur | colère | remplis d'ardeur virile |
| VIII, 548c6 | régime timocratique | colère | ardeur du sentiment | élément irascible | élément du cœur | irascibilité | élément d'ardeur virile |
| VIII, 550b3 | partie de l'âme | partie emportée | ardeur du sentiment | passions | partie apparentée au cœur | agressivité | élément d'ardeur virile |
| VIII, 550b6 | - id - | colère | ardeur dans le sentiment | colère | élément qui est apparenté au cœur | agressivité | la partie qui est remplie d'ardeur virile |
| VIII, 553c1 | - id - | fierté | ardeur du sentiment | élément courageux | élément apparenté au cœur | agressivité | élément d'ardeur virile |
| VIII, 553d1 | - id - | courage | ardeur des sentiments | élément courageux | élément apparenté au cœur | agressivité | l'élément d'ardeur |
| IX, 572a4 | - id - | colère | ardeur du sentiment | élément irascible | partie apparentée au cœur | le secteur de l'agressivité | l'élément d'ardeur |
| IX, 581a9 | - id - | partie irascible | ardeur du sentiment | élément irascible | élément apparenté au cœur | le secteur de l'agressivité | l'élément d'ardeur |
| IX, 586c7 | - id - | partie irascible | ardeur des sentiments | élément irascible | élément apparenté au cœur | la part agressive | l'élément d'ardeur |
| IX, 590b7 | - id - | partie irascible | ardeur du sentiment | élément irascible | élément apparenté au cœur | la partie agressive | élément impétueux |
Tous ces traducteurs consacrent une note plus ou moins longue à la difficulté de traduire thumoeidès lors de sa première occurrence en II, 375a11, où le mot est utilisé à propos de chevaux et de chiens, et plus généralement d'animaux, dans une discussion sur les qualités attendues d'un bon gardien : chevaux pour nous rappeler l'image de l'âme du Phèdre, le dialogue qui précède la République dans l'ordre des tétralogies, image qui illustre par avance la tripartition à venir ; chiens parce que c'est l'animal par excellence qui sert de gardien aux hommes. Je reproduis ci-dessous ces notes.
- Chambry, note sur 375a11 : « Le terme thumoeidès que les anglais traduisent assez bien par spirited, que j'ai traduit faute de mieux par d'humeur colère, qui serait peut-être mieux rendu par généreux au sens du XVIIème siècle, est employé ici pour la première fois dans la République. Le vrai Socrate l'avait appliqué aux chevaux fougueux (Xén, Mem. IV, I, 3). Platon l'emploie comme adjectif correspondant à thumos, comme epithumètikos correpond à epithumia. » (on notera au passage que ce que Chambry appelle « le vrai Socrate » est le Socrate de Xénophon, alors que rien ne nous permet de supposer que Xénophon était plus fidèle au langage de Socrate que Platon !)
- Robin, note sur 375a11 : « Le mot grec thymos est intraduisible : c'est cette ardeur de sentiment d'où dérivent aussi bien la colère que le dévouement ou le remords (cf. les analyses du l. IV). »
- Baccou, note 79 : « Thumoeidès est un terme technique par lequel Platon caractérise en général les passions généreuses qui dépendent du thumos. Selon J. Adam, qui cite Xénophon (Mem. IV, I, 3), ce terme faisait déjà partie du vocabulaire socratique. On trouvera sur ce sujet de plus amples indications dans l'ouvrage de P. Meyer : "Ho thumos apud Arist. Platonemque (1876). »
- Pachet, note sur 375a11 : « Plein de cœur : thumoeidès, "doué de thumos", ou, plus exactement, encore "de l'espèce du thumos". Thumos désigne une force vitale présente dans le corps, une ardeur naturelle. Nous le traduisons par "cœur". C'est ici la première apparition d'un terme qui reviendra souvent. »
- Cazeaux, note sur 375a11 : « Ce mot resservira largement dans la distinction des trois parties de l'âme, où il désignera la seconde instance, entre l'appétit et la raison.Il est souvent traduit en français par l'irascible. »
- Leroux, note II, 80 : « La difficulté de traduire ce terme (thumoeidès) varie selon les langues. Là où l'angalis a tendance à préférer spiritedness, le français se trouve un peu dépourvu et les traducteur hésitent entre un vocabulaire moral (la colère) et une expression purement psychologique (l'ardeur, l'impétuosité, le cœur ou le désir). Quand il l'introduit ici comme déterminant du courage, Platon associe à la disposition belliqueuse une forme de rage ou de colère, une impétuosité qui maintient le combattant dans son attitude et le conduit à la victoire. Il s'agit, pourrait-on suggérer, d'une énergie qui tient de la force du désir. Ici, le terme est un adjectif qui est formé sur le thumos (b1) et signifie ce qui est de l'espèce du thumos, une forme d'ardeur colérique. Mais comme cette énergie n'est pas purement physique, il s'agit d'une énergie de l'âme (b7). Au livre IV, ce terme va acquérir un statut conceptuel de grande importance, puiqu'il va devenir l'instance intermédiaire de la psychologie de Platon. Pour l'histoire du concept, voir S. Darius Sullivan (1995 : 45-69) ; pour une étude de sa formation, voir W. Jaeger (1946), qui fait l'hypothèse d'une origine médicale. Platon le reprend peut-être du langage de Socrate, ce que suggère J. Adam citant Xénophon (Mem. IV, 1, 3). »
Leroux complète cette note par une autre note sur l'occurrence de thumoeidès en 410b6 : « Il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour thumoeidès : l'ardeur morale du futur gardien est autant sa colère que cette forme d'impétuosité que l'éducation doit orienter vers le bien. On évitera d'évoquer la virilité, puisque les femmes ont accès aux responsabilités de gardiens autant que les hommes et manifestent les mêmes qualités. L'ambiguïté du vocabulaire du principe intermédiaire de l'âme, déjà présente depuis le début du dialogue, sera soumise à la discussion dans l'examen de la psychologie morale au livre IV. Platon montrera alors que la polarité de la raison et du désir n'est pas suffisante pour saisir le dynamisme de l'être humain, il faut un principe intermédiaire susceptible de s'allier à la raison, ou au contraire de se laisser dévoyer par le désir. Qualifier cette ardeur de morale n'atténue en rien son aspect d'énergie psychique (spiritedness dans la majorité des traductions en langue anglaise), il s'agit d'insister sur la nature morale de cette énergie intermédiaire. Voir supra, II, 375a, et infra, 411a10. Ce principe est le support du courage, mais, s'il est mal formé, il engendre molesse et lâcheté. »
Tous cherchent à comprendre le mot thumoeidès à partir des dictionnaires et de la multiplicité des sens possibles du mot thumos dont il dérive, dont on a vu qu'il peut renvoyer à une multitude de sentiments parfois contradictoires les uns avec les autres. En fait, comme le fait remarquer Leroux dans la dernière des notes citées plus haut, non seulement « il semble difficile de maintenir toujours la même traduction pour thumoeidès », mais il est probablement impossible de trouver en français une famille de mots de même racine qui puissent traduire chacune des occurrences des mots thumos (substantif), thumousthai (verbe), thumoeidès (adjectif) et to thumoeides (le même substantivé). Plutôt que de chercher à résoudre ce problème impossible à résoudre, il vaut mieux admettre qu'il faudra accepter des traductions adaptées de ces mots en fonction du contexte, quitte à ajouter entre parenthèse après la traduction proposée le mot grec qu'il traduit pour permettre au lecteur de faire le lien entre les différents occurrences de ces mots de la même famille en grec.
Mais si, au-delà des mots susceptibles de les traduire en français, on veut essayer de mieux comprendre ce que Platon cherche à faire comprendre, en particulier avec le mot thumoeidès substantivé comme le nom d'une des trois parties de l'âme telle qu'il l'analyse ici, je propose une autre méthode, qui consiste à partir de Platon lui-même et plus spécifiquement des deux images qu'il nous donne de cette âme avant d'entrer dans son analyse à l'aide de mots pas nécessairement adaptés à ce qu'il veut dire, en particulier lorsqu'il introduit de nouveaux concepts ou de nouvelles façons de voir, l'image du chariot ailé du Phèdre, dont j'ai donné une traduction en prologue à cette page, et l'« image » des grosses lettres de la cité (cf. note 10). L'important n'est en effet pas tant de savoir d'où il a pu hériter ce mot que de comprendre quel sens, probablement nouveau, il a voulu lui donner.
Partons du chariot tiré par deux chevaux. Ce que nous dit cette image, dans laquelle on peut considérer que le chariot lui-même, la construction de bois ou de métal sur laquelle se tient le cocher et à laquelle sont attelés les deux chevaux, constitue l'image de notre corps, c'est que le corps ne peut être mis en mouvement que par les deux chevaux, pas par le cocher lui-même, qui doit en passer par les chevaux dont il tient les rênes pour faire bouger (ou retenir) le chariot-corps. En d'autres termes, la raison seule (que représente le cocher) ne peut mettre en mouvement le corps, ou au contraire le maintenir au repos si l'un ou l'autre des chevaux, ou les deux, refusent d'obéir au cocher. Les deux chevaux représentent donc tout ce qui, dans l'âme, principe de mouvement, peut mettre le corps en mouvement. Et Platon suggère donc, en réduisant l'attelage à deux chevaux, qu'on peut regrouper ces principes de mouvement en deux groupes (les deux chevaux). Il convient donc de faire un inventaire de ce qui peut mettre le corps en mouvement physique (déplacement spatial) et de voir quel principe de classement permet de les regrouper en deux familles seulement. Pour ce faire, l'image des grosses lettres de la cité peut nous aider, puisque l'on anticipe que l'un des chevaux correspondra à la classe des artisans et paysans et l'autre à la classe des gardiens.
Ce qui caractérise globalement la classe des artisans et paysans, c'est qu'ils sont là pour satisfaire les besoins des habitants de la cité de quelque ordre qu'ils soient, aussi bien nécessaires à leur survie que « superflus » (cf. République, II, 373b2-4), y compris leurs besoins en distractions et en activités culturelles (cf. République, II, 373b5-c1, où il est question d'imitateurs, c'est-à-dire de peintres et de sculpteurs, de pratiquants des arts des Muses, poètes, musiciens, acteurs de théâtre, entrepreneus de spectacles). Transposé au cas de l'individu, le cheval noir représente donc la partie de l'âme qui répond dans un premier temps à des besoins qui se manifestent par des sensations corporelles et nécessitent une mise en mouvement physique pour être satisfaits, et donc, par opposition à des besoins qui sont satisfait de manière « automatique » comme la respiration et la digestion, une décision de l'âme, principalement la faim, la soif et les pulsions sexuelles, et dans un second temps à des désirs qui peuvent être suscités par des perceptions sensibles, images, sons, odeurs, goûts ou sensations tactiles par le biais de la mémoire.
Mais, plutôt que d'entrer dans plus de détails sur ce qu'inclut ce premier groupe, il vaut mieux s'intéresser au second groupe, celui qui est représenté par le cheval blanc et nous ramène au thumos. Ce dont il s'agît là, c'est de toutes les réactions qui sont suscitées par des mots par le biais de représentations symboliques auxquelles ils renvoient et en particulier de l'image que l'on se fait de soi : c'est aussi bien le fait de rougir quand on vous adresse un compliment et de sauter au cou de la personne qui vous l'adresse que de s'énerver quand quelqu'un vous insulte et de devenir violent à son encontre, bref, ce sont toutes les manifestations spontanées et irréfléchies qui résultent de l'idée que l'on se fait du fait de son éducation de ce qui est considéré comme un bon ou un mauvais comportement et des réactiosn que l'on doit avoir dans chaque cas. Et c'est là que la « définition » du courage proposée par Socrate dans la section précédente, « avoir un pouvoir tel qu'il préserve en toutes [circonstances] l'opinion sur les [choses] à craindre (deinôn), celles-ci étant les mêmes et telles que celles que et de la nature que le législateur a fait connaître durant l'éducation » (429b8-c2), reformulée en 430b2-3 sous la forme « ce pouvoir et cette préservation en toutes [circonstances] de l'opinion droite et conforme aux lois sur les [choses] à craindre (deinôn) et [celles qui ne le sont] pas », prend tout son sens. Ces formulations ne font aucune référence spécifique à la cité et sont valables sans changements pour l'attitude d'une personne, quelle qu'elle soit, aussi bien à propos de choses à craindre pour la cité qu'elle aurait à défendre du fait de sa fonction de gardien que pour l'un quelconque de ses habitants individuellement, dans son comportement privé ou public, quelle que soit sa fonction. Mais il y a plus, pour ce qui nous concerne ici : l'adjectif que j'ai traduit par « à craindre » dans les deux formules est deinôn, génitif pluriel substantivé dans la formule peri tôn deinôn (« sur les [choses] à craindre ») de l'adjectif deinos, dont le sens premier est bien « qui inspire la crainte », mais dont le sens s'élargit de « retoutable, effrayant » à « étonnant, extraordinaire, fort, puissant » et peut donc qualifier toutes sortes d'événements qui provoquent une réaction, qu'elle soit de peur ou simplement de surprise, par exemple devant un compliment inattendu. Il s'agit donc plus globalement de tout ce qui est susceptible de provoquer l'étonnement de la personne ou de la cité, et donc de susciter une réaction de sa part, de défense aussi bien que d'appréciation, conditionnée par l'éducation reçue et plus ou moins bien intégrée. Lorsque le cheval blanc est décrit en Phèdre, 253d6-e1, comme « amoureux d'honneur en accord avec [la] modération et [la] pudeur, compagnon de l'opinion vraie, n'ayant pas besoin de coups, [c'est] seulement par une exhortation et un logos [qu']il est conduit », c'est bien de cela qu'il s'agit. Les mouvements du cheval blanc dont il est question au premier chef ici, ce sont les réactions spontanées, non raisonnées en ce sens qu'elles ne sont pas le résultat d'une réflexion spécifique sur cette situation particulière, mais seulement d'opinions résultant de l'éducation reçue par le biais de logoi et des habitudes qu'elle a engendrées, réactions à ces situations qui peuvent être aussi bien de plaisir que de colère et d'agressivité, par exemple rougir du fait de ce que notre éducation nous a appris à considérer comme un compliment ou retourner un coup à quelqu'un qui vous frappe, être piqué au vif quand quelqu'un vous dit incapable de faire quelque chose ou se lancer dans un acte téméraire devant l'ennemi pour briller aux yeux de ses camarades. Et c'est justement ce caractère spontané de telles réactions « épidermiques » qu'il s'agit de canaliser par l'éducation pour celles et ceux qui, au stade de leur vie et de leur « éducation » où ils en sont (« éducation » considérée comme se poursuivant tout au long de la vie), ne sont pas encore (peut-être ne le seront-ils jamais) capables de maîtriser par eux-mêmes ces réactions pour en avoir compris la justification. On comprend toute la pertinence des « définitions » du courage, la qualité plus spécifiquement associée au thumos, rappelées plus haut, à première vue surprenantes et semblant s'écarter de ce que l'on entend par ce mot. Et l'on comprend alors pourquoi tous les dirigeants commencent par être des gardiens, qui réagissent initialement sur la base de l'opinion droite qui leur est inculquée par l'éducation et ne finiront par devenir dirigeants que s'ils parviennent à comprendre les raisons qui justifient ces comportements. Il ne s'agit pas en effet pour Platon, de faire de tous les citoyens à l'exception des dirigeants des « robots » qui font ce que les ont programmés pour faire du premier au dernier jour de leur vie quelques privilégiés qui se sont accaparé le pouvoir, puisque les dirigeants ont tous commencé par être des auxiliaires qui ont dû apprendre comme les autres à « dresser » le cheval blanc de leur âme (et le cocher-raison qui le pilote, qui, lui non plus, ne nous est pas donné tout formé) et ne deviennent dirigeants que tard dans leur vie (après cinquante ans au minmum) et justement à l'issue d'un processus de sélection qui vise à choisir comme dirigeants seulement celles et ceux, en petit nombre, qui ont vraiment compris les justifications des lois et des coutumes qu'ils sont chargés de faire vivre, et montré concrètement lorsqu'ils n'étaient encore que gardiens qu'ils étaient capables de s'y tenir fermement en toutes circonstances, non pas pour des raisons élitistes, mais du fait d'un réalisme qui a constaté à l'expérience que de telles personnes sont très rares (d'où l'idée, pour maximiser les chances d'en trouver en suffisance, de ne pas exclure de la recherche la moitié de la population en réservant cette sélection aux hommes et de charger les dirigeants en place de « promouvoir » des enfants de « producteurs » qui laissent pressentir de telles aptitudes). Et ce qui est le résultat du cheval blanc tout seul dans de telles situations, ce sont seulement les réactions spontanées, que suscite la sollicitation. Dès lors que la réaction n'est plus spontanée et que la raison-cocher s'en est mêlée pour éventuellement décider d'une réponse raisonnée à cette sollicitation, il faudra que le cocher convainque les deux chevaux, le noir et le blanc, d'accepter cette réponse et d'entreprendre les mouvements physiques qu'elle requiert ou de réprimer ceux qu'elle réprouve, par exemple se venger d'une manière ou d'une autre, ou intenter un procès à l'agresseur, ou au contraire ne rien faire et lui pardonner, et donc se retenir de l'agresser si l'on le rencontre à nouveau. Le rôle du cocher-raison est en effet à la fois de mettre en mouvement les deux chevaux de manière coordonnée pour effectuer les mouvements nécessaires pour faire ce qu'il estime devoir faire et de les retenir lorsque l'un ou l'autre, ou les deux veulent entreprendre un mouvement qu'il réprouve.
Si l'on voulait résumer en peu de mots ce qui fait la différence entre le cheval noir et le cheval blanc, on pourrait dire que le cheval noir représente tout ce qui est d'origine organique, et donc inné, dans ce qui fait bouger la personne (ou l'animal), et le cheval blanc tout ce qui est de l'ordre du dressage / éducation (principalement par la parole chez l'homme et dans une moindre mesure chez les animaux domestiqués), donc acquis et modifiable.
C'est cette compréhension de ce que je pense que Platon voulait faire comprendre qui m'a amené à désigner cette partie intermédiaire de l'âme que représente le cheval blanc par le terme d'« amour-propre », terme qui ne préjuge pas du caractère positif ou négatif de ce qui l'active. Mais « amour-propre » est seulement un substantif et il n'y a pas d'adjectif associé pour traduire thumoidès quand il est utilisé comme adjectif. Une traduction alternative de thumoeidès pourrait être « susceptibilité », qui, lui aussi, au contraire d'un mot de sens voisin, « irritabilité », ne préjuge pas du caractère positif ou négatif de ce à quoi on réagit, mais, si je pense qu'« amour-propre » est plus adapté pour désigner une partie de l'âme que « susceptibilité », l'adjectif « susceptible » pourrait faire l'affaire pour traduire thumeidès utilisé comme adjectif (le cas ne se présente pas dans la section ici traduite). Notons que les deux termes, « amour-propre » aussi bien que « susceptiblilité » peuvent s'employer en français aussi bien à propos d'une personne que d'une collectivité. La seule limite de ces traductions, c'est qu'en français, on ne les emploie pas à propos d'animaux dans le sens ici donné à ces mots. Peut-être dans ce cas faudrait-il parler d'« excitabilité », qui, plus qu'« irritabilité » qui évoque plutôt seulement des choses désagréables, peut s'appliquer aussi bien à des sollicitations désagréables qu'à des sollicitation agréables.
La limite de la traduction de to thumoeides par « l'amour-propre » et de thumoeidès adjectif par « susceptibilité » apparaît plus loin dans la réplique, lorsque Socrate essaye d'associer à des peuplades différentes l'une ou l'autre des trois manières d'être qu'il liste, et celle dont il est question ici aux Thraces et aux peuplades des pays au nord de la Grèce : parler à leur propos de « susceptibilité » ou d'« amour-propre » est un peu fade. Ce qu'on leur reconnaissait était plutôt leur agressivité et sans doute aussi leur combativité, leur bravoure et leur courage. Bref, ils étaient des peuples guerriers.
Concernant maintenant thumos, je propose de le traduire, au moins dans le contexte des discussions sur la tripartition de l'âme, par « caractère », mot qui, lui aussi, ne préjuge pas du fait qu'il se manifeste par de la colère ou du courage, ou autre chose encore, ni de la nature favorable ou préjudiciable des situations dans lesquelles il se manifeste. Quant au verbe thumousthai qui en dérive, et que le Bailly traduit par
« s'irriter, être irrité », une traduction par « faire preuve de caractère », qui est acceptable lorsque le verbe est employé sans référence à un contexte particulier, resterait dans des contextes plus spécifiques par trop générale et il faut donc se laisser la possibilité au cas par cas de le traduire par « s"irriter » ou même, en fonction du contexte, par « se mettre en colère », ou autres formules adaptées au contexte.(<==)
(24) « Le goût pour l'étude » traduit le grec to philomathes, qui substantive au neutre singulier l'adjectif philomathès, qui signifie « ami de l'étude », et renvoie à mathèsis, dont le sens premier est « action d’apprendre, de s’instruire », et aussi « connaissance, instruction, science », substantif dérivé du verbe manthanein, qui signifie « apprendre, étudier, s'instruire » mais aussi « comprendre » et à l'aoriste « savoir ». Chambry et Cazeaux traduisent par « la passion de la science », Robin et Baccou par « l'amour du savoir », Pachet traduit par « le caractère qui aime la connaissance » et Leroux par « l'amour de la connaissance ». Mais il me semble que c'est passer un peu vite d'une activité (apprendre, étudier) à son résultat (savoir, science, connaissance) dans une discussion qui porte justement sur les activités de l'âme. Je pense donc qu'il est préférable de parler ici d'étude, en en restant au sens premier de manthanein, plutôt que de savoir, de science ou de connaissane. (<==)
(25) « Le goût des biens matériels » traduit le grec to philochrèmaton, mot construit à partir de chrèma, substantif dérivé du verbe chèsthai, qui signifie « se servir de, user de », dans un sens très général. Chrèma désigne donc tout ce dont on se sert ou dont on s'occupe, et au pluriel ta chrèmata, les biens, les avoirs de toutes sortes, et finalement l'argent. Chambry traduit par « l'avidité du gain », Robin, Baccou et Leroux par « l'amour des richesses », Pachet par « le caractère qui aime les richesses » et Cazeaux par « la passion de l'argent ». Mais la suite va montrer que, lorsque Socrate passe à des verbes reprenant les trois mêmes traits de caractère décrits ici par des substantifs, le verbe faisant écho à ce dont il est ici question à propos des Phéniciens et des Égyptiens sera epithumein (« désirer »), mais les objets de ces désirs seront « les plaisirs de la nourriture et de l'engendrement et tous ceux, autant qu'ils sont, frères de ceux-ci », et il n'y sera plus question d'argent, de richesse ou de gain, mais seulement de plaisirs matériels, nourriture, sexe, etc.. Certes, Socrate parle ici des Phéniciens et des Égyptiens, qui étaient réputés comme commerçants et brassaient donc de l'argent, et il est dans une tentative de caractériser diverses peuplades du bassin méditerranéen par des traits de caractère spécifiques rappelant les trois classes de citoyens identifiées dans la cité, les peuplades du nord de la mer Égée comme guerriers, les Athéniens comme épris de savoir et les peuplades du sud comme tournés vers le commerce, mais au vu de ce qui suit et du parallèle qui est sous-jacent avec les trois classes de citoyens de la cité, il me semble préférable de conserver ici au mot philochrèmatos un sens plus ouvert sur l'ensemble des biens matériels, l'argent n'étant que l'un d'entre eux. Après tout, le commerce, ce n'est pas seulement brasser de l'argent, mais d'abord proposer des marchandises destinées à toutes sortes d'usages. (<==)
(26) Socrate reste le plus vague possible sur ce qu'il a en vue et évite de le décrire par des substantifs, se contentant de pronoms : « par le même ça » traduit mot à mot le grec tôi autôi toutôi et « chaque fois par quelque chose de différent » traduit allo allôi, mot à mot « un autre par autre [chose] », et tout cela concerne ce par quoi « nous agissons à chaque fois » (hekasta prattomen). Le seul mot dans toute cette phrase qui précise un peu ce qui est en cause, c'est le verbe, prattomen, première personne du pluriel du présent de l'indicatif actif du verbe prattein, qui signifie « faire, accomplir, exécuter, achever, agir, travailler... », dont dérive le substantif pragma, qui signifie « fait » ou « chose ». Ce qui est en cause, c'est donc ce que nous faisons, dont Socrate dit « qu'ils sont trois » (« puisqu'ils sont trois » traduit le grec trisin ousin, mot à mot « trois étant »), faisant référence aux trois « choses » qu'il a mentionnées dans sa précédente réplique : l'amour-propre (to thumoeides), le goût pour l'étude (to philomathes) et le goût pour les biens matériels (to philochrèmaton), auxquels vont répondre, dans la suite de la réplique, trois verbes d'action, manthanein (« étudier »), thumousthai (« s'irriter, s'exciter »), construit sur la même racine thumos que thumoeidès, et epithumein (« désirer »), dans lequel on retrouve aussi la racine thumos. Socrate pose la question de savoir ce qui nous pousse à agir comme nous le faisons dans toutes nos actions et s'il y a derrière elles un unique « principe » d'action ou plusieurs, susceptibles donc d'être en conflit les uns avec les autres. Mais il se garde bien de donner un nom à ce que je désigne par « principe ». Et par ailleurs, il impose de fait une tripartition qui n'a rien d'évident et dont on voit bien qu'elle est inspirée par le découpage de la cité en trois classes. Il ne s'agit donc pas ici de découvrir à partir de rien la structure tripartite de l'âme, mais bien de chercher à voir si ce qu'on a découvert en grosses lettres dans la cité se retrouve en petites lettres dans l'individu. (<==)
(27) « Faisons-nous preuve de caractère » traduit le grec thumoumetha, première personne du pluriel du présent de l'indicatif moyen du verbe thumousthai. Comme je l'ai dit dans la note 23, le sens usuel de ce verbe est « s'irriter, être irrité », avec une idée de colère ou d'agressivité. Dans la continuité de ce que j'ai dit dans cette note sur le sens de thumoeidès et des mots de la famille de thumos, que j'ai proposé de traduire par « caractère », il me semble acceptable ici, où ce verbe est utilisé dans un sens très général et en dehors de tout contexte particulier, de le traduire par « faire preuve de caractère », qui met bien en évidence sa parenté avec thumos dans la traduction que j'en donne en français. (<==)
(28) En 436a1, le troisième groupe de « motivation » à côté de l'amour-propre (to thumoeides) et du goût pour l'étude (to philomathes) était le goût des biens matériels (to philochrèmaton). Ici, comme je l'ai annoncé dans la note 25, il devient « les plaisirs de la nourriture et de l'engendrement et tous ceux, autant qu'ils sont, frères de ceux-ci ». La nourriture fait sans conteste partie des biens matériels. Derrière les plaisirs de l'engendrement, il faut voir tout ce qui a trait à l'activité sexuelle et, là aussi, l'assimilation à des biens de consommation pouvait parfaitement se justifier à l'époque, non seulement à propos des courtisannes et des prostituées dont on achetait les faveurs, mais aussi à propos des femmes légitimes, qui étaient destinées justement à l'engendrement et étaient considérées comme la propriété du mari au même titre que ses autres biens. Il convient donc de comprendre « matériels » dans « biens matériels » comme incluant aussi bien des vivants (hommes et animaux) que des objets inanimés, et s'opposant à des biens immatériels, comme des savoirs ou des pensées. (<==)
(29) « [Il est] clair que le même ne consentira pas à faire ou à subir en même temps les contraires, du moins selon le même et par rapport au même » traduit le grec dèlon hoti tauton tanantia poiein è paschein kata tauton ge kai pros tauton ouk ethelèsei hama (mot à mot : « clair que le_même les_contraires faire ou subir selon le-même du_moins et en_rapport au_même pas consentira en_même_temps »). Une fois encore, Socrate se contente de pronoms neutres sans préciser ce qu'il sous-entend derrière eux. Dans la mesure du possible, je m'astreint à rester aussi près que possible de l'indétermination du grec. Cela fait partie de la pédagogie de Platon que de faire participer le lecteur à la réflexion en cours et le fait de dire des choses selon une formulation qui ne se comprend pas du premier coup fait partie des moyens pour arriver à ce résultat. Dans la suite, Socrate va donner des exemples qui permettront de préciser ce qu'il veut dire, en particulier par « selon le même et par rapport au même » (kata tauton kai pros tauton). (<==)
(30) « Quelque chose puisse un jour, étant le même, en même temps selon le même par rapport au même subir ou encore être ou encore faire les contraires » traduit le grec pote ti an to auto on hama kata to auto pros to auto tanantia pathoi è kai eiè è kai poièseien (mot à mot : « un_jour_quelconque quelque_chose éventuellement le même étant en_même_temps selon le même par_rapport_au même les_contraires subirait ou aussi serait ou aussi ferait »). La formulation de ce principe de non-contradicton n'est guère plus explicite que la précédente puisqu'elle en reste à des pronoms pour être le plus général possible, mais entretemps il y a eu des exemples qui ont un peu éclairé ce que Socrate entend par kata tauton / kata to auto (« selon le même »), et par ailleurs, il l'a enrichie en ajoutant au début « étant le même » (to auto on) et à la fin, à « subir » (paschein, ici à l'optatif aoriste pathoi) et « faire » (poiein, ici à l'optatif aoriste poièseien), « être » (einai, ici à l'optatif présent eiè) ». (<==)
(31) Étant donné le degré de généralité que Socrate a donné au principe dont il entend partir, on comprend qu'il ne veuille pas en démontrer la valeur dans tous les cas possibles. Il propose donc de faire l'hypothèse qu'il est valide tant qu'on ne tombe pas sur une contradiction qui l'invaliderait. Le mot que j'ai traduit par « supposant » est hupothemenoi, nominatif masculin pluriel du participe aoriste moyen du verbe hupotithenai, qui veut dire étymologiquement « poser (tithenai) sous (hupo) » et dont « supposer » est l'exact équivalent sur racines latines. C'est le verbe dont dérive le substantif hupothèsis, qui a donné en français « hypothèse ». Mais le mot grec n'a pas toujours le sens du français « hypothèse », qui, lui, met l'accent sur le caractère « hypothétique » de ce qui est posé, et peut simplement désigner ce qu'on « pose » (au propre ou au figuré) pour prendre appui dessus, en le supposant justement suffisamment stable pour consituer un appui solide. C'est un peu ce qui se passe ici : Socrate est assez confiant dans le fait que le principe de non-contradiction qu'il a énoncé a peu de chance d'être invalidé et constitue donc un point d'appui solide pour la suite de la discussion. Il admet seulement que chercher à le prouver de manière rigoureuse pour tous les cas possible serait perdre son temps, sans même la garantie qu'on y parviendrait et il préfère donc l'admettre tant que les raisonnements ultérieurs ne le prouveront pas faux, c'est-à-dire tant qu'on ne tombera pas sur une situation où il est contredit, c'est-à-dire où deux actions, états ou affections contraires coexistent en même temps dans la même chose du même point de vue par rapport à la même chose. (<==)
(32) Ce que veut dire Socrate lorsqu'il dit que le fait qu'il s'agisse d'activités (poièmata) ou d'affections (pathèmata) ne fait aucune différence, c'est que, dans de nombreux cas, le contraire d'une activité n'est pas une autre activité, mais une situation d'inactivité que l'on subit. Ainsi, lorsqu'il oppose « le [fait de] convoiter quelque chose pour [le] prendre au [fait de le] refuser », il oppose une situation qui implique une action de la part de la personne, se déplacer vers ce qu'elle veut prendre, à une situation d'inaction pure et simple qu'est le refus de bouger qui traduit le refus de ce qu'on ne veut pas prendre. Par contre, faire signe que oui et faire signe que non en bougeant la tête d'une manière ou d'une autre oppose deux actions. (<==)
(33) Le mot grec que je traduis par « non-vouloir » est aboulein, un seul mot formé par adjonction du alpha privatif au verbe boulein (« vouloir »). Aussitôt après, Socrate parle de mè ethelein mèd' epithumein (« ne pas consentir ni désirer ») en utilisant cette fois la négation devant les verbes. C'est pour marquer cette différence que je ne traduis pas aboulein par « ne pas vouloir ». Il est probable que Platon a délibérément choisi d'accoler ces deux manières d'exprimer l'activité contraire d'une activité traduite par un verbe, pour justement montrer que peu importe que le contraire soit exprimé dans la langue par un seul mot utilisant le alpha privatif ou par la négation du verbe contraire, c'est-à-dire par plusieurs mots, ce qui compte, ce ne sont pas les mots, mais le sens, et aboulein (« non-vouloir » en un seul mot) et mè boulein (« ne pas vouloir », en deux mots en grec ou trois en français) sont deux manières de dire la même chose. Simplement, si les grecs ont forgé l'adjectif anethelètos, qui signifie « non voulu », et l'adjectif anepithumètos, qui signifie « sans désirs, sans passions », ils n'ont pas éprouvé le besoin de forger les verbes anethelein et anepithumein, alors que, à partir du verbe boulein (« vouloir »), ils ont forgé non seulement aboulètos (« qui agit involontairement, involontaire »), mais aussi le verbe aboulein, utilisé ici. Mais il reste ici sur des mots ou des formules dans lesquels on retrouve le verbe contraire, ce qui rend évident la contrariété, mais ce qu'il veut en fin de compte, si l'on replace cette réplique dans la continuté de la discussion en cours, c'est montrer que même si les verbes utilisés pour parler de deux actions contraires ne sont pas construits sur la même racine, par exemple prosageisthai (« attirer à soi », 437b2) et apôtheisthai (« repousser », 437b3), ou sont construits sur la même racine, mais au moyen de préfixes manifestant moins clairement que le alpha privatif la contrariété, comme epineuein (« faire un signe d'approbation », 437b1) et ananeuein (« faire un signe de désapprobation », 437b1), tous deux construits sur le verbe neuein, qui signifie « faire un signe de la tête », et qui se différencient par le préfixe accolé, ana dans un cas, au sens de « en arrière », manifestant un refus, epi dans l'autre cas, au sens de « vers », manifestant un acquièsement, cela ne remet pas en cause cette contrariété, qui est au niveau du sens, pas des mots. Bref, la contrariété se cherche au niveau des idées auxquelles renvoient les logoi, pas au niveau des mots pris un à un. (<==)
(34) « Ceux-là » (ekeinois), c'est ce dont il a été question dans la réplique précédente de Socrate, qui commençait en évoquant « l'ensemble des désirs et aussi le [fait de] consentir et le [fait de] vouloir », soit en grec holôs tas epithumias, kai au to ethelein kai to boulesthai, où l'on retrouve les trois verbes, ou plutôt les trois notions, ici niées dans l'ordre inverse, à ceci près que, dans le cas des désirs, au lieu du verbe epithumein (« désirer »), on trouvait le substantif epithumiai (« désirs »). (<==)
(35) « Une cetaine sorte de désirs » traduit le grec epithumiôn ti eidos, dans lequel on retrouve le mot eidos, que j'ai évoqué dans la note 3 pour préciser la différence que fait Platon, dans certains contextes au moins où cette différence est pertinente, entre idea et eidos. Ici le mot se comprend sans problème dans le sens de « sorte », Socrate suggérant implicitement que le mot epithumia (« désir ») a un sens très large et qu'à l'intérieur de cet ensemble, on peut distinguer plusieurs « sortes » de désirs : désirer manger, désirer embellir sa maison, désirer dresser un cheval et désirer apprendre sont tous des désirs, mais qui cherchent à satisfaire des besoins très divers, dont la satisfaction ne se fait pas sur la même échelle de temps et ne requiert pas des « objets » de même nature, certains étant matériels et d'autres immatériels. Il n'en reste pas moins que si l'on distingue des « sortes » différentes de désirs, il devrait être possible de leur donner des noms plus spécialisés différents et à tout le moins, à défaut de nom spécifique, qui n'existe pas nécessairement, de produire des logoi qui décrivent les spécificités de chaque « sorte », ce qui nous ramène au sens spécialisé d'eidos pour Platon, tel qu'il ressort du propos de Socrate en République X, 596a6-7 selon lequel « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom ». Comme je l'explique dans la note 9 à ma traduction de la section de la République dont est extraite cette phrase, l'eidos en ce sens, c'est chacun qui se le fabrique et qui le fait évoluer tout au long de sa vie pour donner sens au mot auquel il s'associe à partir de son expérience de plus en plus grande de ce mot. Dans ces propos, Socrate part du nom, mais on peut prendre le problème à l'envers et partir d'un logos explicatif pour regrouper une pluralité (ici de désirs) sous un même eidos, quitte à lui fabrique un nom dans un second temps. Ici, Socrate pose l'hypothèse qu'on peut regrouper certains désirs comme constituant un eidos particulier, mais ce qu'il a en vue n'a pas de nom spécifique et il ne liste même pas les critères sur lesquels se fait ce regroupement, se contentant d'en donner deux exemples. Il appartient donc à chacun de se constituer l'eidos qui justifie ce regroupement au fur et à mesure que la discussion va progresser et permettre de préciser ce qu'il a en vue dans ce regroupement et ce qui justifie d'en faire une « sorte » (eidos) de désir distincte d'autres « sortes » de désirs. Ce qu'on peut dire pour l'instant à partir des deux exemples choisis par Socrate, c'est qu'il s'agit de désirs concernant des êtres vivants et portant sur des « objets » matériels (boisson et nourriture), qui se manifestent par des sensations spontanées produites par le corps de celui ou celle qui les ressent et dont un certain niveau de satisfaction est vital, mais dont la satisfaction suppose une action volontaire de la part de la personne. La suite devrait nous permettre de préciser les critères communs à ce qu'a ici en vue Socrate. (<==)
(36) La chaleur (thermotès) dont il est ici question, comme le froid (psuchrotès) qui va suivre, ne sont pas ceux de la boisson, comme la suite va le montrer, mais ceux de l'air ambiant dans lequel se trouve la personne qui a soif : s'il fait chaud, elle a envie d'une boisson fraîche, s'il fait froid, d'une boisson chaude. En d'autres termes, il y a bien deux sensations distinctes, qui peuvent d'ailleurs se produire indépendamment l'une de l'autre, et provoquent donc des désirs différents : on peut avoir soif sans avoir ni chaud ni froid, et on peut avoir chaud ou froid sans avoir soif. Il est donc clair qu'on a là des désirs différents, qu'on peut de plus satisfaire par des moyens différents, désir de boire et désir de se réchauffer ou de se rafraîchir, par une boisson ou autre chose. La question qui se pose est celle de savoir si, pour Socrate, avoir soif (ou faim) et avoir envie de se réchauffer ou de se raffraîchir font partie de la même « sorte » (eidos) de désirs, celle qu'il vient d'introduire avec les exemples de la faim et de la soif. Si l'on veut leur trouver un point commun, c'est qu'ils sont tous le résultat de sensations désagréables produites par le corps de la personne qui a ces désirs pour manifester un de ses besoins, besoin de nourriture, de boisson ou d'une certaine plage de température ambiante pour survivre. (<==)
(37) Ici, il ne s'agit plus de la coexistence de deux désirs distincts (désir de boire et désir de se rafraîchir, ou de se réchauffer) qui pourraient être sasisfaits par la même action (boire quelque chose de frais, ou de chaud), mais d'un seul désir et de sa plus ou moins grande intensité, mais qui est satisfait par des moyens différents, boire beaucoup ou boire peu : est-ce qu'avoir très soif et avoir un tout petit peu soif constituent deux sortes (eidè) différentes de désirs ou un même désir ? (<==)
(38) « En vue de quoi il est né » traduit le grec ouper pephuken, dans lequel pephuken est une forme conjuguée (troisième personne du singulier du parfait de l'indicatif actif) du verbe phuein dont le sens est « naître, croître », mais qui peut aussi vouloir dire à l'aoriste et au parfait (comme ici) « être né dans telle condition, avec telle disposition ou telle qualité », et par suite, au sens d’un présent « être de naissance ou par nature, être naturellement ». C'est en ce sens que les traducteurs que j'ai consulté comprennent ces deux mots (Chambry, Cazeaux, Leroux : « (désir de..) son objet naturel » ; Robin, Pachet : « (désir de..) ce dont il est naturellement désir » ; Baccou : « (désir de..) l'objet assigné à sa nature »). Mais il me semble qu'il est ici préférable d'en rester à une traduction plus littérale, qui rappelle au passage qu'un désir « naît » pour répondre à un besoin du corps (ceux au moins dont il est ici question) et que c'est ce besoin qui spécifie le désir. (<==)
(39) « Approprié » à propos d'une boisson ou d'une alimentation traduit le mot grec chrèstos, dérivé du verbe chrèsthai, dont le sens est « se servir de, utiliser ». Au sens premier, chrèstos signifie donc « dont on peut se servir, utilisable », et, à partir de ce sens, « de bonne qualité, bon ». Mais il s'agit d'une notion de « bon » à connotation utilitaire. Il ne s'agit pas ici de dire qu'entre deux boissons de même nature, par exemple du vin, celui qui désire boire désire boire du vin AOC de grand cru plutôt que du gros rouge ordinaire, ce qui est manifestement faux, au moins dans certains cas, car une personne assoiffée qui vient de marcher des heures sous un soleil de plomb dans le désert sans avoir rien à boire prendra pour se désaltérer la première boisson qui lui tombe sous la main... à condition qu'elle soit propre à la consommation humaine et ne soit pas un poison. Et c'est bien de cela qu'il s'agît avec chrèstos : non pas d'une boisson de bonne qualité, mais d'une boisson adaptée à la consommation humaine, de l'eau, mais pas de l'eau de javel, du jus de citron, mais pas de l'acide chlorhydrique... Pas de quelque chose qui est bon, mais de quelque chose qui est potable. Même chose pour la nourriture : celui qui a faim veut quelque chose à manger qui soit, non pas bon, mais tout simplement comestible, qui ne va pas l'empoisonner. La question de la qualité des boisson et de la nourriture n'est pas une exigence de la soif en tant que soif et de la faim en tant que faim et personne ayant soif ou faim ne refusera de boire ou de manger les seules choses qu'il a à sa disposition en matière de boissons ou d'aliments simplement parce qu'ils ne sont pas « de bonne qualité », et refuserait par exemple de boire de l'eau, la seule chose qu'il a à sa disposition en termes de boisson, parce qu'il ne veut boire que du champagne, ou de manger du pain, la seule chose qu'il a à sa dispositon en termes de nourriture, parce qu'il ne veut manger que du caviar ou du foie gras. S'il est question de « bon » ici, c'est seulement de « bon » à boire, au sens de « potable », et de « bon » à manger, au sens de « comestible ». Par contre, lorsque Socrate énonce le principe que « tous désirent les bonnes [choses] », « les bonnes [choses] » traduit le grec ta agatha, expression qui, une fois encore, substantive un adjectif, agathos (« bon »), au neutre pluriel sans préciser quelles « choses » sont susceptibles d'être « bonnes ». C'est ce même adjectif, agathos, que l'on retrouve au singulier dans l'expression to agathon, souvent malencontreusement traduite par « le bien », en particulier dans l'expression hè tou agathou idea, tout aussi malencontreusement traduite par « l'idée du bien », ce qui lui donne une connotation trop exclusivement morale. Ce que nous montrent ces propos de Socrate, c'est que le bon (to agathon) que tous désirent commence au niveau tout matériel de la boisson et de la nourriture, et, à ce niveau, dans le sens d'« approprié ». Les raffinements sur la qualité des boissons et de la nourriture viennent après et ne sont pas des exigences du corps manifestées par la soif et la faim en tant que telles, mais supposent une capacité de comparaison et de jugement qui est le fait de l'esprit, pas du corps.
Ceci étant, dans la mesure où ces propos sont mis par Socrate dans la bouche d'un contestataire potentiel, il n'est pas impossible qu'il joue sur l'ambiguïté du mot chrèstos, et que le contestataire, lui, le prenne dans le sens de « de bonne qualité, bon ». Et finalement, c'est chaque lecteur qui décide du sens qu'il donne à chrèstos. En fait, si l'on fait attention à la remarque par laquelle Socrate ouvre cette objection, qui serait, dit-il, susceptible de nous troubler « parce que nous serions en manque de réflexion [sur cette question] » (askeptous hèmas ontas, mot à mot « sans_réflexion nous étant ») dans laquelle askeptous, accusatif masculin pluriel d'askeptos, indique l'absence de ce que décrit le verbe skeptesthai, dont le sens est « regarder attentivement, considérer, observer » et aussi « examiner, méditer, réfléchir », c'est-à-dire l'absence d'une skepsis (« examen, réflexion, recherche »), ce que Platon nous invite à faire au moyen de cette objection, c'est précisément de chercher à déterminer où commence et où finit ce qui est spécifique à la soif en tant que telle, ou à la faim en tant que telle par rapport à la notion générale de « bon », qui, telle que chacun la comprend (correctement ou pas), est la finalité de toutes nos actions. Tous les animaux, par instinct, savent à peu près quelles sont les nourritures et les boissons qui leur conviennent, celles qui sont appropriées à leur organisme et à leur complexion, et certains sinon tous, en présence de plusieurs aliments correspondant à leur régime alimentaire, sont capables de manifester des préférences, sans que l'on sache vraiment sur quels critères ils effectuent ces choix. Qu'en est-il de l'homme, comment effectue-t-il ses choix de boisson et de nourriture en fonction de l'intensité de sa soif et de sa faim et quelles parties de lui-même, corps et âme, interviennent dans ces choix ? C'est là la question à laquelle Platon veut que nous nous intéressions, à travers en particulier la multiplicité des sens possibles de chrèstos. Malheureusement pour celui qui lit une traduction, c'est le traducteur qui a fait le choix pour lui (Chambry, Baccou et Cazeaux traduisent chrèstos par « bon », Pachet et Leroux par « de bonne qualité » et Robin le traduit par « qui serve »). D'où l'intérêt de notes telles que celle-ci pour compléter le choix fait dans la traduction et ouvrir au lecteur des choix que la seule traduction ne permet pas de laisser ouverts. (<==)
(40) « Soit quelque autre chose dont elle est désir » traduit le grec eite allou hotou estin epithumia (mot à mot « soit d'autre duquel_quel_qu'il_soit, elle_est désir »). Dans la mesure où les deux membres de phrase introduit par eite (« soit..., soit... ») portent nécessairement sur la même chose, ici ce qui peut répondre à la soif, on peut voir dans cette autre chose qui peut répondre à la soif (au sens propre) et qui n'est pas une boisson (pôma) des aliments autres que des boissons qui peuvent aussi étancher la soif, comme par exemple des fruits à jus. Et de même pour la faim, elle peut être satisfaite par autre chose que des aliments solides, par des nourritures qui sont liquides et que l'on boit. C'est en particulier le cas des bébés têtant le lait maternel. Mais on peut aussi supposer à « soif » un sens figuré, comme on parle en français de « soif de l'or » ou de « soif de pouvoir », ou « soif » devient presque un synonyme de « désir intense » (cet emploi dans la République est d'ailleurs l'un des exemple que le Bailly et le LSJ donnent pour un sens figuré à dipsa, à côté d'un autre exemple tiré de Pindare, où il est question de « soif de chants » (aoidan dipsan, Pythiques, IX, 104), exemple qui était sans doute connu de Platon). (<==)
(41) Le texte grec de cette réplique délibérément ésotérique, que j'ai de ce fait essayé de traduire au plus près du grec sans chercher à la rendre plus compréhensible en français qu'elle ne l'est en grec et qui, une fois encore ne fait qu'aligner des pronoms et des relatifs indéfinis, est :
hosa g' esti toiauta hoia einai tou,
tout_ce_qui du_moins est tels que être de_quelque-chose,
ta men poia atta poiou tinos estin,
les d'une_part de_sortes_ /_qualités quelques_unes de_d'une_sorte_ /_qualité quelqu'une est,
hôs emoi dokei,
comme à_moi il_semble,
ta d' auta hekasta autou hekastou monon
les d'autre-part les_ça_mêmes chacuns du_ça_même chacun seulement.
La suite est supposé la rendre plus claire et permettre de voir en quoi elle s'applique à ce qui vient d'être dit sur la boisson et le généralise. Une première analyse de cette réplique montre qu'on peut la découper en quatre parties, que j'ai disposées sur des lignes différentes : une première partie qui pose le problème, dans laquelle le mot important (souligné) est tou, génitif neutre singulier du pronom indéfini tis (« un certain, un quelconque, quelqu'un, quelque chose »), dans lequel l'élément important est le génitif, « de quelque chose », dont la suite va essayer de préciser des règles d'emploi ; puis, de part et d'autre des mots hos emoi dokei (« comme il me semble »), deux membres de phrase qui se répondent, introduits par ta men..., ta d(e)... (« d'une part..., d'autre part...), le mot important du premier étant le pronom corelatif poios, qui évoque la qualité de ce à quoi il renvoie (« de quelle sorte, de quelle nature »), qu'on trouve deux fois (souligné à chaque fois), associé à chaque fois à l'indéfini tis, une fois au nominatif pluriel neutre poia atta (variante attique de poia tina), une fois au génitif singulier poiou tinos, le mot important du second étant le pronom personnel autos (« lui-même, elle-même, ça-même »), qu'on trouve deux fois (souligné à chaque fois), associé à chaque fois au pronom indéfini hekastos (« chacun, chacune, chaque »), une fois au nominatif pluriel neutre auta hekasta, une fois au génitif singulier neutre autou hekastou. L'opposition est donc entre des choses (non précisées) considérées en tant que qualifiées d'une certaine manière (poia) et des choses (non précisées) considérées en elles-mêmes (auta). Le premier cas correspond par exemple à une boisson qualifié d'« appropriée » (chrèston), le second cas à une boisson considérée en elle-même (auto), uniquement en tant que boisson, sans plus de précisions. (<==)
(42) « Le plus grand est tel qu'il est plus grand de (que) quelque chose » traduit le grec to meizon toiouton estin hoion tinos einai meizon (mot à mot : « le plus_grand tel est que de_quelque_chose être plus_grand »), dans lequel le tinos final est un génitif. En français correct la traduction serait « plus grand que quelque chose », mais cette traduction fait perdre le parallèle exact entre ces mots qui constituent un exemple et ceux de l'énoncé du principe général dans la réplique précédente de Socrate (« de tout ce qui est tel qu'il est de quelque chose »), comme le montre cette mise en parallèle moyennant une légère modification de l'ordre des mots dans la formulation de l'exemple :
| Formulation générale : | hosa | esti | toiauta | hoia | einai | tou | |
| Cas particulier : | to meizon | estin | toiouton | hoion | einai | meizon | tinos |
(43) « De tout ce qui est tel qu'il est de quelque chose » traduit le grec hosa estin hoia einai tou (mot à mot : « tout_ce_qui est (tel_)que être de_quelque_chose »), qui reprend presque mot pour mot la formule de 438a7-b1 (hosa g' esti toiauta hoia einai tou), sans le g(e) intensif et au toiauta (« tels ») près devant hoia (« que »), qui est ici sous-entendu, ce qui est usuel en grec. (<==)
(44) Reprenons cette formule générale en ajoutant entre parenthèses comment chaque membre de phrase s'applique à certains des exemples pris auparavant, celui de la soif qui a initié toute cette parenthèse, et celui du savoir : « si [c'est] seulement eux-mêmes [qu'on envisage] (la soif elle-même ; le savoir lui-même...), ils sont de [choses] elle-mêmes (la boisson elle-même, quelle qu'elle soit ; ce qui est objet d'étude dans toute son extension), mais si [ils sont] de choses d'une certaine sorte (d'une boisson « appropriée » ou de quelque chose objet de soif au sens figuré ; de l'art de construire des maisons), [ils sont] d'une certaine sorte (soif d'une boisson approrpiée ; architecture) ».
Les exemples avec plus grand (meizon) et plus petit (elatton)
sont moins évidents. La première difficulté est que là où, en grec, meizon (« plus grand ») appellle un complément au génitif, donc un tou (« de quelque chose »), en français, on dit « plus grand que ». La seconde difficulté est que les exemples que prend Socrate pour « spécialiser » la notion de « plus grand », et par complémentarité de « plus petit », sont plus difficiles à envisger comme des « spécialisation » : ce sont des adverbes (polu (« beacoup »), pote (« autrefois »)) ou des participes de verbes (esomenon (« qui sera »)). Le principal avantage de ces exemples, qui est sans doute la raison du choix de Socrate, est qu'il fait facilement comprendre ce qu'il mettait derrière le tou (« de quelque chose »), qui est justement la partie qui est perdue en français : il est facile de comprendre qu'être plus grand (un seul mot en grec : meizon), c'est nécessairement être plus grand de( / que) quelque chose, et que, tant qu'on en reste à « plus grand » sans plus de précisions, on ne peut pas être plus précis sur le de( / que) quelque chose par rapport auquel on est « plus grand », qui est « plus petit », sans plus de précisions. (<==)
(45) Ici se termine une longue parenthèse commencée en 438a1 par la mention par Socrate d'une objection qui pourrait nous prendre de court, selon laquelle personne, ayant soif, ne désire simplement une boisson, mais une boisson appropriée (chrèston), parenthèse qui avait pour but de faire la distinction entre quelque chose considéré en lui-même, par exemple la soif en tant que soif, qui est simplement soif d'une boisson, quelle qu'elle soit, ou le savoir en tant que savoir, quel que soit l'objet sur lequel il porte pourvu qu'il soit quelque chose qui peut s'apprendre, et la même chose considérée en tant que de quelque chose, par exemple la soif d'une boisson particulière, par exemple d'une boisson fraîche, ou le savoir de quelque objet de connaissance particulier, par exemple de la médecine, qui se distingue alors de la même chose considérée comme d'autre chose, par exemple la soif d'une boisson chaude, ou le savoir de l'architecture.
Cette parenthèse a été pour Socrate l'occasion de donner un certain nombre d'exemples de manières de « préciser » le de quoi est ce à quoi on s'intéresse, nous laissant le soin de réaliser qu'ils ne sont pas tous du même ordre, n'ont pas toujours le même degré de précision et ne donnent pas toujours naissance à des noms spécifiques pour ce qu'ils particularisent :
- L'objection qui a donné lieu à cette parenthèse utilisait comme critère de particularisation de la boisson l'adjectif chrèston, que j'ai traduit par « approprié » (cf. note 39), mais que d'autres traducteurs traduisent par « bon ».
- Mais auparavant, Socrate avait suggéré d'autres particularisations possibles de la boisson : chaude ou froide, abondante ou en petite quantité (437c10).
- Le premier exemple qu'il donne dans sa réponse à l'objection est assez déroutant car il nous sort complètement de la problématique des désirs, c'est celui du plus grand et du plus petit : le plus grand en tant que tel, sans autres précisions, est nécessairement plus grand de (que) quelque chose de plus petit, sans plus de précisions, mais si on le dit beaucoup (polu, 438b9) plus grand, il sera nécessairement beaucoup plus grand que quelque chose de beaucoup plus petit, et si on le dit autrefois (pote, 438b11) plus grand, c'est qu'il était plus grand alors de (que) quelque chose qui était autrefois plus petit, et si on dit qu'il sera plus grand dans le futur (esomenon, 438b12), ce sera de quelque chose qui sera plus petit dans le futur. Si le premier exemple de particularisation, par l'adjectif « beaucoup », est une particularisation qui reste très ouverte et ne fixe pas de critères précis pour décider à partir de quel écart de taille on décide que quelque chose est beaucoup plus grand qu'autre chose, critère qui peut d'ailleurs dépendre de la nature de ce dont on compare la taille (des fourmis ? des personnes ? des montagnes ? un cheval par rapport à un éléphant ?...), les deux autres critères, qui font intervenir le temps, posent un autre problème, qui est qu'ils ne tiennent pas compte du fait qu'on peut comparer, non pas seulement des choses différentes à un même instant, passé présent ou futur, mais une même chose à des moments différents, par exemple la taille d'une même personne à des âges différents. Il n'en reste pas moins vrai que, dès lors qu'on ajoute quoi que ce soit à « plus grand », on ne parle plus de « plus grand » en tant que tel (auto), mais d'un « plus grand » qualifié, qui impose une qualification similaire sur le « plus petit » auquel on le compare. Et c'est bien de cela qu'il s'agit ici : distinguer une sorte de chose, une notion, un concept... en tant que tel d'instances de cette chose, notion, concept... qualifiées, qui ne constituent donc qu'un sous-ensemble de tout ce qui est une instance possible de cette chose, notion, concept..., la question sous-jacente pour Socrate étant, dans le cas des désirs (epithumiai), de déterminer qui ou quoi est reponsable de cette spéciaisation, qui n'est pas nécessairement ce qui est à l'origine du désir dans toute sa généralité : par exemple, ce qui est responsable de la soif est-il aussi ce qui est responsable du fait qu'on veut une boisson fraîche, ou qu'on veut une boisson « buvable » par un être humain, c'est-à-dire qui ne va pas l'empoisonner (chrèston appliquée au cas de la boisson pour des êtres humains).
- Le second exemple semble nous faire passer du coq à l'âne et n'avoir que très peu de liens avec le sujet en discussion, mais en même temps, il est à l'extrême opposé du précédent en ce qui concerne la plus ou moins grande spécificité des particularisations de ce qui est en question, puisqu'il s'agit du savoir (epistèmè) et de sa spécialisation en fonction de l'objet spécifique de tel ou tel savoir, qui, là, donne naissance à des termes spécifiques pour chaque spécialisation, comme architecture (oikodomikè, 438d3) ou médecine (iatrikè, 438e8). En fait, avec cet exemple, plutôt qu'au niveau de choses comme la soif, qui se spécialise en soif de boissons chaudes (sans nom spécifique) ou soif de boissons froides (sans nom spécifique), ou encore en soif intense ou soif modérée (là encore sans noms spécifiques), qui peut d'ailleurs se recouper avec la division préédente puisqu'on peut avoir une soif intense ou modérée de boissons chaudes ou froides, on est à un niveau similaire à celui des désirs (epithumiai) qui se spécialisent en fonction de l'objet du désir, conduisant, pour certaines au moins de ces divisions, à des noms spécifiques comme justement soif (désir de boissons) ou faim (désir de nourriture). Mais ce soudain changement de sujet n'est pas aussi éloigné qu'on pourrait le penser du sujet de la conversation en cours, les désirs (epithumiai), car, si l'on y réfléchit, ce qui a initié cette parenthèse, c'est la suggestion qu'on ne pouvait désirer, quand on a soif, qu'une boisson « appropriée » (chrèston). Or qu'est-ce qui nous permet de déterminer si une boisson est « appropriée » ou pas sinon un certain savoir ? Ce n'est pas la soif en tant que telle qui est capable de déterminer que toutes les eaux ne sont pas « potables » et qui nous pousse, lorsqu’assoiffé, nous arrivons, dans un lieu inconnu, devant une fontaine publique, à nous enquérir, avant de boire, si l'eau de cette fontaine est potable, et nous retient de la boire si nous apprenons, par un panneau ou un passant, qu'elle ne l'est pas, ou, si par exemple la scène se passe devant un puit dans un désert et que rien ne nous permet de savoir si l'eau est potable ou pas, de confronter le risque que nous prenons à boire de l'eau suspecte et celui que nous prenons à rester assoiffé au risque de mourir de soif avant de décider de boire ou pas l'eau suspecte. Introduire ici le savoir, c'est donc évoquer ce qui sera l'apanage de la partie de l'âme qui sera dite « raisonnante » (logikon), celle qui est justement capable d'apprendre et de savoir. Et évoquer la spécialisation des savoirs, c'est discrètement rappeler que le savoir n'est pas un tout que l'on possède en totalité ou pas du tout, mais quelque chose qui se morcelle, et que ce n'est pas parce qu'on est architecte qu'on peut guérir des malades ou médecin qu'on peut construire des maisons qui tiendront debout, avec en arrière-plan le fait que gouverner nécessite aussi un savoir spécifique et que ce n'est pas parce qu'on est savant dans ce qu'on fait qu'on a le savoir spécifique aux gouvernants.
- et, dans une parentèse dans la parenthèse, à propos des savoirs, où Socrate précise que ce n'est pas la qualité spécifique qui sert à spécialiser un savoir, en l'occurrence, ce sur quoi il porte, qui qualifie directement le savoir correspondant, mais qu'elle justifie seulement qu'on donne un nom spécifique distinct à ce qui résulte de cette spécialisation, il évoque deux sortes de spécialisations des savoirs qui, au-delà des apparences, nous replongent au cœur du sujet qui était celui de l'objection qui a déclenché cette parenthèse, le savoir du sain et du malsain (tôn hugieinôn kai nosôdôn, 438e2) et celui de ce qui est bon et de ce qui est mauvais (tôn kakôn kai tôn agathôn, 438e3), car le chrèston (« approprié ») de l'objection, lorsqu'il s'agit de déterminer si une boisson est « appropriée » pour un être humain, s'apprécie au regard de la santé et de la maladie que peut causer le fait de boire cette boisson, qui n'est qu'un cas particulier de bon et de mauvais.
Le détour par les savoirs n'était donc pas uniquement destiné à aider à la compréhension de la différence entre quelque chose considéré en tant que tel et la même chose considéré de manière qualifiée, mais aussi un moyen d'introduire discrètement le rôle des savoirs dans nos comportements à côté de celui des désirs, pour finir par faire apparaître que ce n'est pas la même partie de l'âme qui est en cause dans chaque cas (désir ou savoir). (<==)
(46) « Le même assurément par le même de lui-même en vue du même ne ferait pas en même temps les contraires » (en grec to ge auto tôi autôi heautou peri to auto hama tanantia prattoi, que j'ai traduit à peu près littéralement) reprend le principe de non contradiction qui avait été énoncé en 436b8-9 et repris en 436e9-437a2, mais toujours avec seulement des pronoms et sans préciser à quoi ils renvoient (voir notes 29 et 30). Ici, le contexte permet de supposer que le premier « le même » renvoie à l'âme dont il est question considérée comme un tout, que « le même de lui-même » implique que cette âme est supposée composée de parties et que ce qui est visé ici c'est « la même partie d'elle », que « en vue du même » renvoie à « en vue de répondre au besoin manifesté par la soif », et que « faire en même temps les contraires », c'est en même temps vouloir boire et refuser de boire. (<==)
(47) Je traduis par « de belle manière » l'adverbe grec kalôs, dérivé de l'adjectif kalos qui signifie « beau » pour rendre sensible en français cette origine. En grec, kalôs peut aussi se traduire par « bien », en particulier dans une expression comme celle employée ici, kalos legein, qui se traduit naturellement par « bien parler ». Mais il me semble qu'il n'est pas inutile de faire sentir que ce « bien » est perçu à travers l'idée de « beau », pour mieux prendre conscience du fait que, pour les Grecs d'alors, le deux notions de « beau » (kalos) et de « bon / bien » (agathos) étaient étroitement associées l'une à l'autre et considérées comme pratiquement allant de pair : pour eux, quelque chose qui n'était pas beau (et c'était le cas de Socrate au plan physique) ne pouvait être tout à fait bon. (<==)
(48) Les deux verbes grec au participe présent neutre substantivé que j'ai traduits par « ce qui pousse » et par « ce qui fait obstacle », sont to keleuon et to koluon, qui, bien que très proches phonétiquement, expriment deux idées contraires, et sont issus de racines différentes. Je pense que Platon n'a pas été insensible à cette assonnance. (<==)
(49) Le verbe grec utilisé par Socrate que je traduis par « aimer » est eran, qui, dans ce contexte, évoque l'amour charnel, la passion amoureuse, les pulsions qui nous poussent vers l'activité sexuelle. C'est de ce verbe que dérive le substantif eros (« passion, amour (en particulier physique), désir violent ») et le nom du dieu Erôs, et dont viennent en français des mots comme « érotique ». Il s'oppose à philein (« aimer d'amitié, chérir »), dont dérivent le substantif philia (« amitié ») et l'adjectif philos (« ami »), et en français le préfixe « philo- », comme dans « philosophe » ou « philanthrope ». Associé ici à la soif et la faim, il renvoie manifestement à l'appétit sexuel. (<==)
(50) Socrate évite de donner un nom à ce dont il dit qu'il y en a plusieurs dans l'âme. Chambry, Baccou, Cazeaux et Leroux parlent de « principes », Robin parle de « fonctions » et Pachet d'« éléments ». Je parle de « parties », puisqu'on a l'habitude de parler de l'âme « tripartite » lorsqu'on fait référence à cette analyse de l'âme par Platon, en mettant ce terme entre crochet pour signaler qu'il n'est pas dans le grec de Platon, qui se contente de pronoms (« ces [parties] sont deux et différentes l'une de l'autre » traduit le grec auta ditta te kai hetera allèlôn einai, où auta est le neutre pluriel du pronom fourre-tout autos, qu'il n'est pas possible de traduire en français sans ajouter un substantif comme « choses », ou ici « parties »), et d'adjectifs pour désigner chacune de ces « parties ». (<==)
(51) « Celui du caractère et par quoi nous faisons preuve de caractère » traduit le grec to tou thumou kai hôi thumoumetha, dans lequel nous trouvons le mot thumos, particulièrement difficile à traduire, surtout ici, et le verbe qui en dérive thumousthai, tout aussi difficile à traduire. Sur la traduction de thumos par « caractère » et les problèmes posés par la traduction du verbe thumousthai, on se reportera à la note 23, où il en a été question à propos de la traduction du dérivé thumoeidès (étymologiquement : « de l'espèce du thumos »), que j'ai traduit par « amour-propre ». Ici où Socrate reste très général, la traduction du verbe thumousthai par « faire preuve de caratère » permet de percevoir en français la parenté de racine des deux mots grec et de garder ouvert le sens grec du verbe sur des réactions à des sollicitations aussi bien agréables que désagréables en l'absence de contexte spécifique.
Si Platon utilise l'un derrière l'autre le substantif thumos et le verbe qui en dérive, c'est pour nous faire comprendre que ce qui l'intéresse, ce ne sont pas seulement des concepts, des « idées », ici le thumos en tant qu'« organe » (traduction par « cœur ») ou fonction, mais surtout des activités, ce que ces « fonctions » nous permettent de faire concrètement. C'est la même raison qui fait que, dans les dialogues, on ne trouve presque jamais le mot dialogos (« dialogue », 9 occurrences en tout), mais très souvent le verbe dialegesthai (« dialoguer », 219 occurrences), en particulier dans la forme de l'infinitif substantivé to dialegesthai (20 occurrences, dont 8 dans la République), qui renvoient à l'activité qui consiste à dialoguer.
À titre de comparaison, voici la traduction de ces mots par les traducteurs que j'ai consultés :
- Chambry : « la colère et la partie colérique de notre âme » ;
- Robin : « l'ardeur du sentiment, celle en vertu de laquelle nous brûlons d'une généreuse ardeur » ;
- Baccou : « le principe irascible, par quoi nous nous indignons » ;
- Pachet : « l'espèce du cœur, celle par laquelle nous nous mettons en colère » ;
- Cazeaux : « l'ardeur qui nous donne l'agressivité » ;
- Leroux : « [le] cœur, cette espèce par laquelle nous nous emportons ».
Le problème de toutes ces traductions, qui restent toutes, sauf celle de Robin, du côté de la colère ou de l'agressivité, c'est-à-dire de réactions à des sollicitations qui sont elles-mêmes du côté de l'agressivité, c'est que, comme je l'ai déjà fait remarquer à propos de thumoeidès dans la note 23, elles partent des dictionnaires et de l'analyse d'ensemble des différents usages des mot thumos (nom) et thumousthai (verbe) chez Platon et d'autres auteurs, pas de ce que Platon cherche à faire et à décrire avec les mots qui sont à sa dispostion pour être le plus compréhensible possible, mais qui ne correspondent pas nécessairement exactement à ce qu'il a en tête, puisque c'est nouveau. C'est pourquoi il me semble préférable, comme je l'ai fait dans la note 23 pour thumoeidès, de chercher à comprendre ce qu'il cherche à dire en s'aidant de l'image qu'il en donne dans le Phèdre avec le chariot ailé, et aussi de l'analogie des grosses lettres (cf. note 10) et de l'analyse préalable du cas de la cité, pour essayer de comprendre ce qui peut expliquer son découpage de l'âme en trois parties (et non deux) et seulement trois parties et comment on peut faire rentrer tous les comportements humains dans les trois catégories que cela implique, et de ne chercher à traduire les mots grecs défaillants qu'il emploie qu'une fois qu'on a compris ce qui caractérise ce qu'il représente par les deux chevaux, à savoir, que l'un réagit aux sollicitations issues du corps lui-même et des sens et l'autre à des représentations induites par des mots et les images mentales qu'ils suscitent dans l'esprit qui sont le résultat de l'éducation au sens large, ce qui couvre effectivement tout ce à quoi l'âme peut avoir à réagir. Et au final, il faut admettre qu'aucun des mots français que l'on pourrait utiliser n'est parfaitement adapté pour faire comprendre cela, comme c'était déjà le cas pour les mots grecs que Platon avait à sa disposition, mais que l'important, c'est de saisir le sens, qui est au-delà des mots. Si en effet Platon a éprouvé le besoin de nous proposer une image, celle du chariot ailé attelé à deux chevaux, avant d'essayer de le décrire par des mots (le Phèdre précède immédiatement la République dans l'ordre des tétralogies), et a entrepris l'analyse du cas de la cité (les grosses lettres) avant d'examiner le cas de l'âme humaine individuelle (les petites lettres), c'est précisément pour que l'image et les gorsses lettres nous aident à comprendre les mots et parce qu'il savait que les mots qui étaient à sa disposition seuls étaient défaillants pour expliquer ce qu'il avait en tête sans entrer dans de longues explications, et aussi parce que c'est une caractéristique de sa méthode pédagogique que de laisser une partie du travail à faire au lecteur pour que sa compréhension soit le résultat d'un vrai travail personnel qui lui en aura fait comprendre les ressorts, puisque c'est lui qui les aura trouvés. On va d'ailleurs voir dans la suite qu'il n'hésite pas à varier son vocabulaire, aussi bien au niveau des substantifs que des verbes pour parler de ce qui est désigné ici par le substantif thumos et par le verbe thumousthai.
(<==)
(52) « Près de chez l'exécuteur public » traduit le grec para tôi dèmiôi. Le mot dèmios est au départ un adjectif qui signifie au sens premier « public, du peuple (dèmos) » et de là, « choisi ou élu parmi le peuple », et aussi « qui exerce une charge publique ». Substantivé, il signifie « exécuteur public, bourreau ». Il est intéressant de noter que pour les Grecs d'alors, lorsqu'on parlait d'une charge publique sans plus de précisions, c'est au bourreau qu'on pensait. (<==)
(53) « Agitation intérieure » traduit le mot orgè, qui signifie « mouvement naturel, disposition, tempérament, caractère », d'où « passion, colère », ou encore « manière d'être, comportement ». Comme on le voit, ce mot a un sens voisin de thumos, et, comme je le laissais entendre à la fin de la note 51, c'est probablement de manière délibérée que Platon varie ainsi son vocabulaire, pour nous aider à comprendre qu'aucun des mots qu'il a à sa disposition ne recouvre exactement le sens qu'il a en tête et que c'est à chaque lecteur de le chercher à partir des éclairages complémentaires que donne chacun des mots qu'il emploie pour en parler. (<==)
(54) « Raisonnement » traduit le mot grec logismos, qui dérive de logos via le verbe logizesthai et qui signifie « compte, calcul », d'abord au sens strictement arithmétique, puis dans un sens analogique (que peut aussi avoir le français « calcul »), et de là, « raisonnement, réflexion », et aussi « raison » au sens de « motif », et finalement au sens de « faculté de raisonnement ». (<==)
(55) « Se mettant en colère » traduit le grec thumoumenon, participe présent moyen du verbe thumousthai, dont on a vu en note 51 combien il était difficile à traduire, et que j'avais traduit alors par « faire preuve de caractère » du fait de l'absence de contexte spécifique orientant la compréhension vers un sens plus spécifique. Ici, le contexte appelle à l'évidence un idée de colère, puisqu'il est question de lutte intérieure et d'un personne se mettant en colère, au moins intérieurement, contre elle-même. (<==)
(56) Ce que laisse entendre ici Socrate, c'est que le cheval blanc-thumoeides ne s'allie jamais au cheval noir-désirs contre le cocher-raison. Ce dernier peut ne pas maîtriser le cheval noir-désirs, mais c'est alors que le cheval blanc restera de son côté dans la défaite, pas qu'il aura pris l'initative d'aller contre lui sous la seule influence du cheval noir. Et pour cause, puisque ce qui le guide, ce sont les règles de comportement inculquées par les mots du cocher sans qu'il les comprenne, dans une forme de « dressage ». La seule manière dont le cheval blanc peut faire le jeu du cheval noir, c'est si la raison-cocher elle-même est entrée dans son jeu. Car si la raison est, elle, capable de raisonner et de justifier des comportements, il n'est pas donné d'avance qu'elle fera toujours les bons choix de guidage-maîtrise du cheval noir-désirs. Comme le dira bientôt Socrate en prélude au parallèle entre le bon et le soleil au livre VI de la République, le bon (to agathon) est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses], augurant que c'est quelque chose, mais embarrassée et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable comme à propos des autres [choses], par quoi d'ailleurs elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique » (République VI, 505d11-e4). En d'autres termes toute âme peut se tromper sur ce qui est bon, et, en conséquence dresser le cheval blanc pour qu'il aille dans le sens du cheval noir, c'est-à-dire donne plus ou moins libre cours à la satisfaction de tel ou tel désir, par exemple l'appétit sexuel, mais dans ce cas, ce n'est pas que le cheval blanc seul qui a pactisé avec le cheval noir, c'est le cocher-raison qui s'est fourvoyé sur ce qui était réellement bon pour l'âme qu'il est chargé de diriger et qui a guidé en conséquence le cheval blanc à suivre le cheval noir. Mais le cheval noir ne parle pas et ne peut donc inciter le cheval blanc, qui n'est guidé que par des paroles, à se rebeller contre les paroles du cocher si celui-ci n'a pas cédé à ses désirs. Dit autrement, l'amour-propre est guidé par ce qu'il a appris à considérer, à tort ou à raison, comme bon ou mauvais dans les comportements sous la conduite d'une raison qui peut être dans l'erreur sur la manière de se comporter vis à vis de tel ou tel désir, mais il ne se laisse pas influencer directement par les désirs contre l'avis, pertinent ou erroné, de la raison qui est en celui dont il est l'amour-propre, qu'elle soit éclairée ou défaillante, ce dont il n'est justement pas capable de juger, puisque précisément, en tant qu'amour-propre, il n'est pas doté de la capacité de raisonner, il est alogikos. (<==)
(57) « D'un caractère noble » traduit le grec gennaios, adjectif dérivé de genna (« naissance, origine, génération »), lui-même dérivé de gignesthai (« naître »), et qui renvoie à l'idée de naissance ou de race, dans un sens positif, c'est-à-dire, de bonne naissance ou de bonne race, en d'autre termes, « noble ». Le terme peut qualifier aussi bien une personne qu'un acte, et finalement une chose de bonne qualité. (<==)
(58) « se fâcher » traduit le grec orgizesthai, verbe dérivé d'orgè, que l'on a rencontré un peu avant, en 440a5, où je l'ai traduit par « agitation intérieure » (cf. note 53). ici encore, Platon varie son vocabulaire et change de verbe par rapport à 440b2, où il avait utilisé le verbe thumousthai (cf. note 55). (<==)
(59) « Son caractère ne le porte pas à s'exciter contre lui » traduit le grec ouk ethelei pros touton autou egeiresthai ho thumos. Une traduction plus littérale serait « son thumos ne consent pas à se lever contre lui », ou encore « à s'éveiller contre lui ». Dans la mesure où j'ai décidé de traduire thumos par « caractère », j'ai un peu modifié le sens de ethelei, car parler d'un « caractère » qui consent ou ne consent pas est un peu limite en français. Notons par ailleurs que Platon introduit ici encore un autre verbe, egeiresthai (« se lever, s'éveiller, s'exciter »), après thumousthai (« se mettre en colère », directement dérivé de thumos) et orgizesthai (« se fâcher »), en relation avec le thumos et ce par quoi il se manifeste. (<==)
(60) Encore un nouveau verbe pour décrire le comportement du thumos, zein, qui signifie « bouillir » au sens propre concernant de l'eau ou un autre liquide, et à l'occasion au sens figuré, comme ici (Sophocle l'emploie à propos du thumos en Œdipe à Colone, 434). (<==)
(61) « Ses assauts de noblesse » traduit le grec tôn gennaiôn, dans lequel on trouve l'adjectif gennaios, déjà rencontre en en 440c2 au comparatif masculin singulier gennaioteros pour qualifier une personne non identifiée, où je l'avais traduit par « d'un caratère noble » (cf. note 57), ici substantivé au génitif neutre pluriel (le génitif est appelé par le verbe dont c'est le complément), sans que soit précisé ce qui est qualifié de « noble » et qui concerne des activités du thumos. (<==)
(62) « Dans notre cité, nous avons établi les auxiliaires comme des chiens obéissant aux dirigeants comme aux pasteurs de la cité » traduit le grec en tèi hèmeterai polei tous epikourous hôsper kunas ethemetha hupèkoous tôn archontôn hôsper poimenôn poleôs (mot à mot : « dans la nôtre cité les auxiliaires comme chiens nous_avons_établi obéissants aux dirigeants comme pasteurs de_cité »). Sur l'emploi du mot epikouroi (« auxiliaires ») pour désigner ce que Socrate avait initialement appelé phulakes (« gardiens »), voir la note 12 à ma traduction de la section précédente sous le titre La justice dans la cité. L'analogie entre ces auxiliaires et les chiens, que rappellent ici successivement Socrate et Glaucon, confirme ce que je disais dans la note 56 sur le caractère alogikos (« non capable de raisonner ») de la partie intermédiaire de l'âme, le thumoeides, représenté dans l'image du Phèdre par le cheval blanc, et sur le fait qu'elle ne fait jamais alliance avec les désirs (le cheval noir) : les chiens aident les pasteurs à surveiller le troupeau, et obéissent aux ordres donnés par ceux-ci au moyen de paroles auxquelles ils ont appris à obéir sans les comprendre vraiment, mais ils ne se mettront jamais du côté des animaux du troupeau contre les pasteurs. Platon suggère donc qu'il y a dans l'âme, entre les désirs, les pulsions, qui ont une origine purement corporelle, et la raison, une partie intermédiaire qui est encore « animale » mais est capable de « dressage » et assiste la partie capable de raisonner (plus ou moins bien, plus ou moins justement) pour « gouverner » l'âme et déterminer ses agissements. Et ce qui distingue cette partie de la partie raisonnante, c'est qu'elle, comme les désirs, peut mouvoir le corps, ce que ne peut la partie raisonnante seule. (<==)
(63) Sur la traduction de l'adverbe kalôs par « de belle manière », voir la note 47. (<==)
(64) « [C'est] en effet de belle manière, repris-je, [que] tu comprends ce que je veux dire, mais est-ce qu'en plus de cela, tu es aussi viscéralement convaincu de ceci ? » : dans cette réplique, Socrate utilise successivement deux verbes, d'abord le verbe noein, que j'ai traduit par « comprendre » (« tu comprends ce que je veux dire », noeis hô boulomai legein), puis le verbe enthumeisthai, que j'ai traduit par « être viscéralement convaincu » (« est-ce que tu es aussi viscéralement convaincu », è... enthumèi) mais pour lequel le Bailly donne comme sens « se mettre dans l’esprit », d’où « réfléchir, penser », voire « déduire par un raisonnement ».
- Chambry traduit cette réplique par « Tu saisis admirablement ma pensée, dis-je ; mais considère encore ceci. » ;
- Robin par « C'est cela, tu entres on ne peut mieux dans ma pensée ! Mais sans doute réfléchis-tu, en outre, à ce que voici ? » ;
- Baccou par « Tu comprends parfaitement ce que je veux dire ; mais fais-tu en outre cette réflexion ? » ;
- Pachet par « Oui, dis-je, tu te représentes bien ce que je veux dire. Mais en outre ne te convaincs-tu pas aussi de la chose suivante ? » ;
- Cazeaux par « Ta tête a bien fonctionné, mais il faut que tu appliques un peu plus loin ton ardeur agressive », avec une note qui commence ainsi : « Ton ardeur, de ténacité irascible... On peut penser en vertu du contexte et du caractère de Glaucon, que Socrate jour sur l'éthymologie du verbe grec, plus neutre, enthumeisthai. Il oppose la raison et l'irascible. » ;
- Leroux par « Tu saisis bien, dis-je, je que j'essaye d'exprimer. Mais n'es-tu pas par ailleurs convaincu de la chose suivante ? ».
Seul Cazeaux semble avoir remarqué que le premier verbe, noein, était construit sur la racine noûs (« esprit / intelligence ») et le second, enthumeisthai, sur la racine thumos, et que, dans une discussion qui essaye justement de distinguer dans l'âme une partie qui est qualifiée de « raisonnable » d'une partie qui est dite thumoeides, c'est-à-dire « du genre du thumos », le choix de ces deux verbes n'était certainement pas anodin, mais il associe le thumos exclusivement à l'agressivité (voir le tableau de la note 23). En fait, ce dont il est ici question, me semble-t-il, c'est de la différence entre la conviction intellectuelle de l'esprit / intelligence (noûs), qui, seule, ne peut nous mettre en mouvement pour l'action, et la conviction que je qualifie de « viscérale », celle de ce que Platon qualifie de thumos ou de thumoeide, qui est nécessaire pour agir, pour faire se mouvoir le corps, mais n'est pas de l'ordre de la raison ou de l'intelligence (noûs), c'est la différence entre la tête et les « tripes » (ce à quoi on pense quand on dit que quelque chose vous prend aux tripes, ou vient des tripes). Ce qui est en arrière-plan de cette remarque de Socrate, comme la suite va le montrer, c'est le fait que Glaucon a commencé la discussion sur le thumos (« caractère ») et la question de savoir s'il était une troisième partie ou une variété de l'une des deux premières, en 439e5, en suggérant qu'il était peut-être apparenté à la partie désirante (epithumètikon), et qu'après quelques échanges, il semble maintenant convaincu qu'il forme une partie distincte des deux autres. Face à ce rapide changement d'opinion, Socrate veut donc tester son niveau de conviction, tester si son thumos, privé du pouvoir de raisonner, est bien convaincu qu'il n'est pas une partie des désirs, mais bien quelque chose de distinct, soumis à la raison et non aux désirs, si cette conviction s'est bien « imprimée » de manière définitive dans (en) ce thumos. C'est pour Platon une manière de nous amener à réaliser que « convaincre » la partie thumoeides de l'âme n'est pas le fait du raisonnement, mais de l'éducation sur le long terme pour créer des habitudes.
La traduction d'enthumeisthai par « être viscéralement convaincu »
n'est probablement pas très « orthodoxe » au regard des dictionnaires, mais je pense qu'elle rend bien ce que Platon a en tête ici en l'opposant à noein. (<==)
(65) Comme je l'ai dit vers la fin de la note précédente, le renvoi est à la réponse de Glaucon en 439e5, où il suggère que le thumos est peut-être apparenté à la partie désirante (epithumètikon) de l'âme. (<==)
(66) « Celui-ci (to thumeides, l'amour-propre) se bat avec la [partie] raisonnante (logistikon) » traduit le grec auto tithesthai ta hopla pros to logistikon. Le problème que pose ce texte est que, lorsqu'on cherche dans les dictionnaires, on trouve deux sens diamétralement opposés pour l'expression ta hopla (les armes) tithesthai, selon qu'on privilégie pour tithesthai le sens de « poser / déposer » ou celui de « prendre » et selon le sens que l'on donne à la préposition pros utilsée avec l'accusatif. Dans l'entrée du Bailly pour tithèmi, Moyen I.2, qui donne le sens de « poser sur soi quelque chose à soi », on trouve ce passage de la République en exemple, généralisé sous la forme tithesthai ta hopla pros tinos, avec la traduction « prendre les armes pour quelqu'un ». Mais la généralisation du texte de Platon s'est faite avec une erreur : elle suppose que pros est utilisé avec le genitif (pros tinos), alors que Platon a utilisé l'accusatif (pros to logistikon), qui aurait dû se généraliser en pros ti ou pros tina. Or ce choix peut changer le sens de pros, qui, avec le génitif, peut signifier « en faveur de », mais avec l'accusatif, peut signifier aussi bien « pour » (exemple du Bailly : ta Kurou outôs echei pros hèmas hôsper ta hèmetera pros ekeinon, Xén. An. 1, 3, 9, les dispositions de Cyrus sont les mêmes pour nous que les nôtres pour lui) que « contre » (exemple du Bailly : pros Trôas machesthai, Il. 17, 471, combattre contre les Troyens) ! Et l'entrée pour tithèmi du LSJ liste trois sens possibles de l'expression tithesthai ta hopla : a. rest arms, i.e. halt, with arms in an easy position but ready for action ; b. bear arms, fight ; c. lay down one's arms, surrender. Ici, le contexte suggère de comprendre que Platon veut dire que l'amour-propre prend les armes en faveur de la raison, mais plus loin, son Socrate va dire de l'amour propre qu'il constitue « une troisième [partie], étant auxiliaire de la [partie] raisonnante (logistikon) par nature, à moins qu'elle ne soit corrompue par une mauvaise éducation » (441a2-3), ce qui laisse supposer qu'il ne prend pas toujours les armes en soutien à la partie raisonnante. J'ai donc essayé de traduire cette expression dont le sens peut se comprendre de deux manières contraires par une expression de sens voisin en français ayant le même type d'ambiguïté : « se battre avec quelqu'un » en français peut en effet vouloir dire « se battre aux côtés de quelqu'un contre le même ennemi, comme dans la phrase « des soldats français se sont battus avec les soldats américians sur les plages du débarquement en juin 1944 », ou « se battre contre quelqu'un », comme dans la phrase d'un parent parlant à l'autre de leurs deux enfants qui passent leur temps à se chamailler : « Jean s'est encore battu avec son frère ! ». Le seul problème de cette traduction, c'est qu'elle pousse trop loin le comportement de l'amour-propre qui ne prend pas les armes aux côtés de la partie raisonnante, en le supposant prendre les armes contre elle, ce qui est contradictoire avec ce qu'a dit Socrate en 440b4-7, comme je l'explique dans la note 56, sur le fait que l'amour-propre ne fait jamais cause commune avec la partie désirante. Quoi qu'il en soit, chercher à conserver en français une ambiguïté dans cette phrase suppose que Platon en était conscient et l'a conservée délibérément. Pourquoi aurait-il fait cela ? S'il l'a fait délibérément (et j'ai du mal à penser que lui, si attentif à ses formulations, n'était pas conscient de cette ambiguïté), c'est sans doute pour nous amener à réfléchir une nouvelle fois sur les comportements possibles de l'amour-propre par rapport à la raison. Est-ce que ce qu'il a dit en 440b4-7 sur le fait que l'amour-propre ne fait jamais cause commune avec la partie désirante, qu'a accepté sans broncher Glaucon, est bien vrai et que veut-il dire quand il affirme en 441a2-3 qu'« [il est] auxiliaire de la [partie] raisonnante (logistikon) par nature, à moins qu'elle ne soit corrompue par une mauvaise éducation » ? Comment se manifeste cette corruption résultant d'une mauvaise éducation ? Bref, il nous invite à ne pas prendre ponr argent comptant tout ce que dit Socrate, mais à le faire nôtre par la réflexion, jusqu'à en être « viscéralement convaincu » (enthumeisthai, cf. note 64). (<==)
(67) En 434c7-8, les trois « familles » étaient qualifiées respectivement de chrèmatistikon (« commerçant »), epikourikon (« auxiliaire ») et phulakikon (« gardien »). Ici, on retrouve les mêmes qualificatifs pour les deux premières « famille » (à ceci près que certains manuscrits donnent pour la seconde epikourètikon au lieu de epikourikon donné par d'autres manuscrits, mais cela ne change pas le sens ni l'image qui est derrière, il ne s'agit que de manières différentes de dériver un adjectif d'un même nom, en l'occurrence epikouros, « auxiliaire »), par contre, la troisième, celle des gouvernants, est ici qualifiée de bouleutikon (« délibérant »), ce qui lève l'ambiguïté qui restait présente dans le terme phulakikon (« gardien »), qui, au début de la discussion sur les trois « classes » d'habitants de la cité, désignait ce qui est devenu ensuite les « auxiliaires » et parmi lesquels on choisissait les gouvernants. (<==)
(68) Le mot grec que je traduis par « éducation » est trophè, dont le sens premier est « action de nourrir », par dérivation du verbe trephein, qui signifie « épaissir, engraisser, nourrir ». L'éducation qu'a en tête ici Socrate n'est pas l'éducation intellectuelle (qui serait plutôt paideia), qui concerne plutôt la partie logistikon (le cocher du char du Phèdre), mais une forme d'« éducation » qui commence à la naissance et vise à donner à l'enfant de « bonnes » habitudes. C'est apprendre au bébé à réguler ses heures de tétées en ne lui donnant pas le sein dès qu'il se met à pleurer, apprendre à l'enfant à manger proprement, à ne pas se goinfrer, à se tenir à sa place en attendant son tour pour se servir, et, quand il grandit, à ne pas abuser de boissons alcoolisées, à ne pas se vautrer dans la débauche, etc. (par exemple en préférant une longue discussion avec Socrate sur la cité idéale à une nuit de débauche dans une fête organisée par la cité en l'honneur d'une déesse étrangère). (<==)
(69) Le fait que Socrate évoque ici le cas des bêtes confirme que, pour lui, ce qu'il regroupe sous l'appellation commune de thumoides et que, dans le cas des êtres humains, j'ai appelé, faute de mieux, « amour-propre », appellation qui ne convient pas aux animaux, n'est pas de l'ordre de la « raison » (logos), qui est spécifique à l'homme, mais quelque chose qui appartient encore à l'animalité. C'est d'ailleurs déjà suggéré par le fait que, dans l'image du chariot du Phèdre, c'est représenté par un cheval, donc un animal, au même titre que la partie menée par les désirs / passions (epithimètikoni). Et ce sera confirmé par une nouvelle image de l'âme que donnera Socrate au livre IX de la République (République, IX, 588b10-e1, voir traduction dans cette page), dans laquelle sont associés, sous une même enveloppe ayant une apparence humaine, un monstre polycéphale (la partie désirante (epithimètikon), le cheval noir), un lion (l'amour-propre (thumoeides), le cheval blanc), et un homme (la partie raisonnante (logistikon), le cocher), chaque nouvel élément étant plus petit que le précédent : là encore, la partie intermédiaire est représentée par un animal, un lion en l'occurrence. Et ce sera confirmé par le Timée, qui n'accorde l'immortalité qu'à la partie raisonnante de l'âme humaine (Timée, 69c5-d6; voir traduction dans cette page). (<==)
(70) Odyssée, XX, 17, déjà cité en République III, 390d4-5. (<==)
(71) Socrate présente ici ce qu'on peut considérer comme la différence principale entre les deux parties de l'âme qu'il évoque ici : l'une raisonne et l'autre pas. L'une, c'est « ce qui raisonne à propos du meilleur et du pire » (to analogisamenon peri tou beltionos te kai cheironos) et l'autre, « ce qui se met en colère de manière irraisonnée » (to alogistôs thumoumenon). Et en même temps, il précise le mode d'action et les finalités de chacune des deux. Pour la partie raisonnante, qui ne peut que raisonner, pas mettre le corps en mouvement, l'objectif ultime, sa raison d'être, pourrait-on dire, est de chercher à distinguer le bon (beltiôn, dont beltionos est le génitif, est l'un des comparatifs d'agathos, « bon ») du mauvais (cheirôn, dont cheironos est le génitif, signifie « pire, plus mauvais ») (et non pas seulement le bien du mal, qui reste trop exclusivement moral). Le Socrate de Platon le dira bientôt sous une autre forme, au livre VI, dans la mise en parallèle du bon et du soleil qui prélude à l'alanogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne, où il fait de hè tou agathou idea (« l'idea du bon ») la lumière de l'intelligence, analogue dans l'intelligible de la lumière du soleil (et de la lumière en général) dans le visible. Quant à la partie qualifiée de thumoeides, que j'ai désignée par « amour-propre », ce qui la caractérise principalement, en la distinguant justement de la partie raisonnante, c'est qu'elle n'est capable que de réactions spontanées qui font agir le thumos, mais de manière alogistos (« privée de raison, incapable de raisonner ») ce qui n'est pas la même chose que « déraisonnable », qui suppose une action contraire à la raison pour quelqu'un qui, justement, est censé normalement faire preuve de raison. Ce n'est pas elle qui peut juger de ce qui est bon et de ce qui est mauvais dans les réactions possibles qu'elle peut avoir dans des situations spécifiques. Le point important ici n'est en effet pas de savoir comment traduire au mieux le verbe thumeisthai, dont thumoumenon est le participe présent neutre, que j'ai ici traduit par « se mettre en colère », mais l'adverbe qui accompagne ce verbe, alogistôs (« de manière irraisonnée »), qui implique que la partie raisonnante n'a pas participé au choix de la réaction à la sollicitation qui conduit à thumousthai, c'est-à-dire qui met en mouvement le thumos, quel que soit le sens précis qu'on veut donner à ce verbe et à ce mot, en tout cas pas sur le moment, car elle y a pris part auparavant, dans le processus d'« éducation », de création d'habitudes qui, justement, ne nécessitent plus son intervention « à chaud » dans chaque cas. (<==)
(72) Le verbe que je traduis par « nager à travers » est dianein, qui veut dire « traverser à la nage » (un fleuve, la mer, bref, une étendue d'eau) au sens propre, avant de prendre aussi un sens figuré en particulier en relation avec les discours et les discussions. On le trouve en Phèdre, 264a5, à propos du discours de Lysias que Socrate y critique, lorsqu'il dit de son auteur qu'il semble commencer par la fin et traverser son discours « en nageant tout du long sur le dos à rebours » (ex huptias anapalin dianein), et en Parménide, 137a5, où Parménide, au moment de se lancer dans le « jeu laborieux » qui va occuper la plus grande partie du dialogue, craint, à son âge, de devoir « traverser à la nage un si formidable et si vaste océan de discours » (dianeusai toiouton te kai tosouton pelagos logôn). On peut rapprocher cette image de la nage dans les discours de l'image de la traversée en bateau qu'utilise Socrate en Phédon, 99d1, lorsqu'il parle de sa « seconde traversée » (deuteron ploun) à la recherche des causes des phénomènes, qui l'a amené à le faire « en ayant recours aux logoi » plutôt qu'« en dirigeant [s]on regard vers les faits / choses avec les yeux et les autres sens » (blepôn pros ta pragmata kai hekastèi tôn aisthèseôn) et à l'image des vagues qui risquent de submerger les discours de Socrate, qu'il va bientôt utiliser dans la suite de la discussion. Les Grecs étaient un peuple de navigateurs et nombre de leurs cités, à commencer par Athènes, étaient des ports en bordure de mer, ce qui peut expliquer la fréquence de telles analogies utilisant l'image de la nage ou de la navigation. (<==)
(73) Je traduis par « complexe » le grec poikilos, dont le sens premier est « de toutes couleurs », et qui peut signifier « varié, divers, changeant, inconstant, artificieux, compilqué, complexe, équivoque, obscur ». Chambry le traduit par « à formes multiples », Robin par « hétéroclite », Baccou par « multiforme », Pachet par « divers », Cazeaux par « varié » et Leroux par « composite ». (<==)
(74) Socrate reprend ici les deux adjectifs qu'il avait utilisés dans le façonnage pour caractériser les différentes têtes du monstre polycéphale : hèmeros, qui signifie « apprivoisé », et plus spécifiquement « domestique » à propos d'animaux, « cultivé » à propos de plantes, « civilisé, doux » à propos de personnes, et agrios, qui signifie au sens premier « qui vit dans les champs » et, de là, « sauvage » à propos d'animaux, de plantes ou d'hommes faisant partie de peuplades vivant à l'état sauvage, ou encore « sauvage, farouche, violent, cruel » à propos de personnes prises individuellement. Mais alors, ces deux adjectifs caractérisaient explicitement des animaux (thèriôn en 588c8), alors qu'ici, où il fait une analogie entre l'élevage des têtes d'animaux sauvages du monstre polycéphale et la culture de plantes par un agriculteur, il se contente des adjectifs, qui ont effectivement un sens approprié dans les deux cas. (<==)
(75) « S'inquétant de tous dans l'intérêt commun » traduit le grec koinèi pantôn kèdomenos, dans lequel kèdomenos est le participe présent moyen du verbe kèdein, dérivé de kèdos, qui signifie « soin, sollicitude » et encore « objet de souci », ce qui conduit pour le verbe au moyen aux sens de « prendre soin, s'inquiéter, se faire du souci ». Cette précision est importante, car elle signifie que l'homme intérieur de l'image ne se préoccupe pas que de son propre intérêt, mais a en charge les trois parties de l'âme et doit diriger et les former dans l'intérêt commun de toute l'âme, en fait de toute la personne, corps et âme. (<==)
(76) « Ce tout-ci », en grec pan tode, désigne LE tout dont nous sommes une partie, c'est-à-dire l'Univers. (<==)
(77) « Artisan » traduit le grec dèmiourgos, qui signifie étymologiquement « qui travaille (-ourgos, dérivé de ergon (« travail »)) pour le peuple (dèmos) », et dont dérive le français « démiurge », dont le sens en français vient justement de l'emploi qu'a fait de ce mot Platon dans le Timée pour parler du créteur de l'Univers. En grec, ce mot désigne simplement toute personne qui produit quelque chose pour d'autres personnes. C'est par exemple le mot qu'emploie Socrate dans le République pour parler des fabriquants de lits ou de tables (République X, 596b6) dans la discussion sur les difféentes sortes de lits. Au substantif dèmiourgos (« artisan ») correspond le verbe dèmiourgein, « travailler, produire, créer » (sous-entendu, en faveur du public, et avec l'idée qu'il s'agit plutôt d'un travail manuel), qui est utilisé à la fin de cette phrase, où je l'ai traduit par « être l'artisan de » pour faire apparaître en français la proximité sémantique entre la formule dèmiourgos gignetai (« il devient l'artisan ») utilisée à propos de la création des étants divins et la formule dèmiourgein (« être l'artisan de ») utilisée à propos des mortels. Et dans les deux cas, il convient de conserver à ces mots leur sens original, et en particulier de ne pas transcrire en français dèmiourgos sous la forme « démiurge », qui fait perdre tout ce que le mot grec véhiculait pour les contemporains de Platon, l'idée de quelqu'un qui travaille pour le public, pour le peuple, c'est-à-dire pour les autres. (<==)
(78) « L'imitant » traduit le grec mimoumenoi, participe présent du verbe mimeisthai (« imiter »). Cette idée d'imitation est fondamentale dans le Timée, premier dialogue de la septième et dernière trilogie, celle de la mise en pratique, qui se conclut sur les Lois, exemple du travail concret qui attend, dans un contexte spécifique, celui des cités greques du IVème siècle avant J.-C., les philosophes-rois que la République appelle de ses vœux et pour lesquels elle fournit un programme d'éducation, mettre de l'ordre dans les cités des hommes au moyen de bonnes lois. Dans cette perspective, le Timée propose à ces législateurs le travail de l'artisan (dèmiourgos, cf. note précédente) créateur de l'Univers comme modèle à imiter. En présentant ici les dieux auxiliaires de ce créateur comme imitateurs de celui-ci pour compléter sa création en créant les êtres mortels, Platon, par la voix de Timée, invite les hommes à faire de même au niveau suivant de création, à imiter le travail du créateur et de ses auxiliaires pour créer des cités bien gérées, ce qui est le travail le plus noble qui est attendu d'eux, animaux faits pour vivre en société et dotés de logos. (<==)
(79) « Véhicule » traduit le mot grec ochèma, substantif dérivé du verbe ochein, qui signifie « voiturer, porter » ou encore « diriger un animal attelé », d'où pour ochèma les sens de « voiture, chariot, char traîné par des chevaux », mais aussi de « navire, vaisseau » (en tant que portant sur les eaux), et plus généralement de « véhicule », au sens propre ou au sens figuré, par exemple à propos de la pensée ou de la parole. Ce terme évoque l'image de l'attelage ailé du Phèdre (voir ci-dessus), mais dans ce texte, ce n'est pas le mot ochèma qui est utilisé pour désigner le chariot, mais le mot zeugos (Phèdre, 246a7), qui insiste sur l'idée d'attelage de deux animaux par un joug (zugon). Par contre, plus loin dans le mythe, en 247b2, Socrate utilise ce mot pour parler des chariots des dieux (ta theôn ochèmata) qui se déplacent de manière ordonnée, au contraire de ceux des hommes. On est donc bien dans la même imagerie dans les deux textes. (<==)
(80) « Des affections terribles et contraignantes » traduit le grec deina kai anagkaia pathèmata. Quelques précisions qur chacun de ce trois mots, en commençant par le dernier, que les deux autres qualifient :
- pathèmata est le pluriel du substantif pathèma dérivé du verbe paschein via son aoriste pathein, verbe qui signifie « être affecté de telle ou telle façon, éprouver telle ou telle affection, sensation ou sentiment », ou encore « souffir, subir », et aussi « se trouver dans telle ou telle disposition résultant des impressions et effets extérieurs », ce qui conduit, pour pathèma, dans lequel la terminaison en -ma implique des instances individuelles de ce qu'implique le mot, aux sens d'« affection » (le fait d'être affecté par quelque chose, pas le sentiment qu'on éprouve pour quelqu'un ou quelque chose) ou d'« état d'esprit » en tant que disposition qui détermine comment on réagit à ce qui nous affecte. Timée présente donc cette âme mortelle comme étant, dans un premier temps au moins, passive par rapport à des sollicitations qui l'affectent par le biais du corps et de ses sens. C'est le mot qu'emploie Socrate dans l'analogie de la ligne qui clôt le livre VI de la République (en VI, 511d7) pour désigner ce qu'il associe dans l'âme à chacun des quatre segments de la ligne (sur ce mot et son emploi dans cette analogie, voir la note 74 à ma traduction annotée de l'analogie).
- deinos, dont deina est le pluriel neutre, dérivé du verbe deidein (« craindre, avoir peur »), signifie « qui inspire la crainte ou l'étonnement », c'est-à-dire « terrible, effrayant, étonnant, extraordinaire » ou encore « mauvais, malfaisant, funeste ».
- anakaios, dont anagkaia est le pluriel neutre, dérivé du substantif anagkè, qui signifie « nécessité, contrainte », signifie donc « contraignant, nécessaire ». (<==)
(81) Timée oppose ici kakon au neutre singulier dans l'expression megiston kakou delear (« plus grand appât du mauvais ») et agatha, au neutre pluriel dans l'expression agathôn phugas (« [cause de] fuite [loin] des bons [comportements / actions...] »). Ces deux adjectifs sont substantivés au neutre sans que soit précisé ce qu'ils qualifient. Cela ne pose pas trop de problèmes de traduction lorsqu'on traduit kakon par « mal » et agathon par « bien », encore que, dans ce cas, parler du bien ou des biens n'a pas le même sens (ce qui conduit les traducteurs à parler du bien au singulier). Mais le problème, c'est que ces traductions trahissent Platon en donnant à ses propos une connotation exclusivement morale qu'ils n'ont pas. Ce qu'il oppose, ce n'est pas le bien et le mal, mais le bon et le mauvais dans leur plus grande extension, qualificatifs applicable à ce qui concerne les trois parties de l'âme, et pas seulement la raison. Il s'agit pour lui aussi bien de bonne ou mauvaise nourriture ou boisson, de bonnes ou mauvaises attitudes, comportements et réactions de l'amour-propre que de bonnes ou mauvaise pensées, paroles, décisions, raisonnements... Faute de comprendre cela, on passe à côté du plus important dans le rôle de la partie raisonnable de l'âme en tant que dirigeante pour le bien commun (voir note 75) de toute l'âme, et du corps : pour que l'âme entière qu'elle gouverne et le corps qu'elle anime soient satisfaits, et que donc son gouvernement soit sage et accepté, il faut que toutes les parties (comme dans la cité tous les citoyens) y trouvent leur part de satisfactions raisonnables, dans une bonne manière de manger et de boire des bonnes choses, dans une bonne manière de satisfaire de bons appétits sexuels, dans de bons comportements, dans de bonnes paroles, dans de bonnes pensées, dans de bons raisonnements, etc.. Mais en français, s'il est possible de parler du bon et du mauvais au singulier, il n'est pas possible de le faire au pluriel, comme le fait le grec, et ici Platon à propos d'agathôn sans plus de précisions, d'où mon début de liste entre crochets après « bons ». (<==)
(82) Pour permettre de faire le lien entre ce texte et celui de la République traduit dans cette page, je ne traduis pas ici le mot thumos, renvoyant à la note 23 ci-dessus pour les sens de ce mot difficile à traduire. Ici, noyé dans une liste de sentiments opposés, il a sans doute un sens plus spécialisé que dans les pages de la République décrivant la tripartition de l'âme traduites dans cette page, proche de l'idée d'agressivité ou de colère. (<==)
(83) On peut s'étonner de voir Timée (et Platon derrière lui) chercher à donner une localisation spatiale à des parties de l'âme, alors que l'âme est immatérielle. Mais le problème est le même lorsqu'on considère que l'âme prise comme un tout est l'âme d'un corps particulier situé dans le temps et l'espace. Cette localisation spatiale, outre qu'elle respecte la « hiérarchie » des valeurs de ces différentes partie (la partie « supérieure » en haut, dans la tête, la partie « intermédiaire » au milieu, dans la poitrine et la partie la plus vile et bestiale en bas dans le ventre) n'est qu'une autre forme d'« image », qui vise à préciser les différentes fonctions de l'âme en les mettant en relation avec des organes du corps plus spécifiquement associés à des fonctions ayant quelque chose à voir avec celles de l'âme qui y est associée. Ainsi, « localiser » la partie raisonnante (logistikon) dans la tête, c'est la mettre en relation avec le cerveau, qui était pour Platon (plus visionnaire en cela que son disciple Aristote), le lieu de la pensée, de l'intelligence (noûs) et du raisonnement ; « localiser » la partie intermédiaire, celle que j'ai appelé l'« amour-propre » (thumoeides), dans la partie médiane, la poitrine, c'est la rapprocher du cœur, considéré comme le siège des sentiments et de certaines au moins des passions, sens analogique qu'avait justement le mot thumos qui est à la racine du mot employé par Platon pour qualifier cette partie de l'âme, thumoeides ; et localiser la partie qui regroupe les désirs issus du corps comme la faim, la soif et l'appétit sexuel dans le ventre, c'était la rapprocher de la partie du corps dans laquelle se fait la digestion des aliments et des boissons ingérées et l'engendrement issu de la sexualité. Il s'agit donc bien de donner une autre « image » de l'âme, au même titre qu'en la comparant à l'association d'un homme, d'un lion et d'un monstre polycéphale ou à un chariot ailé, pour donner un éclairage complémentaire sur l'âme et ses différentes parties / fonctions. (<==)
(84) Le mot que je traduis par « cage thoracique » est sthètos au pluriel, déjà employé juste avant au singulier, où je l'avais traduit par « poitrine », son sens usuel au singulier. Le mot peut aussi vouloir dire « os de la poitrine », c'est-à-dire au singulier « sternum ». J'interpète ce pluriel comme renvoyant à l'ensemble des os de la poitrine, c'est-à-dire la cage thoracique. Le mot que je traduis par « tronc » et thôrax, dont vient le français « thorax », mais qui désigne en grec au sens premier la cuirasse qui recouvre la poitrine et le ventre, et dans un second temps la partie du corps que recouvre cette cuirasse, qui va de la poitrine à la naissance des cuisses, c'est-à-dire le tronc. Dans la mesure où en français, le mot « thorax » désigne la partie du corps qui s'arrête au diaphragme, traduire, ou plutôt transcrire, ce mot par « thorax » fait double emploi avec sthètos et est incohérent avec la suite, qui fait justement du diaphragme la séparation à l'intérieur de ce « tronc ». (<==)
(85) « Les membranes [appelées] diaphragme » traduit le grec tas phrènas diaphragma, dans lequel tas phrènas est au pluriel et diaphragma au singulier. Phrènas est l'accusatif pluriel de phrèn, mot dont le sens a évolué à partir du sens de « diaphragme » pour désigner toute membrane qui enveloppe un organe, voire au pluriel les viscères, puis le cœur ou l'âme (dans un sens encore très matériel) comme siège des sentiments et de la pensée, et finalement de l'intelligence. Ici, on est au premier stade, exclusivement « anatomique », des sens du mot, et son emploi au pluriel redondé par diaphragma au singulier exclut de le traduire par « le diaphragme ». Reste donc se sens plus général de « membrane enveloppant ou séparant des organes », membranes dont, dans ce cas, le nom est précisé par le mot diaphragma, dont le sens premier, non anatomique, est « séparation, cloison, barrière ». Une traduction presque littérale et non spécifiquement anatomique de ces mots seraient donc « les membranes [servant de] séparation ». (<==)
(86) Je reviens ici à la traduction de thumos par « caractère, qu j'ai justifiée dans la note 23, mais j'ajoute à la suite entre parenthèses le mot thumos pour que le lecteur puisse faire le lien entre toutes les occurrences de ce mot et en ajuster la compréhension dans chaque cas. (<==)
(87) « La citadelle d'en haut » traduit le mot grec akropolis, qui signifie étymologiquement « la ville (polis) au sommet (akros) », dont dérive le nom Acropole donné à la ville haute d'Athènes où trône le Parthénon. Dans la disposition spatiale que propose ici Timée pour le « logement » des trois parties de l'âme, le logos situé dans la tête est bien dans la partie la plus haute de l'homme. (<==)
(88) Le mot grec utilisé ici pour parler du cœur est kardia, qui désigne au sens premier l'organe de ce nom et qu'on retrouve à la racine de mots français en relation avec le cœur comme organe, comme cardiologue ou cardiaque, mais peut aussi avoir un sens analogique dans lequel il rejoint certains des sens de thumos. (<==)
(89) « L'habitation destinée à la garde princière » traduit le grec tèn doruphorikèn oikèsin, dans lequel oikèsis signifie « habitation » et doruphorikos, dont doruphorikèn est l'accustif féminin singulier, est l'adjectif dérivé de doruphoros, qui signifie étymologiquement « porteur (phoros) de lance (doru) », et désigne plus spécifiquement les gardes du corps d'un prince, ce qui donne pour doruphorikos le sens de « qui concerne la garde princière ». Après avoir parlé en 70a6 de « citadelle d'en haut » (akropolis, cf. note 87), évoquer ici une garde princière, c'est reprendre un parallèle avec la cité qui était celui utilisé par la République dans le texte traduit dans cette page et celui qui l'a précédé, et qui avait été initié au livre II par la référence aux « grosses lettres » dans l'échange dont je donne la traduction dans la note 10 ci-dessus. Et en faisant du caractère (thumos) la garde princière, Timée admet implicitement que cette partie de l'âme, le thumoeidès (« amour-propre ») est au service de la partie raisonnante, au besoin contre les désirs. (<==)
(90) Les mots « parmi eux tous », en grec en autois pasin, qui suivent immédiatement to beltiston (« le meilleur ») et précèdent hègemonein eôi (« il laisserait diriger ») peuvent se comprendre soit comme complétant ce qui précède (« le meilleur parmi eux tous »), soit comme complétant ce qui suit (« ils laisseraient diriger parmi/sur eux tous »). J'ai essayé de conserver cette indétermination dans ma traduction en respectant l'ordre des mots. (<==)
(91) Ici, du fait du contexte qui suggère des situations de stress face à des dangers ou des situations redoutables (deinos), la traduction de thumos par « colère » est plus appropriée que la traduction plus ouverte par « caractère » que j'ai utilisée plus haut. Mais il convient de noter que c'est le même mot dans les deux cas. (<==)
(92) « Imaginant pour lui un renfort, ils l'ont implanté dans l'idea du poumon » traduit le grec epikourian autèi mechanômenoi tèn tou pleumonos (ou pneumonos dans certains manuscrits, les deux formes étant des formes dialectales du même mot) idean enephuteusan. Le verbe mèchanasthai dérive du mot mèchanè, qui signifie « invention ingénieuse », aussi bien dans le sens de « machine, engin, machine de guerre ou de théâtre » que dans le sens de « moyen, expédient » ou de « ruse, artifice, machination » (il est à la racine de mots français comme « mécanisme » ou « mécanique » et sa forme dorienne machana est à l'origine du mot français « machine » via le latin machina), et signifie « fabriquer avec art » et plus généralement « fabriquer, imaginer, produire ». Le verbe enphuteuein, dont enephuteusan est la troisième personne du pluriel de d'aoriste indicatif actif, est composé par adjonction du préfixe en- (« dans ») au verbe phuteuein, qui signifie « planter », lui-même dérivé de phuton, qui signifie « ce qui pousse » (de phuein, « naître, croître, pousser »), et plus spécifiquement « plante », par opposition à « animal » (zôion).
Ici, en parlant d'une idea de poumon, Timée semble se souvenir qu'il parle de dieux qui ne fabriquent pas eux-mêmes les poumons individuels des êtres humains, mais en conçoivent seulement l'idée, traduction parfaitement appropriée ici d'idea. Dans cette perspective, la traduction de mechanômenoi par « imaginant » plutôt que par « fabriquant » est plus adpatée au fait que ce qui est en cause n'est qu'une idea, une « idée » d'un renfort pour le cœur que vont consituer les poumons qui l'enveloppent et dans lesquels donc, il est « implanté ».
Il est intéressant de constater que ce mot idea gène les traducteurs. Tous ceux que j'ai consulté évitent de le traduire :
- Cousin (Rey et Gravier, 1839) : « pour y remédier, ils firent le poumon » ;
- Rivaud (Budé, 1925) : « (Les Dieux) ont voulu ménager au cœur un secours. Ils ont greffé sur lui le tissu du poumon » ;
- Moreau (Pléïade, 1950) : « (Les Dieux) y ont ménagé un secours en greffant sur le cœur le tissu du poumon » ;
- Chambry (Garnier, 1969) : « (les dieux...) imaginèrent de greffer sur lui le tissu du poumon » ;
- Brisson (GF Flammarion, 1992) : « ils ont... ménagé un renfort, en greffant sur le cœur le poumon », avec une note qui dit : « Epikourian est un terme qui relève du vocabulaire militaire; pour sa part, enephuteusan fait référence à l'agriculture, et non à l'artisanat. », mais rien sur la présence du mot idea qu'il ne traduit pas.
On retrouve exactement la même gêne une page plus loin, en 71b1, dans un contexte similaire à propos de l'âme désirante et des boyaux, qui ne peuvent être guidés par la raison, mais peuvent tout au plus être séduits par des images, et du rôle du foie par rapport à eux : le grec est toutôi dè theos epibouleusas autôi tèn hèpatos idean sunestèse, qu'on peut traduire par « un dieu, formant donc un projet à ce [sujet], y adjoignit l'idée du foie », qu'ils traduisent :
- Cousin (Rey et Gravier, 1839) : « les dieux, pour remédier à ce mal, formèrent le foie » ;
- Rivaud (Budé, 1925) : « En veru de ces considérations, un Dieu à inventé pour elle la structure du foie » ;
- Moreau (Pléïade, 1950) : « usant de ce leurre, un Dieu a dressé devant elle l'appareil du foie » ;
- Chambry (Garnier, 1969) : « les dieux, pour remédier à ce mal, composèrent la forme du foie » ;
- Brisson (GF Flammarion, 1992) : « c'est en considération de cela qu'un dieu médita un plan à son intention ; il constitua le foie ».
Cette fois, Chambry traduit idea par « forme », sans doute parce que le verbe sunistanai, qu'il traduit par « composer », lui parraissait plus acceptable à propos d'une « forme » que le verbe enphuteuein, qu'il traduit par « greffer sur », et Rivaud, plus en retrait, par « structure », mais les trois autre sautent allègrement ce mot.
Bref, ils semblent à la fois redouter de traduire ce mot par le sens spécialisé qu'ils lui supposent chez Platon, parce qu'ils ne voient pas ces dieux subalternes manipuler des ideai au sens supposé platonicien qu'ils donnent à ce mot, et de le traduire par son sens plus usuel non spécifiquement platonicien, qui risquerait de prêter à confusion (d'où le choix de « structure » par Rivaud dans la seconde occurrence, qui peut à la rigueur passer pour une traduction d'idea sans pour autant évoquer la notion de « forme / idée » platonicienne, ce qui est impossible pour le mot « tissu » qu'il introduit à sa place dans la première). Mais si, comme je le suggère dans la note 3, on comprend idea dans le sens de « principe d'intelligibilité » (comme en français quelqu'un pourrait dire à une autre personne : « C'était quoi, ton idée en faisant ça ? »), parler d'une idea de poumon ou de foie quand justement on cherche à expliquer le rôle que joue les poumons par rapport au cœur et les raisons pour lesquelles les deux sont associés et le cœur est enveloppé par les poumons, ou de l'idea du foie quand on cherche à expliquer le rôle qu'il joue au milieu des entrailles, ne pose aucun problème, surtout quand, comme je l'ai dit au début de cette note, on parle du travail de dieux subalternes qui ne fabriquent rien de matériel, pas même les organes dont ils parlent, mais se contentent de faire des « plans », des « lois de la nature », pour des organismes qui se développeront eux mêmes selon ces plans et ces « lois » dans la matière.
(<==)
(93) Le mot grec que je traduis par « la [partie] la plus forte » est to kratiston, superlatif neutre substantivé de kratos, qui signifie « force (physique), puissance, domination ». Certes, l'un des sens donnés pour kratistos est « excellent, le meilleur », mais à partir d'une étymologie qui suppose implicitement que le meilleur est le plus fort, y compris physiquement. Cette idée de « force, puissance », y compris physique, n'est pas celle qu'on attend en premier pour qualifier la partie raisonnante de l'âme, celle qui délbère et qui, selon l'image du chariot ailé du Phère, est incapable de mouvoir le corps. (<==)
(94) Sur cet emploi du mot idea, qui fait écho à son emploi en 70c5 à propos du poumon, voir la note 92. (<==)
(95) On retrouve ici le verbe mèchanasthai, déjà utilisé en 70c4 à proximité du mot idea à propos du poumon, et que j'ai traduit à chaque fois pour cette raison par « imaginer » plutôt que par « fabriquer ». Sur ce verbe, voir la note 92. (<==)
(96) « Libre » (eleutheros) doit se comprendre ici comme s'opposant à « les obstruant et les fermant » à propos des vésicules et des portes (dochas pulas te) à l'intérieur du foie soumis à pression et repliement sur soi, c'est-à-dire de la liberté de circulation dans cet organe. <==)
(97) Cette référence à la divination (manteia) à propos du foie est appelée par le rôle prépondérant que jouait l'examen du foie des animaux sacrifiés par les prêtres d'alors qui en retiraient des oracles. Timée suggère ici que le foie joue un rôle similaire pour l'âme des êtres humains vivants en provoquant de visions pendant le sommeil. La suite immédiate du passage ici traduit examine le rôle qu'est appelé à jouer la divination par rapport à la raison pour porter secours à la faiblesse humaine (aphrosunè anthrôpinè, 71e2-3). Mais en même temps, Timée termine ses considérations sur le foie et la divination en précisant que ce rôle divinatoire n'appartient qu'au foie vivant, mais que, « privé de vie, il devient aveugle et ses oracles sont trop obscurs pour signifier quelque chose de clair » (72b8-c1), ce qui est une pierre dans le jardin des devins qui examinaient le foie d'animaux morts pour en déduire des oracles. (<==)
(98) Je trauis ici par « pensée raisonnable » le mot prhonèsis, qui peut signifier « pensée, intelligence, raison, sagesse », dans la mesure où il est associé à logos, qui est plus directement associé à la « raison ». La phronèsis, c'est plus la sagesse pratique, le bon sens, que la raison spéculative. (<==)
(99) Je traduis par « ceux qui nous ont assemblé » le grec hoi sustèsantes hèmas, dans lequel le verbe sunistanai signifie au sens premier « mettre ensemble, assembler », et de là « réunir en un tout par l’assemblage des parties », d’où « faire naître, créer, produire ». Mais le sens de « créer » me paraît trop fort pour le rôle des dieux subalternes, dont il est ici question, qui ne font qu'assembler une âme qui leur est transmise par le dieu créateur, leur « père », avec un corps dont ils ne font que tracer le « plan ». Pour la même raison, je traduis poiein par « imaginer » plutôt que par « faire », « fabriquer » ou « créer », qui en sont des sens possbiles plus usuels, en me souvenant que le susbstantif dérivé de ce verbe, poiètès, a fini par désigner plus spécifiquement le genre particulier de « créateurs » (le sens premier du mot) que sont les « poètes » (le mot français qui en dérive), c'est-à-dire les créateurs de mondes imaginaires fait de mots. (<==)
(100) Dans cette traduction, je ne me suis pas senti tenu par la ponctuation des éditeurs, qui n'est pas de Platon, puisque la ponctuation n'existait pas de son temps, et je me suis plutôt appuyé sur les particules de liaison, nombreuses en grec, et les articulations du sens pour ponctuer cette traduction. Il se trouve que cela conduit à des phrases parfois très longues, mais Platon est coutumier de ce fait et, contrairement à la plupart des traducteurs, je n'ai pas cherché à morceler le cours de sa pensée ou à expliciter les antécédents des pronoms ou les sujets implicites de nombreuses formes verbales, dont des participes, abondants dans ce texte, qu'il faut déterminer quand c'est possible à partir du genre (masculin, féminin ou neutre) et du nombre (sigulier ou pluriel) du participe, puisque le participe en grec s'accorde en genre et en nombre avec son sujet explicite ou implicite. Simplement, dans certains cas, j'ai ajouté entre crochets un pronom accordé en genre et en nombre avec le genre et le nombre du mot français qui traduit le mot grec que j'ai supposé être le sujet implicite du verbe. (<==)