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(4ème tétralogie : L'âme
- 2ème dialogue de la trilogie) |
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Les plans de la République
Note : les chiffres entre parenthèses après les références à la pagination de l'édition Estienne pour le début et la fin de chaque section ou sous-section donnent le nombre approximatif de pages de cette édition pour la section ou sous-section.
Le plan « visible » de la République
Introduction : les cinq défis
Prologue : le contexte
-- Céphale : ambiguïté, justice sociale, peur de l'Hadès
-- Polémarque : incertitude, à chacun son dû
-- Thrasymaque : duplicité, loi du plus fort, justice pour les autres
-- Glaucon : échapper à sa responsibilité, justice comme mal nécessaire, Gygès
-- Adimante : faux semblants, ambiguïté des poètes, exemple des dieux
| 327a-367e (37)
327a-328c ( 1)
328c-331d ( 3)
331d-336a ( 4)
336b-354c (18)
357a-362c ( 5)
362d-367e ( 5)
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I. La construction de la cité idéale
-- Genèse de la cité
-- Éducation des gardiens
-- Administrateurs et lois de la cité
| 367e-427c (56)
367e-376c ( 9)
376c-412b (34)
412c-427c (13)
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II. Justice dans la cité et dans l'âme
-- Justice dans la cité
-- Les trois parties de l'âme
-- Justice dans l'âme
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427c-445e (18)
427d-434c ( 7)
434d-441c ( 7)
441c-445e ( 4)
|
A. 1ère vague : même éducation pour les hommes et les femmes
(Contre Céphale : « phusis » vs. « ousia »)
| 449a-457c ( 8)
|
B. 2ème vague : communauté des femmes et des enfants
(Contre Polémarque : « tout en commun » vs. « chacun son dû »)
| 457d-471c (14)
|
C. 3ème vague : le philosophe-roi
1. Le philosophe et la cité
(Contre Thrasymaque : sagesse vs. force)
2. L'aspiration au bien
(Contre Glaucon : la caverne vs. Gygès)
3. L'éducation du philosophe-roi
(Contre Adimante : dialectique vs. poésie)
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471c-543c (63)
471c-502c (26)
502c-521b (17)
521c-543c (20)
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III. Corruption de la cité et de l'homme
-- De la timocratie suivie de l'oligarchie...
-- ...à la démocratie suivie de la tyrannie
| 543c-580c (35)
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Conclusion : les cinq réponses
-- À Polémarque : chaque partie son dû
-- À Céphale : vraie et fausse « ousia »
-- À Thrasymaque : la force apprivoisée
-- À Adimante : vrais et faux maîtres
-- À Glaucon : à chacun le sort qu'il s'est choisi
| 580d-621d (38)
580d-583a ( 3)
583b-588a ( 5)
588b-592b ( 4)
595a-607b (12)
607b-621d (14)
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D'après le plan ci-dessus, la République est composée de trois ensembles imbriqués les uns dans les autres :
- À un premier niveau très superficiel, le dialogue se divise en trois parties :le dialogue proprement dit, précédé d'une introduction et suivi d'une conclusion de tailles pratiquement équivalentes.
L'introduction nous met en présence de cinq « défis » à Socrate et à sa conception de la justice, chacun lancé par un interlocuteur différent, les trois premiers dans le cadre de dialogues, les deux derniers principalement à travers des monologues.
La conclusion peut être lue comme une série de réponses à ces cinq défis, fondées sur ce qui a été dit dans le corps du dialogue, même si elles ne sont pas adressées directement à chacun des protagonistes qui a présenté le défi auquel il est fait réponse, et ne sont pas données dans l'ordre des défis, pour des raisons qui sont fournies ailleurs.
- Le corps du dialogue peut lui-même être divisé en deux en s'appuyant sur des indications données par l'auteur : il commence et finit par une « histoire » en trois parties de la genèse et de la corruption de la cité considérée comme une image « en grosses lettres » de l'âme humaine (République, II, 368d-369a), dont la justice est l'objet de toute la discussion.
La première partie est intégralement consacrée à la « reconstruction » « en discours » de la cité, présentée comme le regroupement d'hommes cherchant à vivre en société, et conduit à une organisation en trois classes : les artisans, les gardiens et les dirigeants.
La seconde partie nous conduit de la justice dans la cité à la justice en l'âme, en passant par une description de la structure de l'âme dans une sous-section qui occupe ainsi le centre de toute cette « histoire ».
La troisième partie explique pour finir comment l'homme et la cité dégénèrent avec le temps depuis la meilleure forme de gouvernement jusqu'aux pires formes de tyrannie : dans cette dernière partie, l'homme et la cité sont inextricablement « tissés » ensemble pour suggérer qu'ils s'influencent l'un l'autre d'une manière telle qu'il est impossible de dire lequel des deux explique les problèmes de l'autre.
- Mais entre la seconde et la troisième partie de cette « histoire », une autre discussion prend place, qui est explicitement décrite par l'auteur comme une sorte de « corps étranger » dans la discussion qui l'entoure à l'aide de l'image des trois « vagues » successives qui risquent de nous engloutir.
Au début et à la fin de cette « digression », ainsi qu'à chaque nouvelle « vague » qui se présente, Socrate veut nous faire croire que nous nous écartons un peu plus du sujet, ou à tout le moins que nous nous attaquons à un sujet qui n'est peut-être pas pour toutes les oreilles et risque de ne pas convenir au « grand nombre ».
Une fois encore, cette discussion dans la discussion est structurée en trois parties, trois « vagues », chacune plus menaçante que la précédente (en termes de « volume », mesuré en nombre de pages, la seconde est à peu près deux fois plus longue que la première, et la troisième quatre fois plus longue que la seconde).
Et la troisième partie, la plus longue, peut elle-même se découper en trois selon un mouvement inverse de celui de l'« histoire » de la cité : là où l'« histoire » commençait par la « construction » de la cité pour y déchiffrer ensuite la structure de l'âme humaine et en arriver aux principes de la justice avant que de retomber dans la corruption de l'un et l'autre, âme et cité, la discussion de la troisième « vague » commence avec la cité corrompue qui ne comprend pas à quoi pourrait bien lui servir de vrais philosophes, et avec des hommes qui ne font que se faire passer pour philosophes, pour progresser vers les « idées » qui devraient éclairer la vie des hommes, au premier rang desquelles le bien au dessus de l'être, et s'appuyer dessus pour proposer un programme d'éducation capable de former de véritables philosophes-rois, ces hommes qui pourraient « reconstruire » une cité bien gérée.
On retrouve à tous les niveaux de ce plan une structure ternaire inspirée par la structure tripartite de l'âme introduite au milieu de la section médiane de la discussion médiane :
une partie (en fait plurielle) désirante, passionée, les epithumiai, qui est le « reflet » en nous de la nature, phusis, de la matière, de la dimension biologique de notre être et de tout ce qui s'y apparente ;
une partie raisonante, le logos, qui nous rend capables d'avoir part à l'intelligible, à l'ordre, aux « idées » qui sont hors du temps et de l'espace, au « divin » ;
et, entre les deux, une partie médiane, le thumos, aparenté à la volonté, sphère du choix, du jugement, de la décision et de tout ce qui s'y apparente.
- Les trois premiers épisodes de l'introduction « mettent en scène », dans trois dialogues successifs de Socrate avec un interlocuteur différent, le dialogue « externe » d'une « âme » avec une autre :
la première « âme » est composée de Socrate dans le rôle de « logos » (raison), d'Adimante dans celui de « thumos » (volonté) et de Glaucon dans celui des « epithumiai » (passions) ;
la seconde regroupe Céphale (dont le nom veut dire « tête » en grec) dans le rôle d'un (inconsistant) « logos », Polémarque (« chef de guerre » en grec) dans celui de « thumos » et Thrasymaque (« audacieux combattant » en grec) dans celui des « epithumiai ».
Contraint à accepter la discussion par la « volonté » de la seconde « âme » (Polémarque, voir le prologue), la première laisse son « logos » (Socrate) mener la discussion, brièvement pour commencer, avec le « logos » (Céphale) de l'autre, vite supplanté par sa volonté (Polémarque), elle-même bientôt réduite au silence par ses passions déchaînées (Thrasymaque).
Les deux épisodes suivants montrent les résultats de cette discussion sur les parties inférieures de l'âme dont Socrate « joue » le « logos » :
c'est le dialogue « intérieur » de l'âme avec elle-même (ce que suggère la forme de monologues que prennent ces deux épisodes), qui traduit les doutes de la partie désirante (Glaucon) et de la volonté (Adimante) dans une remontée vers la raison (Socrate), à qui les deux autres demandent de développer une fois encore ses arguments.
Et tout le reste du dialogue peut être vu comme la suite de ce dialogue intérieur de l'âme avec elle-même, illustrant la manière dont la raison devrait se comporter avec la volonté et les passions pour faire régner l'harmonie, c'est-à-dire, pour Socrate, la justice, en elle-même comme condition de son harmonie avec le monde extérieur et de sa justice à l'égard des autres hommes.
- L'« histoire » de la genèse et de la corruption de la cité se déploie en trois moments :
la genèse (première partie) s'intéresse à la dimension « matérielle » de la cité, à sa « phusis » (nature), à son organisation « visible » ;
la seconde partie est consacrée aux principes d'intelligibilité de la cité et de l'homme, à l'« idée » de justice qui doit se réaliser en eux ;
quant à la troisième partie, elle nous présente les différentes manières de résoudre les conflits entre les différentes parties de l''homme aussi bien que de la cité, et les interactions entre l'un et l'autre, en fonction des choix des « volontés » individuelles et collectives.
- Dans cette perspective, la section centrale, celle des trois « vagues », n'est qu'un long développement de la section médiane de la partie « historique », celle qui examine les principes d'intelligibilité.
Mais, avant d'examiner cela plus avant, il reste à montrer comment chacune des trois parties de cette vue « génétique » de la cité, ou du moins les deux premières, sont elles-mêmes structurées en trois sous-sections sur les mêmes bases.
- La première partie, la construction de la cité, présente successivement une description de la cité envisagée à partir de ses besoins « organiques » et de ceux de ses « éléments constitutifs », les citoyens, eux-mêmes considérés selon leurs besoins « physiques » et purement matériels ; puis une longue description de l'éducation de ses gardiens, qui sont l'analogue dans la cité du thumos dans l'âme ; et enfin des considérations sur les organes supérieurs de gouvernement et sur les lois qui font de la cité une cité « raisonnable ».
- La seconde partie, celle qui se penche sur les « idées » sous-jacentes à ce qui vient d'être raconté et en extrait les principes d'intelligibilité de l'homme, commence par l'« idée » de justice dans la cité, c'est-à-dire la justice manifestée dans le grand nombre, dans la sphère visible, externe, de l'activité humaine ;
elle continue en s'intéressant à la structure de l'âme, cet intermédiaire entre les « mondes » visible et intelligible, entre la sphère du devenir et celle des « idées », hors du temps et de l'espace ;
elle se termine sur une définition de la justice, l'« idée/idéal », ultime de l'homme, celle qui réconcilie raison, volonté et passions, qui produit en l'homme en devenir harmonie et unité tant interne (« psychologique ») qu'externe (« politique »).
- Ce n'est qu'avec la troisième partie que ce schéma ternaire cède la place à une structure dualiste plus appropriée au plan intermédiaire qui est celui du conflit, du choix, etc. :
ici, l'enchevêtrement des différentes constitutions dégénérescentes de la cité et de l'homme vise à montrer qu'il ne sert à rien de tenter de séparer l'un de l'autre, tout comme il ne sert à rien d'essayer de nier l'une ou l'autre dimension de l'homme, sa raison d'une part ou sa dimension matérielle, ses besoins organiques de l'autre.
Il reste néanmoins possible de mettre en évidence certaines affinités entre les différentes parties de l'âme et les différentes constitutions qui se succèdent :
une fois abandonné le règne du « logos », Socrate en vient au règne d'une volonté (l'analogue politique de la volonté dans l'âme, intermédiaire entre l'unité de la raison et la multiplicité des passions, est le règne d'une élite, intermédiaire entre le règne d'un roi et le gouvernement de la foule ou de son favori), d'abord tournée vers le haut (la timocratie recherche les honneurs, qui sont de l'ordre des « idées »), avant de se tourner vers le bas (l'oligarchie poursuit la richesse matérielle), puis au règne des passions, d'abord, ici aussi, tournées vers le haut (il y a un semblant de « raison » dans la démocratie qui cherche le gouvernement de la majorité) avant que de se retourner vers le bas, dans l'irrationalité totale des passions (ou du tyran) imposant leur(s) « loi(s) » à l'homme et à la cité.
Deux parties, la volonté et les passions dans l'âme de l'homme, l'élite ou le peuple dans la cité des hommes, de deux « êtres », l'âme, c'est-à-dire l'homme individuel privé, et la cité, c'est-à-dire l'homme collectif politique, susceptibles de regarder dans deux directions, vers le « haut » et les « idées », de plus en plus lointaines au fur et à mesure qu'on descend, ou vers le bas et la « matière », conduisent à deux fois deux fois deux constitutions de l'homme privé ou politique.
Revenons-en maintenant aux trois « vagues » : chacune d'elles peut être lue à deux niveaux, au niveau « politique » d'une part (le sens « obvie » qui ressort d'une lecture « au premier degré »), mais aussi au niveau plus « intérieur » de l'âme (il ne faut pas oublier que, selon Socrate en République, II, 368d-369a, la cité n'est que les grosses lettres pour l'âme).
Et s'il est vrai que personne n'éprouve de difficultés à « décoder » la troisième vague, celle du philosophe-roi, au plan de l'âme pour y voir une « image » du primat du logos dans celle-ci, il faut bien reconnaître que très peu d'efforts ont été consacrés au « décodage » des deux premières vagues dans la même perspective.
Pourtant, c'est possible et une telle lecture jette une lumière nouvelle sur les intentions de Platon.
En effet, chaque section développant l'une des deux premières « vagues » enferme en son centre une « clé » pour effectuer ce décodage, une sous-section méthodologique qui fournit le mot-clé, le logos, le principe d'intelligibilité de la section tout entière.
En ce qui concerne la première vague, ce mot-clé est « phusis » (nature, voir 453e-454e), tandis que, pour la seconde vague, c'est « koinônia » (communauté,
voir 464b) ;
or phusis est ce qui est le plus proche de la partie inférieure de l'âme tandis que koinônia, l'harmonie, la bonne entente, est le maître-mot de la tâche qui attend la partie médiane de l'âme pour gérer le conflit potentiel entre les passions et la raison.
Plus spécifiquement :
- Ce qui est question dans la discussion sur l'éducation commune des hommes et des femmes lue « au second degré », c'est le problème de la nature de l'Homme :
l'homme représente la forme et la femme la matière, selon ce qu'on pensait à l'époque du processus de génération.
Et ce que Platon veut nous suggérer, c'est qu'il ne sert de rien de nier la dimension matérielle ou la dimension « spirituelle » de notre « nature », de vouloir limiter l'homme, et le tout du réel, à des assemblages plus ou moins complexes de matière, ou d'essayer de l'élever au statut d'une quelconque « idée » désincarnée et libérée de la matière ;
l'homme doit bien plutôt commencer par reconnaître sa vraie nature, s'accepter comme il est, c'est-à-dire, comme un être tout à la fois matériel et spirituel, male et femelle, chaque composante de sa nature ayant à trouver sa place propre et à apporter sa contribution spécifique au développement de son être.
- La discussion sur la communauté des femmes et des enfants, quant à elle, lue pareillement au « second degré », concerne l''activité de l'Homme :
les enfants peuvent être vus comme une figure du « produit » de l'activité combinée de la forme et de la matière, c'est-à-dire de nos actes.
Et ce qui nous est suggéré ici, c'est qu'un homme n'arrivera à rien aussi longtemps qu'il considère chacun de ses actes comme ne satisfaisant qu'une part de son être au détriment des autres, mais qu'il lui faut bien plutôt regarder tous ses actes comme le produit de tout son être et agir de manière à ce que chaque partie de lui-même trouve toujours dans sa conduite sa part de satisfaction
(ce qui ne veut pas dire que chaque partie doit trouver une égale satisfaction dans tous ses actes : manger, par exemple, satisfait plus les appétits de la partie inférieure de l'âme et le corps que l'esprit, mais c'est quelque chose de « raisonable » quand on a faim pour autant que l'on ne sombre pas dans la gloutonerie).
- Après cela, nous sommes plus aptes à comprendre la troisième vague.
La domination de la raison n'est pas pure rationalisme, technocratie ou quelque chose comme ça, mais la simple prise de conscience de ce que la partie supérieure de notre âme est la mieux à même de diriger, non pour « écraser » les deux autres, non comme un tyran en faisant fi, mais comme un maître digne de ce nom, agissant au mieux des intérêts du tout, esprit et matière, corps et âme, en accord avec la volonté.
Mais s'il en est ainsi, pourquoi donc Platon s'est-il complu à déguiser sa pensée au point de rendre même un lecture au « premier degré » pratiquement inacceptable ?
Pourquoi a-t-il pris le risque de passer pour une sorte de fasciste ou de communiste totalitaire ?
Nous pouvons commencer par remarquer qu'il était parfaitement conscient du danger : tout ce « cinéma » autour des trois vagues, les remarques de Socrate à chaque étape de la discussion, en sont des preuves on ne peut plus claires.
Ceci dit, force est de constater que Platon, comme à son habitude, ne chercher pas ici plus qu'ailleurs à nous donner des réponses toute faites, mais à nous faire penser par nous-mêmes et qu'il veut nous laisser le soin de trouver nos propres réponses dans la direction dans laquelle il souhaite nous faire aller :
il cherche simplement à nous libérer de nos chaînes et à nous guider hors de la caverne, mais c'est à nous de nous lever, de marcher, de gravir la pente et de voir de nos propres yeux...
Ceci dit, même la dimension « sociale » des trois vagues peut être comprise, non pas au niveau délibérément exagéré qu'il leur donne pour nous obliger à réagir et à chercher plus loin ce qu'il veut dire, mais à un niveau parfaitement acceptable qui ne devrait pas nous surprendre :
ne sommes-nous pas habitués, de nos jours, à considérer que, s'il est vrai que les femmes ne sont pas en tous points identiques aux hommes sur le plan biologique, différent ne veut pas dire inférieur, et ne devrait pas les empêcher de réussir dans la plupart des activités dans lesquelles se lancent les hommes ?
Platon dit-il autre chose dans la discussion de la première vague ?
Et n'avons-nous pas été élevés dans l'idée que, si tous les hommes ne sont pas biologiquement frères et sœurs, ils devraient néanmoins se comporter les uns à l'égard des autres comme s'ils l'étaient ?...
Ceci dit, force nous est de constater que le plan que nous venons de commenter, bien qu'il s'appuie sur des divisions claires dans les sujets traités et des indications explicites dans le texte (d'où son titre de plan « visible »), est quelque peu « déséquilibré » et « unilatéral ».
Il met l'accent sur les ruptures plus que sur la continuité et ne respecte pas la symétrie et la proportion des différentes parties (en termes de taille des sections mesurées en nombre de pages Estienne) que l'on retrouve si souvent dans les dialogues de Platon.
En outre, il est intégralement fondé sur l'analogie avec la structure tripartite de l'âme, qui n'est qu'un aspect de toute cette histoire.
Un examen plus attentif du dialogue montre que l'on peut trouver une autre manière de combiner les mêmes « briques élémentaires », qui gomme les discontinuités et introduit une symétrie parfaite dans le plan, en s'appuyant maintenant sur l'analogie de la ligne, image de la structure doublement duelle du tout qui fait contrepoint à la structure tripartite de l'âme.
Cette nouvelle manière de regarder la même « matière » avec les yeux de l'esprit et non plus seulement les yeux et les oreilles du corps, est présentée ci-dessous sous le titre de plan « intelligible » de la République.
En jouant ainsi avec la forme de son dialogue, superposant plusieurs structures les unes au dessus des autres, Platon nous parle tout autant qu'à travers les mots, illustrant les distinctions dont il nous parle entre « mondes » visible et intelligible, et entre les différentes parties de l'âme tripartite, à ceci près qu'il parle à notre esprit et compte sur notre participation active au décryptage du dialogue.
Et il nous montre ainsi qu'il n'y a pas deux « mondes » distincts, mais deux manières différentes de comprendre un unique monde à la fois visible et intelligible.
Il y a des mots perceptibles par nos sens, et il y a des « formes », des « idées » derrière ces mots, qui donne logos (sens) à ces logoi (discours).
Le plan « intelligible » de la République
Introduction : les cinq défis
Prologue : le contexte
-- Céphale : ambiguïté, justice sociale, peur de l'Hadès
-- Polémarque : incertitude, à chacun son dû
-- Thrasymaque : duplicité, loi du plus fort, justice pour les autres
-- Glaucon : échapper à sa responsibilité, justice comme mal nécessaire, Gygès
-- Adimante : faux semblants, ambiguïté des poètes, exemple des dieux
| 327a-367e (37)
327a-328c ( 1)
328c-331d ( 3)
331d-336a ( 4)
336b-354c (18)
357a-362c ( 5)
362d-367e ( 5)
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I. La construction de la cité idéale
-- Genèse de la cité
-- Éducation des gardiens
-- Administrateurs et lois de la cité
| 367e-427c (56)
367e-376c ( 9)
376c-412b (34)
412c-427c (13)
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II. Justice dans la cité et dans l'âme
-- Justice dans la cité
-- Les trois parties de l'âme
-- Justice dans l'âme
| 427c-445e (18)
427d-434c ( 7)
434d-441c ( 7)
441c-445e ( 4)
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Les conditions de faisabilité
« Les gens ne croiront pas que ce que je dis est faisable »
(450c)
| 449a-502c (49)
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1. « Phusis » : même éducation pour les hommes et les femmes
2. « Koinônia » : communauté des femmes et des enfants
| 449a-457c ( 8)
457d-471c (14)
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Le paradigme : le philosophe-roi
« N'est-il pas naturel que l'action ait une moindre part à la vérité que le discours ? »
(473a)
| 471c-474c ( 3)
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3. « Dunamis » : science vs. opinion, philosophe vs. philodoxe
4. « Theou moira » : le philosophe et la foule
« Notre modèle de législation, s'il est réalisable, est le meilleur,
et, quoique difficile à mettre en pratique, pas impossible »
(502c)
| 474d-480a ( 6)
484a-502c (18)
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III. L'aspiration au bien
-- L'image du bien
-- L'analogie de la ligne : ordres visible et intelligible
-- La caverne : le paradigme de l'éducation
| 502c-521b (17)
502c-509b ( 7)
509c-511e ( 2)
514a-521b (7)
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IV. Le devenir de la cité et de l'homme
-- Éducation du philosophe-roi (monarchie)
-- De la timocratie suivie de l'oligarchie...
-- ...à la démocratie suivie de la tyrannie
| 521c-580c (55)
521c-543c (20)
543c-555a (12)
555b-580c (23)
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Conclusion : les cinq réponses
-- À Polémarque : chaque partie son dû
-- À Céphale : vraie et fausse « ousia »
-- À Thrasymaque : la force apprivoisée
-- À Adimante : vrais et faux maîtres
-- À Glaucon : à chacun le sort qu'il s'est choisi
| 580d-621d (38)
580d-583a ( 3)
583b-588a ( 5)
588b-592b ( 4)
595a-607b (12)
607b-621d (14)
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Ce plan n'est plus construit autour du seul nombre impair trois (le nombre de
l'âme), mais aussi autour des nombre pairs deux et quatre (les nombres
de la ligne). Il ne remet pas en cause le point de vue sur l'« enveloppe
externe » (l'introduction et la conclusion), mais se contente de réorganiser
les deux blocs qui constituent ensemble le corps du dialogue, sans se laisser
perturber par l'histoire des trois vagues qui nous a guidés dans le
premier plan proposé.
Il se déploie dans une parfaite symétrie de part et d'autre du
centre « matériel » du dialogue, où l'on trouve le message
central de celui-ci, qui se trouve être aussi le message central de l'ensemble
des dialogues pris comme un tout (la République est le dialogue
médian de la triloge médiane, c'est-à-dire le centre logique de
l'œuvre dans son ensemble) :
« À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les cités
ou que ceux qui sont pour lors appelés rois et puissants ne se mettent à philosopher
sincèrement et adéquatement, et que cela ne se trouve réuni
dans la même personne, à savoir, la puissance politique et la philosophie,
ceux en grand nombre que leur nature porte vers l'un à l'exclusion de
l'autre ayant été écartés par la contrainte, il n'y
aura de cesse aux maux des cités, mon cher Glaucon, ni même, je
crois, à ceux de l'espèce humaine. » (République,
V, 473c-d)
L'essentiel de la réorganisation résulte d'une analyse plus serrée de la longue section sur le philosophe-roi qui constitue la « troisième vague », ce qui ne devrait pas être pour nous surprendre puisque, selon nos premières analyses, dont la validité n'est pas plus remise en cause par ce second plan que le monde visible n'est nié au profit du monde intelligible, cette section est supposée nous fournir le logos du logos de la discussion :
le bloc constitué par l'ensemble des trois vagues, loin d'être un corps étranger dans le dialogue, se situe, par rapport aux deux autres blocs du dialogue, dans la relation du logos par rapport aux deux autres parties de l'âme (c'est-à-dire au niveau des principes d'intelligibilité par rapport au plan du thumos, de l'action et de la décision représenté par la partie qui développe l'histoire de la cité, et au plan des epithumiai, du lien avec le monde sensible, représenté par les sections introductives et conclusives) ;
et, dans ce bloc, la troisième vague se situe au plan du logos et de son rôle dans l'âme et dans la société.
Nous avons déjà vu dans les analyses précédentes que la discussion qui constitue la troisième vague pouvait être découpée en trois parties.
Il nous reste à voir comment la première se rattache à ce qui précède et la troisième à ce qui suit, pour justifier le nouvel ordonnancement des sections.
- La première sous-section, celle qui s'appelait « le philosophe et la cité » dans le premier plan, peut elle-même être découpée plus finement en deux parties qui répondent en quelque sorte aux sections constituant les deux premières vagues, mais en sens inverse.
En fait, c'est toute la seconde moitié du dialogue qui « répond » ainsi à la première moitié dans l'ordre inverse :
la première moitié présente une lente ascension depuis l'analyse génétique de la cité des hommes jusqu'au principe directeur qui devrait présider aux destinées des hommes aussi bien que des cités, cependant que la seconde moitié nous fait redescendre du principe à ses conséquences dans notre monde et à celles qui résultent de sa non application.
Les sections que nous examinons maintenant ne sont que le début de ce voyage de retour.
Et, comme c'était le cas dans les deux dernières étapes de l'ascension, chacune de ces étapes s'articule autour d'un maître-mot central qui en explique le propos.
- Pour la première, qui traite de la différence entre la science et l'opinion, entre le vrai philosophe, ami de la vérité, et le simple philodoxe, ami seulement de l'opinion (doxa), le maître-mot est dunamis, c'est-à-dire pouvoir, force motrice, capacité, dont Socrate nous donne une définition en 477d (le centre exact de la sous-section) lorsqu'il déclare qu'une dunamis ne se définit que par ce vers quoi elle tend.
Alors que la première partie du dialogue avait commencé sur un examen du pouvoir explicatif de la phusis, l'origine, pour comprendre la cité et, à travers elle, l'homme dont elle est la construction, la seconde partie commence par l'examen du pouvoir explicatif de la fin, de l'« idée », cherchant la dunamis en l'homme qui pourra conduire à la koinônia, cette harmonie dans la vie sociale fruit de l'harmonie intérieure, qui était la préoccupation de la dernière étape de l'ascension.
- Pour la seconde étape, qui s'intéresse aux relations entre
le philosophe (vrai ou faux) et la foule, le maître-mot, theou
moira, « part divine », se trouve une fois encore exactement
au centre de la section : au beau milieu d'une discussion dans laquelle
Socrate explique comment les meilleures natures sont corrompues par leur
environnement pour devenir les pires lorsqu'elles mettent leurs talents
au service de fins qui ne sont pas les bonnes (et il est impossible de
lire ces lignes sans penser à Alcibiade,
avec lequel a commencé ce long voyage à travers les dialogues,
en particulier en 494c),
faute de quoi elles risquent de finir devant les tribunaux sous l'effet
des manigances des sophistes, où elles risquent d'être condamnées
à mort, comme Socrate lui-même (492d),
il déclare au détour d'une phrase que « de quiconque
se sauverait et évoluerait comme il faut dans un tel contexte politique,
en déclarant qu'une part divine le sauve, tu ne dirais rien de
mal » (492e-493a).
Cette part divine est le logos divin en nous, qui nous rend capables
de nous élever vers les « idées » éternelles,
vers cet idéal en dehors de nous qui seul peut nous mettre en mouvement
pour que nous devenions ce que nous sommes appelés à être.
Dans cette approche, la section centrale du second plan prise dans son ensemble, dont le propos est d'examiner les conditions de faisabilité de la justice en nous et dans la cité, suggère que nous devons accepter notre nature (phusis) dans toutes ses composantes, tant individuelles que sociales, et réaliser l'harmonie (koinônia) interne (psychologique) et externe (politique), non pas en attendant qu'on ne sait trop quelle « semence » en nous, quelque chaîne d'ADN préprogrammée, se développe toute seule pour parvenir au résultat, mais en orientant nos facultés (dunameis), sous la conduite du logos insufflé en nous par dieu (theou moira), vers l'idéal divin de vraie justice qui seul peut faire de nous des Hommes.
- À l'autre bout de la section traitant du philosophe-roi, la sous-section finale qui décrit le programme d'éducation du philosophe-roi peut être vue comme la première partie d'un ensemble qui traiterait de toutes les constitutions possibles de l'homme et de la cité, celle qui s'intéresse à la « monarchie », c'est-à-dire à la constitution idéale.
Ici encore, cet ensemble fait pendant à la section de la première moitié qui traite de la construction de la cité idéale :
cette première section sur l'éducation du philosophe-roi fait écho à la dernière partie de la première section, qui traite des dirigeants et des lois de la cité cependant que la section médiane sur la timocratie et l'oligarchie montre ce qu'il advient lorsque les « gardiens » empiètent sur leurs droits et oublient leurs devoirs, et que la dernière section, celle sur la démocratie et la tyrannie, décrit la cité dans laquelle chacun veut se mêler de tout plutôt que de se consacrer à sa tâche propre, ou qui choisit comme « roi » quelqu'un qui n'en est pas digne, ce qui est l'exact antithèse de ce qui avait rendu la cité possible aux origines.
- Il ne nous reste plus que la section médiane, qui comprend la comparaison entre le soleil et le bien, l'image de la ligne et l'allégorie de la caverne, et nous pouvons nous rendre compte qu'elle est le parfait pendant de la section décrivant la justice dans la cité et dans l'homme et la structure de l'âme entre les deux, tant d'un point de vue « physique » (taille et distance au centre du dialogue) que « logique ».
Et alors que la section de la première partie du dialogue progressait depuis les principes sous-jacents au processus de construction de la cité, manifestation « externe » de l'homme, jusqu'au principe « interne » de justice en lui en passant par la description de sa structure intérieure, la section correspondante de la seconde partie du dialogue progresse de l'image de la lumière, à chercher au plus profond de nous-mêmes, qui illumine la justice à construire au principe « externe » de construction de l'homme individuel, l'éducation, en passant par la description du tout du « réel » dont il fait partie et qui est l'objet de cette éducation.
Et, comme nous l'avons dit ailleurs, la section centrale de ces deux ensembles symétriques présente les deux principes structurants de l'ensemble des dialogues, la tripartition de l'âme au plan « interne » et la quadripartition du tout du réel au plan « externe ».
Il nous devient maintenant possible de voir comment ces deux principes se combinent pour organiser ce plan de la République.
Chaque moitié du dialogue progresse en trois « vagues » en directions opposées, mais ce ne sont pas les trois vagues que Socrate met en évidence :
- Dans la première moitié, nous commençons par les faits avec l'introduction : les différentes manières que les uns et les autres ont de comprendre la justice.
Puis nous progressons d'une marche dans notre ascension vers la lumière, par la compréhension de ce qu'est la justice, tant dans la cité que dans l'homme, en utilisant l'image de la cité, les grosses lettres, pour lire les plus petites lettres de la justice en nous.
Cette phase de la discussion procède en deux temps, le premier, la construction de la cité idéale, dans l'ordre du visible, le second, la justice dans la cité et dans l'homme, dans celui de l'intelligible, dans la sphère des « idées ».
Mais chacun de ces deux temps est lui-même structuré selon trois sections selon les principes sous-jacents à la tripartition de l'âme, comme nous l'avons montré plus haut.
Finalement, il nous reste une marche à gravir pour parvenir à une meilleure compréhension des principes qui sous-tendent la justice nouvellement mise à jour.
Et là encore, nous progressons en deux temps, l'un dans l'ordre de la « nature » et l'autre au plan des « idées » (la « koinônia »).
Une anlayse plus serrée de ces deux sous-sections montrerait qu'elles sont elles-mêmes divisées en trois sur la base des mêmes principes structurants que les précédentes.
- Une fois énoncé le principe ultime de la justice, le primat du logos, la seconde moitié du dialogue nous fait redescendre vers là d'où nous venons en suivant un chemin inverse.
La première moitié du dialogue nous a fait découvrir des principes « statiques » : quelles sont les composantes de l'âme, qu'en est-il de la justice avec une telle structure.
La seconde moitié du dialogue introduit le mouvement, la dynamique, dans le tableau : comment en arriver là, qu'y a-t-il au dehors de nous vers lequel nous devrions tendre pour atteindre cette justice que nous venons de décrire.
C'est pourquoi nous commençons par les principes de cette « dynamique », là encore, en deux temps : dans la sphère des « idées », en envisageant la vérité et l'opinion comme objets possibles de philia ; puis dans l'ordre du visible, en examinant les relations entre le philosophe et la foule (et là encore, une analyse plus détaillée montrerait que chaque sous-section se divise en trois).
Un étage plus bas, nous trouvons la description des différents chemins que peuvent suivre l'homme et la cité soit vers ces principes de justice, soit en s'en éloignant :
tout d'abord dans l'ordre de l'intelligible, avec l'allégorie de la caverne qui est un paradigme de l'éducation ; puis dans le domaine du visible avec la description du programme d'éducation des futurs dirigeants et des perversions auxquelles conduit sa non-application (et là encore, chacun de ces deux temps suit une progression tripartite).
Pour finir, la conclusion corrige les vues erronées présentées dans l'introduction à la lumière des principes qui ont été mis à jour.
(Une autre version de ces plans est disponible,
qui montre la distribution des rôles entre Adimante, Glaucon et les autres
interlocuteurs)
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grec ou en
anglais à Perseus
Première publication en
anglais le 14 août 1996 ; en français,le 1er mai 1999 ;
dernière mise à jour le 1er mai 1999
© 1999
Bernard SUZANNE
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