© 2001 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 30 mai 2001 |
Platon et ses dialogues :
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(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
[Socrate et Adimante commencent à discuter du programme de formation des futurs dirigeants, après que Socrate ait introduit l'idée que seuls les "philosophes" sont aptes à gouverner (le principe du "philosophe-roi", énoncé en V, 473c11-e5), mais pas les philosophes tels que se les représente la foule, ni même tels que la plupart de ceux qui s'attribuent ce qualificatif. Pour ces futurs gouvernants, il faut un "circuit plus long (macrotera periodos)" (504b2) d'éducation, qui doit les conduire vers un "objet d'étude (mathèma)" qui domine tous les autres, et dont il va être maintenant question. La section ici traduite commence au milieu d'une réplique de Socrate, et je ne traduis pas les mots qui lient la phrase où je commence à ce qui précède, où Socrate accuse Adimante de vouloir l'embarrasser par des questions dont il connaît déjà les réponses.]
[505a]
Qu'en effet l'idée du bien (2)
soit l'objet d'étude (3)
le plus important, tu me l'as souvent entendu dire, celle en vérité
par laquelle ce qui est juste (4)
et les autres choses dont nous profitons en plus (5)
deviennent profitables et bénéfiques. (6)
Et maintenant, tu sais probablement que c'est ça que je suis sur le point
de dire, et en plus de ça, que nous ne la connaissons pas suffisamment.
Mais si nous ne la connaissons pas, quand bien même nous aurions une science (7)
aussi parfaite que possible de tout le reste, mais sans elle, tu sais qu'il
n'y aurait aucun bénéfice (8)
pour nous, comme il n'y en a aucun si [505b]
nous possédons quelque chose sans le bien. Ou crois-tu qu'on gagnerait
quelque chose à posséder toute possession, mais qui ne soit pas
bonne ? Ou à penser (9)
tout le reste sauf le bien, et à ne penser rien de beau et de bon ? (10)
Par Zeus, non, dit-il.
Mais bien sûr, ça aussi tu le sais certainement : que d'un
côté, pour la multitude, le plaisir passe pour être le bien,
et de l'autre, pour ceux qui sont plus raffinés, la pensée. (11)
Comment donc en serait-il autrement ?
Et que de plus, ami, ceux qui pensent ça ne parviennent pas à
indiquer (12) quelle
pensée, mais sont contraints pour finir de dire que c'est celle du bien.
Tout à fait, dit-il, c'est risible.
[505c]
Comment donc ne le serait-ce pas, repris-je, si, nous reprochant en effet de
ne pas connaître le bien, ils parlent au contraire comme à des
gens le connaissant ? Car ils disent que c'est la pensée du bien,
comme si au contraire nous comprenions ce qu'ils disent lorsqu'ils prononcent (13)
le nom du bien.
Tout à fait vrai, dit-il.
Mais qu'en est-il de ceux qui définissent bon le plaisir ? (14)
Est-ce qu'ils ne seraient pas d'une certaine façon pleins d'une erreur
moindre que les autres ?... (15)
Ou bien eux aussi ne sont-ils pas contraints de convenir qu'il y a des plaisirs
mauvais ?
A toute force !
Il leur arrive donc, je pense, de convenir que les mêmes choses sont bonnes
et mauvaises. N'est-ce pas ?
[505d]
Et comment ! (16)
Donc à coup sûr, beaucoup de grandes controverses (17)
à ce sujet, c'est évident.
Et comment non ?
Mais quoi ? Ceci n'est-il pas évident : en tant que choses
justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même
elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et
en avoir l'air, alors que les bonnes choses, il ne suffit plus à personne
d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir
celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en
piètre estime. (18)
Tout à fait !
Donc, ce que poursuit toute âme et en vue de quoi [505e]
elle fait toutes choses, devinant que c'est quelque chose (19),
mais embarrassée (20)
et ne parvenant pas à saisir adéquatement ce que ça peut
bien être ni jouir à son sujet d'une confiance stable (21)
comme à propos des autres choses, par quoi d'ailleurs elle ne parvient
pas non plus à savoir si telle ou telle des autres choses est chose bénéfique (22),
à propos donc de quelque chose de tel et de si grand [506a],
devons-nous dire que doivent ainsi rester aussi plongés dans le noir (23)
ceux-là même qui sont les meilleurs dans la cité, entre
les mains desquels nous remettrons toutes choses ? (24)
Pas le moins du monde, dit-il.
Je pense à tout le moins, dis-je, que les choses justes et belles, quand
on ne sait pas de quelle manière elles peuvent bien être bonnes,
c'est un gardien de pas bien grande valeur qu'elles posséderaient, s'il
ignorait cela d'elles ; et je prédis (25)
que personne avant ça ne les connaîtra adéquatement.
Tu prédis joliment bien, dit-il.
Eh bien donc, notre constitution (26)
ne sera-t-elle pas parfaitment ordonnée (27)
pour peu qu'un [506b]
tel gardien veille sur elle, celui qui a la science de ces choses. (28)
Nécessairement, dit-il. Mais toi donc, Socrate, est-ce la science (29)
que tu dis être le bien, ou le plaisir, ou quelque chose d'autre à
côté de ça ?
Quel homme ! repris-je, il était bel et bien évident de toi
depuis longtemps que ne te suffirait pas l'opinion des autres en ces matières !
C'est qu'en effet, dit-il, Socrate, il ne me paraît pas juste (30)
non plus de pouvoir énoncer les doctrines (31)
des autres, mais pas la sienne, quand depuis si [506c]
longtemps on s'oocupe de ces sujets.
Mais quoi ? repris-je, cela t'a-t-il l'air d'être juste que, sur
des choses qu'on ne sait pas, de parler comme sachant.
En aucun cas, bien sûr ! dit-il, comme sachant, mais au moins comme
croyant, consentir à parler de ce qu'on croit. (32)
Mais quoi ? dis-je, n'as-tu pas perçu (33),
à propos des opinions dénuées de science, combien elles
sont toutes honteuses (34),
elles dont les meilleures sont aveugles ? Ou est-ce que t'ont l'air de
différer en quoi que ce soit d'aveugles marchant droit sur une route,
ceux qui se forment quelque opinion vraie sans intelligence ? (35)
En rien, dit-il.
Veux-tu donc contempler des choses honteuses, obscures et tortueuses (36),
quand il est possible [506d]
d'entendre parler par d'autres de choses lumineuses et belles ?
Ne va pas, au nom de Zeus, Socrate, reprit Glaucon, te dérober comme
si tu étais au terme ! Car nous aimerions autant que, comme tu as
discouru sur la justice, la modération et le reste (37),
ainsi de même tu discoures sur le bien.
Et moi donc, repris-je, camarade (38),
j'aimerais encore plus ! Mais n'est-il pas possible que je n'en sois pas
capable, et que, ne faisant pas bonne figure en y mettant toute ma bonne volonté
(39), je ne prête
à rire ? Mais, mes bienheureux (40),
lui-même, ce qu'en fin de compte [506e]
il est, le bien, laissons-le pour le moment l'être (41),
car il me paraît qu'il faut plus que notre élan actuel pour parvenir
à l'opinion que j'en ai en effet à présent (42),
mais, de ce qui paraît né du bien (43)
et le plus semblable à lui, je veux bien parler, si cela vous agrée
aussi ; mais sinon, laissons tomber. (44)
Mais non, dit-il, parle ! Une autre fois donc, tu t'acquitteras de la dissertation
sur le père.
[507a]
Je voudrais bien, dis-je, que nous soyons capables, moi de vous la restituer
et vous de la recueillir, et non pas, comme maintenant, les produits seulement.
(45) Mais pour le
moment donc, ce produit et ce qui est né du bien lui-même (46),
recueillez-le. Prenez garde néanmoins que je ne vous trompe d'une manière
ou d'un autre sans le vouloir, en vous restituant erroné le compte du
produit. (47)
Nous prendrons garde, dit-il, autant que nous en sommes capables. Mais seulement,
parle !
Une fois du moins que je me serai mis complètement d'accord avec vous (48),
dis-je, et que je vous aurai rappelé ces choses qui ont été
dites auparavant et avaient déjà été dites fréquemment
d'autres fois.
[507b]
Lesquelles? reprit-il.
Nous disons, repris-je, qu'existent de multiples beaux, et de multiples biens,
et ainsi de suite, et nous les distinguons par la parole. (49)
Nous le disons en effet.
Et maintenant, le beau lui-même et le bien lui-même et ainsi pour
tous qu'alors nous posions comme multiples, les posant à nouveau au contraire
selon une idée une de chacun en tant qu'étant une, nous nommons
chacun qui est (ou " que c'est"). (50)
C'est ça.
Et maintenant, nous disons que les unes sont vues, mais pas perçues par
l'esprit, et au contraire, que les idées sont conçues par l'esprit,
mais pas vues. (51)
C'est en effet tout à fait ça.
[507c]
En bien, par quoi voyons-nous nous-mêmes les choses vues ?
Par la vue, dit-il.
Et donc n'est-ce pas, repris-je, par l'ouïe, les choses entendues, et par
les autres sens tous les sensibles ? (52)
Et comment !
Or donc, repris-je, as-tu pris conscience (53)
à quel point l''artisan des sens s'était le plus mis en frais
pour façonner la puissance de voir et d'être vu ? (54)
Pas du tout, dit-il.
Eh bien examine (55)
ainsi la chose. Est-ce qu'il est besoin de quelque chose en plus de l'ouïe
et du son, d'une autre espèce, pour que l'une entende et que l'autre
soit entendu, telle que, [507d]
si la troisième n'est pas présente, l'une n'entend pas et l'autre
n'est pas entendu ? (56)
De rien, dit-il.
Je crois en tout cas, repris-je, qu'il n'y en a pas beaucoup d'autres (57),
pour ne pas dire aucune, pour lesquelles il est besoin de rien en plus. Ou as-tu,
toi, quelque chose à dire ? (58)
Moi ? Non, reprit-il.
Mais celle de la vue et du visible, n'as-tu pas conscience qu'elle a besoin
de plus ?
Comment ?
La vue étant en quelque sorte dans les yeux et celui qui la possède
ayant l'intention de s'en servir, une enveloppe colorée étant
par ailleurs présente en eux (59),
si ne [507e]
survient pas une troisième espèce séparément conçue
par nature pour cela même, tu sais bien que la vue ne verra rien et que
les couleurs seront invisibles.
De quelle chose parles-tu donc ? dit-il.
De cela même, repris-je, que tu appelles lumière.
Tu dis vrai, dit-il.
C'est donc selon une idée pas négligeable que la faculté
de voir et la puissance d'être vu [508a]
ont été enjuguées avec un joug de plus grande valeur que
celui des autres mises ensemble sous le joug (60),
si tant est que la lumière ne soit pas sans valeur !
Bien sûr que non, dit-il, il s'en faut de vraiment beaucoup qu'elle soit
sans valeur !
Eh bien, lequel des dieux du ciel tiens-tu pour la cause de cela (61),
souverain dont la lumière fait voir notre oeil de la plus belle manière
possible, et être vus les choses vues ?
Exactement le même que toi, dit-il, et que les autres ; car c'est
le soleil, évidemment, que tu demandes.
Est-ce que la vue n'est pas naturellement ainsi par rapport à ce dieu ?
Comment ?
La vue n'est pas le soleil, ni elle-même, ni ce en quoi elle advient,
[508b]
qu'en vérité nous appelons oeil.
Eh bien, non, en effet.
Mais c'est du moins le plus assorti au soleil (62),
je crois, parmi les organes des sens.
Et de beaucoup.
Et donc, la puissance qu'il a, ne la possède-t-il pas en tant qu'elle
est tirée du fond de celui-ci comme quelque chose qui coule en abondance ? (63)
Bien sûr que si !
Et n'est-ce pas aussi que le soleil n'est pas la vue, mais que, étant
cause de celle-ci, il est vu par elle-même ?
C'est ça, reprit-il.
Eh bien donc, c'est lui, repris-je, que je voulais dire en parlant d'un "né
du bien" (64),
que le bien a engendré analogue à lui (65),
ce que précisément lui-même [508c]
est dans le domaine (66)
intelligible par rapport à l'intelligence et aux choses perçues
par l'intelligence, celui-là l'étant dans le visible par rapport
à la vue et aux choses vues. (67)
Comment ? dit-il. Explique encore pour moi.
Les yeux, repris-je, tu le sais, chaque fois qu'on ne les tourne plus vers ce
sur les enveloppes colorées (68)
de quoi la lumière diurne peut porter, mais sur celles de quoi ce sont
des éclairages nocturnes (69),
voient faiblement et paraissent presque aveugles, comme s'ils n'avaient plus
en eux de vue pure. (70)
Tout à fait, dit-il.
[508d]
Mais chaque fois pourtant, je pense, [qu'on les tourne vers ce sur les enveloppes
colorées] de quoi (71)
le soleil déverse sa lumière, ils voient clairement, et il est
clair que ces mêmes yeux l'ont en eux. (72)
Et comment !
Eh bien donc, le cas de l'âme aussi, conçois-le (73)
ainsi : chaque fois que ce sur quoi déverse sa lumière la
vérité et ce qui est, c'est sur cela qu'elle s'appuie, elle conçoit
et apprend à connaître cela même et a l'air d'avoir de l'intelligence,
alors que chaque fois que c'est sur ce qui est rempli d'obscurité, ce
qui devient et meurt, elle émet des opinions et voit faiblement, changeant
d'opinions en tous sens, et elle semble alors comme n'ayant pas d'intelligence. (74)
Il semble en effet.
[508e]
Eh bien donc, ce qui procure la vérité aux connaissables et, au
connaissant, donne la puissance (75),
dis-toi que c'est l'idée du bien (76),
qui est cause en effet de la science (77)
et de la vérité en tant que bel et bien connue par l'intelligence. (78)
Mais, aussi belles soient-elles toutes deux, connaissance (79)
et vérité, tu penseras droitement en pensant que c'est quelque
chose d'autre et de plus beau encore qu'elles. (80)
Et, en ce qui concerne la science [509a]
et la vérité, tout comme ici-bas (81),
que la lumière et la vue sont assorties au soleil (82),
on en juge à bon droit, mais, que c'est le soleil, on le pense d'une
manière qui n'est pas droite (83),
ainsi, là, que sont assortis au bien ces deux-là, on en juge à
bon droit, mais que c'est le bien, on le pense, de l'un comme de l'autre, pas
à bon droit, mais il faut estimer encore davantage la possession du bien. (84)
C'est une beauté inconcevable (85),
dit-il, que tu lui attribue, s'il procure science et vérité, mais
que lui-même est au-dessus d'elles par la beauté ; car, sans
aucun doute, toi du moins, tu ne dis pas que c'est le plaisir !
Ne blasphème pas ! (86)
repris-je. Mais examine (87)
plutôt encore ainsi son image.
[509b]
Comment ?
Le soleil, aux choses vues, ne procure pas seulement, je pense, la puissance
d'être vus, tu l'admettras, mais aussi le devenir et la croissance et
la nourriture, bien que n'étant pas lui-même devenir. (88)
Comment donc !
Eh bien donc, pour les choses connues, ce n'est pas seulement le fait d'être
connues, dis-toi [bien], qui est présent pour elles sous l'effet
du bien, mais le fait d'être et aussi ce qu'elles sont, sous son effet,
sont en plus pour chacune d'elles, [sous l'effet] du bien qui n'est pas
ce qu'elles sont, mais encore au dessus de ce qu'elles sont, l'emportant en
dignité et en puissance. (89)
[509c]
Et Glaucon, fort plaisamment : Apollon ! (90)
dit-il, quelle divine surabondance ! (91)
Mais c'est toi, repris-je, qui en est cause, en me forçant à dire
mes pensées sur lui. (92)
(vers la section suivante : l'analogie de la ligne)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) "L'idée
du bien" traduit le grec hè tou agathou idea. Quoi qu'en
dise Socrate, c'est ici la première apparition de cette formule dans
la République, et on ne la trouve nulle part ailleurs dans les
autres dialogues. Elle ne figure en effet telle quelle que dans la République,
où elle apparaît 5 fois, entre ici et la fin du livre VII. Les
autres occurrences sont en 508e2-3, 517b9-c1,
526e1
et VII,
534b9-c1.
Deux remarques sur cette formule. La première concerne le mot idea :
il ne faut jamais perdre de vue que ce mot, qui est à l'origine du mot
français "idée", vient de la forme aoriste idein
du verbe horan, qui veut dire "voir". L'idea, c'est
d'abord l'"apparence" avant de devenir une "vue de l'esprit".
On verra dans l'allégorie de la caverne et
dans son explication par Socrate toute l'importance
de cette métaphore visuelle.
La seconde concerne la forme de l'expression traduite par "du bien",
tou agathou, qui est en fait un adjectif au neutre (ici au génitif)
substantivé par l'adjonction d'un article. Littéralement, il faudrait
traduire to agathon (forme nominative) par "le bon",
ou "la bonne chose", plutôt que "le bien".
La différence peut sembler mince, mais vaut néanmoins la peine
qu'on s'y arrête un instant. Lorsqu'en français on dit "le
bien", après 25 siècles de commentaires de Platon et 20 siècles
de christianisme, l'expression prend tout de suite une connotation morale et
"métaphysique" qu'elle n'avait justement pas encore, du moins
pas encore à ce point, du temps de Platon, dont les écrits ont
largement contribué à la lui donner. Nul ne penserait qu'un gâteau
ou un verre de bon vin passe pour "le bien", alors que ça
ne choquerait personne qu'on dise que ça fait partie des "bonnes
choses". Or toute la question est justement de déterminer ce
qui est "bon", concrètement et non pas encore dans l'abstrait,
et dans quel sens ça peut être dit "bon", et surtout,
bon pour nous en tant qu'hommes, avant d'en venir à chercher ce
qu'il y a de commun entre toutes ces "bonnes choses" qui justifie
qu'on les appelle toutes "bonnes", et qui est justement cette "idée
du bien" (voir sur ce point la description de la première phase
du processus "dialectique" décrite en Phèdre,
265d3-5 : "vers une unique idée (eis mian idean),
ayant pris une vue d'ensemble, mener ce qui est de mille manières dispersé,
de sorte que, chaque chose ayant été définie, on rende
manifeste sur laquelle on souhaite à chaque fois s'instruire").
On voit au passage le lien qui existe entre les spécificités du
langage et l'évolution de la pensée : il est probable que
le fait que la langue greque possède un article (qui était à
l'origine un démonstratif), contrairement par exemple au latin, en rendant
possibles des formules telles que celles dont nous parlons, qui font presque
un nom d'un adjectif neutre précédé de l'article, a joué
un rôle important dans l'évolution de la pensée grecque
vers les "abstractions". Et cette pratique linguistique n'allait sans
doute pas de soi du temps de Socrate, puisque toute la discussion d'un autre
dialogue, l'Hippias majeur, qui met pourtant en scène un des sophistes
les plus "universels" de l'époque, tourne autour de l'incapacité
d'Hippias à voir la différence que fait Socrate entre "ti
esti kalon (quoi est beau ?)" et "ti esti to
kalon (quoi est le beau ?)"
Dans la suite, je traduis par "le bien" quand agathon est précédé
de l'article, et par "bon" quand il est utilisé sans article,
en tant qu'épithète ou attribut. Mais il faut se souvenir qu'en
grec, c'est le même mot. (<==)
(3) "Objet d'étude" traduit le grec mathèma, dérivé du verbe manthanein (via sa forme aoriste mathein), qui veut dire au sens premier "apprendre". Mathèma désigne tout objet d'enseignement, tout ce qui peut être appris, et de là, en vient à signifier "connaissance, science", et plus spécifiquement, surtout au pluriel mathèmata, les sciences que nous appelons justement "mathématiques". Dans la mesure où il est ici question d'éducation, il me paraît important de laisser visible le lien que le mot établit par sa racine avec le processus d'apprentissage, plutôt que de mettre l'accent sur le résultat de ce processus en traduisant par "connaissance" ou par "science". (<==)
(4) "Ce qui est juste" traduit le grec ta dikaia. Même remarque ici que pour to agathon (voir note 2) : il ne faut pas trop vite traduire ta dikaia par "la justice", moins encore là, où le grec est un pluriel neutre substantivé de l'adjectif dikaios, et non pas le substantif dikaiosunè, qui existe et qu'emploie Platon quand il veut parler de "la justice" : le pluriel insite de fait sur la multiplicité et met l'accent sur les... les quoi, au fait ? les "choses" ? les "actions" ? les "comportements" ?... justement, la formule ne le dit pas et le laisse sous-entendu (et c'est pour ça que j'ai préféré revenir à un singulier neutre, mais collectif, en français plutôt que d'avoir à insérer un nom forcément réducteur), mais il s'agit bien d'instances multiples de "x" qui peuvent mériter le qualificatif de "justes", et non pas d'une simple abstraction. C'est à perdre cet enracinement dans le réel concret que l'on finit par voir en Platon un idéaliste perdu dans un "ciel" d'idées pures : si le "bien" est premier dans l'ordre de l'"être", il n'intéresse le Socrate de Platon, plongé dans l'ordre du "devenir", que pour autant qu'il éclaire le concept du "juste" et débouche sur des "règles" de vie, des "comportements", des "actions" qui puissent être qualifiées de "bonnes" et nous permette d'atteindre ce à quoi nous sommes destinés en tant qu'humains. Et c'est pour cela, et pour cela seulement, qu'il a un rôle à jouer dans la formation du futur gouvernant. Comme le montrera l'allégorie de la caverne, celui-ci ne doit "monter" vers "l'idée du bien/bon" que pour redescendre dans la caverne et en faire profiter ses compagnons de "captivité", dans leur vie privée comme dans leur vie publique, pour les aider à devenir des hommes "bon" au vrai sens du terme. (<==)
(5) "Les
autres choses dont nous profitons en plus" traduit le grec talla
proschrèsamena. Proschrèsamena est le participe aoriste neutre
pluriel du verbe proschrèsthai, construit à l'aide du préfixe
pros- ("en plus, en outre") et du verbe chrèsthai,
"avoir recours pour son usage propre", c'est-à-dire "emprunter"
(y compris dans le sens financier) ou "se servir de, utiliser". Ce
proschrèsamena semble embarrasser les traducteurs qui, le plus
souvent, l'interprètent à leur manière plutôt qu'ils
ne le traduisent : "la justice et les autres vertus"
(Chambry, Baccou, Karsenti/Prélorentzos) interprètent à
la lumière de ce qui a précédé, où il a effectivement
été question, en
504a5-6 de "la justice, la modération, le courage et la sagesse"
comme d'objets d'étude pour les futurs gouvernants, mais sans que le
mot "vertus (aretai)" apparaisse jamais ; "toute
action juste ou autre action analogue" (Robin), ou "ce
qui est juste et tout ce qui est de même ordre" (Dixsaut),
ne traduit pas vraiment le texte et pose en plus le problème de savoir
ce que peut bien être une action "analogue" à une action
juste sans être juste elle-même, et quel mérite elle pourrait
bien avoir par rapport au bien ; même difficulté, en plus
problématique encore, avec "les choses justes et les autres"
(Pachet), qui ne traduit tout simplement pas le proschrèsamena
et ne parle même plus de choses "analogues" aux actions justes,
ce qui laisse craindre le pire ; "les actes de justice et les
attitudes afférentes" (Cazeaux) essaye d'éviter ce
problème, mais en reste dans le registre de l'interprétation libre.
Ce qu'à mon avis, Platon suggère ici par ce choix de mots, c'est
une sorte de "surabondance" du bien qui nous concerne, qui fait que,
alors que notre être propre, c'est notre "âme", et que
le bien de cette âme dans notre vie terrestre, c'est la justice et elle
seule, il se trouve qu'en plus (pros-), nous pouvons jouir (chresthai)
de biens "matériels" que nous utilisons tout au long de notre
vie. De fait, le verbe chrèsthai est construit sur la même
racine que le mot chèmata, qui veut dire "biens matériels,
fortune" (c'est pourquoi voir ces proschrèsamena devenir
des "vertus" chez certains traducteurs laisse rêveur !...).
En d'autres termes, le Socrate de Platon, loin de rejeter le corps et les "biens"
matériels, nous dit que c'est la même "idée du bien"
qui donne à tout ce qui est "bien" sa valeur dans son ordre
propre. (<==)
(6) "Profitables et bénéfiques" traduit le grec chrèsima kai ôphelima, dans lequel on retrouve deux adjectifs qui renvoient en miroir aux deux ordres de "choses" dont il vient d'être question. Chrèsimon est un adjectif de la même famille que chrèsthai et chrèmata et renvoie donc à la "valeur", réelle, mais toute temporelle, que peuvent avoir les biens matériels. La traduction par "profitables", qui évoque l'idée de "profit" et ses connotations économiques, traduit cette idée. Et c'est pour transposer l'assonnance qui existe en grec entre proschrèsamena et chrèsima, que j'ai traduit proschrèsamena par "les choses dont nous profitons en plus", plutôt que "nous servons", "usons" ou "jouissons". Quant à l'ôphelimon, traduit par "bénéfique" plutôt que par un plus habituel "utile" pour des raisons que je précise dans la note 12 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, et qui est défini dans l'Hippias majeur comme "to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai", "l'utile et le capable, pour faire quelque chose en vue du bon/bien " (296d8-9), ou encore "to poioun agathon", "ce qui produit du bon/le bien" (296e7), ce que rend exactement l'étymologie latine de "bénéfique", il s'applique aux actes justes qui, seuls, peuvent conduire au bien de l'âme, c'est à dire au nôtre. (<==)
(7) "Nous aurions une science" : je traduis ainsi le grec epistaimetha, du verbe epistanai, "comprendre, savoir", à l'origine avec une dominante pratique, dont dérive le mot epistèmè, "science", pour marquer dans la traduction la différence avec les formes du verbe eidenai employées dans la même phrase et que je traduis par "tu sais (oisth')" ou "nous ne connaissons pas (ouch/mè ismèn)", et aussi pour rendre sensible la parenté avec le mot qui désigne la "science". Pour plus de précisions sur ces mots, voir la note introductive sur epistèmè dans ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon. (<==)
(8) "Bénéfice" traduit le grec ophelos, substantif dérivé du verbe ophellein, "augmenter, accroître, faire prospérer". Ophelos signifie "avantage, utilité, secours". De ce nom dérive à son tour le verbe ôphelein, "rendre service, aider, soutenir, secourir", dont vient le substantif ôpheleia, "secours, aide, assistance, avantage" et l'adjectif ôphelimos, "utile, qui rend service, avantageux, profitable", que nous avons rencontré quelques lignes plus haut en 505a4. C'est pour conserver cette communauté d'origine et cette proximité de sens que, traduisant ôphelimon par "bénéfique" pour des raisons que j'explique dans la note 6 ci-dessus et dans la note 12 à ma traduction de la section 77a5-80d1 du Ménon, je traduis ophelos par "bénéfice", plutôt que par "avantage". (<==)
(9) "Penser" traduit le grec phronein. Sur ce verbe et les mots qui lui sont apparentés, voir la note introductive sur phronèsis dans ma traduction de la section 86d3-96d1 du Ménon. Tout ce développement depuis "tu sais probablement..." reprend la structure en miroir de la phrase qui a précédé (voir note 6) et qui nous faisait passer des "idées" abstraites aux biens matériels et retour. Ici, on commence dans l'ordre du "savoir/connaître", traduit par différentes formes du verbe eidenai, "savoir, connaître" (oistha, "tu sais...", deux fois ; ismen, "nous connaissons...", deux fois aussi, dans des tournures négatives), verbe apparenté à eidos, "aspect extérieur, forme" (autre terme employé pour parler des "idées"), et à idein et idea, qui souligne donc la parenté entre le "voir" et le "savoir", pour rejoindre, via l'epistanai, connaissance qui donne prise sur le monde matériel (voir note 7), l'ordre du "posséder", traduit par le verbe ktèsthai, "se procurer, acquérir", d'ou au parfait, ektèsthai, "posséder" (deux utilisations, kektèmetha, "nous possédons", et ektèsthai, "posséder", à côtè de ktèsis, "possession", et par extension, "biens, propriété, fortune", substantif issu de ce verbe), avant de revenir à l'ordre du "penser", phronein (deux utilisations aussi), qui traduit l'aptitude pour l'homme à faire usage (bon ou mauvais) de son phrèn, c'est-à-dire de la faculté de penser qui le distingue des autres animaux. Voir (avec les yeux du corps et ceux de l'esprit), maîtriser (par la "science"), s'approprier, réfléchir (au bon ou mauvias usage de ce que l'on a acquis), tel est le programme qui nous est proposé ici. Et, à tous les niveaux, le "bien/bon" trouve sa place et donne sens, permettant seul de passer de la ktèsis, la "possession", à l'ophelos, "le bénéfice", ce que ne permet pas toute la science du monde sans lui. (<==)
(10) Au terme de ce parcours, le beau (kalon) rejoint le bon (agathon) dont il est quasiment inséparable dans l'esprit des grecs, pour qui un "homme de bien" se désigne par le vocable kalos kagathos, contraction de kalos kai agathos, qui a même donné le substantif kalokagathia pour désigner la conduite d'un tel homme. On est toujours dans le double registre déjà signalé, puisque le kalos met l'accent sur le visible, le corporel, le matériel (même si l'on peut ensuite l'appliquer aux actions) et agathos sur l'intelligible. Et, comme le montre le discours de Diotime dans le Banquet, c'est le kalos qui met en branle notre phrèn, via l'eros, pour le conduire jusqu'aux "idées", et, en fin de compte, à celle du bien via celle du beau. (<==)
(11) La phrase
oppose tois pollois, "la multitude" (mot-à-mot,
"les nombreux") à tois kompsoterois, "ceux qui
sont plus raffinés" (comparatif précédé
de l'article de l'adjectif kompsos) d'une part, hèdonè,
"le plaisir" à phronèsis, "la
pensée", d'autre part, comme leur conception respective du bien.
Le verbe traduit par "passe pour" est dokei, de dokein,
"sembler, paraître, avoir l'air", dont vient doxa, "opinion",
et il est immédiatement suivi du verbe "être" (dokei
einai agathon, "passe pour être le bien"), formule
qui n'est pas répétée dans le second membre de la phrase,
qui se contente de juxtaposer phronèsis à tois kompsoterois.
L'adjectif kompsos utilisé pour caractériser ceux qui s'opposent
à la multitude n'est guère plus flatteur que hoi polloi :
il signifie "paré avec soin, élégant, joli, chic,
spirituel, ingénieux" ou encore, en mauvaise part, "subtil,
affecté", et sert souvent chez Platon à caractériser
les sophistes sur le mode ironique (cf. par exemple Lysis,
216a1 à propos de quelqu'un qui n'est pas nommé, mais qui
est sans doute Héraclite ; Euthyphron,
11d7, où Socrate se moque de lui-même en se comparant à
Dédale pour tenir des propos qui ne restent pas en place ; Théétète,
156a3 ; Philèbe,
53c6, où ce terme est justement appliqué à des penseurs
qui mettent en doute la réalité du plaisir, peut-être des
Cyrénaïques disciples d'Aristippe).
Je traduis ici phronèsis par "pensée",
mais il faut garder présentes à l'esprit les ambiguïtés
de ce mot, qui sont au centre de la discussion qui occupe toute la
seconde partie du Ménon (voir à ce sujet les notes
à ma traduction de ce texte, et aussi la note
introductive sur phronèsis au début de la traduction
de cette seconde partie). La phronèsis, c'est d'abord la capacité
de penser, qui nous distinguer des autres animaux, mais qui est neutre en elle
même par rapport au bien et au mal : on peut bien ou mal penser,
faire un bon ou un mauvais usage de notre "intelligence". Mais dans
un second temps, la phronèsis, c'est aussi le résultat
de l'usage que nous faisons de notre capacité de penser, en général
vu en bonne part, c'est-à-dire l'intelligence (en tant que qualité),
la raison, la prudence, la sagesse. Toute l'ambiguïté de ce terme
vient de ce que, selon qu'on le comprend comme moyen (l'aptitude à penser)
ou comme fin (la "sagesse" qui résulte d'une bonne utilisation
de cette faculté), son assimilation au "bien" est plus ou moins
problématique. Mais même en tant que "fin", le mot lui-même
ne nous dit pas ce que veut dire "bien" penser, comme va le faire
remarquer Socrate dans la suite.
Par rapport à ce que je disais dans la note 9, le
plaisir est ce qui prend naissance dans l'ordre du "voir" au sens
le plus physique, et plus généralement du "percevoir",
alors que la phronèsis, dans son sens de faculté de penser,
prend naissance dans le phronein. Mais l'un comme l'autre peuvent conduire
au bien ou au mal selon l'usage qui en est fait. Les prendre pour le bien lui-même,
c'est prendre les moyens pour la fin. (<==)
(12) "Indiquer" traduit le grec deixai, infinitif aoriste du verbe deiknunai, dont le sens premier est "montrer, faire voir", ou encore "indiquer" par le geste ou par la parole, d'ou "expliquer". (<==)
(13) "Ils prononcent" traduit le grec phthegxôntai, subjonctif aoriste du verbe phtheggesthai, dont le sens premier est "faire entendre un son", dans un sens qui n'est pas limité aux hommes, mais peut aussi s'appliquer aux animaux ou aux objets. En choisissant ce mot, Socrate ironise sans doute sur le fait qu'il ne suffit pas d'émettre un son, de prononcer un mot, pour tenir un discours sensé. (<==)
(14) "Ceux qui définissent bon le plaisir" traduit le grec hoi tèn hèdonèn agathon horizomenoi. Notons d'abord qu'ici, agathon est employé sans article. On ne définit pas le plaisir comme étant le bien, mais simplement comme étant "bon". Quant au verbe "définir", c'est le verbe horizein (dont vient le français "horizon"), dérivé du mot horos, "borne, limite" dans son sens premier. Horizein, c'est donc "fixer des limites" à un territoire, à un champ, avant de les fixer au "champ" sémantique d'un mot. (<==)
(15) "Est-ce
qu'ils ne seraient pas d'une certaine façon pleins d'une erreur moindre
que les autres ?..." traduit le grec môn mè ti
elattonos planès empleôi tôn heterôn. Socrate semble
s'amuser à multiplier les négations qui se détruisent et
les contraires qui s'annulent pour que nous ne sachions pas vraiment s'il préfère
ce groupe au précédent : môn est une contracion
de mè oun, donc implicitement négatif, et Platon le fait
suivre d'un mè, nouvelle négation déjà implicite
dans le môn ; ensuite, il les dit "pleins (empleôi)"
d'une erreur "moindre (elattonos)". Mot-à-mot, cela
donne : "pas-donc pas d'une-certaine-façon d'une-moindre
erreur pleins que-les autres". Môn est interrogatif (traduction
usuelle : "est-ce que"), mais la phrase est sans verbe et le
grec de Platon ne contenait pas de signes de ponctuation. C'est donc moi qui
ajoute la nuance dubitative introduite par le conditionnel du verbe "être"
ajouté et les points de suspension.
De fait, telle que la proposition est formulée par Socrate juste avant
("bon" sans article), elle est moins problématique et vide
de sens que de dire que le bien est la pensée du bien : dire en
effet que le plaisir, certains plaisirs du moins, est "bon", ce n'est
pas faux, même pour Socrate (voir le Philèbe), tant qu'on
n'en reste pas là et qu'on ne fait pas du seul plaisir le bien
ultime. Encore une fois, on voit toutes les ambiguïtés d'une langue
ou la présence ou l'absence d'un article peut changer le sens de manière
sensible, surtout si l'on ajoute que l'attribut ne prend généralement
pas d'article, ce qui n'est pas trop grave lorsque l'attribut est un nom, mais
le devient lorsque l'attribut est un adjectif qui ne prend gnéralement
pas d'article (ainsi dans "le plaisir est bon") et qui changerait
justement de sens avec un article ("le plaisir est le bon/le bien").
Et comment s'y retrouver ensuite si le traducteur, sous couvert de clarté,
supprime toute ambiguïté là où Platon, pour nous faire
réagir et penser par nous mêmes, tourne soigneusement ses phrases
pour entretenir l'ambiguïté ?!... Car tous les traducteurs,
comme un seul homme, traduisent le début de la phrase par "ceux
qui définissent le bien comme étant le plaisir" ou quelque
chose d'approchant, mais toujours avec "le bien". (<==)
(16) "Et comment !" traduit la formule grecque ti mèn, qui veut dire mot-à-mot "quoi donc ?" Cette formule est tantôt utilisée dans un sens effectivement interrogatif, tantôt dans un sens affirmatif. C'est pour garder quelque chose de ce double sens que je la traduis par une formule française qui fait d'une interrogation ("comment ?") une affirmation renforcée. On pourrait d'ailleurs aussi voir dans le ti, non pas l'interrogatif, mais l'indéfini neutre utilisé adverbialement, dans le sens de "en quelque sorte". Bref, la même expression peut être, selon le contexte, interrogative, explétive ou dubitative ! A chacun de faire son choix... (<==)
(17) "Controverses"
traduit le grec amphisbètèseis, substantif d'un verbe,
amphisbètein, composé du préfixe amphis-,
"des deux côtés, séparément", et d'une
forme dérivée du verbe bainein, "marcher", et
qui veut donc dire au sens étymologique "marcher chacun de son côté".
Le terme amphisbètèsis a une connotation politique et judiciaire.
Mais l'adjectif amphisbètètikos, qui est peut-être
un néologisme forgé par Platon, est utilisé dans le Sophiste
pour décrire le sophiste en tant que "controversiste" financièrement
intéressé dans la cinquième définition qui en est
donnée par l'étranger d'Élée (Sophiste,
226a1-4).
Quant à savoir sur quoi exactement portent ces controverses, le texte
est vague, puisqu'il dit simplement peri autou, mot-à-mot "sur
ça", traduit pat "à ce sujet". Le
autou renvoie sans doute au agathon qui est un peu plus haut,
c'est-à-dire que les controverses portent sur le bien en général
et ce qu'il est, pas seulement sur le caractère bon ou mauvais des plaisirs
dont il vient d'être question. (<==)
(18) Toute
cette phrase oppose l'opinion, représentée par l'utilisation répétée
du verbe dokein (ta dokounta, "celles qui en ont l'air",
en 505d6 et d8 ; dokein, "en avoir l'air", en 505d7)
et, en fin de phrase, de doxa, "opinion", substantif dérivé
de ce verbe, à ce qui est vraiment, représenté par les
utilisations répétées du verbe einai, "être"
(kan mè hèi (subjontif) ou eiè (optatif),
selon les manuscrits, "quand bien même elles ne le seraient pas",
en 505d6 ; ta onta, "celles qui le sont", en 505d8),
et l'attitude différente qu'a tout le monde vis à vis des deux
termes de cette opposition selon qu'il s'agit du juste et du beau, ou du bien.
Le verbe traduit par "a en piètre estime" est atimazei,
dans lequel on trouve le a- privatif et une forme verbale dérivée
de timè, "prix, estime, considération, honneur".
On peut accorder du "prix" à une "apparence" de justice
ou de beauté, pas à une apparence de bien.
Notons encore que, par rapport à la justce et aux "choses justes",
à la beauté et aux "belles choses", il est question
de "faire" (prattein), de "posséder" (kektèsthai,
parfait du verbe ktasthai, "acquérir", c'est-à-dire
mot-à-mot, "avoir acquis", d'où "posséder")
et d'"avoir l'air" (dokein), alors que le bien, les "bonnes
choses", il n'est qustion que de les "acquérir" (ktasthai,
présent du verbe traduit, au parfait, par "posséder").
(<==)
(19) "Devinant que c'est quelque chose" traduit le grec apomanteuomenè ti einai, formule tout aussi vague en grec que dans la traduction que j'en donne, qui en est le mot-à-mot. Dans le verbe apomanteuesthai, dont apomanteuomenè est le participe présent (au nominatif féminin pour l'accord avec psuchè, l'âme, auquel il se rapporte), on retrouve le préfixe apo-, impliquant ici une idée d'achèvement, et le verbe manteuesthai, construit sur la racine mantis, "devin, prophète", qui nous plonge dans une ambiance quasi-religieuse. Les hommes sont en face du bien comme devant un dieu, et en sont réduit à prononcer des oracles sur lui. On retrouve ce même verbe, rare chez Platon (4 occurrences en tout, les deux autres en Lysis, 216d3 et en Sophiste, 250c1), en 516d2, vers la fin de l'allégorie de la caverne, pour décrire l'activité des prisonniers restés dans la caverne qui essaye de "deviner" ce qui va se passer avec les ombres. (<==)
(20) "Embarrassée" traduit le grec aporousa, participe présent du verbe aporein, verbe que l'on retrouve aussi dans l'allégorie de la caverne, mais cette fois pour décrire la situation du prisonnier qu'on vient de délivrer et qui est ébloui par la vue directe de la lumière. Sur ce verbe, voir la note 30 à ma traduction de l'allégorie de la caverne. (<==)
(21) "Jouir [à son sujet] d'une confiance stable" traduit le grec pistei chrèsasthai monimôi. Chrèsasthai est l'infinitif aoriste de chrèsthai, verbe que nous avons déjà rencontré en composition (proschrèsthai, sous la forme proschrèsamena) en 505a3. Comme je l'ai signalé alors (voir note 5), ce verbe évoque au sens premier l'idée d'une "jouissance" toute matérielle, d'usage, presque de consommation (il peut même s'utiliser pour parler de relations sexuelles, comme on dit en français "consommer" le mariage). Or, ici, il est question de "jouir" d'une pistis, mot qui veut dire "foi, confiance", et aussi "gage de foi, assurance, garantie". Ce n'est pas de savoir ou de certitudes qu'il est question ici, mais de "confiance" inébranlable. (<==)
(22) "Elle ne parvient pas non plus à savoir si telle ou telle des autres choses est chose bénéfique" traduit le grec apotugchanei kai tôn allôn ei ti ophelos hèn, mot-à-mot, "elle manque aussi des autres si quelque chose est un avantage". Le verbe apotugchanein est composé du préfixe apo-, ici dans un sens de séparation et d'exclusion, et du verbe tugchanein, qui est, via son aoriste tuchein, à la racine du mot tuchè, "sort, bonne ou mauvaise fortune, hasard", et qui signifie lui-même "atteindre, rencontrer par hasard, obtenir par le hasard". Apotugchanein, c'est donc "ne pas atteindre", "ne pas avoir la chance de trouver", c'est-à-dire "manquer (le but, l'objectif)". Sur ophelos, que nous avons déjà rencontré en 505a7, voir la note 8. Si je traduis ici par "chose bénéfique", alors que j'ai traduit plus haut par "bénéfice", c'est que le terme me semble plus adapté au contexte. "Bénéfique" seul aurait convenu, mais le grec utilise le nom ophelos, et non pas l'adjectif ôphelimon, et j'ai voulu conserver un nom dans la traduction. (<==)
(23) "Rester plongés dans le noir" traduit le grec eskotôsthai, infinitif parfait (d'où le "rester" de la traduction) passif du verbe skotoun, "plonger dans le noir, rendre aveugle", dérivé de skotos, "obscurité, ténèbres". On retrouve ce verbe, rare chez Platon (4 occurrences en tout, les deux autres en Protagoras, 339e2 et en Théétète, 209e4), en 518a7, dans l'explication de l'allégorie de la caverne. (<==)
(24) "Entre les mains desquels nous remettrons toutes choses" traduit le grec hois panta egcheirioumen. Egcheirioumen est le futur du verbe egcheirizein, formé du préfixe en- (dans) et du verbe cheirizein, construit sur la racine cheir, "main" (qu'on retrouve dans le mot français chirurgien, "celui qui oeuvre avec les mains"). Egcheirizein, c'est donc bien, au sens propre, "mettre dans les mains". Le travail de nos futurs gouvernants n'est pas un simple passe-temps intellectuel, il s'agit bien de "mettre la main à la pâte"... (<==)
(25) "Je prédis" traduit le grec manteuomai, du verbe manteuesthai, déjà mentionné à la note 19, et qui veut dire "rendre des oracles, prohètiser, prédire, deviner". Il y a une certaine solennité dans les paroles de Socrate, qui joue ici en quelque sorte les prophètes. (<==)
(26) "Constitution" traduit le grec politeia, qui est le mot qui sert de titre au dialogue et qui, via le latin respublica utilisé par Cicéron dans sa traduction du dialogue de Platon, est devenu "république" en français. Ce mot dérive de polis, "cité", et désigne aussi bien le genre de vie d'un politès, d'un "citoyen", que leur ensemble, ou encore tout ce qui concerne l'organisation de la vie de la cité, et finalement, à Athènes, un mode de gouvenement spécifique, le régime démocratique. r(<==)
(27) "Sera parfaitement ordonnée" traduit le grec teleôs kekosmèsetai. Dans l'adverbe teleôs, on retrouve la racine telos, "fin, achèvement, terme". Ce qui est par-fait, c'est bien ce qui est fait jusqu'au bout, c'est-à-dire achevé. Kekosmèsetai est le futur passif du verbe kosmein, dérivé de kosmos, "ordre", mais aussi "ordre de l'Univers" et donc "univers", et dont vient le français "cosmos". Pour Platon, l'oeuvre parfaitement ordonnée du démiurge constructeur de l'Univers, qui nous est décrite dans le mythe du Timée, doit servir de modèle à notre raison pour accomplir la tâche qui est la notre en tant qu'hommes, à savoir, mettre de l'ordre dans la cité qui est notre "univers" et notre "création". (<==)
(28) "Celui qui a la science de ces choses" traduit le grec ho toutôn epistèmôn. L'epistèmôn, c'est celui qui possède une epistèmè, une "science", un "savoir", ici, celui dont il vient d'être question (la science "de ces choses (toutôn)" dont on vient de parler). Sur epistèmè, voir la note introductive à ma traduction de Ménon, 86d3-96d1. Le grec met en parallèle dans cette phrase deux termes qui implique une idée de "domination" à partir du préfixe epi- (sur) : episkopèi, "que veille sur elle", du verbe skopein, "obsever (de haut), examiner", et epistèmôn, dérivé du verbe epistasthai, formé de epi- et de histasthai, "se placer", qui veut donc dire "se placer au dessus, dominer (un sujet d'étude)". (<==)
(29) En 505b5-6, lorsqu'il présente les différentes opinions sur le bien, Socrate dit qu'il consiste pour certains dans le plaisir (hèdonè) et pour d'autres, dans la phronèsis, que j'ai traduit par "la pensée". Ici, Adimante, sans doute influencé par l'usage de epistèmôn dans la dernière réplique de Socrate, oppose au plaisir, non plus la phronèsis, mais l'epistèmè. Or; c'est précisément autour de ces deux termes que tourne toute la seconde partie du Ménon, et c'est leur assimilation un peu hâtive par Ménon qui est cause d'un malentendu avec Socrate. Pour comprendre ce qui se joue là, vous pouvez vous reporter à ma traduction de ces pages et aux notes qui l'accompagnent. Pour résumer, phronèsis désigne à proprement parler une faculté spécifique à l'homme, celle de penser, qui est de soi neutre par rapport au bien, puisqu'elle peut être utilisée en vue du bien comme en vue du mal. Mais de là, le mot en vient aussi à désigner la capacité que cette faculté nous donne quand elle est bien utilisée, c'est à dire l'intelligence, la raison, la sagesse (les deux premiers de ces mots ayant d'ailleurs le même double sens en français, celui de faculté et celui de bon usage de cette faculté). Epistèmè, de son côté, désigne plus un contenu, un "aliment" de cette faculté de penser, qui, lui aussi, est neutre par rapport au bien et au mal, puisqu'un savoir, une science, explicite des "comment", pas des "pourquoi", et que la même science, du médecin par exemple, peut aussi bien lui permettre de guérir son patient que de tuer à coup sûr son ennemi, et que ce n'est pas la science médicale qui lui dira s'il est bon ou pas pour son patient d'être soigné de tell ou telle manière. Mais le mot, là aussi, peut changer de signification selon que l'on parle d'une science, d'un savoir, dans tel ou tel domaine, ou de la science, le savoir, dans l'absolu et sans limitation de domaine, ce qui fait que le savoir peut facilement être confondu avec la sagesse (sens possible de phronèsis). Comme on le voit donc, ni l'un ni l'autre ne constitue le bien, pas même le bien de l'homme, puisque l'un comme l'autre peut être bien ou mal utilisé. Toute la question, qui occupe déjà la fin du Charmide, est de savoir s'il existe une epistèmè du bien et du mal, et si une telle "science" est accessible à l'homme. Or, ce que suggère le Socrate de Platon à travers tous les dialogues, c'est au la réponse à cette question est "non" : l'homme en cette vie ne peut avoir une connaissance "scientifique" rigoureuse et certaine du bien. C'est cela que veut dire le "je ne sais rien" de Socrate, c'est-à-dire, "je ne sais pas de science certaine la seule chose qui est importante pour la conduite de ma vie, et tout ce que je sias à côté ne m'est d'aucune utilité pour m'aider à atteindre mon bien, ce qui fait que c'est effectivement comme si je ne savais rien". C'est aussi pourquoi Socrate propose un philo-sophos, et non pas un sophos, un "sage", pour gouverner, car, de vraiment sages, il n'y en a pas et il n'y en aura jamais. Le toutôn epistèmôn dont il parle dans la réplique précédente est une simple hypothèse, présentée au futur et sous forme conditionnelle (si...), pas une réalité accessible. Reste que, si la certitude "scientifique" n'est pas possible pour nous en cette vie en ce qui concerne le bien, notre bien, ce n'est pas une raison pour devenir miso-logoi (Phédon, 89d1), c'est-à-dire de désespérer du logos, de la raison qui est en nous, de notre capacité de penser, ce qui serait la forme parfaite de misanthropie, puisque c'est le logos qui fait l'homme. Car, si la certitude en ces matières, qui nous permettrait de convaincre les autres aussi facilement que Socrate convainc l'esclave de Ménon que le carré double d'un carré donné est celui qui est construit sur la diagonale du premier carré (Ménon, 80d1-86d2), n'est pas possible, la "vue" de l'idea du bien nous est justement permise par notre logos bien utilisé, comme va le suggérer toute la suite de la discussion et l'"illustrer" l'analogie de la caverne. (<==)
(30) "Juste" traduit le grec dikaion, adjectif de même racine que dikaiosunè, la justice, autour de laquelle tourne toute la République. Dikaion veut dire au sens large "conforme aux convenances, au droit, à l'usage", et pourrait donc se traduire aussi par "convenable". Mais, justement parce que la justice est au coeur du dialogue, il me paraît important de conserver dans la traduction la parenté des termes. (<==)
(31) Le mot que je traduis par "doctrines" est dogmata, dont vient le français "dogme", dérivé, comme doxa "opinion", que l'on a rencontré en 505d8, du verbe dokein (sur ces mots, voir note 18). Dogma peut aussi vouloir dire "opinion", ou encore "décision, décret", mais c'est le terme consacré pour parler des "doctrines" plus "formalisées" des différentes écoles, philosophiques ou autres. Je retiens ce sens, qui convient bien ici, et qui permet de le distinguer justement de doxa, que je traduis par "opinion". (<==)
(32) Adimante oppose ici l'oiesthai, "croire, penser, estimer, avoir un avis, supposer" ("comme croyant" traduit hôs oiomenon ; "ce qu'on croit" traduit tauth' ha oietai) à l'eidenai, "savoir" ("comme sachant" traduit hôs eidota ; "sur des choses qu'on ne sait pas" traduit peri hôn tis mè oiden), que Socrate prétend ne pas avoir. (<==)
(33) "N'as-tu pas perçu" traduit le grec ouk èisthèsai, dans lequel on trouve le verbe aisthanesthai, verbe utilisé aussi bien pour la perception par les sens ("organe des sens" se dit aisthèsis, du substantif dérivé de ce verbe) que la perception par l'esprit (ces mots sont à la racine du français "esthète" et des mots apparentés). La traduction par "perçu" conserve cette dualité de sens en français. (<==)
(34) "Honteuses" traduit le grec aischrai, pluriel de aischros, dont le sens est aussi bien physique que moral, tout comme son contraire kalos, "beau". Aischros signifie "laid, disgracieux, difforme, honteux, vil, infamant, déshonorant". Ce qualificatif est cohérent avec l'emploi du verbe aisthanesthai et avec toute la culture grecque, qui ne pouvait séparer le beau du bon, ou le laid du vil (d'où l'étonnement vis-à-vis de Socrate qui était physiquement laid et moralement "beau", comme l'explique Alcibiade dans son discours d'homme ivre dans le Banquet). (<==)
(35) "Ceux
qui se forment quelque opinion vraie sans intelligence" traduit le
grec hoi aneu nou alèthes ti doxazontes. Notons que, par rapport
au début de sa réplique, où il parlait de tas aneu epistèmès
doxas, des "opinions dénuées de science",
Socrate a remplacé ici l'epistèmè par le nous,
"esprit, intelligence", dont le sens est plus voisin de celui de phronèsis
que d'epistèmè, et les opinions, doxai, par l'activité
de se former des opinions, le doxazein. On ne juge plus des "contenus",
mais des comportements, ici où le point de comparaison, ce sont des aveugles
marchant sur une route. Et, dans cette perspective, on est descendu tout au
bas de l'échelle : on ne parle pas de ceux qui, malgré des
efforts et des recherches, ne seraient pas parvenus à avoir une science
certaine et devraient se contenter d'une "opinion" sur certains sujets,
mais des "têtes de linottes" qui ne se servent même pas
de leur "cervelle", de leur nous, pour se former des opinions !
A l'aveugle au plan physique, se compare l'"écervelé"
au plan intellectuel.
Par ailleurs, on compare les aveugles qui marchent "droit", orthôs,
terme qui, comme le français qui le traduit, peut avoir aussi bien un
sens "physique, voire "mathématique", qu'un sens moral,
aux écervelés qui pensent "vrai", alèthes.
On est là dans la même problématique que dans la fin
du Ménon, où il est question, en opposition à
la "science", epistèmè, d'opinions, doxai,
qui sont qualifiées tantôt de "droites", orthai,
tantôt de "vraies", alètheis.
Reste que, et c'est justement tout le propos de Socrate dans le Ménon
que de nous le suggérer, du strict point de vue du résultat,
peu importe que l'on possède une "science" ou simplement une
"opinion vraie", dans les deux cas, on peut atteindre l'objectif (voir
sur ce sujet les notes à ma traduction
de la dernière section du Ménon). Or le bien est de
l'ordre des fins, et non pas des moyens, c'est ce vers quoi nous devons marcher,
et l'important est de marcher droit dans la bonne direction. Notre nous,
notre phronèsis, ne nous permet peut-être pas d'avoir une
science certaine du bien qui est le nôtre, mais c'est le seul instrument
que nous possédions pour le "percevoir" et avoir une chance
de marcher "droit". Entre l'"écervelé" qui
ne se sert même pas de son nous et celui qui a la "science"
du bien, il y a place pour toute une gradation de comportements. Ce qui est
condamnable dans l'exemple que prend Socrate, ce n'est pas tant l'alèthès
doxa, l'opinion vraie, du simple fait qu'elle ne serait qu'opinion, que
l'aneu nou, le "sans faire usage de son intelligence"... (<==)
(36) "Obscures"
traduit le grec tuphla, neutre pluriel du même adjectif tuphlos
qui a été utilisé peu avant pour parler des "aveugles".
Cet adjectif dérive du verbe tuphein, "enfumer", et
signifie au sens premier "aveugle", et par dérivation "qu'on
ne voit pas, indistinct, obscur, opaque, peu clair".
"Tortueuses" traduit le grec skolia (dont vient le français
"scoliose" pour désigner une déformation de la colonne
vertébrale), appelé ici en opposition à l'orthos,
"droit", dont il était question à propos du cheminement
des aveugles. (<==)
(37) "Sur la justice, la modération et le reste" traduit le grec dikaiosunès peri kai sôphrosunès kai tôn allôn. (<==)
(38) "Camarrade" traduit le grec ô hetaire, formule qu'on retrouve en divers endroits des dialogues pour s'adresser à un interlocuteur. Hetairos, dont hetaire est le vocatif, signifie "compagnon", mais aussi "disciple" (d'un maître), ou encore "amant" ou, pour l'équivalent féminin hetaira, "courtisane". Le mot est aussi employé pour s'adresser les uns aux autres par les membres de confréries politiques plus ou moins secrètes qui existaient à Athènes, et qu'on appelait pour cette raison hetaireiai ("hétairies" en français). (<==)
(39) "N'e
faisant pas bonne figure en y mettant toute ma bonne volonté"
traduit le grec prothumoumenos aschèmonôn. Le verbe aschèmonein,
dont aschèmonôn est le participe présent, dérive
de l'adjectif aschèmôn, construit à partir du a-
privatif et de schèma, "manière d'être, forme,
figure" (sur ce mot, qui sert à Socrate dans sa discussion avec
Ménon pour lui donner un exemple de définition, voir la note
7 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon).
Aschèmonein, c'est donc au sens propre, se comporter d'une manière
qui ne ressemble à rien, ou encore, plus simplement "manquer aux
convenances". On retrouve ce verbe, rare chez Platon (deux autres occurrences
seulement, en Théétète,
165b1 et en Critias,
121b2) en 517d5, dans le commentaire
de Socrate sur l'allégorie de la caverne, pour décrire l'attitude
de celui qui a contemplé l'idée du bien lorsqu'il revient dans
la caverne.
Quant à prothumoumenos, c'est le participe présent du verbe
prothumeisthai, qui dérive de l'adjectif prothumos, dans
lequel on retrouve le préfixe pro- (en avant) et thumos,
le mot qui sert à Platon pour désigner la partie médiane
de l'âme. Prothumos veut dire "pelin de bonne volonté,
d'ardeur, d'empressement".
Bref, Socrate risque de perdre son schèma, sa "forme"
visible (schèma est un terme voisin pa rle sens de eidos
et idea), en se laissant dominer par son thumos !... Comme
on le voit, une simple formule condensée de deux mots, en apparence banale,
peut révéler des significations insoupçonnées quand
on prend le temps de s'y arrêter. Mais on comprend aussi tout ce que l'on
perd à ne lire qu'une traduction, qui ne peut rendre de telles richesses.
(<==)
(40) "Mes bienheureux" traduit le grec ô makarioi. Makarios, dont makarioi et le vocatif pluriel, est un adjectif dérivé de makar, "bienheureux", qualificatif initialement réservé aux dieux (hoi makares, c'est une façon de dire "les dieux" chez lz poètes). De même, les makarôn nèsoi, les "îles des bienheureux", sont le lieu de résidence supposé des justes après leur mort chez certains poètes, une sorte de paradis dans l'au-delà. Il est justement question de ces îles des bienheureux dans le commentaire de Socrate sur l'allégorie de la caverne, en 519c5, pour critiquer ceux qui refusent de redescendre dans la caverne après avoir contemlé le bien, se croyant déjà transportés vivants dans ces îles (pour d'autres références à ces îles, voir la note 73 à ma traduction de cette section). Au vu de cette remarque, on peut se demander si le qualificatif de "bienheureux" que donne ici Socrate à ses interlocuteurs n'est pas une discrète manière de leur suggérer qu'ils en demandent trop en cherchant à savoir ce qu'est le bien lui-même, connaissance qui est réservée aux "bienheureux" après leur mort, dans ces îles où Glaucon et ses compagnons ne sont pas encore. (<==)
(41) "Lui-même,
ce qu'en fin de compte il est, le bien, laissons[-le] pour le moment
[l']être" traduit à peu près textuellement
et sans bouleverser l'ordre des mots, le grec auto ti pot' esti tagathon
easômen to nun einai (j'ai mis ici en caractères normaux et
entre crochets les mots qui ne sont pas dans le grec et que j'ai rajoutés
pour rendre le texte compréhensible dans cet ordre des mots). En remettant
les mots dans un ordre plus familier au français, cela donne "laissons
pour le moment le bien lui-même être ce qu'en fin de compte il est
". Quelque chose comme "laissons le bien là où il est
et passons à autre chose".
Reste que cette phrase, qui commence dans l'ordre du "même"
(auto) et finit dans l'ordre de l'"être" (einai),
et dans laquelle on trouve deux fois le verbe être (esti, einai),
n'est pas sans surprendre. D'ailleurs, la plupart des traducteurs en rendent
plus le sens que le mot-à-mot, et laissent tomber le einai final :
"laissons-là quant à présent la recherche du bien
tel qu'il est en lui-même" (Chambry) ; "de ce que
peut être le bien en soi, ne nous occupons pas pour le moment"
(Baccou) ; "ce que peut être le bien en lui-même, voilà
une question à laquelle il nous faut donner son congé"
(Robin) ; "laissons là pour l'instant la recherche de ce
que peut être le bien en soi" (Dixsaut) ; "ce que
peut bien être le bien lui-même, laissons cette question pour le
moment" (Pachet) ; "laissons de côté l'essence
du Bien en lui-même pour le moment" (Cazeaux) ; "pour
le moment, laissons de côté la question de la nature du bien"
(Karsenti/Prélorentzos). Certes, il est possible de voir dans le easômen
einai un équivalent de l'anglais "let it be", qu'on pourrait
rendre en français par "laissons ça tranquille". Pourtant,
je pense qu'il y a plus ici et que ceci n'est que le sens "superficiel"
de la phrase.
Je suggère en effet que cette phrase est "à tiroirs"
et fait, si l'on y regarde de plus près, le contraire de ce qu'elle dit,
c'est-à-dire qu'elle nous dit justement quelque chose sur "le bien
lui-même" pour peu qu'on lui fasse subir ce qu'elle dit de faire,
et "que nous laissions tomber" (sens possible de easômen)
cet easômen. Ce qui reste alors, en remplaçant le verbe
supprimé par un point d'interrogation appelé par le ti
compris comme interrogatif, c'est : auto ti pot' esti tagathon ;
to nun einai, que l'on peut traduire "le bien lui-même, qu'est-il
en un jour quelconque ? Le fait d'être maintenant". Cette
traduction littérale, qui diffère de celle donnée plus
haut sur plus que la disparition de "laissons-le", prend en compte
les points suivants :
- pote (élidé ici en pot') est en fait un adverbe
indéfini de temps, dont le sens premier est "quelquefois, une fois
par hasard, un jour quelconque" ;
- le to, dans la première traduction, est vu comme portant
sur nun, to nun étant une expression usuelle pour dire
"pour le moment", du fait qu'einai est compris comme complétant
easômen ; mais une fois le easômen "laissé
de côté", le to porte maintenant sur le einai
qu'il substantive (autre tournure familière en grec : to einai
veut dire "le fait d'être"), et nun devient un simple
adverbe de temps sans article.
Comment comprendre cette formule ? Elle pose une question sur le bien,
"ti pot' esti ;", "qu'est-il à un moment quelconque ?",
qu'il faut comprendre dans la durée, du fait que le présent grec
est une forme durative, proche par le sens de la forme progressive de l'anglais
("il est en train de..."), le pote renforçant cette
idée de temps indéfini : "qu'est-ce que le bien dans
cette succession temporelle d'instants indifférenciés qu'est le
temps dans lequel nous vivons ?" Et elle y donne une réponse
terme à terme : le to répond au ti, le nun
répond au pote et le einai repond à l'esti :
il est le fait d'être dans un éternel présent, ce que souligne
à la fois l'infinitif substantivé qui met l'accent sur l'aspect
(le sens du verbe) et non le temps (le moment de l'action), et le nun,
qui veut dire "maintenant". Il est éternellement le fait d'"être"
dans un présent perpétuel, c'est-à-dire hors du temps.
Est-ce à dire qu'il y a identité du bien et de l'être ?
Non pas. La manière même dont la phrase nous présente la
question de l'être nous dit quelque chose là-dessus : auto
ti pot' esti tagathon ; la question de l'être se pose
à l'intérieur de la question du bien, ou plutôt de
la réalité du bien, et n'a vraiment de sens que dans ce contexte,
qu'ainsi "enveloppée" dans le bien (Socrate dira plus loin
que le bien est "au delà de l'être", cf. 509b9).
Et la réponse nous dit que le bien et l'être ne s'identifient,
jusqu'à un certain point, que dans l'éternité, dans cet
éternel présent dont le temps n'est qu'une image mobile (Timée,
37d6-7). Tout ce qui "est" hors du temps est "bon".
Mais chacun de nous, dans le devenir, n'"est" pas encore au sens plein,
et doit s'efforcer de devenir ce qu'il est appelé à "être",
qui est son "bien".
Ainsi lue, l'apparente "mise au rancart" par Socrate de la question
du bien lui-même nous dit quelque chose sur lui, mais un quelque chose
qui ne résoud rien d'un point de vue pratique. Quelles conséquences
concrètes tirer de cette réponse poour notre vie ? Bien malin
qui le dira ! Ce qui fait qu'au "troisième degré",
la phrase de Socrate nous donne encore une autre réponse : si Socrate
"botte en touche" sur la question du bien lui-même, c'est que
le "voir", le "connaître" en lui-même,
ne nous apprendrait rien, et risquerait seulement de faire de nous de ces "bienheureux"
(un peu benets) en extase devant une formule "mystique", qui se croient
transportés vivants au paradis, et ne veulent plus redescendre dans la
caverne (voir note précédente). La question qui doit nous préoccuper,
ce n'est pas "qu'est le bien en soi ?", mais, une fois
compris que la seule chose qui compte, ce n'est pas la question de l'être,
mais celle du bien, que le bien "est" et qu'il enveloppe tout, c'est
"quel est notre bien ?" et "comment, pour chacun
de nous, l'atteindre, ici dans cette vie ?"
Bref, on pourrait formuler ainsi le "mode d'emploi" de la réponse
de Socrate : "si vous voulez, mes cher amis, m'entendre dire ce qu'est
le bien en soi, laissez tomber le "laissez tomber" de ma réponse,
mais ceci fait, vous serez bien avancé !..." (<==)
(42) Socrate ne parle même pas d''atteindre ce qu'est le bien lui-même, mais simplement tou dokountos emoi ta nun : "l'opinion que j'en ai à présent". Tou dokountos est le participe présent au génitif du verbe dokein, "avoir l'air, paraître, sembler", ou encore "penser, croire", dont vient doxa, "opinion". Ce qui lui paraît pour le moment inaccessible à ses jeunes interlocuteurs (les interlocuteurs de Socrate sont en effet des adolescents à l'époque où est supposé avoir eu lieu l'entretien), c'est simplement qu'ils parviennent à la pensée, à l'opinion, que lui se fait de la question "dans les instants présents" (ta nun, avec un article au neutre pluriel). Et ce ta nun peut aussi bien porter sur l'opinion de Socrate, soulignant que c'est son opinion actuelle, que sur l'aptitude de ses interlocuteurs à le suivre pour le moment. La seconde option me semble plus en phase avec l'image que nous donnera bientôt l'allégorie de la caverne du temps qu'il faut pour parvenir à regarder le "soleil" en face, ou même son "reflet" dans la pensée d'un autre. (<==)
(43) "Né du bien" traduit le grec ekgonos tou agathou. L'adjectif ekgonos dérive du verbe ekgignesthai, formé du préfixe ek- (hors de) et du verbe gignesthai, "devenir, naître". (<==)
(44) "Laissons tomber" traduit le grec ean, infinitif du verbe rencontré un peu plus haut sous la forme easômen (voir note 41), et qui veut dire "laisser, renoncer à , délaisser, abandonner, laisser tomber". (<==)
(45) Le vocabulaire de cet échange joue sur le double sens des verbes et des noms employés, qui peuvent se comprendre en particulier dans le registre du prêt à intérêts : tous tokous, traduit ici par "les produits", utilise un mot, tokos, qui veut dire au sens premier "enfantement" (substantif dérivé du verbe tiktein, "mettre au monde, enfanter"), et par dérivation, "ce qui est enfanté", ou plus généralement "produit", c'est-à-dire, "enfant, rejeton, postérité, portée" (sens qui rejoint celui d'ekgonos employé initailement par Socrate), mais aussi "intérêts" d'un prêt, "revenus". Ce glissement a commencé avec l'emploi par Glaucon du verbe apotinein (apoteiseis, traduit par "tu t'acquitteras"), qui veut dire "payer en retour", dans un sens qui peut concerner une dette d'argent ou tout autre forme de dette. Lorsque Socrate dit dans sa réponse qu'il voudrait être capable d'apodounai autèn ("de la restituer"), il emploie lui aussi un verbe, apodidonai, "donner en retour, rendre, restituer, rembourser", qui peut aussi s'employer du remboursement d'une dette. Et de même, pour dire qu'il voudrait que ses interlocuteurs soient capable de la komizasthai ("recueillir"), il utilise le verbe komizesthai, dont un des sens est "recouvrer (une dette)", à côté d'autres sens comme "prendre soin de, accueillir, recueillir", avec une idée d'hospitalité, de nourriture, qui suggère aussi qu'il ne suffit pas d'écouter des beaux discours, mais qu'il faut les "accueillir" en soi, en prendre soin et les faire fructifier, ce qui nous ramène justement aux tokous, dont un des sens est "fruits". En ne servant que les "fruits" de sa réflexion sur les "fruits" du bien, Socrate prend le risque de servir à ses interlocuteurs des réponses "prémâchées" qui ne leur seront d'aucun secours... (<==)
(46) Socrate juxtapose ici les deux termes qu'il a précédemment employés, ekgonos et tokon : le grec dit ton tokon te kai ekgonon autou tou agathou. (<==)
(47) "Le compte du produit" traduit le grec ton logon tou tokou. Cette formule peut aussi bien se traduire "l'histoire du rejeton" que "le compte des intérêts". "Histoire" et "compte" sont en effet deux des multiples sens du mot logon, à côté de ceux de "discours, parole, raison" et de nombreux autres. Socrate met en garde ses interlocuteurs sur le risque qu'il y a à prendre pour argent comptant ses propos. Comme je le disais dans la note 45, il ne leur restitue que le "fruit (tokon)" de sa propre réflexion, et ce fruit ne vaut pour chacun que s'il se l'approprie et le fait sien, s'il prend véritablement racine en lui pour perter du fruit à son tour. Ce qui est vrai pour ses interlocuteurs, à qui il recommande de "vérifier le compte/conte" (les deux mots sont des sens possibles de logon), est vrai aussi pour chacun de ses lecteurs... (<==)
(48) "Une
fois que je me serai mis complètement d'accord avec vous" traduit
le grec diomologèsamenos, participe présent aoriste moyen
du verbe diomologein, construit à partir du préfixe dia-,
qui implique une idée d'achèvement, de complétude, de l'adjectif
homos, "semblable", et du verbe legein, "dire,
parler". L'homologia, dont vient le français "homologie",
c'est mot-à-mot l'accord verbal.
Socrate précise à ses interlocuteurs qu'une discussion ne sert
à rien s'il n'y a pas accord préalable sur le langage employé,
si elle ne prend pas appui sur une compréhension commune des termes mis
en jeu. Toute la seconde partie du
Ménon est un parfait exemple de discussion stérile
(pour Ménon du moins) faute d'accord entre les interlocuteurs sur le
sens des mots employés (aretè, epistèmè,
phronèsis, et même le mot homologein ! Voir,
sur ce dernier mot, la note
24 à ma traduction de Ménon, 86d3-96d1). (<==)
(49) "Nous
disons qu'existent de multiples beaux, de multiples biens, et ainsi de suite"
traduit le grec polla kala kai polla agatha kai hekasta houtôs einai
phamen. Mot-à-mot, c'est "nous disons être", avec
le verbe einai employé absolument, sans attributs. Je traduis
polla kala et polla agatha par "de multiples beaux"
et "de multiples biens", plutôt que par "de multiples belles/bonne
choses" pour rendre plus perceptible la difficulté qu'il
pouvait y avoir pour un grec (pour Hippias lui-même dans l'Hippias
majeur), à comprendre que, quand on passe, comme va le faire Socrate
dans la réplique suivante, de ta kala à to kalon,
on ne parle plus de la même chose : dans le premier cas, on parle
des belles choses, de choses qui sont belles, mais qui sont aussi autre chose,
bonnes, grandes, dorées, ou que sais-je, alors que dans le second cas,
on ne parle pas de "la belle chose", mais du beau, de ce qui est commun
à toutes les belles choses sans être aucune d'entre elles, et qui
fait qu'elles peuvent toutes être dites de belles choses. Tant
qu'on ne prend pas conscience des spécificités linguistiques du
grec, et de la différence de sens qu'il y a entre la substantivation
d'un adjectif au neutre pluriel (ta kala, ta agatha) et sa substantivation
au neutre singulier (to kalon, to agathon), et de ce que tout se joue
sur cette simple différence, on risque, comme Hippias, de trouver le
Socrate de Platon bien naïf et un peu lourd !
"Nous les distinguons par la parole" traduit le grec diorizomen
tôi logôi. Diorizomen vient du verbe diorizein,
formé du préfixe dia- (idée d'achèvement)
et du verbe horizein, que nous avons rencontré en 505c6
dans le sens de "définir" (cf. note 14).
Horiezin, c'est fixer des limites, ce qui implique à la fois distinguer
et définir. Et ce qui sert à distinguer/définir, c'est
le logos, que l'on peut aussi bien ici traduire par "parole"
que par "discours" ou par "raison", voire même par
"compte", sens qu'avait le mot quelques lignes plus haut (cf. note
47), par référence au dénombrement qu'implique l'idée
de multiplicité (polla répété à propos
des belles choses et des bonnes choses) présente dans cette phrase. (<==)
(50) Le texte
grec de cette réplique de Socrate est le suivant : Kai auto dè
kalon kai auto agathon kai houtô peri pantôn ha tote hôs polla
etithemen palin au kat' idean mian hekastou hôs mias ousès tithentes
ho estin hekaston prosagoreuomen.
Quelques remarques pour commencer sur des aspects du grec qu'il est difficile
de rendre en français, qui n'a pas le neutre du grec : auto kalon,
auto agathon, sont des neutres, alors qu'dean est un féminin
(à l'accusatif). Dans la section kat' idean mian hekastou hôs
mias ousès tithentes, mias ousès, "étant
une" est un féminin qui se rapporte donc à idean mian,
"une idée unique", et non pas à l'énumération
des neutres qui commence la phrase. Par contre, hekastou, "de chacun",
est un géniitf singulier qui peut être masculin ou neutre, mais
pas féminin : il ne peut donc ici qu'être un neutre qui renvoie
à "chacun" des termes de l'énumération initiale
("le beau lui-même, le bien lui-même, etc."). C'est donc
chacun de ces termes que l'on pose "selon une idée une en tant
qu'elle est une". En d'autre termes, c'est à ce qu'il y a d'un
(mian et mias sont des formes féminines de eis,
"un", au sens numéral) à travers la multitude des choses
auxquelles on applique un même qualificatif que l'on s'intéresse.
Et à chaque qualificatif correspond une idée unique, mais différente
des autres. C'est pour essayer de rendre sensible ces accords dans le français
que j'ai évité de traduire le neutre pluriel pantôn
par "toutes ces choses", féminin comme "idée",
et que j'en suis resté à un "tous", masculin comme "le
beau", "le bien", qui précèdent, ce qui me permet
ensuite de garder des masculins pour traduire hekastou et hekaston ("chacun"),
par opposition aux féminins des termes qui se rapportent à idea.
Quant au ho estin hekaston prosagoreuomen, je le traduis délibérément
mot-à-mot par "nous nommons chacun qui est/que c'est"
sans ponctuation et en laissant ouverte une double traduction, pour éviter
d'imposer au lecteur, comme le font la plupart des traducteurs (voir plus bas),
une interprétation qui tire avec elle plus de deux mille ans de commentaires
sur la métaphysique et l'ontologie de Platon et ce qu'on est convenu
d'appeler sa "théorie des Idées". Certaines éditions
du texte grec (Burnet dans l'OCT, Chambry chez Budé) ajoutent une ponctuation
qui n'était pas dans le texte de Platon, puisque, de son temps, la ponctuation
n'existait pas, et mettent entre guillemets le "ho estin",
imposant ainsi une lecture qui, traduite, donne quelque chose comme "nous
appelons chacun : 'ce qui est' ". Dans cette lecture, on suppose
que le verbe prosagoreuein est construit avec deux compléments
à l'accusatif (utilisation en effet fréquente de ce verbe), signifiant
"appeler (telle personne ou telle chose de tel ou tel nom)", hekaston
désignant alors ce qui se voit attribuer un nom ("chacun")
et ho estin étant le nom qui est attribué ("ce qui
est"). Mais on pourrait aussi supposer le verbe prosagoreuein employé
absolument dans le sens de "nommer, donner un nom à", et voir
en ho estin hekaston un unique complément signifiant "chacune
des choses qui est", ou "chacune des choses que c'est" (ho
peut aussi bien se comprendre comme sujet que comme attribut de estin)
(on trouve une telle utilisation dans un contexte voisin en Lois,
XII, 963c5-8 : "Comme quand nous disons que sont apparues quatre
formes (eidè) d'excellence (aretès),
il est évident que nous disons nécessairement chacune une, puisqu'aussi
bien, elles sont quatre ! -- Et comment ! -- Et pourtant,
nous appelons par un nom unique toutes celles-ci (hen ge apanta
tauta prosagoreuomen)"). Cette dernière traduction, "nous
donnons un nom à chacune des choses que c'est", peut se comprendre
comme signifiant "nous donnons un nom à chacun des attributs que
peut avoir chacune des chose que dans le premier temps nous nommions tantôt
belles, tantôt bonne, tantôt autre chose encore". Quoi qu'il
en soit, il y a bien opposition entre le temps du diorizomen, de la "délimitation"
dans le multiple, et le temps du prosagoreuomen, de la "dénomination"
par réduction à l'unité de l'"idée".
Pour essayer d'y voir plus clair, nous pouvons nous reporter à d'autres
emplois de ce ho estin dans des contextes voisins :
- En République,
VII, 532a5-7, lorsque Socrate en vient à la dialectique, il parle
de quelqu'un qui, "par la dialectique essaye, sans toutes les impressions
sensibles, à l'aide de la raison (dia tou logou), de s'élancer
vers auto ho estin hekaston, et ne s'arrête pas avant d'avoir atteint
auto ho estin agathon par l'intelligence elle-même (autèi
noèsei)". La formule auto ho estin x (x étant
la première fois hekaston, c'est-à-dire "chaque chose",
et la seconde fois agathon, c'est-à-dire " le bon/bien"),
peut ici se traduire par "le x lui-même qui est", ou
par "cela même qu'est x" ou "cela même
qui est x" ou encore "ce qu'est le x lui-même".
- En République,
X, 597a1-5, à propos du fabriquant de lit (ho klinopoios),
on trouve le dialogue suivant : "Mais quoi du fabriquant de lit ?
N'as-tu pas dit tout à l'heure qu'il ne fabrique pas la forme (eidos),
ce qu'en effet nous disons être (ho dè phamen einai) ho
esti klinè, mais un certain lit (klinèn tina) ?
-- Je l'ai dit en effet. -- Si donc il ne fabrique pas ce qui est
(ho estin), il ne fabrique sans doute pas l'étant (to on),
mais quelque chose de semblable à l'étant (to on), mais
n'étant pas (on de ou)". Ici encore, on peut traduire
ho esti klinè par "le lit qui est", ou par "ce
qui est lit" ou par "ce qu'est un/le lit". On voit
aussi que Socrate assimile ho esti klinè et eidos, et distingue
d'une certaine manière ho esti de to on, mot-à-mot,
"ce qui est" de "le étant", ce qui ne simplifie pas
la tâche du traducteur lorsqu'on sait que les grammaires recommandent
de traduire un participe présent substantivé par un article, ce
qu'est to on par rapport au verbe einai, "être",
par "ce qui" suivi du verbe au présent, soit ici pour to
on, "ce qui est", c'est-à-dire la même traduction
que pour ho esti !...
- En Banquet,
211c6-d1, le terme de l'ascension vers le beau décrite par Diotime
est décrit par ces mots : "à partir de ces connaissances
(mathèmatôn), aboutir à cette connaissance qui est (ho
estin) connaissance de rien d'autre que ce beau lui-même (autou
ekeinou tou kalou), qu'il connaisse enfin auto ho esti kalon". On
voit ici utilisés à quelques mots de distance ho estin
dans un sens apparemment neutre ("...qui est connaissance...")
et dans un sens plus "chargé", ici encore ouverte aux différentes
traductions proposées précédemment.
- En Phédon,
78d1-7, Socrate déclare : "Cela même qu'est chaque
chose (autè hè ousia) dont nous avons rendu compte de l'être
(hès logon didomen tou einai) par nos questions et nos réponses,
est-il toujours identique à lui-même (hôsautôs
aei echei kata tauta) ou différentà différents moments ?
L'égal lui-même, le beau lui-même, chaque étant lui-même
qui est (auto hekaston ho esti to on), peuvent-ils jamais admettre un
changement quel qu'il soit ? Ou bien toujours, chacun d'entre eux qui est
(autôn hekaston ho esti), étant d'une seule forme en tant
que lui-même (monoeides on auto kath' hauto), est toujours identique
à lui-même (hôsautôs kata tauta echei) et
n'admet en aucun temps en aucune manière aucunement aucune altération
(oudepote oudamèi oudamôs alloiôsin oudemian endechetai)".
Ce survol de quelques textes clés ne nous permet pas de déterminer
quelle est la bonne traduction de ce ho estin, et s'il faut le forcer
vers un sens "technique" ou le traduire de manière plus "neutre",
s'il nous parle de "ce qui est" ou de "ce que c'est", et
nous montre la difficulté qu'il y a à parler de l'"être"
avec des expressions qui sont toutes piégées (nous avons trouvé
sur notre chemin ho estin, to on, to einai, hè ousia, toutes expressions
qui sont des formes différentes du verbe "être" ou un
substantif qui en est dérivé). Ce qui est sûr, c'est que,
sous une forme ou sous une autre, et avec plus ou moins d'insistance, le Socrate
de Platon associe l'"être" à ces "choses" que
sont auto to kalon, auto to agathon, et plus généralement
auto to x, et auxquelles il associe selon les cas les termes d'idea,
d'eidos, ou d'ousia, et des expressions comme auto kath' hauto,
sans que pour autant il refuse l'être aux choses multiples qui sont ou
ne sont pas kala, agatha, etc. (voir la réplique précédente
de Socrate, qui affirme que "phamen einai (nous disons qu'existent)"
beaucoup de belles et bonnes choses). La chose importante, c'est de bien comprendre
qu'il ne s'agit pas pour lui d'une exclusive (ou les "idées",
ou le monde du devenir), mais d'une hiérarchisation :
les choses qui ne changent jamais on "plus d'être" que celles
qui changent toujours. Et les "êtres" qui, dans l'ordre du devenir,
sont capables de libre choix, comme c'est notre cas, doivent tendre vers plus
d'être et non pas vers la dispersion et le toujours changeant. Il faut
aussi se souvenir de ce que je disaiis dans la note précédente,
que ce ne sont pas les mêmes choses dont il est question dans cette réplique
et dans la précédente, bien qu'on leur applique les mêmes
noms : il y a eu tout d'abord "les beaux", c'est-à-dire
"les belles choses, "les biens", c'est-à-dire "les
bonnes choses", puis il y a maintenant "le beau lui-même,
le bien lui-même", c'est-à-dire ce qui est commun à
toutes les choses dont on dit qu'elles sont "belles" ou "bonnes"
pour qu'elles méritent cette appellation, mais qui n'est justement aucune
d'elles en particulier.
Après ces commentaires destinés à aider le lecteur à
se faire sa propre opinion, même s'il n'a pas accès au texte grec,
il me paraît intéressant de passer en revue les traductions proposées
dans les éditions dont je dispose, pour lui permettre de se faire une
idée de la distance qu'il y a parfois entre le texte et sa traduction,
et lui faire comprendre ce que je veux dire quand je parle de traductions tirant
avec elles des siècles d'interprétations :
- Chambry (Budé) : "Nous affirmons aussi l'existence
du beau en soi, du bon en soi, et de même, pour toutes les choses que
nous posions tout à l'heure comme multiples, nous déclarons qu'à
chacune d'elles aussi correspond son idée qui est unique et que nous
appelons son essence."
- Baccou (Garnier) : "Et nous appelons beau en soi, bien en
soi et ainsi de suite, l'être réel de chacune des choses que nous
posions d'abord comme multiples, mais que nous rangeons ensuite sous leur idée
propre, postulant l'unité de cette dernière."
- Robin (Pléiade) : "Et aussi qu'il existe un beau
qui est cela précisément, un bon qui est cela précisément,
et semblablement pour toutes les choses que nous posions naguère dans
leur multiplicité ; en les posant maintenant, au rebours, selon
ce qu'il y a d'un dans la nature de chacune, alors, comme si cette nature existait
dans son unicité, nous appliquons à chacune la dénomination :
"ce que cela est"."
- Pachet (Folio) : "Et quant au beau lui-même, bien
sûr, et au bien lui-même, et ainsi de suite pour toutes les réalités
qu'alors nous posions comme multiples, nous les posons cette fois-ci, à
l'inverse, d'après une idée unique de chacune comme relevant d'une
idée unique, et nommons chacune ainsi posée "ce qui est réellement"."
- Dixsaut (Bordas) : "Nous affirmons aussi qu'il existe un
Beau en soi, un Bien en soi, et qu'il en va de même pour toutes les choses
que nous venons de poser comme multiples. En référant celles-ci
à l'unité qu'elles présentent quand on les pense, nous
posons à présent au contraire chacune de ces réalités
dans son unicité et nous l'appelons "ce que cela est"."
- Cazeaux (Livre de Poche) : "Mais il existe aussi le beau
lui-même, le bien lui-même, et si nous avons d'abord posé
toutes choses comme multiples, nous les posons maintenant en fonction d'une
forme idéale simple chaque fois, et en tant qu'elle est simple ;
et ce faisant, nous désignons en chaque objet ce qu'il est."
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : "Il y a aussi le
beau en soi, le bien en soi, et nous appelons ainsi l'essence de chacune des
choses que nous décrivions tout à l'heure comme multiples, mais
que nous avons rattachées à l'Idée unique qui leur correspond."
- Jowett : "And there is an absolute beauty and an absolute
good, and of other things to which the term "many" is applied there
is an absolute; for they may be brought under a single idea, which is called
the essence of each."
- Shorey (Loeb) : "And again we speak of a self-beautiful
and of a good that is only and merely good, and so, in the case of all the things
that we then posited as many, we turn about and posit each as a single idea
or aspect, assuming it to be a unity and call it that which really is."
- Grube/Reeve (Hackett) : "And beauty itself and good itself
and all the things that we thereby set down as many, reversing ourselves, we
set down according to a single form of each, believing that there is but one,
and call it "the being" of each."
- Bloom (Basic Books) : "And we also assert that there is
a fair itself, a good itself, and so on for all the things that we then set
down as many. Now, again, we refer them to one idea of each as though
the idea were one; and we address it as that which really is.
" (<==)
(51) "Perçues par l'esprit" traduit le grec noeisthai, infinitif présent passif du verbe noein, construit sur la racine nous, "esprit, intelligence". "Les idées" traduit tas ideas. Il y a un certain humour de la part de Socrate à préciser ainsi le second terme de sa comparaison en disant explicitement tas d' ideas, alors que le premier terme se limitait à ta men, sans plus de précisions, quand on sait qu'idea vient de la forme aoriste idein du verbe horan, qui veut dire "voir", et qui est précisément celui qui est employé ici, sous la forme horasthai, infinitif présent passif, pour dire "vues". (<==)
(52) "Sens" traduit le grec aisthèsesi, daitf pluriel de aisthèsis, qui veut dire aussi bien "faculté de percevoir par les sens, sensation" qu'"organe de la perception, sens", et qui, comme le mot françaais "perception", peut par extension signifier "perception par l'intelligence". Les "sensibles", c'est aisthèta, de l'adjectif dérivé, comme aisthèsis, du verbe aisthanesthai, "percevoir par les sens", mais aussi "percevoir par l'intelligence, comprendre, s'apercevoir". C'est de cette famile de mots que vient le français "esthétique" et les mots apparentés. (<==)
(53) "As-tu pris conscience" traduit le grec ennenoèkas, parfait du verbe ennoein, forme du préfixe en- (dans) et du verbe noein, utilisé dans la réplique précédente en opposition à "voir" (cf. note 51). Ennoein, c'est au sens propre "se mettre dans l'esprit". Notons qu'à peine Socrate vient-il d'opposer le voir et le concevoir qu'il va interpeller Glaucon sur sa manière de concevoir le voir. (<==)
(54) "Artisan"
traduit le grec dèmiourgon, dont vient le français "démiurge",
et qui signifie étymologiquement "celui qui travaille pour le peuple"
(de dèmos, "peuple", et ergon, "travail").
C'est le mot qu'utilise Platon dans le Timée pour désigner
celui qui crée l'univers. Le verbe que j'ai traduit par "façonner"
est edèmiourgèsen, aoriste de dèmiourgein,
le verbe dérivé de dèmiourgos, qui signifie "travailler
pour le public", c'est-à-dire "faire un travail manuel, travailler,
produire créer".
"Puissance" traduit le grec dunamin, dont vient le français
"dynamique", que l'on pourrait aussi traduire par "capacité,
faculté, aptitude, pouvoir". On ne parle plus ici des "organes
des sens", mais de leur "pouvoirs". Plus même, puisqu'on
parle du "pouvoir" de voir et d'être vu, ce qui veut
dire que Socrate a en vue, non seulement les yeux, mais encore tout ce qui est
nécessaire pour que la vue soit possible, c'est-à-dire la lumière
et tous les phénomènes physiques, quels qu'ils soient, qui permettent
d'expliquer la vue.
La tournure grecque que j'ai traduit par "à quel point [il]
s'était le plus mis en frais pour façonner..." est hosôi
polutelestatèn (tèn... dunamin) edèmiourgèsen,
mot-à-mot, "de combien la plus coûteuse (puissance)... il
façonna". Polutelestatèn est le superlatif d'un adjectif,
polutelès, dont le sens usuels est "qui fait de grandes dépenses"
ou, comme ici, "qui exige de grandes dépenses". Étymologiquement,
le mot vient de polus, "beaucoup", et de telos, qui
veut dire "fin, achèvement, accomplissement", mais aussi "acquittement,
paiement, taxe, frais" : est polutelès ce qui a nécessité
de nombreux accomplissements, c'est-à-dire ce qui s'est réalisé
à grands frais. Mais on peut aussi comprendre le mot comme voulant dire
"qui a de nombreuses fins", c'est-à-dire presque mot-à-mot,
"polyvalent", et il n'est pas impossible que Platon joue sur ce double
sens possible en faisant de polutelestatèn, au féminin,
un qualificatif, non du démiourgos, mais de la dunamin :
la vue est sans doute la faculté qui a le plus "coûté"
à mettre au point, mais c'est aussi et surtout celle qui remplit le plus
de fonctions, depuis les plus immédiatement liées à la
survie biologique jusqu'à l'ouverture de l'esprit par l'accès
aux "formes", toujours décrites dans un vocabulaire qui fait
au sens premier référence à la vue (voir sur ce point ce
que dit Timée de la finalité de la vue en Timée,
46e-47c, et aussi la note
34 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon,
commentant la première définition donnée par Socrate de
schèma).
En Timée,
47c-e, immédiatement après avoir évoqué les
finalités de la vue, Timée parlent de celles de l'ouïe et
de la voix (phônè), et leur accorde une place presque égale
à celles de la vue, puisque c'est elles qui sont au fondement du logos,
c'est-à-dire de la parole, du discours, et donc du dialegesthai
(le dialogue/dialectique) et de la raison. Il n'en reste pas moins vrai que,
comme je viens de la dire, l'activité de l'esprit s'exprime plus par
analogie avec la vue qu'avec le son, et ce dans toutes les langues (en français
par exemple, on dit plus facilement "tu ne vois pas ce que je veux dire"
que "tu n'y entends rien"). (<==)
(55) "Examine la chose" traduit le grec skopei, d'un verbe, skopein, qui concerne aussi au sens premier la vue (c'est de lui que vient le suffixe "-scope" en français, qu'on trouve dans des mots comme "téléscope", c'est à dire "qui permet de voir loin"). Décidément, on ne peut parler du penser que par analogie au voir... (<==)
(56) "L'une..., l'autre..." renvoient respectivement à akoè, l'ouïe, et à phônè, le son, qui sont tous deux féminins en grec. Phônè peut aussi vouloir dire "la voix", mais, dans le contexte présent, c'est bien du son au sens le plus général qu'il est question. (<==)
(57) Les féminins pluriels oud' allais pollais sans substantif explicite renvoient à la dunamis, la "puissance", dont il a été question en 507c8, mot féminin en grec aussi. (<==)
(58) Dans son souci de mettre en valeur le sens de la vue et de faire surgir la lumière comme tiers intervenant entre la vue et le visible, Socrate semble ignorer que l'ouïe, par exemple, qu'il a justement prise comme exemple, nécessite l'air pour la transmission du son jusqu'à l'oreille. Or Platon n'ignorait pas ce fait, comme le prouve l'explication qu'il fait donner par Timée en Timée, 67a-c de la physique de l'ouïe. Et je ne pense pas qu'il faille supposer qu'il ignorait encore cet aspect des choses au moment où il écrivait la République, ou qu'il aurait voulu à ce point coller à une éventuelle "vérité historique" selon laquelle le Socrate de la République n'aurait pas encore bénéficié des leçons de Timée, ou d'un autre, pour expliquer cette apparente "erreur" de son Socrate. Il faut simplement se souvenir que le contexte n'est pas le même, et qu'il n'est pas ici en train de faire une leçon de "physique" dans une docte assemblée, mais de proposer à des adolescents une analogie fondée sur la manière commune de "voir" les choses. Et que d'ailleurs il a mis en garde lui-même ses auditeurs sur le fait qu'il risquait de leur faire "un compte/conte erroné (kibdèlon logon)" (507a5 ; cf. note 47) !... S'il dévalue ainsi l'ouïe, en laissant justement de côté le logon qu'elle rend possible, s'il fait semblant d'ignorer que l'odorat aussi suppose la transmission d'effluves depuis le corps odorant jusqu'à nos narines, alors que le Timée, là-dessus aussi, est très clair (cf. Timée, 67d-68a), c'est avant tout parce que, dans l'esprit du plus grand nombre, l'existence même de l'air qui nous entoure n'est pas une évidence, puisque justement il est "invisible" et que, pour qui ne cherche pas plus loin que le bout de son nez qui le respire, il est "partout", alors que celle de la lumière, qui justement peut être présente ou absente, est évidente pour tous sauf les aveugles. Et tout le monde peut comprendre que, sans changement, ni de notre oeil, qui reste ouvert, ni de l'objet visible, qui reste ce qu'il est, on peut tantôt le voir, tantôt ne pas le voir, selon qu'il y a ou non de la lumière. Mais c'est aussi, en nous obligeant, nous lecteurs, à nous poser ces questions, pour nous mettre encore un peu plus en garde contre la propension à "gober" tout ce que peut nous raconter quelqu'un en qui nous avons confiance, comme le font tous ces jeunes qui "boivent" les paroles de Socrate, même quand il "tord" la vérité pour arriver à ses fins. Et c'est enfin pour nous faire toucher du doigt qu'aucune "image" n'est parfaite, mais que cela ne l'empêche pas de nous enseigner quelque chose, car, si nous sommes capables de voir en quoi le raisonnement de Socrate est "approximatif", c'est justement que nous avons dépassé le stade où nous avons encore besoin de l'image !... (<==)
(59) "En eux", autois sans plus de précisions, renvoie aux horata, aux "visibles", dont il a été question dans la réplique précédente : cette réplique a parlé de la vue et du visible, Socrate reprend donc ces deux composantes. Du côté de la vue, il faut un oeil apte à voir, un oeil dans lequel la vue soit présente (pas les yeux d'un aveugle) et la volonté de s'en servir (pas des yeux fermés) ; du côté des "visibles", il faut simplement des choses douées de ce qui les rend "visibles". Et celà, pour Socrate, c'est la couleur. Dans cette réplique, Socrate utilise successivement deux mots pour parler de cette propriété qui rend les objets visibles : ici, le mot que j'ai traduit par "enveloppe colorée", c'est chroa ; à la fin de la réplique, le mot que j'ai traduit par "couleurs", c'est chrômata, pluriel de chrôma. Sur ces deux mots, les différences qu'il peut y avoir entre eux et ce qui peut se jouer derrière ces différences, voir la note 38 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon, et plus généralement toute cette section, qui tourne autour des formes et des couleurs. Disons simplement ici pour résumer que chroa, plus que chrôma, évoque la "peau", la surface colorée d'un corps, c'est-à-dire quelque chose qui a à la fois couleur et forme, et qui implique une unicité d'origine : c'est bien une "tache" de couleur qui sera perçue, mais portant en puissance l'idée qu'elle provient d'un seul "corps" et qu'elle a pour "limite" une "forme" que doit dégager l'esprit. (<==)
(60) Le texte
grec est le suivant : ou smikrai ara ideai hè tou horan aisthèsis
kai hè tou horasthai dunamis tôn allôn suzeuxeôn timiôterôi
zugôi ezugèsan. Quelques remarques sur ce texte :
- Le sujet de la phrase est hè tou horan aisthèsis kai
hè tou horasthai dunamis, "la faculté de voir et la puissance
d'être vu". On remarque de Platon utilise ici, pour mieux les différencier,
le mot aisthèsis pour le voir (le côté "actif"),
et le mot dunamis pour l'être vu (le côté "passif"),
alors qu'auparavant il avait utilisé dunamis aussi bien pour le
sens que pour le sensible.
- le verbe, ezugèsan, est au passif, et fait donc référence
à une action que subissent aussi bien la faculté (de voir) que
la puissance (d'être vu), celle d'être liés ensemble, c'est-à-dire
de dépendre indissociablement l'une de l'autre. Le sens premier du verbe
zeugnunai, dans lequel on retrouve la même racine que dans zugon,
"joug" (ou d'ailleurs dans le mot latin de même signification
jugum, dont vient le français "joug"), c'est "atteler
avec un joug, enjuguer". Je me suis permis d'utiliser ce verbe rare en
français, mais qui figure dans certains dictionnaires, pour conserver
à la fois l'image et l'assonance qu'on trouve dans la phrase grecque
entre suzeuxeôn (traduit par "les mises ensemble sous le
joug", en prenant ici "mises" comme un nom, comme dans "mise
au point"), zugôi ("avec un joug") et ezugèsan
("ont été enjuguées"), qui se suivent
presque dans le texte. Le verbe zeugnunai signifie par extension "joindre,
unir" dans de multiples sens, y compris pour parler du mariage.
- l'union se fait donc par un joug (zugôi) qui est dit timiôterôi,
comparatif de timios, adjectif dérivé de timè,
qui veut dire "prix, valeur", et de là "estime, honneur".
Le joug est donc dit "avoir plus de valeur" que celui d'autres mises
sous le joug (allôn suzeuxeôn).
- Et il a "plus de valeur" ou smikrai ideai, c'est-à-dire
par une "forme distinctive (idea)" qui n'est pas mince (ou
smikra). Mais cette expression, qui vient en dernier dans la compréhension
de la phrase, est mise en premier dans le grec pour lui donner plus de force.
Et elle est d'autant plus remarquable qu'elle fait intervenir le terme idea
dans un contexte où il est justement question d'intelligible, des idées,
bref, où il prend un poids singulier. Et ceci ne peut pas être
un hasard. La "valeur" plus grande du "joug" qui lie vue
et visible, sur laquelle Socrate cherche à attirer l'attention de ses
interlocuteurs, n'est pas elle-même de l'ordre du visible, du tangible,
mais, comme toute "valeur" d'ailleurs (y compris celle que pourrait
avoir, à nos yeux seulement, un joug qui serait en or massif), de l'ordre
de l'intelligible. Et c'est cette "idée" de la valeur de la
lumière qui va nous servir d'image de l'"idée" du bien.
Il m'a donc paru important de conserver cette expression, y compris le mot
"idée", dans la position de mise en valeur qu'elle a dans la
phrase grecque. Pour ce faire, il m'a fallu un peu "tordre" le sens
de l'expression, en adoptant une traduction qui suggère que c'est celui
qui a "enjugué" vue et visible, qui avait "une idée
pas mince" derrière la tête. Mais le mal n'est pas bien grand
dans un contexte où l'on a déjà fait allusion quelques
lignes plus haut à l'aisthèseôn dèmiourgon
(507c6-7), à l'"artisan des sens", car,
si le "joug" a en effet une plus grande "valeur" pour nous,
c'est bien par l'"idée" que s'en faisait cet artisan et par
la finalité pour laquelle il a fait tout ça pour nous, comme le
précise le texte déjà cité du Timée
sur la finalité de la vue (Timée,
46e-47c). Et le mal est encore moins grand quand on remarque que, dans sa
prochaine réplique, Socrate va justement s'interroger sur le "dieu"
qui pourrait être à l'origine de cette "production" et
donc de cette "idée". (<==)
(61) "Lequel tiens-tu pour la cause de cela" traduit le grec tina echeis aitiasasthai toutou. Aitiasasthai est l'infinitif aoriste du verbe aitiasthai, dérivé de aitia, "cause", ou, en mauvaise part, "accusation", et qui veut donc dire "tenir pour la cause" ou encore "rendre responsable, accuser". (<==)
(62) "Le plus assorti au soleil" traduit le grec hèlioeidestaton, superlatif de l'adjectif hèlioeidès, forme de hèlios, le soleil, et de eidos, la forme, l'apparence. On retrouve à la racine de "assorti", le mot "sorte", dont le sens n'est pas loin de certains sens du grec eidos. (<==)
(63) Socrate combine deux images quelque peu contradictoires pour expliquer l'origine de la "puissance (dunamin)" de l'oeil : celle de l'intendant qui gère avec économie les biens qui lui sont confiés ou les siens propres, qui est suggérée par le verbe tamieuein, "être intendant", ou au moyen, "faire bon usage de ses ressources, prendre sur ses économies, tirer de son fond", utilisé ici au participe présent passif tamieuomenèn, et traduit par "tiré du fond de" ; et celle d'un flot qui déborde, suggérée par l'adjectif epirruon, dérivé du verbe epirrein, "couler par dessus", traduit par "quelque chose qui coule en abondance". Bref, le soleil gère tellement bien ses ressources que, dans sa grande bonté, il peut se permettre de déborder en permanence pour donner à nos yeux la lumière dont ils ont besoin pour voir... (<==)
(64) Socrate reprend ici la formule qu'il a utilisée en 506e3 et 507a2, ekgonos tou agathou, ici sous la forme ton tou agathou ekgonon. (<==)
(65) "Analogue
à lui" traduit le grec analogon heautôi. Analogon,
dont vient le français "analogue", est construit avec le préfixe
ana-, qui implique une idée de recommencement, et le terme logon,
en principe ici pris dans son sens de "rapport" au sens mathématique,
puisque le sens premier d'analogia en grec, c'est celui de "proportion"
au sens mathématique, analogon voulant alors dire "proportionnel".
Ce sens prépare la suite de la discussion, où il va être
question de la ligne (où l'on ne retrouvera pas le mot analogon,
mais l'expression ana ton auton logon, lorsqu'il sera question de couper
la ligne, en 509d7). Mais plus généralement,
analogon peut se comprendre comme voulant dire "selon une même
raison", que l'on prenne "raison" au sens mathématique
de "proportion" ou dans son sens plus habituel de "mobile intelligible".
On peut noter que c'est là l'une des deux seules occurrences d'analogon
dans tous les dialogues, l'autre étant en Timée,
69b5. On trouve 5 fois analogia, une fois en République,
VII, 534a6, une fois en Politique,
257b3, et trois fois dans le Timée (31c3,
32c2
et 56c3)
et une dizaine de fois le verbe analogizesthai. (<==)
(66) "Domaine", traduit le mot grec topos. On se heurte là aux limites du langage, qui oblige à employer un vocabulaire "spacial" pour parler de choses qui sont hors du temps et de l'espace. Platon en est parfaitement conscient, comme le montre le fait qu'il varie constamment son vocabulaire pour parler de ce domaine-lieu-ordre-place-... (voir à ce propos la note 48 à ma traduction de l'allégorie de la caverne). Le pire serait alors de croire qu'il voit le "domaine" de l'intelligible comme un second "monde", séparé du nôtre, ce fameux "monde des idées" dont on lui prête l'invention et dans lequel le philosophe chercherait à s'évader. Ce n'est pas un "autre monde", mais un autre "domaine", un autre "ordre" d'êtres, dans un unique "tout", que nous devons prendre en considération à sa juste place, tout comme nous devons avoir une claire conscience de la juste place de chaque "ordre" d'êtres, ce que nous montrera justement l'analogie de la ligne. Et toute l'allégorie de la caverne et son commentaire vont nous montrer qu'il n'est pas question de s'évader dans un ciel d'idées pures, mais bien de contempler les "idées", et surtout celle du bien, dans le cadre d'un processus d'éducation, au terme duquel il nous faut redescendre dans la caverne. (<==)
(67) Socrate
met en relation ici :
- ho noètos topos et ho horatos (topos), utilisant
dans chaque cas un adjectif verbal en -tos, qui exprime la possibilité :
noètos, du verbe noein, "saisir par le nous",
c'est-à-dire par l'esprit, l'intelligence (au sens de faculté
de penser), c'est le "pensable", l'"intelligible" ;
horatos, du verbe horan, "voir", c'est le "visible" ;
- nous et opsis, deux noms désignant respectivement
la faculté de penser (que je traduis par "intelligence"
pour conserver, en français comme en grec, la communauté de racine
entre les trois mots de la série, mais qu'on pourrait aussi bien traduire
par "pensée" en parlant alors au premier terme du "domaine
pensable" et au troisième terme des "choses pensées")
et la faculté de voir (la "vue"), c'est-à-dire
deux facultés dont sont doués les hommes ;
- ta nooumena et ta horômena, utilisant dans chaque
cas le participe présent passif au neutre pluriel suvstantivé
par l'article du verbe décrivant l'action de la faculté correspondante,
respectivement noein, "penser, percevoir par l'esprit, par l'intelligence",
et horan, "voir".
Le parallèlisme, l'"analogie", n'est pas seulement de sens,
elle est rigoureuse au plan grammatical : en tôi noètôi
topôi pros te noun kai ta nooumena d'un côté, en tôi
horatôi pros te opsin kai ta horômena, de l'autre. On notera
d'ailleurs que le seul mot qui n'est pas repris dans la seconde formulation,
celle sur le visible, est le mot topôi, "domaine", et
que Platon a organisé sa phrase pour qu'il soit associé à
l'intelligible et pas au visible. (<==)
(68) "Enveloppes colorées" traduit, ici comme en 507d12, le grec chroas. Sur ce mot et sa relation à chroma, couleur, voir la note 59. (<==)
(69) "La lumière du jour" traduit le grec to hèmerinon phôs, et "éclairages nocturnes" traduit nukterina pheggè. Le mot pheggos, dont pheggè est le nominatif pluriel, signifie "lumière" dans un sens très général : il peut aussi bien s'appliquer à la lumière du soleil qu'à celle d'un feu, et peut aussi désigner une source de lulière artificielle comme une torche ou un flambeau. C'est ici l'adjectif qui le qualifie qui est important : il s'agit de lumières "nocturnes", et non plus diurnes. Mais ce pourrait aussi bien être la lumière de la lune que celle d'une torche. Ce mot est rare chez Platon et ne se retrouve qu'en un autre passage des dialogues, en Phèdre, 250b3. (<==)
(70) Toute l'analyse qui commence ici prépare l'allégorie de la caverne, où tout va se jouer sur des variantions de lumière. (<==)
(71) "De
quoi" : ici comme dans la réplique précédente,
chaque nouvelle source de lumière est précédée d'un
simple hôn, pronom relatif au génitif neutre pluriel qui
renvoie à l'expression initiale dont est "mise en facteur commun"
la plus grande partie. Cette première expression est ep' ekeina hôn
an tas chroas to hèmerinon phôs epechèi, que l'on pourrait
traduire, en remettant les mots dans un ordre plus habituel au français,
"vers ces choses dont la lumière diurne peut atteindre les enveloppes
colorées". Le verbe epechein, dont epechèi
est le subjonctif (qui, associé au an antérieur, explique
la traduction par "peut atteindre"), signifie étymologiquement
"porter sur". Tirant parti de cela, j'ai gardé dans ma traduction
une forme un peu plus lourde qui permet de mieux respecter l'ordre des mots
grecs : "ce sur les enveloppes colorées de quoi la lumière
diurne peut porter". Ce qui est "mis en facteur", et omis
dans la suite, et simplement rappelé par un hôn, c'est ep'
ekeina [hôn] tas chroas... [x] ...epechei, x
désignat les diverses sources de lumière envisagées, soit
en français, "ce sur les enveloppes colorées [de quoi]...
[x] ...porte". Le français ne supporte pas de
tels raccourcis, et c'est pourquoi j'ai ici remis entre crochets tout ce qui
est sous-entendu dans le grec (dans la réplique précédente,
la proxilité rendait encore le sous-entendu tolérable).
Dans notre phrase, le verbe qualifiant l'activité de la source lumineuse,
devenue ici le soleil, est explicité, et ce n'est plus epechei,
mais katalampei, etymologiquement "brille en descendant vers".
(<==)
(72) "Clairement" traduit saphôs, adverbe dérivé de saphès, "clair, évident, manifeste". "Il est clair" traduit phainetai, du verbe phainesthai, "briller, luire, paraître, apparaître, semblre, avoir l'air". "L'on en eux", il s'agit de la vue pure (katharas opseôs) dont il était question à la fin de la réplique précédente, et pour laquelle, dans les deux cas, Socrate emploie le verbe eneinai, "être dans", au participe présent (enousès la première fois, enousa ici). (<==)
(73) "Conçois-le" traduit le grec noei, impératif du verbe noein. Au moment où Socrate va expliquer à Glaucon comment l'âme doit noein, se servir de son nous, de son intelligence, il lui demande justement de noein. (<==)
(74) Encore
une phrase qui offre un parallélisme qui mérite qu'on s'y arrête :
hotan men chaque fois que d'une part |
hotan de chaque fois que d'autre part |
hou katalampei ce sur quoi déverse sa lumière |
|
eis sur |
|
alètheia la vérité |
to tôi skotôi kekramenon ce qui est rempli d'obscurité |
te kai et |
|
to on ce qui est |
to gignomenon te kai apollumenon ce qui devient et meurt |
eis touto apereisètai sur cela elle s'appuie |
|
enoèsen elle conçoit |
doxazei elle émet des opinions |
te kai et |
te kai et |
egnô apprend à connaître |
ambluôttei voit faiblement |
auto cela même |
anô kai katô tas doxas metaballon changeant d'opinions en tous sens |
kai et |
kai et |
noun echein phainetai a l'air d'avoir de l'intelligence |
eoiken au noun ouk echonti elle semble alors comme n'ayant pas d'intelligence |
Comme on le voit au premier coup d'oeil sur ce tableau, le parallèlisme
n'est pas parfait, mais les différences sont justement aussi signifiantes
que les ressemblances.
Dans la première partie, l'âme intervient au centre de la période
(eis touto apereisètai) en tant que sujet implicite du verbe apereisètai,
et elle est dite "prendre appui sur" un "cela" qui est décrit
avant le eis. En d'autres termes, cette moitié de phrase s'organise
de manière parfaitement symétrique de part et d'autre de ce eis
touto apereisètai (9 mots de chaque côté) : il
y a un avant le eis de l'âme qui trouve ses appuis hors d'elle-même,
en ce qui lui préexiste, et un après le apereisètai,
qui décrit ce qui en résulte en elle, alors que dans l'autre moitié
de phrase, le eis vient au début et le verbe, l'appui, a disparu,
il n'y a plus rien d'"extérieur" sur lequel prendre appui.
Ce que, dans la première période, l'âme trouve à
l'extérieur d'elle même (avant le eis) pour y prendre appui
et qu'elle "intériorise" sous la forme de ce touto qui
renvoie à ce qui a précédé le eis, c'est
d'abord un "soleil/bien" qui n'est pas nommé, mais qui est
simplement évoqué par la lumière qu'implique le verbe katalampein,
qui est le même que celui utilisé dans la réplique précédente
de Socrate à propos du soleil (ce sur quoi " le soleil déverse
sa lumière"). La "lumière" qui n'est pas nommée
explicitement, est dite venir de "la vérité et ce qui
est", mais, justement puisqu'elle en vient, elle n'est ni la vérité
ni ce qui est. Elle "transcende" le "ce qui est" dont elle
émane. Et elle se transmet à nous via ce "non caché",
sens étymologique d'alètheia, et to on, ce qui est,
mais qui, comme elle, est en dehors du temps et de l'espace, qui commencent
avec le eis.
Forte de cet appui, l'âme peut se former une idée (noein,
dont enoèsen est l'aoriste) de to on, ce qui est, apprendre
à connaître/reconnaître (gignôskein, dont egnô
est l'aoriste) l'alètheia, la vérité, et, de ce
fait, briller (l'un des sens de phainesthai, dont phainetai est
le présent, et dont le sens général est "venir à
la lumière") par son intelligence (nous). Le parcours commencé
dans la lumière d'en haut (katalampei) finit dans la lumière
de notre esprit (phainetai), et les éléments de la phrase
se renvoient terme à terme en miroir de part et d'autre du eis touto
apereisètai.
Par contraste, le second parcours, sans appui, se déroule de bout en
bout dans le mélange, l'indistinction et la dualité. Faute de
la lumière initiale, faute d'une "transcendance" qui aurait
précédé le eis, on commence avec ce qui est mêlé
d'obscurité (to tôi skotôi kekramenon), qui prend
la place du "non caché", et on continue avec, à la place
de ce qui est, ce qui devient et meurt (to gignomenon te kai apollumenon),
deux verbes qui traînent en longueur et se déploient dans le temps
par contraste avec la concision et de l'unicité du to on. Ce n'est
pas tant le devenir en soi qui fait problème, c'est que le devenir conduit
nécessairement à la mort, et c'est cela qui, à proprement
parler, s'oppose à l'être. De ce "magma" obscur et changeant,
on ne peut rien tirer de stable. De ce qui devient et meurt, on ne peut avoir
que des opinions (doxazein), et ce qui est mêlé de ténèbres,
on ne peut que le voir faiblement (ambluôttein).
Et là ou le concevoir (noein) et le reconnaître (gignôskein)
nous menaient à un "même" (auto) tout simple dans
son évidence et son unicité (ce auto que l'on retrouve
dans des formules comme auto to kalon, auto to agathon, le beau
lui-même, le bien lui-même), l'opiner (doxazein) et le distinguer
à peine (ambluôttein) ne nous conduisent qu'à des
opinions (doxas) qui qui se diluent dans la multiplicité des mots
et ne restent pas plus en place que les statues de Dédale (cf. Ménon,
97d, sq), se déplaçant de ci, de là (anô kai
katô metaballon ; du verbe metaballein, dont metaballon
est le participe présent, vient le mot métabolè,
qui signifie "changement") sans jamais se fixer (mot-à-mot,
anô kai katô signifie "de bas en haut et de haut en
bas", et illustre bien le mouvement de l'âme qui passe son temps
à hésiter entre l'appel vers le divin, le "céleste",
le "haut", et l'attraction des sens qui la tire vers le "bas",
la "terre" dont le corps qu'ell habite est issu). Parti de ce qui
est mélangé et obscur, on finit dans la ressemblance et à
l'image (eioken est une forme du verbe dont vient eikôn,
"image") de ce à quoi on se mélange, c'est-à-dire
sans nous, sans esprit, sans intelligence. Et là où la
première période se terminait dans la "brillance" (phainetai)
de l'esprit, la seconde se termine sur le "néant" d'un "non
avoir" (ouk echonti). (<==)
(75) On retrouve
ici le terme de dunamin, "puissance", utilisé pour la
première fois en 507c8 pour qualifier aussi bien
ce qui permet de voir que d'être vu, et repris en 508a1
pour qualifier la faculté d'être vu par opposition au terme aisthèsis
utilisé pour la faculté de voir. Ici, il est associé à
la faculté de connaître du "connaissant" (tôi
gignôskonti), le mot aisthèsis, "sensation"
ne pouvant pas servir à qualifier une faculté "intellectuelle".
Du côté des "connaissables" (gignôskomenois),
la vérité, alètheia, joue le rôle que jouaient
les chroas pour les "visibles" en 507d12.
Si l'on se souvient que chroa, ce n'est pas purement et simplement la
couleur, mais la "peau", l'enveloppe, visible parce que colorée,
des choses (cf. note 59), on peut opposer ces "enveloppes"
qui montrent aux yeux en même temps qu'elles cachent la réalité
"intérieure" de ce qu'elles rendent visible, au "dévoilement"
qu'implique le terme alètheia. L'esprit a accès à
l"'intérieur" des choses que leur "peau" rend visibles
en cachant cette "vérité" sur eux. (<==)
(76) "L'idée du bien", c'est, ici encore, comme en 505a2, ten tou agathou idean. (<==)
(77) "La science" traduit le grec epistèmès. Sur ce mot, voir les notes 29 et 35. (<==)
(78) Je lis
ici dia noou en deux mots, "par l'intelligence", texte
donné par certains manuscrits, plutôt que dianoou, impératif
du verbe dianoeisthai, formé du préfixe dia- (idée
d'achèvement dans ce cas) et du moyen du verbe noein, qui veut
dire "concevoir par la pensée", donné par d'autres manuscrits.
Si l'on adopte cette seconde lecture, il faut traduire : "Conçois-la
en effet comme étant cause de la science et de la vérité
en tant que bel et bien connue", ce qui ne change pas fondamentalement
le sens (n'oublions pas que, du temps de Platon, les mots écrits n'étaient
pas séparés par des espaces, mais jointifs).
Le "bel et bien" traduit simplement le men intensif
qui suit le hôs gignôskomenès, "en tant que connue".
Quant au hôs gignôskomenès, génitif féminin
singulier, il se rapporte à alètheias, qui précède
immédiatement : la vérité, en effet, n'est pas quelque
chose qui existe "en soi" (ce qui est, c'est to on, tout simplement),
mais quelque chose qui qualifie une relation entre connaissant et connu, tout
comme la chroa, en rendant "perceptibles" les sensibles, rend
possible une relation entre le voyant et les objets "visibles". Le
"dévoilement" que désigne le mot alètheia
n'a de sens que s'il y a un nous pour prendre conscience du "voile"
qui se lève, pour être en fait le lieu de ce "dévoilement".
C'est une raison pour préférer la lecture dia noou. (<==)
(79) Le terme gnôseôs, génitif singulier de gnôsis, substantif dérivé de gignôskein, remplace ici epistèmè. (<==)
(80) Le verbe
traduit ici par "penser" ('tu penseras droitement en pensant")
est le verbe hègeisthai, dont le sens premier est "conduire,
diriger", et qui veut aussi dire "croire, penser". "Droitement"
traduit orthôs.
On notera que le qualificatif commun appliqués à la connaissance/science,
à la vérité et au bien est celui de "beau" (kalos),
qui fait référence à ce qui peut en effet nous conduire
du sensible à l'intelligible, comme le montre le discours de Diotime
dans le Banquet. (<==)
(81) "Ici-bas" traduit ekei, dont le sens premier est "là", mais qui est aussi utilisé comme un euphémisme pour parler des enfers, c'est-à-dire avec une connotation "religieuse", en opposition avec enthade, ici, qui peut servir à désigner le monde des vivants . Ici, ekei s'oppose, non à enthade, mais au entautha qui ouvre la seconde partie de la comparaison, traduit par un simple "là". Platon oppose par ces mots les deux "ordres", les deux "domaines", du visible et de l'intelligible, sans les qualifier autrement, et par deux mots de sens presque similaire. Mais s'il a réservé le premier, qui, seul des deux, peut tirer avec lui cette connotation "religieuse", pour parler du visible, ce n'est eput-être pas tout-à-fait un hasard : l'allégorie de la caverne va bientôt nous présenter notre monde à l'aide de l'image d'un monde "souterrain" qui est plus près de l'image que nous nous faisons des enfers que de celle de notre monde. C'est cette connotation "religieuse" que j'ai voulu rendre par le "ici-bas", qui n'évoque pas pour nous les enfers, mais notre monde par opposition à un "au delà", ce qui reste acceptable pour parler du monde visible. (<==)
(82) "Assortis au soleil" traduit, ici comme en 508b3, hèlioeidè (cf. note 62). Dans le second membre de la comparaison, on trouve le mot agathoeidè, construit sur le même modèle à partir de agathos, que je traduis donc par "assorti au bien". (<==)
(83) "On en juge à bon droit" traduit le grec nomizein orthon ; "on le pense d'une manière qui n'est pas droite" traduit hègeisthai ouk orthôs. Le premier verbe, nomizein, dérive de nomos, la coutume, l'usage, la loi ; le second, hegeisthai, veut dire au sens premier "marcher devant, conduire, diriger". D'un côté on est dans l'ordre des choses, en conformité avec le "droit" au sens quasi légal ; de l'autre, on erre sur une route qui ne mène nulle part. Ces formules sont reprises textuellement dans la seconde partie de la comparaison, à propos du agathoeidè et du agathon, à ceci près que le ouk orthôs devient ouk orthon. (<==)
(84) "Il
faut estimer davantage encore la possession du bien" traduit le grec
eti meizonôs timèteon tèn tou agathou hexin. Timèteon
est l'adjectif verbal en -teon (idée d'obligation) construit sur
le vebe timan, "fixer la valeur, donner du prix, estimer, honorer".
Quant à la formule tèn tou agathou hexis, elle peut se
comprendre de plusieurs façons, selon le sens que l'on donne à
hexis (dont hexin est l'accusatif), substantif dérivé
du verbe echein, "posséder, tenir, retenir", et de là
"avoir", qui peut vouloir dier soit "possession", soit "condition,
état, constitution", en particulier dans le vocabulaire médical.
C'est dans ce second sens que le comprennent la plupart des traducteurs :
"la nature du bien" (Chambry, Baccou) ; "la condition
du Bien" (Robin) ; "la manière d'être propre
du Bien" (Dixsaut) ; "le mode d'être du bien"
(Pachet) ; "le Bien en soi" (Cazeaux) ; "the
condition which characterizes the good" (Bloom) ; "the
good" (Jowett, Grube/Reeve). Seuls des traducteurs auxquels j'ai eu
accès, Karsenti/Prélorentzos ("la possession du bien")
et, en anglais, Shorey, qui conserve les deux sens dans sa traduction ("the
possession and habit of the good"), optent pour le premier sens. Mais
la question n'est pas seulement d'un choix de sens pour hexis, mais de
ce dont veut parler Platon ici : est-il en train de parler du bien en lui-même,
de ce qu'il est, de sa "condition/nature", ou du bien pour nous,
de sa possession, d'une vie dans l'"habitude" du bien ? La traduction
de Shorey, qui conserve les deux mots (possession et habitude) montre bien que,
si, avec le sens de "possession", l'hésitation n'est pas permise,
avec le sens d'"habitude, manière d'être, condition",
on peut hésiter entre la "condition", l'"habit(ude)",
de celui qui possède le bien (option de Shorey) ou la "condition"
du bien lui-même (option de tous les autres). Reste que ceux qui optent
pour un hexis "condition" portant sur la "condition"
du bien lui-même, sont souvent gênés par cette idée
de "condition" du bien, et que certains préfèrent tordre
le mot et parler de "nature", voire même de le laisser simplement
tomber et de parler tout simplement du "bien".
Pourtant, si l'on regarde la construction de toute cette phrase, en supposant
que ce dernier membre, introduit par un alla (mais), continue et termine
la phrase commencée par epistèmèn de kai alètheian...
("Et, en ce qui concerne la science et la vérité..."),
on remarque qu'elle concerne les jugements (nomizein) et conduites (sens
premier de hègeisthai) que nous pouvons avoir tant sur l'ordre
visible que sur l'ordre intelligible, et qu'elle commence sur "science
et vérité", délibérément placés
en tête de phrase alors qu'ils n'interviennent que dans le second moment
de la comparaison, pour finir sur ce tèn tou agathou hexin problématique.
Or, même si science et vérité sont probablement, ici encore,
comme "la vérité et ce qui est" dans la phrase analysée
dans la note 74, rejetés hors de la comparaison
proprement dite pour manifester leur "transcendance", il n'en reste
pas moins que l'une comme l'autre n'existe que par rapport à nous :
la connaissance n'existe que dans le sujet connaissant, et la vérité
manifeste une relation entre la "représentation" que se forme
le sujet connaissant et ce qui est connu. Et comme le terme qui conclut la période
est explicitement comparé aux termes qui l'ouvrent, pour en souligner
la plus grande dignité, on peut supposer qu'il est "de même
ordre", c'est-à-dire, qu'il nous concerne aussi, même si sa
"transcendance" est aussi manifestée par sa position hors de
la comparaison.
En fait, on peut voir là une première allusion au mouvement qui
se retrouvera dans l'allégorie de la caverne,
et qui sera souligné dans le commentaire qu'en
fait Socrate, à savoir, qu'il faut "sortir de la caverne"
pour découvrir science et vérité, mais seulement pour
y retourner ensuite, et que ce qui doit nous importer ici-bas, c'est la
vie bonne, cette tou agathou hexin, qui suppose la connaissance et la
vérité, mais ne se limite pas à leur contemplation béate,
et que l'on peut, avec Shorey, comprendre aussi bien comme "manière
d'être" toujours à confirmer que comme "possession"
qui ne sera acquise définitivement qu'au terme de notre vie, dès
lors qu'on a bien vu que c'est de notre hexis, pas de celle du
bien lui-même, dont il est question. Bref, ce que nous dit ici le Socrate
de Platon, c'est que prendre la science et la vérité pour le bien,
ce n'est pas seulement un risque au plan purement intellectuel, une erreur de
"concepts", mais que cela peut prendre la forme d'un choix de vie,
d'une hexis, celle du soi-disant sage qui se retire dans sa tour d'ivoire
avec la "science" (réelle ou supposée) et la vérité,
et que là est le réel danger. La finalité, pour nous en
cette vie, ce n'est pas la vérité, ni la science, qui ne sont
que des moyens, mais la vie bonne, la construction de notre être,
de notre bien. (<==)
(85) "Inconcevable" traduit le grec amèchanon, adjectif formé du a- privatif et de mèchanè, dont vient le français "mécanique", et dont la forme dorienne machana a donné le latin machina et le français "machine". Mèchanè, c'est toute invention ingénieuse, machine de guerre ou machine de théâtre, par exemple, ou encore, au sens figuré, un expédient, un artifice, une machination. Amèchanos désigne aussi bien celui qui est "sans moyens", "impuissant", que ce qui est "impraticable, impossible, inaccessible", et de là, ce qui est "inconcevable, prodigieux, extraordinaire". Notons que, si le bien n'est sûrment pas "sans moyens" pour Socrate, il peut aussi bien, pour lui, être dit "sans artifices", "pas artificiel" (ce n'est pas une invention des hommes), "extraordinaire", "inaccessible" (en lui-même), tous sens que peut prendre el mot amèchanon. (<==)
(86) "Ne blasphème pas" : en fait, le grec dit la même chose avec le verbe opposé : euphèmei, impératif du verbe euphèmein, formé de eu (bien) et du verbe phèmi, 'je dis", c'est-à-dire étymologiquement "bien parler". Le verbe, dont vient le mot français "euphémisme", a le sens religieux de "prononcer des paroles de bon augure", et donc de "ne pas prononcer des paroles de mauvais augure", euphémisme (c'est le cas de le dire) pour "garder le silence". Le contraire de euphèmein, c'est blasphèmein, "dire des paroles de mauvais augure", dont vient le français "blasphèmer". Faute d'un équivalent français de euphèmein qui conserve la connotation religieuse, et plutôt qu'un plat "Silence !" ou "Tais-toi !", j'ai choisi de retourner la formulation de Socrate pour arriver au même sens final à partir d'un verbe français plus proche du grec et qui conserve la dimension religieuse de l'exclamation. (<==)
(87) "Examine" traduit le grec episkopei, impératif du verbe episkopein, qui veut dire au sens premier "veiller sur". On a déjà rencontré ce verbe dans son sens propre en 506b1, à propos du gardien qui doit "veiller sur" la constitution de la cité. Après avoir demandé à Glaucon de ne pas être un mauvais prêtre (voir note précédente), Socrate lui demande d'être un bon "gardien". (<==)
(88) "Devenir" traduit deux fois de suite le terme genesin, accusatif de genesis, substantif issu du verbe gignesthai, "devenir". Genesis, dont vient le français "génèse", veut dire "cause, principe, origine", ou encore "production, génération, création, naissance". Il fallait ici, si l'on voulait conserver l'identité de mot en français, trouver un sens qui convienne aux deux emplois, celui où il est associé aux choses visibles, pour lesquelles, dans la série dans laquelle il s'insère (avant "croissance" et "nourriture"), "naissance" ou "génération" aurait fait l'affaire, et celui où il est associé au soleil, où on ne voir pas trop ce que voudrait dire qu'il n'est pas "naissance" ou "génération", mais guère plus ce que veut dire qu'il n'est pas "devenir", sauf à traduire "bien que n'étant pas en devenir". Je reviens sur la manière dont on peu comprendre cette expression dans la note suivante. (<==)
(89) Cette
phrase, et surtout sa fin, qui dit du bien quelque chose qu'on formule souvent
en raccourci en disant qu'il est "au delà de l'être",
est pratiquement impossible à traduire sans tirer avec soi, avec des
termes comme "être", "essence", "substance",
"étant", "existence", etc., toute la philosophie
occidentale dont Platon a justement été l'instigateur. Si l'on
veut avoir une chance de comprendre de nos jours ce que Socrate essaye de nous
faire comprendre, il faut d'abord se souvenir de toutes les mises en garde dont
lui-même entoure ses paroles, dont il est le premier à reconnaître
les limites et les imperfections, et ensuite oublier, si tant est que ce soit
encore possible, Aristote, Plotin, Saint Thomas, Kant et autres Heidegger, pour
revenir au texte grec lui-même pris dans son contexte. Socrate
est en train de développer des images, des analogies, qui
sont censées nous aider, pas des "théories" magistrales
ou des démonstrations mathématiques. A nous d'essayer de nous
en servir. Et surtout, il ne faut pas oublier que l'objectif de Platon en écrivant
ses dialogues n'était pas de nous faire connaître ses "théories",
ses réponses plus ou moins définitives aux questions métaphysiques
les plus profondes, mais de nous aider à nous former nos propres
opinions sur ces questions, à penser par nous-mêmes.
Les réponses ne sont donc pas dans le texte, mais en nous, et le texte
n'est là que pour servir de révélateur. Encore faut-il
ne pas remplacer dans le texte les réponses que Platon ne donne pas par
celles d'Aristote, ou de Saint Thomas, ou d'Heidegger, ou simplement du traducteur.
Pour cela, il vaut mieux un texte qui paraît du charabia à première
lecture, et qui donc interpelle, qu'une phrase bien polie qui masque tous les
problèmes et semble apporter toutes les réponses. Et puisque je
suis obligé de faire des choix, par nature contestables, dans ma traduction,
je vais, ici encore, donner dans la suite de cette note un aperçu des
problèmes que pose le texte grec de Platon.
Pour commencer donc, voici le texte grec de la réplique de Socrate :
Kai tois gignôskomenois toinun mè monon to gignôskesthai
phanai hupo tou agathou pareinai, alla kai to einai te kai tèn ousian
up' ekeinou autois proseinai, ouk ousias ontos tou agathou, all' eti epekeina
tès ousias presbeiai kai dunamei huperechontos.
On peut mettre en parallèle cette phrase avec celle qui a précédé,
sur le soleil, pour faire ressortir les similitudes et les idfférences,
comme on l'a fait pour d'autres phrases un peu plus haut. Ceci donne, après
élimination de deux ou trois mots sans portée sur la comparaison
("je pense", "dis-toi bien", etc.) :
ton hèlion le soleil |
|
tois horômenois aux choses vues |
tois gignôskomenois aux choses connues |
ou monon pas seulement |
mè monon pas seulement |
tèn tou horasthai dunamin la puissance d'être vues |
to gignôskesthai le fait d'être connues |
hupo tou agathou sous l'effet du bien |
|
parechein procurer |
pareinai être présent |
alla kai mais aussi |
alla kai mais aussi |
tèn genein kai auxèn
kai trophèn le devenir et accroissement et nourriture |
to einai te kai tèn ousian le être et la "étance" |
hup' ekeinou sous l'effet de celu-cii |
|
autois proseinai à elles être en plus |
|
ou genesin auton onta lui-même n'étant pas devenir |
ouk ousias ontos tou agathou du bien n'étant pas "étance" |
all' eti epekeina tès ousias mais encore au delà de l'"étance" |
|
presbeiai kai dunamei par la dignité et la puissance |
|
huperechontos se tenant au dessus |
Le problème central que pose la phrase de Socrate sur
les effets du bien est celui du sens qu'il faut donner au mot ousia,
qui y revient par trois fois. Ce mot est un substantif dérivé
de la forme féminine ousa du participe présent du verbe
einai, "être", d'où ma traduction provisoire ici
par "étance", qui en est le décalque en français.
Mais il faut savoir que ce mot, avant de devenir un terme de philosophie, avait
dans le langage ordinaire le sens de "fortune, richesse, biens", sens
dans lequel on le trouve d'ailleurs utilisé au début de la République
dans la discussion entre Socrate et Céphale, où Socrate interroge
Céphale sur le rôle que joue sa "grande fortune (pollèn
ousian)" (République,
I, 329e4) dans la manière dont il supporte la vieillesse (le mot
ousia apparaît à nouveau en 330b4,
dans la réponse de Céphale, et en 330d2,
dans une nouvelle question de Socrate à Céphale). Or, ce n'est
sûrement pas hasard si, au début d'un dialogue où il va
complètement redéfinir la justice et en faire en quelque sorte
l'"idée/idéal" de l'homme, ce qui peut le conduire à
son plus grand bien, au moment où il passe en revue les conceptions usuelles
sur la justice (revue qui occupe tout le livre I et le début du livre
II), le Socrate de Platon fait intervenir justement l'ousia dans son
sens usuel, et, qui plus est, en relation avec le concept de "bien suprême
(megiston agathon)" pour introduire le thème de la justice.
En effet, la troisième et dernière utilisation d'ousia
intervient dans la question suivante de Socrate à Céphale :
"Quel est le plus grand bien dont tu penses avoir joui du fait de posséder
une grande fortune ? (ti megiston oiei agathon apolelaukenai tou
pollèn ousian kektèsthai ;)" (330d2-3).
Et c'est cette question qui va amener sur les lèvres de Céphale,
via la peur de l'Hadès, la question de la pratique de la justice dans
sa vie, via son contraire, l'injustice (la première occurrence dans toute
la République d'un mot de la famille de dkè, "justice",
se trouve dans la réponse de Céphale à la question que
je viens de citer, avec les mots ton enthade adikèsanta ("celui
qui a été injuste en ce bas monde"), incluant le participe
présent du verbe adikein, "être injuste, commettre
une injustice", en
330d8, immédiatement suivis de l'expression didonai dikèn,
mot-à-mot "donner justice", c'est-à-dire "subir
sa peine", pour dire que "celui qui a été injuste en
ce bas monde doit subir là-bas (euphémisme pour "dans l'Hadès")
sa peine (dei ekei didonai dikèn)" ; et l'on trouve
dans la suite de sa réponse 3 autres mots évoquant l'injustice
pour 1 évoquant la justice ; la première occurrence du mot
dikaiosunè, "justice" en tant que "vertu",
se trouve dans la réplique de Socrate à cette intervention de
Céphale, en 331c2,
où Socrate s'interroge sur touto auto, tèn dikaiosunèn,
"cela même, la justice", formule proche des auto to x,
"le x lui-même", que l'on a rencontré dans notre
texte à propos du beau et du bien).
La question de Socrate à Céphale peut en fait se renverser et
se comprendre comme voulant dire "entre les lignes" : "quelle
sorte d'ousia permet de jouir du plus grand bien ?" ou encore
"quelle 'manière d'être' permet à l'homme d'atteindre
son bien suprême ?". L'homme se construit-il à l'aide
d'une ousia toute externe et matérielle, d'une "fortune"
qu'il laissera derrière lui à sa mort, ou bien y a-t-il autre
chose de plus important ? Si,comme le suggère Céphale en
réponse à la question de Socrate sur ce que lui a apporté
sa fortune, l'argent n'est qu'un moyen de "s'acheter une bonne conscience"
en donnant la possibilité, parce qu'on peut rendre à chacun son
dû, pour autant qu'on soit par ailleurs un honnête homme, d'avoir
moins souvent à commettre l'injustice, quelle est l'ousia qui
compte : la "fortune", ou la "justice" qu'elle permet
d'"acheter" (non pas par la corruption, mais par les moyens qu'elle
donne de rester honnête dans les transactions avec les autres) ?
On voit poindre ici l'idée que l'ousia, c'est, dans le cas de
l'homme au moins, la "richesse" de l'âme, qui est le moi propre
de l'homme.
Si l'on revient à notre texte et au parallèlisme mis en évidence
ci-dessus, on voit qu'ousia apparaît pour la première fois
dans la formule to einai te kai tèn ousian, formule mise en parallèle
avec tèn genein kai auxèn kai trophèn. Que pouvons-nous
en déduire ? Dans l'ordre du visible, dans le monde spacio-temporel
matériel, les "être" doivent naître, croître,
et, pour cela, se nourrir. Rien de tel dans l'ordre de l'intelligible, d'où
le "devenir" est banni. Que reste-t-il alors dans cet ordre qui soit
comparable à la naissance et à la croissance ? Si l'on admet,
comme le fait Platon, la multiplicité des intelligibles, il y a d'une
part le fait d'être, to einai, qui est en quelque sorte
la transposition dans cet ordre de la "naissance" dans l'ordre temporel,
et qui est commun à tous les intelligibles (et pas seulement à
eux, sur des registres divers), et ce qu'est chacun, ce qui le distingue
de tous les autres et fait qu'il est lui est pas un autre, et c'est sans doute
cela que Socrate appelle ousia (là encore, un terme qui, comme
on l'a vu plus haut, peut se transposer dans l'ordre visible, sur des registres
divers).
Que faut-il alors comprendre lorsque Socrate ajoute que les choses connues tiennent
to einai te kai ten ousian (le fait d'être et ce qu'elles sont)
"du bien qui n'est pas ousia", mais qui domine "au delà
de l'ousia" ? Le parallèle avec la soleil "qui
n'est pas genesin" peut-il nous aider à comprendre ?
Notons d'abord que, dans un cas comme dans l'autre, un seul des termes de la
liste qui précède a été retenu : genesis
dans le cas du soleil, ousia dans celui du bien. Dans le premier cas,
on peut penser que le terme genesis a été retenu parce
qu'il est celui des trois qui, par la richesse de son sens, résume le
mieux ce dont on veut parler : si, par rapport aux autres termes, génésis
évoque plutôt la naissance, pris tout seul, il retrouve son sens
de "devenir", dont naissance, croissance et alimentation sont des
composantes. De la même manière, dans l'ordre du connu, ousia
est celui des deux termes qui est le plus "riche" (jeu de mot délibéré
sur les deux sens d'ousia !), puisque c'est celui qui désigne
ce qui individualise chaque chose/concept/être, et qu'il inclut implicitement
qu'elle "est" (to on).
Ceci étant, on retrouve ici une question similaire à celle que
nous nous sommes posés à propos de la formule tèn tou
agathou hexis dans la note 84 : parle-t-on d'une
propriété du soleil lui-même quand on dit quil n'est pas
genesin (quelque chose comme "le soleil ne subit pas de devenir"),
du bien lui-même quand on dit qu'il n'est pas ousias (quelque chose
comme "le bien n'a pas d'ousias"), ou d'autre chose ?
Et dans ce dernier cas, de quoi ?
Pour essayer d'y voir plus clair, rappelons-nous que Socrate nous propose une
comparaison, une image, qui est censée nous aider à
passer du plus simple au plus compliqué. Ce n'est donc pas la peine d'aller
chercher midi à quatorze heures dans le cas du soleil pour essayer de
faire dire au premier terme de la comparaison ce que l'on voudrait qu'il dise
pour pouvoir faire dire au second terme de la comparaison ce qu'on croit quil
dit ou devrait dire !... Il est effectivement possible (et encore, ce n'est
pas sûr) que, pour Platon, le soleil ne soit pas sujet au devenir, encore
qu'il soit sujet au mouvement, mais qu'il ait un caractère plus ou moins
"divin", encore qu'étant de l'ordre du "visible".
Mais, même si c'était le cas, est-ce ce qu'il dit ici ? Notons
le soin avec lequel Platon a choisi ses verbes dans chaque terme de la comparaison :
côté soleil, il dit que le soleil "procure" (parechein)
aussi bien la puissance d'être vues que devenir et accroissement aux choses
vues, en utilisant un composé du verbe echein, "porter, acquérir,
posséder, avoir", qui évoque une idée de "matérialité"
et de "transfert" ; côté bien, ce verbe est remplacé
par deux verbes, un pour "le fait d'être connu", l'aute pour
to einai te kai tèn ousian, qui sont tous les deux des composés
du verbe einai, comme pour mieux insister sur le fait que, dans ce domaine,
les choses "sont", "à côté" les unes
des autres (pareinai), "en plus" d'autres (proseinai),
mais ne "reçoivent" pas, ne "deviennent" pas. S'il
prend un tel soin dans le choix de ses expressions, on peut penser que, s'il
avait voulu dire que le soleil ne devient pas, ne subit pas de devenit lui-même,
il l'aurait dit plus clairement, et sans utiliser le verbe "être".
Or il dit textuellement "le soleil n'étant pas genesin",
pas "le soleil n'ayant pas de genesin". Et si cela nous
semble trivial, est-ce une raison pour supposer un autre sens alors qu'il est
justement en train de nous donner un terme simple de comparaison pour nous faire
comprendre des abstractions plus difficiles à comprendre ?!
Ce que veut nous faire comprendre ici Socrate, me semble-t-il, c'est que, pour
communiquer quelque chose à d'autres, il n'est pas nécessaire
d'être ce que l'on communique : le soleil fait croître
les plantes, et pourtant il n'est pas croissance. Ce qui se transpose :
le bien fait être les choses, et pourtant il n'est pas ousia. Ce
qui ne veut pas dire qu'il n'est pas, ou qu'il n'a pas d'ousia propre,
mais qu'il n'est pas l'ousia propre de chacune des choses à
quoi il donne leur ousia, il n'est pas "ce que sont" toutes
les autres choses, qui ne sont pourtant que par lui. Bref, partant d'un terme
de comparaison presque trivial, Socrate nous suggère quelque chose concernant
le problème discuté en d'autres lieux dans le vocabulaire de la
"participation" des "idées" entre elles et des idées
avec les "sensibles" : ce que peut donner une "idée"
(et l'expression "idée du bien" a été employée
quelques lignes plus haut, en 508e2-3) à d'autres
("idées" ou quoi que ce soit), ce n'est pas nécessairement
ce qu'elle est, et cela seulement. L'être est un produit du bien, ce qui
ne veut pas dire que le bien et l'être sont identiques, que le bien est
l'être. Parce que le bien est la source de toutes choses, cela ne
veut pas dire qu'il est à lui tout seul l'ousia de toutes choses.
A chaque "être", intelligible ou visible correspond son bien
propre, qui n'est pas le bien, et que n'est pas le bien lui-même,
mais qui en est la "déclinaison" pour cet "être".
Car si les êtres sont multiples, et donc différents d'une manière
ou de l'autre, ils ne peuvent pas tous avoir le même bien.
Si l'on décline ceci dans le cas de l'homme, il y a un bien de l'Homme
spécifique, que l'on peut appeler "idée/idéal"
de l'Homme. Mais cette "idée de l'Homme" qui "communique"
à tout homme l'idéal vers lequel il doit tendre, n'est pas elle-même
un autre homme, même "abstrait", qui donnerait prise à
l'argument du "troisième homme" (l'"idée"
commune entre les hommes et cette "idée de l'Homme", et ainsi
à l'infini). C'est en fait l'idée/idéal de "justice"
qu'essaye de nous décrire Socrate tout au long de la République :
harmonie intérieure d'une âme multiforme comme fondement de l'harmonie
sociale entre hommes dans la cité. Et si cet idéal n'est pas un
autre homme, t parce qu'il n'est aucun homme en particulier, et que ce qui est
vrai du bien lui-même au bien de l'Homme, est vrai aussi, un cran
plus bas du bien de l'Homme au bien de chaque homme en particulier :
le bien de chaque homme dépend du temps et du lieu où il vit,
des circonstances de sa vie, des limites de sa nature propre, mais il est toujours
harmonie intérieure en vue de l'harmonie sociale... Le bien de Socrate
n'était pas celui de Platon, ni le vôtre, ni le mien, et pourtant
nous sommes tous des "hommes". Chacun a son ousia, matérielle
ou spirituelle, chacun a son bien, mais pour tous, c'est le bien. Et le bien
lui-même, auto to agathon, n'est aucun de nous...
Ce qui fait la "dignité" (presbeia, mot qui au sens
premier veut dire "ancienneté", "privilège de l'âge",
et qui dérive de presbus, "vieux, âgé, ancien"
au sens premier) et la puissance (dunamis) du bien, et qui le situe "au
dessus" de tout (huperechontos, avec huper-,
"au dessus" ; toutes choses étant dites, elles, par deux
fois, hupo tou agathou, "sous", pris ici dans
le sens de "sous l'effet de"), c'est justement qu'il donne à
toutes choses, non seulement l'être, to on, le plus petit dénominateur
commun, le moins signifiant des prédicats, celui qui peut s'appliquer
à tout sans exception, mais aussi leur "consistence" propre,
leur ousia précisément, leur "richesse" spécifique,
leur "bien" propre (noter qu'en français, "bien",
comme en grec "ousia", ou d'ailleurs aussi agathon substantivé
au neutre pluriel, peut aussi signifier "richesse"). C'est en fait
tout le problème de Platon que de nous faire passer d'une métaphysique
de l'être, qui conduisait aux débats entre Héraclite et
Parménide, et nous pousse à regarder "en arrière"
vers les origines et la phusis, la "nature", la physique, et
qui ne débouche sur aucune conséquences pratiques pour la conduite
de notre vie (ou alors, et c'est pire, sur le matérialisme et le relativisme),
à une métaphysqiue du bien qui nous oblige à regarder vers
l'avenir et ne peut qu'avoir des conséquences sur la manière de
conduire notre vie. Seulement, tout le problème, c'est maintenant de
comprendre ce qu'est le bien de l'homme et comment il se décline pour
chacun de nous, et cela, Platon ne pouvait le faire pour nous, pas même
en ce qui concerne l'"idée/idéal" de l'homme, qui n'est
pas de l'ordre des concepts mathématiques donnant lieu à démonstrations
rigoureuses. Il ne pouvait que suggérer, éclairer, pas démontrer,
et il le savait... Et pour le reste, "Connais-toi toi même"...
Pour compléter ce dossier, je donne ici les traductions de cette phrase
proposées par les éditions que j'ai sous la main (en rouge,
la traduction de to einai te kai tèn ousian ;
en mauve, celle de ouk
ousias ontos tou agathou ; pour ce second membre de phrase,
signalons que le grec ne met pas d'article à l'attribut, donc ici à
ousias ; on notera la différence de sens dans les traductions
françaises, selon que le traducteur ajoute ou pas un article à
sa traduction de ousias, et, s'il l'ajoute, que c'est un article défini
ou indéfini) :
- Chambry (Budé) : "De même pour les objets connaissables,
tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d'être
connus, mais qu'ils lui doivent par surcroît l'existence
et l'essence, quoique le bien ne soit point essence,
mais quelque chose qui dépasse de loin l'essence en majesté et
en puissance.
- Baccou (Garnier) : "Avoue aussi que les choses intelligibles
ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent
encore de lui leur être et leur essence,
quoique le bien ne soit point l'essence, mais fort
au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance."
- Robin (Pléiade) : "Eh bien ! pour les connaissables
aussi, ce n'est pas seulement, disons-le, d'être connus qu'ils doivent
au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et
l'existence et l'essence, quoique le Bien ne soit
pas essence, mais qu'il soit encore au-delà de l'essence, surpassant
celle-ci en dignité et en pouvoir !"
- Pachet (Folio) : "Affirme donc aussi que le bien ne procure
pas seulement aux choses connues le fait d'être connues, mais que leur
être, comme leur essence aussi, leur viennent en outre de lui,
alors que le bien n'est pas une essence, mais qu'il
est encore au-delà de l'essence, l'excédant en aînesse et
en puissance."
- Dixsaut (Bordas) : "Eh bien, pour les objets connaissables
aussi, affirme avec moi non seulement que leur vient du Bien le fait d'être
connus, mais aussi que c'est grâce à lui qu'ils ont en plus être
et essence, quoique le Bien ne soit pas essence
mais que, par delà l'essence, il la surpasse encore en dignité
et en puissance."
- Cazeaux (Livre de Poche) : "Aux objets de connaissance le
Bien fournit d'abord d'être connus, mais il leur fournit aussi l'être
et l'existence, sans s'identifier avec l'existence,
en tant que Bien ; il est encore très au-dessus de l'existence
pour la majesté et la puissance."
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier) : "Et pour les objets
connaissables, tu reconnaîtras qu'ils ne tirent pas du bien seulement
la faculté d'être connus, mais aussi l'existence,
l'essence, alors que le bien n'est pas l'essence,
mais quelque chose qui dépasse de loin l'essence par sa majesté
et sa puissance."
- Jowett : "In like manner the good may be said to be not
only the author of knowledge to all things known, but of their
being and essence, and yet the good is not essence,
but far exceeds essence in dignity and power."
- Shorey (Loeb) : "In like manner, then, you are to say that
the objects of knowledge not only receive from the presence of the good their
being known, but their very existence and essence
is derived to them from it, though the good itself is
not essence but still transcends essence in dignity and surpassing power."
- Grube/Reeve (Hackett) : "Therefore, you should also say
that not only do the objects of knowledge owe their being known to the good,
but their being is also due to it, although
the good is not being, but superior to it in rank and power."
- Bloom (Basic Books) : "Therefore, say that not only being
known is present in the things known as a consequence of the good, but also
existence and being are in them besides as a result
of it, although the good isn't being but is still
beyond being, exceeding it in dignity and power."(<==)
(90) Sans être assimilé au soleil lui-même, Apollon n'en est pas moins une divinité solaire, comme le montre les épithètes de Phoibos, "brillant" (dont vient le nom "Phébus" qui lui était donné par les Romains), Lukeios, "lumineux" (mais qui peut aussi faire référence au loup, lukos, qui était un des animaux associés avec le dieu, ou encore "Lycien", c'est-à-dire, originaire de Lycie, une province d'Asie Mineure), Xanthos, "blond", ou encore Xrusokomès, "à la chevelure d'or". La légende le faisait naître dans l'île de Dèlos, dont le nom, qui lui avait été donné après cette naissance, signifie en grec "brillante". (<==)
(91) "Quelle
divine surabondance" traduit le grec daimonias huperbolès.
Sur l'adjectif daimonios, traduit ici par "divine", voir la
note 5 à ma traduction du mythe d'Er. Le mot
huperbolè, dont vient le français "hyperbole",
signifie au sens premier "action de lancer au dessus", d'où
"franchissement" (d'une montagne, par exemple), ou encore "excès,
surabondance", dans tous les sens du mot, y compris dans celui qu'il a
gardé en français et qui fait référence au style
oratoire. Il y a donc là une ambiguïté voulue par Platon,
et soulignée par ce qui précède (le caractère "plaisant"
ou "risible" (geloiôs) annoncé de la remarque
de Glaucon), et ce qui suit (la manière dont Socrate comprend la remarque),
qui fait qu'on ne sait pas si, après le huperechontos qui termine
la phrase précédente de Socrate, Glacon fait référence
à la surabondance de biens que dispense le bien, quasi "divinisé"
par le qualificatif de daimonias qu'attribue Glaucon à cette "surabondance",
ou si tout simplement, comme semble le comprendre Socrate (sans doute avec une
pointe d'ironie, sachant très bien que ce n'est pas ce que voulait dire
Glaucon), il se moque du style oratoire de Socrate et lui reproche une "diabolique
hyperbole".
Ce qui est sûr, c'est que cette conclusion de la comparaison du bien avec
le soleil, est encadrée par une référence à l'"euphèmisme"
et une autre à l'"hyperbole", deux termes qui désignent
entre autre des figures de style, l'une qui adoucit les mots pour ne pas choquer,
l'autre qui porte à l'exagération, l'une comme l'autre avec aussi
une connotation religieuse, la première dans le mot euphèmei
lui-même (voir note 86), la seconde du fait de l'adjectif
qui l'accompagne, et que ce n'est certainement pas anodin. Platon nous dit en
même temps qu'il y a là une vérité profonde, quasi
divine, mais qu'il ne faut pas se laisser prendre au piège des mots,
qui disent toujours trop ou trop peu, et qui tombent vite dans le blasphème
ou l'hyperbole. (<==)
(92) "Mes pensées sur lui" traduit le grec ta emoi dokounta peri autou. Dokounta est le participe présent au neutre pluriel du verbe dokein, "sembler, paraître, avoir l'air", et aussi "penser, croire, se figurer", dont vient le mot doxa, "opinion". Socrate ne prétend pas détenir la vérité, mais simplement faire part de ses opinions, du résultat de ses cogitations, pour les soumettre au regard critique de ses auditeurs, et de nous lecteurs, en prenant toutes les précautions nécessaires pour qu'ils ne se laissent pas (que nous ne nous laissions pas) "fasciner" par ses paroles "hyperboliques"... (<==)