© 2001, 2009, 2015 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 7 décembre 2016 |
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Note du 7 décembre 2016 : on trouvera dans mon article « Platon : mode d'emploi » (version du 6 décembre 2016, fichier pdf de 200 pages, pages 27 à 79) une analyse suivie de l'ensemble des trois textes majeurs de la République que sont la mise en parallèle du bon et du soleil, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, qui s'éclairent les uns les autres et forment un tout, à la lumière de mes récentes découvertes sur le Sophiste, qui jettent un jour nouveau sur la démarche de Platon (fonder la philosophie, non pas sur une ontologie, mais sur une analyse des mécanismes, du pouvoir et des limites du dialegesthai (la pratique du dialogue comme moyen de valider le logos à la lumière de l'expérience partagée). Les grandes lignes de mon interprétation de ces pages célèbres ne sont pas remises en cause, mais certaines notes auraient besoin d'être adaptées à cette nouvelle compréhension (j'espère pouvoir le faire dans les mois qui viennent).
Édition de juin 2015 : la traduction a été revue et la plupart des notes réécrites à la lumière de ma nouvelle compréhension de l'analogie de la ligne (édition d'octobre 2012) et de l'allégorie de la caverne (édition de mars 2013), ouvrant sur une nouvelle compréhension de l'analogie entre le bon (plutôt que le bien) et le soleil et mettant mieux en évidence le lien étroit qui existe entre ces trois textes qui se suivent dans la République.
(vers la section précédente : la formation des philosophes : introduction)
[L'interlocuteur de Socrate au début de cette section est Adimante, qui sera remplacé par Glaucon à partir de 506d2 ; dans la première réplique, c'est Socrate qui parle, continuant une réplique commencée à la fin de la section précédente]
[504e] [...]
En tout cas, [ce n'est] pas peu souvent [que] tu
as entendu ça, mais à présent, ou bien tu ne l'as plus présent à l'esprit, ou
bien alors tu as dans l'idée [505a] de me
causer du tracas en t'en prenant à moi. Mais je pense que c'est plutôt
ça, puisque, qu'en effet l'idée du bon (2) soit
l'objet d'étude (3) le
plus important, tu me l'as souvent entendu dire, celle en vérité par
laquelle ce qui est juste (4) et
les autres choses dont nous profitons en plus (5) deviennent
profitables et bénéfiques. (6) Et
maintenant, tu sais probablement que c'est ça que je suis sur le point
de dire, et en plus de ça, que nous ne la connaissons pas suffisamment. (7) Mais si nous ne la connaissons pas, quand bien même nous aurions une
science (8) aussi parfaite
que possible de tout le reste, mais sans elle, tu sais qu'il n'y aurait aucun
bénéfice (9) pour
nous, comme il n'y en a aucun si [505b] nous
possédons quelque chose sans le bon. (10) Ou crois-tu qu'on gagnerait
quelque chose à posséder toute possession, mais qui ne soit pas
bonne ? Ou à penser (11) tout
le reste sauf le bon, et à ne penser rien beau et bon ? (12)
Par Zeus, moi en tout cas, non ! dit-il.
Mais bien sûr, ça aussi tu le sais certainement : que d'un
côté, pour la multitude, le bon passe pour être plaisir,
et de l'autre, pour ceux qui sont plus raffinés, pensée. (13)
Comment donc [n'en serait-il] pas [ainsi] ?
Et que de plus, ami, ceux qui pensent ça ne parviennent pas à indiquer (14) quelle
pensée, mais sont contraints pour finir de dire que c'est celle du bon. (15)
Et de manière, dit-il, tout à fait risible.
[505c] Comment
donc ne le serait-ce pas, repris-je, si, nous reprochant en effet de ne pas
connaître le bon, ils parlent au contraire comme à des
[gens le] connaissant ? Car ils disent que c'est pensée du bon,
comme si cette fois nous comprenions ce dont ils parlent lorsqu'ils prononcent le
nom du bon. (16)
Très vrai, dit-il.
Mais qu'en est-il de ceux qui définissent bon le plaisir ? (17) Est-ce
qu'[ils] ne [seraient] pas d'une certaine façon pleins d'une erreur
moindre que les autres ?... (18) Ou
bien eux aussi ne sont-ils pas contraints de convenir que des plaisirs
sont mauvais ? (19)
Très certainement !
Il leur arrive donc, je pense, de convenir que les mêmes [choses] sont bonnes
et mauvaises. (20) N'est-ce pas ?
[505d] Et
comment ! (21)
Donc à coup sûr, beaucoup de grandes controverses sur lui (22), c'est évident.
Et comment non ?
Mais quoi ? Ceci [n'est-il] pas évident : en tant que [choses/actions/possessions/attitudes/propos/...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même
elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et
en avoir l'air, alors que de bonnes [choses/possessions/...], il ne suffit plus à personne
d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir
celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en
piètre estime. (23)
Tout à fait ! dit-il.
Donc, ce que poursuit toute âme et en vue de quoi [505e] elle
fait toutes [choses], augurant que c'est quelque chose (24),
mais embarrassée (25) et
ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut
bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable (26) comme à propos des autres [choses], par quoi d'ailleurs elle ne parvient
pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique (27), à propos
donc de quelque chose de tel et de si grand [506a],
devons-nous dire que doivent ainsi rester aussi plongés dans le noir (28) ceux-là même qui sont les meilleurs dans la cité, entre
les mains desquels nous remettrons toutes choses ? (29)
Pas le moins du monde, dit-il.
Je pense à tout le moins, dis-je, que les [choses] justes et belles à propos desquelles est ignorée la manière dont elles peuvent bien être bonnes, (30) c'est un gardien de pas bien grande valeur qu'elles posséderaient en celui qui ignorerait cela d'elles ; et j'augure (31) que
personne avant ça ne les connaîtra adéquatement. (32)
Tu augures joliment bien, dit-il. (33)
Eh bien donc, notre constitution (34) ne
sera-t-elle pas parfaitement ordonnée (35) pour
peu qu'un [506b] tel
gardien veille sur elle, celui qui a le savoir de ces choses ? (36)
Nécessairement, dit-il. Mais toi donc, Socrate, est-ce savoir (37) que
tu dis être le bon, ou plaisir, ou quelque chose d'autre à
côté de ça ?
Quel homme ! repris-je, il était bel et bien évident de toi
depuis longtemps que ne te suffirait pas ce qu'il en semble aux autres en ces matières !
C'est qu'en effet, dit-il, Socrate, il ne me paraît pas juste (38) non
plus de pouvoir énoncer les doctrines (39) des
autres, mais pas la sienne, après tant de [506c] temps
passé à s'occuper de ces [sujets].
Mais quoi ? repris-je, cela t'a-t-il l'air d'être juste que, sur
des choses qu'on ne sait pas, de parler comme sachant. (40)
En aucun cas, bien sûr ! dit-il, comme sachant, mais au moins comme
croyant, consentir à parler de ce qu'on croit. (41)
Mais quoi ? dis-je, n'as-tu pas perçu (42) les opinions dénuées
de science comme toutes viles (43),
[elles] dont les meilleures [sont] aveugles ? Ou est-ce que t'ont l'air de
différer en quoi que ce soit d'aveugles marchant droit sur une route,
ceux qui se forment quelque opinion vraie sans intelligence ? (44)
En rien, dit-il.
Veux-tu donc contempler des [choses] viles, obscures et tortueuses (45),
quand il est possible [506d] d'entendre
parler par d'autres de [choses] lumineuses et belles ? (46)
Ne va pas, au nom de Zeus, Socrate, reprit Glaucon, te dérober comme
si tu étais au terme ! Car nous aimerions autant que, comme tu as
discouru sur la justice, la modération et le reste,
ainsi de même tu discoures sur le bon. (48)
Et moi donc, repris-je, camarade (49),
j'aimerais encore plus ! Mais comme en somme je n'en serai peut-être pas
capable, (50) en y mettant pourtant toute ma bonne volonté, ne faisant pas bonne figure (51),
je prêterai à rire. Mais, mes bienheureux (52),
lui-même, ce qu'en fin de compte [506e]
il est, le bon, laissons-le pour le moment l'être (53),
car [il faut] plus, me semble-t-il, que l'élan actuel pour parvenir
ne serait-ce qu'à l'opinion que j'en ai à présent (54),
mais, de ce qui paraît enfant du bon (55)
et le plus semblable à lui, je vais parler, si cela vous agrée
aussi, mais sinon, laisser tomber. (56)
Mais non, dit-il, parle ! Une autre fois donc, tu t'acquitteras de la dissertation
sur le père.
[507a]
Je voudrais bien, dis-je, que nous soyons capables, moi de vous la restituer
et vous de la recueillir, et non pas, comme maintenant, les produits seulement. (57)
Mais pour le moment donc, ce produit et enfant du bon lui-même (58),
recueillez-le. Prenez garde néanmoins que je ne vous trompe d'une manière
ou d'un autre sans le vouloir, en vous restituant erroné le compte du
produit. (59)
Nous prendrons garde, dit-il, autant que nous en sommes capables. Mais seulement,
parle !
Une fois du moins que je me serai mis complètement d'accord avec vous (60),
dis-je, et que je vous aurai rappelé ces choses qui ont été
dites auparavant et avaient déjà été dites fréquemment
d'autres fois.
[507b]
Lesquelles? reprit-il.
Nous disons être beaux, repris-je, de multiples ***, et bons de multiples ***,
et dans chaque cas pareillement, et nous les distinguons par le discours. (61)
Nous le disons en effet.
Et alors, beau même et bon même et ainsi pour
tous les *** qu'auparavant nous posions comme multiples, les posant à nouveau au contraire
selon une idée une de chacun en tant qu'étant une, nous appelons chacun ce qu'il est. (62)
C'est ça.
Et alors, nous disons que les uns sont vus, mais pas perçus par
l'esprit, et que les idées au contraire sont perçues par l'esprit,
mais pas vues. (63)
C'est en effet tout à fait ça.
[507c]
En bien, par quoi de nous-mêmes voyons-nous ceux [qui sont] vus ?
Par la vue, dit-il.
Et donc n'est-ce pas, repris-je, par l'ouïe, ceux [qui sont] entendus, et par
les autres sens tous les sensibles ? (64)
Et comment !
Or donc, repris-je, as-tu pris conscience (65)
que l'artisan des sens avait façonné le pouvoir de voir et d'être vu comme celui qui avait exigé de loin le plus de dépenses ? (66)
Pas du tout, dit-il.
Eh bien examine (67)
ainsi la chose. Est-ce qu'il est encore besoin à l'ouïe
et au son d'un autre genre [de chose], pour que l'une entende et que l'autre
soit entendu, telle que, [507d]
si la troisième n'est pas présente, l'une n'entendra pas et l'autre
ne sera pas entendu ? (68)
De rien, dit-il.
Je crois en tout cas, repris-je, qu'il n'y en a pas beaucoup d'autres (69),
pour ne pas dire aucun, pour lesquels il est encore besoin de rien de tel en plus. Ou as-tu,
toi, quelque chose à dire ? (70)
Moi ? Non, reprit-il.
Mais celui de la vue et du visible, n'as-tu pas conscience qu'il a besoin
de plus ?
Comment ?
La vue étant en quelque sorte dans les yeux et celui qui la possède
ayant l'intention de s'en servir, une enveloppe colorée étant
par ailleurs présente dans leur voisinage (71),
si ne [507e]
survient pas un troisième genre [de chose] séparément conçu
par nature pour cela même, tu sais bien que la vue ne verra rien et que
les couleurs seront invisibles.
De quoi donc parles-tu, dit-il, avec ça?
De cela même, repris-je, que tu appelles lumière. (72)
Tu dis vrai, dit-il.
[C'est] donc selon une idée pas négligeable [que] la faculté
de voir et le pouvoir d'être vu [508a]
ont été enjugués avec un joug de plus grande valeur que
celui des autres mises ensemble sous le joug (73),
si tant est que la lumière ne soit pas sans valeur !
Bien sûr que non, dit-il, il s'en faut de vraiment beaucoup qu'elle soit
sans valeur !
Eh bien, lequel des dieux du ciel tiens-tu pour responsable de cela (74),
souverain dont la lumière fait voir notre œil de la plus belle manière
possible, et être vus les choses vues ?
Exactement le même que toi, dit-il, et que les autres ; car c'est
le soleil, évidemment, que tu demandes.
Est-ce que la vue n'est pas naturellement ainsi par rapport à ce dieu ?
Comment ?
La vue n'est pas [le] soleil, ni elle-même, ni ce en quoi elle advient,
[508b]
qu'en vérité nous appelons œil.
Eh bien, non, en effet.
Mais c'est du moins le plus conformé au soleil (75),
je crois, parmi les organes des sens.
Et de beaucoup.
Et donc, le pouvoir qu'il a, ne le possède-t-il pas en tant qu'il
est tiré du fond de celui-ci comme quelque chose qui coule en abondance ? (76)
Bien sûr que si !
Et n'est-ce pas aussi que le soleil n'est pas la vue, mais que, étant
responsable de celle-ci, il est vu par elle-même ?
C'est ça, reprit-il.
Eh bien donc, c'est lui, repris-je, que je voulais dire en parlant de l'« enfant
du bon » (77),
que le bon a engendré analogue à lui (78),
ce que précisément lui-même [508c]
est dans le domaine intelligible par rapport à l'intelligence et aux *** perçus
par l'intelligence, celui-là l'étant dans le visible par rapport
à la vue et aux *** vus. (79)
Comment ? dit-il. Explique encore pour moi.
Les yeux, repris-je, tu vois bien que, chaque fois qu'on ne les tourne plus vers ce
sur les enveloppes colorées (80)
de quoi la lumière diurne peut porter, mais [vers ce] sur celles de quoi [ce sont] des lueurs nocturnes (81),
voient faiblement et paraissent presque aveugles, comme s'ils n'avaient plus
en eux de vue pure. (82)
Tout à fait, dit-il.
[508d]
Mais chaque fois pourtant, je pense, qu'[on les tourne vers] ce que le soleil éclaire d'en haut (83)
, ils voient clairement, et il est
clair que ces mêmes yeux l'ont en eux. (84)
Et comment !
Eh bien donc, le [cas] de l'âme aussi, conçois[-le] (85)
ainsi : chaque fois que ce qu'éclaire d'en haut la
vérité et ce qui est, [c'est] sur cela [qu']elle s'appuie, elle perçoit par l'intelligence
et apprend à connaître cela même et se montre [comme] ayant de l'intelligence,
alors que chaque fois que [c'est] sur ce qui se dilue dans l'obscurité, ce
qui devient et se perd, elle se forme des opinions et voit faiblement, [cela] retournant ces opinions dans tous les sens, et elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence. (86)
Elle [le] semble en effet.
[508e]
Eh bien donc, ce qui procure la vérité aux *** qu'on apprend
à connaître et, à celui qui apprend à connaître, (87) donne ce pouvoir (88),
dis-toi que c'est l'idée du bon (89),
et conçois-la, en tant qu'on apprend à la connaître, comme étant le pourquoi du savoir et de la vérité, (90) mais, aussi belles soient-elles toutes deux, recherche de la connaissance (91)
et vérité, tu penseras avec rectitude en le pensant lui-même autre et plus beau encore qu'elles, (92)
et d'autre part, savoir[509a]
et vérité, tout comme ici-bas (93),
juger lumière et vue conformées au soleil (94),
[c'est] droit, mais penser [que c'est le] soleil, ça ne possède aucune rectitude (95),
ainsi, là, juger conformés au bon (96) ces deux-là, [c'est] droit, mais penser [de] l'un ou l'autre d'eux deux [que c'est le] bon, [ce n'est] pas droit, mais il faut estimer encore davantage la
possession du bon. (97)
C'est une beauté inconcevable (98),
dit-il, que tu lui attribue, s'il procure savoir et vérité, mais
que lui-même est au-dessus d'elles par la beauté ; car, sans
doute, toi du moins, tu ne dis pas [que] lui-même [est le] plaisir !
Ne blasphème pas ! (99)
repris-je. Mais cette ressemblance (100) à lui, examine[-la] (101)
plutôt encore ainsi.
[509b]
Comment ?
Le soleil, aux *** vus, [c'est] non seulement, je suppose, le pouvoir
d'être vus [qu'il] procure, diras-tu, mais aussi le devenir et la croissance et
la nourriture, bien que n'étant pas lui-même devenir. (102)
Comment donc !
Eh bien donc, aux *** qu'on apprend à connaître, [ce n'est] pas seulement le fait d'être reconnus, [faut-il] dire, [qui] est présent
sous l'effet du bon, mais aussi l[e fait d]'être (intelligibles) et aussi la valeur [de ce que c'est], sous son effet, sont en plus à chacun d'eux, [sous l'effet]
du bon qui n'est pas valeur, mais encore au-delà de la valeur, se tenant au-dessus par l'ancienneté et la puissance. (103)
[509c]
Et Glaucon, fort plaisamment : Apollon ! (104)
dit-il, quelle divine surabondance ! (105)
Mais c'est toi, repris-je, qui en est responsable, en me forçant à dire
mes pensées sur lui. (106)
(vers la section suivante : l'analogie de la ligne)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) « L'idée
du bon » traduit littéralement le grec hè tou agathou idea, formule dans laquelle on trouve l'adjectif agathos au neutre singulier (ici génitif du fait qu'il est complément du nom idea) substantivé par l'article. Le sens premier d'agathos est « bon », au sens le plus général, concernant aussi bien des choses que des personnes. La traduction usuelle de hè tou agathou idea en français est « l'idée du bien », mais le glissement de « bon » à « bien » à l'occasion de la substantivation change considérablement le sens de l'expression, dans le même sens que la traduction d'aretè par « vertu » au lieu d'« excellence » (voir la section de l'introduction à ma traduction du Ménon consacrée à ce terme). Et d'ailleurs, les deux mots sont proches l'un de l'autre, puisqu'on peut considérer que l'aretè de quoi que ce soit, c'est ce qui fait qu'il est au plus haut point agathon, « bon », dans son genre. Dans les deux cas, la traduction en français de to agathon par « le bien » ou d'aretè par « vertu » donne aux propos de Socrate une connotation trop exclusivement morale, ou à tout le moins oriente la pensée dans ce sens : lorsqu'en français on dit « le
bien », après 25 siècles de commentaires de Platon et 20 siècles
de christianisme, l'expression prend tout de suite une connotation morale et
« métaphysique » qu'elle n'avait justement pas encore, du moins
pas encore à ce point, du temps de Platon, dont les écrits ont
largement contribué à la lui donner. Nul ne penserait qu'un gâteau
ou un verre de bon vin passe pour « le bien », alors que ça
ne choquerait personne qu'on dise que ça fait partie des « bonnes
choses », c'est-à-dire du « bon ». Nous verrons au fil des notes suivantes sur cette section toutes les incompréhensions que peut induire cette traduction malencontreuse qui touche justement au point central des réflexions que Platon essaye de nous faire partager. Le Socrate de Platon n'est pas ici en train de s'interroger sur une idée du « Bien » abstraite et exclusivement morale, mais sur ce
qui est « bon », concrètement,
et dans quel sens ça peut être dit « bon », et surtout,
bon pour nous en tant qu'hommes, pour essayer de déterminer ce
qu'il y a de commun entre toutes ces « bonnes choses » (ta agatha) qui justifie
qu'on les appelle toutes « bonnes », et qui est justement ce qui donne naissance en nous à cette « idée
du bon » (voir sur ce point la description de la première phase
du processus « dialectique » décrite en Phèdre,
265d3-5 : « vers une unique idée (eis mian idean),
ayant pris une vue d'ensemble, mener ce qui est de mille manières dispersé,
de sorte que, chaque chose ayant été définie, on rende
manifeste sur laquelle on souhaite à chaque fois s'instruire »)
On voit au passage le lien qui existe entre les spécificités du
langage et l'évolution de la pensée : il est probable que
le fait que la langue grecque possède un article (qui était à
l'origine un démonstratif), contrairement par exemple au latin, ajoutée au fait que la distinction entre nom et adjectif n'était pas encore clairement faite à cette époque, en rendant
possibles des formules telles que celles dont nous parlons, qui font presque, dans notre terminologie moderne,
un nom d'un adjectif neutre précédé de l'article, a joué
un rôle important dans l'évolution de la pensée grecque
vers les « abstractions ». Il n'en reste pas moins que la manière de comprendre une telle formule n'allait pas de soi du temps de Socrate, puisque toute la discussion d'un autre
dialogue, l'Hippias majeur, qui met pourtant en scène un des sophistes
les plus « universels » de l'époque, tourne autour de l'incapacité
d'Hippias à comprendre la différence que fait Socrate entre « ti
esti kalon (quoi est beau ?) » et « ti esti to kalon (quoi est le beau ?) », Hippias persistant à comprendre la seconde formule comme signifiant « qu'est-ce qui est la belle chose par excellence », « qu'est qui est beau au sens le plus plein pour toi », et à répondre en conséquence par des exemples de choses/actions/comportements/vies particulièrement belles pour lui, alors que pour Socrate, « le beau », c'est justement ce qui est commun à toutes les belles choses/actions/comportements/vies et fait qu'elles peuvent toutes être dites « belles ».
En ce qui concerne maintenant le mot idea, il ne faut jamais perdre de vue que ce mot, qui est à l'origine du mot
français « idée », vient de la forme aoriste idein du verbe horan, qui veut dire « voir ». L'idea, c'est
d'abord l'« apparence », au sens de ce qui apparaît, qui se donne à voir, sans aucun jugement de valeur sur l'adéquation à ce dont c'est l'apparence, avant de devenir une « vue de l'esprit ». Mais en même temps, ce que n'ont pas vu la plupart des commentateurs, qui font des eidè/ideai les réalités ultimes, même dans le registre intelligible, une idea (ou un eidos) reste une vue de l'esprit, une « apparence » pour nous êtres humains dont l'esprit a ses limites propres, au même titre que les yeux ont les leurs, si bien que ce que nous voyons par les yeux ou saisissons par l'esprit nous donne un perception qui n'est pas la saisie complète et parfaitement adéquate de ce qui se donne à voir ou comprendre et que l'« apparence », qu'elle soit visible ou intelligible, n'est pas la réalité dont elle n'est qu'« apparence ». La « vue » de l'esprit n'est certes pas la même que celle des yeux, et elle ne nous donne pas accès aux mêmes « caractéristiques » de ce que nous considérons, mais l'une comme l'autre reste une appréhension conditionnée par notre nature humaine, qui ne nous permet pas de saisir ce que sont les réalités elles-mêmes dont nous percevons les « traces » visibles avec nos yeux ou intelligibles avec notre intelligence. Ainsi, comme l'illustrera l'allégorie de la caverne, nos yeux nous donnent accès au corps matériel de l'homme (et nos oreilles aux paroles qu'il prononce), alors que notre esprit nous permet de le comprendre comme doté d'une âme immatérielle, mais un homme, Socrate par exemple, ne se réduit ni à l'image visuelle qui peut être perçue par la vue (ou à ses paroles entendues par nos oreilles), ni à la compréhension que peut en avoir une intelligence humaine, fût-elle celle de Platon. L'« idée du bon » n'est donc pas le bon lui-même (qui serait auto to agathon, formule qu'on va trouver en 507a3, plus loin dans notre section), mais la perception qui en est possible par la nature humaine. Et si cette « idée » a un caractère objectif et non pas subjectif, c'est justement parce qu'elle n'est pas l'idée que vous ou moi, avec les limites propre de notre intelligence et de nos connaissances, pouvons nous en faire, mais bien la perception qui en est possible par l'intelligence humaine, supposée à son plus haut niveau de qualité, d'aretè (« excellence »), et non par l'esprit plus ou moins lourd et embrumé de tel ou tel individu particulier, tout comme l'apparence visuelle (horômenon eidos) d'une personne n'est pas la vue plus ou moins claire et nette que peut en avoir telle ou telle personne aux yeux plus ou moins défectueux, mais l'appréhension que peut en donner la vue humaine supposée en parfait état de fonctionnement.
Ceci étant dit sur la formule elle-même, notons que, quoi qu'en
dise Socrate, c'est ici la première apparition de cette formule dans
la République, et qu'on ne la trouve nulle part ailleurs dans les
autres dialogues. Elle ne figure en effet telle quelle que dans la République,
où elle apparaît 5 fois, entre ici et la fin du livre VII (les
autres occurrences sont en 508e2-3, 517b9-c1,
526e1
et 534b9-c1). Le mot idea, associé, non pas au bon, mais
au beau, ou, pour être précis, à la beauté (kallos)
est apparu pour la première fois dans la République en
479a1 (cf. note
81 à ma traduction de République, V, 475c6-480a13)
dans le cadre d'une discussion visant à distinguer science et opinion,
philosophos (« amoureux de la sagesse ») et philodoxos
(« amoureux de l'opinion »). Dans toute cette section, le mot agathon
n'apparaît qu'au tout début, en 476a4,
dans une énumération qui inclut aussi le beau (kalon) et
le juste (dikaion), mais aussi leurs contraires, et qui en fait des exemples
d'eidè, dans un sens probablement pas « technique » (cf.
note 15 à ma traduction de cette section).
Et dans tous les cas, rien n'y est dit du rôle prééminent que jouerait l'idée du bon. Il faut donc penser que le Socrate mis en scène par Platon est supposé ici faire référence à des conversations antérieures à celle rapportée dans la République et autres que celles imaginées par lui dans les autres dialogues. Il veut donc seulement par ce moyen nous faire comprendre que ce qu'il introduit ici est une de ses convictions les plus fortes et les plus constantes. (<==)
(3) « Objet
d'étude » traduit le grec mathèma, dérivé
du verbe manthanein (via sa forme aoriste mathein), qui veut dire
au sens premier « apprendre ». Mathèma désigne
tout objet d'enseignement, tout ce qui peut être appris, et de là,
en vient à signifier « connaissance, science », et plus spécifiquement,
surtout au pluriel mathèmata, les sciences que nous appelons justement
« mathématiques ». Dans la mesure où il est ici question
d'éducation, il me paraît important de laisser visible le lien
que le mot établit par sa racine avec le processus d'apprentissage, plutôt
que de mettre l'accent sur le résultat de ce processus en traduisant
par « connaissance » ou par « science ».
Dans tous les cas, pour faire suite à la note précédente, ce qui est suceptible d'apprentisage et de connaissance pour nous, êtres humains, c'est bien l'« idée du bon » et non pas le bon lui-même. Et la suite nous montrera que les quatre autres occurrences de l'expression hè tou agathou idea se situent toutes dans des contextes où il est question de l'homme en tant que susceptible d'apprendre et de connaître et au rôle que joue cette idea dans ce processus : en 508e2-3, plus loin dans cette section, il est question du rôle de cette idea vis à vis de « ce qu'on apprend à connaître » (tois gignôskomenois) et de « celui qui apprend à connaître » (tôi gignôskonti) ; en 517b9-c1, dans l'explication de l'allégorie de la caverne, il est question du rôle qu'elle joue « dans le connaissable » (en tôi gnôstôi) ; en 526e1, en introduction au rôle de la géométrie dans la formation du philosophe, Socrate s'interroge sur le rôle que peut jouer ce savoir pour aider l'âme à « porter le regard sur l'idée du bon » (katidein tèn tou agathou idean) ; enfin en 534b9-c1, Socrate s'intéresse au rôle du langage/discours (logos) humain comme outil de connaissance donné à l'homme et précise ce qu'il entend par le fait pour quelqu'un d'être dialektikon en suggérant que cela suppose qu'il soit capable « de délimiter par la parole en
l'isolant de toutes les autres l'idée
du bon » (diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean). (<==)
(4) « Ce qui est juste » traduit le grec ta dikaia. Même remarque ici que pour to agathon (voir note 2) : il ne faut pas trop vite traduire ta dikaia par « la justice », moins encore là, où le grec est un pluriel neutre substantivé de l'adjectif dikaios, et non pas le substantif dikaiosunè, qui existe et qu'emploie Platon quand il veut parler de « la justice » : le pluriel insiste de fait sur la multiplicité et met l'accent sur les... les quoi, au fait ? les « choses » ? les « actions » ? les « comportements » ?... justement, la formule ne le dit pas et le laisse sous-entendu (et c'est pour ça que j'ai préféré revenir à un singulier neutre, mais collectif, en français plutôt que d'avoir à insérer un nom forcément réducteur), mais il s'agit bien d'instances multiples de « x » qui peuvent mériter le qualificatif de « justes », et non pas d'une simple abstraction. C'est à perdre cet enracinement dans le réel concret que l'on finit par voir en Platon un idéaliste perdu dans un « ciel » d'idées pures : si le « bon » est ce dont il est le plus important pour nous de nous faire une idée, ce n'est pas pour tenter vainement d'aller nous ruiner la vue dans la contemplation béate d'un « soleil » que notre nature ne nous permet pas de regarder en face (voir l'allégorie de la caverne et en particulier la note 54 à ma traduction de celle-ci) et dont la vue, à la supposer possible, ne nous apprendra rien sur nous, mais pour chercher à sa lumière ce qui peut faire de nous des hommes bons, c'est-à-dire des hommes justes au sens où le Socrate de Platon comprend la justice et cherche à nous la faire comprendre tout au long de la République, et ainsi élaborer des « règles » de vie, des « comportements », des « actions » qui puissent être qualifiées de « bonnes » et nous permette d'atteindre ce à quoi nous sommes appelés en tant qu'humains. Et c'est pour cela, et pour cela seulement, que cette idée a un rôle déterminant à jouer dans la formation du futur gouvernant. Gouverner, ce n'est, ou ne devrait être, en effet rien d'autre que de faire en sorte de créer et de conserver un environnement dans lequel le plus grand nombre des citoyens de la cité qu'on gouverne puissent être les meilleurs, et donc les plus heureux, possible, chacun dans les limites de ses capacités propres. Comme le montrera l'allégorie de la caverne, le futur dirigeant durant sa formation ne doit « monter » vers l'extérieur de la caverne, où brille le soleil, image du bon, que pour redescendre dans la caverne et faire profiter ses compagnons de « captivité », dans leur vie privée comme dans leur vie publique, de ce qu'il a découvert là-haut, pour les aider à devenir des hommes « bons » au vrai sens du terme. (<==)
(5) « Les
autres choses dont nous profitons en plus » traduit le grec talla
proschrèsamena. Proschrèsamena est le participe aoriste neutre
pluriel du verbe proschrèsthai, construit à l'aide du préfixe
pros- (« en plus, en outre ») et du verbe chrèsthai,
« avoir recours pour son usage propre », c'est-à-dire « emprunter »
(y compris dans le sens financier) ou « se servir de, utiliser ». Ce
proschrèsamena semble embarrasser les traducteurs qui, le plus
souvent, l'interprètent à leur manière plutôt qu'ils
ne le traduisent : « la justice et les autres vertus »
(Chambry, Baccou, Karsenti/Prélorentzos) interprète à la
lumière de ce qui a précédé, où il a effectivement
été question, en
504a5-6 de « la justice, la modération, le courage et la sagesse »
comme d'objets d'étude pour les futurs gouvernants, mais sans que le
mot qu'il aurait traduit par « vertus », aretai, apparaisse jamais ; « toute
action juste ou autre action analogue » (Robin), ou « ce
qui est juste et tout ce qui est de même ordre » (Dixsaut),
ne traduit pas vraiment le texte et pose en plus le problème de savoir
ce que peut bien être une action « analogue » à une action
juste sans être juste elle-même, et quel mérite elle pourrait
bien avoir par rapport au bon ; même difficulté, en plus
problématique encore, avec « les choses justes et les autres »
(Pachet), qui ne traduit tout simplement pas le proschrèsamena
et ne parle même plus de choses « analogues » aux actions justes,
ce qui laisse craindre le pire ; « les actes de justice et les
attitudes afférentes » (Cazeaux) essaye d'éviter ce
problème, mais reste dans le registre de l'interprétation libre.
Ce qu'à mon avis, Platon suggère ici par ce choix de mots, c'est
une sorte de « surabondance » du bon qui nous concerne, qui fait que,
alors que notre être propre, c'est notre « âme », et que
ce qui est bon pour cette âme dans notre vie terrestre, c'est la justice et elle
seule, il se trouve qu'en plus (pros-), nous pouvons jouir (chresthai)
de biens « matériels » que nous utilisons tout au long de notre
vie. De fait, le verbe chrèsthai est construit sur la même
racine que le mot chrèmata, qui veut dire « biens matériels,
fortune » (c'est pourquoi voir ces proschrèsamena devenir
des « vertus » chez certains traducteurs laisse rêveur !...).
En d'autres termes, le Socrate de Platon, loin de rejeter le corps et les « bonnes [choses] » purement
matérielles, nous dit que c'est le même bon
qui donne à tout ce qui est bon sa valeur dans son ordre
propre et que c'est donc la même « idée du bon » qui doit nous permettre de déterminer ce qui est bon pour nous dans tous les ordres, sur le plan matérial aussi bien que sur le plan moral. (<==)
(6) « Profitables et bénéfiques » traduit le grec chrèsima kai ôphelima, dans lequel on retrouve deux adjectifs qui renvoient en miroir aux deux ordres de « choses » dont il vient d'être question. Chrèsimon est un adjectif de la même famille que chrèsthai et chrèmata et renvoie donc à la « valeur », réelle, mais toute temporelle, que peuvent avoir les biens matériels. La traduction par « profitables », qui évoque l'idée de « profit » et ses connotations économiques, traduit cette idée. Et c'est pour transposer l'assonance qui existe en grec entre proschrèsamena et chrèsima, que j'ai traduit proschrèsamena par « les choses dont nous profitons en plus », plutôt que « nous servons », « usons » ou « jouissons ». Quant à l'ôphelimon, traduit par « bénéfique » plutôt que par un plus habituel « utile » pour des raisons que je précise dans la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, et qui est défini dans l'Hippias majeur comme « to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai », « l'utile et le capable, pour faire quelque chose en vue du bon » (296d8-9), ou encore « to poioun agathon », « ce qui produit du bon » (296e7), ce que rend exactement l'étymologie latine de « bénéfique », il s'applique aux actes justes qui, seuls, peuvent conduire au bon pour l'âme, c'est à dire pour nous. (<==)
(7) « Nous ne la connaissons pas suffisamment » traduit le grec autèn ouk hikanôs ismen. L'adverbe ikanôs dérive de l'adjectif ikanos, qui signifie « apte à, qui va bien, suffisant » à partir d'une racine verbale qui renvoie à l'idée d'« arriver à, atteindre (son but) ». Ikanôs a donc les sens de « suffisamment, adéquatement, convenablement ». Cette inadéquation de notre perception de l'idée du bon en tant qu'individus particuliers montre bien que celle-ci a un caractère objectif « hors » de nous, même si elle n'est pas elle-même le bon mais ce qui en est perceptible par l'intelligence humaine, comme je l'ai dit en note 2. (<==)
(8) « Nous aurions une science » : je traduis ainsi le grec epistaimetha, du verbe epistanai, « comprendre, savoir », à l'origine avec une dominante pratique, dont dérive le mot epistèmè, « science », pour marquer dans la traduction la différence avec les formes du verbe eidenai employées dans la même phrase et que je traduis par « tu sais (oisth') » ou « nous ne connaissons pas (ouch/mè ismèn) », et aussi pour rendre sensible la parenté avec le mot qui désigne la « science ». Pour plus de précisions sur ces mots, voir la note introductive sur epistèmè dans ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon. (<==)
(9) « Bénéfice » traduit le grec ophelos, substantif dérivé du verbe ophellein, « augmenter, accroître, faire prospérer ». Ophelos signifie « avantage, utilité, secours ». De ce nom dérive à son tour le verbe ôphelein, « rendre service, aider, soutenir, secourir », dont vient le substantif ôpheleia, « secours, aide, assistance, avantage » et l'adjectif ôphelimos, « utile, qui rend service, avantageux, profitable », que nous avons rencontré quelques lignes plus haut en 505a4. C'est pour conserver cette communauté d'origine et cette proximité de sens que, traduisant ôphelimon par « bénéfique » pour des raisons que j'explique dans la note 6 ci-dessus et dans la note 13 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, je traduis ophelos par « bénéfice », plutôt que par « avantage ». (<==)
(10) Socrate met ici en parallèle deux registres, celui de la connaissance et celui des possessions matérielles, c'est-à-dire des « choses » mêmes, des « êtres » : dans le registre de la connaissance, ce qui seul la rend bénéfique, c'est hè tou agathou idea (féminin) (« l'idée du bon »), auquel renvoie le tautès (féminin) de aneu tautès (« sans elle »), alors que dans le registre de l'être, n'importe quelle possession ne nous est d'aucun bénéfice aneu tou agathou, « sans le bon ». Plus question d'idea ici, c'est le bon lui-même qui s'attache ou pas aux « choses » que nous sommes susceptibles de posséder. On a là une confirmation de la distinction que j'ai faite dans la note 2 entre l'idée et la réalité dont elle est l'idée. (<==)
(11) « Penser » traduit le grec phronein. Sur ce verbe et les mots qui lui sont apparentés, voir la note introductive sur phronèsis dans ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon. Tout ce développement depuis « tu sais probablement... » reprend la structure en miroir de la phrase qui a précédé (voir note 6) et qui nous faisait passer des « idées » abstraites aux biens matériels et retour. Ici, on commence dans l'ordre du « savoir/connaître », traduit par différentes formes du verbe eidenai, « savoir, connaître » (oistha, « tu sais... », deux fois ; ismen, « nous connaissons... », deux fois aussi, dans des tournures négatives), verbe apparenté à eidos, « aspect extérieur, forme » (autre terme employé pour parler des « apparences » aussi bien visibles qu'intelligibles), et à idein et idea, qui souligne donc la parenté entre le « voir » et le « savoir », pour rejoindre, via l'epistanai, connaissance qui donne prise sur le monde matériel (voir note 8), l'ordre du « posséder », traduit par le verbe ktèsthai, « se procurer, acquérir », d'ou au parfait, ektèsthai, « posséder » (deux utilisations, kektèmetha, « nous possédons », et ektèsthai, « posséder », à côté de ktèsis, « possession », et par extension, « biens, propriété, fortune », substantif issu de ce verbe). Mais le retour ne se fait pas au point de départ. Ce à quoi on revient, ce n'est pas la connaissance mais ce qui la rend possible pour nous, hommes, le phronein, le « penser ». Et c'est pourquoi il peut encore être ici question de to agathon (« le bon ») et non pas de hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») : de même en effet que l'on peut, même si c'est par abus de langage, dire « je vois Socrate », alors que ce que je vois en réalité n'est qu'un point de vue particulier sur son apparence visuelle, on peut, par un raccourci de langage du même ordre, dire « je pense le bon », sans que cette approximation porte trop à conséquence puisqu'elle ne dévoile rien de la nature ou de la pertinence de la pensée qui se forme en moi mais nomme seulement un objet de pensée auquel je déclare m'intéresser. Il n'en va plus de même si je dis « je connais le bon » car, même si je n'en dis pas plus, j'ai déjà affirmé quelque chose de faux, puisqu'il n'est pas possible à l'homme de connaître adéquatement le bon, mais seulement d'essayer de comprendre du mieux qu'il peut son « idée », son apparence intelligible pour nous, hommes. En fin de compte, que ce soit en lui-même ou à travers l'idea qui s'en offre à nous, c'est le bon et lui seul qui donne valeur à toutes choses, à notre savoir aussi bien qu'à nos possessions matérielles ou à nos pensées. (<==)
(12) Au terme
de ce parcours, le beau (kalon) rejoint le bon (agathon) dont
il est quasiment inséparable dans l'esprit des grecs, pour qui un « homme
de bien » se désigne par le vocable kalos kagathos, contraction
de kalos kai agathos, qui a même donné le substantif kalokagathia
pour désigner la conduite d'un tel homme. On est toujours dans le double
registre déjà signalé, puisque kalos met l'accent
sur le visible, le corporel, le matériel (même si l'on peut ensuite
l'appliquer aux actions) et agathos sur l'intelligible. Et, comme le
montre le discours de Diotime dans le Banquet, c'est le kalos
qui met en branle notre phrèn, via l'erôs, pour le conduire
jusqu'aux « idées », et, en fin de compte, à celle du
bon via celle du beau.
Il faudra relire cette réplique de Socrate à la lumière des trois développements qui la suivent, la mise en parallèle du bon et du soleil qu'elle introduit (cette section), l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, pour réaliser tout ce qui y est déjà sous-entendu ou dit de manière concise demandant des explications et que ces développements ne font qu'expliciter et illustrer : c'est le bon et lui seul qui donne sens à tout le reste, il est pour notre intelligence ce que la lumière du soleil est pour notre vue, il est l'archèn anupotheton (« principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] », cf. note 21 à ma traduction de l'analogie de la ligne pour la justification de cette traduction) dont il faut partir pour arriver à un savoir de tout le reste qui ne soit pas « creux », il est le terme de la démarche du prisonnier libéré sortant de la caverne, même si nous ne pouvons pas le voir tel qu'il est, ou seulement de manière fugitive, car, quoi qu'en laisse entendre l'analogie pour tester notre attention, nous ne pouvons fixer le soleil sans nos ruiner les yeux. (<==)
(13) « D'un
côté, pour la multitude, le bon passe pour être plaisir,
et de l'autre, pour ceux qui sont plus raffinés, pensée » traduit le grec tois men pollois hèdonè dokei einai to agathon, tois de kompsoterois phronèsis. La phrase est construite de manière symétrique autour du groupe sujet (to agathon, le bon)-verbe (dokei einai, passe pour être) qui en occupe la partie centrale. Le rôle de sujet de to agathon est marqué par la présence de l'article, qui sert par ailleurs à substantiver l'adjectif neutre agathon, puisqu'en grec l'attribut ne prend pas d'article. Ce sont donc hèdonè (« plaisir ») et phronèsis (« pensée »), deux noms sans article, qui sont attributs de dokei einai. J'ai conservé dans ma traduction l'absence d'article pour rester au plus près du grec, car il me semble que ce n'est pas tout à fait la même chose de dire « le bon semble être plaisir (ou pensée) » que de dire « le bon semble être le plasir (ou la pensée) », particulièrement dans une langue comme le grec ancien, qui n'avait pas encore une claire notion de la distinction entre nom et adjectif, comme le montre la facilité avec laquelle on substantivait l'adjectif. La première formulation laisse ouverte la possibilité que ce qu'on qualifie, dans notre cas le bon, ne soit qu'une partie de ce qui le qualifie, dans notre cas plaisir ou pensée, pas la seconde.
Le verbe dokein, dont dokei est la troisième personne du singulier de l'indicatif présent actif, signifie « sembler, paraître, avoir l'air », et c'est de lui dont vient le substantif doxa, qui signifie « opinion ». Ce sont donc deux opinions que rapporte ici Socrate.
L'adjectif kompsos utilisé pour caractériser ceux qui se distinguent du plus grand nombre n'est guère plus flatteur que hoi polloi :
il signifie « paré avec soin, élégant, joli, chic,
spirituel, ingénieux » ou encore, en mauvaise part, « subtil,
affecté », et sert souvent chez Platon à caractériser
les sophistes sur le mode ironique (cf. par exemple Lysis,
216a1 à propos de quelqu'un qui n'est pas nommé, mais qui
est sans doute Héraclite ; Euthyphron,
11d7, où Socrate se moque de lui-même en se comparant à
Dédale pour tenir des propos qui ne restent pas en place ; Théétète,
156a3 ; Philèbe,
53c6, où ce terme est justement appliqué à des penseurs
qui mettent en doute la réalité du plaisir, peut-être des
Cyrénaïques disciples d'Aristippe).
Je traduis ici phronèsis par « pensée »,
mais il faut garder présentes à l'esprit les ambiguïtés
de ce mot, qui sont au centre de la discussion qui occupe toute la
seconde partie du Ménon (voir à ce sujet les notes
à ma traduction de ce texte, et aussi la note
introductive sur phronèsis au début de la traduction
de cette seconde partie). La phronèsis, c'est d'abord la capacité
de penser, qui nous distinguer des autres animaux, mais qui est neutre en elle
même par rapport au bon et au mauvais, au bien et au mal : on peut bien ou mal penser,
faire un bon ou un mauvais usage de notre « intelligence ». Mais dans
un second temps, la phronèsis, c'est aussi le résultat
de l'usage que nous faisons de notre capacité de penser, en général
vu en bonne part, c'est-à-dire l'intelligence (en tant que qualité),
la raison, la prudence, la sagesse. Toute l'ambiguïté de ce terme
vient de ce que, selon qu'on le comprend comme moyen (l'aptitude à penser)
ou comme fin (la « sagesse » qui résulte d'une bonne utilisation
de cette faculté), son assimilation au « bon » est plus ou moins
problématique. Mais même en tant que « fin », le mot lui-même
ne nous dit pas ce que veut dire « bien » penser, comme va le faire
remarquer Socrate dans la suite.
Par rapport à ce que je disais dans la note 11, le
plaisir est ce qui prend naissance dans l'ordre du « voir » au sens
le plus physique, et plus généralement du « percevoir »,
alors que la phronèsis, dans son sens de faculté de penser,
prend naissance dans le phronein. Mais l'un comme l'autre peuvent conduire
au bon ou au mauvais selon l'usage qui en est fait. Les prendre pour le bon lui-même,
c'est prendre les moyens pour la fin. (<==)
(14) « Indiquer » traduit le grec deixai, infinitif aoriste du verbe deiknunai, dont le sens premier est « montrer, faire voir », ou encore « indiquer » par le geste ou par la parole, d'ou « expliquer ». (<==)
(15) Ici, ce dont il est implicitement question, même si la formule complète ne s'y trouve pas puisque le mot phronèsis, figurant auparavant dans la phrase, est sous-entendu ici, c'est de hè tou agathou phronèsis et non plus de hè tou agathou idea, la pensée, et non plus l'idée, du bon. Et ce n'est pas la même chose puisque la « pensée (phronèsis) » renvoie à une activité de l'homme pensant, et garde donc un caractère subjectif et changeant selon les individus, alors que l'idea/« apparence (intelligible) » a, elle, comme je l'ai expliqué dans les notes précédentes, et en particulier dans la note 2, un caractère objectif qui ne dépend pas des limites propres de tel ou tel individu particulier la considérant, mais seulement des contraites générales de la nature humaine. (<==)
(16) « Lorsqu'ils prononcent le nom du bon » traduit le grec epeidan to tou agathou phthegxôntai onoma. Phthegxôntai est le subjonctif aoriste du verbe phtheggesthai, dont le sens premier est « faire entendre un son », dans un sens qui n'est pas limité aux hommes, mais peut aussi s'appliquer aux animaux ou aux objets. En choisissant ce mot, Socrate ironise sur le fait qu'il ne suffit pas d'émettre un son, de prononcer un mot, pour tenir un discours sensé et que prononcer des mots dont on ne comprend pas le sens, ce n'est en effet rien de plus que d'émettre des sons, pas tenir un discours (logos) sensé, qui serait legein ou legesthai. Après avoir parlé de hè tou agathou idea, puis de hè tou agathou phronèsis, Socrate parle maintenant de to tou agathou onoma, c'est-à-dire qu'il a progressivement régressé de l'apparence intelligible objective du bon à l'appréhension subjective individuelle que chacun peut en avoir, pour finir sur l'image sensible sonore qu'on peut en donner à l'aide de mots ; en d'autres termes, il est parti de ce qui a le plus de consistence et de contenu pour finir sur ce qui en a le moins.(<==)
(17) « Ceux
qui définissent bon le plaisir » traduit le grec hoi tèn
hèdonèn agathon horizomenoi. Le verbe traduit par « définir » est le verbe horizein (dont vient
le français « horizon »), dérivé du mot horos,
« borne, limite » dans son sens premier. Horizein, c'est donc
« fixer des limites » à un territoire, à un champ, avant
de les fixer au « champ » sémantique d'un mot
Remarquons par ailleurs qu'ici, c'est agathon
qui est employé sans article et hèdonè qui est accompagné de l'article, ce qui veut dire qu'il y a eu renversement de la part de Socrate par rapport à la formulation antérieure. Ce n'est plus le bon qui est défini comme plaisir, mais le plaisir qui est défini/délimité comme bon par les tenants de cette opinion. Et ce renversement n'est pas neutre, car ce n'est pas la même chose que de dire que to agathon, le bon, abstraction dont on a vu qu'elle posait des difficultés de compréhension (cf. note 13), est plaisir et de dire que « le plaisir est (défini) bon », formulation bien plus facile à comprendre pour la plupart des gens et qui est la manière la plus naturelle dont un contemporain de Platon devait comprendre cette formule de Socrate. La première formulation, « le bon est plaisir », laissait ouverte la possibilité que, si tout ce qui est bon est plaisant, tout ce qui est plaisant ne soit pas bon, et la seconde, « le plaisir est bon », laisse ouverte la possibilité que, si tous les plaisirs sont bons, d'autres choses aussi soient bonnes. Ce n'est que si l'on admet simultanément les deux formulations qu'il y a identification entre bon et plaisir. Mais si la traduction gomme toutes ces subtilités de la langue originale, il devient difficile de comprendre les problèmes auxquels se heurtait le Socrate de Platon et facile de prendre ses interlocuteurs (Hippias, par exemple, dans l'Hippias majeur à propos du beau) pour des imbéciles qui ne comprennent rien à rien. Et si en plus agathon est traduit par « bien » au lieu de « bon », on a, pour tout arranger, déplacé la problématique qui est celle de Socrate, car en français, « le plaisir est bon » et « le plaisir est le bien » ne signifient pas du tout la même chose. Traduire la première formulation de Socrate par « le bien est le plaisir » et la seconde par « le plaisir est le bien », voire même, du fait de la réciprocité de la formule en français, ne plus se sentir contraint par l'ordre du grec, même si c'est croire (à tort) rester fidèle à ce que pense le Socrate de Platon, c'est trahir ce que lui fait dire Platon, qui, me semble-t-il, est parfaitement conscient, lui, de toutes ces subtilités et cherche justement à les mettre en scène pour en faire prendre conscience à son lecteur, pensant que cette prise de conscience est nécessaire à la progression de la réflexion dans la mesure où elle nous met en garde contre les pièges du langage en nous les faisant toucher du doigt. De ce point de vue, l'inventaire des traductions que j'ai consultées est édifiant :
- Chambry (Budé) : 505b5-6 : « le vulgaire fait consister le bien dans le plaisir » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien par le plaisir »
- Robin (Pléiade) : 505b5-6 : « au jugement de la foule, le bien est le plaisir » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien comme étant le plaisir »
- Baccou (Garnier) : 505b5-6 : « la plupart des hommes font consister le bien dans le plaisir » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien par le plaisir »
- Dixsaut (Bordas) : 505b5-6 : « pour l'opinion du plus grand nombre, le bien c'est le plaisir » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien par le plaisir »
- Pachet (Folio Gallimard) : 505b5-6 : « pour la masse, c'est le plaisir qui semble être le bien » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien comme étant le plaisir »
- Cazeaux (Livre de Poche) : 505b5-6 : « la foule estime que le plaisir est le Bien » ; 505c6 : « [les] premiers, pour qui le plaisir sert de définition au Bien »
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : 505b5-6 : « pour la plupart des gens, le bien c'est le plaisir » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien comme le plaisir »
- Leroux (GF Flammarion) : 505b5-6 : « la plupart des gens croient que le bien s'identifie au plaisir » ; 505c6 : « ceux qui définissent le bien par le plaisir »
Tous les traducteurs sauf un
conservent le même ordre dans les deux formulations et considèrent que, dans les deux cas, c'est le bien (avec un « B » majuscule chez Cazeaux), qu'il s'agit de définir, et, pour tout arranger, le seul qui inverse l'ordre entre les deux formulations, Pachet, trouve le moyen de retenir pour chacune d'elle l'ordre inverse de celui retenu par Platon : en traduisant la première, sans doute pour suivre de plus près l'ordre du grec, il en vient à faire de hèdonè (« le plaisir ») le sujet, et non pas l'attribut, de dokei einai (« passer pour être ») ; et en traduisant la seconde, par contre, il inverse l'ordre du grec pour faire en sorte que ce qui est défini soit « le bien », voyant bien que, sinon, cette nouvelle formulation (« ceux
qui définissent bon le plaisir ») ne serait pas équivalente à la première, mais refusant d'admettre que Platon ait pu délibérément commettre ce qui lui semble une faute de logique.
En fait, au-delà de la question du bon, ce qui est en jeu ici est la compréhension de horizein : si l'on considère que ce terme implique une « définition » comme on en trouve dans les dictionnaires, où un mot est expliqué par une brève formule de quelques mots, alors, oui, « le bon est le plaisir » ou « le bon est la pensée » sont des « définitions », avec tout de même un problème car ces formules, en rigueur de termes, ne donnent pas une définition mais mettent en évidence une synonymie puisque chaque « définition » ne contient qu'un seul mot. Mais si l'on prend horizein comme impliquant une exploration, une investigation, de toutes les résonnances d'un mot dans la multiplicité des contextes dans lesquels il peut être utilisé pour en délimiter la richesse de sens et enrichir sa compréhension, alors il ne s'agit ici pour le Socrate de Platon que de suivre une unique piste d'exploration de ce qu'implique agathos (« bon ») : sa « frontière » (horos) avec hèdonè (« plaisir ») dans un cas, phronèsis (« pensée ») dans l'autre. On n'est plus alors dans une logique réductrice de synonymie, mais dans une investigation de relations de voisinage pour « borner » (horizein) proprement le « terrain » de chacun. Or tout laisse penser que le Socrate de Platon est dans cette seconde approche : c'est de ne pas comprendre cela qui conduit les commentateurs à présenter les dialogues dits « socratiques » comme des échecs parce qu'ils ne se concluent pas sur une « définition » en bonne et due forme du concept soumis à investigation, alors que ce qu'ils se proposent de faire, et parviennent à faire si le lecteur ne s'obnubile pas sur la recherche d'une définition de dictionnaire, c'est d'enrichir notre compréhension du concept (et non pas du simple mot) soumis à examen en nous faisant toucher du doigt les ambiguïtés du langage qui cherche à l'exprimer et les différences de compréhension qu'il peut y avoir d'une personne à une autre autour d'un même mot, qui reste en fin de compte une simple image du concept, et à ce titre imparfaite et partielle. (<==)
(18) « Est-ce
qu'ils ne seraient pas d'une certaine façon pleins d'une erreur moindre
que les autres ?... » traduit le grec môn mè ti
elattonos planès empleôi tôn heterôn. Socrate semble
s'amuser à multiplier les négations qui se détruisent et
les contraires qui s'annulent pour que nous ne sachions pas vraiment s'il préfère
ce groupe au précédent : môn est une contraction
de mè oun, donc implicitement négatif, et Platon le fait
suivre d'un mè, nouvelle négation déjà implicite
dans le môn ; ensuite, il les dit « pleins (empleôi) »
d'une erreur « moindre (elattonos) ». Mot-à-mot, cela
donne : « pas-donc pas d'une-certaine-façon d'une-moindre
erreur pleins que-les autres ». Môn est interrogatif (traduction
usuelle : « est-ce que »), mais la phrase est sans verbe et le
grec de Platon ne contenait pas de signes de ponctuation. C'est donc moi qui
ajoute la nuance dubitative introduite par le conditionnel du verbe « être »
ajouté et les points de suspension.
De fait, telle que la proposition est formulée par Socrate juste avant
(« bon » sans article), elle est moins problématique et vide
de sens que de dire que le bon est la pensée du bon : dire en
effet que le plaisir, certains plaisirs du moins, est « bon », ce n'est
pas faux, même pour Socrate (voir le Philèbe), tant qu'on
n'en reste pas là et qu'on ne fait pas du seul plaisir le tout du bon (problème de frontières : voir la fin de la note précédente). Encore une fois, on voit toutes les ambiguïtés d'une langue
ou la présence ou l'absence d'un article peut changer le sens de manière
sensible, surtout si l'on ajoute que l'attribut ne prend généralement
pas d'article, ce qui n'est pas trop grave lorsque l'attribut est un nom, mais
le devient lorsque l'attribut est un adjectif qui ne prend généralement
pas d'article (ainsi dans « le plaisir est bon ») et qui changerait
justement de sens avec un article (« le plaisir est le bon/le bien »).
Et comment s'y retrouver ensuite si le traducteur, sous couvert de clarté,
supprime toute ambiguïté là où Platon, pour nous faire
réagir et penser par nous mêmes, tourne soigneusement ses phrases
pour entretenir l'ambiguïté ?!... Car tous les traducteurs,
comme un seul homme, traduisent le début de la phrase par « ceux
qui définissent le bien comme étant le plaisir » ou quelque
chose d'approchant, mais toujours avec « le bien ».
Le mot ici traduit par« erreur » est le mot planè (ici au génitif singulier planès), substantif dérivé du verbe planan, qui signifie « écarter du droit chemin, égarer », et au passif « errer », puis au sens figuré « être incertain » et finalement au passif « se tromper ». Planè, c'est donc au sens premier une « course errante », et au figuré une « digression » et enfin une « erreur ». Du même verbe planan dérive l'adjectif planètos, « errant », qui est à la racine du français « planète », pour désigner les astres « errants » (astra planèta), c'est-à-dire suivant un cours qui n'est pas celui des autres étoiles de ce qu'on appelait jadis le ciel des fixes, celles qui ne font pas partie du système solaire. L'erreur dont parle ici Socrate est donc avant tout pour lui une divagation, un discours qui ne sait pas trop où il va, ce qui est la caractéristique de l'opinion non fondée en raison (voir les développements du Ménon sur l'opinion droite comparée aux statues de Dédale, en Ménon 97e-98a). (<==)
(19) « Des plaisirs sont mauvais » traduit le grec hèdonas einai kakas. Aucun des deux mots qui sont de part et d'autre de einai (« être ») n'est précédé de l'article cette fois-ci, mais c'est qu'il n'y a pas d'article indéfini en grec, et que, comme Socrate ne veut pas suggérer que ceux dont il parlent admettent que tous les plaisirs sont mauvais, ce qui serait contraire à leur opinion supposée au départ, mais seulement que certains plaisirs peuvent être mauvais, il ne peut utiliser l'article défini tas (« les ») devant hèdonas. Il aurait pu, pour être plus précis, dire hèdonas tinas (« cetains plaisirs »), mais ici, il n'y a pas vraiment d'ambiguïté du fait que la formulation est au pluriel et que donc kakas est à l'évidence un adjectif non substantivé qui ne peut jouer que le rôle d'attribut, sauf à faire ce que font la plupart des traducteurs, c'est-à-dire à donner à einai une valeur absolue, existentielle, et à traduire par « il existe (ou il y a) des plaisirs mauvais » (« il existe » : Pachet ; « il y a » : Chambry, Baccou, Dixsaut, Cazeaux, Karsenti/Prélorentzos, Leroux ; Robin redonde le verbe en traduisant par « il y a des plaisirs qui sont mauvais »), ce qui fait de kakas un épithète et non plus un attribut. (<==)
(20) « Il leur arrive donc, je pense, de convenir que les mêmes [choses] sont bonnes
et mauvaises » traduit le grec sumbainei dè autois oimai homologein agatha einai kai kaka tauta. On n'est plus ici en train de raisonner sur des abstractions, le bon, le plaisir, mais sur des situations concrètes bien que non spécifiées, comme l'indique le pluriel neutre tauta (« les mêmes [choses] ») qui reprend le pluriel de hèdonas dans la réplique précédente de Socrate. Pour que la conclusion que met en évidence Socrate s'impose aux tenants de l'opinion qu'il présente, il faut que cette opinion soit formulée sous la seconde forme utilisée par Socrate, « le plaisir est bon », qui implique, ainsi formulée, que tout plaisir soit bon, et non pas sous la première, « le bon est plaisir », qui ne préjuge pas du fait qu'il puisse y avoir autre chose que le bon qui soit plaisir, et donc, pourquoi pas, des plaisirs mauvais. Car en effet, comme je l'ai fait remarquer dans les notes précédentes, et contrairement à ce que laissent penser les traducteurs, en grec, aucune des deux formulations n'impose une indentification stricte et exclusive entre agathon (bon) et hèdonè (plaisir), c'est-à-dire, en termes modernes, une égalité ente les deux ensembles, celui des « choses » bonnes et celui des plaisirs. Et de plus, on touche ici du doigt les limites d'une traduction de to agathon par « le bien », qui ne peut se conserver dans le passage du singulier au pluriel, qui fait passer de l'adjectif substantivé à l'adjectif utilisé dans son sens premier (« bien » en français n'est pas un adjectif, mais un substantif ou un adverbe).
Tauta (contraction de ta auta, « les mêmes [choses] »), qui sont à la fois bonnes et mauvaise, ce sont les hèdonas (plaisirs) reconnus comme mauvais dans la réplique précédente. Cette identification est laissée au soin du lecteur. Mais il y a une autre manière de lire la réplique qui la rend plus explicite. En effet, tauta peut être deux choses différentes selon la manière dont il est accentué : avec un esprit doux sur le upsilon et un accent aigu sur le alpha final, qui est l'accentuation donnée par tous les manuscrits et éditeurs, il est la contraction de ta auta (« les mêmes [choses] »), comme je viens de le dire, et on arrive à la traduction que j'ai donnée ; mais il peut aussi être accentué avec un accent circonflexe sur le upsilon et correspond alors au nominatif ou accusatif neutre pluriel du démonstratif outos, « ce, celui-ci », ce qui conduirait à une traduction qui, en comprenant sumbainei dans un autre de ses sens possible serait « il en résulte pour eux, je pense, de convenir que celles-ci sont bonnes et mauvaises » : ici, Socrate ne dit plus, en sautant une étape de raisonnement, qu'ils doivent admettre de manière générale que certaines choses non précisées, les t(a )auta, sont à la fois bonnes et mauvaises, mais plus spécifiquement que ces plaisirs qu'ils admettent, au terme de la réplique précédent, de considérer comme mauvais, sont donc à la fois bons comme plaisirs et mauvais de leur propre aveu. Or, du temps de Platon, l'accentuation n'existait pas, et a été inventée à l'époque Alexandrine, soit près d'un siècle après sa mort. Il n'est donc pas impossible que les premiers copistes à avoir accentué le texte de Platon se soient trompés sur ses intentions en ce qui concerne ce tauta. Mais comme l'enjeu n'est pas considérable puisque les deux options conduisent finalement à la même conclusion, celle qu'explicite la leçon retenue par les manuscrits (selon l'opinion défendue par les gens en question, dans certains cas, une même chose peut être à la fois bonne et mauvaise), j'en reste à la leçon universellement acceptée.
Notons pour finir que, si cette conclusion peut déstabiliser ceux qui prétendent que le plaisir est bon, ou que le bon est (le) plaisir, sans trop nécessairement faire la distinction entre les deux formulations, elle ne choque sans doute pas le Socrate de Platon, qui n'aurait aucun mal
à admettre que la même chose (sensible) puisse être à la fois bonne sous un certain point de vue et mauvaise sous un autre.
En fin de compte, Socrate, en trois répliques consacrées à ceux qui veulent assimiler bon et plaisir, a réussi, par quelques glissements subtils de formulation, à suggérer sans les expliciter tous les problèmes que pose cette assimilation, aussi bien sur le fond que sur la manière de la formuler, et les liens étroits qui existent entre la manière de parler et le fond.
(<==)
(21) « Et comment ! » traduit la formule grecque ti mèn, qui veut dire mot-à-mot « quoi donc ? » Cette formule est tantôt utilisée dans un sens effectivement interrogatif, tantôt dans un sens affirmatif. C'est pour garder quelque chose de ce double sens que je la traduis par une formule française qui fait d'une interrogation (« comment ? ») une affirmation renforcée. On pourrait d'ailleurs aussi voir dans le ti, non pas l'interrogatif, mais l'indéfini neutre utilisé adverbialement, dans le sens de « en quelque sorte ». Bref, la même expression peut être, selon le contexte, interrogative, explétive ou dubitative ! À chacun de faire son choix... (<==)
(22) « Controverses »
traduit le grec amphisbètèseis, substantif d'un verbe,
amphisbètein, composé du préfixe amphis-,
« des deux côtés, séparément », et d'une
forme dérivée du verbe bainein, « marcher », et
qui veut donc dire au sens étymologique « marcher chacun de son côté ».
Le terme amphisbètèsis a une connotation politique et judiciaire.
Mais l'adjectif amphisbètètikos, qui est peut-être
un néologisme forgé par Platon, est utilisé dans le Sophiste
pour décrire le sophiste en tant que « controversiste » financièrement
intéressé dans la cinquième définition qui en est
donnée par l'étranger d'Élée (Sophiste,
226a1-4).
L'objet de ces controverses est désigné par l'expression peri autou, dans lequel autou est le génitif singulier masculin ou neutre de autos, pronom personnel de la troisième personne, ce qui conduit à la traduction par « sur lui » ou « sur
ça », ou encore par « à son sujet ». Le singulier exclut que le renvoi soit aux plaisirs (pluriel) à la fois bons et mauvais dont il vient d'être question dans les deux répliques précédentes de Socrate, et le fait que autou ne puisse pas être un féminin (qui serait autès) exclut que le renvoir soit à hè hèdonè, le plaisir, féminin en grec. Il reste donc que le renvoi soit à to agathon, neutre, dont la dernière apparition sous cette forme remonte à la réplique de Socrate où il parlait des « plus raffinés » pour les mettre en face de leurs contradictions (reprocher à leurs adversaires de ne pas savoir ce qu'est le bon pour en parler ensuite comme s'ils comprenaient le mot). On peut donc en conclure que les controverses évoquées impliquent aussi bien la multitude que les plus raffinés et ne portent pas que sur la problématique plus spécifique des plaisirs à la fois bons et mauvais. (<==)
(23) Toute
cette phrase repose sur l'opposition entre le dokein (« paraître, sembler, avoir l'air ») et les dokounta (« les *** qui ont l'air de ») d'une part, le einai (« être ») et les onta (« les étants ») d'autre part : le verbe dokein, dont dokounta est le participe présent actif au neutre pluriel, figure en 505d7 à l'infinitif (dokein, « en avoir l'air ») et en 505d6 et d8 sous la forme du participe présent au neutre pluriel substantivé par l'article (ta dokounta, « celles qui en ont l'air »), et on trouve à la fin de la réplique le substantif doxa (« opinion ») dérivé de ce verbe ; le verbe einai figure en 505d6 (kan mè hèi (subjonctif) ou eiè (optatif),
selon les manuscrits, « quand bien même elles ne le seraient pas ») et au participe présent neutre pluriel substantivé par l'article en 505d8 (ta onta, « celles qui le sont »). Cette opposition porte sur la possession réelle ou seulement apparente de diverse qualités, juste (dikaion) ou beau (kalon) d'une part, bon (agathon) de l'autre et l'acceptation ou pas par tout un chacun de ce qui n'a que l'apparence et pas la réalité de l'une ou l'autre de ces qualités. Elle met en évidence la valeur différente que les gens accordent à l'opinion (doxa) selon qu'il s'agit du juste ou du beau d'une part, du bon de l'autre et exprime cette notion de valeur à l'aide du verbe atimazein (atimazei, « a en piètre estime », en 505d9, dernier mot de la réplique), dans lequel on trouve le a- privatif et une forme verbale dérivée
de timè, « prix, estime, considération, honneur ».
Ce qu'affirme Socrate, c'est qu'on peut accorder du « prix » à une simple « apparence » de juste
ou de beau, pas à une apparence de bon.
Cette opposition est mise en évidence non pas sur des abstractions, le juste, le beau, le bon (ou pire, le bien), mais sur la multiplicité des réalités concrètes de toutes sortes qu'implique l'utilisation d'adjectifs au neutre pluriel sans nom associé, dikaia (« des *** justes »), kala (« des *** beaux/belles »), agatha (« des *** bon(nes) »). Pour rendre sensible le fait que le grec ne précise pas de quoi il parle au-delà de dire que c'est juste (dikaion) ou beau (kalon) ou bon (agathon), j'ai ajouté entre crochets dans ma traduction une liste non exhaustive qui s'appuie sur les verbes qui suivent, où il est question à la fois de posséder (kektèsthai), de faire (prattein) et d'avoir l'air (dokein), ce qui explicite le fait que Socrate a aussi bien en vue des choses matérielles qu'on peut posséder que des actes qu'on peut accomplir ou des attitudes, des propos, etc., qui peuvent donner le change et nous faire paraître ce qu'on n'est pas. Si cette liste entre crochets est plus restreinte lorsqu'il est question de ce qui est bon, que lorsqu'il est question de ce qui est beau ou juste, c'est parce que les verbes utilisés par Socrate dans les deux cas ne sont pas les mêmes. Or, il se trouve que cette différence est fondamentale pour une bonne compréhension des propos de Socrate. Par rapport aux dikaia (« justes ») et aux kala (« belles »), il est question
de « faire » (prattein), de « posséder » (kektèsthai,
parfait du verbe ktasthai, « acquérir », c'est-à-dire
mot-à-mot, « avoir acquis », d'où « posséder »)
et d'« avoir l'air » (dokein), alors que pour les agatha (« bonnes »), il n'est question que de les « acquérir » (ktasthai,
présent du verbe traduit, au parfait, par « posséder »). Ce que veut faire comprendre cette différence, c'est que ce que dit ici Socrate de la différence qu'il y a dans l'opinion des gens relativement aux *** justes ou belles par rapport aux ***
bonnes, le fait que, pour les bonnes, chacun veut qu'elles le soient vraiment alors que, pour les justes ou belles, la plupart des gens se contenteraient du paraître, n'est vrai pour chacun d'entre nous que par rapport à ce qui est bon pour lui-même. Bien des gens, ayant à vendre d'occasion une voiture ou un objet quelconque, se satisferaient de ce qu'il paraît en bon état même s'il ne l'est plus en vérité et n'hésiteraient pas à le vendre dans cet état, voire à faire le nécessaire pour améliorer son apparence et cacher ses défauts, en comptant sur cette apparence pour leurrer l'acheteur potentiel, alors que personne n'achèterait un matériel d'occasion en sachant qu'il n'est pas en bon état quand bien même il paraîtrait l'être à première vue. C'est sur ce qui est bon pour lui que chacun ne veut pas se fier à l'opinion et aux apparences, mais veut la réalité de cette bonté, pas sur ce qui pourrait être potentiellement bon ou mauvais pour autrui. En d'autres termes, chacun agit dans chaque situation à laquelle il est confronté en vue de ce qui lui semble conduire au meilleur pour lui. C'est en ce sens que Socrate affirme ailleurs que « nul n'est volontairement mauvais (kakos men gar ekôn oudeis) » (Timée, 86d7-e1) ou encore que « les mauvais, tous en toutes circonstances, sont involontairement mauvais (hoi kakoi pantes eis panta eisin akontes kakoi) » (Lois, IX, 860d1-2) ou encore que « aucun des hommes sages ne pense que qui que ce soit d'entre les hommes ne commet volontairement des fautes ou n'accomplit volontairement des [choses] honteuses et mauvaises, mais ils savent bien que tous ceux qui font les [choses] honteuses et les mauvaises le font involontairement (oudeis tôn sophôn andrôn hègeitai oudena anthrôpôn hekonta examartanein oude aischra te kai kaka hekonta ergazesthai, all' eu isasin hoti pantes hoi ta aischra kai ta kaka poiountes akontes poiousin) » (Protagoras, 345d9-e4). Ce que veut dire Socrate par ces formules délibérément paradoxales et provocantes, il l'explique plus clairement à Polos dans le Gorgias (467a-468d), lorsqu'il cherche à lui faire admettre que les tyrans qui tuent ou exilent leurs opposants font peut-être « les [choses] qui paraissent à/pour eux être les meilleures (poiein ha dokei autois beltista) » (le grec peut aussi bien se traduire par « qui leur paraissent être les meilleures » que par « qui paraissent être les meilleures pour eux »), mais que ce n'est pas pour autant qu'il font ce qu'ils veulent (poiein ha boulontai) : losqu'on fait quelque chose, on ne le fait pas toujours pour cela même (par exemple prendre un médicament), mais en vue d'autre chose (dans l'exemple du médicament, la guérison, et donc la santé), comme moyen en vue d'une fin ; or, les « choses » ou les actions qui s'offrent à nous sont soit bonnes, soit mauvaises, soit neutres (c'est-à-dire tantôt bonnes, tantôt mauvaises, ou tout simplement ni l'un, ni l'autre), et lorsque nous faisons des choses neutres, c'est en vue des bonnes, pas le contraire : nous faisons ce que nous faisons « en recherchant le bon, pensant que c'est meilleur (to agathon diôkontes, ...oiomenoi beltion einai) » (468b1-2) ; mais lorsque celui qui fait quelque chose (le tyran qui tue ses opposants, ou les exile ou leur confisque ses biens) le fait « en pensant que c'est meilleur pour lui, mais que ça se trouve être plus mauvais (oiomenos ameinon einai autôi, tugchanei de on kakion) », il fait peut-être « ce qui lui paraît bon (ha dokei autôi) » (468d1-4, où le dokei final est pris dans le sens absolu de « sembler/paraître bon »), mais sûrement pas « ce qu'il veut, si tant est que ces [choses] sont mauvaises (ha bouletai, eiper tugkanei tauta kaka onta) » (468d5-6), puisque ce qu'il veut, c'est ce qui est bon pour lui. On voit qu'il n'est pas question ici du bien et du mal en tant que concepts moraux, mais d'actes spécifiques bons ou mauvais, et plus précisément d'actes bons ou mauvais pour celui qui les commet. Lorsque Socrate dit que nul n'est volontairement « mauvais (kakos) », il faut comprendre « mauvais » au sens de « défectueux » : nul n'a envie de se rendre soi-même en plus mauvais état qu'il n'est ! Et si l'on voit à peu près ce que cela signifie du point de vue du corps, le problème est tout autre lorsqu'il s'agit d'admettre que l'homme pourrait être plus que son corps et avoir une « âme », dont il devient plus délicat, si on admet son existence, de déterminer le bon ou mauvais état ! Il n'y a plus de paradoxe lorsqu'on a compris que tout se joue sur le « paraître (dokein) » opposé au « savoir » et sur le « pour lui » : tout le monde agit en vue de ce qu'il pense être, non pas « bien » dans l'abstrait, mais bon pour lui, et choisit dans chaque cas ce qui lui semble le meilleur pour lui. Tout le problème est alors bel et bien celui de l'idée que nous nous faisons de nous-même et de ce qui est bon pour nous et se ramène donc bien à un problème de « connaissance », au gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même »).
Mais le savoir qui serait nécessaire ici n'est pas un savoir purement intellectuel et théorique, car il engage tout notre être et il doit donc conduire à une conviction intime inébranlable. Ce n'est donc pas n'importe quel savoir, et surtout pas le savoir « moral » qui dit que « c'est mal de tuer son prochain, ou de voler », qui empêchera quelqu'un de tuer ou de voler s'il est convaincu, à tort ou à raison, que c'est meilleur pour lui d'agir ainsi que de ne pas le faire, mais uniquement un raisonnement démonstratif contraignant qui lui démontrerait sans le moindre doute possible, comme on démontre que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné à une surface double du carré de départ, que le faire est en fin de compte plus mauvais pour lui que ne pas le faire. Si ce qui est en jeu, c'est ma vie et mon bonheur, je ne vais sans doute pas risquer de les perdre sur la base d'opinions dont je ne suis pas profondément convaincu. Idéalement, nous aimerions tous avoir des certitudes absolues, démontrables et indubitables, sur ce qui est bon pour nous. Nous aimerions, à chaque fois que nous avons à prendre une décision pouvoir peser toutes les conséquences des différents choix qui s'offrent à nous pour pouvoir choisir ce qui est le meilleur pour nous, non seulement dans l'instant, mais dans toute la suite de notre vie. C'est cette conviction qui est sous-jacente au raisonnement de Socrate dans la seconde partie du Protagoras, lorsqu'il évoque l'idée d'un savoir enseignable qui permettrait à chacun de mesurer de manière exacte et rigoureuse la somme de plaisirs et de peines immédiats et futurs que chaque choix qui se présente à lui induirait pour lui permettre de toujours choisir le cours d'action qui maximise les plaisirs et minimise les peines, ou du moins conduit au « solde net » entre plaisirs et peines le plus en faveur des plaisirs (mais il conduit ce raisonnement dans la logique de la théorie de Protagoras, c'est-à-dire en fonction de ce que Protagoras considère comme bon, le plaisir, histoire de prendre son interlocuteur à son propre piège, et Protagoras, tout comme la plupart des commentateurs, refusent les conclusions auxquelles il arrive, sans parvenir à faire le tri entre le principe général valide et les hypothèses contestables sur lesquelles on le met en œuvre). Le problème dans cette recherche, si l'on oublie Protagoras, c'est de savoir jusqu'où va le « futur » qu'il nous faut prendre en considération, ce qui pose le problème de la mort et d'un éventuel « après » de celle-ci.
Or ce que cherche à nous faire comprendre Platon au fil de ses dialogues, en particulier à travers l'exemple de Socrate, c'est que justement la certitude sur ces questions n'est pas possible pour l'homme du fait des limites de la nature humaine. Il n'est pas possible de répondre à ces questions de manière définitive tant qu'on ne sait pas ce qu'est l'homme et si sa nature se limite à ses composantes strictement matérielles ou s'il est plus que son corps matériel, et l'intelligence humaine, même si elle a part à l'intelligible, ne peut parvenir à des certitudes sur ce qui est immatériel. C'est en particulier ce que veut nous faire comprendre Platon à travers le Phédon. Dans ce dialogue bien compris, le Socrate de Platon, au dernier jour de sa vie, ne cherche pas à nous « démontrer » l'immortalité de quelque chose qui s'appellerait psuchè (« âme ») au moyen de « preuves » dont les logiciens de tous temps n'ont pas de mal à démontrer la faiblesse, car cette faiblesse, Platon en était parfaitement conscient et c'est précisément elle qu'il met en scène. Ce que Platon veut nous montrer, c'est que son Socrate, tout en sachant très bien que ses supposées « preuves » n'en sont pas vraiment et en se rendant parfaitement compte qu'il n'a pas convaincu ses interlocuteurs, accepte néanmoins une mort qu'il sait résulter d'une condamnation injuste bien qu'obtenue dans les formes légales selon des lois qu'il avait acceptées jusque là, au nom d'une conception de la justice et du bon pour l'homme qu'il n'est pas capable de démontrer rigoureusement et dont il est parfaitement conscient qu'elle n'est qu'une opinion, qu'il espère vraie sans en être sûr, car cette conception est la meilleure qu'il ait pu se former tout au long d'une vie consacrée à réfléchir sur ces question, seul ou avec qui le hasard mettait sur son chemin et que, dans ces conditions, il accepte le « beau risque (kalos kindunos) » (Phédon, 114d6) de s'être peut-être fourvoyé, faute d'avoir mieux à proposer pour guider sa vie. Et nous sommes tous dans la même situation que Socrate : nous devons vivre en fonction d'une idée de ce qui est bon pour nous qui conditionne tous nos actes mais dont nous ne pouvons démontrer la vérité. Si nous acceptons de seulement « paraître » juste, selon une notion de la justice qui est le plus souvent celle de ceux avec qui nous vivons et dont nous ne cherchons le plus souvent pas à contester la pertinence, surtout quand ça ne nous touche pas personnellement, et a fortiori si nous savons qu'en fait nous ne respectons pas cette justice, c'est parce que nous considérons qu'il est bon pour nous d'être bien vu de nos concitoyens, qu'ainsi nous aurons la paix et pourrons continuer à faire nos petites affaires selon ce qui nous paraît bon pour nous. Mais faire quelque chose qui paraîtrait bon pour nous aux autres, si nous de sommes pas nous-même convaincu que c'est bon pour nous, quel intérêt ?!...
Ce qu'en fin de compte nous dit ici le Socrate de Platon, c'est que le mobile ultime de tout homme, c'est la recherche du bon
pour lui. Pas seulement d'un « bien » purement moral, mais du bon à tous les niveaux de son être qui sont parties prenantes dans ses actes : bon pour son estomac, bon pour son sexe, bon pour ses yeux, bon pour sa santé, bon pour son ego, bon pour son esprit, etc.. Malheureusement, comme nous l'a montré la République dans des discussions antérieures, il semble vraisemblable que l'homme ne se limite pas à son corps et qu'en plus, il n'est pas un être « simple », mais un être composite qui est le théâtre de conflits entre les divers constituants du tout qu'il est, en particulier les diverses parties de son « âme » et que ce qui peut paraître bon à l'une de ces parties n'est pas nécessairement bon pour le tout dont ce n'est qu'une partie. D'où l'importance de chercher autant que possible à mieux comprendre ce tout et ce qui est bon pour lui. Et dans cette recherche, le « bien » moral n'est pas le point de départ mais au contraire la cible à laquelle un Socrate veut faire arriver ses interlocuteurs en les prenant là où ils sont et en prenant appui avec eux sur ce qui leur « parle », c'est-à-dire le plus souvent le « bon » au sens le plus usuel du terme, ressenti à travers le plaisir que nous procure ce que l'on fait. C'est pour cela qu'il importe de ne pas parler d'une « idée du bien », qui éliminerait de fait le bon purement corporel, que Platon ne rejette pas, comme le montre le Philèbe, mais d'une « idée du bon », bien plus englobante et donc plus apte à interpeler plus d'interocuteurs là où ils sont.
Notons pour finir qu'il y a une certaine ironie de la part de Socrate à affirmer que, relativement au bon, les gens tiennent l'opinion en piètre estime au moment même où il vient de rappeler que justement, sur la question de savoir ce qui est bon, ils ne sont pas d'accord entre eux et que ce sujet conduit à des controverses sans fin ! C'est sans doute sa manière de tenter de leur faire prendre conscience de leurs propres contradictions pour les inciter à se mettre en quête du vrai bon, même s'il sait que les certitudes en la matière nous sont inaccessibles.
Il faudra se souvenir de cette réplique de Socrate dans la suite, car on verra, lorsqu'on arrivera à l'analogie de la ligne qui suit cette section sur la mise en parallèle du soleil et du bien, qu'elle nous aidera à comprendre ce que Socrate a en tête quand il parle d'archèn anupotheton en 510b6-7, puis en 511b6-7, et plus spécifiquement comment il faut comprendre l'adjectif anupotheton, que les traducteur se contentent le plus souvent de simplement transcrire en français sous la forme « anhypothétique » qui laisse entière la question de sa compréhension ou pire, oriente vers un contresens du fait du sens qu'a pris « hypothétique » en français. (<==)
(24) « Augurant que c'est quelque chose » traduit le grec apomanteuomenè ti einai, formule tout aussi vague en grec que dans la traduction que j'en donne, qui en est le mot-à-mot. Dans le verbe apomanteuesthai, dont apomanteuomenè est le participe présent (au nominatif féminin pour l'accord avec psuchè, l'âme, à laquelle il se rapporte), on retrouve le préfixe apo-, qui peut impliquer soit une idée d'achèvement, soit une idée d'éloignement, et le verbe manteuesthai, construit sur la racine mantis, « devin, prophète », qui nous plonge dans l'ambiance quasi-religieuse des oracles, que je conserve dans ma traduction par le verbe « augurer » (même si ce terme renvoie plutôt aux romains qu'aux grecs) plutôt que par un plus prosaïque « conjecturer » ou « deviner ». Socrate suggère ainsi que les hommes sont en face du bon comme devant un dieu, et en sont réduits à prononcer des oracles sur lui. Si l'on retient pour apo- l'idée d'éloignement, le choix par le Socrate de Platon de ce verbe composé de préférence au simple manteuesthai serait destiné à suggérer l'idée de la distance qu'il y a entre nous et le bon sur lequel nous en sommes réduits à parler de manière oraculaire. On retrouve ce même verbe, rare chez Platon (4 occurrences en tout, les deux autres en Lysis, 216d3 et en Sophiste, 250c1), en 516d2, vers la fin de l'allégorie de la caverne, pour décrire l'activité des prisonniers restés dans la caverne qui essaye de « deviner » ce qui va se passer avec les ombres. (<==)
(25) « Embarrassée » traduit le grec aporousa, participe présent du verbe aporein, verbe que l'on retrouve aussi dans l'allégorie de la caverne, mais cette fois pour décrire la situation du prisonnier qu'on vient de délivrer et qui est ébloui par la vue directe de la lumière. Sur ce verbe, voir la note 32 à ma traduction de l'allégorie de la caverne. (<==)
(26) « Jouir [à son sujet] d'une confiance stable » traduit le grec pistei chrèsasthai monimôi. Chrèsasthai est l'infinitif aoriste de chrèsthai, verbe que nous avons déjà rencontré en composition (proschrèsthai, sous la forme proschrèsamena) en 505a3. Comme je l'ai signalé alors (voir note 5), ce verbe évoque au sens premier l'idée d'une « jouissance » toute matérielle, d'usage, presque de consommation (il peut même s'utiliser pour parler de relations sexuelles, comme on dit en français « consommer » le mariage). Or, ici, il est question de « jouir » d'une pistis, mot qui veut dire « foi, confiance », et aussi « gage de foi, assurance, garantie ». Ce n'est pas de savoir ou de certitudes qu'il est question ici, mais de « confiance » inébranlable, la seule chose qui reste à notre portée à défaut d'un savoir véritable qui est incompatible avec notre nature d'hommes. Dans l'analogie de la ligne qui suit cette section, pistis est le nom que donne Socrate au mode d'appréhension associé avec le second segment de la ligne, celui qui s'intéresse aux « réalités » ( par opposition à « images ») visibles/sensibles (voir la note 75 à ma traduction de l'analogie). (<==)
(27) « Elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique » traduit le grec apotugchanei kai tôn allôn ei ti ophelos hèn, mot-à-mot, « elle manque aussi des autres [choses] si quelqu'une est un bénéfice/avantage ». Le verbe apotugchanein est composé du préfixe apo-, ici dans un sens de séparation et d'exclusion, et du verbe tugchanein, qui est, via son aoriste tuchein, à la racine du mot tuchè, « sort, bonne ou mauvaise fortune, hasard », et qui signifie lui-même « atteindre, rencontrer par hasard, obtenir par le hasard ». Apotugchanein, c'est donc « ne pas atteindre », « ne pas avoir la chance de trouver », c'est-à-dire « manquer (le but, l'objectif) ». Sur ophelos, que nous avons déjà rencontré en 505a7, voir la note 9. Si je traduis ici par « chose bénéfique », alors que j'ai traduit plus haut par « bénéfice », c'est que cette expression me semble plus adapté au contexte. « Bénéfique » seul aurait convenu, mais le grec utilise le nom ophelos, et non pas l'adjectif ôphelimon, et j'ai voulu conserver un nom dans la traduction. (<==)
(28) « Rester plongés dans le noir » traduit le grec eskotôsthai, infinitif parfait (d'où le « rester » de la traduction, le parfait indiquant une action passée qui se continue dans le présent) passif du verbe skotoun, « plonger dans le noir, rendre aveugle », dérivé de skotos, « obscurité, ténèbres ». On retrouve ce verbe, rare chez Platon (4 occurrences en tout, les deux autres en Protagoras, 339e2 et en Théétète, 209e4), en 518a7, dans l'explication de l'allégorie de la caverne. (<==)
(29) « Entre
les mains desquels nous remettrons toutes choses » traduit le grec hois
panta egcheirioumen. Egcheirioumen est le futur du verbe egcheirizein,
formé du préfixe en- (dans) et du verbe cheirizein,
construit sur la racine cheir, « main » (qu'on retrouve
dans le mot français chirurgien, « celui qui œuvre avec les
mains », par opposition au médecin, qui agit au moyen de drogues).
Egcheirizein, c'est donc bien, au sens propre, « mettre dans les
mains ». Le travail de nos futurs gouvernants n'est pas un simple passe-temps
intellectuel, il s'agit bien de « mettre la main à la pâte »...
Après les éclaircissements sur le vocabulaire et arrivé au terme de cette nouvelle réplique de Socrate lourde de sens, nous pouvons prendre le temps
de nous arrêter un peu sur elle, car, sans jamais le nommer et sans dire ce qu'il est en lui-même, elle résume toute la problématique du bon (to agathon) : (A) le rôle qu'il joue dans nos vie, (B) la situation dans laquelle nous sommes par rapport à lui, et enfin (C) la question que cela pose dans notre réflexion sur la politique. La structure d'ensemble de la phrase est la suivante (les chiffres entre parenthèses correspondent au nombre de lettres du texte grec de chaque section) :
A1 (47) | ho dè diôkei men hapasa psuchè kai toutou heneka panta prattei, Donc, ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses], |
B (105) | apomanteuomenè ti einai, aporousa de kai ouk echousa labein hikanôs ti pot' estin oude pistei chrèsasthai monimôi hoiai kai peri talla, devinant que c'est quelque chose, mais embarrassée et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable comme à propos des autres [choses], |
A2 (44) | dia touto de apotugchanei kai tôn allôn ei ti ophelos èn, par quoi d'ailleurs elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique, |
C (104) | peri dè to toiouton kai tosouton houtô phômen dein eskotôsthai kai ekeinous tous beltistous en tèi polei, hois panta egcheirioumen; à propos donc de quelque chose de tel et de si grand, devons-nous dire que doivent ainsi rester aussi plongés dans le noir ceux-là même qui sont les meilleurs dans la cité, entre les mains desquels nous remettrons toutes choses ? |
Le bon est présenté dans la section A1 comme la finalité de toutes les actions (le prattein) de toute âme humaine et dans la section A2 comme ce qui détermine la valeur pour nous, le bénéfice (ophelos) que nous pouvons retirer, de tout le reste, non seulement de biens matériels, mais encore de n'importe quoi d'autre (ti tôn allôn, que j'ai traduit par « telle ou telle des autres [choses], est à comprendre dans son sens le plus large, comme va le montrer la réplique suivante de Socrate). Mais entre ces deux sections de taille sensiblement identique prend place la section B, qui décrit la situation dans laquelle chacun de nous se trouve par rapport à la connaissance du bon, qui est de ne pas parvenir à avoir de certitudes, non pas même de savoir, mais simplement de confiance stable (pistis monimos) à son égard comme on peut en avoir sur d'autres sujets, si bien que, venant après ces remarques, le point A2 est présenté sous forme négative comme une conséquence de cette incertitude, en tant que conclusion du raisonnement implicite suivant : si c'est le bon qui donne sa valeur à tout le reste et nous permet en particulier de déterminer ce qui est ou pas bénéfique pour nous, et si nons n'avons pas une connaissance certaine de ce qu'il est, nous ne pouvons savoir avec certitude ce qui est ou pas bénéfique pour nous. La section C se demande sous forme interrogative quelle doit être la situation des futur dirigeants par rapport à quelque chose, le bon, toujours pas nommé, dont on vient de montrer toute l'importance pour la conduite de nos vies.
Mais ce que ne voient pas les interlocuteurs de Socrate, c'est que la réponse qu'il apporte à cette question est dans la question elle-même : car ce qu'il a décrit dans les sections A et B, c'est selon ses propres termes, la situation de « toute âme (hapasa psuchè) », donc de celle des gardiens et des dirigeants comme des autres. Et quand il fait référence aux dirigeants par la formule tous beltistous en tèi polei (« les meilleurs dans la cité »), en utilisant le superlatif beltistos d'agathon, issu d'une racine différente de celle d'agathos (comme « meilleur » en français est issu d'une racine différente de celle de « bon »), ce qui masque en quelque sorte la seule référence explicite à agathos dans la réplique, il met le doigt sur le problème de la politique : qui peut décider qui sont les meilleurs si tous ne sont pas d'accord sur to agathon (le bon) ? Et s'il a pris soin de couper en deux la section A et de faire de la section A2 la transition entre la partie descriptive et la partie interrogative de sa réplique, c'est pour rapprocher de la question finale sa remarque sur le fait que les hommes sont incapables de savoir avec certitude ce qui leur est bénéfique, faute d'avoir des certitudes sur ce qu'est le bon, ce qui implique qu'ils sont donc incapables de déterminer quels seront les meilleurs dirigeants pour eux. Et ce n'est pas la multiplication des avis qu'implique la démocratie qui peut résoudre ce problème puisqu'on demande leur avis à des gens qui sont pour la plupart ignorants de ce qu'il serait le plus important pour eux de connaître pour pouvoir donner un avis pertinent. Ainsi par exemple, Platon pensait, pour reprendre les derniers mots du Phédon, que Socrate était, de tous les hommes dont il avait eu l'expérience, « le meilleur et, en d'autres termes, le plus avisé et le plus juste (aristou kai allôs phronimôtatou kai diakiotatou) » (Phédon, 118a17), et pourtant une majorité d'Athéniens l'ont condamné à mort.
Ceci étant, la question est posée par le Socrate de Platon d'une manière qui laisse ouverte la porte à une réponse plus nuancée : parler des « meilleurs » ne préjuge pas du fait qu'eux savent, mais suggère que toutes les âmes ne sont pas au même niveau d'instabilité, d'embarras et d'incertitude à propos du bon, qu'il peut y en avoir de meilleures que d'autres, même si aucune n'atteint la certitude absolue, ce qui est précisément la raison pour laquelle il propose de confier le pouvoir aux philo-sophoi et non pas aux sophoi, qui n'existent pas en ce bas monde du fait des limites de la nature humaine et de son intelligence ; et se demander si l'on doit confier le gouvernement à des gens qui seraient restés plongés dans le noir, c'est seulement suggérer qu'il ne faut pas le confier aux âmes qui sont au plus bas niveau de connaissance et de confiance en ce qui concerne le bon (et que ce n'est pas non plus vers elles qu'il faut se tourner pour déterminer quels sont les meilleurs pour les gouverner). Mais le problème reste entier de savoir qui est juge de cela si personne ne connaît vraiment le bon. Et il me semble que Platon était parfaitement conscient de ce problème et savait que c'était lui le plus gros obstacle à l'instauration d'un régime plus proche du régime « idéal ». (<==)
(30) Socrate précise ici le genre de « choses » qu'il avait en vue dans la réplique précédente lorsqu'il parlait de l'âme qui « ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres [choses] est chose bénéfique », et on voit que, comme je le laissais entendre dans la note précédente, il ne parle pas ici de « choses » matérielles, mais de qualités, le fait d'être juste ou beau, les qualités dont il avait été question deux répliques plus haut lorsqu'il mettait en opposition l'opinion dont on se satisfait à propos du juste et du beau et la réalité qu'on exige lorsqu'il s'agit du bon, montrant ainsi que pour lui, toutes les autres qualités ne sont que des déclinaisons du bon dans des contextes spécifiques, ou du moins ne tirent leur valeur que du fait qu'elles produisent quelque chose de bon. Ce faisant, il nous aide à comprendre pourquoi l'on peut se satisfaire de l'opinion à propos du juste et du beau : si en effet, ce qui rend bénéfique pour nous une action juste, c'est le bon qu'elle nous procure, et que ce que nous cherchons dans toutes nos actions c'est ce bon pour nous, si nous sommes convaincus que simplement avoir l'air juste dans telle ou telle action sans l'être en vérité nous apportera le même bénéfice que d'être vraiment juste, ou en tout cas ce que nous considérons, à tort ou à raison, comme bon pour nous, voire un plus grand bénéfice (parce qu'obtenu à moindre coût), alors nous nous satisferons de l'apparence de justice pour atteindre ce que nous pensons être bon pour nous, voire meilleur pour nous que ce que nous rapporterait l'action vraiment juste (le « nous » doit se comprendre dans toute cette phrase comme désignant toujours le seul sujet de l'action, unique mais qui peut être n'importe qui, ce qui justifie l'emploi du « nous », pas la collectivité dont il est un membre). Bref, on ne fait pas ce qu'on fait parce que c'est juste, ou beau, ou courageux, mais parce qu'en dernière analyse on pense que c'est bon pour soi selon les critères du bon qui sont les nôtres, que ces critères soient « c'est bon pour moi parce que ça va me permettre de passer un bon moment », « c'est bon pour moi parce que ça me donnera une bonne réputation qui me permettra de me faire élire et de pouvoir m'en mettre plein les poches ensuite », « c'est bon pour moi parce que, même si je suis tué dans l'action, j'irai au paradis », ou que sais-je encore. (<==)
(31) « J'augure » traduit le grec manteuomai, du verbe manteuesthai, déjà mentionné à la note 24, et qui veut dire « rendre des oracles, prophétiser, prédire » et par extension « conjecturer, deviner ». Il y a une certaine solennité dans les paroles de Socrate, qui joue ici en quelque sorte les prophètes et c'est pour rendre cela sensible dans la traduction que je retiens, ici comme en 505e1 pour apomanteuestha pour des raisons similaires, le verbe « augurer » plutôt qu'un plus plat « conjecturer » pour traduire manteuesthai. (<==)
(32) Ce qu'augure, proclame, devine, prophétise Socrate ici, c'est qu'il est impossible d'avoir une compréhensions adéquate et complète de ce qu'est le juste ou le beau, et donc par extension ce que sont toutes les autres qualités, sans avoir une connaissance de la relation qu'elles entretiennent avec le bon, et ce, pour une simple raison, c'est que c'est la connaissance de ce lien qui permet d'estimer la valeur de toutes ces autres choses. Si en effet, ce que tout homme recherche, c'est ce qui est bon pour lui, et que tout le reste n'est que moyen en vue de cette fin, si c'est en fin de compte le bon qui sert pour nous de mesure de la valeur des choses, comme il vient de le suggérer, alors effectivement, sans une connaissance adéquate de cet « étalon » universel, toute la connaissance du monde ne nous sert de rien. Mais le bon qui nous importe ici, ce n'est pas quelque idée transcendante d'un « Bon » en soi, ou pire, d'un « Bien » en soi, strictement « moral », déconnecté du réel, c'est le bon pour nous, décliné à tous les niveaux de notre être d'âmes incarnées, le bon pour notre estomac, le bon pour nos yeux, le bon pour notre corps en général, dont le « bon » fonctionnement conditionne le « bon » fonctionnement de notre esprit et de notre intelligence dans les limites qui sont les siennes, le « bon » pour notre esprit, le bon pour notre « âme », le « bon » dans nos relations avec les autres, qui peuvent nous causer du mal, etc. Et comme il a dit auparavant que, par rapport au bon, personne n'avait cette connaissance certaine, il en résulte que personne n'a une connaissance adéquate et complète du juste, du beau, etc. Et s'il « prophétise (manteuomai) » ici, c'est pour nous faire comprendre que cette situation n'est pas conjoncturelle et susceptible de se résoudre dans le futur, mais qu'elle est une condition inhérente à la nature humaine. En d'autres termes, personne n'aura jamais une connaissance adéquate et complète du juste, du beau, etc., parce que personne n'aura jamais une connaissance complète et adéquate du bon, et donc personne ne sera jamais un sophos digne de ce nom. Mais la suite, qui va décliner un programme de formation pour les futurs gouvernants, va nous montrer que cette conviction du Socrate de Platon ne le conduit pas à baisser les bras, mais au contraire le pousse à faire tout ce qui est en son pouvoir pour parvenir, et permettre à ceux qui en ont les capacités de parvenir, à une appréhension aussi poussée et stable que possible de l'« idée du bon » qui est la manière dont le bon lui-même est perceptible à notre intelligence d'hommes, dans l'espoir de former des dirigeants qui ne seront pas totalement dans le noir sur ces questions vitales pour exercer la fonction de gouvernants, et en tout cas le seront moins que ceux qu'ils seront appelés à gouverner, bref, des philo-sophoi...
Mais bien sûr, le Socrate de Platon ne nous dit pas ça en ces termes, ni même de manière aussi claire, et nous laisse, comme à son habitude, le soin de décoder l'« oracle » qu'il nous offre qui, comme tout oracle digne de ce nom, est à double sens, comme va le montrer la réaction de son interlocuteur. Il peut nous suggérer les limites de la raison humaine, mais cela ne sert à rien à qui ne les voit pas avec sa propre raison et continue à rêver à un savoir inaccessible. (<==)
(33) Comme je le laissais entendre dans la note précédente, l'enthousiasme d'Adimante manifesté par sa réponse suggère qu'il n'a pas compris la portée de l'« oracle » prononcé par Socrate. Ayant déjà oublié que Socrate a dit que toute âme est dans l'incapacité d'arriver à des certitudes sur le bon, il reste persuadé que Socrate a les réponses à ces questions et va donc leur permettre de savoir ce qu'est le bon et donc, par voie de conséquence, rendre possible pour eux d'avoir une compréhension complète de ce qu'est la justice, objet de toute cette conversation. Socrate vient de lui dire qu'on ne peut adéquatement connaître le beau (kalon) sans connaître le bon, dont ce qui précède a montré qu'il n'avait pas la connaissance, puisqu'il attend de Socrate qu'il les en instruise, lui et les autres jeunes présents, et pourtant, il s'estime en mesure de qualifier de belle la manière qu'a Socrate de prononcer des oracles : l'adverbe utilisé dans sa réponse, qui en est le premier mot et que j'ai traduit par « joliment bien » pour conserver une référence, sinon au beau, du moins à quelque chose de proche, est kalôs, adverbe dérivé de kalos ! (<==)
(34) « Constitution » traduit le grec politeia, qui est le mot qui sert de titre au dialogue et qui, via le latin res publica utilisé par Cicéron comme titre d'un dialogue (De re publica) qui se voulait une actualisation du dialogue de Platon, est devenu « république » en français. Ce mot dérive de polis, « cité », et désigne aussi bien le genre de vie d'un politès, d'un « citoyen », que leur ensemble, ou encore tout ce qui concerne l'organisation de la vie de la cité, et finalement, à Athènes, un mode de gouvernement spécifique, le régime démocratique. Sur la multiplicité des sens possibles de ce mot et les raisons qui ont pu pousser Platon à le retenir pour servir de titre au dialogue, voir la section intitulée L'être citoyen dans mon introduction d'ensemble à la traduction des livres V à VII de la République intitulée Les trois vagues. (<==)
(35) « Sera parfaitement ordonnée » traduit le grec teleôs kekosmèsetai. Dans l'adverbe teleôs, on retrouve la racine telos, « fin, achèvement, terme ». Ce qui est par-fait, c'est bien ce qui est fait jusqu'au bout, c'est-à-dire achevé. Kekosmèsetai est le futur passif du verbe kosmein, dérivé de kosmos, « ordre », mais aussi « ordre de l'Univers » et donc « univers », et dont vient le français « cosmos ». Pour Platon, l'œuvre parfaitement ordonnée du démiurge constructeur de l'Univers, qui nous est décrite dans le mythe du Timée, doit servir de modèle à notre raison pour accomplir la tâche qui est la nôtre en tant qu'hommes, à savoir, mettre de l'ordre dans la cité qui est notre « univers » immédiat et notre « création ». (<==)
(36) « Celui
qui a le savoir de ces choses » traduit le grec ho toutôn
epistèmôn. L'epistèmôn, c'est celui qui
possède une epistèmè, une « science », un
« savoir », ici, celui dont il vient d'être question (le savoir
« de ces choses (toutôn) » dont on vient de parler, c'est-à-dire du bon et aussi du juste, du beau, etc.).
Sur epistèmè, voir la note
introductive à ma traduction de Ménon, 86d3-96d1. Le
grec met en parallèle dans cette phrase deux termes qui implique une
idée de « domination » à partir du préfixe epi-
(sur) : episkopèi, « que veille sur elle », du verbe
skopein, « observer (de haut), examiner », et epistèmôn,
dérivé du verbe epistasthai, formé de epi-
et de histasthai, « se placer », qui veut donc dire « se
placer au-dessus, dominer (un sujet d'étude) ».
Socrate dit ici que si l'on peut trouver un dirigeant ayant un savoir adéquat du bon et de tout ce qui en découle, il sera apte à organiser au mieux la vie des citoyens. Mais il ne dit pas qu'il est possible de trouver une telle personne, et ce qu'il a dit auparavant suggère que ce n'est pas possible du fait des limites de la nature et de l'intelligence humaine, comme je l'ai dit dans les notes précédentes.
C'est ce que ne comprennent pas ses auditeurs et la plupart des lecteurs de la République. (<==)
(37) En 505b5-6, lorsqu'il présente les différentes opinions sur le bon, Socrate dit que, pour la multitude, il est plaisir (hèdonè) et pour d'autres, phronèsis, que j'ai traduit par « pensée ». Ici, Adimante, sans doute influencé par l'usage de epistèmôn dans la dernière réplique de Socrate, oppose au plaisir, non plus la phronèsis, mais l'epistèmè. Or, c'est précisément autour de ces deux termes que tourne toute la seconde partie du Ménon, et c'est leur assimilation un peu hâtive par Ménon qui est cause d'un malentendu avec Socrate. Pour comprendre ce qui se joue là, on pourra se reporter à ma traduction de ces pages et aux notes qui l'accompagnent. Pour résumer, phronèsis désigne à proprement parler une faculté spécifique à l'homme, celle de penser, qui est de soi neutre par rapport au bon, puisqu'elle peut être utilisée en vue du bon comme en vue du mauvais. Mais de là, le mot en vient aussi à désigner la capacité que cette faculté nous donne quand elle est bien utilisée, c'est à dire l'intelligence, la raison, la sagesse (les deux premiers de ces mots ayant d'ailleurs le même double sens en français, celui de faculté et celui de bon usage de cette faculté). Epistèmè, de son côté, désigne plus un contenu, un « aliment » de cette faculté de penser, qui, lui aussi, est neutre par rapport au bon et au mauvais, puisqu'un savoir, une science, explicite des « comment », pas des « pourquoi », et que la même science, du médecin par exemple, peut aussi bien lui permettre de guérir son patient que de tuer à coup sûr son ennemi, et que ce n'est pas la science médicale qui lui dira s'il est bon ou pas pour son patient (pour son patient en totalité, corps et âme, pas seulement pour sa santé corporelle) d'être soigné de telle ou telle manière. Mais le mot, là aussi, peut changer de signification selon que l'on parle d'une science, d'un savoir, dans tel ou tel domaine, ou de la science, le savoir, dans l'absolu et sans limitation de domaine, ce qui fait que le savoir peut facilement être confondu avec la sagesse (sens possible de phronèsis). Comme on le voit donc, ni l'un ni l'autre ne constitue le bon lui-même, pas même le bon pour l'homme, puisque l'un comme l'autre peut être bien ou mal utilisé. Toute la question, qui occupe déjà la fin du Charmide, est de savoir s'il existe une epistèmè du bon et du mauvais, et si une telle « science » est accessible à l'homme. Or, ce que suggère le Socrate de Platon à travers tous les dialogues, et qu'il vient de rappeler quelques répliques plus haut en disant que « toute âme (hapasa psuchè) » est dans l'incertitude au sujet de bon, c'est que la réponse à cette question est « non » : l'homme en cette vie ne peut avoir une connaissance « scientifique » rigoureuse et certaine du bon (cf. notes 29 et 30 ci-dessus). C'est cela que veut dire le « je ne sais rien » de Socrate, c'est-à-dire, « je ne sais pas de science certaine la seule chose qui est importante pour la conduite de ma vie, et tout ce que je sais à côté ne m'est d'aucune utilité pour m'aider à choisir ce qui est bon pour moi, ce qui fait que c'est effectivement comme si je ne savais rien ». C'est aussi ce que suggère implicitement le fait que, comme j'y ai fait allusion dans les notes précédentes, Socrate propose un philo-sophos, et non pas un sophos, un « sage », pour gouverner, car, de vraiment sages, il n'y en a pas et il n'y en aura jamais. Le toutôn epistèmôn dont il parle dans la réplique précédente est une simple hypothèse, présentée au futur et sous forme conditionnelle (si...), pas une réalité accessible. Reste que, si la certitude « scientifique » n'est pas possible pour nous en cette vie en ce qui concerne le bon, le bon pour nous, ce n'est pas une raison pour devenir miso-logoi (Phédon, 89d1), c'est-à-dire de désespérer du logos, de la raison qui est en nous, de notre capacité de penser, ce qui serait la forme parfaite de misanthropie, puisque c'est le logos qui fait l'homme. Car, si la certitude en ces matières, qui nous permettrait de convaincre les autres aussi facilement que Socrate convainc l'esclave de Ménon que le carré double d'un carré donné est celui qui est construit sur la diagonale du premier carré (Ménon, 80d1-86d2), n'est pas possible, une certaine appréhension du bon est accessible à notre intelligence à travers son idea, tout comme une certaine appréhension des hommes nous est accessible, par la vue à travers leur eidos visible et par l'intelligence à travers leur eidos intelligible, comme va le suggérer toute la suite de la discussion et l'« illustrer » l'analogie de la caverne. (<==)
(38) « Juste » traduit le grec dikaion, l'adjectif que vient d'utiliser Socrate au neutre pluriel substantivé en parlant des dikaia (les *** justes) et des kala (les *** belles) sur lesquelles on peut se contenter de la simple apparence et qu'on ne peut connaître adéquatement si l'on ne sait pas en quoi elles sont bonnes, laissant entendre que personne ne peut avoir de certitudes sur le bon et donc ne peut connaître adéquatement ces choses. Aussitôt après, Adimante s'était érigé en juge de la beauté de l'« oracle » de Socrate (cf. note 33), alors que ses questions montrent qu'il attend de Socrate qu'il lui apprenne ce qu'est le bon et que donc, dans ces conditions, il ne peut, selon l'oracle de Socrate qu'il juge beau, avoir une connaissance adéquate du beau, et voilà maintenant qu'il s'érige en juge du juste dans le comportement de Socrate ! Il ne comprend manifestement pas ce que cherche à lui faire comprendre Socrate ! (<==)
(39) Le mot que je traduis par « doctrines » est dogmata, dont vient le français « dogme », dérivé, comme doxa « opinion », que l'on a rencontré en 505d8, du verbe dokein (sur ces mots, voir note 23). Dogma peut aussi vouloir dire « opinion », ou encore « décision, décret », mais c'est le terme consacré pour parler des « doctrines » plus « formalisées » des différentes écoles, philosophiques ou autres. Je retiens ce sens, qui convient bien ici, et qui permet de le distinguer justement de doxa, que je traduis par « opinion ». Mais cela ne veut pas dire qu'Adimante n'a en vue que les doctrines formalisées des penseurs ayant travaillé sur le sujet, puisque Socrate a commencé son examen en partant des opinions de la multitude. (<==)
(40) Socrate essaye de faire diplomatiquement la leçon à Adimante qui prétend savoir ce qui est juste ou pas de la part de Socrate. Il trouve le moyen de mettre en question la compétence d'Adimante sur le juste dans une formule qui rapproche les deux verbes qui s'opposaient dans sa réplique en 505d11-506a2 lorsqu'il faisait la différence entre l'attitude de « toute âme » par rapport au juste et au beau d'une part, au bon d'autre part, dokein (« paraître ») et einai (« être »), puisque la formule traduite par « cela t'a-t-il l'air d'être juste » est en grec dokei soi dikaion einai, une manière de demander à Adimante s'il exprime une simple opinion ou ce qu'il en est vraiment et donc de le faire réfléchir sur ses qualifications pour porter ce jugement. Mais il ne critique pas ouvertement l'incompétence de son interlocuteur mais au contraire met en avant sous forme interrogative l'éventualité de sa propre incompétence, dont bien sûr doute son public. Et pourtant, c'est bien cela que veut mettre en avant cette interrogation : le fait que lui, pas plus que tous les autres, n'a de savoir certain sur la question du bon, qu'il n'est qu'une des âmes auxquelles il faisait référence lorsqu'il parlait de apasa psuchè (« toute âme ») en 505d11. (<==)
(41) Adimante oppose ici l'oiesthai, « croire, penser, estimer, avoir un avis, supposer » (« comme croyant » traduit hôs oiomenon ; « ce qu'on croit » traduit tauth' ha oietai) à l'eidenai, « savoir » (« comme sachant » traduit hôs eidota ; « sur des choses qu'on ne sait pas » traduit peri hôn tis mè oiden), que Socrate prétend ne pas avoir. Sa réponse pourrait se reformuler de la manière suivante : « si ça peut te faire plaisir, Socrate, de penser que ton opinion n'est qu'une croyance, pas un savoir, grand bien te fasse ! mais nous, ce que nous voulons, c'est que tu nous dévoile ce point de vue sur le bon, quelque nom que tu lui donnes », alors que ce que voudrait Socrate, c'est qu'ils aient d'abord compris ce qu'il cherche à leur faire comprendre, que le savoir est impossible en la matière, pour que, lorsqu'il leur dévoilera sa « croyance », ils la prennent pour telle et fassent preuve d'un esprit critique à son égard plutôt que de gober ses propos comme paroles d'évangile. (<==)
(42) « N'as-tu pas perçu » traduit le grec ouk èisthèsai, dans lequel on trouve le verbe aisthanesthai, verbe utilisé au sens premier pour parler de la perception par les sens (« organe des sens » se dit aisthèsis, substantif dérivé de ce verbe), mais aussi par extension de la perception par l'esprit (ces mots sont à la racine du français « esthète » et des mots apparentés). La traduction par « perçu » conserve cette dualité de sens en français. (<==)
(43) « Viles » traduit le grec aischrai, pluriel de aischros, dont le sens est aussi bien physique que moral, tout comme son contraire kalos, « beau ». Aischros signifie « laid, disgracieux, difforme, honteux, vil, infamant, déshonorant ». Ce qualificatif est cohérent avec l'emploi du verbe aisthanesthai et avec toute la culture grecque, qui ne pouvait séparer le beau du bon, ou le laid du vil (d'où l'étonnement vis-à-vis de Socrate qui était physiquement laid et moralement « beau », comme l'explique Alcibiade dans son discours d'homme ivre dans le Banquet). (<==)
(44) « Ceux
qui se forment quelque opinion vraie sans intelligence » traduit le
grec hoi aneu nou alèthes ti doxazontes. Pour essayer de mieux faire passer son message auprès de son auditoire, Socrate force à l'extrême la différence entre savoir et opinion en assimilant quiconque émet une opinion, même vraie, sans avoir la connaissance effective de ce dont il parle, à un aveugle marchant droit sur une route, semblant ne plus laisser la moindre place à une quelconque gradation entre le savoir et la simple opinion. Mais si l'on y regarde de plus près, on remarque qu'entre le début et la fin de la réplique, un changement de vocabulaire s'est effectué qui offre une échappatoire à cette apparente analyse par tout ou rien, on sait ou on ne sait pas. C'est qu'en effet,
au début de sa réplique, il parlait de tas aneu epistèmès
doxas, des « opinions dénuées de science/savoir »,
alors que, quand il en vient à la comparaison avec les aveugles, il a remplacé l'epistèmè (« science/savoir »), qui exprime un résultat, par le nous,
« esprit, intelligence », dont le sens est plus voisin de celui de phronèsis que d'epistèmè et qui désigne plutôt un « outil » à notre disposition, et le nom doxai, désignant là aussi un résultat, par le verbe doxazein, qui désigne l'activité
conduisant à se former des opinions, si bien que si l'on lit attentivement sa comparaison, ce qu'il compare à des aveugles marchant droit, ce sont des personnes qui ne font pas usage de leur intelligence, des « écervelés » en quelque sorte, qui se forment des opinions, peut-être droites, mais au petit bonheur, sans faire usage de leur nous. Il y a donc bien une place pour des situations intermédiaires correspondant à celles de ceux qui font usage de leur intelligence pour tenter de donner un support à leurs opinions, même si ce support n'est pas une démonstration. Mais il n'en reste pas moins que, d'un certain point de vue, quand on en arrive au résultat, ou on sait, ou on ne sait pas. Et comme l'a dit auparavant Socrate, la seule différence qui peut exister entre ceux qui ne savent pas, c'est-à-dire tout le monde, c'est le degré de confiance qu'ils ont dans leurs opinions en résultat des efforts de recherche de cohérence qu'ils ont pu faire auparavant en utilisant toutes les ressources de leur intelligence. Socrate, même au dernier jour de sa vie, raconté dans le Phédon, ne sait pas si l'âme est vraiment immortelle, ni même si l'homme a vraiment une âme immatérielle, mais il a une confiance suffisante en les raisonnements non démonstratifs mais se renforçant les uns les autres qu'il développe avec ses compagnons venus assister à ses derniers instants pour accepte une mort qu'il sait imméritée, au nom d'une conception de la justice qui lui paraît la plus vraisemblable et la seule qui mérite à ses yeux qu'on la prenne pour guide de sa vie. Ne sachant pas, on ne peut donc prouver à des interlocuteurs la vérité de ce qu'on affirme et on peut tout au plus soumettre au regard de leur propre intelligence les arguments sur lesquels se fonde votre propre confiance, à charge pour eux d'évaluer pour eux-mêmes ces arguments et de décider s'ils les convainquent ou pas. La confiance ne s'enseigne pas et ne peut résulter pour chacun que de son propre travail de réflexion sur les éléments que d'autres leur soumettent.
On retrouve ici la référence à l'opinion droite qui occupe toute la fin
du Ménon, où il est question, en opposition à
la « science », epistèmè, d'opinions, doxai,
qui sont qualifiées tantôt de « droites », orthai,
tantôt de « vraies », alètheis, et où Socrate insiste sur le fait que, du strict point de vue du résultat,
peu importe que l'on possède une « science » ou simplement une
« opinion vraie », car dans les deux cas, on peut atteindre l'objectif (voir
sur ce sujet les notes à ma traduction
de la dernière section du Ménon). Or le bon est de
l'ordre des fins, et non pas des moyens, c'est ce vers quoi nous devons marcher,
et l'important est de marcher droit dans la bonne direction. Notre nous,
notre phronèsis, ne nous permet peut-être pas d'avoir une
science certaine de ce qui est bon pour nous, mais c'est le seul instrument
que nous possédions pour en « percevoir » et en approfondir l'idea et avoir une chance
de marcher « droit ».
C'est de tout cela que Socrate voudrait que soient conscient ses interlocuteurs avant de leur livre son opinion sur le bon.
(<==)
(45) « Obscures »
traduit le grec tuphla, neutre pluriel du même adjectif tuphlos
qui a été utilisé peu avant pour parler des « aveugles ».
Cet adjectif dérive du verbe tuphein, « enfumer », et
signifie au sens premier « aveugle », et par dérivation « qu'on
ne voit pas, indistinct, obscur, opaque, peu clair ».
« Tortueuses » traduit le grec skolia (dont vient le français
« scoliose » pour désigner une déformation de la colonne
vertébrale), appelé ici en opposition à l'orthos,
« droit », dont il était question à propos du cheminement
des aveugles. (<==)
(46) Socrate ne dit pas ici que d'autres seraient capable de tenir des propos clairs (phana) et beaux (kala) sur le bon, mais simplement qu'il est possible d'écouter d'autres que lui parler de « choses » belles et lumineuses, sans qu'on sache si ces qualificatifs concernent les propos eux-mêmes (on pense alors aux rhéteurs comme Gorgias qui enjolivent leurs propos par toutes sortes d'artifices de rhétorique) ou l'objet de ces propos, puisque, une fois encore, nous sommes en présence de simples adjectifs au neutre pluriel sans noms associés. Pour tout arranger, dans la première partie de sa réplique, Socrate utilise le verbe theasthai (à l'infinitif aoriste thesasthai), qui signifie « contempler », et donc renvoie plutôt à la vue, mais peut aussi signifier « être spectateur », au theâtre en particulier (le mot theatron, dont vient le français « théâtre » est justement dérivé du verbe theasthai), ce qui implique non seulement de regarder, mais aussi d'écouter, alors que dans le seconde partie de sa réplique, il emploie le verbe akouein (« écouter »), qui suggère, non plus ce qui concerne le regard, mais seulement des paroles, étant entendu que des paroles renvoient en fin de compte à des « choses » que l'on peut voir, avec les yeux du corps ou avec ceux de l'esprit. Et de plus, il parle d'écouter des *** phana, adjectif signifiant « clair, lumineux, brillant » qui renvoie au sens propre à l'idée de lumière et de clarté visible, mais peut au sens figuré, comme le français « clair », qualifier des propos, et même signifier « évident ». Bref, les adjectifs « vil », « obscur » et « tortueux » d'un côté, « clair » et « beau » de l'autre peuvent aussi bien concerner les propos tenus que les objets de ces propos.
Ce qui est plus assuré, c'est que Socrate considère que, si on le force, lui ou qui que ce soit d'autre, à parler de choses qu'il ne connait pas
de science certaine, ce qui est le cas en ce qui concerne le bon même si ses auditeurs pensent qu'il joue la fausse modestie en l'affirmant, ses propos et ce qu'ils donneront à « voir » ne pourront être qu'obscurs et emberlificotés, et donc sans beauté. Et comme il a par ailleurs laissé entendre que personne ne connaissait vraiment le bon, on peut en déduire que, si quelqu'un d'autre en parle de manière claire et belle, il ne peut que donner le change et tromper ses auditeurs, puiqu'il parle de choses qu'il ne connaît pas et croit seulement connaître.
En partant du theasasthai de Socrate et en transposant dans un registre contemporain, on pourrait reformuler ce qu'il cherche à exprimer ici
en ces termes : « vous voulez que je vous fasse mon cinéma sur le bon et moi je veux d'abord que vous ayez bien compris que ce ne sera que du cinéma et pourquoi il ne peut pas en être autrement sur ce sujet ! » Et le « cinéma », ce sera alors trois « dessins animés » : la mise en parallèle du soleil et du bon, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, chacun utilisant un registre d'images différent. (<==)
(47) Ce changement
d'interlocuteur en 506d2 marque le milieu de la portion de La
République traitant de ce que Socrate a qualifié au début de « troisième
vague » (cf. 472a), que j'ai fait
commencer en V, 471c4 et qui prend fin en VII,
541b5,
à la fin du livre VII, et qui développe le principe du philosophe roi. Cet ensemble
couvre en effet 8,5 pages de l'édition Estienne à la fin du livre V (471c4-480a13),
tout le livre VI, soit 28 pages de cette édition (484a1-511e5), et tout le livre
VII, soit 26,5 pages de cette édition (514a1-541b5, avec une page 514 qui ne
va que jusqu'à la ligne c1), ce qui conduit à un total de 63 pages environ et
situe le milieu au milieu de la 32ème page (31 pages et demi), soit encore, après
soustraction des 8,5 pages du livre V, vers la fin de la 23ème page du livre
VI, soit vers la fin de la page 506. Pour confirmer ce décompte, j'ai enregistré
l'intégralité de cette partie de La République dans
un document Word en un unique paragraphe en caractères grecs (sans blancs entre les mots, sans signes de ponctuation, sans esprits et sans accents, c'est-à-dire comme on écrivait du temps de Platon) qui occupait 1745
lignes distribuées sur 38 pages de 46 lignes plus 43 lignes sur la 39ème page
(peu importe la taille de la police et la longueur des lignes, puisqu'elles sont
toutes de même longueur et dans la même police et qu'il ne s'agit que de comparaisons
de nombres de lignes). Dans cette disposition, le milieu tombe au milieu de la
ligne 873, qui correspond à 506d8 (au lieu de 506d2, qui est à la ligne 868).
Sur le plan des thèmes développés, cette irruption de Glaucon dans la conversation
marque le moment où Socrate va dire à ses interlocuteurs qu'il renonce à parler
de ce qu'est le bon lui-même et annonce qu'il va se contenter de s'intéresser
à son rejeton (la phrase qui annonce ce renoncement, « Mais, mes bienheureux, lui-même, ce qu'en fin de compte il est, le bon, laissons-le pour le moment l'être... », commence en 506d8, c'est-à-dire
très exactement au milieu, cette fois à la ligne près, identifié dans mon décompte
de lignes). Si l'on prend une vision d'ensemble de tous ces développements sur
la troisième vague, on peut dire que ce point marque en quelque sorte le
point culminant d'une ascension qui a commencé avec l'énoncé du principe du philosophe
roi pour nous conduire jusqu'à l'idée du bon et à la raison pour laquelle les dirigeants ne peuvent être que philosophoi, et non pas sophoi, et le début d'une redescente vers
le philosophe roi, dont on va décrire le processus de formation et de sélection,
après avoir examiné l'« image » du
bon dans les reflets qu'en donne la mise en parallèle avec le soleil (objet de cette
section), qui nous permet d'appréhender le rôle qu'il joue pour nous et pour
l'Univers, l'analogie de la ligne, qui précise ce rôle dans le registre de la connaissance, et l'allégorie
de la caverne, qui
illustre par l'image le processus éducatif qui nous permet de l'approcher et nous montre sur quels objets d'étude doit se centrer notre recherche et jusqu'à quel point on peut aller dans cette approche. Et ce processus ascendant puis descendant n'est rien d'autre
que justement le cheminement qui est illustré par l'allégorie de la caverne. (<==)
(48) « Sur la justice, la modération et le reste » traduit le grec dikaiosunès peri kai sôphrosunès kai tôn allôn. Glaucon n'utilise pas des adjectifs neutres au pluriel ni même substantivés au singulier avec l'article, comme l'a fait Socrate auparavant, mais des noms désignant les abstractions que sont la justice (dikaiosunè), la modération (sôphrosunè), etc. Par contre, lorsqu'il en arrive au bon, il n'a pas à sa disposition de substantif équivalent : agathosunè n'existe pas et agathotès est un mot tardif postérieur au temps de Platon qui, de toutes façons, signifie « bonté » et non pas « bien », si bien qu'il reprend le mode d'expression de Socrate en demandant à Socrate de parler peri tou agathou. (<==)
(49) « Camarade » traduit le grec ô hetaire, formule qu'on retrouve en divers endroits des dialogues pour s'adresser à un interlocuteur. Hetairos, dont hetaire est le vocatif, signifie « compagnon », mais aussi « disciple » (d'un maître), ou encore « amant » ou, pour l'équivalent féminin hetaira, « courtisane ». Le mot est aussi employé pour s'adresser les uns aux autres par les membres de confréries politiques plus ou moins secrètes qui existaient à Athènes, et qu'on appelait pour cette raison hetaireiai (« hétairies » en français). (<==)
(50) « Mais comme en somme je n'en serai peut-être pas capable » traduit le grec all' hopôs mè ouch hoios t' esomai. Devant la pression croissante de ses interlocuteurs marquée par l'irruption brusque de Glaucon dans la conversation, Socrate devient plus précis et passe de considérations générales dont il laisse le soin à ses interlocuteurs de les lui appliquer à l'affirmation de sa propre incompétence en la matière, qu'il nuance néanmoins par l'utilisation de la double négation mè ouk (le kappa de ouk devenant un chi devant l'esprit rude de hoios qui suit) qui exprime le doute, rendu par « peut-être » dans la traduction. (<==)
(51) « En y mettant portant toute ma bonne volonté, ne
faisant pas bonne figure »
traduit le grec prothumoumenos de aschèmonôn.
Prothumoumenos est le participe présent du verbe prothumeisthai, dérivé de l'adjectif prothumos, dans
lequel on retrouve le préfixe pro- (en avant) et thumos,
le mot que le Socrate de Platon associe à la partie médiane
de l'âme en la qualifiant de thumoeidès. Prothumos veut dire « plein de bonne volonté,
d'ardeur, d'empressement ». Socrate vient d'affirmer qu'il ne sera pas capable de parler sensément du bon, puisque, comme il l'a dit auparavant, comme tous les autres, il ne sait pas ce qu'il est. Le discours qu'il pourrait tenir, privé de l'appui du logos, ne pourrait donc tout au plus que s'appuyer sur le thumos, sur la « bonne volonté », ou pire, sur une ardeur résultant de l'envie de briller en société et d'en mettre plein la vue à ses jeunes auditeurs.
Le verbe aschèmonein,
dont aschèmonôn est le participe présent, dérive
de l'adjectif aschèmôn, construit à partir du a-
privatif et de schèma, « manière d'être, forme,
figure » (sur ce mot, qui sert à Socrate dans sa discussion avec
Ménon pour lui donner un exemple de définition, voir la note
7 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon).
Aschèmonein, c'est donc au sens propre, se comporter d'une manière
qui ne ressemble à rien, ou encore, plus simplement « manquer aux
convenances ». On retrouve ce verbe, rare chez Platon (deux autres occurrences
seulement, en Théétète,
165b1 et en Critias,
121b2) en 517d5, dans le commentaire
de Socrate sur l'allégorie de la caverne, pour décrire l'apparence pour les autres
de celui qui a contemplé l'idée du bon lorsqu'il revient dans
la caverne.
En somme, Socrate nous dit qu'il risque de perdre son schèma, sa « forme »
visible (schèma est un terme voisin par le sens de eidos
et idea), en se laissant dominer par son thumos, faute de pouvoir s'appuyer sur un logos sensé !... Comme
on le voit, une simple formule condensée de deux mots, en apparence banale,
peut révéler des significations insoupçonnées quand
on prend le temps de s'y arrêter. Mais on comprend aussi tout ce que l'on
perd à ne lire qu'une traduction, qui ne peut rendre de telles richesses.
(<==)
(52) « Mes bienheureux » traduit le grec ô makarioi. Makarios, dont makarioi et le vocatif pluriel, est un adjectif dérivé de makar, « bienheureux », qualificatif initialement réservé aux dieux (hoi makares, c'est une façon de dire « les dieux » chez les poètes). De même, les makarôn nèsoi, les « îles des bienheureux », sont le lieu de résidence supposé des justes après leur mort chez certains poètes, une sorte de paradis dans l'au-delà. Il est justement question de ces îles des bienheureux dans le commentaire de Socrate sur l'allégorie de la caverne, en 519c5, pour critiquer ceux qui refusent de redescendre dans la caverne après avoir contemplé le bon, se croyant déjà transportés vivants dans ces îles (pour d'autres références à ces îles, voir la note 77 à ma traduction de cette section). Au vu de cette remarque, on peut se demander si le qualificatif de « bienheureux » que donne ici Socrate à ses interlocuteurs n'est pas une discrète manière de leur suggérer qu'ils en demandent trop en cherchant à savoir ce qu'est le bon lui-même, connaissance qui est réservée aux « bienheureux » après leur mort, dans ces îles où Glaucon et ses compagnons ne sont pas encore. (<==)
(53) « Lui-même,
ce qu'en fin de compte il est, le bon, laissons[-le] pour le moment
[l']être » traduit à peu près textuellement
et sans bouleverser l'ordre des mots, le grec auto ti pot' esti tagathon
easômen to nun einai (j'ai mis ici en caractères normaux et
entre crochets les mots qui ne sont pas dans le grec et que j'ai ajoutés
pour rendre le texte compréhensible dans cet ordre des mots). En remettant
les mots dans un ordre plus familier au français, cela donne « laissons
pour le moment le bon lui-même être ce qu'en fin de compte il est ». Quelque chose comme « laissons le bon là où il est
et passons à autre chose ».
Notons que ce dont il est question ici, ce n'est plus de hè tou agathou idea (« l'idée du bon »), mais de auto t(o )agathon, « le bon lui-même » (tagathon est la contraction de to agathon), et, non plus de ce qu'on peut en connaître, nous les hommes, mais de ce qu'il est : le verbe einai (« être ») figure deux fois dans la phrase : dans l'expression ti pot' esti (« ce qu'en fin de compte il est » ou encore « ce qu'il peut bien être ») et à l'infinitif einai à la fin. C'est de cela, du bon en lui-même, de ce qu'il est et non pas de la manière dont nous pouvons l'appréhender par notre intelligence, que Socrate refuse de parler parce qu'il sait que ce n'est pas possible pour un homme quel qu'il soit, (ne serait-ce que parce que les mots avec lesquels on le ferait ne sont eux-mêmes que des « images » sonores), comme il a essayé de le faire comprendre à son auditoire depuis qu'il a fait référence à son idea au début de la section ici traduite. Et c'est pour mieux leur faire comprendre ce point qu'ils ne semblent pas vouloir admettre que Socrate ne va accepter de leur en parler qu'à travers des images dont il ne fera pas de doute, même pour les adolescents qu'ils sont, qu'elles ne sont que des images, des analogies ou des allégories (comparaison avec le soleil dans notre section, analogie de la ligne et allégorie de la caverne dans les sections qui suivent).
Comme je l'ai indiqué dans la note 47, cette phrase marque le tournant de toute la discussion sur ce que Socrate a appelé la « troisième vague », celle qui dévéloppe le principe des philosophes rois, dont elle constitue le centre exact : on a identifié le principe ultime, le bon, et noté qu'il est admis par tous sans hésitations comme le principe de tous leurs actes et la fin qu'ils recherchent pour elle-même en ce sens que tout homme cherche ce qu'il pense être bon pour lui, même s'ils ne sont pas d'accord entre eux sur ce qui est tel, et que c'est cet objectif qui conditionne tous leurs actes ; on est d'accord sur le fait que c'est lui qui devrait donc guider l'action des dirigeants, ce qui suppose qu'ils en aient une connaissance aussi claire que possible, mais on n'ira pas plus loin sur ce qu'il est lui-même et il va faloir maintenant se rabattre sur ce qu'on peut en connaître et sur la manière dont cela peut éclairer notre conduite et plus spécifiquement, dans la problématique qui est celle de la discussion en cours, de la manière dont on peut former et sélectionner ceux qui en auront la connaissance la plus complète et la plus exacte pour en faire les dirigeants. (<==)
(54) Puisque le bon lui-même est hors de notre portée et ne peut être connu de nous de science certaine, tout ce que peut faire Socrate, c'est de présenter son opinion sur le sujet, une opinion située dans le temps qui résulte de toute sa réflexion antérieure. C'est celà qu'il désigne par l'expression tou dokountos emoi ta nun : « l'opinion que j'en
ai à présent », dans laquelle tou dokountos est le participe
présent au génitif (en tant que compément du verbe ephikesthai, « parvenir à ») du verbe dokein, « avoir l'air,
paraître, sembler », ou encore « penser, croire », dont vient doxa (« opinion »), et ta nun (« à présent ») met l'accent sur le fait que cette opinion est le résultat d'une réflexion antérieure et peut encore évoluer au gré de réflexions ultérieures.
Mais même cela (c'est le sens du ge restrictif dans l'expression complète tou ge dokountos emoi ta nun, que j'ai traduit par « ne serait-ce que »), Socrate dit à ses interlocuteurs qu'il ne peut le leur faire partager, car il ne peut leur faire faire l'économie de la réflexion personnelle que chacun doit mener pour son propre compte et qui sera imagée par l'allégorie de la caverne à travers la progression vers le soleil du prisonnier libéré de ses chaînes. La différence d'âge entre lui et ses jeunes interlocuteurs signifie, traduite dans l'imagerie de l'allégorie, qu'ils n'en sont pas au même stade de la progression vers le soleil et qu'il leur manque l'accoutumance (sunètheia) dont parlera Socrate en 516a5 pour distinguer les mêmes choses que Socrate, qui a bénéficié, du fait de son âge, d'une plus longue accoutumance.
Le mot grec que j'ai traduit par « élan » est hormè, qui signifie « élan, assaut, effort », tout d'abord dans un sens physique et en particulier en référence à des combattants, puis dans un sens analogique pour parler d'un effort intellectuel. L'élan/effort qui ne suffit pas ici est donc celui de ses interlocuteurs, qui ne peuvent en une seule discussion rejoindre Socrate là où il en est de son ascension hors de la caverne et vers le soleil extérieur.
(<==)
(55) « Enfant du bon » traduit le grec ekgonos tou agathou. L'adjectif ekgonos, souvent employé en tant que substantif, dérive du verbe ekgignesthai, formé du préfixe ek- (hors de) et du verbe gignesthai, « devenir, naître » et signifie donc au sens premier « né de ». (<==)
(56) « Laisser tomber » traduit le grec ean, infinitif du verbe rencontré un peu plus haut sous la forme easômen (subjonctif aoriste), traduit par « laissons », dans le membre de phrase où Socrate propose de laisser le bon être ce qu'il est (voir note 53), et qui veut dire « laisser, renoncer à, délaisser, abandonner, laisser tomber ». Socrate offre deux options à ses interlocuteurs, introduites par le verbe ethelô, dont le sens premier est « je veux/je veux bien/je désire » et qui, comme l'anglais « to will » qui en est une des traductions, peut jouer le rôle d'un simple auxiliaire devant un infinitif en lui donnant le sens d'un futur proche (« Je vais (faire quelque chose) »), ici soit « parler » (legein), soit « laisser tomber » (ean), c'est-à-dire en rester là en ce qui concerne le bon et passer à autre chose. (<==)
(57) Socrate explicite ici le fait que le problème n'est pas seulement celui de sa capacité à parler du bon, mais aussi celui de l'aptitude de ses auditeurs à comprendre ce qu'il pourrait dire, à faire « fructifier » en eux ses propos, et il le fait en utilisant des verbes et des noms dont un des registres de sens est celui du prêt à intérêts : tous tokous, traduit ici par « les produits », utilise un mot, tokos, qui veut dire au sens premier « enfantement » (substantif dérivé du verbe tiktein, « mettre au monde, enfanter »), et par dérivation, « ce qui est enfanté », ou plus généralement « produit », c'est-à-dire, « enfant, rejeton, postérité, portée » (sens qui rejoint celui d'ekgonos employé initialement par Socrate), mais aussi « intérêts » d'un prêt, « revenus ». Cette analogie lui est sans doute suggérée par l'emploi par Glaucon du verbe apotinein (apoteiseis, traduit par « tu t'acquitteras »), qui veut dire « payer en retour », dans un sens qui peut concerner une dette d'argent ou tout autre forme de dette. Lorsque Socrate dit dans sa réponse qu'il voudrait être capable d'apodounai autèn (« de la restituer »), il emploie lui aussi un verbe, apodidonai, « donner en retour, rendre, restituer, rembourser », qui peut aussi s'employer du remboursement d'une dette. Et de même, pour dire qu'il voudrait que ses interlocuteurs soient capable de la komizasthai (« recueillir »), il utilise le verbe komizesthai, dont un des sens est « recouvrer (une dette) », à côté d'autres sens comme « prendre soin de, accueillir, recueillir », avec une idée d'hospitalité, de nourriture, qui suggère aussi qu'il ne suffit pas d'écouter des beaux discours, mais qu'il faut les « accueillir » en soi, en prendre soin et les faire fructifier, ce qui nous ramène justement aux tokous, dont un des sens est « fruits ». En ne servant que les « fruits » de sa réflexion sur les « fruits » du bon, Socrate prend le risque de servir à ses interlocuteurs des réponses « prémâchées » qui ne leur seront d'aucun secours. (<==)
(58) Socrate juxtapose ici les deux termes qu'il a précédemment employés, tokon, que j'ai traduis par « produit », et ekgonos, que j'ai traduit par « enfant » : le grec dit ton tokon te kai ekgonon autou tou agathou. Et c'est au bon lui-même, pas à l'idea qui s'en offre à nous, qu'il en attribue la paternité, puisque, même si c'est de manière hypothétique (il a dit qu'il allait parler « de ce qui paraît (phainetai) enfant du bon »), il fait état de relation possibles entre des réalités qui sont les unes comme les autres extérieures à nous, le bon et, comme la suite va le montrer, le soleil. (<==)
(59) « Le
compte du produit » traduit le grec ton logon tou tokou. Cette
formule peut aussi bien se traduire « l'histoire de l'enfant »
que « le compte des intérêts ». « Histoire »
et « compte » sont en effet deux des multiples sens du mot logon,
à côté de ceux de « discours, parole, raison » et
de nombreux autres. Socrate met en garde ses interlocuteurs sur le risque qu'il
y a à prendre pour argent comptant ses propos. Comme je le disais dans
la note 57, il ne leur restitue que le « fruit (tokon) »
de sa propre réflexion, et ce fruit ne vaut pour chacun que s'il se l'approprie
et le fait sien, s'il prend véritablement racine en lui pour porter du
fruit à son tour. Ce qui est vrai pour ses interlocuteurs, à qui
il recommande de « vérifier le compte/conte » (les deux mots
sont des sens possibles de logon), est vrai aussi pour chacun de ses
lecteurs.
Cette mise en garde vaut non seulement pour le parallèle qu'il va faire ici entre le soleil et le bon, mais aussi pour ce qui suit et complète cette mise en parallèle : l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, et plus généralement pour tous les propos de Socrate. Il faudra s'en souvenir lorsque, dans l'allégorie de la caverne, Socrate nous parlera de contempler le soleil tel qu'il est. (<==)
(60) « Une
fois que je me serai mis complètement d'accord avec vous » traduit
le grec diomologèsamenos, participe aoriste moyen du verbe diomologein,
construit à partir du préfixe dia-, qui implique une idée
d'achèvement, de complétude, de l'adjectif homos, « semblable »,
et du verbe legein, « dire, parler ». L'homologia, dont
vient le français « homologie », c'est mot-à-mot l'accord
verbal.
Socrate précise à ses interlocuteurs qu'une discussion ne sert
à rien s'il n'y a pas accord préalable sur le langage employé,
si elle ne prend pas appui sur une compréhension commune des termes mis
en jeu. Toute la seconde partie du
Ménon est un parfait exemple de discussion stérile
(pour Ménon du moins) faute d'accord entre les interlocuteurs sur le
sens des mots employés (aretè, epistèmè,
phronèsis, et même le mot homologein ! Voir,
sur ce dernier mot, la note
24 à ma traduction de Ménon, 86d3-96d1). (<==)
(61) « Nous disons être beaux, repris-je, de multiples ***, et bons de multiples ***,
et dans chaque cas pareillement, et nous les distinguons par le discours »
traduit le grec polla kala kai polla agatha kai hekasta houtôs einai
phamen te kai diorizomen tôi logôi en cherchant à rester aussi près que possible de l'original grec et d'une manière qui ne nécessite pas de donner à einai (« être ») un sens existentiel, en considérant que chacun des adjectifs neutre pluriel (kala, « beaux » ; agatha, « bons ») est attribut du polla qui le précède, lui-même compris comme un adjectif substantivé sujet du einai mis en facteur à la fin, plutôt que d'en faire des adjectifs substantivés sujets de einai sans attribut et qualifiés par le polla qui précède lu comme épithète. Et, pour ne pas « chosifier » ce dont il est question derrière les neutres pluriels et qui n'est pas explicité dans le grec, et aussi pour pouvoir garder le même genre en français, le masculin, pour traduire le neutre grec aussi bien ici lorsqu'il est au pluriel que lorsque, dans la prochaine réplique de Socrate, il sera au singulier, je me contente de représenter ces sous-entendus par trois astérisques au lieu d'ajouter l'habituel « choses » (« beaucoup de choses » pour traduire polla). Cependant, la plupart des traducteurs font de kala et agatha des épithètes du polla qui les précède et en sont réduits à donner un sens « existentiel » au einai qui n'a plus d'attributs, soit de manière faible en le traduisant par « il y a », soit de manière forte, en le traduisant par « exister » ou quelque chose d'équivalent, soit pour certains, les deux à la fois :
- Chambry (Budé) : « Il y a un grand nombre de belles choses, un grand nombre de bonnes choses, un grand nombre de toute espèce d'autres choses, dont nous affirmons l'existence et que nous distinguons dans le langage. » (redondance du « il y a » et d'une traduction existentielle forte).
- Baccou (Garnier) : « Nous disons qu'il y a de multiples choses belles, de multiples choses bonnes, etc. et nous les distinguons dans le discours. » (traduction par un simple « il y a »)
- Robin (Pléiade) : « Il y a une pluralité de choses belles, une multiplicité de choses bonnes, dont nous énonçons l'existence à ce titre de choses multiples et nommément distinctes... » (redondance du « il y a » et d'une traduction existentielle forte qui, comme Chambry, remplace le verbe einai par un substantif)
- Pachet (Folio) : « Nous affirmons qu'il y a un grand nombre de choses belles et de choses bonnes, et ainsi de suite dans chaque cas, et nous les distinguons par la parole. » (traduction par un simple « il y a »)
- Dixsaut (Bordas) : « Nous affirmons qu'il existe, et nous distinguons au moyen du langage, une multiplicité de belles choses, une multiplicité de biens, et ainsi en chaque cas. » (traduction existentielle intermédiaire, le « il existe », tournure impersonnelle, se rapprochant du « il y a »)
- Cazeaux (Livre de Poche) : « Il existe une multiplicité de choses belles, une multiplicité de choses bonnes : à chacune nous donnons le qualificatif de beau, de bon, tout en les distinguant dans le vocabulaire. » (comme le précédent)
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Nous disons qu'il y a beaucoup de belles choses, beaucoup de bonnes choses et beaucoup d'autres genres de choses et nous les distinguons dans notre discours. » (traduction par un simple « il y a »)
- Leroux (GF Flammarion) : « Il y a plusieurs choses belles et plusieurs choses bonnes, et nous affirmons que chacune existe ainsi, et nous les distinguons par le langage. » (redondance du « il y a » et d'une traduction existentielle forte, qui permet de percevoir la différence entre la traduction par « il existe » de Dixsaut et Cazeaux et la traduction par « chacune existe » ici employée).
La problématique de cette réplique et de la suivante, qui doivent se comprendre l'une par rapport à l'autre, n'est pas une problématique d'existence, mais le problème de langage posé par l'utilisation d'un même mot, par exemple kalon (« beau ») ou agathon (« bon »), exemples appelés par le contexte de la discussion, pour qualifier de multiples réalités dont l'existence n'est pas ici en cause. La vraie question ici posée n'est pas celle de savoir si les multiples beaux *** existent bien que multiples ou si seule existe ce qui les fait tous appeler beaux, mais de comprendre ce qui justifie qu'on désigne plusieurs réalités distinctes par le même mot et ce à quoi renvoie ce mot lui-même au-delà des multiples réalités auxquelles on l'applique. Ce sur quoi porte l'accent dans einai phamen (« nous disons être »), ce n'est pas le einai (« être »), mais le phamen (« nous disons »). Ce que dit ici Socrate c'est que, du fait que nous utilisons le même terme, kalon, par exemple, pour désigner de multiple ***, ce terme seul ne suffit pas pour les distinguer (diorizein) les uns des autres, si bien que nous devons utiliser un discours (logos) plus développé pour arriver à faire cette distinction, en employant des mots différents pour parler des uns et des autres, soit des noms propres, soit d'autres qualificatifs discriminants.
Le verbe utilisé par Socrate pour parler de cette idée de « distinction » est le verbe diorizein,
formé du préfixe dia- (idée de séparation)
et du verbe horizein, que nous avons rencontré en 505c6 dans le sens de « définir » (cf. note 17). Horizein, c'est au sens premier fixer des limites et le préfixe di(a)- insiste sur l'idée que ces limites sont des limites séparatives entre entités qu'il s'agit justement de pouvoir distinguer les unes des autres. Il ne s'agit pas ici de « définir » kalon (« beau ») ou agathon (« bon »), mais de distinguer les uns des autres les multiples kala ou agatha. Et la distinction en cause n'est pas la distinction entre kalon (« beau »), agathon (« bon ») et d'autres termes analogues, mais entre les multiples (polla) *** auxquels on applique le même qualificatif de « beau » ou de « bon », par exemple.
Parmi les « choses qui ont été dites auparavant (tois emprosthen rhèthenta) » auxquelles renvoie Socrate en introduisant ces considérations, on peut penser à la discussion sur science et opinion à la
fin du livre V, dans laquelle, pour distinguer le vrai philosophos du simple « amoureux de spectacles (philotheamôn) »,
qui deviendra à la fin philodoxos (« amoureux de l'opinion »),
il avait utilisé le même exemple, celui du beau, pour opposer ceux qui reconnaissent l'existence de multiples beaux ***
sans vouloir reconnaître l'existence du beau lui-même à ceux qui sont
capable de voir le beau lui-même au-delà de la multitude des beaux *** (cf. 476b4, sq. ; 478e7,
sq.), à ceci près que dans cette discussion, la problématique était, non pas non pas tant « linguistique » que gnoséologique (l'aptitude à (re)connaître : cf. gnôsin en 476c3 et note 25 à ma traduction de cette section), quoi qu'en pensent la plupart des traducteurs et commentateurs, qui veulent y voir une perspective existentielle sur ce qu'ils appellent « être » et « non-être » (ce qui est plus excusable au vu du vocabulaire utilisé dans cette section, où l'on rencontre de multiples fois des oppositions entre on (« étant »)/einai (« être ») et mè on (« n'étant pas »)/mè einai (« ne pas être ») sans attributs explicites, l'attribut implicite devant être suppléé par le contexte, kalon (« beau ») le plus souvent dans cette discussion, où il n'est qu'un exemple). C'est d'ailleurs sans doute le rapporchement facile entre ces deux sections qui les incite à voir aussi une problématique existentielle ici, ce d'autant plus que c'est dans le contexte de cette discussion antérieure, en 479a1,
qu'apparaît pour la première fois dans la République le mot idea dans le sens spécifique qu'on associe à ce mot
quand on parle de la « théorie des idées » de Platon (« idean
tina autou kallous, « une certaine idée de la beauté
même » ; cf. note 81 à
ma traduction de cette section), qui va être repris dans ce même
sens dans la réplique suivante de Socrate, et aussi, en 479c7, le mot ousia dans son sens « métaphysique » dans la bouche de Socrate, mot qu'on va retrouver vers la fin de notre section, en 509b8 (sur ce mot et la manière dont il faut le comprendre dans cette discussion, voir la note 103 ci-dessous).
On peut noter pour finir que, si Socrate prend ici comme premier exemple, avant d'en venir au bon (agathon), celui du beau (kalon), en prélude à des considérations sur le bon qui vont s'appuyer sur des analogies visuelles, c'est très probablement parce que, pour lui comme pour la plupart de ses contemporains, même s'ils ne le formulaient pas des des termes aussi abstraits, le beau est la trace visible du bon, il est dans le registre visible ce que le bon est dans le registre intelligible, non pas en ce que le beau en tant que tel serait une réalité visible, car il est tout autant que le bon une réalité intelligible, mais en ce qu'il est au sens premier une qualité qui se manifeste à nos sens, la vue et l'ouïe en particulier, ce qui en fait un candidat idéal pour nous élever vers les réalités abstraites, comme l'explique Diotime par la bouche de Socrate dans le Banquet.
(<==)
(62) Le texte
grec de cette réplique de Socrate est le suivant : Kai auto dè
kalon kai auto agathon kai houtô peri pantôn ha tote hôs polla
etithemen palin au kat' idean mian hekastou hôs mias ousès tithentes
ho estin hekaston prosagoreuomen.
Cette réplique est ainsi traduite par les traducteurs que j'ai consultés :
- Chambry (Budé) : « Nous affirmons aussi l'existence
du beau en soi, du bon en soi, et de même, pour toutes les choses que
nous posions tout à l'heure comme multiples, nous déclarons qu'à
chacune d'elles aussi correspond son idée qui est unique et que nous
appelons son essence. »
- Baccou (Garnier) : « Et nous appelons beau en soi, bien en
soi et ainsi de suite, l'être réel de chacune des choses que nous
posions d'abord comme multiples, mais que nous rangeons ensuite sous leur idée
propre, postulant l'unité de cette dernière. »
- Robin (Pléiade) : « Et aussi qu'il existe un beau
qui est cela précisément, un bon qui est cela précisément,
et semblablement pour toutes les choses que nous posions naguère dans
leur multiplicité ; en les posant maintenant, au rebours, selon
ce qu'il y a d'un dans la nature de chacune, alors, comme si cette nature existait
dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination :
« ce que cela est ». »
- Pachet (Folio) : « Et quant au beau lui-même, bien
sûr, et au bien lui-même, et ainsi de suite pour toutes les réalités
qu'alors nous posions comme multiples, nous les posons cette fois-ci, à
l'inverse, d'après une idée unique de chacune comme relevant d'une
idée unique, et nommons chacune ainsi posée « ce qui est réellement ». »
- Dixsaut (Bordas) : « Nous affirmons aussi qu'il existe un
Beau en soi, un Bien en soi, et qu'il en va de même pour toutes les choses
que nous venons de poser comme multiples. En référant celles-ci
à l'unité qu'elles présentent quand on les pense, nous
posons à présent au contraire chacune de ces réalités
dans son unicité et nous l'appelons « ce que cela est ». »
- Cazeaux (Livre de Poche) : « Mais il existe aussi le beau
lui-même, le bien lui-même, et si nous avons d'abord posé
toutes choses comme multiples, nous les posons maintenant en fonction d'une
forme idéale simple chaque fois, et en tant qu'elle est simple ;
et ce faisant, nous désignons en chaque objet ce qu'il est. »
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Il y a aussi le
beau en soi, le bien en soi, et nous appelons ainsi l'essence de chacune des
choses que nous décrivions tout à l'heure comme multiples, mais
que nous avons rattachées à l'Idée unique qui leur correspond. »
- Leroux (GF Flammarion) : « Nous affirmons aussi l'existence du beau en soi et du bien en soi, et de même pour toutes ces choses que nous avons d'abord posées comme multiples, nous les posons maintenant, renversant notre approche, selon la forme unique de chacune, comme une essence unique, et nous appelons chacune 'ce qui est'. »
- Jowett : « And there is an absolute beauty and an absolute
good, and of other things to which the term « many » is applied there
is an absolute; for they may be brought under a single idea, which is called
the essence of each. »
- Shorey (Loeb) : « And again we speak of a self-beautiful
and of a good that is only and merely good, and so, in the case of all the things
that we then posited as many, we turn about and posit each as a single idea
or aspect, assuming it to be a unity and call it that which really is. »
- Grube/Reeve (Hackett) : « And beauty itself and good itself
and all the things that we thereby set down as many, reversing ourselves, we
set down according to a single form of each, believing that there is but one,
and call it « the being » of each. »
- Bloom (Basic Books) : « And we also assert that there is
a fair itself, a good itself, and so on for all the things that we then set
down as many. Now, again, we refer them to one idea of each as though
the idea were one; and we address it as that which really is. »
- Reeve (Hackett) : « We also say that there is a beautiful itself and a good itself. And so, in the case of all the things that we then posited as many, we reverse ourselves and posit a single form belonging to each, since we suppose there is a single one, and call it what each is. »
Ici encore, j'ai pour ma part cherché à rester aussi près que possible du grec et à rester cohérent avec mes choix pour la traduction de la réplique précédente de Socrate en rendant les neutre par des masculins, ce qui exclut l'usage du mot « choses », féminin, pour traduire les neutres pluriels substantivés (ici le pantôn de peri pantôn ha tote hôs polla
etithemen (« pour tous les *** qu'alors nous posions comme multiples »), remplacé par trois astérisques, ce qui est d'autant plus important ici qu'apparait le mot idea (« idée ») qui, comme sa traduction française, est féminin en grec. Il faut donc pouvoir bien distinguer, en français comme en grec, les pronoms neutres qui renvoient à auto kalon, auto agathon et plus globalement à pantôn qui généralise, donc aux diverses « qualités » désignées par des mots comme kalon, agathon, etc., et les pronoms féminins qui renvoient à idea, c'est-à-dire à ce qui est perceptible pour nous de ces qualités en tant que telles et non plus des multiples réalités qu'elles qualifient : ainsi, dans la section kat' idean mian hekastou hôs
mias ousès tithentes, mias ousès (« étant
une ») est un féminin qui se rapporte donc à idean mian (« une idée unique »), et non pas à l'énumération
des neutres qui commence la phrase ; par contre, hekastou, « de chacun »,
est un génitif singulier qui peut être masculin ou neutre, mais
pas féminin : il ne peut donc ici qu'être un neutre qui renvoie
à « chacun » des termes de l'énumération initiale
(« beau même, bon même, etc. »). C'est donc
chacun de ces termes que l'on pose « selon une idée une en tant
qu'elle est une ». En d'autre termes, c'est à ce qu'il y a d'un
(mian et mias sont des formes féminines de eis,
« un », au sens numéral) à travers la multitude des choses
auxquelles on applique un même qualificatif que l'on s'intéresse.
Et à chaque qualificatif correspond une idée unique, mais différente
des autres.
Il est important de noter aussi que Socrate ne parle pas ici de auto to kalon (« le beau lui-même ») ou de auto to agathon (« le bon lui-même »), mais de auto kalon (« beau (lui-)même ») et de auto agathon (« bon (lui-)même »), ce qui rend plus discrète la substantivation et confirme qu'on est bien dans une problématique de langage : c'est aux mots eux-mêmes que s'intéresse Socrate pour se demander ce qui se cache derrière quand on fait abstraction de tout *** particulier auquel le mot est appliqué, et, dans la graphie moderne, on pourrait traduire kalon et agathon en mettant entre guillements les mots « beau » et « bon » (« Et alors, "beau" lui-même et "bon" lui-même... ») plutôt qu'en ajoutant un article qui n'est pas dans le grec, ce qui revient à mettre la charrue avant les bœufs en supposant, par une substantivation trop hâtive, résolu le problème qu'on cherche à résoudre, qui est celui de savoir si des mots comme kalon et agathon renvoient à autre chose qu'aux réalités multiples auxquelles on les applique.
Venons-en maintenant au membre de phrase le plus problématique de cette réplique, le ho estin hekaston prosagoreuomen final, que je traduis par « nous appelons chacun ce qu'il est » (c'est-à-dire « nous donnons à chacun le nom qui est le sien ; nous appelons "beau" ce que nous supposons derrière l'idea unique que nous percevons derrière la multitude des beaux ***, "bon" ce que nous supposons derrière l'idea unique que nous percevons derrière la multitude des bons ***, etc. »). Commençons par remarquer que hekaston est neutre, et non pas féminin, ce qui veut dire qu'il renvoie à auto kalon, auto agathon, etc., pas à idea, qui est féminin, ce qui veut dire que ce qu'il est question de nommer, ce ne sont pas les ideai mais ce dont elles sont ideai et toute cette phrase montre que, pour le Socrate de Platon, ce n'est pas la même chose, car, si c'était la même chose, il aurait dit, non pas kat' idean mian hekastou hôs mias ousès tithentes (« les posant selon une idée une de chacun en tant qu'étant une »), mais hôs idean mian hekaston tithentes (« posant chacun comme une idée unique ») et on aurait alors ici hekastèn (« chacune », féminin) et non pas hekaston, neutre, puisque, l'identification faite, c'est à chaque idea qu'il s'agirait de donner un nom. Quoi qu'il en soit, ce membre de phrase est à comprendre en relation avec le diorizomen tôi logôi (« nous les distinguons par le discours »), en oubliant la ponctuation du texte grec retenue par Burnet (OCT) et par Chambry (Budé), « ho estin » hekaston prosagoreuomen (« ho estin » entre guillemets), qui donne un poids ontologique maximum à ho estin en en faisant le nom donné à chacune de ces idées, ponctuation qui n'est pas de Platon puisque la ponctuation n'existait pas de son temps. Le sens le plus usuel du verbe prosagoreuein, dont prosagoreuomen est la première personne du pluriel du présent actif, qui suppose un double régime à l'accusatif, est « appeler quelqu'un/quelque chose (premier complément à l'accusatif) d'un certain nom (second complément, à l'accusatif aussi) », ce qui conduit ici à voir dans hekaston le premier complément désignant ce qu'il s'agit de nommer (auto kalon, auto agathon, etc. auquel renvoie ce hekaston, comme on l'a vu plus haut), et dans la relative ho estin, le second complément décrivant la manière de nommer. Mais la question est alors de savoir comment il faut comprendre le ho estin, dans lequel ho est le pronom relatif neutre, qui peut être aussi bien considéré comme le sujet de estin (« est »), ce qui conduit à une traduction par « qui est » ou « ce qui est », que comme attribut, ce qui conduit à une traduction par « (ce) que c'est/(ce) qu'il est ». La plupart des traducteurs, acceptant la ponctuation de Burnet et Chambry, voient dans ce « ho estin » entre guillemets, sinon le nom propre de chacune des « idées » (dans le genre du « Je suis » que Yahvé donne comme son nom à Moïse), du moins une caractéristique existentielle commune à elles toutes, quelque chose comme to ti esti (mot à mot, « le quoi c'est ») d'Aristote (cf. par exemple Métaphysique, Z, 1028a12), ce qui conduit même certains d'entre eux à remplacer le ho estin par « essence » dans leur traduction (Chambry, Karsenti/Prélorentzos, Jowett). D'autres ajoutent un « réellement » (« really » en anglais) après « ce qui est » (Pachet en français, Shorey et Bloom en anglais). Mais cette manière de faire, influencée par le poids donné par Aristote à la problématique ontologique dans sa critique de ce qu'il comprenait des textes de Platon et de ce qu'on appelle maintenant sa « théorie des Idées » et par plus de deux mille ans de commentaires de cette supposée théorie qu'on lui attribue, pose un problème en ce que ce que l'on attend en général après le verbe prosagoreuein dans une telle construction, c'est un nom qui soit spécifique à ce que l'on « appelle » et « ce que cela est » (Robin, Dixsaut), « ce qui est réellement » (Pachet), « ce qui est » (Leroux) entre guillemets, si l'on veut en faire le nom de chacune des « idées », introduit la confusion au moment même où l'on cherche à les distinguer, en leur attribuant à toutes le même nom. Plus généralement, « appeler (proagoreuein) » quelque chose, sur l'unicité de quoi on insiste justement, par un nom, ce n'est pas donner une propriété commune à plusieurs de ces choses distinctes, ce qui reviendrait à faire sur les différentes qualités que sont « beau », « bon », etc. ce que l'on fait selon la réplique précédente sur les *** multiples auxquelles l'une ou l'autre de ces qualités est associée, mais au contraire proposer un vocable, ou un qualificatif, qui la distingue des autres, ce que ne fait justement pas « beau » ou « bon » vis à vis des multiples *** auquel le mot est appliqué. En fait, ce que fait ici Socrate, c'est opposer la situation dans laquelle on utilise le même mot pour qualifier de multiples réalités, ce qui oblige, pour les distinguer, à avoir recours à un logos complémentaire (voir note précédente), qui est la situation évoquée par sa réplique précédente, à la situation où l'on ramène à l'unité cette multitude à l'aide d'une unique idea, ce qui permet maintenant de donner un nom (prosagoreuein) à ce dont chaque idea est l'idea en utilisant pour cela justement le mot même qui qualifie la multitude des *** dans lesquels on retrouve cette idea. Si la formule est générale, c'est que, cette fois, chaque réalité en cause est différente de toutes les autres et doit donc avoir un nom différent et que donc, sauf à repartir sur une liste d'exemples qui prendrait la forme prosagoreuomen kalon kalon, agathon agathon, kai hekaston houtôs (« nous appelons beau "beau", bon "bon", etc. »), il ne peut qu'utiliser une formulation très générale qui n'est pas en elle-même un nom particulier mais qui décrit une règle d'attribution du nom, règle qui, en l'occurrence, revient à constater que le mot qui désigne une qualité que nous attribuons à de multiples *** est bel et bien le nom de quelque chose d'un qui n'est aucune des *** auxquelles nous l'appliquons.
En synthèse, ce que nous dit Socrate à travers ces deux répliques, c'est que, lorsque nous employons un mot comme « beau » ou « bon » à propos de multiples réalités, ce mot ne désigne pas les réalités auxquelles on l'applique puisque, à lui seul, il ne permet pas de les distinguer les unes des autres, alors qu'un discours (logos) plus étoffé permet de faire cette distinction, mais qu'il désigne à proprement parler quelque chose d'unique qui se montre à nous sous la forme d'une idea une dont on retrouve la trace plus ou moins distincte dans toutes les réalités auxquelles on applique le mot et dont il est le nom. Ce quelque chose, c'est auto kalon, ou auto agathon, etc., selon le cas, distinct de son idea, qui n'est que ce qui nous en est perceptible. Et s'il y a dans les propos de Socrate une problématique d'existence, ce n'est sûrement pas dans une logique d'exclusion : il n'est pas question ici de contester la réalité des multiples *** auxquels on attribue le qualificatif de « beau » ou « bon » au profit d'ideai qui seraient seules réellement existantes, mais tout simplement de préciser que, si toutes ces réalités multiples existent bien, aucune d'elles n'est ce que désigne à proprement parler le mot employé, « beau, « bon » ou un autre, et qu'il existe aussi une réalité unique dont ce mot est le nom propre, qui se manifeste à nous sous la forme d'une idea. En ce sens, on rejoint bien ici les propos sur les belles choses et le beau auxquels je faisais référence vers la fin de la note précédente : il faut être capable de « voir » à la fois les belles choses et le beau lui-même si l'on veut comprendre le monde qui nous entoure. Mais pour Platon, la question n'est pas une question d'« être (einai) », d'« existence », car pour lui, einai tout seul n'a aucune signification et ne sert qu'à introduire un attribut qui précise le « quoi » c'est, « exister » ne veut rien dire tant qu'on ne précise pas quelle sorte d'« existence » on a en tête. Et c'est justement ce qu'il va faire faire, à sa manière, à son Socrate dans sa prochaine réplique. (<==)
(63) Le texte grec de cette réplique est kai ta men dè horasthai phamen, noeisthai d' ou, tas d' au ideas noeisthai men, horasthai d' ou. « Sont perçues
par l'esprit » traduit le grec noeisthai, infinitif présent
passif du verbe noein, construit sur la racine nous (« esprit,
intelligence »), dans une construction qui est en grec tas d' ideas noeisthai (phamen), qui se traduit mot à mot par « les idées (nous disons) être perçues par l'esprit ». Socrate oppose ici ce qui est vu (orasthai, infinitif présent passif du verbe horan) au sens propre, c'est-à-dire perçu par les yeux, à ce qui est perçu seulement par le nous, l'esprit, l'intelligence, et non plus par la vue ou plus généralement par les sens. Ce qui est intéressant à noter, c'est qu' il laisse implicite ce qui est vu et non perçu par l'esprit, se limitait à un ta men (« les uns ») qui nous laisse le soin de deviner ce qui est visé à partir de ce qui en est dit, alors qu'il désigne explicitement ce qui est perçu par l'esprit mais pas vu en se servant d'un mot, ideas (« idées »), qui est dérivé de la forme aoriste idein du verbe horan (« voir ») et dont le sens premier est « apparence (visible) » ! Mais c'est justement cette étymologie qui rend la précision nécessaire pour bien faire comprendre que, lorsqu'il parle d'idea, il a en vue une « vue » de l'esprit qui, elle, n'est pas perceptible par les yeux, au contraire des réalités auxquelles on applique le qualificatif associé à cette idea.
Une autre raison encore justifie cette précision. Si, comme je l'ai dit à la note précédente, auto kalon, auto agathon, etc. ne sont pas la même chose que hè tou kalou idea, hè tou agathou idea, etc., alors, cette précision revient à dire que ce n'est pas auto kalon, auto agathon, etc., qui sont à proprement parler perçus par l'esprit (noeisthai), mais leurs ideai, ce qui est une confirmation que ces ideai sont bien ce qui est perceptible par l'esprit humain de réalités qui ne lui sont pas accessibles en tant que telle (auto), c'est-à-dire, qu'on ne peut appréhender/connaître
telles qu'elles sont en elles-mêmes mais seulement selon ce que l'intelligence humaine permet d'en appréhender/connaître, tout comme la vue ne nous permet pas d'appréhender les réalités sensibles, c'est-à-dire celles dont les sens perçoivent quelque chose, telles qu'elles sont, par exemple un homme à la fois dans sa dimension matérielle et dans sa dimension seulement intelligible, comme doté d'une « âme » immatérielle, ou en tout cas, si l'on refuse d'accepter cette notion, justement parce qu'elle est immatérielle, comme susceptible de pensées et de motivations qui échappent à la perception par les sens et qui sont pourtant indispensables pour expliquer ses comportements, mais seulement selon leur dimension sensible.
En allant encore plus loin, on peut aussi penser qu'en faisant dire ici à Socrate que les ideai sont perçues par l'esprit (noeisthai) mais pas visibles, Platon laisse entendre qu'il veut spécialiser le mot idea, au moins dans certains contextes, pour parler de ce qui est exclusivement intelligible, laissant au mot eidos, lui aussi issu d'une racine signifiant « voir » et de signification voisine de celle d'idea, qui n'est pas employé ici mais qu'on va rencontrer bientôt dans l'analogie de la ligne, où il sera question à la fois de horômenois eidesi (« apparences vues », en 510d5) et de noèton eidos (« apparence intelligible », en 511a3), le sens plus général d'« apparence » aussi bien visible qu'intelligible, c'est-à-dire faire des ideai une catégorie particulières d'eidè, celles qui ne sont perceptibles que par l'esprit, pas par les sens. Notons que c'est bien là le sens qu'a pris en français le mot « idée », ou en anglais le mot « idea », qui sont l'un et l'autre la transposition dans leur langue respective du grec idea. (<==)
(64) « Sens » traduit le grec aisthèsesi, datif pluriel de aisthèsis, qui veut dire aussi bien « faculté de percevoir par les sens, sensation » qu'« organe de la perception, sens », et qui, comme le mot français « perception », peut par extension signifier « perception par l'intelligence ». Les « sensibles », c'est aisthèta, de l'adjectif dérivé, comme aisthèsis, du verbe aisthanesthai, « percevoir par les sens », mais aussi « percevoir par l'intelligence, comprendre, s'apercevoir ». C'est de cette famille de mots que vient le français « esthétique » et les mots apparentés. (<==)
(65) « As-tu pris conscience » traduit le grec ennenoèkas, parfait du verbe ennoein, forme du préfixe en- (dans) et du verbe noein, utilisé dans la réplique précédente en opposition à « voir » (cf. note 63). Ennoein, c'est au sens propre « se mettre dans l'esprit ». Notons qu'à peine Socrate vient-il d'opposer le voir et le concevoir qu'il va interpeller Glaucon sur sa manière de concevoir le voir. (<==)
(66) « Artisan »
traduit le grec dèmiourgon, dont vient le français « démiurge »,
et qui signifie étymologiquement « celui qui travaille pour le peuple »
(de dèmos, « peuple », et ergon, « travail »).
C'est le mot qu'utilise Platon dans le Timée pour désigner
celui qui crée l'univers. Le verbe que j'ai traduit par « avait façonné »
est edèmiourgèsen, aoriste de dèmiourgein,
le verbe dérivé de dèmiourgos, qui signifie « travailler
pour le public », c'est-à-dire « faire un travail manuel, travailler,
produire, créer ».
« Pouvoir » traduit le grec dunamin, dont vient le français
« dynamique », que l'on pourrait aussi traduire par « capacité,
faculté, aptitude, puissance ». Socrate ne parle plus ici des « organes
des sens », mais de leur « pouvoirs ». Plus même, puisqu'il
parle du « pouvoir » de voir et d'être vu, ce qui veut
dire qu'il a en vue, non seulement les yeux, mais encore tout ce qui est
nécessaire pour que la vue soit possible, non seulement du côté de celui qui est capable de voir, mais aussi du côté de ce qui est susceptible d'être vu, c'est-à-dire la lumière
et tous les phénomènes physiques, quels qu'ils soient, qui permettent
d'expliquer la vue.
La tournure grecque que j'ai traduite par « avait façonné le pouvoir de voir et d'être vu comme celui qui avait exigé de loin le plus de dépenses » est hosôi
polutelestatèn tèn tou horan te kai horasthai dunamin edèmiourgèsen,
mot-à-mot, « de combien le plus coûteux le de voir et d'être vu pouvoir il
façonna ». Polutelestatèn est le superlatif d'un adjectif,
polutelès, dont le sens usuels est « qui fait de grandes dépenses »
ou, comme ici, « qui exige de grandes dépenses, couteux ». Étymologiquement,
le mot vient de polus, « beaucoup », et de telos, qui
veut dire « fin, achèvement, accomplissement », mais aussi « acquittement,
paiement, taxe, frais » : est polutelès ce qui a nécessité
de nombreux accomplissements, c'est-à-dire ce qui s'est réalisé
à grands frais. Mais on peut aussi comprendre le mot comme voulant dire
« qui a de nombreuses fins », c'est-à-dire presque mot-à-mot,
« polyvalent », et il n'est pas impossible que Platon joue sur ce double
sens possible en faisant de polutelestatèn, au féminin,
un qualificatif, non du démiourgos, mais de la dunamin :
la vue est sans doute la faculté qui a le plus « coûté »
à mettre au point, mais c'est aussi et surtout celle qui remplit le plus
de fonctions, depuis les plus immédiatement liées à la
survie biologique jusqu'à l'ouverture de l'esprit par l'accès
aux « formes », toujours décrites dans un vocabulaire qui fait
au sens premier référence à la vue (voir sur ce point ce
que dit Timée de la finalité de la vue en Timée,
46e-47c, et aussi la note
34 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon,
commentant la première définition donnée par Socrate de
schèma).
En Timée,
47c-e, immédiatement après avoir évoqué les
finalités de la vue, Timée parle de celles de l'ouïe et
de la voix (phônè), et leur accorde une place presque égale
à celles de la vue, puisque c'est elles qui sont au fondement du logos,
c'est-à-dire de la parole, du discours, et donc du dialegesthai
(le dialogue/dialectique) et de la raison. Il n'en reste pas moins vrai que,
comme je viens de le dire, l'activité de l'esprit s'exprime plus par
analogie avec la vue qu'avec le son, et ce dans toutes les langues (en français
par exemple, on dit plus facilement « tu ne vois pas ce que je veux dire »
que « tu n'y entends rien »). (<==)
(67) « Examine la chose » traduit le grec skopei, d'un verbe, skopein, qui concerne aussi au sens premier la vue (c'est de lui que vient le suffixe « -scope » en français, qu'on trouve dans des mots comme « télescope », c'est à dire « qui permet de voir loin »). Décidément, on ne peut parler du penser que par analogie avec le voir... (<==)
(68) « L'une...,
l'autre... » renvoient respectivement à akoè, l'ouïe,
et à phônè, le son, qui sont tous deux féminins
en grec.
Akoè, traduit par « ouïe », peut aussi signifier « oreille », l'organe auquel est associé le sens de l'ouïe, mais le mot plus usuel pour parler de l'oreille est ous, ôtos, qui, lui, ne désigne que l'organe. En choisissant akoè, Socrate laisse donc ouverte la possibilité de comprendre le mot comme désignant l'un des sens ou l'organe qui y donne accès. C'était déjà le cas avec opsis pour parler de la vue, puisque opsis peut aussi désigner l'organe de la vue, l'œil. Dans la problématique qui est la sienne ici, Socrate ne fait pas de différence entre un sens et l'organe associé : lorsqu'il parle de deux choses, c'est d'un côté un sens et l'organe de ce sens, comptés pour un, et de l'autre un « objet » de ce sens, une instance de ce qui lui est perceptible, donc, dans le cas de l'ouïe ici envisagée, un son.
Phônè, traduit par « son », peut aussi vouloir dire « la voix »,
mais, dans le contexte présent, c'est bien du son au sens le plus général
qu'il est question, du son en tant que « sensible » propre de l'ouïe. Dans le Timée, le son (phônè) est défini comme « le coup à travers les oreilles sous l'effet de l'air sur le cerveau et le sang [allant] jusqu'à l'âme (tèn di' ôtôn hup' aeros egkephalou te kai haimatos mechri psuchès plègèn) » (Timée, 67b2-3). Platon a donc conscience du rôle que joue l'air dans le son, mais il ne conçoit pas l'air comme un tiers intervenant entre un « son » dont on ne saurait trop ce qu'il est et l'oreille, ou l'âme, mais bien comme une partie intégrante du son : sans air pour « porter » le coup, ou, dirions-nous aujourd'hui pour transmettre les vibrations, il n'y a tout simplement pas de son. De plus, cette définition ne fait pas intervenir ce qui est à l'origine du son, du « coup », mais seulement ce « coup ». Dans cette perspective, le son n'est pas une propriété intrinsèque de ce qui en est à l'origine, qui d'ailleurs n'émet pas un même son de manière permanente, mais un effet subi par la personne du fait de l'agitation de l'air ambiant, quelle que soit la cause de cette agitation. Ce que dit donc Socrate ici, c'est que, si l'air s'agite d'un mouvement susceptible d'être reconnu comme un son et qu'une oreille est présente pour être frappée par cet air, il n'y a besoin de rien de plus pour que la personne dont c'est l'oreille, dès lors qu'elle n'est pas sourde (c'est-à-dire, dans les termes de la définition du Timée, que le mouvement puisse se transmettre de l'oreille à l'âme via le cerveau), entende le son.
« Un autre genre [de chose] » traduit le grec genous allou (génitif appelé par le verbe prosdei, « il est encore besoin à (complément au datif) de (complément au génitif) »). Socrate a sans doute choisi ce terme, qui fait référence à la naissance, à l'engendrement, en cohérence avec sa mention antérieure de l'arrtisan créateur des sens (ton tôn aisthèseôn dèmiourgon, en 507c6-7), pour mieux suggérer que ce qu'il cherche est quelque chose qui aurait aussi été créé, « engendré », par ce dèmiourgos pour permettre le fonctionnement du sens correspondant, ici de l'ouïe. (<==)
(69) Les féminins pluriels oud' allais pollais sans substantif explicite renvoient à dunamis, mot féminin qu'on trouve en 507c8 dans l'expression tèn tou horan te kai horasthai dunamin (« le pouvoir de voir et d'être vu »), que j'ai traduit par « pouvoir », mot masculin en français. Socrate a en vue ici les autres sens (aisthèsis, féminin aussi en grec) considérés comme des espèces particulières de dunameôn. (<==)
(70) Si l'on laisse pour l'instant de côté le cas de la vue, sur lequel Socrate va revenir dans la suite, ce qu'il veut dire ici, c'est que tous les autres sens impliquent un contact direct entre un organe de la personne dont l'un des sens est affecté et ce qui affecte ce sens (son, odeur, goût, caractéristiques tactiles). On l'a vu à la note 68 pour l'ouïe, à partir de la définition donnée dans le Timée du son comme « coup » porté à l'oreille par l'air ; c'est évident pour le toucher et les explications données par le Timée sur le goût (Timée, 65c-66c) et sur l'odorat (Timée, 66d-67a), résultant, le premier, du contact des aliments avec la langue, le second du contact de « fumées (kapnos) » sèches ou de « vapeurs (homichlè) » humides avec les narines, montre qu'il en va de même avec ces deux autres sens (<==)
(71) « Dans leur voisinage » traduit le grec en autois, où autois renvoie à ommasin, datif pluriel neutre de omma (« œil »), et en suivi du datif et introduisant un complément du verbe pareinai (« être présent, être là »), composé du verbe einai (« être ») et du préfixe par(a)-, qui signifie « auprès de », est à comprendre comme signifiant non pas « dans » tout court, mais « dans le voisinage de ».
Pour que la vue s'actualise, il faut d'une part un œil apte à voir, un œil dans lequel la vue soit
présente (pas les yeux d'un aveugle) et la volonté de s'en servir
(pas des yeux fermés), et d'autre part quelque chose qui soit susceptible d'être vu, qui soit donc porteur de ce qui le rend « visible ».
Et cela, pour Socrate, c'est la couleur, qui est à la vue ce que le son est à l'ouie. Dans cette réplique,
Socrate utilise successivement deux mots pour parler de cette propriété
qui rend les objets visibles : ici, le mot que j'ai traduit par « enveloppe
colorée », c'est chroa ; à la fin de la réplique,
le mot que j'ai traduit par « couleurs », c'est chrômata,
pluriel de chrôma. Sur ces deux mots, les différences qu'il
peut y avoir entre eux et ce qui peut se jouer derrière ces différences,
voir la note 38 à ma
traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon, et plus généralement
toute cette section, qui tourne autour des formes et des couleurs. Disons simplement
ici pour résumer que chroa, plus que chrôma, évoque
la « peau », la surface colorée d'un corps, c'est-à-dire
quelque chose qui a à la fois couleur et forme, et qui implique une unicité
d'origine : c'est bien une « tache » de couleur qui sera perçue,
mais portant en puissance l'idée qu'elle provient d'un seul « corps »
et qu'elle a pour « limite » une « forme » que doit dégager
l'esprit.
Cette idée que ce que voit la vue est la couleur et rien que la couleur est fondamentale, car elle cherche à nous débarasser de l'idée intuitive que l'habitude a créée en nous de penser que ce que l'on voit, c'est l'eidos, l'apparence, composée de formes et de couleurs, des choses qui s'offrent à notre vue, quand on ne pense pas tout simplement qu'on voit les choses elles-mêmes. Or ce que le Socrate de Platon voudrait nous faire comprendre au fil des dialogues, c'est que
même les formes visibles sont déjà des « abstractions » de l'esprit et non pas des données brutes de la vue, qui ne perçoit à proprement parler que des taches de couleurs, desquelles c'est notre esprit, et non pas notre œil, qui dégage des formes. C'est très exactement ce que veut nous faire comprendre Socrate dans le Ménon lorsqu'il donne comme définition de la « figure (schèma) » (un terme de sens voisin de eidos dont un sens spécialisé est celui de « figure » au sens géométrique) « ce qui accompagne toujours la couleur (ho chrômati aei hepomenon) » (Ménon, 75b9-11) : une tache de couleur a toujours une forme, plus ou moins régulière et plus ou moins figée, mais ce que voit l'œil, c'est la couleur, et c'est l'esprit qui en extrait la forme. Cette prise de conscience est fondamentale pour parvenir à réaliser qu'il y a moins de différences que ne le pensent la plupart des gens entre formes (eidè) visibles et formes (eidè) intelligibles, ce qui justifie qu'on utilise le même mot pour les deux catégories, à condition de ne jamais perdre de vue que, dans un cas comme dans l'autre, ce sont des « abstractions » de l'esprit, certaines qu'on pourrait dire « colorées », les autres pas (sur cette question, voir mon article De la couleur avant toute chose, les schèmas invisibles du Ménon publié dans le numéro 14 de la revue en ligne Klèsis, dont une copie est disponible sur ce site en cliquant ici). (<==)
(72) Pour le Socrate de Platon donc, la vue constitue un cas particulier parmi les sens : il est le seul pour lequel il faut plus que l'organe en état de marche et le sensible correspondant pour que la sensation s'actualise. Si cela ne nous choque pas, même avec la connaissance scientifique plus poussée qui est la nôtre, pour le toucher, le goût et l'odorat, qui résultent tous trois d'un contact direct de l'organe et de ce qui induit la sensation, on peut rester plus sceptiques en ce qui concerne l'ouïe et se demander si l'air ne joue pas pour ce sens un rôle similaire à celui de la lumière pour la vue, ou en tout cas un rôle de tiers entre ce(lui) qui est à l'origine du son et celui qui l'entend, ce qui revient à se poser la question de ce qui constitue à proprement parler le son, le mouvement de l'air ou ce qui provoque ce mouvement, et ce qui constitue à proprement parler la couleur, qui est le sensible propre de la vue. On a vu dans la note 68 que, pour Platon, selon ce qu'il met dans la bouche de Timée, le son est le mouvement induit par l'air sur l'oreille en tant qu'il suscite une sensation dans l'âme par l'intermédiaire du cerveau (et, dans sa physiologie, du sang) et non pas le phénomène qui est à l'origine de ce mouvement de l'air, la corde de la lyre qu'on pince, le coup frappé sur une cymbale, la vibration des cordes vocales de celui qui parle, etc. Ce qui distingue le son de la couleur, c'est que le phénomène sonore n'est que cela, un phénomène, un événement, qui peut impliquer plusieurs éléments, la corde et l'archet par exemple, ou la baguette et la cymbale, et que le son produit par cet événement n'est pas une caractéristique permanente de l'un ou l'autre de ces éléments, mais bien le résultat d'un événement situé dans le temps, alors que la couleur est pensée comme un propriété pérenne de ce dont elle est la couleur, et comme présente même en l'absence de lumière lorsqu'on ne la voit pas : pour tout le monde, le manteau blanc de Socrate reste blanc même dans le noir, comme le « prouve » le fait que, chaque fois qu'on l'éclaire, on le voit à nouveau de la même couleur. Dès lors, il n'y a aucune raison de rattacher le son à l'événement fugace qui le produit ou à l'un ou l'autre des éléments qui contribuent à sa production plutôt que de le considérer comme l'effet de cet événement, la mise en mouvement de notre tympan (pour le dire en termes modernes) par l'air qui nous entoure mis lui-même en mouvement par le phénomène sonore, alors qu'il y a toutes les raisons du monde de considérer que la couleur est une propriété permanente de l'objet coloré. Dans le cas de l'ouïe, l'air joue un rôle purement passif dans la génération du son, ce n'est pas lui qui met la corde en mouvement, mais au contraire la corde qui le met en mouvement, et il ne fait que transmettre ce mouvement, alors que dans le cas de la vue, la lumière joue un rôle actif de « révélateur » de quelque chose qui était là avant la lumière qui éclaire maintenant l'objet vu et qui restera là si cette lumière disparaît momentanément. L'air ne « révèle » pas quelque chose, un son, qui existerait même en son absence, il est partie intégrante de la production de ce son, qui n'existe en tant que tel que parce qu'il est là, alors que la lumière met en évidence quelque chose, la couleur, qui « existe » même en son absence et qui participe à la caractérisation de ce dont elle est couleur. Et même si, aujourd'hui, on explique la couleur par la longueur d'onde des rayons lumineux, il n'en reste pas moins que ce sont des propriétés spécifiques d'absorption de certaines longueurs d'ondes et pas d'autres par une surface qui déterminent sa couleur lorsqu'elle est éclairée par une lumière blanche, ce qui veut dire qu'il y a bien une propriété intrinsèque à chaque objet visible qui détermine sa couleur lorsqu'il est placé dans la lumière et que c'est donc bien la combinaison des deux, les propriétés de la lumière qui l'éclaire et les propriétés intrinsèques de sa surface qui déterminent la couleur sous laquelle il nous apparaît.
Quoi qu'il en soit, en fin de compte, la validité de l'image que va donner Socrate du bon ne dépend pas
du fait que la vue est le seul sens qui nécessite un tiers intervenant, mais du fait que la lumière joue un rôle actif déterminant dans la vue, et le soleil dans la production de cette lumière, et tout ce préambule n'a d'autre fonction que de « mettre en scène » l'introduction de la lumière et du soleil et de mettre en valeur leur rôle dans la vue, qui est sans conteste celui de nos sens qui joue le plus grand rôle dans notre compréhension du monde qui nous entoure et dans l'« image » que nous nous en faisons, au point que beaucoup pensent que les choses sont comme on les voit. (<==)
(73) Le texte
grec est le suivant : ou smikrai ara ideai hè tou horan aisthèsis
kai hè tou horasthai dunamis tôn allôn suzeuxeôn timiôterôi
zugôi ezugèsan. Quelques remarques sur ce texte :
- Le sujet de la phrase est hè tou horan aisthèsis kai
hè tou horasthai dunamis, « la faculté de voir et le pouvoir
d'être vu ». On remarque de Platon utilise ici, pour mieux les différencier,
le mot aisthèsis pour le voir,
et le mot dunamis pour l'être vu,
alors qu'auparavant il avait utilisé dunamis aussi bien pour le
sens que pour le sensible. Cette différenciation du vocabulaire, en mettant le « pouvoir » du côté de ce qui est vu plutôt que du côté de celui qui voit, suggère une forme de « passivité » dans le fait de voir : si nous sommes jusqu'à un certain point maîtres de fixer notre attention sur telle ou telle des choses qui s'offrent à notre vue, ce n'est pas nous qui décidons de ce qui est visible autour de nous et dès lors que quelque chose qui a le « pouvoir » d'être vu est devant nos yeux, sauf à les fermer, nous ne pouvons pas ne pas le voir en ce sens au moins que son image se formera dans nos yeux.
- Le verbe, ezugèsan, est au passif, et fait donc référence
à une action que subissent aussi bien la faculté (de voir) que
le pouvoir (d'être vu), celle d'être liés ensemble, c'est-à-dire
de dépendre indissociablement l'un de l'autre. Le sens premier du verbe
zeugnunai, dans lequel on retrouve la même racine que dans zugon,
« joug » (ou d'ailleurs dans le mot latin de même signification
jugum, dont vient le français « joug »), c'est « atteler
avec un joug, enjuguer ». Je me suis permis d'utiliser ce verbe rare en
français, mais qui figure dans certains dictionnaires, pour conserver
à la fois l'image et l'assonance qu'on trouve dans la phrase grecque
entre suzeuxeôn (traduit par « les mises ensemble sous le
joug », en prenant ici « mises » comme un nom, comme dans « mise
au point »), zugôi (« avec un joug ») et ezugèsan
(« ont été enjuguées »), qui se suivent
presque dans le texte. Le verbe zeugnunai signifie par extension « joindre,
unir » dans de multiples sens, y compris pour parler du mariage.
- L'union se fait donc par un joug (zugôi) qui est dit timiôterôi,
comparatif de timios, adjectif dérivé de timè,
qui veut dire « prix, valeur », et de là « estime, honneur ».
Le joug est donc dit « avoir plus de valeur » que celui d'autres mises
sous le joug (allôn suzeuxeôn), c'est-à-dire des autres associations entre un sensible et le sens qui le perçoit. Cette image du joug illustre le lien de dépendance étroite qui existe entre chaque sens et le sensible qu'il perçoit, qui fait que le son n'existe que pour autant qu'il y a des oreilles pour l'entendre, comme le montre la définition du Timée citée dans la note 68, qui lie indissociablement le mouvement de l'air, l'oreille, le cerveau et l'âme, que la couleur n'existe à proprement parler que pour l'œil qui la voit (même si, comme je le disais dans la note précédente, ce qui conditionne cette couleur existe objectivement dans ce dont c'est pour nous la couleur), etc., mais aussi la forme d'assujetissement que cela induit pour nous du fait que chaque sens ne perçoit que ce à quoi il est « enjugué », son sensible propre, la couleur pour la vue, le son pour l'ouïe, etc., ce qui limite pour nous la perception que nous pouvons avoir des réalités qui nous entourent aux caractéristiques de ces réalités qui sont perceptibles par nos sens.
- Et il a « plus de valeur » par ou smikrai ideai, c'est-à-dire
par une « spécificité (idea) » qui n'est pas mince (ou
smikra). Mais cette expression, qui vient en dernier dans la compréhension
de la phrase, est mise en premier dans le grec pour lui donner plus de force.
Et elle est d'autant plus remarquable qu'elle fait intervenir le terme idea
dans un contexte où il est justement question d'intelligible, des idées,
bref, où il prend un poids singulier. Et ceci ne peut pas être
un hasard. La « valeur » plus grande du « joug » qui lie vue
et visible, sur laquelle Socrate cherche à attirer l'attention de ses
interlocuteurs, n'est pas elle-même de l'ordre du visible, du tangible,
mais, comme toute « valeur » d'ailleurs (y compris celle que pourrait
avoir, à nos yeux seulement, un joug qui serait en or massif), de l'ordre
de l'intelligible. Et c'est cette « idée » de la valeur de la
lumière qui va nous servir d'image de l'« idée » du bon.
Il m'a donc paru important de conserver cette expression, y compris le mot
« idée », dans la position de mise en valeur qu'elle a dans la
phrase grecque. Pour ce faire, il m'a fallu un peu « tordre » le sens
de l'expression, en adoptant une traduction qui suggère que c'est celui
qui a « enjugué » vue et visible, qui avait « une idée
pas mince » derrière la tête. Mais le mal n'est pas bien grand
dans un contexte où l'on a déjà fait allusion quelques
lignes plus haut à l'aisthèseôn dèmiourgon
(507c6-7), à l'« artisan des sens », car,
si le « joug » a en effet une plus grande « valeur » pour nous,
c'est bien par l'« idée » que s'en faisait cet artisan et par
la finalité pour laquelle il a fait tout ça pour nous, comme le
précise le texte déjà cité du Timée
sur la finalité de la vue (Timée,
46e-47c). Et le mal est encore moins grand quand on remarque que, dans sa
prochaine réplique, Socrate va justement s'interroger sur le « dieu »
qui pourrait être à l'origine de cette « production » et
donc de cette « idée ». (<==)
(74) « Lequel tiens-tu pour responsable de cela » traduit le grec tina echeis aitiasasthai toutou. Aitiasasthai est l'infinitif aoriste du verbe aitiasthai, dérivé aitios, qui signifie « responsable, qui est cause de », et dont dérive aussi le substantif aitia, souvent traduit par « cause », mais dont le sens est plus large que ce que l'on met de nos jours sous le mot « cause », qui évoque le plus souvent l'idée d'une succession temporelle ou la cause précède l'effet et joue un rôle instrumental dans la production de celui-ci. Aitia a aussi le sens judiciaire d'« accusation », qui rejoint celui de « cause » en français lorsqu'on parle d'une « cause » en justice. (<==)
(75) « Le plus conformées au soleil » traduit le grec hèlioeidestaton, superlatif de l'adjectif hèlioeidès, formé de hèlios, le soleil, et de eidos, la forme, l'apparence. « Conformé » doit se prendre dans son sens étymologique de « fait avec la même forme ». Cet adjectif, dont c'est, avec une autre occurrence quelques lignes plus loin, en 509a1, les deux seules occurrences dans tous les dialogues, et même dans tout le corpus grec disponible à Perseus, est sans doute un néologisme formé par Platon sur le modèle de mots comme theoeidès (« d'apparence divine »), eueidès (« d'aspect agréable, beau, gracieux ») ou encore thumoeidès (« d'un caractère ardent, courageux » ou en mauvaise part « irascible »), que le Socrate de Platon a utilisé au neutre substantivé, sous la forme to thumoeides, pour désigner la partie intermédiaire de l'âme tripartite (cf. République, IV, 441a2). (<==)
(76) Socrate combine deux images quelque peu contradictoires pour expliquer l'origine du « pouvoir (dunamin) » de l'œil : celle de l'intendant qui gère avec économie les biens qui lui sont confiés ou les siens propres, qui est suggérée par le verbe tamieuein, « être intendant », ou au moyen, « faire bon usage de ses ressources, prendre sur ses économies, tirer de son fond », utilisé ici au participe présent passif tamieuomenèn, et traduit par « tiré du fond de » ; et celle d'un flot qui déborde, suggérée par l'adjectif epirruon, dérivé du verbe epirrein, « couler par dessus », traduit par « quelque chose qui coule en abondance ». Bref, le soleil gère tellement bien ses ressources que, dans sa grande bonté, il peut se permettre de déborder en permanence pour donner à nos yeux la lumière dont ils ont besoin pour voir. Socrate insiste ici sur le rôle actif que joue le soleil, à travers la lumière qu'il déverse sur nous continûment, dans la possibilité même de la vue. (<==)
(77) Socrate reprend ici la formule qu'il a utilisée en 506e3 et 507a2, ekgonos tou agathou, ici sous la forme ton tou agathou ekgonon. (<==)
(78) « Analogue
à lui » traduit le grec analogon heautôi. Analogon,
dont vient le français « analogue », est construit avec le préfixe
ana-, qui implique une idée de recommencement (on refait la même chose), et le terme logon,
en principe ici pris dans son sens de « rapport » au sens mathématique,
puisque le sens premier d'analogia en grec, c'est celui de « proportion »
au sens mathématique, analogon voulant alors dire « proportionnel ».
Ce sens prépare la suite de la discussion, où il va être
question de la ligne (où l'on ne retrouvera pas le mot analogon,
mais l'expression ana ton auton logon, lorsqu'il sera question de couper
la ligne, en 509d7). Mais plus généralement,
analogon peut se comprendre comme voulant dire « selon une même
raison », que l'on prenne « raison » au sens mathématique
de « proportion » ou dans son sens plus habituel de « mobile intelligible ».
On peut noter que c'est là l'une des deux seules occurrences d'analogon
dans tous les dialogues, l'autre étant en Timée,
69b5. On trouve 5 fois analogia, une fois en République,
VII, 534a6, une fois en Politique,
257b3, et trois fois dans le Timée (31c3,
32c2
et 56c3)
et une dizaine de fois le verbe analogizesthai. (<==)
(79) Socrate
met ici en parallèle de manière parfaitement rigoureuse au plan de la formulation (en tôi noètôi
topôi pros te noun kai ta nooumena d'un côté, en tôi
horatôi pros te opsin kai ta horômena, de l'autre), pour tenter de nous faire comprendre le rôle de l'idée du bon dans l'ordre de la pensée par une analogie prise dans l'ordre du « visible », deux séries de termes renvoyant chacune à des réalités distinctes en relation les unes avec les autres et décrites dans chaque série par des termes de même racine :
- deux facultés de l'homme par lesquelles il peut appréhender l'univers dont il fait partie : nous et opsis, respectivement
la faculté de penser (l'« intelligence ») et la faculté de voir (la « vue ») ;
- deux « domaines » dans lesquels s'exercent chacune de ces facultés, désignés à l'aide du mot topos (dont topôi est le datif singulier), dont le sens premier est « lieu, endroit » (d'où des mots français comme « topographie », « toponymie », etc.), et par extension « place, espace de terrain, pays, territoire », un terme à connotation spatiale donc ;
- deux qualificatifs caractérisant chacun l'un de ces « domaines », qui sont l'un et l'autre l'adjectif verbal en -tos (qui exprime la possibilité) du verbe qui décrit l'action associée à chacune des deux facultés : horatos, pour commencer par celui qui vient en second mais pose moins de problèmes de compréhension, adjectif verbal du verbe horan, « voir », c'est le « visible », ce qui peut être perçu par la vue (et plus généralement par les sens) ; noètos, adjectif verbal du verbe noein, « saisir par le nous »,
c'est-à-dire par l'esprit, l'intelligence (au sens de faculté
de penser), dont c'est ici la première apparition dans les dialogues selon le plan d'ensemble en sept tétralogies que je crois y déceler, et donc aussi dans la République, et qui va jouer un rôle central dans l'analogie de la ligne, qui suit cette section, c'est donc ce qui peut être appréhendé par la pensée et non pas par les sens, quelque chose comme le « pensable », à condition de ne pas donner à ce mot le sens qu'il a dans le langage courant, celui d'un synonyme de « croyable, imaginable, concevable » utilisé le plus souvent dans des tournures négatives comme « ce n'est pas pensable ! », l'« intelligible », à condition de ne pas forcer le sens de ce mot vers celui de « compréhensible », justement dans la mesure où il doit se comprendre dans sa relation avec le « visible », qui, lui, implique simplement qu'on puisse « voir » ce qui est « visible », de près ou de loin, bien ou mal éclairé, avec précision ou de manière plus ou moins floue, nettement ou pas selon l'état de santé de nos yeux, etc., et donc sans préjuger du fait que l'on soit capable de discerner clairement ce qu'on voit et de reconnaître ce que c'est (je retiens, faute de mieux, la traduction usuelle de noèton par « intelligible » en avertissant le lecteur de garder présentes à l'esprit les remarques de cette note, et donc, pour garder en français la communauté de racine entre les trois termes de la même série, la traduction de nous par « intelligence » plutôt que par « esprit » ou « pensée ») ;
- deux catégories de « réalités » sur lesquels s'exercent ces facultés : ta nooumena et ta horômena, désignés collectivement dans chaque
ordre par le participe présent passif au neutre pluriel substantivé
par l'article du verbe décrivant l'action de la faculté correspondante,
respectivement noein, « penser, percevoir par l'esprit, par l'intelligence »,
et horan, « voir », sans préciser de nom particulier pour désigner ces « objets » du voir et du penser (c'est pourquoi, plutôt que de suppléer, comme c'est l'usage, un « choses », ou un terme comme « réalités », tous piégés dans un tel contexte parce que trop « chosifiant » ou au contraire trop chargés ontologiquement, je me contente, comme je l'ai déjà fait plus haut, de trois astérisques en lieu et place d'un nom).
L'usage du mot topos associé à noèton peut surprendre. On se heurte ici aux limites du langage,
qui oblige à employer un vocabulaire « spatial » pour parler
de réalités qui sont hors du temps et de l'espace. Platon en est parfaitement
conscient, comme le montre le fait qu'il varie constamment son vocabulaire pour
parler de ce domaine-lieu-ordre-place-..., comme la suite va nous le montrer, et en particulier l'analogie de la ligne. Le pire
serait alors de croire qu'il voit le « domaine » de l'intelligible comme
un second « monde », séparé du nôtre, ce fameux
« monde des idées » dont on lui prête l'invention et dans
lequel le philosophe chercherait à s'évader. Ce n'est pas un « autre monde », mais un autre « domaine », un autre « ordre » d'êtres,
dans un unique « tout », que nous devons prendre en considération
à sa juste place. Ou, plutôt qu'un autre ordre d'« êtres », un autre ordre de perceptions, car certains des « êtres » qui nous entourent peuvent solliciter à la fois la vue et l'intelligence, c'est-à-dire d'une certaine manière être à la fois visibles et intelligibles, comme vont nous le faire comprendre l'analogie de la ligne en cherchant à catégoriser nos pathèmata (« affections ») dans les deux ordres (voir sur ce mot et tout ce qu'il implique la note 74 à ma traduction de l'analogie) et l'allégorie
de la caverne, en s'intéressant aux anthrôpoi (« êtres humains » au pluriel) comme principal objet de connaissance pour nous dans les deux registres, visible et intelligible. Et toute l'allégorie
de la caverne et son commentaire vont nous montrer
qu'il n'est pas question de s'évader dans un ciel d'idées pures,
mais bien de contempler les « idées » à la lumière de celle du bon, et peut-être celle-ci, si tant est qu'elle nous soit accessible (ce dont ce qui a précédé dans notre section nous permet de douter),
dans le cadre d'un processus d'éducation, au terme duquel il nous
faut redescendre dans la caverne.
On notera d'ailleurs que topôi, « domaine » est le seul mot qui n'est pas repris dans la seconde partie du parallélisme,
celle sur le visible, qui est censée éclairer la première, celle sur l'intelligible, et
que Platon a organisé sa phrase pour qu'il soit associé à
l'intelligible et pas au visible, alors que c'est justement là qu'il pose le plus de problèmes de compréhension. (<==)
(80) « Enveloppes colorées » traduit, ici comme en 507d12, le grec chroas. Sur ce mot et sa relation à chroma, couleur, voir la note 71. (<==)
(81) « La
lumière diurne » traduit le grec to hèmerinon phôs,
et « lueurs nocturnes » traduit nukterina pheggè.
Le mot pheggos, dont pheggè est le nominatif pluriel, signifie
« lumière, clarté, éclat » dans un sens très général :
il peut aussi bien s'appliquer à la lumière du soleil ou à la clarté du jour qu'à
la lumière des autres astres, en particulier de la lune, ou encore à celle d'un feu, et peut aussi désigner une source de lumière artificielle
comme une torche ou un flambeau, mais il finira pas se spécialiser pour désigner la lumière de la lune. C'est ici l'adjectif qui le qualifie qui est
important : il s'agit de lumières « nocturnes »,
et non plus diurnes. Mais ce pourrait aussi bien être la lumière
de la lune que celle d'une torche. Ce mot est rare chez Platon et ne se retrouve
qu'en un autre passage des dialogues, en Phèdre,
250b3.
On notera la formulation un peu lourde mais visant la rigueur qu'emploie ici Socrate, et qui est en grec ep' ekeina hôn
an tas chroas to hèmerinon phôs epechèi, que l'on pourrait
traduire, en remettant les mots dans un ordre plus habituel au français,
« vers ces [choses] dont la lumière diurne peut atteindre les enveloppes
colorées » : il ne parle pas des objets éclairés par la lumière diurne ou les lueurs nocturnes, mais des objets dont l'une ou l'autre de ces lumières atteint les couleurs/enveloppes colorées (chroas), pour bien nous faire sentir que ce sur quoi porte la vue, ce ne sont pas les objets eux-mêmes dans toute leur complexité, mais seulement leurs chroas (« enveloppes colorées/couleurs ») pour autant que la lumière les rendent plus ou moins perceptibles à la vue. De ce point de vue, le choix du mot chroa qui, plus que chrôma a conservé son sens premier de « surface d'un corps », et plus spécifiquement « peau » en tant que surface du corps humain, derrière le sens dérivé de « teint, coloration » de cette peau, n'est pas innocent. Il nous rappelle que la couleur que nous voyons n'est encore que la couleur de la surface des objets offerts à notre regard et, lorsqu'il s'agit d'êtres humains, de leur peau. Bref, nos yeux ne nous donnent des choses et des personnes qu'une vision superficielle au sens propre, une vision sans épaisseur qu'illustreront les ombres dans la caverne, dans l'allégorie qui va bientôt nous proposer Socrate. (<==)
(82) Toute l'analyse qui commence ici, et pas seulement le choix du mot chroa, prépare l'allégorie de la caverne à laquelle je viens de faire allusion, où tout va se jouer sur des variations de lumière. (<==)
(83) Dans la réplique précédente, il était question de différents types de lumière et le verbe employé pour décrire l'action de ces lumières était le verbe epechein, qui signifie étymologiquement
« porter sur », et dont epechèi est le subjonctif présent (qui, associé au an antérieur, explique
la traduction par « peut porter sur »). Ici c'est du soleil, source de la lumière diurne dont il était question dans la réplique précédente, dont il est directement question, et le verbe associé est, non plus epechèi,
mais katalampei, indicatif présent du verbe katalampein, qui signifie étymologiquement « briller (lampein) en descendant vers (kata = de haut en bas) » ou encore « faire briller en descendant vers », c'est-à-dire « déverser sa lumière sur », ou plus simplement « éclairer/illuminer d'en haut ». La lumière se répand sur (le ep(i) de epechein) quand on se place du point de vue des objets éclairés, mais elle tombe du ciel de haut en bas (le kata de katalampein) quand on se place du côté du soleil, source de cette lumière.
En rigueur de termes, le parallèlisme des constructions entre ces deux répliques invite à penser que ce qui est sous-entendu par le hotan de... hôn (ho hèlios katalampei) (« chaque fois que pourtant... vers ce que (le soleil éclaire) ») qui fait pendant au hotan mèketi ep' ekeina tis autous (=ophtalmoi) trepè hôn an tas chroas (to hèmerinon phôs epechèi) (« chaque fois qu'on ne les (=les yeux) tourne plus vers ce sur les enveloppes colorées de quoi la lumière diurne peut porter »), c'est tout l'ensemble ep' ekeina tis ophtalmoi trepè hôn tas chroas (« on tourne les yeux vers ce sur les enveloppes colorées de quoi »). Je n'ai conservé dans ma traduction, pour éviter trop de lourdeur, que le sous-entendu « on les tourne vers ». La rigueur dont faisait preuve Socrate dans la réplique précédente est toujours là, mais seulement sous-entendue, si bien qu'elle peut rester implicite dans la traduction sans trop trahir Platon.
(<==)
(84) « Clairement » traduit saphôs, adverbe dérivé de saphès, « clair, évident, manifeste ». « Il est clair » traduit phainetai, du verbe phainesthai, « briller, luire, paraître, apparaître, sembler, avoir l'air ». « L'ont en eux », il s'agit de la vue pure (katharas opseôs) dont il était question à la fin de la réplique précédente, et pour laquelle, dans les deux cas, Socrate emploie le verbe eneinai, « être dans », au participe présent (enousès la première fois, enousa ici). (<==)
(85) « Conçois-le »
traduit le grec noei, impératif du verbe noein. Dans les explications relatives aux yeux et à la vue données dans les deux répliques précédentes de Socrate, celui-ci, à propos des yeux, s'était adressé à Glaucon en utilisant la forme verbale oisth(a) (« tu sais »), parfait du verbe eidenai, dont le sens premier au présent est « voir », et dont le sens au parfait est « savoir » (« j'ai vu, donc je sais »), ce qui était une manière subtile de faire appel chez son interlocuteur à un savoir sur les yeux issu des yeux ! Maintenant qu'il va être question de l'âme et de son aptitude à noein (« comprendre »), il s'adresse à Glaucon en utilisant précisément le verbe noein, ce qui est une manière de l'inviter à
se servir de son nous, de son intelligence.
De plus, oisth(a) était un indicatif (« tu sais ») impliquant que Glaucon était en grande partie passif face à cette évidence fournie par les yeux. Noei, ici, est un impératif qui sollicite une participation active de la part de Glaucon : il va lui falloir faire usage de son intelligence pour comprendre ce que Socrate cherche à lui faire comprendre, car ça ne saute pas aux yeux, pourrait-on dire, comme c'était le cas précédemment.
On ne peut qu'être admiratif devant la manière dont Platon utilise jusqu'aux moindres nuances de la langue pour contribuer à faire comprendre ce qu'il cherche à faire comprendre et cela nous fait toucher du doigt une fois encore la difficulté extrême qui attend le traducteur, qui ne prend pas toujours le temps de prendre conscience de ces subtilités et qui, quand bien même il en prendrait conscience, n'a pas toujours à sa disposition les moyens de les transposer dans la langue cible. Dans le cas présent, c'est ce qui m'a conduit à traduire le oisth' de Socrate par « tu vois bien » plutôt que par « tu sais », qui en serait la traduction « correcte », le « bien » ajouté à « tu vois » tentant de rendre quelque chose du parfait. (<==)
(86) Pour faire comprendre cette analogie entre bon et soleil introduite par lui en 508b12-c2 en disant que ce que le bon « est dans le domaine intelligible par rapport à l'intelligence et aux *** perçues
par l'intelligence, celui-là (le soleil) l'[est] dans le visible par rapport
à la vue et aux *** vues », Socrate a commencé les explications demandées par Glaucon par ce qui nous est le plus familier, ce qu'on « voit bien » (cf. note précédente), les yeux, la vue et le soleil qui la rend possible par sa lumière. Avec cette réplique, commence la transposition au cas de l'âme dans une phrase qui reprend la même structure que l'explication de Socrate dans le cas des yeux : au ophthalmoi, oisth' hoti hotan... hotan de... (« les yeux, tu vois bien que, chaque fois que..., mais chaque fois que... ») répond le to tès psuchès, hôde noei : hotan men..., hotan de... (« le [cas] de l'âme aussi, conçois[-le] ainsi : chaque fois que..., chaque fois au contraire que... »). Il est donc important, pour bien comprendre cette réplique et la suivante, de commencer par faire le point sur ce qui a été dit à propos de la vue et du soleil, afin de pouvoir ensuite établir les parallèles et préciser quel terme parmi ceux qu'emploie ici et dans la réplique suivante Socrate renvoie à quel terme dans le registre de la vue.
À propos de la vue donc, Socrate a successivement fait mention des yeux (ophthalmoi), de ce vers quoi ils se tournent (désigné par le pronom démonstratif ekeina, neutre pluriel), des « enveloppes colorées (chroas) » de ce qui sollicite la vue, dont j'ai fait remarquer qu'elles sont ce qui est proprement visible pour nous, puis de la lumière (phôs) plus ou moins intense selon qu'elle est diurne ou nocturne, qui est nécessaire pour que ces enveloppes colorées soient pleinement visibles et que donc les yeux puissent remplir leur rôle et que la vue (opsis) soit effective. Ce n'est qu'en dernier lieu qu'il a fait référence au soleil (hèlios) en tant que source de la lumière diurne la plus intense, qui permet de voir au mieux. Et il faut se rappeler que tout ce développement vient après l'insistance prononcée de Socrate pour faire comprendre que la vue, au contraire des autres sens, qui ne requièrent que deux choses pour fonctionner, l'organe de ce sens et son sensible propre, requiert, elle, trois choses : des yeux pour voir (l'organe de la vue), des « réalités » dotées de chroai susceptibles d'activer la vue (le sensible propre de la vue), et en outre la lumière pour rendre possible la perception par les yeux de ces chroai. On peut donc penser que s'il a pris tant de peine à nous faire prendre conscience de ce tiers intervenant, la lumière, à côté des objets visibles et des yeux dans l'ordre du visible, c'est qu'on va retrouver une triade similaire à propos de l'intelligible.
Ce préambule étant posé, venons-en à la réplique de Socrate dont le texte grec, duquel je supprime la ponctuation qui n'existait pas au temps de Platon pour des raisons qui apparaîtront dans la suite de cette note, est : houtô toinun kai to tès psuchès hôde noei hotan men hou katalampei alètheia te kai to on eis touto apereisètai enoèsen te kai egnô auto kai noun echein phainetai hotan de eis to tôi skotôi kekramenon to gignomenon te kai apollumenon doxazei te kai ambluôttei anô kai katô tas doxas metaballon kai eoiken au noun ouk echonti. Cette phrase, après une introduction annonçant qu'on va maintenant s'intéresser au cas de l'âme (psuchè) et non plus des yeux, se développe, comme les explications relatives aux yeux, selon l'opposition entre deux parties introduites respectivement par hotan men (« chaque fois que d'une part ») et hotan de (« chaque fois que d'autre part ») dans lesquelles il n'est pas difficile de repérer des correspondances. La structure d'ensemble de la réplique peut se mettre en évidence par la disposition en colonnes suivante (où j'ai seulement omis les trois particules introductives houtô toinun kai) :
to tès psuchès hôde noei le [cas] de l'âme, conçois[-le] ainsi : |
|
hotan men chaque fois que d'une part |
hotan de chaque fois que d'autre part |
eis [c'est] sur |
|
hou katalampei alètheia te kai to on ce qu'/qu'il éclaire d'en haut la vérité et ce qui est |
to tôi skotôi kekramenon ce qui se dilue dans l'obscurité |
to gignomenon te kai apollumenon ce qui devient et se perd |
|
eis sur |
|
touto cela |
|
apereisètai elle s'appuie |
|
enoèsen te kai egnô elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître |
doxazei te kai ambluôttei elle se forme des opinions et voit faiblement |
auto cela même |
anô kai katô tas doxas metaballon [cela] retournant ces opinions dans tous les sens |
kai et |
kai et |
noun echein phainetai se montre [comme] ayant de l'intelligence |
eoiken au noun ouk echonti elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence |
Socrate décrit successivement deux types d'« appuis » pour l'activité de l'âme la conduisant à des activités différentes, décrites à chaque fois par deux verbes, enoèsen te kai egnô (« elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître ») dans un cas, doxazei te kai ambluôttei (« elle se forme des opinions et voit faiblement ») dans l'autre, dont résulte pour elle une situation différente dans chaque cas du point de vue du noein : elle « se montre [comme] ayant de l'intelligence (noun echein phainetai) » dans le premier cas, alors que dans le second, elle « semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence (eoiken au noun ouk echonti) ». La principale difficulté de compréhension aussi bien que de traduction de cette phrase réside dans la description du premier de ces « appuis », décrit par le membre de phrase hou katalampei alètheia te kai to on, mot à mot, en liant par des traits d'union les mots qui constituent ensemble la traduction d'un seul mot grec, « dont/sur-quoi éclaire-d'en-haut vérité aussi et le étant ».
Le parallèlisme dans le reste de la phrase rendu évident par la mise en colonnes ci-dessus nous invite à essayer de nous appuyer sur la description du second type d'« appui » de l'âme pour éclairer la compréhension du premier. Cette description est faite à l'aide de deux groupes de mots simplement juxtaposés, to tôi skotôi kekramenon (« ce qui se dilue dans l'obscurité ») d'une part, to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd », ou encore « ce qui naît et périt ») d'autre part, entre lesquels les éditeurs n'ont aucune hésitation à supposer une virgule, le premier décrivant l'éclairage de ce qui est en cause et le second ce qui est ainsi éclairé. On retrouve donc bien ici l'analogue du versant « sombre » de ce qu'avait décrit Socrate à propos de la vue, celui où l'on cherchait à voir dans la pénombre de la nuit. Si l'on revient maintenant à la description du premier type d'« appui », celle qui nous pose problème, on voit bien que le mot katalampei (« éclaire d'en haut ») renvoie à une problématique d'éclairage et fait donc pendant au skotôi (« obscurité ») de la seconde description, et l'on n'a pas de mal à reconnaître l'opposition entre to on (« ce qui est ») d'un côté et to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd ») de l'autre, opposition qu'on retrouve ailleurs chez Platon. Mais c'est lorsqu'il s'agit de découper précisément le membre de phrase que les choses se compliquent. En pratique, si l'on s'en tient au strict point de vue grammatical, trois options s'offrent à nous, que je présente dans un premier temps sans commentaires autres que strictement grammaticaux, avant de les reprendre pour examiner les problèmes et les mérites de chacune et justifier mon choix de traduction :
(1) ces quelques mots forment une unique proposition relative introduite par hou, ayant pour verbe katalampei dont les sujets sont tous les mots restants : alètheia te kai to on, ce qui donne le sens « ce qu'éclairent (pluriel) d'en haut la vérité et ce qui est », c'est-à-dire, en remettant les mots dans l'ordre sujet-verbe « ce que la vérité et ce qui est éclairent d'en haut » (cette option est possible bien que le verbe katalampei soit au singulier dans la mesure où le grec accepte l'accord du verbe ayant plusieurs sujets par proximité avec un seul sujet, le plus proche du verbe) ; dans la disposition en tableau proposée plus haut, cela donne :
hotan men chaque fois que d'une part |
hotan de chaque fois que d'autre part |
eis [c'est] sur |
|
hou katalampei alètheia te kai to on ce qu'éclairent d'en haut la vérité et ce qui est |
to tôi skotôi kekramenon, ce qui se dilue dans l'obscurité, |
to gignomenon te kai apollumenon ce qui devient et se perd |
(2) par analogie avec la description du second type d'appuis, on suppose une virgule entre katalampei et alètheia (hou katalampei, alètheia te kai to on) et un sujet implicite à katalampei, qui se déduit du contexte et qui est le tagathon (« le bon ») de 508b13 venant prendre la place de ho hélios (« le soleil »), sujet du katalampei de la réplique précédente (la distance entre le verbe et son sujet implicite est un peu grande dans ce cas, mais le contexte suffit à accepter cette distance tant il est clair à partir des propos de Socrate que le soleil est, dans le registre visible, l'image du bon dans le registre intelligible) ; ceci conduit à la traduction : « ce qu'il éclaire d'en haut, la vérité et ce qui est » et « la vérité et ce qui est » sont maintenant ce qui est éclairé et non plus les sources de la lumière d'en haut ; dans la disposition en tableau proposée plus haut, cela donne :
hotan men chaque fois que d'une part |
hotan de chaque fois que d'autre part |
eis [c'est] sur |
|
hou katalampei, ce qu'il éclairent d'en haut, |
to tôi skotôi kekramenon, ce qui se dilue dans l'obscurité, |
alètheia te kai to on la vérité et ce qui est |
to gignomenon te kai apollumenon ce qui devient et se perd |
(3) on suppose, comme dans l'option (2), que l'on a bien ici, comme à propos du second type d'appui, deux descriptions distinctes, une relative à l'éclairage et une relative à ce qui est éclairé, mais qu'au lieu d'être simplement juxtaposées comme à propos du second type d'appui, elles sont séparées par le te kai (« et aussi »), ce qui revient à dire que seul alètheia est le sujet, unique donc, de katalampei et que to on est la description de ce qui est éclairé par la vérité, faisant pendant à to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd »), ce qui conduit à la traduction « ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est », soit encore, en remettant ici aussi les mots dans l'ordre sujet-verbe pour lever toute ambiguïté sur le rôle de te kai to on (« et ce qui est ») : « ce que la vérité éclaire d'en haut et ce qui est » ; dans la disposition en tableau proposée plus haut, cela donne :
hotan men chaque fois que d'une part |
hotan de chaque fois que d'autre part |
eis [c'est] sur |
|
hou katalampei alètheia ce qu'éclaire d'en haut la vérité |
to tôi skotôi kekramenon ce qui se dilue dans l'obscurité |
te kai et |
, , |
to on ce qui est |
to gignomenon te kai apollumenon ce qui devient et se perd |
Remarquons qu'en français aussi, lorsque les sujets sont rejetés après le verbe, l'accord du verbe peut se faire avec le premier sujet seulement (cf. Grévisse, 10ème édition, 1975, n° 805, remarque 4, p. 820, qui donne entre autres exemples ce vers de Victor Hugo : « Demain viendra l'orage et le soir, et la nuit »), si bien que, par exemple, la phrase « Je regarde ce que mange papa et aussi maman » est ambiguë : on peut la comprendre soit comme signifiant « je regarde ce que mange papa et (sous-entendu : ce que mange) aussi maman (qui mangent tous les deux la même chose) », soit comme signifiant « je regarde ce que mange papa et (sous-entendu : je regarde) aussi maman (pour voir la tête qu'elle va faire quand elle va voir papa manger ça). C'est cette même ambiguïté qu'on retrouve ici entre les interprétations (1) et (3) et que conserve en français une traduction respectant rigoureusement l'ordre et le temps du verbe du grec par « ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est » (ou celle que j'avais retenue dans la première version de cette page par « ce sur quoi déverse sa lumière la
vérité et ce qui est », mais que je levais en faveur de l'option (1) dans la note d'accompagnement).
L'option (1) est celle que retiennent tous les traducteurs en français que j'ai consultés sauf Robin, et tous les traducteurs en anglais sauf Bloom (dont la traduction laisse subsister l'indétermination entre (1) et (3)), comme on pourra s'en rendre compte en consultant leurs traductions de cette réplique reproduites à la fin de cette note, et que j'avais moi-même retenue dans la première version de cette page, comme je viens de le dire. Mais tous sans exception prennent le soin de lever l'ambiguïté entre (1) et (3), soit en mettant le verbe qui traduit katalampei au pluriel (Pachet, Cazeaux), soit en mettant les deux sujets avant le verbe, qui est alors nécessairement au pluriel (Baccou, Dixsaut, Leroux), soit en traduisant katalampei par un passif et en faisant des deux sujets deux compléments d'agent introduits tous deux par « par » (Chambry, Karsenti/Prélorentzos). Et tous n'ont aucun état d'âme à rompre la similitude entre les formules to on et to gignomenon (te kai apollumenon), toutes deux formées d'un participe présent au neutre singulier précédé d'un article, en traduisant to gignomenon par « ce qui naît/devient », c'est-à-dire par l'expression « ce qui » suivie de l'indicatif présent du verbe dont on a le participe présent en grec (qui est la manière traditionnelle de traduire ce type de formules), et to on par « l'être », c'est-à-dire un infinitif précédé de l'article défini (ou le substantif issu de cet infinitif, puisque en français « être » est à la fois un infinitif et un nom qui peut prendre le pluriel), tant ils sont inconsciemment pollués par vingt-cinq siècles de métaphysique mise en branle par Platon et les commentaires qu'en a fait Aristote sans toujours l'avoir compris, qui font que, lorsqu'ils rencontre to on dans Platon, ils pensent qu'il ne peut s'agir que de « l'être », avec ou sans majuscule, concept abstrait dont ils seraient bien en peine de préciser ce qu'il recouvre exactement (le problème se pose différemment en anglais, et les traducteurs anglais semblent plus respectueux de cette similitude de forme). Or il me semble qu'ici justement, cette formule doit se comprendre à partir de l'oppositoin à laquelle elle participe, opposition déjà signalée entre to on et to gignomenon te kai apollumenon, c'est-à-dire entre « ce qui est » et « ce qui devient et se perd/naît et meurt » (la seconde traduction étant plus restrictive puisqu'elle se limite, à première vue au moins, au vivant), qui implique que « ce qui est » doit ici se comprendre comme désignant ce qui n'est pas soumis au changement et à la dissolution, et rien de plus. Mais pour le voir, encore faut-il respecter dans la traduction la similitude des formulations du grec. Car une autre conséquence de cette similitude, c'est qu'il est plus que probable que ce qui s'applique à la seconde, à savoir qu'elle est au singulier mais qu'à l'évidence elle désigne collectivement une multitude, doit aussi s'appliquer à la première : to on ne désigne certainement pas ici une entité métaphysique abstraite dans le genre de l'Être unique et sphérique de Parménide, mais tout simplement l'ensemble de ce qui « est », c'est-à-dire n'est pas soumis au changement et à la dissolution dans le temps, comme par exemple le beau en tant que tel (auto to kalon), le juste en tant que tel (auto to dikaion), etc., tous ces auto (« cela-même ») auxquels renvoie implicitement le auto qui suit dans notre réplique enoèsen te kai egnô (« elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître »).
Cette première option de traduction pose plusieurs problèmes. Le premier est qu'elle romp la symétrie entre les deux parties de la réplique, comme le montre la disposition en parallèle donnée à la fin de sa description, en ce que rien ne fait pendant à
to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd/naît et meurt ») dans la première partie. Ce manque de symétrie n'est pas à lui seul une raison suffisante pour la rejeter car, comme on le verra dans la suite de cette note, et comme le laisse déjà voir la présentation d'ensemble de la réplique sur deux colonnes au début de cette note, il y a d'autres dissymétries dans celle-ci, dont on verrra d'ailleurs bientôt qu'elles sont aussi signifiantes que les symétries, mais elle ne fait que traduire au niveau de la forme du discours un fait autrement plus gênant au niveau de l'analogie qu'est en train de développer Socrate, qui est qu'avec cette compréhension, on n'a plus rien qui corresponde aux « objets » visibles, puisque alètheia (« la vérité ») et ton on (« l'être », selon la traduction des tenants de cette option) sont tous deux du côté de ce qui éclaire, c'est-à-dire l'équivalent de la lumière et de sa source. Or considérer que to on, même et surtout compris collectivement, est source de lumière, alors même qu'il est à l'évidence ce que considère le nous (« esprit, intelligence »), c'est-à-dire l'équivalent d'une partie au moins de ce que sont les « objets » visibles pour la vue, c'est ruiner l'analogie que propose Socrate en faisant fi de la distinction qu'il a laborieusement introduite entre les objets visibles et la lumière intervenant en tiers pour rendre la vue possible. Si ce sont les êtres que nous cherchons à « voir » avec les yeux de l'esprit qui sont eux-mêmes source de lumière pour éclairer... éclairer quoi ? eux-mêmes?..., les réalités sensibles en devenir dont il va être ensuite question ?..., alors l'analogie avec la vue ne tient plus. Sans compter qu'on se trouve alors avec de multiples sources de lumière : la vérité (alètheia), to on (« l'être », selon la traduction des tenants de cette option), et qu'il va encore falloir faire une place au bon qui, en tant que ce dont le soleil est l'image, doit être en fin de compte la source ultime de toute lumière ! Et si l'on dit que alètheia te kai to on ne désigne pas la (les) source(s) de lumière mais la lumière elle-même, c'est-à-dire prend la place de to phôs dans le mécanisme de la vue pour laisser au bon la place du soleil, on n'est pas mieux loti puisqu'on se trouve maintenant avec plusieurs types de lumière et qu'on a fait de ce qui est « objet » de pensée une lumière par soi-même et non plus quelque chose auquel il faut que s'ajoute une lumière pour que ça devienne « visible » par l'intelligence.
En résumé, avec l'option (1), on a trop de lumière et rien à « voir » !...
L'option (2), qui est celle que retient Robin, place alètheia (« la vérité ») du côté de ce qui est éclairé au même titre que to on (« ce qui est »). Elle invite à assimiler, dans l'analogie entre la vue et la pensée que fait Socrate, to on (« ce qui est ») compris dans un sens collectif renvoyant à une pluralité de réalités non soumises au devenir et au temps aux réalités visibles, c'est-à-dire jouant pour la pensée le rôle que jouent les réalités visibles pour la vue en tant que leur « objet », et l'alètheia (« vérité ») aux chroas, ces « enveloppes colorées » qui rendent justement visibles pour l'œil ces réalités grâce à leurs couleurs. Et cette assimilation a quelque chose de séduisant quand on sait que alèthès, l'adjectif dont dérive alètheia, signifie étymologiquement « non caché », ce qui invite à comprendre alètheia comme un « dévoilement » et à faire résonner cette idée de dévoilement dans l'ordre intelligible avec l'idée que la seule chose que peut saisir le regard est justement un « voile », une « enveloppe » (sens premier de chroa), une « peau » (sens possible de chroa), qui lui cache plus qu'il ne lui montre ce qu'il lui permet de percevoir, en ne lui en révélant que la surface. Mais cette compréhension de notre membre de phrase a contre elle une objections dirimante, c'est que Socrate, dans sa réplique suivante, assimile explicitement alètheia (« vérité ») dans le registre intelligible et lumière (phôs) dans le registre de la vue.
Il ne nous reste donc que l'option (3)
à laquelle rien ne s'oppose, que ce soit au plan de la grammaire, de la structure d'ensemble de la réplique ou de la progression des idées développées par Socrate et de l'analogie qu'il est en train de préciser pour Glaucon. Elle respecte parfaitement le parallèlisme entre les deux parties de la phrase, comme le montre la présentation en colonnes donnée plus haut, en décrivant le premier type d'appui de la même manière que le sera le second, d'une part en termes d'éclairage (« ce qu'éclaire d'en haut la vérité (hou katalampei alètheia) » qui fait pendant à « ce qui se dilue dans l'obscurité (to tôi skotôi kekramenon) ») et d'autre part en termes de ce qui est éclairé et « regardé » (« ce qui est (ton on) » qui fait pendant à « ce qui devient et se perd (to gignomenon te kai apollumenon) ») ; elle offre une mise en relation satisfaisante des divers éléments cité avec ceux mis en place dans la description de la vision : la vérité (alètheia) joue le rôle que jouait la lumière pour la vue, conformément à ce que Socrate va dire explicitement dans sa réplique suivante, et to on (sens collectif) joue le rôle de ce qui est éclairé par cette « lumière » de la vérité.
Un autre mérite de cette compréhension est qu'en mettant en regard dans le parallélisme de la phrase
to on (« ce qui est ») et to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd », ou encore « ce qui naît et périt »), elle n'oblige pas à supposer un sens prédéfini à einai (« être ») utilisé sans attribut, un sens « existentiel » dont je prétend que Platon ne veut pas. Einai (« être ») tout seul, pour lui, n'a aucun sens, et le traduire par « exister » ne résoud rien tant qu'on n'a pas précisé de quelle « existence » on parle. Lorsqu'einai est utilisé sans attribut, les auditeurs lui associent nécessairement un attribut implicite qui précise la manière d'« être/exister » dont ils supposent qu'on parle, sans jamais être sûrs qu'ils ont en tête la même manière d'« être » que celui qui parle. Tout le jeu laborieux du Paménide repose sur ce non dit et c'est lui qui permet à Parménide de déduire tout et son contraire avec la même rigueur logique de propositions utilisant einai sans le qualifier, en lui donnant implicitement un sens différent d'une hypothèse à l'autre. Si ici Platon utilise einai sans attribut dans la formule to on, c'est tout simplement parce que justement, il se définit par le jeu des oppositions qui structurent la phrase : ton on dans cette phrase, c'est ce qui n'est pas gignomenon te kai apollumenon « devenant et se perdant », « naissant et périssant ». Ce n'est pas on ne sait quel « être », au besoin avec un « E » majuscule, mais une multiplicité qui s'oppose à une autre multiplicité, les deux formules au singulier to on (« ce qui est ») et to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd », ou encore « ce qui naît et périt ») devant se comprendre comme des collectifs partitionnant en deux tout ce que l'âme humaine peut percevoir, qui est soit l'un, soit l'autre. C'est évident pour « ce qui devient et se perd » et c'est le cas aussi pour « ce qui est ». Cela ne veut pas dire que ce qui devient, ce qui naît et périt, n'« existe » pas, puisque c'« est » perçu par l'âme, mais seulement que c'« est » changeant, jamais le même, susceptible de disparaître complètement, c'est-à-dire tributaire du temps, au contraire de ce qui n'est pas gignomenon te kai apollumenon. Ce que suggère ici Socrate, c'est que, pour que l'âme puisse acquérir une connaissance digne de ce nom, ayant une certaine stabilité, il faut que ce qu'elle considère ait lui-même une certaine permanence et ne passe pas son temps à changer. Mais c'est justement parce que ce qui change « est » aussi perceptible par l'âme humaine au moyen de la vue et plus généralement des sens qu'il faut apporter ces précisions. C'est d'autant plus important que la plupart des gens ont justement tendance à considérer spontanément que « être », sans attributs, signifie justement être visible/sensible (ce que représenteront les ombres sur le fond de la caverne dans l'allégorie qui va suivre) et ne s'applique pas à ce qui n'est perceptible que par l'esprit. Mais il ne s'agit pas pour Platon de passer d'un extrême à l'autre, car il n'est jamais dans une logique de « ou..., ou... », mais dans toujours une logique de « et..., et... ». Il s'agit pour lui de se battre avec les limites du langage pour essayer de nous faire comprendre ce qu'il cherche à nous faire comprendre, à l'aide du mot le plus piégé qui soit, dans la langue qu'il parlait einai (dans la langue française, « être »). Et ce qu'il cherche à nous dire, c'est : « Si vous tenez absolument à donner à einai un sens absolu (un sens que l'on dirait aujourd'hui « existentiel »), voilà à quoi ce sens devrait s'appliquer, qui n'est justement pas ce à quoi vous avez naturellement tendance à l'appliquer ». Et tout l'effort de cette mise en parallèle du bon et du soleil est sa manière de nous dire : « Si vous m'en croyez, cessez de vous obnubiler sur ce que pourrait être un sens « existentiel » de einai, qui ne vous servira à rien dans la vie pour vous améliorer, et cherchez plutôt à vous intéresser à agathon, non pas dans l'absolu, là encore, mais dans sa relation à anthrôpos (« être humain »), car c'est cela, et cela seulement, pour nous, le chemin du vrai bonheur, comme nous le savons tous intuitivement. »
Maintenant que nous avons résolu le problème posé par le membre de phrase
hou katalampei alètheia te kai to on, il nous reste à commenter la réplique dans son ensemble en cherchant à mieux comprendre la signification des symétries et des dissymétries qui s'y observent entre les deux parties introduites par hotan men et hotan de. Pour ce faire, je reproduis ici le tableau d'ensemble de la réplique en y introduisant le découpage retenu pour hou katalampei alètheia te kai to on et en précisant plus finement le découpage du reste (dans cette présentation, comme dans la première au début de cette note, j'ai supprimé les trois particules introductives ; par ailleurs, lorsque trois lignes rouges se suivent sans alternance avec des lignes noires, suivies de trois lignes noires se suivant sans alternance avec des lignes rouges, il faut les lire de gauche à droite, au besoin en remontant de bas en haut).
to tès psuchès hôde noei : le [cas] de l'âme, conçois-le ainsi : |
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hotan men, chaque fois que d'une part, |
hotan de chaque fois que d'autre part |
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eis [c'est] sur |
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hou katalampei alètheia ce qu'éclaire d'en haut la vérité |
to tôi skotôi kekramenon ce qui se dilue dans l'obscurité |
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te kai et |
, , |
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to on, ce qui est, |
to gignomenon te kai apollumenon, ce qui devient et se perd, |
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eis sur |
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touto cela |
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apereisètai, elle s'appuie, |
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|
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auto cela même |
anô kai katô tas doxas metaballon [cela] retournant ces opinions dans tous les sens |
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kai et |
kai et |
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noun echein phainetai ; se montre [comme] ayant de l'intelligence ; |
eoiken au noun ouk echonti. elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence. |
La première dissymétrie qu'on peut noter, qui est simple à expliquer grammaticalement, est la présence dans la première partie du verbe apereisètai (« [l'âme] s'appuie (sur) »), dont le sujet implicite est l'âme (psuchè), mentionnée au début de la réplique, verbe de la proposition subordonnée introduite par hotan men (« chaque fois que d'une part ») complété par un groupe de mots introduit par eis (« sur »), et son absence dans la seconde, où il est tout simplement sous-entendu après le hotan de eis... (« chaque fois que d'autre part sur... »).
Pour ce qui est des symétries, on voit que, de chaque côté se succèdent dans le même ordre, après le hotan men (« chaque fois que d'une part ») introductif la première fois, le hotan de (« chaque fois que d'autre part ») la seconde, :
- une première partie qui décrit des réalités susceptibles de solliciter notre intelligence, elle-même décomposée en deux sous-partie : la première concernant l'« éclairage » de ces réalités, la seconde leur nature ;
- une seconde partie qui décrit l'activité suscité dans notre esprit par ces réalités, elle-même décomposée en deux sous-parties : la première décrivant cette activité à l'aide de deux verbes dans chaque cas, la seconde décrivant ce sur quoi s'exercent ces activités, qui dans le premier cas, est la réalité elle-même (auto) qui sollicite notre esprit, et dans le second de simples opinions (doxas) sur elle ballottées en tous sens faute d'une lumière suffisante ;
- une conclusion qui décrit l'apparence qui en résulte pour l'âme, faire preuve d'intelligence (noun echein), on pourrait même dire « briller » par son intelligence, en traduisant littéralement le verbe utilisé (phainesthai), dans le premier cas, ne pas faire preuve d'intelligence (noun ouck echonti), ou en tout cas sembler (eoiken) dénuée d'intelligence, dans le second.
À côté de ces similitudes, et sans revenir sur la présence du verbe apereisètai dans la seule première partie, la principale différence de structure entre ces deux parties est la place du eis (« sur ») : dans la seconde partie, il vient naturellement au début de la description de ce « sur » quoi s'appuie (apereisètai implicite) l'âme, alors que, dans la première partie, il vient après cette description (celle qui nous a posé les problèmes de compréhension traités au début de cette note), ce qui oblige à le faire suivre d'un pronom démonstratif (touto) y renvoyant, dans une construction qui semble au premier abord lourde. Il me semble pourtant que cette construction a une signification importante pour nous. Dans le premier cas, où ce sur quoi s'appuie l'âme est ce qui « est » (to on) par opposition à ce qui devient et se perd (to gignomenon te kai apollumenon), c'est-à-dire finalement ce qui est hors du temps et de l'espace par opposition à ce qui s'y développe et se transforme en permanence, le Socrate de Platon nous présente leur description comme dans l'absolu, avant même que nous sachions le rôle que va jouer ce qu'il décrit dans le déroulement de la phrase et de la pensée qu'elle traduit, ce qui revient pour nous qui disposons de la ponctuation dont ne disposait pas Platon, à placer cette description entre deux virgules qui isolent en quelque sorte ce membre de phrase du reste de celle-ci ; on ne sait pas encore qu'il s'agit d'appuis pour l'âme (on ne le saura que quand on en arrivera au verbe apereizètai), et cette manière de procéder est le moyen syntaxique qu'a trouve Platon pour suggérer leur permanence, leur stabilité, leur existence dans l'absolu hors du temps et de l'espace : ils sont dans la proposition sans y être puisque, pour en déterminer le rôle, il faudra la redondance du touto y renvoyant après le eis. Pour décrire les appuis de la deuxième catégorie, qui sont justement ceux qui sont en devenir dans le temps, la phrase se déroule selon un séquencement naturel (pour des grecs au moins), le eis ouvrant la description. Par contre, le verbe apereizètai (« s'appuie (sur) ») a disparu et n'est plus que sous-entendu, et avec lui l'âme qui en est le sujet implicite, comme pour suggérer que l'âme elle-même et toute son activité est invisible dans l'ordre sensible de ce qui naît et meurt, qu'elle est elle-même plus proche de ce qui « est ».
Si l'on s'intéresse maintenant aux verbes qui décrivent les activités suscitées dans l'âme dans chaque cas, on trouve d'un côté deux verbes à l'aoriste, enoèsen te kai egnô (« elle pense et apprend à connaître »), et de l'autre deux verbes au présent, doxazei te kai ambluôttei (« elle se forme des opinions et voit faiblement ») :
- enoèsen est l'aoriste indicatif actif du verbe noein, issu de la racine nous, terme qui désigne la faculté de penser, l'intelligence (au sens où l'on dit que l'homme est un animal doué d'intelligence, sans préjuger de bon ou mauvais usage qu'il en fait) ou le résultat de l'usage de cette fonction : la pensée ou l'intelligence en tant que bon usage fait de notre aptitude à penser (comme quand on dit qu'Einstein avait une grande intelligence) ; dans l'analogie que fait Socrate entre l'ordre du voir et celui du penser, le nous est le correspondant de l'œil et le noein est le correspondant du voir (c'est pour faire mieux sentir ce parallélisme que je préfère traduire ici noein par la périphrase « percevoir par l'intelligence », plutôt que par « faire preuve d'intelligence, « comprendre », ou encore « concevoir », utilisé dans la première version de cette page, tous verbes français qui, à des degrés divers, mettent plus l'accent sur le résultat de l'usage du nous que sur le simple fait d'en faire usage, qui semble premier ici dans l'esprit de Socrate) ;
- egnô est l'aoriste indicatif actif du verbe gignôskein, dont le sens premier est « apprendre à connaître en faisant des efforts » et à l'aoriste « reconnaître, discerner, comprendre » pour s'être donné le mal d'apprendre ;
- doxazei est l'indicatif présent actif du verbe doxazein, dérivé de doxa (« opinion »), qui signifie donc « penser, imaginer » au sens de « se former une opinion » ;
- ambluôttei est l'indicatif présent actif du verbe ambluôttein, formé à partir de l'adjectif amblus, « faible,
émoussé », et de la racine ôps, un des mots qui veulent
dire « œil » ou « vue », et signifie « avoir la vue faible, voir faiblement » ; Socrate vient d'utiliser ce même verbe, sous la forme ambluôttousi (« ils voient faiblement »), en 508c6, pour décrire la manière dont les yeux voient ce qui est faiblement éclairé.
On a donc dans chaque cas un verbe qui fait référence à une activité qu'on pourrait dire « naturelle » et dans une certaine mesure « subie » de l'homme, faire usage de son nous (« esprit ») d'un côté, faire usage de ses yeux, de l'autre, deux activités, qui ne dépendent pas de la volonté de l'homme, puisque l'on ne choisit pas plus de penser ou de ne pas penser dès lors qu'on est éveillé qu'on ne choisit de voir ou de ne pas voir tant qu'on garde les yeux ouverts, et un verbe qui fait référence à une activité, non plus spontanée mais volontaire de l'homme, apprendre à connaître par des efforts répétés d'un côté (gignôskein), un travail qui ne se fait donc pas tout seul et pour lequel il ne suffit pas de laisser vagabonder sa pensée, et se former des opinions de l'autre (doxazein), ce qui, là encore, suppose des choix et un assentiment, même lorsque ces opinions nous sont dictées par les usages, puisque ces opinions se traduisent soit par des paroles, soit par des actes. On peut donc penser que enoèsen (« elle perçoit par l'intelligence ») s'oppose à ambluôttei (« elle voit faiblement ») alors que egnô (« elle apprend à connaître ») s'oppose à doxazei (« elle se forme des opinions ») dans une construction en miroir des deux parties de la phrase. Et, puisque l'on est dans le registre de l'activité de l'âme et du nous des deux côtés, puisque Socrate, après avoir rappelé le rôle que joue le soleil pour la vue (opsis) et les *** vues (horômena) dans le registre visible (horaton), est en train de décrire ce qui se passe du côté de l'intelligence (nous) et des *** perçues par l'intelligence (nooumena) dans le registre de l'intelligible (noèton) (cf. 508b13-c2), le fait d'utiliser le verbe ambluôttein en opposition à noein est une manière pour lui de ravaler la forme de pensée qui prend appui sur les réalités visibles et changeantes au niveau de la simple perception visuelle pour mieux la déprécier. C'est comme s'il nous disait : « vous croyez penser, et faire usage de votre intelligence, mais en fait, vous êtes tout bonnement esclaves de vos yeux et prenez ce qu'ils vous offrent pour argent comptant sans chercher plus loin que le bout de votre nez ! ». Par contraste, on en déduit que, de même que la vue ne sert pas à grand chose quand on est dans l'obscurité et ne nous permet pas de voir ce qui nous entoure, l'intelligence n'est véritablement mise en mouvement que lorsqu'elle considère les réalités à la lumière du bon en s'appuyant sur ce qui est de l'ordre intelligible et pas seulement visible. Et c'est bien cette différence que la suite, avec en particulier l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, va tenter de rendre plus claire par de nouvelles analogies.
Encore une remarque sur les temps de ces verbes : les deux verbes utilisés du côté où l'âme prend appui sur l'intelligible vu à la lumière du bon sont à l'aoriste, le temps des verbes grecs susceptible d'exprimer l'atemporalité,
l'action à l'état pur, alors que les deux verbes utilisés du côté où l'âme s'appuie sur le sensible en devenir sont au présent, le temps en grec de l'action qui se continue dans
le temps ou qui se répète. C'est encore une manière discrète pour Socrate, et derrière lui, Platon qui tient la plume, de nous suggérer l'intemporalité des intelligibles. Noein (« penser, percevoir par l'intelligence »), faire usage de notre nous, et surtout gignôskein (« apprendre à connaître »), l'activité que cela suscite en nous, est une manière pour nous de nous affranchir autant qu'il est possible à une âme incarnée du temps et de l'espace, alors que doxazein (« se former des opinions ») ne peut que nous laisser prisonniers du temps qui passe et qui modifie en permanence le monde autour de nous et nous-mêmes.
Une autre manière encore pour Platon de nous suggérer cela nous est donné dans la suite de chaque partie de la phrase. Si, comme je l'ai dit, l'âme est d'une certaine manière passive par rapport au noein (« penser, percevoir par l'intelligence ») et au ambluôttein (« voir faiblement »), elle est active dans le gignôskein (« apprendre à connaître ») et plus ou moins aussi dans le doxazein (« se former des opinions »), mais ces deux activités ne se rapportent pas aux mêmes choses. Du point de vue de la structure « verticale » de la phrase, on peut considérer que enoèsen (« elle perçoit par l'intelligence ») et ambluôttei (« elle voit faiblement »), les verbes de la passivité, renvoient à ce qui a précédé dans la phrase, c'est-à-dire ce qui est introduit par eis, alors que egnô (« elle apprend à connaître ») et doxazei (« elle se forme des opinions »), les verbes de l'activité, renvoient à ce qui suit, auto (« cela même ») pour egnô, anô kai katô tas doxas metaballon (« [cela] retournant ces opinions dans tous les sens ») pour doxazei. Or si, dans le premier cas, auto (« cela même ») est bien le complément d'objet direct de egnô (« elle apprend à connaître ») et renvoie à ce qui a été décrit comme servant d'appui à l'âme, c'est-à-dire, via le touto (« cela ») de eis touto (« sur cela »), à hou katalampei alètheia te kai to on (« ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est »), ce n'est plus le cas avec anô kai katô tas doxas metaballon (« [cela] retournant ces opinions dans tous les sens ») par rapport à doxazei (« elle se forme des opinions »), qui n'est pas un complément d'objet de ce verbe, mais un groupe nominal autonome construit autour d'un participe présent, metaballon (« retournant »), dont il convient de bien identifier le sujet. Il s'agit en effet d'un particpe présent au neutre, qui ne peut donc avoir pour sujet ni psuchè (« l'âme »), ni doxas (« les opinions »), qui sont tous deux féminins en grec, ni être accordé au complément doxas, féminin (l'accord du participe avec le complément étant possible dans certains cas en grec). Reste donc que le sujet « retournant les opinions » soit to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd/naît et meurt »), seuls neutres dans cette partie de la phrase. Bref, l'activité de l'âme dans la formation des opinions n'est qu'apparente, elle n'est pas vraiment maîtresse de ses opinions et c'est en fait le perpétuel devenir de ce qui l'entoure qui fait changer ces opinions (le verbe qui exprime ce changement subi, est metaballein, dont metaballon est le participe présent, construit sur le verbe ballein, « lancer », par adjonction du préfixe meta- qui y ajoute une idée de changement de lieu, et dont dérive le mot métabolè,
qui signifie précisément « changement », et qui est à la racine du mot français
« métabolisme »). Ce changement est précisé par l'expression anô kai katô, qui signifie mot à mot « de bas en haut et de haut en bas », qu'on peut interpréter à la lumière de l'analogie spatiale qui associe le haut, le ciel, aux idées abstraites et aux plus « hautes » spéculations, et le bas au terrestre, au matériel, au concret : l'âme passe son temps à essayer de s'élever pour retomber dans le concret des réalités sensibles en perpétuelle évolution aussi longtemps qu'elle ne s'appuie que sur ces réalités sensibles pour penser. C'est peut-être encore ce que veut suggérer l'inversion de l'ordre des verbes dans la seconde partie par rapport à la première : alors que dans la première partie, la passivité ( enoèsen, « elle perçoit par l'intelligence ») précède l'activité induite (egnô, « elle apprend à connaître ») pour conduire à une phrase qui déroule dans l'ordre logique la description de ce qui sollicite notre esprit, l'activité (subie) suscitée par ce qui vient d'être décrit, l'activité (volontaire) que cela peut susciter dans l'âme et enfin ce sur quoi porte cette activité, qui nous renvoie à ce dont on était partis, dans la seconde partie, c'est l'activité (doxazei, « elle se forme des opinions ») qui précède la passivité (ambluôttei, « elle voit faiblement »), conduisant à une phrase enchevêtrée décrivant une âme qui, sur des réalités en perpétuel devenir, se forme des opinions avant même d'avoir vu ce que, de toutes façons, elle ne peut voir que difficilement parce que c'est obscur, et subit en fin de compte les fluctuations de ces opinions, instables comme ce sur quoi elles portent.
Si, après avoir analysé les parallèles et les différences entre les deux types de démarches dont est susceptible l'âme pour faire usage du nous (« esprit/intelligence ») selon ce sur quoi elle prend appui pour ça, nous revenons au parallèle qu'est en train de faire Socrate entre le rôle du soleil par rapport à la vue et le rôle du bon par rapport à l'exercice de l'intelligence, il est important de remarquer que si, dans le registre de la vue, c'est-à-dire dans ses deux précédentes répliques, il s'est limité au « voir », qui dépend de l'intensité de la lumière qui éclaire ce qui nous entoure, en sorte que, sans lumière, on paraît aveugle, dans le registre de la pensée et de l'intelligence, c'est à chaque fois à deux types d'activités qu'il fait référence, l'une qui fait pendant à la vue et dans laquelle on est passif, noein (« percevoir par l'intelligence ») lorsqu'on considère ce qui est à la lumière de la vérité, ambluôttein (« voir faiblement ») en son absence, où il ne reste pas grand chose en plus du simple « voir » comme le montre le verbe choisi, et une autre par rapport à laquelle on est actif, qui est soit se contenter de simples opinions (doxazein), soit « apprendre à connaître » (gignôskein), selon le côté où on se trouve. Ce faisant, Socrate introduit une troisième problématique à côté de celle du visible (horaton) et de l'intelligible (noèton) qui est celle du connaissable pour nous en tant qu'hommes, sur laquelle il va apporter des précisions dans sa prochaine réplique, c'est-à-dire une problématique qui fait intervenir la participation active du sujet voyant ou pensant et non plus seulement les caractéristiques objectives de ce qui sollicite notre réflexion ou nos sens (le fait d'être visible ou intelligible). Mais notons que cette participation active n'est que du côté du nous (« esprit/intelligence »), pas du côté de la vue. En d'autres termes, la vue proprement dite s'arrête à une perception plus ou moins claire, selon la lumière disponible, des couleurs émises par l'enveloppe des choses visibles et, dès qu'il faut aller plus loin, c'est le nous qui prend le relais, que ce soit pour se contenter des perceptions visuelles du milieu desquelles il est seul à pouvoir extraire des « formes » (cf. note 71) pour se former de simples opinions (doxas), ou pour chercher la lumière de la vérité (alètheia) en vue de connaître (gignôskein) ce qui est (to on) autant que le lui permet sa nature d'homme doté d'intelligence.
Avant de clore cette note, remarquons que le parallèle entre le registre du visible et celui de l'intelligible ici mis en place n'est pas tout à fait rigoureux. Il y a en effet un élément mentionné à propos du visible qui ne trouve pas sa contrepartie dans l'intelligible, ce sont les chroas, les « enveloppes colorées » qui rendaient perceptibles les réalités visibles pour la vue. Ces chroai sont ce qui est supposé exister matériellement dans le temps et l'espace en dehors de nous pour expliquer nos perceptions visuelles, ce qui capte la lumière et se donne à voir à des yeux humains de réalités qui ne se limitent pas nécessairement à ces « enveloppes ». C'est sans doute parce que ce qui prend la place de la lumière pour la pensée étant l'alètheia, terme qui signifie, comme je l'ai déjà dit plus haut, « dévoilement », elle ne jouerait pas pleinement son rôle si elle se contentait de « dévoiler » ce qui ne serait encore qu'un autre « voile », analogue à ce que sont les chroai pour les réalités sensibles. Notons d'ailleurs que, si nous ne disposions que de la vue et pas des autres sens, du toucher en particulier, nous serions incapables de prendre conscience du fait que ce que nous voyons n'est que l'« enveloppe colorée » de réalités plus complexes. Pour le comprendre et supposer à ce que nous voyons une existence matérielle, il faut en effet que le toucher vienne au secours de la vue et nous rende justement « tangible », dans certains cas au moins, ce que nous voyons avec nos yeux, nous permettant de prendre conscience de la « profondeur » d'un espace que la vue seule ne nous laisse percevoir qu'en deux dimensions, et c'est par généralisation de ce que nous constatons lorsque nous pouvons toucher ce que nous voyons que nous supposons qu'il en va de même pour ce que nous voyons sans pouvoir le toucher, et que nous finissons pas assimiler « réel » à « visible/tangible ». Or le « dévoilement » que nous permet la pensée est justement de dépasser tout cet « emballage » matériel en constant devenir dans le temps et l'espace pour atteindre ce qui a une certaine permanence derrière lui.
Mais il ne faut pas déduire de cela que la pensée nous donne accès aux réalités telles qu'elles sont, aux auta. Certes, c'est bien cela qui sollicite notre pensée, mais ce ne veut pas dire que notre pensée est capable de l'appréhender tel que c'est car, comme nos yeux (et nos autres sens), notre intelligence d'êtres humains (qui ne sont pas des dieux) a ses propres limites spécifiques (avant même de parler des limites propres de tel ou tel individu) et notre pensée comme nos yeux ne nous donnent accès qu'à des « apparences » (eidè/ideai), conditionnées dans chaque cas par les limites de l'organe qui nous y donne accès. Dans le registre du visible, la chroa qui se donne à voir n'est pas l'eidos que nous sommes en mesure d'en percevoir plus ou moins bien selon la qualité de nos yeux, ne serait-ce que parce que la chroa est une réalité matérielle tangible alors que son « apparence » visible (eidos) est une réalité immatérielle perçue par notre « âme » (pour rester dans le vocabulaire de Platon) derrière les taches de couleur que suscite en elle sa vue. De la même manière, lorsque le regard de notre esprit est sollicité par des réalités immatérielles purement intelligibles (c'est-à-dire non perceptibles par les sens), ce qu'il en perçoit est une « apparence » (eidos/idea) intelligible contitionnée par le pouvoir spécifique et les limites de notre intelligence. Il serait donc erroné de supposer que les eidè, même limitées aux eidè intelligibles, sont la contrepartie dans le registre intelligible des chroai dans le registre visible et consitueraient la réalité même (les auta) de ce qui se donne à saisir (par l'intelligence).
Ce serait d'ailleurs un comble de supposer que Platon, cherchant à nous faire comprendre par analogie (analogon, cf. note 78) avec le visible le fonctionnement de notre pensée et l'ordre de réalités à laquelle elle nous donne accès, ait décidé d'utiliser le même mot, eidos, dans les deux registres en lui donnant des sens diamétralement opposés dans chacun d'eux : ce qui a le moins de réalité dans le registre visible (la simple « apparence », en insistant sur son caractère factice et trompeur) et ce qui en a le plus dans le registre intelligible (la réalité « elle-même »). Si l'on veut se convaincre que le Socrate de Platon est parfaitement conscient de ce que même notre âme ne nous donne pas accès aux « réalités » intelligibles elles-mêmes, ou alors seulement de manière tout à fait exceptionnelle et intraduisible en mots, il suffit de relire son second discours dans le Phèdre (le dialogue qui précède la République dans l'ordre des tétralogies que je propose), dans lequel il compare l'âme à un chariot ailé tiré par deux chevaux (les parties epithumètikon et thumoeidès de l'âme) et conduit par un cocher (la partie logikon de l'âme) et décrit ces âmes poursuivant l'un ou l'autre des dieux qui, seuls, sont en mesure de passer de l'autre côté de la voûte du ciel et d'y contempler, non pas des eidè, mais autèn dikaiosunèn, sôphrosunèn, epistèmèn (« justice elle-même, modération [elle-même], science [elle-même] »), seuls les cochers des meilleurs des chariots/âmes humains parvenant, et encore, difficilement, à dresser la tête vers (eis) l'autre côté du ciel pour essayer d'en apercevoir furtivement quelque chose de loin, sans pouvoir y pénétrer (Phèdre, 246e-248c).
Pour conclure cette note, je propose ici l'inventaire des traductions que j'ai consultées et auxquelles j'ai fait référence dans le corps de la note :
- Chambry (Budé) : « Fais-toi de même à l'égard de l'âme l'idée que voici. Quand elle fixe ses regards sur un objet éclairé par la vérité et par l'être, aussitôt elle le conçoit, le connaît et parait intelligente ; mais lorsqu'elle se tourne vers ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui naît et périt, elle n'a plus que des opinions, elle voit trouble, elle varie et passe d'une extrémité à l'autre, et semble avoir perdu toute intelligence. » ;
- Robin (Pléiade) : « Eh bien! conçois aussi, semblablement, de la façon que voici, l'œil de l'âme : quand ce dont il y a illumination est la vérité aussi bien que l'existence et que là-dessus s'est appuyé son regard, alors il y a eu pour lui intellection et connaissance, et il est évident qu'il possède l'intelligence. Mais, quand c'est sur ce qui a été mélangé d'obscurité qu'il s'est appuyé, sur ce qui naît et périt, alors il opine, sa vision est affaiblie, c'est un bouleversement sans arrêt de ses opinions, et, inversement, il a l'air de ne point posséder l'intelligence. » ;
- Baccou (Garnier) : « Conçois donc qu'il en est de même à l'égard de l'âme ;
quand elle fixe ses regards sur ce que la vérité et l'être illuminent, elle le comprend, le connaît, et montre qu'elle est douée d'intelligence ; mais quand elle les porte sur ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui naît et périt, sa vue s'émousse, elle n'a plus que des opinions, passe sans cesse de l'une à l'autre, et semble dépourvue d'intelligence. » ;
- Dixsaut (Bordas) : « Conçois de la même façon la vision de l'âme : quand la vérité et l'être déversent leur lumière sur un objet et que c'est sur lui que cette vision se pose, elle en a compréhension et connaissance, il devient alors évident qu'elle possède une intelligence ; mais quand elle se tourne vers ce qui est mélangé d'obscurité, vers ce qui naît et ce qui périt, elle est seulement capable d'opinion, sa faculté faiblit, elle passe sans arrêt d'une opinion à l'autre et semble dépourvue d'intelligence. » ;
- Pachet (Folio Gallimard) : « Conçois donc de la même façon ce qui concerne l'âme aussi, à savoir ainsi : lorsque c'est sur ce qu'éclairent la vérité et l'être qu'elle se fixe, elle le conçoit, le reconnaît, et il apparaît qu'elle possède de l'intelligence ;
mais lorsque c'est sur ce qui est mêlé d'obscurité, ce qui devient et qui se défait, elle n'a que des opinions et elle s'obscurcit, faisant varier ses opinions d'un côté et de l'autre, et ressemble en revanche à un être dépourvu d'intelligence. » ;
- Cazeaux (Livre de Poche) : « Transpose sur l'âme, maintenant. Que des objets sur qui brillent la vérité et l'être retiennent ses regards : elle a trouvé spiritualité et connaissance ; elle tient le rôle d'un esprit, manifestement. Qu'elle prenne pour objet un être mêlé d'obscurité, c'est-à-dire un être qui naît et qui meurt, et la voici dans le domaine de l'opinion ; elle y perd son acuité ; elle va dans tous les sens, au fil de jugements inconstants : on dirait qu'elle ne tient plus le rôle d'un esprit. » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Dis-toi qu'il en est de même pour l'âme ; quand elle fixe son regard sur ce qui est éclairé par la vérité et l'être, elle le comprend, le connaît, et tout le monde perçoit son intelligence ; mais quand elle fixe ce qui est mêlé d'obscurité, ce qui est soumis à la naissance et à la mort, elle n'a plus que des opinions, sa vue est moins claire, elle change sans cesse d'avis, et paraît n'avoir plus d'intelligence. » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « Conçois donc, maintenant, qu'il en est de même pour la vision de l'âme. Lorsqu'elle se tourne vers ce que la vérité et l'être illuminent, alors elle le pense, elle le connaît et elle semble posséder l'intellect. Lorsqu'elle se tourne cependant vers ce qui est mêlé d'obscurité, sur ce qui devient et se corrompt, alors elle a des opinions dans lesquelles elle s'embrouille en les revirant en tous sens, et on dirait qu'elle est alors dépourvue d'intellect. » ;
- Jowett : « And the soul is like the eye: when resting upon that on which truth and being shine, the soul perceives and understands, and is radiant with intelligence; but when turned toward the twilight of becoming and perishing, then she has opinion only, and goes blinking about, and is first of one opinion and then of another, and seems to have no intelligence? »
- Shorey (Loeb) : « Apply this comparison to the soul also in this way. When it is firmly fixed on the domain where truth and reality shine resplendent it apprehends and knows them and appears to possess reason; but when it inclines to that region which is mingled with darkness, the world of becoming and passing away, it opines only and its edge is blunted, and it shifts its opinions hither and thither, and again seems as if it lacked reason. » ;
- Grube/Reeve (Hackett) : « Well, understand the soul in the same way: When it focuses on something illuminated by truth and what is, it understands, knows, and apparently possesses understanding, but when it focuses on what is mixed with obscurity, on what comes to be and passes away, it opines and is dimmed, changes its opinions this way and that, and seems bereft of understanding. » ;
- Bloom (Basic Books) : « Well, then, think that the soul is also characterized in this way. When it fixes itself on that which is illumined by truth and that which is, it intellects, knows, and appears to possess intelligence. But when it fixes itself on that which is mixed with darkness, on coming into being and passing away, it opines and is dimmed, changing opinions up and down, and seems at such times not to possess intelligence. » ;
- Reeve (Hackett) : « Well, think about the soul in the same way. When it focuses on something that is illuminated both by truth and what is, it understands, knows, and manifestly possesses understanding. But when it focuses on what is mixed with obscurity, on what comes to be and passes away, it believes and is dimmed, changes its beliefs this way and that, and seems bereft of understanding. » ;
et pour finir, moi dans la première version de cette page : « Eh bien donc, le cas de l'âme aussi, conçois-le ainsi : chaque fois que ce sur quoi déverse sa lumière la
vérité et ce qui est, c'est sur cela qu'elle s'appuie, elle conçoit
et apprend à connaître cela même et a l'air d'avoir de l'intelligence,
alors que chaque fois que c'est sur ce qui est rempli d'obscurité, ce
qui devient et meurt, elle émet des opinions et voit faiblement, changeant
d'opinions en tous sens, et elle semble alors comme n'ayant pas d'intelligence. » (<==)
(87) « Aux *** qu'on apprend à connaître » traduit le grec tois gignôskomenois, participe présent passif au datif neutre pluriel substantivé par l'article du verbe gignôskein déjà rencontré dans la réplique pécédente de Socrate pour qualifier l'opération active de l'âme prenant appui sur « ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est (hou katalampei alètheia te kai to on) » par opposition à la simple passivité impliquée par le noein (« penser »), et plus encore par le « voir » ; « à celui qui apprend à connaître » traduit le grec tôi gignôskonti, participe présent actif au datif masculin singulier substantivé par l'article de ce même verbe. Comme je l'ai indiqué à la fin de la note précédente, Socrate introduit là une troisième problématique à côté de celle du voir (horan) et de celle du penser (noein), qui l'avaient conduit à distinguer, à l'aide d'adjectif verbaux en -ton (équivalent aux termes français en -able ou -ible) évoquant la simple potentialité, deux « lieux/registres/genres, celui du « visible (horaton) » incluant ce qui est susceptible d'activer notre vue, et celui du « pensable/intelligible (noèton) » incluant ce qui est susceptible de mettre en branle notre pensée, de questionner notre intelligence, la problématique du « connaître », qu'il exprime ici par des participes présents actifs et passifs qui désignent l'acteur, celui qui se donne du mal pour connaître (ho gignôskontos) et l'objet de son activité, ce qui est objet de cet effort de connaissance (ta gignôskomena), et non plus par des termes renvoyant à une simple potentialité, ce qui serait ici to gnôston (« le connaissable »), qu'on a rencontré dans le livre V de la République, dans la discussion sur la différence entre science et opinion, ou gnôston est régulièrement opposé à doxaston (sur le sens de ces mots et de cette opposition, voir en particulier la note 62 à ma traduction de cette section), opposition que Socrate reprend dans la réplique précédente au niveau des verbes dont dérivent ces deux adjectifs verbaux, puisqu'il y a mis en regard le gignôskein de l'âme prenant appui sur « ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est (hou katalampei alètheia te kai to on) » et le doxazein (« se former des opinions ») de l'âme prenant appui sur « ce qui devient et se perd (to gignomenon te kai apollumenon) ». On passe ainsi d'un point de vue qui part du réel qui nous entoure pour le classer en fonction de la manière dont nous pouvons l'appréhender en tant qu'êtres humains dotés à la fois de la vue et de la pensée à un point de vue qui part de l'âme humaine, mentionnée au début de la réplique précédente de Socrate, pour s'intéresser à ce qu'elle peut connaître ou supposer du réel au moyen de ces facultés. Et on arrive bien ainsi à deux dichotomies dont rien ne dit qu'elles se recouvrent exactement : d'une part celle qui oppose noein (« penser ») à horan (« voir ») et découpe le réel qui nous est accessible en noèton (« pensable/intelligible ») et horaton (« visible/sensible »), d'autre part celle qui oppose gignôskein (« faire effort pour connaître ») à doxazein (« opiner/se former des opinions ») et découpe ce sur quoi travaille notre esprit (nous) en gnôston (« connaissable/connu », selon le sens, potentiel ou réel, qu'on donne à l'adjectif verbal en -ton, qui peut, dans ce cas en particulier, avoir les deux) et doxaston (« susceptible d'opinion/objet d'opinion »). Or, que quelque chose soit pensable/intelligible ne veut pas nécessairement dire que c'est connaissable, et encore moins connu : c'est toute la question sous-jacente au « je ne sais rien » de Socrate, qu'il faut comprendre comme voulant dire qu'il n'a pas une connaissance absolument certaine et démontrable rigoureusement de ce qu'il serait le plus important pour l'homme de connaître pour bien vivre, à commencer par ce qui est vraiment bon pour l'homme, ce qui lui permet d'atteindre le vrai bonheur, alors même qu'il est parfaitement capable de « penser » ces concepts purement abstraits ; et que quelque chose soit visible n'exclut pas d'office qu'il soit connaissable, au moins dans une certaine mesure, car rien ne dit que les mêmes réalités ne puissent être à la fois visibles et intelligibles, ou, si l'on préfère, que ce que nous concevons comme une seule réalité, un homme par exemple, ne puisse en fait recouvrir à la fois une composante visible (son corps) et une composante intelligible (son âme), et les analogies qui suivent, analogie de la ligne et allégorie de la caverne, proprement comprises, vont même nous montrer que c'est justement le cas à l'aide de cet exemple, qui concerne ce qu'il est pour nous le plus important de connaître, nous-mêmes en tant qu'êtres humains (anthrôpoi). Dans la réplique précédente, Socrate n'a pas voulu suggérer que ce qui devient et se perd, to gignomenon te kai apollumenon, ne peut conduire qu'à des opinion (doxas), par nature fluctuantes, et que seul ce qui est (stable, éternel, non susceptible de changement), to on, pouvait être objet de connaissance, mais que tant que l'âme ne s'appuie que sur ce qui lui est offert par la vue, et plus généralement par les sens, sans chercher à percevoir par l'esprit, les apparences (eidè/ideai) intelligibles qui se cachent derrière les apparences (eidè) visibles, elle ne peut en effet aboutir qu'à des opinions, ce qui n'est pas la même chose. Ce qui est inconnaissable parce que toujours changeant, ce ne sont pas les réalités qui sollicitent nos sens, mais les apparences sensibles de ces réalités, la perception qui nous en est donné par les seuls sens. Et si, dans les répliques suivantes, Socrate oppose les gignôskomena (« les *** qu'on apprend à connaître »), non plus aux horata (« visibles »), mais aux horômena (« les *** vues »), ce n'est pas parce que, pour lui, noèton (« pensable/intelligible ») et gnôston (« connaissable/connu ») seraient synonymes et donc interchageables, mais parce que, comme le montre le changement de formes grammaticales utilisées (participes passés passifs au lieu d'adjectifs verbaux), il passe du point de vue de propriétés de ce qui se donne à percevoir au point de vue d'activités de celui qui est sollicité d'une manière ou d'une autre par ces réalités. La finalité du nous (« esprit »), c'est le connaître, ou du moins l'effort en vue de la connaissance, le gignôskein, qui s'appuie à la fois sur la vue et sur la réflexion, et vise en dernier ressort la connaisssance de ce qui est bon pour celui qui pense, et c'est donc lui, et pas seulement un noein passif, qui, en tant qu'activité dans le registre du noèton, est le vrai correspondant de la vue en tant qu'activité dans le registre du visible. (<==)
(88) On retrouve ici le terme de dunamin, « pouvoir », utilisé pour la première fois en 507c8 pour qualifier aussi bien ce qui permet de voir que d'être vu, et repris en 508a1 pour qualifier la faculté d'être vu par opposition au terme aisthèsis utilisé pour la faculté de voir. Ici, il est associé à la faculté de connaître de « celui qui apprend à connaître » (tôi gignôskonti), le mot aisthèsis, « sensation » ne pouvant pas servir à qualifier une faculté « intellectuelle ». (<==)
(89) « L'idée du bon » traduit, ici encore, comme en 505a2, ten tou agathou idean. Socrate identifie donc ici comme source de la « lumière » que constitue la vérité (alètheia), non pas auto to agathon (« le bon lui-même »), mais hè tou agathou idea (« l'idée du bon »). Pour ceux qui pensent que c'est la même chose, opinion de la plupart, sinon la totalité, des commentateurs modernes, que d'ailleurs des échanges comme celui-ci mal compris et traduits approximativement par des traducteurs qui n'ont pas pris conscience du soin avec lequel Platon compose ses écrits ont pu contribuer à accréditer, cela ne pose pas de problème. Mais on va justement voir que cette réplique de Socrate, proprement comprise, suggère le contraire, c'est-à-dire que ce n'est pas la même chose. Contentons-nous de remarquer pour l'instant que nous sommes ici dans une problématique de connaissance par l'âme humaine et de vérité en tant que lumière lui permettant d'appréhender sous l'éclairage le plus favorable ce qu'elle cherche à connaître. Si, comme je l'ai suggéré dans la note 2, l'idée du bon est ce qui, du bon lui-même, est accessible à notre intelligence, ce ne peut être qu'à travers cette « idée » que le bon est susceptible d'éclairer nos efforts pour connaître puisque c'est la seule chose de lui qui nous est perceptible. En d'autres termes, dès lors qu'on se place du point de vue de l'âme connaissante, on ne peut parler que de hè tou agathou idea (« l'idée du bon »), et ce n'est que lorsqu'on se place dans l'absolu, c'est-à-dire en tentant d'adopter un point de vue qui nous place hors de l'âme, dans la position d'un dieu passé de l'autre côté de la voûte du ciel, selon l'image donnée par Socrate dans son second discours du Phèdre (Phèdre, 247b-e), déjà mentionné à la fin de la note 86, que l'on peut parler de auto to agathon (« le bon lui-même »). (<==)
(90) « Et conçois-la, en tant qu'on apprend à la connaître, comme étant le pourquoi du savoir et de la vérité » traduit le grec aitian d' epistèmès ousan kai alètheias, hôs gignôskomenèn men dianoou. Cette lecture du grec que je retiens n'est pas la seule possible, car les manuscrits offrent des variantes pour les parties en gras (gignôskomenès au lieu de gignôskonenèn, et dia noou au lieu de dianoou). Dans la première version de cette page, j'avais retenu la leçon dia noou (« par l'intelligence », deux mots), donnée par certains manuscrits (n'oublions pas que, du temps de Platon,
les mots écrits n'étaient pas séparés par des espaces,
mais jointifs), plutôt que la leçon plus communément admise dianoou en un seul mot, impératif
du verbe dianoeisthai, formé du préfixe dia- (idée
d'achèvement dans ce cas) et du moyen du verbe noein, qui veut
dire « concevoir par la pensée ». Dans cette lecture, tout ce membre de phrase, avec ousan (« étant » à l'accusatif féminin) comme verbe principal, constituait une apposition à tèn tou agathou idean (« l'idée du bon ») et dia noou un complément de moyen de hôs gignôskomenèn/ès (« en tant qu'on apprend à la connaître »), l'ensemble se rapportant soit à « l'idée du bon » (leçon gignôskomenèn, accusatif féminin, comme idean), soit à « la vérité » (leçon gignôskomenès, génitif féminin, comme alètheias). Retenant aussi la leçon gignôskomenès, j'avais proposé la traduction suivante : « [l'idée du bien,] qui est cause en effet de la science et de la vérité en tant que bel et bien reconnue par l'intelligence ».
Je reviens ici à la leçon dianoou après avoir modifié ma compréhension du hou katalampei alètheia te kai to on (« ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est ») de la réplique précédente (cf. note 86) et donc du rôle de l'alètheia (« vérité ») dans cette mise en parallèle du soleil et du bon. Et je lis gignôskomenèn (accusatif féminin singulier) au lieu du gignôskomenès (génitif féminin singulier) que donne la presque totalité des manuscrits et des éditeurs, variante attribuée par Slings dans la nouvelle édition du texte de la République des Oxford Classical Texts (2003) au Laurentianus 80.19, et que Baccou (Hatier), Pachet (Folio Gallimard) et Leroux (GF Flammarion) qui la retiennent aussi, considèrent comme une correction d'Adam dans leur note ad loc. (elle est aussi retenue par Karsenti/Prélorentzos (Hatier), mais sans note d'accompagnement précisant qu'il s'agit d'une variante). Dans cette lecture, gignôskomenèn/ès n'a plus de complément. Avec la leçon gignôskomenès, ce participe présent s'accorde avec alètheias et il faut traduire : « conçois-la comme étant le pourquoi du savoir et de la vérité en tant qu'on apprend à la connaître » ou « en tant qu'elle est connue », ces derniers mots se rapportant à la vérité (ou à la rigueur aux deux mots alètheias et epistèmès, qui sont tous deux féminins en grec, ce qui ne change rien car le problème est qu'il porte sur alètheias, ce qui est vrai dans les deux cas).
Mais avant de justifier ce choix de leçon et pour rendre compréhensibles mes explications, il me faut justifier mon choix de traduction pour certains des mots de ce membre de phrase, le mot epistèmè, dont epistèmès est le génitif singulier, et surtout le mot aitia, généralement traduit par « cause », et dont aitian est l'accusatif singulier.
Sur le mot epistèmè, on pourra se reporter aux notes 36, 37 et 44. Je préfère la traduction par « savoir » à celle, plus classique, par « science », car le mot « science » a de nos jours une connotation par trop « physique » et matérialiste : on ne pense pas spontanément la philosophie (au sens moderne) ou la théologie (de quelque religion qu'elle soit) comme des sciences, même si, dans les classements des librairies, on trouve souvent les livres consacrés à ces domaines dans une section « sciences humaines », alors qu'on aura moins de mal à admenttre qu'un philosophe a un certain savoir.
Le problème posé par le mot aitia (effleuré dans la note 74) est d'une tout autre envergure et c'est en fin de compte d'une bonne compréhension de ce mot que dépend une bonne compréhension de l'analogie entre bon et soleil que propose ici le Socrate de Platon. Le sens premier du mot aitios, adjectif qui prend la forme aitia au féminin et aition au neutre, dont dérive le substantif aitia (qui n'est que la substantivation du féminin par ajour de l'article), est celui de « responsable », dans un sens souvent juridique, ce qui conduit à l'un des sens possibles de aitia, celui de « coupable » ou « accusé ». Mais le sens de « responsable » évolue aussi, dans un autre registre, philosophique en particulier, vers celui de « cause ». Le problème est que, pour nous aujourd'hui en tout cas, l'idée de « cause » implique le plus souvent une succession temporelle dans laquelle la cause précède nécessairement la conséquence, ou ce dont elle est cause. Or le mot grec aitia a un sens beaucoup plus ouvert, comme le montre l'analyse faite par Aristote des divers sens du mot aitia pour identifier quatre grandes catégories de « causes ». En citant ces textes d'Aristote ici, mon propos n'est pas de juger de la pertinence de son analyse, mais seulement de faire l'inventaire des termes et expressions qu'il associe au mot aitia pour nous aider à voir tous les sens possibles de l'expression utilisée ici par le Socrate de Platon lorsqu'il dit que hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») doit être considérée comme aitian epistèmès kai alètheias (« aitia du savoir et de la vérité »), avant d'essayer de déterminer le(s)quel(s) de ces sens Platon avait en vue.
En Physique II, 3, 194b8-10, Aristote justifie un développement « sur les "causes", quelles elles sont et quel est leur nombre (peri tôn aitiôn, poia te kai posa to arithmon estin) » en affirmant que « nous ne pensons connaître chaque [chose] avant d'avoir saisi le pourquoi de chacune (ce qui est saisir la première cause) (eidenai d'ou proteron oiometha hekaston prin an labômen to dia ti peri hekaston (touto d' esti to labein tèn prôtèn aitian) ». Il énumère ensuite les différents sens possible de aitios dans les termes suivants : « Eh bien donc, d'une première manière est dit responsable (aition) ce à partir de quoi quelque chose est produit et qui lui reste sous-jacent, comme le bronze pour la statue et l'argent pour la coupe et les autres productions de ceux-ci ; et d'une autre [manière], l'espèce (eidos) et le modèle, c'est-à-dire la raison/explication du fait d'être ce qu'on est (ho logos ho tou ti èn einai) et les genres de celle-ci, comme pour l'octave le [rapport] de deux à un et dans tous les cas le nombre et les parties [qui sont] dans la raison/explication ; et encore le principe premier/l'origine première (archè) d'où [vient] le changement ou le repos, comme celui qui décide est responsable (aitios), et le père par rapport à l'enfant et dans tous les cas, celui qui fait par rapport à ce qui est fait et celui qui transforme par rapport à ce qui est transformé ; et encore comme la fin (telos), c'est-à-dire le en vue de quoi (to hou heneka), comme pour le fait de se promener, la santé, car pourquoi se promène-t-on ? « pour être en bonne santé », disons-nous, et en répondant ainsi, nous pensons avoir mis en évidence ce qui est responsable (to aition). Et en outre tout ce qui, pour autre chose se mouvant, se produit dans l'intervalle avec la fin, comme, pour la santé, l'amaigrissement ou la purgation ou les remèdes ou les instruments, car toutes ces choses sont en vue de la fin, et ne diffèrent les unes des autres que comme étant les unes des actions, les autres des instruments. (Hena men oun tropon aition legetai to ex hou gignetai ti enuparchontos, hoion ho chalkos tou andriantos kai ho arguros tès phialès kai ta toutôn genè. Allon de to eidos kai to paradeigma, touto d’ estin ho logos ho tou ti èn einai kai ta touto genè (hoion tou dia pasôn ta duo pros hen, kai holôs ho arithmos) kai ta merè ta en tôi logôi. Eti hothen hè archè tès metabolès hè prôtè è tès èremèseôs, hoion ho bouleusas aitios, kai ho patèr tou teknou, kai holôs to poioun tou poioumenou kai to metaballon tou metaballomenou. Eti hôs to telos ; touto d’ estin to hou heneka, hoion tou peripatein hè hugieia ; dia ti gar peripatei, phamen « hina hugiainè », kai eipontes houtôs oiometha apodedôkenai to aition. Kai hosa dè kinèsantos allou metaxu gignetai tou telous, hoion tès hugieias hè ischnasia è hè katharsis è ta pharmaka è ta organa ; pant agar tauta tou telous heneka estin, diapherei de allèlôn hôs onta ta men erga, ta d’ organa.) (Physique II, 3, 194b23-195a2). Et dans la conclusion de ce développement, il reprend l'énumération sous la forme suivante : « Que c'est là les responsables (aitia, neutre pluriel) et que leur nombre [soit] tel que nous disons, [c'est] clair, car ceux-ci cernent le nombre du pourquoi (to dia ti). En effet, le pourquoi se ramène en fin de compte ou bien au ce que c'est (to ti estin) pour les [réalités] dépourvues de mouvement, comme dans le cas des mathématiques (car ça se ramène en fin de compte à la définition du droit ou du commensurable ou autre chose [comme ça]), ou bien au moteur premier (comme « pourquoi ont-ils fait la guerre ? », « parce qu'ils ont été pillés ») ou bien au en vue de quoi (tinos heneka) ? (« afin de prendre le pouvoir »), ou bien dans les [choses] engendrées, la matière (Hoti de estin aitia, kai hoti tosauta ton arithmon hosa phamen, dèlon ; tosauta gar ton arithmon to dia ti perieilèphen ; hè gar eis to ti estin anagetai to dia ti eschaton, en tois akinetois (hoion en tois mathèmasin eis horismon gar tou eutheos è summetrou è allou tinos anagetai eschaton), è eis to kinèsan prôton (hoion dia ti epolemèsan ? hoti esulèsan), è tinos heneka (hina arxosin), è en tois gignomenois hè hulè) » (Physique, II, 7, 198a14-22).
Il revient sur cette question au livre A de la Métatphysique, où il fait de la connaissance de la « cause (aitia) », qu'il assimile au « pourquoi ? (dioti) », le propre du savoir et ce qui le distingue de la simple « pratique » (empeiria, dont vient le français « empirique » pour désigner une activité que se fonde sur la seule pratique, sur l'expérience acquise) (Métaphysique, A, 981a24-30 : « Mais cependant nous pensons que le savoir en tout cas et le comprendre appartiennent plutôt à l'art qu'à la pratique et nous considérons les artisans comme plus sages que les [simples] praticiens, selon [l'idée] que la sagesse accompagne plutôt le savoir ; et cela parce que les uns connaissent la cause (tèn aitian), les autres pas. Les praticiens d'une part connaissent en effet le quoi (to hoti), mais ils ne connaissent pas le pourquoi (dioti) ; les autres, d'autre part, ont appris à connaître le pourquoi et la cause (all' homôs to ge eidenai kai to epaïein tèi technèi tès empeirias huparchein oiometha mallon, kai sophôterous tous technitas tôn empeirôn hupolambanomen, hôs kata to eidenai mallon akolouthousan tèn sophian pasi: touto d' hoti hoi men tèn aitian isasin hoi d' ou. hoi men gar empeiroi to hoti men isasi, dioti d' ouk isasin: hoi de to dioti kai tèn aitian gnôrizousin) » ; Métaphysique, A, 982a2 : « la sagesse est la science sur certains principes et causes (hè sophia peri tinas archas kai aitias estin epistèmè) »). Dans ce livre, il décrit les quatre causes dans les termes suivants : « les responsables (ta aitia, neutre pluriel) se disent de quatre manières, desquelles la première cause (mian aitian, accusatif féminin singulier), disons-nous, est l'ousia et le fait d'être ce que c'est (to ti èn einai) (le pourquoi conduit en effet en fin de compte vers la raison/explication, et le pourquoi premier [est] responsable (aition) et principe (archè)), une autre [est] la matière et le substrat, la troisième est ce dont [vient] le principe du mouvement, et la quatrième la cause opposée à celle-là, le en vue de quoi (to hou heneka) et le bon (tagathon, contraction de to agaton) (car c'est la fin (telos) de tout engendrement et [de tout] mouvement) (ta d' aitia legetai tetrachôs, hôn mian men aitian phamen einai tèn ousian kai to ti èn einai (anagetai gar to dia ti eis ton logon eschaton, aition de kai archè to dia ti prôton), heteran de tèn hulèn kai to hupokeimenon, tritèn de hothen hè archè tès kinèseôs, tetartèn de tèn antikeimenèn aitian tautèi, to hou heneka kai tagathon (telos gar geneseôs kai kinèseôs pasès tout' estin)) » (Métaphysique, A, 983a24-35 ; la traduction de plusieurs des mots et expressions employés ici par Aristote, en particulier parmi ceux que j'ai mis en gras, mériterait des explications qui nous éloigneraient de notre propos, mais il en est un que je laisse non traduit, c'est le mot ousia, hérité de Platon par Aristote, pour des raisons que j'explicite dans la note 103, lorsque ce mot va justement intervenir dans une réplique de Socrate ; ce qu'il importe de noter ici c'est que l'ousia, concept qu'Aristote a repris de Platon sans nécessairement avoir compris le ou les sens qu'il lui donnait, fait partie de ce qu'Aristote associe à la notion d'aitios/aitia).
La fin de cette citation d'Aristote, avec la quatrième sorte de « responsable/cause », la cause traditionnellement qualifiée de « finale », identifiée comme tagathon (contraction de to agathon), « le bon », nous ramène à Platon et à la réplique qui nous occupe ici. Pour Aristote, héritier en cela de Platon, le bon est bien aitios/aitia, un « pourquoi ? », mais en tant qu'il est telos (« fin »), en tant que to hou heneka (« le en vue de quoi »), ce qui est, nous dit encore Aristote, l'opposé (antikeimenèn) d'une « cause » qui chercherait à expliquer l'« origine (archè) » d'un « mouvement » pris au sens large incluant non seulement un déplacement spatial, mais encore toute action effectuée par un homme ou plus généralement un animal, qu'elle s'accompagne ou pas de déplacements physiques, ou encore tout « mouvement » de l'âme.
Certes, ces citations d'Aristote prouvent tout au plus qu'un penseur qui a été le contemporain de Platon pouvait comprendre aitia comme renvoyant à une fin et pas seulement à une cause antécédente dans le temps, mais n'impliquent pas à elles seules que c'est bien ainsi que le Platon qui mettait les mots que nous examinons dans la bouche de son Socrate comprenait le mot aitia dans ce contexte. Pour nous convaincre que le Socrate de Platon avait aussi, ou plutôt déjà, cette compréhension de aitia, nous pouvons nous tourner vers la section du Phédon où Socrate expose les étapes de son développement intellectuel (Phédon, 95e8-102a1), à propos de l'étude de « la cause de la génération et de la corruption (peri geneseôs kai phthoras tèn aitian) ». Dans cette seule section, on trouve 28 des 30 occurrences du mot aitia dans ce dialogue, plus 6 occurrences de aitios (toutes sauf la première sous la forme neutre aition) et Socrate y déclare que « autre chose est le responsable réellement, autre ce sans quoi le responsable ne pourrait être responsable (allo men ti esti to aition tôi onti, allo de ekeino aneu hou to aition ouk an pot' eiè aition) » (Phédon, 99b2-4) en prenant l'exemple de ce qui fait qu'il est actuellement assis dans sa prison à attendre de boire la ciguë, dont il ne faut pas chercher l'explication dans la position de ses muscles et de ses os, mais dans le fait qu'il a décidé qu'« il était meilleur pour [lui] de rester assis ici même (emoi beltion au dedoktai enthade kathèsthai) », à partir d'une opinion du meilleur (hupo doxès tou beltistou) qui lui faisait penser « qu'il était plus juste et plus beau, plutôt que de fuir et de s'évader, de subir de la part de la cité la peine, quelle qu'elle soit, qu'elle ordonnerait (dikaioteron... kai kallion einai pro tou pheugein te kai apodidraskein hupechein tèi polei dikèn hèntin' an tattèi) » (Phédon, 98e2-3 ; 99a2-4).
Et, pour finir de se convaincre que c'est bien en ce sens de cause finale qu'il faut ici comprendre aitia appliqué à to agathon, il suffit de relire, au début de notre section, la réplique de Socrate en 505d11-506a2, où il explique qu'il est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses] » (ho dè diôkei men hapasa psuchè kai toutou heneka panta prattei) : on ne retrouve pas le mot aitia dans cette réplique, mais l'expression toutou heneka (« en vue de cela ») où apparaît la préposition heneka (« en vue de ») dont Aristote, dans les citations reproduites plus haut, fait, sous la forme to hou heneka (« le en vue de quoi »), le marqueur de la cause « finale ».
Ici, Socrate ne parle pas du bon lui-même puisqu'il se place dans une perspective gnoséologique (cf. note 87), mais de l'idée du bon, et des efforts que nous faisons pour mieux l'appréhender (« en tant qu'on apprend à la connaître », hôs gignôskomenèn), et il nous invite à comprendre (dianoou, « conçois! ») que c'est elle qui est la finalité ultime de tous nos efforts en vue de la connaissance et de la vérité. Il ne fait que redire de manière plus abstraite et générale ce qu'il disait déjà en 506a3-7, à savoir que cela ne sert de rien de connaître ce qui est juste et beau si l'on ignore « la manière dont elles peuvent bien être bonnes ». Et il nous précise que cette « idée du bon » ne nous tombe pas dessus toute cuite, comme la lumière du soleil, mais que c'est à chacun de nous d'en chercher la « lumière » par l'étude que suppose le gignôskein (« apprendre à connaître », sens duratif du verbe), ce qui fait que, tout comme le soleil est source de lumière mais aussi objet visible, le bon est source de lumière dans notre recherche, mais aussi lui-même objet d'étude.
Dire que l'idée du bon est « aitia du savoir et de la vérité » ne veut donc pas dire que c'est elle qui produit, par on ne sait trop quelle magie, la connaissance et la vérité dans l'esprit des hommes, comme on pourrait dire que le soleil « produit » tout ce qui vit sur terre en y faisant pousser les plantes qui nourissent certains animaux, eux-mêmes mangés par d'autres animaux, etc., si bien que, comme le savait déjà Platon, même s'il n'en donnait pas une explication aussi détaillée que celle que nous pouvons en donner de nos jours, sans soleil, il n'y aurait pas de vie sur la terre. Car le parallèle que Socrate établit entre l'ordre du visible/sensible/matériel et l'ordre de l'intelligible doit se comprendre dans le respect des spécificités de chaque ordre et un mot comme aitia ne peut se comprendre de la même manière dans le registre « physique » et dans l'ordre de l'intelligibilité. Il y a bien « causalité » dans les deux cas, c'est-à-dire existence d'un lien, d'une relation, entre le soleil et ce qui vit sur terre dans un cas, entre le bon et la connaissance que recherchent les êtres intelligents que nous sommes dans l'autre, mais ce n'est pas de la même sorte de « causalité » qu'il est question dans chaque cas. Le monde physique visible/sensible est un monde matériel situé dans le temps et l'espace et la causalité qui s'y manifeste est donc une causalité temporelle, et c'est dans ce registre de causalité que le soleil peut être dit cause de tout ce qui existe sur terre en tant que créature matérielle, et plus spécifiquement vivante. L'ordre intelligible est en dehors du temps et de l'espace et la notion de causalité qui s'y exprime n'est plus une causalité temporelle, mais une recherche de « principes » d'intelligibilité. Et ce que veut nous faire comprendre le Socrate de Platon, c'est que le principe ultime d'intelligibilité de tout ce qui s'offre à la perception par notre intelligence est l'idée du bon, qui est celle qui, en fin de compte, guide tous nos choix d'action, directement ou indirectement, en tant que la fin ultime que nous recherchons tous. « Comprendre » un criminel, ce n'est pas comprendre comment une boule de plomb projetée par une arme a feu a pu provoquer la mort de celui qu'il a tué, mais comprendre les mobiles de son geste et en fin de compte pourquoi il a estimé « meilleur » pour lui-même de tuer sa victime plutôt que de ne pas la tuer, sur la base d'une conception du « bon » probablement erronée, c'est-à-dire éclairée par autre chose que l'idée du bon et que la vérité qui en jaillit. La causalité physique, comme l'est celle du soleil par rapport à la vie sur terre nous fait regarder « en arrière » vers le « passé » dans lequel une « cause » doit précéder temporellement ses conséquences, alors que la causalité principe d'intelligibilité, comme l'est celle du bon par rapport aux décisions des hommes en fonction de leurs connaissances, nous fait regarder en avant pour identifier les finalités de ces actes.
Pour terminer cette note, il reste à justifier le choix des leçons retenues pour le texte grec à la lumière de tout ce qui vient d'être dit.
Le choix de la leçon
gignôskomenèn plutôt que gignôskomenès découle du fait que, si, comme l'a suggéré Socrate dans la réplique précédente et comme il va le faire à nouveau un peu plus loin dans cette réplique (cf. note 94), la vérité joue pour l'intelligence le rôle de la lumière pour la vue, ce ne peut être elle qui est objet d'un gignôskein : on ne regarde pas la lumière, on regarde ce qu'elle éclaire et la lumière elle-même ne se voit pas s'il n'y a rien pour la recevoir (alors que le soleil, lui, se voit). De la même manière, on ne connaît pas la vérité en tant que telle, abstraction faite de tout autre objet d'étude, on connaît la vérité de quelque chose qu'elle éclaire en cherchant à appréhender, en apprenant à connaître, ce quelque chose sous son éclairage, c'est-à-dire en cherchant à connaître ce qu'il y a de bon pour nous en lui. Et comme on va bientôt le voir, cette valeur de chaque chose à la lumière du bon, c'est précisément cela son ousia. Lire hôs gignôskomenès, qui fait porter ces mots sur alètheias, n'a donc pas de sens, alors que lire hôs gignôskomenèn, qui fait porter ces mots sur tèn tou agathou idean, nous avertit que, comme je viens de le dire, cette idea aussi est un objet d'étude, et même, comme Socrate le dit dès la première réplique de notre section pour l'introduire dans la discussion, le plus important, puisque c'est elle qui éclaire tout le reste. Le soleil nous offre sa lumière sans que nous ayons à faire d'efforts pour en bénéficier, alors que le bon n'offre la sienne qu'à qui le cherche. Mais pour celui qui le cherche (to agathon), pourvu qu'il fasse des efforts suffisants (dont l'allégorie de la caverne nous donnera une image), il y a moyen de la trouver (son idea).
C'est justement cet effort de recherche que suggère la lecture dianoou, en nous invitant à faire usage de notre nous (« intelligence ») pour bien comprendre l'analogie que nous propose Socrate, alors que la leçon dia noou, outre le fait qu'elle mettrait sous la plume de Platon la forme non contracte noou, qu'on ne retrouve nulle part ailleurs dans ses dialogues, au lieu de la forme contracte nou, en précisant que le gignôskein, l'étude en vue de la connaissance, est une activité de l'intelligence (nous), ne nous apprendrait pas grand chose, alors même qu'en nous obligeant à lire tout ce membre de phrase comme une simple apposition à « l'idée du bon » introduite par ousan (« étant »), elle donnerait un caractère d'évidence à ce qui est justement l'idée originale pas évidente du tout de toute cette analogie, le fait que le bon est la finalité de toute recherche de connaissance. (<==)
(91) Le terme
gnôseôs, génitif singulier de gnôsis,
substantif dérivé de gignôskein (dont vient le français
« gnose »), que je traduis par « recherche de la connaissance » pour conserver la parenté de racine avec gignôskein, remplace ici epistèmè (« savoir/science »). La traduction usuelle de gnôsis dans ce contexte est plus simplement « connaissance ». Quelques mots plus loin dans la réplique, Socrate revient à epistèmè, si bien que certains traducteurs n'hésitent pas ici à traduire par le même mot epistèmè et gnôsis (Chambry, Baccou, Karsenti/Prélorentzos, « science » les trois fois ; Leroux, « connaissance » les trois fois). Il faut dire que les trois fois, que le mot employé soit epistèmè ou gnôsis, il est associé à alètheia. Est-ce à dire que, pour Socrate, epistèmè et gnôsis sont synonymes, puisqu'ils semblent ici interchangeables, comme le pensent certains traducteurs ? Ce n'est pas sûr. Au sens premier, la terminaison -sis sert à nommer l'action impliquée par le verbe dont est dérivé le substantif ainsi formé, et on a vu que le sens premier de gignôskein, le verbe dont dérive gnôsis via la forme aoriste gnônai, est « apprendre à connaître en faisant des efforts ». Dans ces conditions, la gnôsis, c'est tout autant l'activité d'acquisition de la connaissance que le résultat effectif de cette activité, comme le montre le fait que, dans le langage judiciaire, gnôsis peut signifier « enquête », alors que le mot epistèmè en vient à désigner un savoir supposé acquis et réel, c'est-à-dire le but ultime de tout apprentissage, idéalisé jusqu'à un certain point. Or toute la question est bien de savoir si l'apprentissage auquel fait référence le gignôskein et donc dans une certaine mesure la gnôsis, est susceptible de nous permettre de parvenir à l'idée que nous nous faisons du savoir, de l'epistèmè, et donc de faire de nous des sophoi (« savants, sages »). L'alètheia est bien une « lumière » qui éclaire pour notre esprit d'êtres humains ce qu'il cherche à comprendre, tout comme le soleil éclaire les objets qui nous entourent, mais, pas plus que le fait qu'un objet ou une personne soit en plein soleil ne garantit que nous les verrons parfaitement, la lumière de la vérité ne nous garantit que nous comprendrons tout ce qu'il y a à comprendre, que nous saurons tout ce qu'il y a à savoir sur ce à quoi nous nous intéressons, notre premier problème étant justement de déterminer dans chaque cas si c'est bien la vérité qui éclaire ce que nous étudions, ou une autre « lumière » plus ou moins « artificielle ». Oui, le savoir (epistèmè) dans l'absolu a bien pour cause (finale) la connaissance de l'idée du bon, oui, le savoir (epistèmè) dans l'absolu est bien dans le registre intelligible l'équivalent de ce qu'est la vue (opsis), non pas en tant que simple potentialité, mais en tant qu'actualisée, dans le registre visible. Mais la seule chose qui est certaine pour nous, c'est que nous avons le pouvoir de chercher à connaître pour dépasser les simples opinions, sans être certains d'arriver à la connaissance parfaite, mais que, malgré tout, cela est beau (kalon), quel qu'en soit le résultat. Il y a plus de beauté dans Socrate passant son temps à chercher à connaître tout en continuant à affirmer qu'il en sait rien que dans Hippias prétendant avoir une science (epistèmè) universelle (cf. Hippias Mineur, 368a8-e1).
Il est intéressant de noter comment Socrate, parlant de l'idée du bon (agathon) en tant que source de lumière dans l'ordre intelligible, en vient à utiliser le qualificatif de « beau (kalon) » lorsqu'il fait référence au comportement (la recherche de la connaissance) qui peut s'appuyer dessus, c'est-à-dire au processus se déroulant dans le temps et l'espace qui y conduit. Le beau peut en effet être pensé comme la déclinaison du bien dans l'ordre de ce qui devient et se perd, dans le sensible pour les sens, mais aussi par analogie, dans le registre des conduites, ce que traduit, dans le langage de l'époque, leur association dans l'expression kalos kagathos (« beau et bon »), dont dérive le substantif kalokagathia pour désigner la conduite d'un « honnête homme », sorte d'idéal des Grecs du temps de Socrate auquel se réfère Anytos dans sa conversation avec Socrate dans le Ménon (cf. Ménon, 92e4).
Notons pour finir que le remplacement ici d'epistèmè par gnôsis fait écho à l'impératif dianoou (« conçois ! ») utilisé peu avant : Socrate ne rate pas une occasion de rappeler à ses interlocuteurs (et, à travers lui, Platon à ses lecteurs) qu'il ne suffit pas d'écouter ses belles paroles mais qu'il faut encore s'impliquer personnellement, se les approprier, les faires siennes, les comprendre avec sa propre intelligence et que tout cela demande du travail et des efforts. (<==)
(92) « Tu penseras avec rectitude en le pensant lui-même autre et plus beau encore qu'elles » traduit le grec allo kai kallion eti toutôn hègoumenos auto orthôs hègèsèi.
Le verbe traduit par « penser », qui apparaît deux fois dans ce membre de phrase sous deux formes différentes, une fois à la seconde personne de l'indicatif futur
(hègèsèi, « tu penseras ») et une fois au participe présent au nominatif masculin singulier (hègoumenos « en pensant »), est le verbe hègeisthai, dont le sens premier est « conduire,
diriger », et qui veut aussi dire « croire, penser ».
L'adverbe qui qualifie ce penser est orthôs, qui est l'adverbe formé à partir de l'adjectif orthos qui signifie « droit » à la fois dans un sens qu'on peut dire « géométrique », dans un sens figuré, qui donne pour l'adverbe le sens de « correctement », et dans un sens moral, pour parler d'une conduite ou d'un comportement. Si l'on rapproche cette gamme de sens de ce que j'ai dit auparavant, on voit que orthôs hègèsèi pourrait aussi bien se traduire par « tu pensera correctement » que par « tu te conduiras droitement ». Ce verbe suggère l'idée d'un lien étroit entre ce qu'on pense et la conduite que l'on adopte : c'est la conduite que l'on adopte qui permet de deviner ce que l'on pense.
Auto est un neutre, qui ne peut donc renvoyer à hè tou agathou idea (« l'idée du bon »), puisque idea est féminin en grec comme « idée » en français, mais seulement à tou agathou qui, lui, est neutre. Et ce auto (« lui-même ») nous invite à rapprocher les deux mots et à voir dans ce auto un raccourci pour auto to agathon (« le bon lui-même »). Et si Socrate prend la peine de dire ici auto et non pas autè, féminin, qui renverrait à hè tou agathou idea, plus naturel grammaticalement si pour lui c'était la même chose, c'est bien pour suggérer que ce n'est pas la même chose. Il n'est plus ici en train de parler de l'idea, mais de ce dont cette idea est idea, même si, faute de mieux, il est contraint d'en parler avec nos mots et nos concepts, en le qualifiant de « plus beau », ne serait-ce que parce qu'il ne peut pas se contenter de la tautologie qui consisterait à dire que le bon lui-même est bon ! Pour traduire la primauté du bon sur tout le reste, y compris sur la vérité dont il est source à travers l'idée qui s'offre de lui à nous ou le savoir que nous pouvons peut-être en dériver, il ne lui reste que ce qualificatif de « beau », qui nous rend « sensible » cette prééminence.
Dans le même ordre d'idées, on peut remarquer que l'adverbe utilisé par Socrate ici, orthôs (« droitement »), qu'il va reprendre dans la suite en alternance avec l'adjectif dont il est issu, orthos (« droit »), est, comme je viens de le dire un peu plus haut dans cette note, un mot dont le registre de sens s'étend de la géométrie à l'éthique, du visible (une route droite, une tige droite, une ligne droite tracée sur le sable, etc.) à l'intelligible (une conduite droite, le concept de ligne droite en géométrie, une pensée droite, etc.) en passant par tous les registres de ces deux ordres.
Socrate, pour essayer de nous faire comprendre sa vision du bon ne se contente pas d'utiliser des analogies, comme ici celle du bon et du soleil, mais il cherche aussi à utiliser à l'intérieur même de ces analogies des mots qui font image. Et cette insistance à faire référence au « droit (orthon) » et au « pas droit (ouk orthon) » dans les quelques lignes qui suivent peut aussi être une préparation à l'analogie de la ligne qui vient immédiatement après notre section sur l'analogie du soleil et du bon. C'est la raison pour laquelle il m'a paru important de conserver dans la traduction ces multiples références au « droit » plutôt que d'utiliser des synonymes plus usuels comme « correct » ou des périphrases comme « tu auras raison de penser ». J'expliquerai la raison pour laquelle j'ai traduit ici orthôs par « avec rectitude » plutôt que par un plus simple « droitement » lorsqu'on en sera à la seconde occurrence de cet adverbe, dans l'expression ouk orthôs echei en 509a2. (<==)
(93) « Ici-bas » traduit ekei, dont le sens premier est « là », mais qui est aussi utilisé comme un euphémisme pour parler des enfers, c'est-à-dire avec une connotation « religieuse », en opposition avec enthade, « ici », qui peut servir à désigner le monde des vivants . Ici, ekei s'oppose, non à enthade, mais au entautha qui ouvre la seconde partie de la comparaison, traduit par un simple « là ». Platon oppose par ces mots les deux « ordres », les deux « domaines », du visible et de l'intelligible, sans les qualifier autrement, et par deux mots de sens presque similaire. Mais s'il a réservé le premier, qui, seul des deux, peut tirer avec lui cette connotation « religieuse », pour parler du visible, ce n'est peut-être pas tout-à-fait un hasard : l'allégorie de la caverne va bientôt nous présenter notre monde à l'aide de l'image d'un monde « souterrain » qui est plus près de l'image que se faisaient les Grecs d'alors des enfers que de celle de notre monde. C'est cette connotation « religieuse » que j'ai voulu rendre par le « ici-bas », qui n'évoque pas pour nous les enfers, mais notre monde par opposition à un « au-delà », ce qui reste acceptable pour parler du monde visible. (<==)
(94) « Conformées
au soleil » traduit hèlioeidè, accusatif neutre pluriel de l'adjectif hèlioeidès, déjà rencontré au superlatif en 508b3, où je l'avais traduit de la même manière. Sur cet adjectif, qui est sans doute un néologisme formé par Platon pour l'occasion, voir la note 75.
Ce que Socrate met ici en parallèle avec savoir (epistèmè) et vérité (alètheia) dans l'ordre de l'intelligible, c'est, dans l'ordre du visible, lumière (phôs) et opsis, qui signifie « vue », mais vue, non pas en tant que potentialité, en tant que sens, mais en tant qu'actualisée, vue de ce que je vois effectivement. Comme il est évident que c'est la vue en ce sens qui est le correspondant du savoir, bien que la vue vienne en second dans la liste des éléments du visible alors que le savoir vient en premier dans la liste des éléments de l'intelligible que Socrate met en relation les uns avec les autres, il faut en conclure que c'est la lumière qui est le correspondant de la vérité, ce qui est cohérent avec les propos de Socrate dans sa précédente réplique, lorsqu'il parlait de hou katalampei alètheia (« ce qu'éclaire d'en haut la vérité »). C'est en m'appuyant sur cette mise en regard (en miroir donc) que j'ai récusé, dans la note 86, l'option 2 qui faisait de la vérité, non pas la lumière, mais ce qui était éclairé par le bon au même titre que to on (« ce qui est »). (<==)
(95) Socrate oppose ici, comme il va le faire dans la deuxième partie de cette mise en parallèle, un nomizein (« juger, tenir pour, croire, penser » qui est dit orthon (« droit »), à un hègeisthai (« croire, penser ») dont il est dit que ouk orthôs ekei (« ça n'a aucune rectitude/ça n'est pas correct »). Comme on le voit, les deux verbes nomizein et hègeisthai, ce dernier déjà rencontré en 508e6 plus haut dans la réplique, ont des registres de sens se chevauchant en partie. Cette fluctuation de vocabulaire, qui se répète à l'identique dans les deux membres du parallèle, n'est pas un simple effet de style pour éviter des répétitions, mais un choix subtil de Platon pour adapter les images qu'évoquent les mots aux idées que véhicule le discours. C'est qu'en effet, chacun de ces deux verbes renvoie, de par son étymologie et son histoire, à des idées différentes. Nomizein est un verbe formé sur la racine nomos, qui signifie « usage, coutume, loi » (Nomoi est le titre grec du dernier dialogue de Platon, appelé en français les Lois), alors que hègeisthai, comme je l'ai dit dans la note 93, a pour sens premier « marcher devant, conduire,
diriger » et c'est à partir de l'idée que c'est sa « conduite » qui permet de deviner ce que quelqu'un pense que le verbe a fini par signifier « estimer, croire, penser ». Ici, le verbe qui évoque la loi est associé au jugement droit et celui qui évoque la marche au jugement qui erre : quand la pensée est droite, cela conduit à l'ordre dans la cité à travers de justes lois ; quand la pensée est dans l'erreur, on peut toujours se proclamer le chef et marcher devant, on ne marchera jamais droit, ou alors par pure chance (cf. en 506c7-9, l'allusion aux aveugles marchant droit (orthôs) sur une route).
Ma traduction de la formule ouk orthôs echei par « ça n'a aucune rectitude » plutôt que par un plus simple « ça n'est pas correct »
requiert quelques explications, promises à la fin de la note 93. Echei est la troisième personne du singulier de l'indicatif présent actif du verbe echein, qui signifie en particulier « avoir ». L'utilisation de ce verbe précédé d'un adverbe est une tournure usuelle du grec équivalente à einai (« être ») suivi de l'adjectif dont dérive l'adverbe. Selon cette règle, orthôs echei est équivalent à orthon estin, « c'est droit/correct ». Mais d'une part, je voulais garder la référence à « droit », à la « rectitude », pour les raisons que j'explique à la fin de la note 93, et d'autre part, on trouve, à la fin de la réplique, comme son dernier mot, ce qui le met en valeur, le substantif dérivé du verbe echein, hèxis, dont on va bientôt voir le rôle majeur qu'il joue dans le propos de Socrate, et il me semble que là encore, ce n'est sans doute pas un hasard si Platon met ici dans la bouche de Socrate cette formule utilisant le verbe echein plutôt qu'un simple ouk orthon comme dans la seconde branche du parallèle. Echein traduit la possession, dans un premier temps au sens le plus matériel du terme, comme quand en français on parle des avoirs de quelqu'un pour faire référence à sa fortune, à ses possessions matérielles. Pour celui qui n'a pas un jugement droit dans le monde sensible et visible, qui se conduit (hègeisthai) n'importe comment faute justement de véritable direction, il n'a (echei) à proprement parler rien de tangible sur lequel s'appuyer, il manque non seulement de direction mais d'appuis, ou en tout cas « il ne possède pas droitement » (sens littéral de ouk orthôs echei), ce qu'il possède éventuellement ne lui sert à rien et ne peut le mener (hègeisthai) nulle part. Pour essayer tant bien que mal de faire sentir cette parenté entre le echei utilisé ici qui évoque la « possession » (traduction de hexis en fin de réplique), j'ai traduit echei par « possède », ce qui m'a obligé à remplacer l'adverbe par un substantif, mais un substantif qui conserve quelque chose de la racine « droit », d'où mon choix de « rectitude ». Et c'est pour permettre de repérer la répétition de l'adverbe orthôs par oppositon aux emplois de l'adjectif orthos, que je traduis chaque fois ici par « droit », que j'ai traduit la première occurrence de orthôs dans cette réplique, en 508e6, par « avec rectitude ». (<==)
(96) « Conformés
au bon » traduit le mot agathoeidè, accusatif neutre pluriel de agathoeidès, mot construit sur le même modèle
qu'hèlioeidès à partir de agathos, selon la même logique de traduction que celle qui m'a fait traduire hèlioeidès par « conformé au soleil ». C'est la seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues, et même dans tous le corpus grec disponible à Perseus, et, comme pour hèlioeiès, il est probable qu'il s'agit d'un néologisme formé par Platon pour l'occasion. Mais il ne faudrait pas que la rareté du mot détourne notre attention de l'importance pour Platon de ce qu'il fait dire ici à son Socrate avec un mot forgé par lui pour l'occasion, mais qui était néanmoins compréhensible, au moins en apparence, pour ses contemporains, comme le serait pour un français aujourd'hui un mot nouveau terminé par le suffixe -phile pour désigner un amateur de ce qu'évoque la première partie du mot. En fait, la ressemblance délibérée de ces deux probables néologismes peut nous aider à découvrir, en éclairant le second, agathoeidès, par le premier, hèlioeidès, plus facile à appréhender, jusqu'où le Socrate de Platon veut que nous prenions au sérieux l'analogie qu'il développe, le parallèle qu'il établit entre le soleil dans l'ordre visible et le bon dans l'ordre intelligible, qui n'est pas pour lui une simple image, mais réellement une analogie qu'il faut pousser aussi loin que possible.
La première occurrence d'hèlioeidès est en 508b3, où Socrate nous dit que ni la vue (opsis) ni ce en quoi elle advient, l'œil (omma), n'est le soleil, mais qu'ils sont ce qui est le plus hèlioeidès parmi nos sens ; et ici, il nous dit qu'il est correct (orthon) de juger que la vue (opsis) et la lumière (phôs) sont hèlioeidè. Du côté de la parenté avec le soleil, on se retrouve donc avec une série de trois termes : la vue, l'œil et la lumière, et, en les disant tous trois hèlioeidè, Socrate veut dire qu'ils n'ont tout trois de sens que par rapport au soleil : sans soleil, plus de lumière, et sans lumière l'œil ne nous sert plus à rien et la vue disparaît. C'est cela leur parenté avec le soleil, conçu par Platon comme principe ultime de toute lumière pour nous sur terre. Pour ce qui est des réalités qu'il qualifie d'agathoeidè, il ne mentionne que savoir (epistèmè) et vérité (alètheia), et nous venons de voir (cf. note 94) que le savoir prend la place de la vue et la vérité celle de la lumière. Il ne tient qu'à nous de suppléer le troisième terme, qui prendrait la place de l'œil, organe de la vue : c'est notre esprit/intelligence, le nous. Dire que ces trois réalités, intelligence, savoir/connaissance et vérité sont agathoeidè, c'est, par analogie avec le cas des réalités hèlioeidè, dire que, sans le bon (to agathon), elles n'ont plus de sens. Tout comme la vue nous est donnée pour qu'à l'aide la lumière produite par le soleil nous puissions percevoir notre environnement sensible, notre intelligence (nous) nous est donnée pour que nous puissions connaître (epistèmè) en vérité (alètheia) ce qui est bon pour nous et en dériver des principes d'action dans notre vie terrestre. Les affirmations de Socrate au début de notre section sur le fait que le bon (to agathon) est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses] (505d11-e1) et qu'en ce qui le concerne, on ne se satisfait pas de l'apparence, mais qu'on en veut pour nous la réalité (505d5-9) ne faisaient que traduire la perception intuitive que tout un chacun a de cette réalité. Et comme le disait déjà Socrate alors, une connaissance (dans son exemple, celle des *** justes et belles) qui serait sans lien avec le bon, c'est-à-dire qui « ignor[erait] la manière dont elles peuvent bien être bonnes » (506a4-5), n'aurait aucune valeur pour nous. On n'a pas « dévoilé » totalement la réalité de quoi que ce soit, et donc on ne le verra pas dans la lumière de la vérité (alètheia = « dévoilement ») tant qu'on n'aura pas établi les liens qu'il entretient avec le bon. Notre intelligence est agathoeidès en ce qu'elle nous a été donnée par le créateur spécifiquement pour faire ce lien, de la même manière que nos yeux nous ont été donnés spécifiquement pour capter la lumière et voir ce qui nous entoure. Chez les animaux, c'est l'instinct qui joue ce rôle et personne n'a de mal à accepter l'idée que cet instinct est le moyen par lequel chaque animal détermine ce qui est bon pour lui et lui permettra de survivre autant que faire se peut dans la plupart des circonstances, quelle nourriture lui convient, quels partenaires sexuels, quels comportements à l'approche d'un danger, etc. L'homme est doté, lui, d'un « outil » infiniment plus complexe, l'intelligence s'appuyant sur le logos (parole/discours/raison), mais c'est toujours pour la même finalité, déterminer ce qui est bon pour lui pour conduire sa vie. Le parallèle est rigoureux et est bien plus qu'une belle image. Le problème est que notre esprit s'habitue vite à ce qui est le plus facile à percevoir, la lumière du soleil, et en vient à ne plus prêter de réalité qu'à ce que cette lumière sensible lui révèle, et que donc, comme les yeux ne sont pas, eux, agathoeidè, et donc ne « voient » pas le bon, on en vient à douter de son existence, ou à en fabriquer un succédané artificiel, sans réaliser que ce n'est pas nous qui sommes capables de décider ce qui vraiment bon pour nous aussi bien dans l'ordre matériel que dans l'ordre moral. (<==)
(97) « Il
faut estimer davantage encore la possession du bon » traduit le grec
eti meizonôs timèteon tèn tou agathou hexin. Timèteon
est l'adjectif verbal en -teon (idée d'obligation) construit sur
le verbe timan, « fixer la valeur, donner du prix, estimer, honorer ». Quant à la formule tèn tou agathou hexis, elle peut se
comprendre de plusieurs façons, selon le sens que l'on donne à
hexis (dont hexin est l'accusatif), qui est le substantif dérivé
du verbe echein, « posséder, tenir, retenir », et de là
« avoir », qui peut vouloir dire soit « possession », soit « condition,
état, constitution », en particulier dans le vocabulaire médical.
C'est dans ce second sens que le comprennent la plupart des traducteurs :
« la nature du bien » (Chambry, Baccou, Leroux) ; « la condition
du Bien » (Robin) ; « la manière d'être propre
du Bien » (Dixsaut) ; « le mode d'être du bien »
(Pachet) ; « le Bien en soi » (Cazeaux) ; « the
condition which characterizes the good » (Bloom) ; « the
good » (Jowett, Grube/Reeve), « the status of the good » (Reeve). Seuls des traducteurs auxquels j'ai eu
accès, Karsenti/Prélorentzos (« la possession du bien »)
et, en anglais, Shorey, qui conserve les deux sens dans sa traduction (« the
possession and habit of the good »), optent pour le premier sens (mais Prélorentzos ruine ce choix de traduction auquel il a participé avec Karsenti lorsqu'il écrit dans son commentaire, en p. 190 : « Certes, la beauté de la connaissance et de la vérité est incontestable. Mais celle du Bien l'emporte de beaucoup sur elles, puisque le mode d'être particulier du Bien est d'une valeur incomparable (508e-509a). » ; ici, il est revenu à une compréhension de hèxis comme « mode d'être » (la mise en caractères gras est de moi), ou en tout cas n'explique pas à quelle « possession » il faisait référence dans sa traduction). Mais
la question n'est pas tant de savoir comment il faut traduire hexis, que de
comprendre de quoi veut parler Platon ici, car c'est ça qui déterminera le sens à donner à ce mot : est-il en train de parler du bon (ou du bien) en lui-même,
de ce qu'il est, de sa « condition/nature », ou du bon pour nous,
de notre situation par rapport à lui, de sa possession, d'une vie dans l'« habitude » du bon (ou du bien) ? La traduction
de Shorey, qui conserve les deux mots (possession et habitude) montre bien que,
si, avec le sens de « possession », l'hésitation n'est pas permise,
avec le sens d'« habitude, manière d'être, condition »,
on peut hésiter entre la « condition », l'« habit(ude) »,
de celui qui possède, non pas le bon, ce qui ne veut pas dire grand chose, mais toutes les « bonnes » choses qu'il est en mesure de posséder (option de Shorey) ou la « condition »
du bon lui-même (option de tous les autres). Reste que ceux qui optent
pour un hexis « condition » renvoyant à la « condition »
du bon (pour eux du bien) lui-même, c'est-à-dire tous les autres, sont pour la plupart gênés par cette idée
de « condition » du bien, et que certains préfèrent tordre
le mot et parler de « nature », voire même de le laisser simplement
tomber et de parler tout simplement du « bien ».
Pourtant, si l'on a bien suivi le cheminement de la pensée de Socrate et qu'on ne se laisse pas obnubiler par des a priori sur la supposée « théorie de formes/idées » de Platon ou éblouir par le prestige aveuglant d'une « idée du bien » qui serait le bien lui-même et ce sur quoi il faudrait se focaliser (ce qui reviendrait, dans l'ordre du visible, à fixer le soleil plutôt que les objets qu'il éclaire), cette conclusion de Socrate est toute simple à comprendre et n'a rien de surprenant. Si, comme je le disais dans la note précédente, notre intelligence agathoeidès nous a été donnée pour nous permettre de déterminer ce qui est bon pour nous, c'est tout simplement pour nous permettre d'acquérir et de posséder ce que nous aurons déterminé comme bon pour nous, dans tous les registres, matériel comme intellectuel ou moral : des biens matériesl aussi bien que des choses comme la santé ou des comportements « bons », de « bonnes » habitudes, de « bonnes » connaissances, etc. Mais il importe au-dessus de tout que tout cela soit véritablement « bon », d'où le prérequis de l'étude de l'idée du bon, qui n'est pas la fin, mais le moyen en vue de la fin qu'est la possession du bon. Et là, on ne parle plus de l'idée du bon, car on n'est plus dans l'ordre de la connaissance avec ses limites liées à notre nature humaine, mais bien du bon lui-même en tant qu'il réside dans ces « possessions » : si elles sont « bonnes », c'est qu'elles « participent » en vérité au bon lui-même, que notre intelligence nous permette ou pas de comprendre comment se fait cette « participation » et ce qu'est ce « bon lui-même » au-delà de l'idée que nous pouvons nous en faire.
Cette idée de possession par nous de « bonnes » *** était annoncée dès le début de notre section dans la réplique déjà citée dans la note précédente par l'usage du verbe ktasthai (« acquérir ») lorsque Socrate disait que « de bonnes [choses/possessions/...], il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont » (505d7-8). Ce que l'on a acquis, on le possède et ce que tout le monde cherche, c'est à posséder ce qui est bon pour lui. C'est cette possession, en cette vie et dans un au-delà s'il existe, qui est la fin ultime de tous nos actes, apprentissage et connaissance comprises, et c'est en cela qu'elle a pour nous plus de valeur que même la connaissance qui y mène et la vérité qui nous permet de ne pas nous tromper sur le caractère bon ou pas de ce que nous pourrions acquérir et posséder.
Il n'y a donc rien là qui parle du bon, ou du bien, lui-même et de sa nature ou de son mode d'être. Et l'on voit au passage comment la traduction de to agathon par « le bien » plutôt que par « le bon » peut contribuer à obscurcir plutôt qu'à éclairer le propos de Platon. En idéalisant trop le « Bien », on finit par en faire quelque chose de tellement loin du réel qu'on n'arrive plus à comprendre comment on pourrait le « posséder », alors que si on comprend to agathon comme ce qui se cache derrière la multiplicité des agatha, des « bonnes [choses/actions/attitudes/...] », même si l'on n'est pas en mesure d'expliquer clairement ce qu'il est, on sait très bien de quoi l'on parle (cf. 505d11-506a2). Pas plus qu'il n'est nécessaire de comprendre en détail la nature du soleil et de la lumière pour jouir de la lumière du soleil et en tirer partie dans notre vie, il n'est nécessaire de comprendre en détail la nature du bon lui-même pour savoir que c'est ce que nous recherchons tous tout au long de notre vie et que tout le reste est subordonné à ça.
Et si la possession du bon a plus de valeur encore que le savoir sur lui, c'est sans doute justement aussi parce qu'il n'est pas nécessaire de posséder ce savoir pour posséder le bon, comme le montre toute la discussion à la fin du Ménon sur le savoir et l'opinion droite. Sur cette terre, on ne vit pas dans un ciel d'idées pures et, d'un point de vue strictement pratique, il n'y a pas de différence en termes de résultats entre le savoir (epistèmè) et l'opinion droite (orthè doxa), comme le montre Socrate à travers l'exemple de la route de Larissa (cf. Ménon, 97a9, sq.), qui peut paraître tiré par les cheveux mais qui, dans le cadre d'une discussion avec Ménon, personnage historique qu'on connaît à travers l'Anabase de Xénophon, est une allusion à peine voilée à la retraite des Dix-Mille racontée dans cet ouvrage (cf. note 13 à ma traduction de cette section du Ménon), si bien que même les personnes dont les capacités intellectuelles ne leur permettent pas de sortir de la caverne (pour prendre l'image que va bientôt nous proposer Socrate) peuvent avoir une chance malgré tout de « posséder le bon », soit par hasard, soit en faisant confiance à ceux qui en ont une meilleure connaissance.
On peut dire encore cela d'une autre manière, en utilisant le vocabulaire introduit par Socrate dans cette réplique : ce qui compte pour nous c'est que nous fassions tout notre possible pour que notre vie soit agathoeidès (« conformée au bon ») plutôt que de chercher à « savoir » à tout prix des choses qui dépassent notre entendement, à atteindre une epistèmè hypothétique qui, de toutes façons, ne nous permettra pas de savoir ce qu'est le bon lui-même (auto to agathon) parce que c'est impossible à notre intelligence humaine (et tout aussi inutile et dangereux pour nous que de chercher à fixer le soleil lui-même à midi au lieu de regarder ce qu'il éclaire autour de nous). Certes, la connaissance et la vérité sont agathoeidè, mais nous ne sommes pas seulement, et même pas principalement ce que nous savons, mais avant tout ce que nous faisons, et cela aussi doit être agathoeidès, car en fin de compte, nous sommes riches du bien que nous faisons, c'est cela qui fait notre ousia (« richesse » au sens premier).
Ceux qui, comme Hippias, aimeraient tout savoir et pensent que Platon avait des réponses qu'il n'a pas voulu nous donner, ou qu'il ne les avait pas mais qu'eux vont les trouver en pointant les failles de ses supposées « théories », seront sans doute déçus de ces conclusions qui nous font redescendre sur terre, mais elles me semblent pourtant claires si l'on veut bien lire le texte de Platon en mettant de côté vingt-cinq siècles de commentaires pollués dès le départ par les incompréhensions d'Aristote, qui, lui, voulait des réponses à tout et croyait avoir trouvé celles qu'il pensait que Platon n'avait pas trouvées, faute d'avoir compris que ce que Platon cherchait à lui/à nous faire comprendre, c'est que justement, ces réponses, notre condition d'hommes et les limites de notre raison nous empêcheraient de jamais les connaître de manière certaine !
Pour conclure cette note, je propose ici l'inventaire des traductions, ou, devrais-je plutôt dire, des interprétations de la réplique dans son ensemble que j'ai consultées et auxquelles j'ai fait référence dans cette note et dans celles qui précèdent et commentent les différentes parties de cette réplique de Socrate :
- Chambry (Budé) : « Or ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l'esprit la faculté de connaître, tiens pour assuré que c'est l'idée du bien ; dis-toi qu'elle est la cause de la science et de la vérité, en tant qu'elles sont connues ; mais quelque belles qu'elles soient toutes deux, cette science et cette vérité, crois que l'idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté, et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le monde visible on a raison de penser que la lumière et la vue ont de l'analogie avec le soleil, mais qu'on aurait tort de les prendre pour le soleil, de même, dans le monde intelligible, on a raison de croire que la science et la vérité sont l'une et l'autre semblables au bien, mais on aurait tort de croire que l'une ou l'autre soit le bien ; car il faut porter plus haut encore la nature du bien. » ;
- Robin (Pléiade) : « Eh bien! ce principe qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c'est la nature du Bien !
Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité, il est vrai en tant que connue ; mais, en dépit de toute la beauté de l'une et de l'autre, de la connaissance comme de la réalité, si tu juges qu'il y a quelque chose de plus beau encore qu'elles, correct sera là-dessus ton jugement ! Savoir et réalité, d'autre part, sont analogues à ce qu'étaient, dans l'autre cas, lumière et vue : s'il était correct de les tenir pour apparentés au soleil, admettre qu'ils soient le soleil lui-même manquait de correction ; de même, ici encore, ce qui est correct,
c'est que savoir et réalité soient, l'un et l'autre, tenus pour apparentés au Bien ; ce qui ne l'est pas, c'est d'admettre que n'importe lequel des deux soit le Bien lui-même ; la condition du Bien a droit au contraire d'être honoréeà un plus haut rang. » ;
- Baccou (Garnier) : « Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c'est l'idée du bien ; puisqu'elle est le principe de la science et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance,
mais si belles que soient ces deux choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l'idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté ; comme, dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue sont semblables au soleil, mais tort de croire qu'elles sont le soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et la vérité sont l'une et l'autre semblables au bien, mais faux de croire que l'une ou l'autre soit le bien ; la nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse. » ;
- Dixsaut (Bordas) : « Or ce qui procure la vérité aux objets de connaissance et qui confère au sujet connaissant sa puissance, affirme que c'est l'Idée du Bien. Réfléchis qu'elle est la cause du savoir et de la vérité en tant que cette dernière donne prise à la connaissance ; mais, si belles que soient toutes deux la connaissance et la vérité, tu jugeras correctement si tu juges qu'il y a autre chose d'encore plus beau qu'elles. De même que dans le lieu visible il était correct d'attribuer à la lumière et à la vue une parenté de forme avec le soleil mais incorrect de les identifier au soleil, de même, dans le lieu intelligible, il est correct d'attribuer à la science et à la vérité une parenté de forme avec le Bien, mais incorrect d'identifier l'une ou l'autre au Bien. Car il faut accorder encore plus de valeur à la manière d'être propre du Bien. » ;
- Pachet (Folio Gallimard) : « Or ce qui procure la vérité aux choses qui sont connues, et donne sa capacité à celui qui connaît, tu peux affirmer que c'est l'idée du bien ; et, comme elle est la cause du savoir et de la vérité, tu peux la concevoir comme étant connue ; mais aussi belles que soient ces deux choses, connaissance et vérité, tu auras raison de penser que le bien est quelque chose d'autre, et d'encore plus beau qu'elles. Pour ce qui est du savoir et de la vérité, de la même façon que sur l'autre plan il était correct de considérer lumière et vision comme analogues au soleil, mais incorrect de penser qu'elles étaient le soleil, de même sur ce plan-ci il est correct de les considérer tous deux, savoir et vérité, comme analogues au bien, mais incorrect de penser qu'aucun des deux soit le bien : il faut accorder encore plus de valeur au mode d'être du bien. » ;
- Cazeaux (Livre de Poche) : « Or, d'où la vérité vient-elle aux connaissances ; d'où le sujet connaissant en reçoit-il la faculté, si ce n'est de la forme idéale du Bien - telle sera ta profession de foi. Cette forme du Bien est la cause de la science et de la vérité comme objet de connaissance - telle sera ta conviction intime. Mais quelle que soit la beauté de la connaissance et de la vérité, il y a quelque chose de différent, encore, et de plus beau qu'elles, le Bien :
telle sera ton idée, en toute raison. Science et vérité ont cette analogie ici-bas : la lumière et la vision tiennent du soleil, et l'on a raison de le croire ; mais l'idée qu'elles soient le soleil serait fausse. De même, dans l'espace spirituel, science et vérité tiennent du Bien, et l'on a raison de le croire pour toutes deux, mais l'idée qu'elle soient le Bien, l'une ou l'autre, serait fausse : il faut admettre une supériorité du Bien en soi. » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Or ce qui fournit la vérité aux objets connaissables et donne sa puissance à la faculté de connaître, c'est l'Idée du Bien, sois-en sûr. En tant qu'elle est la cause de la science et de la vérité, tu peux la considérer comme connaissable, mais quelle que soit la beauté de la science et de la vérité, tu auras raison de penser qu'elle est différente d'elles et qu'elle les dépasse en beauté. De même que tout à l'heure il était juste de considérer que la lumière et la vue étaient semblables au soleil, mais faux de considérer qu'elles étaient le soleil lui-même, de même il est juste de considérer que la science et la vérité sont toutes deux proches du bien, mais faux de considérer qu'aucune des deux est le bien ; car il faut donner encore plus de valeur à la possession du bien. » ;
- Leroux (GF Flammarion) : « Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à celui qui connaît le pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c'est la forme du bien. Comme elle est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance, et si tu reconnais à l'une et à l'autre - la connaissance et la vérité - une certaine beauté, tu porteras un jugement correct si tu estimes qu'il existe encore quelque chose de plus beau <qu'elles>. La connaissance et la vérité, il est juste de penser qu'elles sont, comme la lumière et la vue, semblables au soleil dans le monde visible, mais il n'est pas correct de les identifier au soleil ; et de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la connaissance et la vérité sont semblables au bien, alors qu'il serait incorrect d'identifier l'une ou l'autre au bien :
la nature du bien, en effet, doit être quelque chose d'encore plus précieux ! » ;
- Jowett : « Now, that which imparts truth to the known and the power of knowing to the knower is what I would have you term the idea of good, and this you will deem to be the cause of science, and of truth in so far as the latter becomes the subject of knowledge; beautiful too, as are both truth and knowledge, you will be right in esteeming this other nature as more beautiful than either; and, as in the previous instance, light and sight may be truly said to be like the sun, and yet not to be the sun, so in this other sphere, science and truth may be deemed to be like the good, but not the good; the good has a place of honor yet higher. »
- Shorey (Loeb) : « This reality, then, that gives their truth to the objects of knowledge and the power of knowing to the knower, you must say is the idea1 of good, and you must conceive it as being the cause of knowledge, and of truth in so far as known. Yet fair as they both are, knowledge and truth, in supposing it to be something fairer still than these you will think rightly of it. But as for knowledge and truth, even as in our illustration it is right to deem light and vision sunlike, but never to think that they are the sun, so here it is right to consider these two their counterparts, as being like the good or boniform, but to think that either of them is the good is not right. Still higher honor belongs to the possession and habit of the good. »
- Grube/Reeve (Hackett) : « So that what gives truth to the things known and the power to know to the knower is the form of the good. And though it is the cause of
knowledge and truth, it is also an object of knowledge. Both knowledge and truth are beautiful things, but the good is other and more beautiful than they. In the visible realm, light and sight are rightly considered sunlike, but it is wrong to think that they are the sun, so here it is right to think of knowledge and truth as goodlike but wrong to think that either
of them is the good--for the good is yet more prized. »
- Bloom (Basic Books) : « Therefore, say that what provides the truth to the things known and gives the power to the one who knows, is the idea of the good. And, as the cause of the knowledge and truth, you can understand it to be a thing known; but, as fair as these two are--knowledge and truth--if you believe that it is something different from them and still fairer than they, your belief will be right. As for knowledge and truth,
just as in the other region it is right to hold light and sight sunlike, but
to believe them to be sun is not right; so, too, here, to hold these two to be like the good is right, but to believe that either of them is the good is not right. The condition which characterizes the good must receive still greater honor. »
- Reeve (Hackett) : « You must say, then, that what gives truth to the things known and the power to know to the knower is the form of the good. And as the cause of knowledge and truth, you must think of it as an object of knowledge. Both knowledge and truth are beautiful things. But if you are to think correctly, you must think of the good as other and more beautiful than they. In the visible realm, light and sight are rightly thought to be sunlike, but wrongly thought to be the sun. So, here it is right to think of knowledge and truth as goodlike, but wrong to think that either of them is the good--for the status of the good is yet more honorable. »
et pour finir, moi dans la première version de cette page : « Eh bien donc, ce qui procure la vérité aux choses qu'on apprend
à connaître et, à celui qui apprend à connaître,
donne le pouvoir,
dis-toi que c'est l'idée du bien,
qui est cause en effet de la science et de la vérité en tant que bel et bien reconnue par l'intelligence. Mais, aussi belles soient-elles toutes deux, connaissance et vérité, tu penseras droitement en pensant que c'est quelque
chose d'autre et de plus beau encore qu'elles. Et, en ce qui concerne la science et la vérité, tout comme ici-bas,
que la lumière et la vue sont conformées au soleil,
on en juge à bon droit, mais, que c'est le soleil, on le pense d'une
manière qui n'est pas droite,
ainsi, là, que sont conformées au bien ces deux-là, on
en juge à bon droit, mais que c'est le bien, on le pense, de l'un comme
de l'autre, pas à bon droit, mais il faut estimer encore davantage la
possession du bien. » (<==)
(98) « Inconcevable » traduit le grec amèchanon, adjectif formé du a- privatif et de mèchanè, dont vient le français « mécanique », et dont la forme dorienne machana a donné le latin machina et le français « machine ». Mèchanè, c'est toute invention ingénieuse, machine de guerre ou machine de théâtre, par exemple, ou encore, au sens figuré, un expédient, un artifice, une machination. Amèchanos désigne aussi bien celui qui est « sans moyens », « impuissant », que ce qui est « impraticable, impossible, inaccessible », et de là, ce qui est « inconcevable, prodigieux, extraordinaire ». Notons que, si le bien n'est sûrement pas « sans moyens » pour Socrate, il peut aussi bien, pour lui, être dit « sans artifices », « pas artificiel » (ce n'est pas une invention des hommes), « extraordinaire », « inaccessible » (en lui-même), tous sens que peut prendre le mot amèchanon. (<==)
(99) « Ne blasphème pas » : en fait, le grec dit la même chose avec le verbe opposé : euphèmei, impératif du verbe euphèmein, formé de eu (bien) et du verbe phèmi, « je dis », c'est-à-dire étymologiquement « bien parler ». Le verbe, dont vient le mot français « euphémisme », a le sens religieux de « prononcer des paroles de bon augure », et donc de « ne pas prononcer des paroles de mauvais augure », euphémisme (c'est le cas de le dire) pour « garder le silence ». Le contraire de euphèmein, c'est blasphèmein, « dire des paroles de mauvais augure », dont vient le français « blasphémer ». Faute d'un équivalent français de euphèmein qui conserve la connotation religieuse, et plutôt qu'un plat « Silence ! » ou « Tais-toi ! », j'ai choisi de retourner la formulation de Socrate pour arriver au même sens final à partir d'un verbe français plus proche du grec et qui conserve la dimension religieuse de l'exclamation. (<==)
(100) « Ressemblance » traduit le mot grec eikona, accusatif singulier de eikôn (dont vient le français « icône »), dont la traduction usuelle est « image ». J'ai insisté dans la note 96 sur le fait que toute cette mise en parallèle du soleil et du bon devait être regardée comme bien plus qu'une simple image. Le fait que Socrate utilise ici à son propos le mot eikôn ne contredit pas cette affirmation pour plusieurs raisons.
La première est que ce mot n'est ni le seul, ni le premier qu'utilise Socrate pour parler de ce qu'il propose ici. Pour introduire le soleil comme aide à la compréhension du bon, il a commencé par annoncer qu'il allait parler de « ce qui paraît (phainetai) enfant (ekgonos) du bon et le plus semblable (homoiotatos) à lui » (506e3-4), avant même de dire qu'il s'agissait du soleil ; dans sa réplique suivante, il mentionne, toujours avant d'avoir dit que ce qu'il avait en tête, c'était le soleil, « ce produit et enfant du bon lui-même (touto ton tokon te kai ekgonon autou tou agathou) » (507a3) ; et lorsqu'il a fini de présenter les relations entre le soleil et la vue, avant de les mettre en parallèle avec le bon et le savoir, il revient au mot ekgonon et ajoute celui d'analogon, disant : « c'est lui [le soleil] que je voulais dire en parlant de l'« enfant (ekgonon) du bon », que le bon a engendré analogue (analogon) à lui » (508b12-13) et ajoutant : « ce que précisément lui-même est dans le domaine intelligible par rapport à l'intelligence et aux *** perçus par l'intelligence, celui-là l'étant dans le visible par rapport à la vue et aux *** vus » (508b13-c2). Et ce n'est qu'au presque terme de l'exercice, lorsqu'il a suffisamment explicité ce qu'il veut nous faire comprendre de l'« analogie » qu'il perçoit entre bon et soleil dans leur relation avec ce qui a rapport à eux, vue et lumière pour l'un, savoir et vérité pour l'autre, qu'il utilise le mot d'eikôn, qui va nous préparer à l'image pour ainsi dire « cinématographique » que va constituer l'allégorie de la caverne, dans laquelle le soleil deviendra effectivement une « image » du bon. Comme on le voit, fidèle à son habitude, Platon ne veut pas se laisser piéger par un seul mot et multiplie donc les termes et expressions lui servant à qualifier la comparaison qu'il est en train de faire. Et le terme qu'il utilise le plus souvent pour qualifier la relation entre le soleil et le bon n'est pas eikôn (« image, ressemblance »), qu'on ne trouve qu'ici, mais ekgonos (« enfant, rejeton »), utilisé par trois fois. En effet, l'idée qu'il y aurait ressemblance entre un pur concept (to agathon) et un objet visible (le soleil), n'a rien d'évident et n'est pas très éclairante. Et si Socrate préfère se référer à une relation de filiation, c'est pour essayer de nous faire prendre conscience de ce qu'il y a bel et bien une relation qui est plus que de ressemblance entre le soleil et le bon : le soleil, dans l'ordre visible, fait partie des « bonnes » choses et on peut même penser qu'il est la meilleure (= la plus « bonne ») des réalités visibles qui s'offrent à nous en ce qu'il est celle qui nous permet de voir toutes les autres, celle sans laquelle nous ne verrions rien et donc serions privés de l'aliment le plus abondant et riche pour notre pensée, qui est justement l'instrument qui nous donne accès à l'idée du bon. Mais il ne faut pas se méprendre sur la signification de cette relation de « filiation » entre une réalité qui est de l'ordre de l'intelligible et une autre qui est de l'ordre du visible, et se souvenir de ce que j'ai dit en note 90 des différents sens de aitia. Le bon n'engendre pas le soleil dans le temps et l'espace comme un père engendre son fils. Le soleil est en relation avec le bon, en tant qu'il est lui-même bon (mais pas le bon lui-même) du fait de ce qu'il permet, de ce dont lui est cause dans l'ordre spatio-temporel, la lumière qui rend possible la vue qui alimente la pensée qui nous permet d'espérer la possession du bon. En ce sens, on peut dire que le soleil est par rapport aux créatures de notre monde se déployant dans l'espace et dans le temps, une « image » percetible par les sens du bon dans l'ordre intelligible, tout comme le beau en est une déclinaison sensible.
Une autre considération relativise l'emploi du mot eikôn dans ce contexte et justifie ma traduction par « ressemblance » plutôt que par « image », c'est la racine de ce mot, dérivé d'une forme verbale signifiant « être semblable à, ressembler à », dont le participe eikôs signifie au sens premier « semblable ». De tous les mots grecs qui renvoient à la notion d'image, eikôn est celui qui insiste le plus sur l'idée de ressemblance entre le modèle et l'image. Oui, en un sens, on peut dire que le soleil est une eikôn/image du bon, mais cela n'exclut pas que la ressemblance entre cette « image » et son modèle soit particulièrement soignée et poussée très loin, et que l'« image » puisse nous enseigner pas mal de choses sur le modèle, à condition que nous sachoins transposer de l'ordre visible à l'ordre intelligible ce qui nécessite une telle transposition et que nous ne prenions pas les termes qui ont un sens spécifiquement spatio-temporel comme « rejeton » au sens propre, mais dans un sens analogique (analogon, 508b13) qu'il nous appartient de préciser pour nous approprier l'« analogie ».
Mais on peut aller plus loin encore et remarquer que ce ce n'est sans doute pas un hasard si c'est précisément à ce point de son discours que Socrate introduit le mot eikôn, c'est-à-dire au moment où, ayant fini de décrire un premier type de relations entre soleil et vue d'un côté, bon et connaissance de l'autre, il va introduire une nouvelle série de relations mettant en jeu le soleil et le bon, mais pour nous faire comprendre que ces autres ressemblances qu'il va maintenant présenter ne sont pas exactement du même ordre que celles qu'il vient de mettre en évidence. Jusqu'à présent, ce qu'il a mis en évidence, ce sont à proprement parler des similitudes de « rapports » (l'un des sens possibles de logon) : il y a le même rapport entre le soleil, la vue et la lumière qu'entre le bon, la connaissance et la vérité, ce qui justifie pleinement l'utilisation du mot analogon. Dans ce dont il va maintenant parler, des processus de l'ordre du devenir dans le temps et l'espace (engendrement, croissance, nourissement) mis en regard de notions d'ordre intelligible hors du temps et de l'espace, on n'est plus dans l'ordre de l'identité de rapports au sens presque mathématique du terme, de l'analogon au sens premier du mot, mais effectivement plutôt dans le registre de simples « ressemblances ». Dire que le rôle de la lumière par rapport à la vue est identique au rôle de la vérité par rapport à la connaissance met bien en évidence une égalité stricte de rapports indépendamment du fait que l'un des rapports met en jeu des réalités de l'ordre visible alors que l'autre met en jeu des réalités de l'ordre exclusivement intelligible. Lorsque Socrate va maintenant mettre en regard le rôle du soleil dans le devenir (genesis) dans le monde matériel avec le rôle du bon dans le fait d'être (intelligible) (to einai), il ne peut plus s'agir à proprement parler des mêmes « rapports » et même si, en français, on peut encore parler d'« analogie », Platon préfère mettre dans la bouche de son Socrate un terme mois fort en grec, celui d'eikon, et suggérer ainsi une simple ressemblance plutôt qu'une égalité stricte de rapports. Dans la suite de son discours, l'analogie au sens strict va être éclairée par l'analogie de la ligne coupée ana ton auton logon (509d7-8), et l'image va être développée dans l'allégorie de la caverne.
Comme on le voit, Platon varie son vocabulaire pour ne pas se laisser piéger par les mots, mais il le fait avec une maestria qui force l'admiration, non pas au gré d'assonances et de considérations purement stylistiques et esthétiques comme le ferait un Gorgias,
mais en faisant montre d'une parfaite maîtrise du langage où rien n'est laissé au hasard (ce qui rend d'autant plus périlleuse toute tentative de traduction !). (<==)
(101) « Examine » traduit le grec episkopei, impératif du verbe episkopein, qui veut dire au sens premier « veiller sur ». On a déjà rencontré ce verbe dans son sens propre en 506b1, à propos du gardien qui doit « veiller sur » la constitution de la cité. Après avoir demandé à Glaucon de ne pas être un mauvais prêtre (voir note 99), Socrate lui demande d'être un bon « gardien ». (<==)
(102) Socrate rend le soleil responsable de trois choses qui adviennent aux horômenois (« *** vus ») en plus du pouvoir d'être vus : genesis, auxè et trophè :
- genesis (« devenir »)
est le substantif issu du verbe gignesthai, « devenir », utilisé par Socrate en 508d7 pour opposer to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd/ce qui naît et périt ») à to on (« ce qui est ») et ce qui en résulte pour l'âme selon qu'elle prend appui sur l'un ou sur l'autre ; c'est le mot dont vient
le français « genèse », et il veut dire « cause,
principe, origine », ou encore « production, génération,
création, naissance » ;
- auxè (« croissance ») est le substantif issu du verbe auxein, qui signifie « augmenter, accroître », en taille, force ou puissance ; il signifie « accroissement » ou « croissance » ;
- trophè (« nourriture ») est le substantif issu du verbe trephein, qui renvoir à toute activité qui favorise le développement de ce qui est soumis à croissance ou à transformation, dans des sens aussi divers que cailler du lait pour en faire du fromage, engraisser un animal, nourrir, faire pousser ses cheveux, etc. ; il désigne en particulier le fait d'élever un enfant au sens matériel du terme, c'est-à-dire le nourrir, veiller à sa croissance, etc. par opposition à paideuein, « éduquer », qui, lui, concerne plutôt le développement intellectuel ; trophè peut donc signifier l'action de nourrir ou bien la nourriture en tant qu'aliment, aussi bien d'enfants que d'autres animaux, et par généralisation, de n'importe quoi soumis à croissance, comme c'est le cas ici.
Le seul de ces trois mots que reprend Socrate dans la seconde partie de la phrase, pour dire que le soleil n'est pas cela, c'est le premier, le mot genesis. On peut donc considérer que c'est lui qui décrit le processus général, que ne font que préciser les deux termes suivants. La traduction par « devenir », plus que celle par « naissance », permet de garder ce caractère de généralité du mot grec, tout en conservant la proximité avec la traduction de gignomenon par « devenir », en tant que verbe, cette fois, en 508d7.
Socrate ne développe pas ici une théorie « physique » mais se contente de prendre appui sur une perception intuitive chez la plupart des êtres humains de ce que le soleil joue un rôle majeur dans la conservation du monde qui nous entoure et de ce que, s'il venait à disparaître, tout cela disparaîtrait sans doute avec lui, et probablement pas seulement de notre vue. La ressemblance qu'il va chercher à mettre en évidence ne dépend donc pas des fondements « scientifiques » sur lesquels repose cette conviction quasi universellement partagée, qui, eux, peuvent varier d'une personne à une autre et d'une époque à une autre. Et d'ailleurs le terme qu'il emploie pour décrire cette « dépendance », le verbe parechein, est particulièrement vague et ouvert : étymologiquement, ce verbe veut dire « porter (echein) auprès de (para) », d'où « procurer, fournir », ou encore « accorder, permettre, concéder ». La préposition para évoque simplement une idée de proximité (« dans les environs de »), sans plus.
Si l'on veut se faire une idée des explications que les contemporains de Socrate et Platon pouvaint donner de cette dépendance, on peut se reporter au
Théétète, seul dialogue où Platon évoque le soleil autrement que pour faire référence aux mouvements réguliers des objets célestes et à leur rôle pour la mesure du temps (ou, dans le Cratyle, pour s'intéresser à l'étymologie du mot hèlios) : en Théétète 153c8-d5, Socrate, critiquant la première définition du savoir (epistèmè) proposée par Théétète, qui l'assimile à la sensation (aisthèsis), fait appel à la théorie de l'homme mesure de Protagoras, puis aux doctrines de ceux qui veulent que tout soit en perpétuel mouvement, que rien ne puisse être dit « être (einai) » mais que toutes choses soient en perpétuel devenir (aei gignetai ; 152e1), que le fait de sembler être et le devenir (to einai dokoun kai to gignesthai ; 153a6) trouvent leur origine dans le mouvement (kinèsis), qui est lui-même cause du chaud et du feu (to thermon te kai pur ; 153a8) qui engendrent et administrent tout le reste (talla gennai kai epitropeuei ; 153a8-9), y compris la race des vivants (to tôn zôiôn genos ; 153b2), ce qui fait du mouvement le bon selon l'âme et selon le corps (to agathon kinèsis kata te psuchè kai kata sôma ; 153c4-5), pour finir en en appelant à l'autorité d'Homère, suggérant que, lorsqu'il parle de « la chaîne d'or (tèn chrusèn seiran ; 153c10) » (Iliade, VIII, 19) que Zeus, pour montrer aux autres dieux sa puissance supérieure, leur propose de tirer tous ensemble pour essayer de le faire descendre du ciel vers la terre, pour qu'il voient qu'ils ne parviendront pas à le faire bouger, alors que lui seul pourrait les tirer tous, et avec eux la mer et la terre pour suspendre le tout à un pic de l'Olympe, c'est en fait du soleil qu'il veut parler, pour signifier que, « tant que la voute du ciel et le soleil sont en mouvement, tout est et est conservé en bon état chez les dieux et chez les hommes (heôs men an hè periphora èi kinoumenè kai ho hèlios, panta esti kai sôizetai ta en theois te kai anthrôpois) », alors que « si par contre cela s'arrêtait comme si c'était enchaîné, toutes choses périraient et se produirait ce qu'on appelle "tout sens dessus dessous" (ei de staiè touto hôsper dethen, panta chrèmat' an diaphthareiè kai genoit' an to legomenon anô katô panta) » (153d1-5), développement que Socrate poursuit en suggérant le caractère relatif des couleurs (chrôma), qui, dans la logique de cette argumentation, n'existent pas en tant que telles, ni dans les yeux, ni en dehors, mais ne sont qu'un phénomène produit par la rencontre des yeux et de ce qui émane des objets visibles de manière spécifique en chaque individu (153e4-154a4). La question n'est pas de savoir si le Socrate de Platon adhérait à ces explications, qui mélangent des argumentations à connotation « scientifique » (pour l'époque) prenant appui sur les doctrines des philosophes ioniens et de leur chef de file Héraclite remises à la sauce des sophistes et des exégèses aux accents fort peu scientifiques d'Homère, le poète par excellence pour ses contemporains, chez qui ils croyaient pouvoir trouver réponse à tout, toutes « autorités » qui ne sont pas de celles auxquelles il adhérait le plus spontanément, mais de constater que c'était là le genre d'explications qui avaient cours alors et qui satisfaisaient le plus grand nombre, les « savants » aussi bien que l'homme de la rue. Et si, de nos jours, les fondements scientifiques de cette dépendance de la terre par rapport au soleil ne sont plus les mêmes, la réalité de cette dépendance n'en est devenue que plus évidente. La seule chose qui a changé par rapport au temps de Socrate et Platon, c'est que nous ne percevons plus la terre comme le centre de l'univers, et considérons que la soleil n'est qu'une étoile parmi des milliards d'autres, ce qui relativise son rôle prééminent dans cet univers. Mais il n'en reste pas moins que vu de la terre, il est bien l'étoile dont l'existence et la survie de la terre et de tout ce qu'elle contient dépend. Nous ne parlons plus de « feu », mais d'« énergie », mais c'était bien le concept émergeant au temps de Socrate et Platon derrière la notion de « feu » comme l'un des quatre « éléments » consitutifs du cosmos, tout comme les trois autres, air eau et terre, n'étaient qu'une manière rudimentaire de parler de ce qui est pour nous les trois états de la matière, état gazeux, état liquide et état solide.
Et, quoi qu'il en soit, l'objectif de Socrate ici est d'utiliser une « image » pour tenter de nous faire percevoir quelque chose à propos du bon (to agathon). Quand bien même l'image du soleil qu'il utilise aurait été utilisée par lui à mauvais escient au regard des connaissances scientifiques qui sont les nôtres, cela ne prouverait pas que ce qu'il veut nous faire comprendre à propos du bon est finalement faux, mais tout au plus que l'image (eikôn) aurait été mal choisie par lui, ou du moins ne serait plus pertinente pour nous avec nos connaissances scientifiques plus développées.
Platon tout comme nous, mais sans doute sur des fondements différents, ne concevait probablement pas de la même manière le rôle du soleil dans la conservation de la mer, des montagnes ou des roches et dans celle des plantes et des animaux, et c'est pour cela qu'il utilise le terme délibérément imprécis de parechein (« procurer »), mais il avait comme tout le monde la conviction que, sans le soleil, rien de tout cela n'existerait. Et c'est cela seul qui lui importe ici.
La seule partie de son propos sur le soleil qui pourrait nous gêner aujourd'hui, c'est lorsqu'il dit que le soleil n'est pas genesin (« devenir »), si l'on voulait comprendre cette affirmation comme une allusion à la nature divine du soleil, qui ne serait pas lui-même un être en devenir. Mais rien ne prouve que c'est ainsi qu'il faut le comprendre. Socrate parle ici du soleil en tant que réalité du monde visible dont on peut observer le mouvement et les effets. De ce point de vue, le soleil est une rélaité visible au même titre que tout ce qu'il rend visible et supposer qu'il serait le « corps » d'un dieu n'est pas fondamentalement différent de supposer que les hommes auraient une âme. Or le soleil n'éclaire pas les âmes et, dès lors que Socrate s'intéresse ici au soleil en tant que réalité de l'ordre visible/sensible, les principes d'intelligibiltié qu'il peut supposer à son sujet, comme au sujet des hommes et de tout le reste du monde visible, ne sont pas ici pertinents. Et dire que le soleil est cause, par exemple de la croissance des plantes, ce n'est pas dire qu'il est cette croissance. La cause en tant que telle n'est aucune des conséquences dont elle est cause. Socrate ne dit rien de plus ici et si c'est enfoncer une porte ouverte, tant mieux, car ça rendra plus facile à comprendre ce qu'il dira ensuite par rapport au bon et à l'ordre intelligible, où les choses pourraient être moins évidentes à première vue. C'était déjà le cas lorsque, dans la première partie de son analogie, il a dit que le soleil n'était pas la vue (508a11, 508b9) et il ne fait que reprendre ici le même type de précisions, destinées à souligner que les mots distincts qu'il utilise ne sont pas des synonymes et recouvrent bien des réalités distinctes. Et par ailleurs, comme je l'ai déjà dit plus haut de manière générale, quand bien même cette partie des affirmations de Socrate ne serait pas pertinente au regard de notre compréhension du monde physique, cela n'invaliderait pas nécessairement ce qu'il dira ensuite du bon dans l'ordre intelligible, mais prouverait tout au plus que sa comparaison n'est pas pertinente sur ce point. (<==)
(103) Cette réplique constitue en quelque sorte le sommet de l'analogie du soleil et du bon et se termine sur une affirmation qui a fait couler beaucoup d'encre, selon laquelle le bon est « encore au-delà de l'ousia (eti epekeina tès ousias) », que certains transcrivent « le bien est au-delà de l'être ». Si, en la citant ici, je n'ai pas traduit le mot ousia, c'est parce que c'est autour de lui que se joue la compréhension de cette expression, et, à travers elle, de toute l'analogie que vient de développer le Socrate de Platon et que personne ne semble avoir vraiment compris ce que cherchait à lui faire dire Platon, faute d'avoir compris le sens qu'il fallait donner à ce mot, qui a fait fortune chez Aristote, mais que ce dernier n'avait pas pleinement compris lui non plus dans le sens que voulait lui donner Platon. Or c'est peut-être autour de ce mot, en particulier dans le sens dans lequel il est ici utilisé, que se joue toute la compréhension du message que Platon cherchait à faire passer à travers ses dialogues.
D'un point de vue purement formel, le mot ousia est un substantif dérivé de la forme féminine ousa du participe présent du verbe einai (« être »), dont ôn est le masculin et on le neutre, rencontré dans la formule to on (« ce qui est ») en 508d5. On pourrait en donner un équivalent en français avec le néologisme « étance ». Mais cela ne nous aidera en rien à en comprendre le sens. Par contre, ce qu'il est important de savoir, c'est que ce mot, dans son sens premier, ou du moins dans les plus anciens emplois de lui qui soient attestés, désigne ce qui appartient en propre à quelqu'un, une propriété, un bien (au sens matériel du terme), ou plus globalement sa fortune, sa richesse, sans doute selon l'idée implicite que l'on est ce que l'on possède. Le mot est fréquent en ce sens au temps de Platon et on le trouve souvent, en ce sens, dans les ouvrages conservés des orateurs attiques comme Démosthène (163 occurrences), Isée (67 occurrences), Lysias (44 occurrences) ou Isocrate (45 occurrences), et même, comme on va le voir bientôt, dans les dialogues de Platon, et en particulier dans la République. Ce n'est donc que dans un second temps qu'à côté de ce sens que j'appelle « matériel », il a pris un sens que je qualifie d'« abstrait », ou de « métaphysique », qui est celui qui nous occupe ici, et il n'est pas impossible que Platon ait été instrumental dans le développement de ce sens, voire en ait été à l'origine. Mais c'est, comme je l'ai déjà dit, chez Aristote que ce mot dans son sens « métaphysique » a fait fortune et ce qui est certain, c'est que sa compréhension, même dans les dialogues de Platon, a été fortement influencée par l'usage qu'en a fait Aristote. Et il semble bien que, très rapidement, ces deux sens aient été considérés comme étanches l'un à l'autre, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas lieu de garder en mémoire le sens « matériel » dès lors qu'on avait déterminé que le mot était utilisé dans un sens « métaphysique ». Et, dans ce dernier sens, ce qui comptait, c'était l'origine du mot, qui le rattachait à einai (« être ») et à une problématique exclusivement « ontologique ». Dans cette perspective, le mot se comprend dans le jeu de relations qu'il entretient avec des mots ou expressions comme to on (traduit souvent par « l'être »), to einai (souvent traduit aussi par « l'être », sans qu'on cherche trop à faire de différence avec to on), hè phusis (« la nature », au sens individuel où l'on parle de la nature d'une personne ou d'une chose), ou encore avec eidos et idea utilisés dans un sens dit « technique » pour désigner ce qu'on appelle les « formes/idées » platoniciennes, et on a pu lui prêter, au gré des commentateurs, des sens recouvrant en tout ou partie les sens de l'un ou l'autre d'entre eux. Comme on le verra en consultant, à la fin de cette note, les traductions de cette réplique que j'ai eues entre les mains, la traduction la plus usuelle en français d'ousia dans celle-ci est « essence », au sens philosophique (seul Cazeaux se distingue en traduisant par « existence »), et en anglais, soit « essence », comme en français, dans les traductions anciennes (Jowett, Shorey), soit « being », dans les traductions plus récentes, ce qui est particulièrement surprenant, et symptomatique de cette volonté d'étanchéité dont je parlais, quand on sait que l'anglais, contrairement au français, a un mot qui recouvre plus ou moins les deux sens d'ousia, le mot « substance », même si ce mot dans son sens matériel n'est plus très usité. Sur le plan formel, « essence » dérive, via le latin essentia, de l'infinitif esse du verbe latin « être », équivalent du verbe grec einai. Mais en latin, essentia est un terme tardif, présenté par Sénèque dans la Lettre LVIII à Lucilius comme un néologisme dont il attribue la paternité à Cicéron, précisément pour tenter de traduire en latin le mot grec ousia utilisé par Platon dans son sens « métaphysique », et, de ce fait, le mot latin, pas plus que sa transposition en français ou en anglais, ne conserve le sens matériel d'ousia.
Je pense que c'est une grave erreur de considérer que les deux sens, « matériel » et « métaphysique », d'ousia sont indépendants l'un de l'autre et de perdre de vue le sens « matériel » lorsqu'on le trouve utilisé dans un contexte qui suggère qu'il a un sens « métaphysique » et que c'est cette erreur qui fait qu'on a raté, depuis Aristote, le sens profond des dialogues de Platon. Pour le dire en un mot, Platon, me semble-t-il, a cherché à faire passer la philosophie d'une métaphysique de l'être (« ontologie ») à une métaphysique du bon (que je désigne par le néologisme « agathologie », formé sur agathos par mimétisme avec « ontologie ») et Aristote, faute d'avoir compris en quel(s) sens Platon parlait d'ousia dans des pages comme celle ici traduite, l'a fait retomber pour longtemps dans l'ornière de l'ontologie, suivant en cela, il faut l'admettre à sa décharge, une pente naturelle de l'esprit humain, qui est souvent plus intéressé à savoir d'où il vient qu'où il doit aller (la problématique de l'« être » est en fin de compte une recherche des « origines », qui ne parvient pas à penser « être » utilisé seul autrement que comme « exister », et « exister » autrement que comme « exister dans le temps et l'espace », ce qui force à penser « être » comme « devenir » et à se demander d'où vient l'être, alors que la problématique du bon est une réflexion sur les fins, sur ce que nous recherchons et vers quoi nous devons progresser).
Le simple fait qu'un des sens possible d'ousia en français soit « bien(s) » (dans le sens où l'on parle d'un « bien » immobilier, ou des « biens » de telle ou telle personne) devrait suffire à nous interpeler quand on trouve le mot dans un contexte où Socrate l'associe à une réflexion sur le « bon », même si, dans le cas du français, c'est le mot « bien » qui se trouve avoir une pluralité de sens, dont un qui recouvre l'un des sens d'ousia, car cela montre qu'au-delà des siècles, les mêmes rapprochements se retrouvent. Ceci étant, pour se convaincre que c'est une erreur de disjoindre les deux sens du mot ousia, il suffit de se pencher sur les premières apparitions de ce mot dans la République. On le trouve par trois fois dès les premières pages du dialogue (en 329e4, 330b4, 330d2), dans ce qui en constitue l'introduction, le dialogue entre Socrate et Céphale : en 329e4, Socrate l'utilise pour la première fois, dans son sens matériel, pour parler de la fortune de Céphale, avec qui il discute de la vieillesse et de l'expérience qu'en a son interlocuteur, suggérant que la plupart des gens, l'entendant déclarer, comme il vient de le faire, que ce qui conditionne la manière dont on se comporte dans le grand âge, ce n'est pas l'âge, mais la manière d'être (ho tropos), et que, si l'on est « de mœurs
bien réglées et facile à vivre (kosmioi kai eukoloi) », on supportera tous les âges de la vie, penseront qu'en fait, s'il supporte aussi facilement la vieillesse, ce n'est pas du fait de son tropos, mais parce qu'il possède une abondante ousia (dia to pollèn ousia kektèsthai). Dans la suite de la conversation, Socrate en vient à demander à Céphale si ce qu'il possède lui a été principalement transmis par héritage ou s'il l'a acquis par lui-même, ce qui conduit Céphale à expliquer l'origine de son ousia (330b4) avant que Socrate lui demande en fin de compte « quel
plus grand bien penses-tu avoir retiré du fait d'avoir acquis (c'est-à-dire de posséder, autre traduction possible) une
abondante ousia ? (ti megiston oiei agathon apolelaukenai tou pollèn ousian kektèsthai;) » (330d2-3). Or cette question, que tout le monde, dans le contexte de la discussion en cours, lit au premier degré sans chercher plus loin comme portant sur le plus grand avantage que procure la richesse selon Céphale (dont le nom, Kephalos, signifie en grec « tête » en tant que partie du corps, et, à partir de là, au sens figuré), peut être lue comme étant à double sens et portant sur le rapport entre l'ousia, dans un sens qui reste justement à préciser, et le « bien supême (megiston agathon) ». Et dès qu'on a réalisé ça, c'est toute cette conversation entre Céphale et Socrate sur l'ousia qui prend une nouvelle dimension liée à l'ambiguïté du mot ousia : Céphale, comme la plupart des lecteurs du dialogue, comprend ousia au sens purement matériel, mais on est en droit de penser que, pour Socrate, la vraie question sous-jacente n'est pas tant « quel est le plus grand avantage à avoir une grande richesse (matérielle) ? », mais « quelle est l'ousia réellement susceptible de nous procurer le plus grand bien (megiston agathon) ? », ce qui amène à se demander au préalable ce qui constitue le megiston agathon des hommes. Et, comprise ainsi, cette question et toute la conversation qui y conduit et qui la suit prend une toute autre dimension et devient une introduction tout à fait appropriée au dialogue qui va suivre dans les dix livres de la République. Car c'est bien à partir de cette question sur le megiston agathon (« plus grand bien ») résultant de l'ousia que Céphale va introduire la notion de « justice » qui deviendra le thème de tout le dialogue, à travers son contraire, l'injustice (en faisant référence à ton adikèsanta, « celui qui a commis des injustices », 330d8, première apparition dans la République d'un mot de la famille de dikè, « justice »), que redoute le vieillard approchant de la mort par crainte de punitions dans l'Hadès et que permet justement, selon lui, d'éviter la richesse en permettant de rendre à chacun son dû sans se retrouvre dans la gêne. Ainsi, dès son apparition dans le dialogue, la justice est liée à la problématique de l'ousia et à celle du bon dans une perspective qui dépasse le seul cadre de la vie terrestre (Céphale fait référence à l'Hadès), et l'idée que l'ousia qui fait le vrai bonheur n'est peut-être pas celle à laquelle pensent la plupart des gens en entendant ce mot est en filigrane dans cette conversation introductive. Même la question de savoir si l'ousia est quelque chose dont on hérite de ses géniteurs ou que l'on construit soi-même prend de nouvelles résonances dans cette perspective.
L'occurrence suivant d'ousia dans la République, en République, II, 359a5, mérite aussi qu'on s'y arrête, car c'est la première occurrence de ce mot dans un sens non « matériel » et elle est le fait de Glaucon au début de son discours sur la justice, pas de Socrate : Glaucon commence ce discours en annonçant qu'il va tout d'abord préciser « quoi étant et d'où provient la justice (ti on te kai hothen gegone dikaiosunè) » (358e2) et explique aussitôt qu'à ce qu'on dit, « par nature, être injuste est bon alors qu'être victime d'injustice est mauvais, mais être vicitme d'injustice surpasse de beaucoup en mal être injuste en bien (pephukenai... to men adikein agathon, to de adikeisthai kakon, pleoni de kakôi huperballein to adikeisthai è agathôi to adikein) » (358e3-5), ce qui a conduit les hommes à passer entre eux des accords et à définir des lois et des conventions (nomous kai sunthèkas) pour mettre fin aux injustices, et à « appeler ce qui est prescrit par la loi conforme à l'usage et juste (onomasai to hupo tou nomou epitagma nomimon te kai dikaion) » (359a2-3) ; c'est là, conclut-t-il, « l'origine et l'ousia de la justice (genesin te kai ousian dikaiosunès) » (359a5). S'il est clair qu'ousia n'a pas ici le sens de « richesse », il n'est pas aussi clair qu'il faille supposer que Glaucon le comprend d'emblée comme on pense que Socrate le comprend lorsqu'il l'utilise au sens « métaphysique » et le traduire par « essence » (l'une des traductions classiques d'ousia dans son sens que j'appelle « métaphysique »), surtout lorsqu'on voit ce mot associé à genesis (« origine/devenir »), que ceux-là même qui traduisent ici ousia par « essence » auraient plutôt tendance à opposer justement à l'ousia. Plutôt que de supposer que, puisque ousia ne veut pas dire ici « richesse », il ne peut vouloir dire qu'« essence », surtout après que Glaucon ait annoncé qu'il allait expliquer le ti on (« quoi étant ») de la justice, il serait préférable de s'en tenir au contexte, de ne pas oublier que Glaucon n'est pas Socrate, de faire attention aux formulations qu'il emploie, pour se demander si, finalement, on n'aurait pas là un sens « de transition » entre le sens strictement matériel et le sens plus spécifiquement métaphysique qui pourrait nous aider à comprendre comment on est passé de l'un à l'autre. Commençons pour cela par remarquer que, dans l'expression ti on te kai hothen gegone dikaiosunè (« quoi étant et d'où provient la justice ») par laquelle Glaucon introduisait son propos, il ne propose pas une opposition entre on (« étant », participe présent neutre de einai, « être ») et gegone (« provient », troisième personne du singulier de l'indicatif actif de gignesthai, « naître, devenir » ayant pour sujet dikaiosunè, « la justice ») pour des raisons évidentes d'asymétrie grammaticale, mais annonce une unique description de l'origine de la justice s'intéressant à la fois à ti on (« en étant quoi ») et à hothen (« (en venant) d'où ») elle est apparue (gegone), ce qui veut dire que, pour lui, ou en tout cas pour ceux dont il expose les opinions, la justice n'est pas une « idée » transcendante hors du temps et de l'espace, mais une « création » des hommes visant, comme il le précise dans la suite, à un moyen terme entre le meilleur, commettre l'injustice impunément, et le pire, la subir sans pouvoir obtenir réparation. Dans ces conditions, la justice ainsi comprise est entièrement de l'ordre du devenir et, lorsqu'il s'intéresse à ce qu'elle est, ce n'est pas pour opposer un être transcendant à un devenir spatio-temporel, mais dans le sens le plus ordinaire que peut avoir la question « c'est quoi, ce dont tu parles ? », à propos de n'importe quoi. Dans ces conditions, vouloir faire de la réponse qu'il donne sur le « quoi étant » de cette justice une ousia, une « essence » au sens noble que l'on croit pouvoir trouver chez Platon pour ce mot, c'est aller un peu vite en besogne, même s'il n'est pas interdit de penser que, chez Platon écrivant ces mots, le sens « métaphysique » qu'il donnait à ce mot et que nous essayons justement de préciser était en filigrane dans cette occurrence, tout comme il l'était lorsqu'il mettait ce mot dans la bouche de Socrate et de Céphale au cours de leur discussion. Et c'est plutôt en cherchant en quel sens analogique au sens matériel de « richesse » Glaucon peut utiliser ici ousia qu'en le supposant déjà « platonicien » pur jus à la mode des commentateurs d'aujourd'hui qu'on aura une chance de mieux comprendre le sens d'ousia dans la réplique qui nous occupe ici dans l'analogie du bon et du soleil. Or il me semble que ce qui fait le lien entre tous les usages d'ousia, c'est l'idée de « valeur » : la « richesse », c'est ce à quoi on accorde de la valeur (à tort ou à raison, là n'est pas encore la question) ; dans un premier temps, cette valeur est trouvée dans des biens matériels et on a le sens premier de « richesse » d'ousia. Ici, Glaucon nous décrit ce qui fait la « valeur » de la justice pour les hommes en permettant justement à chacun d'espérer pouvoir conserver son ousia (« richesse ») dans le cadre d'une vie en société. Dans la perspective matérialiste dont il se fait le porte-parole, la justice n'est pas en elle-même une « richesse », mais, en tant que moyen de conserver sa richesse, elle hérite de la valeur que l'on attribue à cette richesse. Il me semble donc préférable de traduire genesin te kai ousian dikaiosunès par « l'origine et la valeur de la justice » plutôt que par « l'origine et l'essence de la justice ».
Le mot ousia réapparaît plusieurs fois dans les pages suivantes, dans la bouche de Glaucon (II, 361b5), puis dans celle de Socrate (II,
372b8 et 374a1 ; III,
416c6 et 416d5), mais toujours dans son sens matériel, et il faut attendre la fin du livre V, en 479c7, pour le trouver dans la bouche de Socrate, dans le cadre de la comparaison entre science et opinion qui clôt ce livre V, dans son sens « métaphysique » (en considérant l'occurence en II, 377e1, donnée par certains manuscrits, et par la première des deux citations de ce passage que fait Eusèbe de Césarée au livre XIII de sa Préparation évangélique, mise entre crochets par Burnet et supprimée dans le corps du texte par Chambry dans l'édition Budé et par Slings dans sa nouvelle édition de la République pour les OTC, comme une interpolation fautive). Le mot ousia y apparaît vers la fin de cette discussion dans une réplique de Socrate qui s'interroge sur la place à donner à toute la multitude des beaux *** (polla ta kala ; 479a3), des *** justes (dikaion), des *** pieux (hosion), etc. (les trois astérisques peuvet être remplacées par des mots comme « choses », « êtres », « comportements », « actions », etc., le grec ne précisant pas), à propos de chacun desquels on peut se demander « s'il est plus qu'il n'est pas ce qu'on pourrait le dire être (beau, juste, pieux, etc.) » (poteron esti mallon è ouk estin touto ho an tis phèi auto einai ; 479b9-10), et demande si l'on pourrait leur trouver « une plus belle place que dans l'intervalle entre l'ousia et le ne pas être » (kalliô thesin tès metaxu ousias te kai tou mè einai), puisque « probablement, elles ne paraîtront pas plus obscures que ce qui n'est
pas par le fait de plus ne pas être, ni plus claires que ce qui est par le fait de plus être » (oute gar pou skotôdestera mè ontos pros to mallon mè einai phanèsetai, oute phanotera ontos pros to mallon einai ; 479c7-d1). Les traductions de l'expression metaxu ousias te kai tou mè einai dans les éditions que j'ai consultées sont « entre l'être et le néant » (Chambry), « dans l'entre-deux de l'existence et du non-être » (Robin), « entre l'être et le non-être » (Baccou), « au milieu entre l'être et le non-être » (Pachet), « intermédiaire entre l'existence et le non-être » (Cazeaux), « la place intermédiaire entre l'être et le non-être » (Leroux). Le problème de toutes ces traductions, c'est qu'elles restent dans une perspective ontologique pure qui concernerait l'« être » et le « non-être »/« néant » dans l'absolu, sans qu'on sache trop à quoi ces deux concepts renvoient, alors que Platon est dans une problématique de (re)connaissance (gnôsis) et de savoir (epistèmè) à distinguer de la simple opinion/estimation (doxa), par rapport à des notions spécifiques, au premier rang desquelles le beau (to kalon) en tant que distinct de la multitude des beaux *** (polla ta kala), pris comme exemple, mais dont Socrate suggère qu'on pourait le remplacer par le juste ou le pieux, ou autre chose encore. Comme dans les propos de Diotime rapportés par Socrate dans son discours du Banquet, c'est le beau et non pas le bon qui est pris comme exemple principal. Certes, au début de la discussion, initiée par une remarque de Glaucon sur les amoureux de beaux spectacles (philotheamones en 575d2) qui pourraient être confondus avec les philosophoi selon le critère que vient d'énoncer Socrate, mais dont ce dernier dit que ce qui les distingue des philosophoi, c'est qu'ils sont capables de reconnaître les belles choses, mais pas le beau lui-même (autou tou kalou en 476b6-7), le bon (to agthon) opposé au mauvais (to kakon) est mentionné ensuite en 476a4 à côté du juste opposé à l'injuste comme autres exemples possibles à côté du beau opposé au laid, mais c'est la seule occurrence d'agathon dans toute la discussion jusqu'à la fin du livre V et, lors de la reprise des considérations sur les belles « choses » par opposition au beau en 478e7-479a8, peu avant la réplique qui nous intéresse ici, c'est le pieux (to hosion) qui prend sa place à côté du juste comme autres concepts qui pourraient servir d'exemples. Or cette omission du bon comme une alternative possible au beau ou au juste au moment où il va être question d'ousia pour la seule et unique fois dans toute cette discussion n'est sans doute pas un hasard.
En fait, le lien entre la comparaison du soleil et du bon et la discussion sur science et opinion de la fin du livre V est fait en prélude à cette comparaison, en 507b2, sq., puisque, comme je l'ai dit à la fin de la note 61, c'est à cette discussion que renvoient les « rappels » faits par Socrate pour distinguer le visible de l'intelligible, ce qui nous invite à éclairer l'une par l'autre. Et dans une discussion où il n'est pas avare de formules comme to on (« l'étant ») opposé à to mè on (« le n'étant pas »), (to) einai (« (le fait d')être ») opposé à (to) mè einai (« (le fait de) ne pas être), pour désigner des couples de contraires, il vaut la peine de se demander pourquoi c'est soudain ousia qui prend la place de to einai en opposition à to mè einai, rompant ainsi une symétrie de formules toujours respectée par ailleurs et mettant en valeur ce mot inattendu, dont c'est la première utilisation par Socrate dans la République dans un sens autre que matériel. Et ce n'est pas le fait de traduire ousia par « existence » pour faire sentir au lecteur que Socrate a justement rompu cette symétrie en n'utilisant pas le même mot que celui utilisé pour traduire einai dans mè einai (« être »), comme le font Robin et Cazeaux, qui résoud le problème, surtout lorsque c'est to einai que Robin, dans la réplique du livre VI qui nous occupe ici, traduit par « existence », et qu'il y traduit ousia par « essence » (Cazeaux est de ce point de vue plus cohérent en y conservant « existence » pour traduire ousia). « Être », « existence », « essence », on reste toujours dans le registre exclusif de l'être/exister et l'on ne dispose plus que de considérations purement stylistiques à la Gorgias pour expliquer ces varations de vocabulaire de la part de Platon.
Pour y voir plus clair, il faut d'abord réaliser que, dans le contexte de cette discussion au moins, einai (« être »)/on (« étant ») et mè einai (« ne pas être »)/mè on (« n'étant pas ») ne font pas référence à on ne sait trop quel « être » et quel « non-être » dans l'absolu, mais sont des raccourcis pour « être/étant beau » (ou « juste », ou ce que l'on veut) et « ne pas être/n'étant pas beau » (ou « juste », ou ce que l'on veut), l'attribut objet de la discussion étant sous-entendu, comme le suggère la formule citée plus haut de 479b9-10 : « est-il plus qu'il n'est pas ce qu'on pourrait le dire être », c'est-à-dire beau, ou juste, ou pieux, ou autre chose encore, selon ce sur quoi porte la discussion. Et lorsque Socrate parle de gnôsis/gignôskein/gnôston en opposition à agnôsia/agnoia/agnôston, plutôt que de traduire par des mots de la famille de « connaissance » et d'« ignorance », il serait préférable de parler de « reconnaissance/reconnaître » et de « non reconnaissance », « reconnaître » étant l'un des sens possibles de gignôskein : ce dont il est en effet question, c'est de savoir ou pas « reconnaître » le beau (ou le juste ou autre chose encore) dans les multiples « choses » que nous appréhendons (sensibles ou intelligibles). Cette manière de comprendre gignôskein et les mots de même racine est plus en phase avec la conception que se fait Platon du gignôskein à travers des images comme celle de la réminiscence développée dans le Ménon (même si, comme je le pense, il ne faut pas y voir une « théorie », mais une simple image, voir même une forme de « mythe ») et illustrée par le mythe de l'attelage ailé du Phèdre, qui nous parle de réalités comme la justice elle-même (dikaiosunèn autèn) « visibles » uniquement de l'autre côté de la voute du ciel, en un « lieu » où seuls les dieux peuvent aller et que les âmes des hommes ne peuvent qu'apercevoir de loin, et encore, uniquement celles qui sont les plus favorisées (Phèdre, 247c-e). Et elle est aussi plus cohérente avec l'utilisation du vocabulaire de la « vue » pour décrire l'activité intellectuelle. Elle est cohérente encore avec l'idée que toute notre activité intellectuelle, aussi bien dans le registre visible(/sensible) que dans le registre intellectuel, trouve son origine dans des processus par rapport auxquels notre « âme » est, dans un premier temps au moins, passive, traduite dans l'analogie de la ligne qui suit la comparaison du bon et du soleil par l'emploi du mot pathèma (« affection », au sens de ce qui nous affecte, ce que nous subissons de manière passive) par Socrate pour décrire les quatre processus associés à chacun des quatre segments de la ligne (pathèmata en 511d7) : c'est évident dans le cas de la vue, où nous savons bien que celle-ci est sollicitée par des « objets » qui nous sont extérieur, au point que, pour nous, cela devient même le signe par excellence d'« existence » ; mais pour Platon, c'est aussi le cas pour notre intelligence par rapport aux « concepts/ideai » qu'elle « manipule ». Et si tout le monde n'est pas prêt à reconnaître une existence « objective » à quelque chose comme « le beau » (l'objet justement de la discussion sur la différence entre science et opinion), nul ne peut contester que ce n'est pas nous qui pouvons décider de ce qui est « bon » pour nous : nous ne sommes pas maîtres de décider quels aliments nous sont profitables et quels sont susceptibles de nous empoisonner ; nous ne sommes pas maîtres de décider que nous pouvons survivre en cessant de respirer ou en respirant n'importe quoi, ou en cessant de nous hydrater, ou de nous alimenter ; nous ne sommes pas maîtres de décider que nous pouvons voler sans aucun accessoire artificiel ou vivre sans accessoires au fond des océans, ou que nous pouvons survivre à une chute de plusieurs dizaines ou centaines de mètres dans le vide finissant sur un sol compact et dur ; et si nous pouvons jusqu'à un certain point ne pas considérer la mort comme un mal, ce ne peut être que sur la base d'hypothèses dont la vérité ne dépend pas de nous, comme en est parfaitement conscient le Socrate de Platon qui, quelques minute avant de boire la ciguë, parle du « beau risque (kalos kindunos) (Phédon, 114d6) qu'il a pris en menant sa vie et en acceptant une condamnation à mort qu'il sait injustifiée sur le fondement de croyances qu'il est incapable de démontrer rigoureusement. Bref, le bon pour nous n'est pas ce que nous voulons qu'il soit mais a une « réalité » objective (bien qu'immatérielle) et tout l'effort de notre intelligence, ce pour quoi elle nous a été donnée, comme a cherché à nous le faire comprendre Socrate dans toute cette comparaison entre bon et soleil, doit être de chercher à le reconnaître (gignôskein) partout où il se « montre ». Et puisque c'est lui, le bon, qui donne sa « valeur » pour nous à tout le reste, puisque le savoir (epistèmè) n'est à proprement parler « savoir » que lorqu'il fait le lien entre ce que nous étudions et le bon (cf. 506a4-5), c'est bien le bon qui donne son « objectivité » à tout le reste, au beau, au juste, etc.
Et si gignôskein doit se comprendre comme « reconnaître », l'agnoia doit se comprendre, non pas comme « ignorance », mais comme « non reconnaissance ». Or ne pas reconnaître n'est pas la même chose qu'ignorer : ne pas reconnaître le beau dans quelque chose ne veut pas dire ignorer le beau et/ou cette chose, mais au contraire, sur la base d'une forme de « connaissance », adéquate ou pas, du beau, ne pas en retrouver une trace plus ou moins ressemblante dans cette chose, c'est-à-dire ne pas reconnaître comme faisant partie des belles choses cette chose que je soumet à investigation et qui donc « existe » bel et bien, ne serait-ce qu'en tant qu'objet de ma pensée sur lequel je me pose des questions. Et s'il en est bien ainsi, lorsque Socrate dit que l'agnoia porte sur le mè on, il ne veut pas dire que l'ignorance porte sur le « non-être », comme le comprennent tous les traducteurs mais qui ne veut pas dire grand chose, mais que la non reconnaissance (du beau, ou d'autre chose) porte sur ce qui n'est pas (beau, ou autre chose). Mè on n'est donc pas le nom d'une « réalité » dont la nature serait justement de ne pas exister, mais le fait pour une « réalité » qui « existe » bel et bien et sollicite notre esprit de « ne pas être » (ci ou ça). Et quand je parle de « réalité » qui « existe », je comprend einai/on utilisé sans attribut comme le fait l'étranger d'Élée dans le Sophiste lorsqu'il en propose comme définition « le fait d'être doté
d'une certaine puissance,
quelle qu'elle soit, soit d'agir sur quelque autre créature que ce soit, soit de
subir la moindre chose que ce soit de la part de la chose la plus insignifiante
qui soit, ne serait-ce qu'une fois et une fois seulement (to kai hopoianoun
tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit'
eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kai ei monon eis hapax) » (Sophiste,
247d8-e3), ce qui inclut le fait de subir d'être pensé ou nommé, même si cette pensée ou ce nom ne renvoie à rien hors de l'esprit de celui qui le pense ou le prononce, justement dans une discussion en présence de Socrate (qui ne conteste pas cette définition et reste silencieux) qui cherche en particuclier à comprendre la signification de l'expression mè on (cf. (Sophiste, 257b3, sq.) et conclut que « ne pas être » signifie tout simplement être autre que ce qui est en cause dans la discussion (ne pas être (beau), c'est être autre (que beau), pas ne pas « exister » du tout), ce qui implique qu'être n'a de sens que pour introduire un attribut et que, lorsqu'il n'en a pas d'explicité, il y en a nécessairement un qui est implicite dans la pensée de celui qui parle et de ceux qui écoutent (et pas nécessairement le même, justement parce qu'il reste non dit) pour donner un sens à « être ».
Et s'il en est ainsi, c'est le même « savoir » (epistèmè) qui est nécessaire pour reconnaître ce qui est (to on) et ce qui n'est pas (to mè on) (beau, juste, ou quoi que ce soit d'autre), dans des réalités différentes, bien sûr. En d'autres termes, qui ne sait pas ce qu'est le beau lui-même de la science la plus parfaite n'est pas en mesure de dire avec certitude que telle ou telle chose « n'est pas » (mè on) belle et ne peut avoir sur la question qu'une simple opinion (doxa). Si donc nous admettons avec Platon que le savoir absolument adéquat et certain sur le bon lui-même est hors de notre portée, ou en tout cas intraduisible en mots, et que nous ne pouvons avoir de savoir réel sur quoi que ce soit sans savoir quelle relation ça entretient avec le bon, comme il le suggère en 506a4-5 en évoquant la piètre connaissance que serait celle portant sur « les [choses] justes et belles à propos desquelles est ignorée la manière dont elles peuvent bien être bonnes », alors nous n'avons pas plus accès à l'agnoia (la non reconnaissance, c'est-à-dire le savoir que ce n'est pas) en cette vie que nous n'avons accès à l'epistèmè et nous ne pouvons que formuler des opinions.
Dans cette perspective, le savoir (epistèmè) adéquat sur le beau, celui qui seul mérite le nom de savoir, suppose que l'on sache reconnaître le beau lui-même dont on cherche ensuite les « reflets » dans les belles choses, qui ne sont belles que par certains côtés et sont en même temps ou à d'autres moments laides par d'autres côtés, si bien que le seul beau qui ne soit que cela, qui soit (beau) parfaitement (pantelôs ; cf. 477a3) et sans mélange (eilikrinôs ; 478d6), c'est le beau lui-même (auto to kalon). Et cette connaissance ne peut être acquise sans la « lumière » du bon qui permet de comprendre en quoi le beau est bon pour nous, c'est-à-dire sans connaître la valeur du beau pour nous. Et voilà l'explication de l'apparition du mot ousia dans la discussion sur l'opinion, qui est fait pour nous rappeler justement que ce qui compte ce n'est pas l'« être » (n'importe quoi), mais l'être bon, la « valeur » (ousia), du beau dans notre cas, au regard du bon.
Mais pour que Socrate puisse utiliser le mot ousia pour en faire ici la cible du gignoskein, il ne fallait pas que l'objet de la discussion soit le bon (to agathon), dont il nous dit justement maintenant qu'il est « au-delà de l'ousia », dans un sens qu'il nous reste à préciser, et c'est la raison pour laquelle il a choisi le beau comme exemple pour distinguer l'opinion du savoir.
Comme on le voit au terme de ce balayage des occurrences d'ousia qui ont précédé celles qui nous occupent ici (3 occurrences dans la réplique de Socrate objet de cette note, la première en occupant le milieu), ce qui semble être commun à toutes ces occurrences est la notion de quelque chose qui a de la valeur, la différence se faisant ensuite sur ce qui sert de critère de valeur.
Afin de confirmer cette impression et de voir en quoi elle éclaire les propos de Socrate, nous allons maintenant analyser dans le détail sa réplique en la mettant en parallèle avec la précédente, où il était question du rôle du soleil par rapport à ce qu'on voit, pour mieux faire ressortir tant les ressemblances que les différences, aussi bien dans la structure de chaque phrase et dans l'ordre des mots que dans le choix du vocabulaire.
Le texte grec de la réplique de Socrate est le suivant :
Kai tois gignôskomenois toinun mè monon to gignôskesthai
phanai hupo tou agathou pareinai, alla kai to einai te kai tèn ousian
up' ekeinou autois proseinai, ouk ousias ontos tou agathou, all' eti epekeina
tès ousias presbeiai kai dunamei huperechontos.
Cette phrase reprend la structure générale de la réplique précédente de Socrate à propos du soleil, comme le montre la mise en parallèle ci-dessous. Dans cette mise en parallèle, le texte grec est en italiques rouge et j'ai traduit de manière aussi littérale que possible chaque membre de phrase juste en-dessous du grec ; j'ai laissé de côté au début de la seconde phrase les particules introductives kai et toinun (« eh bien donc ») qui encadrent tois gignôskomenois pour alléger la présentation. Les membres de phrase sur fond grisé alignés sur l'extérieur du tableau constituent les propositions principales de chaque phrase, limitées à des formes du verbe « dire », dont la position en cours de phrase romp le parallèlisme ; les membres de phrase sur fond vert identifient ce dont il est question dans chaque cas (en caractères gras vert soulignés), et on verra ce que signifie le fait que cela n'occupe pas la même position des deux côtés ; les membres de phrase sur fond rose sont ceux qui sont spécifiques au cas du bon ; enfin, les lignes pointillées séparent les différentes parties de la phrase qui se succèdent à l'identique des deux côtés, dont les mots en bleu dans le grec sont les « marqueurs ».
ton hèlion le soleil |
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tois horômenois aux [choses] vues |
tois gignôskomenois aux [choses] qu'on apprend à connaître |
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ou monon non seulement |
mè monon pas seulement |
oimai je suppose |
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tèn tou horasthai dunamin le pouvoir d'être vues |
to gignôskesthai le [fait d']être reconnues |
phanai [il faut] dire |
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hupo tou agathou sous l'effet du bon |
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parechein procurer |
pareinai être présent |
phèseis tu diras |
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alla kai mais aussi |
alla kai mais aussi |
tèn genesin kai auxèn
kai trophèn tèn genesin kai auxèn kai trophèn le devenir et accroissement et nourriture le devenir et accroissement et nourriture |
to einai te kai tèn ousian to einai te kai tèn ousian l[e fait d]'être et aussi la valeur le [fait d']être et aussi la valeur |
hup' ekeinou sous l'effet de celui-ci |
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autois proseinai à elles être en plus |
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ou genesin auton onta lui-même n'étant pas devenir |
ouk ousias ontos tou agathou du bon n'étant pas valeur |
all' eti epekeina tès ousias mais encore au-delà de la valeur |
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presbeiai kai dunamei par l'ancienneté et la puissance |
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huperechontos se tenant au-dessus |
Comme on le voit, la structure d'ensemble de ces deux phrases est la même. Les mots en bleu dans le grec marquent les articulations qui se retrouvent quasi à l'identique des deux côté pour marquer les limites de chaque membre de phrase. Chacune de ces deux phrases décrit deux types d'« effets » dont le soleil dans la première, le bon dans la seconde, est responsable vis à vis de « choses » décrites dans les deux cas par le participe présent passif au datif neutre pluriel substantivé par l'article (tois) d'un verbe décrivant une activité qu'elles subissent de notre part (être vues dans un cas, être objets d'étude en vue de la connaissance dans l'autre), ces deux types d'« effets » étant répartis dans des clauses introduites par ou/mè monon (« non/pas seulement »)..., alla kai (« mais aussi »)..., le premier de ces effets, introduit par ou/mè monon étant dans chaque cas celui qui a servi à les désigner (être vues pour les unes, être (re)connues pour les autres), et le second constituant l'apport nouveau de chaque phrase à la discussion, et se concluent par la constatation que le responsable en cause (soleil dans la première, bon dans la seconde) n'est pas (ou... onta/ouk... ontos) lui-même ce dont il est responsable en plus (ce qui est introduit par alla kai), alors qu'il est (ce qui n'est pas rappelé dans ces deux phrases, mais a été dit auparavant) lui-même ce qui sert à qualifier ce sur quoi il produit ses effets, vu pour le soleil, objet d'étude en vue de sa connaissance pour le bon.
Mais, au-delà de cette identité de structure, un certain nombre de différences sont clairement visible sur la mise en parallèle ci-dessus, toutes aussi signifiantes que les ressemblances. Avant de les expliquer, commençons par préciser que Socrate est toujours ici dans une perspective qu'on pourrait qualifier de « subjective » en ce sens qu'il se place dans la perspecticve de l'âme (psuchè, cf. 508d4) voyant/cherchant à connaître et non pas dans la perspective « objective » de réalités soit visible (horaton) soit intelligibles (noèton), qui, comme je l'ai dit dans les notes 86 et 87, ne conduit pas au même découpage : ce que nous cherchons à connaître, c'est tout le réel, à commencer par le visible, et même surtout lui, tant que nous n'avons pas compris que ce qui le rend intelligible est justement d'un autre ordre que ce qui le rend visible.
Si l'on en vient maintenant aux différences entre les deux phrases, la première, qui saute aux yeux, est la place qu'occupe dans la phrase ce dont on examine les effets. Dans la première phrase, c'est lui, le soleil, qui vient en première position, alors que dans le seconde, le bon, qui lui correspond, n'apparaît que plus loin, dans le second membre de la phrase, dans la clause hupo tou agathou (« sous (l'effet/la raison) du bon »). Ce que cherche à traduire cette différence de structure grammaticale, c'est la différence d'évidence qu'il y a pour nous entre le rôle du soleil dans la vue et le rôle du bon dans la connaissance. Le soleil, il est là, tout le monde le voit et comprend que c'est sa lumière qui nous permet de voir et que, s'il n'était pas là, on ne verrait plus rien. Cette primauté évidente pour tous justifie sa place en tête de phrase. Par contre, le bon n'a pas cette évidence, loin de là, et le rôle qu'il joue pour la connaissance dans son ensemble est encore moins évident. En fait, il est lui-même l'une des choses que l'on cherche à connaître et donc, dans un premier temps au moins, il est au même niveau que tout le reste. C'est ce que traduit grammaticalement sa positon dans le second membre de la phrase et non pas au début, comme c'était le cas pour le soleil. Par contre, il est introduit par une prépositon, hupo (« sous »), qui suggère sa position prééminente d'une manière qu'on aurait plutôt attendue dans le cas du soleil : cela ne choquerait personne de dire que tout ce que nous est accessible (sauf peut-être les étoiles) est « sous » le soleil, alors que nous ne percevons pas tout de suite ce que peut vouloir dire que tout ce que nous sommes susceptibles de connaître est « sous » le bon. Il faut accepter l'idée absolument pas intuitive pour le plus grand nombre que connaître quoi que ce soit, c'est connaître la relation que ça entretient avec le bon (pour nous) pour comprendre en quel sens tout l'effort de connaissance ne peut se faire que sous la lumière du bon. On retrouvera cette image spatiale dans l'analogie de la ligne à travers les mots hupothesis et anupotheton, lorsque Socrate voudra nous faire comprendre que la seule démarche qui peut nous conduire au véritable savoir, celle du quatrième segment, suppose que l'on ait préalablement, à partir de quelque hupothesis (ce qui est posé comme « base » de la réflexion au départ) que ce soit, remonté jusqu'au principe (archè) qui n'est pas lui-même « posé sous » autre chose (anupotheton), c'est-à-dire qui est recherché pour lui-même et pas en vue d'autre chose, ce qui est, comme on l'a vu au début de notre section, le propre du bon. On la retrouvera de manière plus visible encore dans l'allégorie de la caverne où c'est justement le soleil qui est image du bien et où le progrès dans la connaissance est représenté comme une ascencion vers lui, qu'on ne peut au mieux que voir de loin et certainement pas « dépasser ».
La différence suivante est l'utilisation d'une négation différente dans la formule signifiant « pas seulement » : ou monon du côté du soleil, mè monon du côté du bon, qu'on peut mettre en relation avec la forme différente du verbe phanai (« dire, affirmer ») dans la principale : deuxième personne du singulier de l'indicatif futur, modulé par un oimai, signifiant « je suppose », dans le cas du soleil ; infinitif équivalent à un impératif dans le cas du bon. De manière générale, ou marque une négation objective, factuelle, alors que mè marque la négation dans un sens hypothétique, par rapport à quelque chose d'incertain, de conjectural. Dans la phrase relative au soleil, Socrate considère donc comme acquis que le soleil ne joue pas seulement (ou monon) le rôle de rendre visible ce qu'il éclaire, mais aussi un rôle dans leur développement ; par contre, ce sur quoi il a un doute, qu'il exprime à l'aide du oimai portant sur phèseis (« tu diras »), c'est que ses jeunes interlocuteurs en aient pris conscience et soient prêts à l'affirmer avec autant de conviction que lui (« tu diras, je pense »). Dans la phrase relative au bon par contre, il manifeste par l'emploi de mè monon qu'il n'est pas absolument certain de l'ensemble des rôles que joue le bon (le mè monon reste conjectural), mais il n'en demande qu'avec plus de force à Glaucon de l'affirmer avec lui. On peut encore noter que, du côté du soleil, la dimension temporelle est marquée par le fait que le verbe principal est à un temps conjugué, le futur, alors que du côté du bon, il est à l'infinitf présent, la forme verbale la moins liée au temps.
Différence encore dans la manière dont est exprimé l'effet premier du soleil et du bon, à la fois dans le choix du verbe qui exprime le rapport
entre le soleil ou le bon et son effet (parechein, « produire », pour le soleil ; pareinai, « être présent, pour le bon), et dans la caractérisation de l'effet : un « pouvoir » (dunamin), une simple possibilité, celle d'« être vu » (horasthai), dans le cas du soleil ; un « fait », « le [fait d']être reconnu » (to gignôskesthai) dans le cas du bon (on notera que le français oblige, malencontreusement dans un tel contexte de discussion, à introduire l'auxiliaire « être », qui n'est pas dans le grec, pour traduire les infinitifs passifs horasthai et gignôskesthai). Les deux verbes retenus, parechein pour le soleil et pareinai pour le bon, sont tous deux construit avec le préfixe par(a), « à côté de », mais le premier dérive du verbe echein (« avoir ») alors que le second dérive du verbe einai (« être »). Avec le soleil, qui illumine le monde matériel, on est dans le registre de l'« avoir », de la possession, et cela nous invite à comprendre le préfixe para dans un sens quasi spatial. Et, de fait, la lumière du soleil n'est pas dans ce qui est éclairé, mais vient bien, depuis la source, se mettre autour de ce qu'elle éclaire pour le rendre visible. Avec le bon au contraire, on est dans le registre de l'« être », non pas d'une « existence » qui serait refusée aux réalités matérielles éclairées par le soleil, mais de l'« être » plus ou moins « bon », qui est une propriété intrinsèque de chaque réalité considérée « sous la lumière du bon » (hupo tou agathou). Les objets matériels visibles « existent », qu'ils soient éclairés ou pas et la lumière qui vient les éclairer ne fait que les rendre visibles quand elle est dans leurs parages (para), alors que les réalités qu'on cherche à connaître sont bonnes ou pas en elles-mêmes, selon des propriétés qui leur sont propres et les constituent en tant que ce qu'elles sont (de manière pérenne ou transitoire, là n'est pas la question).
L'autre différence dans la formulation est la conséquence du fait que nous sommes passifs en ce qui concerne la vue, alors que nous sommes actifs en ce qui concerne l'étude en vue de la connaissance. Le soleil ne suscite pas à proprement parler la vue en nous, il ne fait que la rendre possible pour quelqu'un qui serait là avec les yeux ouverts ; mais le soleil éclaire une multitude de choses que personne ne voit parce que personne n'est là pour les voir. Le soleil ne s'« allume » pas parce que quelqu'un ouvre les yeux, alors que, dans le gignôskein, c'est l'effort que fait celui qui cherche à comprendre qui fait ou pas intervenir le bon dans sa réflexion et dans son effort de compréhension. Et si, comme l'a suggéré auparavant Socrate, la connaissance de quoi que ce soit n'est réelle que si l'on a fait le lien avec le bon, que si l'on a compris en quoi ce qui est objet de notre investigation est bon, alors, il n'y a de « réalité » connue que hupo to agathou et dès qu'une réalité est placée par l'âme qui cherche à comprendre sous la lumière du bon, elle est connue, et pas simplement en puissance d'être connue, pour elle.
Quand on en vient aux effets supplémentaires du soleil ou du bon (le alla kai, « mais aussi »), là encore, la formulation est différente : pour le soleil, c'est le même verbe parechein (« procurer ») qui commande les deux parties de la phrase, alors que, pour le bien, Socrate introduit un nouveau verbe, proseinai (« être en plus »), toujours construit sur la racine einai (« être »), mais où le préfixe pros (« en outre ») a pris a place du préfixe par(a) (« à côté de »), et n'hésite pas à préciser, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté possible, que ce proseinai (« être en plus ») est lui aussi hup' ekeinou, c'est-à-dire hupo tou agathou (« sous l'effet du bon »). Dans le monde matériel, les différents effets du soleil, éclairer, chauffer, faire pousser, sont indissociables et se produisent tous simultanément. Ce n'est que par la réflexion que nous pouvons les distinguer, mais alors on n'est déjà plus dans le registre matériel, mais dans l'ordre de l'intelligible, de la quête de connaissance. Et dans ce domaine, on peut en effet distinguer les effets les uns des autres : connaître quelque chose, ce n'est pas seulement le « voir » sous la lumière du bon (hupo tou agathou), mais c'est aussi comprendre qu'il est intelligible (to einai, sous entendu noèton) et déterminer sa valeur (tèn ousian) à l'aune du bon, c'est-à-dire en quoi il est bon pour nous. Et en effet, le to einai, dans la mesure où il n'introduit pas d'attribut explicite, doit se comprendre en suppléant un attribut appelé par le contexte et, puisqu'on est ici dans le registre de l'intelligiblité recherchée par l'étude en vue de la connaissance, l'attribut le plus général qu'il faut supposer n'est bien sûr pas « visible » ou « matériel », mais « intelligible ». L'« être » dont le bon est responsable n'est pas un « être » matériel/sensible dont il serait la cause (origine) dans le temps et l'espace, mais un « être » intelligible dont il est le principe ultime d'intelligibilté, que l'objet d'étude soit une réalité exclusivement intelligible comme le beau ou une réalité sensible/matérielle comme l'homme, dont le principe premier d'intelligibilité est la psuchè (« l'âme »), comme l'illustrera, sans le dire aussi explicitement, mais en nous laissant le soin de le découvrir par nous-mêmes, l'allégorie de la caverne.
Avant de continuer avec les différences, nous pouvons nous arrêter un instant sur ce que nous enseigne le parallèlisme de ces deux listes d'effets complémentaires du soleil et du bon. Chacune d'elle peut être découpée en deux parties. C'est facile du côté du bon, puisqu'il n'y a que deux éléments, to einai (« l[e fait d]'être ») d'une part et tèn ousian (« la valeur ») d'autre part. Il n'est pas difficile non plus de voir que to einai est à mettre en regard de tèn genesin (« le devenir ») côté soleil, comme, en 508d4-9, to on (« ce qui est »), s'opposait à to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd ») (cf. note 86). Reste donc que (tèn) auxèn kai trophèn (« l'accroissement et la nourriture ») du côté du soleil correspond à tèn ousian du côté du bon. Et de fait, si nous nous souvenons de ce que j'ai développé dans la première partie de cette note sur le sens d'ousia comme « valeur », dans un cas comme dans l'autre, ce qui est mentionné, c'est ce qui donne « corps », consistence, soit à ce qui devient, soit à ce qui est ; consistence au sens matériel et dans la progression du temps du côté du soleil et des réalités visibles/sensibles/matérielles, consistence au sens de « valeur » au regard du bon (et non pas « essence », considérée comme le résultat d'un processus réducteur où l'on ne garderait que ce qui est commun à tous les membres de l'espèce étudiée) dans l'ordre intelligible, cette valeur n'étant pas en tant que telle soumise au temps, même si elle s'attache à un instant particulier de la « vie » d'une créature matérielle : ainsi le fait que Socrate ait mené une vie particulièrement « bonne » et exemplaire reste vrai aujourd'hui, même longtemps après sa mort et ne dépend pas de ce que nous connaissons de lui aujourd'hui. S'il a fait certaines choses dans sa vie qui sont bonnes, mais que nous ignorons, cela n'enlève rien à leur bonté, et donc à la bonté attachée à Socrate, personnage ayant vécu à Athènes à la fin du Vème siècle avant J.C. et mort en 399 avant J.C. après avoir été condamné à boire la ciguë, et, si elles sont réellement bonnes, elles le sont aujourd'hui comme lorsqu'il les a faites. L'ousia, valeur au regard du bon, n'est pas réservée aux abstractions pures hors du temps et de l'espace, mais concerne aussi bien de tels intelligibles purs (le beau est bon, le juste est bon, le pieux est bon, etc.) que les réalités sensibles, les hommes pris individuellement et tout le reste, considérés dans leurs principes d'intelligibilité. L'allégorie de la caverne mettra cela en scène à propos des hommes (anthrôpoi), comme je l'explique dans les notes à ma traduction de cette allégorie.
Notons encore que, dans l'étape suivante du développement de chaque côté, Socrate ne reprend qu'un seul de ces termes, le premier, genesis, à propos du soleil, le dernier, ousia, à propos du bon, pour dire que le soleil n'est pas genesis d'un côté, que le bon n'est pas ousia de l'autre. La raison en est que, en ce qui concerne le développement dans le temps et l'espace, genesis, qui signifie à la fois « naissance », « croissance » et « devenir », est le terme le plus englobant, celui qui suggère le mieux à lui tout seul l'ensemble du processus concernant chacune des réalités matérielles, alors qu'en ce qui concerne l'intelligibilité, on peut considérer que to einai et hè ousia constituent les deux extrêmes d'une échelle de compréhension (rappelons-nous qu'on s'intéresse aux gignôskomenois, aux « [choses] qu'on apprend à connaître », et au rôle du bon par rapport à eux) et c'est l'ousia, et non pas l'« être » (to einai), qui constitue l'extrêmité « riche » (rappelons-nous qu'ousia au sens matériel signifie « richesse ») de cette échelle, celle de la plénitude de la connaissance. To einai (« le fait d'être ») est le niveau le plus bas et le moins signifiant : « c'est (intelligible), point ! » Je suis bien avancé avec ça ! Cela ne me dit absolument rien sur ce à quoi je m'intéresse, sinon que je pourrais (une simple potentialité, dunamin en grec), si je m'en donne la peine, en savoir plus dessus et me le rendre intelligible « concrètement », en cherchant à comprendre en particulier quelle relation ça entretient avec le bon, et plus spécifiquement le bon pour moi (ce qui englobe moi en tant qu'individu, moi en tant qu'appartenant à une espèce, et même moi en tant qu'un élément d'un « kosmos » dont ce à quoi je m'intéresse fait aussi partie). Mais pour l'instant, si j'en reste à « c'est », autant dire que je ne sais encore rien. À l'opposé, si je connais l'ousia de ce à quoi je m'intéresse, à supposer que cela soit accessible à notre intelligence d'êtres humains, et à la mienne en particulier avec ses limites propres), c'est que je sais tout ce qu'il y a à savoir sur ça, et en particulier ce que ça vaut au regard du bon. C'est donc bien l'ousia et non le to einai qui englobe toute la visées du processus cognitif. Et d'ailleurs, cela ne voudrait rien dire de dire que le bon n'est pas einai (« être ») ! Mais s'il « est (intelligible) », il ne se donne pas de valeur (ousia) à lui-même, puisque la valeur, l'ousia de n'importe quoi d'autre, c'est l'intensité de sa relation à lui (le bon).
C'est dans le commentaire de l'affirmation que le bon n'est pas ousia, pendant à l'affirmation que le soleil n'est pas genesin (« devenir »), que se manifeste le plus gros déséquilibre entre les deux phrases. Du côté du soleil, l'affirmation est posée sans commentaires et sans explications, Socrate la jugeant sans doute suffisamment évidente (cf. sur ce point la note 102). Par contre, du côté du bon, l'affirmation que le bon (to agathon) n'est pas ousia est suivie d'un long commentaire, sans doute parce qu'il est conscient que le sens du mot ousia tel qu'il l'utilise ici n'est sans doute pas aussi évident pour ses interlocuteurs (et futurs lecteurs) que le sens de genesis. Pour le comprendre, il faut en effet à la fois percevoir l'idée générale de « valeur », pas seulement matérielle, qui court derrière les multiple sens d'ousia, comme j'ai tenté de le montrer dans la première partie de cette note, et admettre que c'est le bon (to agathon) qui donne à toutes choses, matérielles aussi bien que purement intelligibles, la seule valeur qui compte, celle qui constitue son ousia, sa « valeur » réelle, une valeur qui le soit, en ce qui nous concerne, pour l'âme et pas seulement pour le corps.
Pour exprimer cette prééminence universelle du bon, Socrate combine, dans ses explications de la formule « le bon n'étant pas ousia », des termes à connotation spatiale, des termes à connotation temporelle et des termes d'ordre purement conceptuel sans lien avec le temps ou l'espace (j'ai délibérément conservé ces connotations dans ma traduction plutôt que de chercher des termes qui n'en conserveraient que le sens analogique). Dans l'expression eti epekeina (tès ousias) (« encore au-delà (de la valeur) »), la préposition eti (« encore ») a une connotation temporelle et la préposition epekeina (« au-delà »), formée par association du préfixe epi (« au-dessus », « sur ») et du démonstratif marquant l'éloignement ekeinos (« celui-là », par opposition à houtos, « celui-ci », marquant la proximité), lui-même formé sur ekei, qui signifie « là-bas » (cf. note 93), a une connotation spatiale insistant sur l'éloignement, la grande distance. On retrouve ces mêmes connotaitons dans l'expression presbeia kai dunamei huperechontos (« se tenant au-dessus par l'ancienneté et la puissance »), qui, elle, introduit en outre un terme qui n'a aucune de ces deux connotations.
- La connotation temporelle est associée à presbeia (« ancienneté », et par extension « dignité »), mot dérivé de presbus, « vieux, âgé, ancien », en particulier pour parler d'une personne âgée à qui l'on doit le respect du fait de son âge. Mais Platon ne veut pas suggérer par là que le bon serait une sorte de démiurge créateur de tout l'univers, plus « vieux » donc que toute sa création, mais que, s'il faut voir dans l'univers l'œuvre d'un « démiurge », comme le fait Timée dans le « mythe vraisemblable » (Timée, 29d2) qu'il propose dans le dialogue qui porte son nom, alors, il faut penser que le souci du bon était premier dans son esprit dès le premier « instant » (cf. Timée, 29a ; 29e1 ; 30a2 : « le dieu voulant en effet toutes [choses] bonnes » (boulètheis gar ho theos agatha men panta)). La « préexistence » du bon est donc d'ordre conceptuel et non pas temporel.
- La connotation spatiale est associée à huperechontos, participe présent du verbe huperechein (« (se) tenir au-dessus »), dans lequel on trouve le préfixe huper (« au-dessus »), opposé du hupo (« au-dessous ») utilisé précédemment dans l'expression hupo tou agathou (« sous l'effet du bon »), associé au verbe echein (« avoir »). Mais le bon n'exerce pas sa domination en trônant au plus haut des cieux comme le soleil qui éclaire notre terre, même si c'est le soleil qui en donnera une image dans l'allégorie de la caverne. Là encore, il s'agit d'une domination conceptuelle et non pas spatiale : la question du bon se pose à propos de n'importe quelle réalité et il n'est pas possible de connaître quoi que ce soit sans savoir quelle est sa relation au bon.
- Quant au mot dunamei, datif de dunamis (« pouvoir, puissance, force, aptitude à faire »), il renvoie à un concept qui fait abstraction du temps et de l'espace. Il est intéressant de noter à son sujet que, dans le Sophiste, lorsque l'étranger d'Élée propose la définition de to on (« l'étant ») que j'ai mentionnée plus haut dans cette note (« le fait d'être doté
d'une certaine puissance,
quelle qu'elle soit, soit d'agir sur quelque autre créature que ce soit, soit de
subir la moindre chose que ce soit de la part de la chose la plus insignifiante
qui soit, ne serait-ce qu'une fois et une fois seulement (to kai hopoianoun
tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit'
eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kai ei monon eis hapax) » (Sophiste,
247d8-e3)), c'est le mot dunamis qui est au cœur de cette définiton, que l'étranger résume d'ailleurs dans les lignes qui suivent par cette formule, qu'il qualifie explicitement de « définition » (horos) : « les étants ne sont rien d'autre excepté puissance (ta
onta estin ouk allo ti plèn dunamis) » (Sophiste,
247e4). Dire qu'un « étant » n'est rien d'autre que « puissance », c'est, transposé au plan du langage, dire que le verbe « être » (einai) est toujours en attente d'un attribut qui, seul, peut donner consistance à ce dont on parle. C'est aussi ce que je voulais dire, plus haut dans cette note, lorsque je disais que to einai constitue le niveau le plus bas dans l'échelle de la connaissance, celui qui ne manifeste rien de plus que le fait d'avoir le « pouvoir » d'être connu, « pouvoir » qui ne peut s'actualiser que par l'adjonction d'attributs à ce « être » pour préciser « quoi c'est » (ti esti). Et la puissance supérieure du bon, c'est d'être l'« attribut » par excellence, celui dont on cherche à établir la pertinence vis à vis de quoi que ce soit, celui qui seul peut donner une ousia, une réelle « valeur » à ce dont on parle. C'est donc à travers ce mot de dunamis, et non pas à travers celui d'ousia, que Platon évoque ici la question de l'« être », le to einai (et il est probable que ces considérations ont influencé Aristote dans ses développements des concepts de puissance (dunamis) et d'acte (energeia), mais pas nécessairement dans le sens souhaité par Platon, puisque Aristote les comprenait dans une perspective exclusivement temporelle).
Le Socrate de Platon veut ainsi nous faire comprendre qu'aucune de ces manières de parler n'épuise à elle seule tout ce que signifie la prééminence du bon, qui s'exerce à la fois dans l'ordre de l'intelligible hors du temps et de l'espace et dans l'ordre du visible/sensible/matériel situé dans le temps et l'espace. Il y a du bon en tout, y compris dans les réalités matérielles (comme le suggère Timée dans son mythe) et notre principal souci en cette vie terrestre, comme nous le rappelle Socrate en Apologie, 29c-30c, dans ce qui constitue le centre à la fois matériel et logique de l'Apologie (cf. la page de ce site sur le plan de l'Apologie), devrait être justement de chercher à comprendre ce qu'il peut y avoir de réellement bon dans tout ce qui nous entoure de manière à nous rendre nous-même (nous-mêmes, c'est-à-dire notre psuchè (« âme »)) aussi bon que possible. Et c'est bien à cause de cette universalité du bon qu'il est important de traduire agathon par « bon » plutôt que par « bien », pour ne pas en limiter la portée au registre exclusivement moral. Certes, comme le rappelle Socrate dans le passage de l'Apologie auquel je viens de faire référence, la « perfection »/« excellence » (aretè) que nous devons viser concerne notre âme et est d'ordre moral, mais on ne peut atteindre cette perfection en faisant l'économie d'une recherche sur ce qu'il y a de « bon » dans les réalités matérielles qui nous entourent, c'est-à-dire sur la manière dont elles peuvent contribuer à cette perfection. C'est cela qui était sous-jacent à la question de Socrate à Céphale au début de la République sur le « plus grand bien » (megiston agathon) que lui procurait, selon lui, sa « grande fortune » (pollèn ousian) (330d2-3), qu'on peut reformuler et expliciter ainsi : « quelle valeur au regard du bon trouves-tu à ce que tu appelles ton ousia, qui n'est qu'un « fortune » purement matérielle extérieure à toi, un « avoir » et non pas un « être » ? », et ce sera le sujet du Philèbe que d'examiner cette question dans sa plus grande généralité, mais la République y fait déjà allusion quand elle s'intéresse aux relations entre la partie de notre âme liée à notre nature corporelle et celle qui est tournée vers l'intelligible. Toute réalité, matérielle ou intelligible, a donc une ousia, une « valeur », qu'il nous revient de découvrir en cherchant comment elle peut contribuer, directement ou, le plus souvent, indirectement, à notre « excellence », faire partie de ce qui est « bon » pour nous (c'est l'aptitude à faire ce lien, en particulier à propos des différentes disciplines qui participent à la formation des futurs gouvernants examinées au livre VII, qui est la marque distinctive de l'esprit et de la démarche « dialectique » (cf. VII, 531c9-532b4) dont l'allégorie de la caverne nous donne une brillante image). C'est pour cette raison que Socrate ne craint pas de terminer sa phrase sur le bon qui restait jusque là dans le registre de l'« être » en revenant dans le registre de l'avoir (echein) par l'usage du verbe huperechein (huperechontos), qui est le dernier mot de sa réplique (alors même qu'il avait terminé sa phrase sur le soleil, initiée dans le registre de l'« avoir », dans le registre de l'« être » (einai) avec le mot onta (« étant ») ayant pour attribut (le précédant dans la phrase) genesin (« devenir »)).
Pour compléter ce dossier, je donne ici les traductions en français et en anglais de la phrase
sur le bon proposées par les éditions que j'ai consultées, après en avoir reproduit le texte grec pour raison de commodité (en rouge,
la traduction de to einai te kai tèn ousian ;
en bleu, celle de ouk
ousias ontos tou agathou ; en vert, celle de eti epekeina tès ousias ; pour le second membre de phrase, en bleu,
signalons que le grec ne met pas d'article à l'attribut, donc ici à
ousias ; on notera la différence de sens dans les traductions
françaises, selon que le traducteur ajoute ou pas un article à
sa traduction de ousias, et, s'il l'ajoute, que c'est un article défini
ou indéfini) :
- Platon (texte grec) : Kai tois gignôskomenois toinun mè monon to gignôskesthai phanai hupo tou agathou pareinai, alla kai to einai te kai tèn ousian up' ekeinou autois proseinai, ouk ousias ontos tou agathou, all' eti epekeina tès ousias presbeiai kai dunamei huperechontos.
- Chambry (Budé) : « De même pour les objets connaissables,
tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d'être
connus, mais qu'ils lui doivent par surcroît l'existence
et l'essence, quoique le bien ne soit point essence,
mais quelque chose qui dépasse de loin l'essence en majesté et
en puissance.
- Baccou (Garnier) : « Avoue aussi que les choses intelligibles
ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent
encore de lui leur être et leur essence,
quoique le bien ne soit point l'essence, mais fort
au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance. »
- Robin (Pléiade) : « Eh bien ! pour les connaissables
aussi, ce n'est pas seulement, disons-le, d'être connus qu'ils doivent
au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et
l'existence et l'essence, quoique le Bien ne soit
pas essence, mais qu'il soit encore au-delà de l'essence, surpassant
celle-ci en dignité et en pouvoir ! »
- Pachet (Folio) : « Affirme donc aussi que le bien ne procure
pas seulement aux choses connues le fait d'être connues, mais que leur
être, comme leur essence aussi, leur viennent en outre de lui,
alors que le bien n'est pas une essence, mais qu'il
est encore au-delà de l'essence, l'excédant en aînesse et
en puissance. »
- Dixsaut (Bordas) : « Eh bien, pour les objets connaissables
aussi, affirme avec moi non seulement que leur vient du Bien le fait d'être
connus, mais aussi que c'est grâce à lui qu'ils ont en plus être
et essence, quoique le Bien ne soit pas essence
mais que, par delà l'essence, il la surpasse encore en dignité
et en puissance. »
- Cazeaux (Livre de Poche) : « Aux objets de connaissance le
Bien fournit d'abord d'être connus, mais il leur fournit aussi l'être
et l'existence, sans s'identifier avec l'existence,
en tant que Bien ; il est encore très au-dessus de l'existence pour la majesté et la puissance. »
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : « Et pour les objets
connaissables, tu reconnaîtras qu'ils ne tirent pas du bien seulement
la faculté d'être connus, mais aussi l'existence,
l'essence, alors que le bien n'est pas l'essence,
mais quelque chose qui dépasse de loin l'essence par sa majesté
et sa puissance. »
- Leroux (GF Flammarion) : « Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n'est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c'est leur être et aussi leur essence qu'ils tiennent de lui, même si le bien n'est pas l'essence, mais quelque chose qui est au-delà de l'essence, dans une surabondance de majesté et de puissance. » ;
- Jowett : « In like manner the good may be said to be not
only the author of knowledge to all things known, but of their
being and essence, and yet the good is not essence,
but far exceeds essence in dignity and power. »
- Shorey (Loeb) : « In like manner, then, you are to say that
the objects of knowledge not only receive from the presence of the good their
being known, but their very existence and essence
is derived to them from it, though the good itself is
not essence but still transcends essence in dignity and surpassing power. »
- Grube/Reeve (Hackett) : « Therefore, you should also say
that not only do the objects of knowledge owe their being known to the good,
but their being is also due to it, although
the good is not being, but superior to it in rank and power. »
- Bloom (Basic Books) : « Therefore, say that not only being
known is present in the things known as a consequence of the good, but also
existence and being are in them besides as a result
of it, although the good isn't being but is still
beyond being, exceeding it in dignity and power. »
- Reeve (Hackett) : « Therefore, you should also say that not only do the objects of knowledge owe their being known to the good, but their existence and being are also due to it; although the good is not being, but something yet beyond being, superior to it in rank and power. » (<==)
(104) Sans être assimilé au soleil lui-même, Apollon n'en est pas moins une divinité solaire, comme le montre les épithètes de Phoibos, « brillant » (dont vient le nom « Phébus » qui lui était donné par les Romains), Lukeios, « lumineux » (mais qui peut aussi faire référence au loup, lukos, qui était un des animaux associés avec le dieu, ou encore « Lycien », c'est-à-dire, originaire de Lycie, une province d'Asie Mineure), Xanthos, « blond », ou encore Chrusokomès, « à la chevelure d'or ». La légende le faisait naître dans l'île de Délos, dont le nom, qui lui avait été donné après cette naissance, signifie en grec « brillante ». (<==)
(105) « Quelle
divine surabondance » traduit le grec daimonias huperbolès.
Sur l'adjectif daimonios, traduit ici par « divine », voir la
note 5 à ma traduction du mythe d'Er. Le mot
huperbolè, dont vient le français « hyperbole »,
signifie au sens premier « action de lancer au-dessus », d'où
« franchissement » (d'une montagne, par exemple), ou encore « excès,
surabondance », dans tous les sens du mot, y compris dans celui qu'il a
gardé en français et qui fait référence au style
oratoire. Il y a donc là une ambiguïté voulue par Platon,
et soulignée par ce qui précède (le caractère « plaisant »
ou « risible » (geloiôs) annoncé de la remarque
de Glaucon), et ce qui suit (la manière dont Socrate comprend la remarque),
qui fait qu'on ne sait pas si, après le huperechontos qui termine
la phrase précédente de Socrate, Glaucon fait référence
à la surabondance de ce que dispense le bon, quasi « divinisé »
par le qualificatif de daimonias qu'attribue Glaucon à cette « surabondance »,
ou si tout simplement, comme semble le comprendre Socrate (sans doute avec une
pointe d'ironie, sachant très bien que ce n'est pas ce que voulait dire
Glaucon), il se moque du style oratoire de Socrate et lui reproche une « diabolique
hyperbole ».
Ce qui est sûr, c'est que cette conclusion de la comparaison du bon et du soleil, est encadrée par une référence à l'« euphémisme »
et une autre à l'« hyperbole », deux termes qui désignent
entre autre des figures de style, l'une qui adoucit les mots pour ne pas choquer,
l'autre qui porte à l'exagération, l'une comme l'autre avec aussi
une connotation religieuse, la première dans le mot euphèmei
lui-même (voir note 99), la seconde du fait de l'adjectif
qui l'accompagne, et que ce n'est certainement pas anodin. Platon nous dit en
même temps qu'il y a là une vérité profonde, quasi
divine, mais qu'il ne faut pas se laisser prendre au piège des mots,
qui disent toujours trop ou trop peu, et qui tombent vite dans le blasphème
ou l'hyperbole. (<==)
(106) « Mes pensées sur lui » traduit le grec ta emoi dokounta peri autou. Dokounta est le participe présent au neutre pluriel du verbe dokein, « sembler, paraître, avoir l'air », et aussi « penser, croire, se figurer », dont vient le mot doxa, « opinion ». Socrate ne prétend pas détenir la vérité, mais simplement faire part de ses opinions, du résultat de ses cogitations, pour les soumettre au regard critique de ses auditeurs, et de nous lecteurs, en prenant toutes les précautions nécessaires pour qu'ils ne se laissent pas (que nous ne nous laissions pas) « fasciner » par ses paroles « hyperboliques »... (<==)