© 2001, 2012, 2015, 2022 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 6 novembre 2022 |
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Note du 6 novembre 2022 : cette nouvelle version de ma traduction annotée de l'analogie de la ligne prend en considération le dernier état de mes réflexions sur ce texte majeur et en particulier ma nouvelle compréhension de la différence entre eidos et idea. Une idea est le principe d'intelligibilité objectif d'une famille d'« étants » sensibles et intelligibles (par exemple homme, lit) ou seulement intelligibles (par exemple beau, juste) partageant ce même principe d'intelligibilité qui les fait comprendre à l'intelligence humaine, alors qu'un eidos est la représentation que se fait, consciemment ou inconsciemment, une personne donnée à un moment donné de sa vie de ce qui justifie pour elle qu'elle attribue un même nom ou qualificatif à un ensemble d'« étants », qui peut être fondé sur des critères sensibles (par exemple l'apparence pour la vue) ou intelligibles (la finalité et sa valeur au regard du bon) selon son niveau de développement intellectuel et dont la cible est une idea. Elle est précédée d'une introduction qui montre la cohérence entre les deux images complémentaires que sont l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne et en propose les clés de compréhension, introduction qui se substitue aux explications de la note 77 de la version de 2012.
Historique des versions précédentes
Édition d'octobre 2012 : la traduction a été revue et la plupart des notes ont été réécrites pour ouvrir sur une compréhension renouvelée de l'analogie de la ligne ; la note finale (note 77) en particulier fait le lien entre l'analogie de la ligne, l'allégorie de la caverne, dont la traduction et les notes ont aussi été réécrites pour une nouvelle édition cohérente avec cette nouvelle compréhension, mise en ligne en mars 2013, et la discussion sur les trois sortes de lits du début du livre X.
Note de juillet 2015 : la version d'octobre 2012 de cette page a été revue après la mise en ligne de la seconde version, datée de juin 2015, de la traduction commentée de l'analogie du bon et du soleil, qui précède immédiatement l'analogie de la ligne. La traduction n'a pratiquement pas été modifiée, sauf pour les lignes 510a8-10, par contre certaines notes ont été substantiellement, voire totalement réécrites à la lumière d'une analyse plus fouillée de l'analogie du bon et du soleil.
Note du 7 décembre 2016 : on trouvera dans mon article « Platon : mode d'emploi » (version du 6 décembre 2016, fichier pdf de 200 pages, pages 27 à 79) une analyse suivie de l'ensemble des trois textes majeurs de la République que sont la mise en parallèle du bon et du soleil, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, qui s'éclairent les uns les autres et forment un tout, à la lumière de mes récentes découvertes sur le Sophiste, qui jettent un jour nouveau sur la démarche de Platon (fonder la philosophie, non pas sur une ontologie, mais sur une analyse des mécanismes, du pouvoir et des limites du dialegesthai (la pratique du dialogue comme moyen de valider le logos à la lumière de l'expérience partagée). Les grandes lignes de mon interprétation de ces pages célèbres ne sont pas remises en cause, mais certaines notes auraient besoin d'être adaptées à cette nouvelle compréhension (j'espère pouvoir le faire dans les mois qui viennent).
Note liminaire : on trouvera dans une autre page de ce site, intitulée « Le vocabulaire de la ligne » et accessible en cliquant ici, un tableau listant toutes les occurrences d'un certain nombre de mots grecs importants de ce texte, ainsi que de la section République, VII, 533e7-534a8, qui résume plus ou moins cette section, avec leur traduction en français dans les différentes éditions que j'ai eues en main. Ce tableau et les commentaires qui l'accompagnent, dont la liste des 17 mots français ayant servi aux 8 traducteurs recensés à traduire les 7 occurrences du mot grec eidos dans ce texte de l'analogie de la ligne, permettront de se faire une idée de la difficulté de traduire un tel texte sans le trahir, en montrant que le même mot grec peut être traduit par des mots français différents, non seulement par deux traducteurs différents, mais parfois par le même traducteur à quelques lignes d'intervalle et que le même mot français peut servir à traduire différents mots grecs, là encore, parfois chez le même traducteur.
(accès direct à la traduction)
Introduction et mise en perspective
Cette section de la République est l'une des plus difficiles à bien comprendre, dans la mesure où elle nous décrit de manière statique à travers une analogie géométrique les quatre modes de plus en plus riches et fidèles d'appréhension du réel, d'abord par le biais de la vue (le « vu », les deux premiers modes), puis par le biais de l'intelligence (le « perçu par l'intelligence », les deux derniers modes), qui sont accessibles aux êtres humains (anthrôpoi) du fait de leur nature et que, bien évidemment, pour la comprendre complètement, il faut avoir atteint le quatrième mode, le plus riche, ce qui n'est pas donné à tous. Ce faisant, elle essaye de nous faire comprendre le pouvoir, mais aussi les limites, du logos*, qui nous spécifie en tant qu'êtres humains, au moyen de logoi, c'est-à-dire de nous libérer de l'emprise des mots au moyen de mots, en utilisant pour cela des images. Elle est complétée par une autre image, l'allégorie de la caverne, qui la suit et qui l'éclaire en en proposant le déploiement dans le temps pour chaque être humain à travers l'« éducation » (paideia, 514a2) au sens large et pas strictement « scolaire », considérée comme se poursuivant potentiellement tout au long de la vie (comme Socrate en donne l'exemple à travers les dialogues). Mais l'allégorie à son tour doit se comprendre avec la toile de fond de l'analogie de la ligne en mémoire, puisqu'elle présente dans une perspective dynamique la progression à travers les différents modes d'appréhension du réel que l'analogie de la ligne nous présente dans une perspective statique, jusqu'au mode d'appréhension ultime, figuré dans l'allégorie par la contemplation à loisir du soleil lui-même, dont chacun sait qu'elle est quasi-impossible sans se brûler les yeux, mode d'appréhension qui est problématique puisqu'il est au-delà des mots. Et ces deux images doivent se comprendre à la lumière de ce qui les a précédé immédiatement, la mise en parallèle du bon et du soleil, qui fait de l'idée du bon (hè tou agathou idea) l'analogue pour l'intelligence du soleil pour la vue, et de manière plus lointaine, la discussion sur savoir et opinion qui a ouvert la longue discussion qui répond à ce que Socrate a appelé la « troisième vague » d'objections (cf. 472a1-7), celle que ne peut manquer de susciter le principe du « philosophe roi » qu'il a énoncé en 473c11-e2, et aussi de ce qui suit, avec la reprise de ces deux images vers la fin du livre VII en ordre inverse dans la discussion sur la dialektikè comme savoir ultime que doit maîtriser le philosophe, qui n'en est pas un simple résumé mais y apporte des précisions majeures, et finalement la discussion sur les différentes sortes de couches (lits) au début du livre X, qui éclaire le sens des termes eidos et idea et les différences que fait Platon entre eux.
Plutôt donc que d'entretenir artificiellement dans mes notes et commentaires un suspense qui n'apporte pas grand chose, comme j'avais tenté de le faire dans les versions précédentes de cette page (qui plus est avec un compréhension encore imparfaite de cette analogie), je préfère dans cette version faire le lien dans les notes avec aussi bien ce qui a précédé que ce qui suit l'analogie pour éviter au lecteur de se fourvoyer dans de fausses pistes qui lui compliqueront la compréhension de ce texte, ce d'autant plus que ces fausses pistes sont nombreuses dans la littérature secondaire sur cette analogie, que la plupart des commentateurs ont mal comprise, entre autres pour n'avoir pas cherché à concilier la seconde partie de cette analogie, celle concernant le perçu par l'intelligence, avec la description détaillée de ce qui se passe hors de la caverne dans l'allégorie qui suit, préférant lire ces deux images à la lumière d'une supposée « théorie des formes/idées » admise a prioiri même si elle ne cadre pas avec ce qu'elles suggèrent, et en accordant trop d'importance à l'habillage géométrique de l'analogie.
* Pour la multiplicité des sens du mot grec logos (logoi au pluriel), que je préfère laisser ici non traduit, on se reportera à la page de ce site où j'ai reproduit l'entrée du dictionnaire Grec-Français Bailly qui lui est consacrée. Disons pour faire court que la plage de sens de ce mot s'organise autour de deux registres principaux : d'une part tout ce qui a trait à la parole humaine et aux divers usages qu'on peut en faire (parole, conversation, discours, compte-rendu, récit, etc.), et d'autre part tout ce qui tourne autour de la notion de raison, la faculté à laquelle la parole nous donne accès et ce qu'elle permet de faire (raison, raisonnement, justification, rapport, proportion, etc.). Le lien entre les deux registres de sens se fait à travers l'idée que le logos désigne la parole en tant que porteuse de sens, c'est-à-dire en tant que parole raisonnable. On peut voir l'ensemble des dialogues de Platon comme une longue exploration de ce que signifie et implique le fait d'être un anthrôpos (« être humain »), c'est-à-dire un animal doué de logos, dans la ligne du gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même », pas seulement comme individu, mais comme membre de l'espèce anthrôpos (« être humain »).
Dans la traduction de l'analogie, je ne traduis pas le mot logos, me contentant de préciser en note, quand c'est le cas, dans quel sens plus spécifique il est employé dans cette instance, en particulier lorsqu'il participe à des expressions toutes faites. Dans l'introduction et les notes, j'emploie le mot grec, comme ici, sans en préciser la ou les traductions pertinentes dans chaque cas. (<==)
Résumé de l'analogie de la ligne
Pour rendre ce qui suit compréhensible par quelqu'un qui n'a pas encore lu l'analogie de la ligne, il convient donc d'en donner un résumé succinct (ceux qui préfèrent lire le texte pour s'en faire une première idée par eux-mêmes avant de lire ce commentaire peuvent passer directement à la traduction et revenir ici ensuite, tout en gardant présent à l'esprit que toute traduction, la mienne comprise, est nécessairement biaisée par les choix du traducteur). Cette analogie, comme je viens de le dire, suit immédiatement la mise en parallèle du bon et du soleil, et met en œuvre une autre imagerie pour l'expliciter. Socrate, dans la continuité de ce qui a précédé, commence par assimiler le bon et le soleil à deux souverains régnant (basileuein, 509d2) chacun sur ce qu'il appelle de noms variés afin de ne pas figer un vocabulaire « technique » pour parler avec des mots nécessairement inadaptés d'« ensembles » qui ont au moins autant de différences que de ressemblances et auxquels on n'associerait justement pas spontanément les mêmes mots : il commence par parler simultanément de genos (« naissance, origine, famille, nation, peuple, genre, espèce... ») et de topos (« place, lieu, pays, territoire... »), qu'il qualifie respectivement d'« intelligible » (noèton), c'est-à-dire ouvert à la compréhension par l'intelligence, pour ce sur quoi « règne » le bon et de « visible » (horaton) pour ce sur quoi « règne » le soleil, avant d'introduire le terme d'eidos (« apparence, forme, air, idée, genre, espèce, sorte », mot dérivé d'une racine signifiant « voir »), associé lui aussi aux mêmes qualificatifs, « visible » (horaton) et « intelligible » (noèton), mais repris dans l'ordre inverse.
Socrate demande alors à Glaucon d'imaginer une ligne coupée en deux segments inégaux, qu'il décrit en 509d8 comme « celui de la famille vue et celui de celle perçue par l'intelligence » (to te tou horômenou genous kai to tou nooumenou), revenant au mot genos (« naissance, origine, famille, nation, peuple, genre, espèce... ») mais utilisant cette fois des qualificatifs nouveaux, horômenon (« vu ») et nooumenon (« perçu par le noûs (« esprit/intelligence ») »). Puis il lui demande ensuite de couper en deux chacun de ces deux segments « selon le même logos » (ana ton auton logon), expression clé sur laquelle je reviendrai dans la suite de cette présentation et dans laquelle, du fait de cet habillage géométrique qui met en cause des longueurs de segments, logon se comprend naturellement comme signifiant « rapport (numérique) », l'un des sens possibles de ce mot riche de multiples sens en grec. Il décrit ensuite le découpage du segment du vu, en le disant fait « en fonction de la clarté (saphèneia) et de l'absence de clarté (asaphèia) des uns par rapport aux autres », en y opposant d'un côté les images (eikones), dont il donne comme exemples les ombres et les reflets, c'est-à-dire des images mouvantes et se produisant spontanément, sans intervention de l'homme, au contraire de peintures ou de sculptures, qui sont par ailleurs des objets à part entière, et de l'autre les « originaux » de ces images, c'est-à-dire les vivants, les plantes et tout ce qui est produit de l'artisanat humain (donc entre autre les statues et les tableaux peints), désigné par l'expression to skeuaston holon genos. En guise de transition entre la description du découpage du segment du vu et la description du découpage du segment du perçu par l'intelligence, il suggère que « cela est divisé par la vérité (alètheia) ou pas [de telle manière que] comme l'opiné [est] par rapport au connu, ainsi ce qui a été rendu semblable [est] par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable ». Socrate en vient ensuite au découpage du segment de ce qui est perçu par l'intelligence fait « selon le même logos » et, alors que, dans le registre du vu, il a caractérisé chacun des deux sous-segments par les « objets » qui y sont perçus par la vue, dans le registre du perçu par l'intelligence, il caractérise chacun des deux sous-segments par des démarches (methodoi, 510b8) intellectuelles qui y sont pratiquées. Il oppose ainsi :
- une démarche qu'on pourrait qualifier de « résolutoire » en ce qu'elle est celle de personnes qui cherchent à résouder des problèmes spécifiques, pratiques ou théoriques, en partant de « soutiens » (hupotheseis, mot qu'il ne faut pas comprendre au sens moderne d'« hypothèses », mais au sens étymologique de « ce qui est posé sous, base, fondement, support (de raisonnement) ») choisis en fonction du problème à résoudre (les exemples qu'il en donne lorsqu'il l'illustre en prenant le cas des géomètres sont le pair, l'impair, des angles, des figures) et admis sans se poser de questions sur eux, désignés par des mots supposés évidents, et en utilisant comme « images » de ce dont elles parlent avec ces mots des « objets » (par exemples des dessins de figures géométriques) faisant partie de ce qui peuple le second sous-segment du vu et dont il a été question auparavant, alors même qu'elles admettent que ce sur quoi elles raisonnent sont des « choses » « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » (511a1), et satisfaites dès lors que le problème de départ est résolu, qu'elles ont atteint la fin (teleutè, 510b6) de leur raisonnement spécifique et trouvé la solution qu'elles cherchaient ;
- à une démarche, que l'on pourrait qualifier de « compréhensive » (à la fois dans le sens de « menant à la compréhension » et dans celui d'« englobant tout ») en ce qu'elle est celle de personnes qui, avant de se précipiter à la recherche de solutions, questionnent les « soutiens » (hupotheseis) sur lesquels elles pourraient avoir à s'appuyer pour ce faire, un par un, pour en éprouver la « solidité/stabilité », c'est-à-dire cherchent à comprendre ce qui se cache derrière les mots qu'elles utilisent, en tentant de remonter jusqu'à un principe (archè) unifiant qui « éclaire » tout et donne sens et cohérence à tous ces « soutiens » sans être lui-même « soutien » d'autre chose (anupotheton, 510b7) de plus grande « valeur » (qui n'est autre que l'idée du bon, le bon étant ce que tout le monde cherche pour lui-même et non pas en vue d'autre chose (cf. 505d5-506a2), même si Socrate nous laisse le soin de le comprendre), en s'appuyant, non plus sur des « images » (eikones) (les « choses » visibles), mais sur ce que Socrate appelle eidè, et qui désigne pour lui ce que nous supposons de commun à tout ce à quoi nous attribuons un même nom, comme il le précisera en prélude à la discussion sur les différentes sortes de couches (lits) au début du livre X, en 596a6-7, et qui renvoie à ce qui est décrit dans la première démarche comme ce « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » mais y est appréhendé à travers les « images » que sont supposées en donner les réalités visibles/matérielles, ce qui en fait des horômena eidè (horômenois eidesi, « apparences vues », 510d5), mais qui doit maintenant devenir un noèton (« intelligible », au sens de « percetible par l'intelligence ») eidos et doit s'appréhender en faisant abstraction de toutes les « images » (eikones) qu'on serait tenté d'y associer et surtout comme distinct à la fois des mots qu'on y associe et de ce dont ils ne sont que des « apparences » pour l'esprit humain.
Dans un cas comme dans l'autre, l'outil utilisé est le logos mais seule la seconde démarche met en œuvre pleinement le pouvoir du dialegesthai (hè tou dialegesthai dunamis, 511b4), c'est-à-dire suppose qu'on maîtrise le pouvoir et les limites du logos en ayant compris comment il pouvait nous donner accès à autre chose que les mots qui le composent, pourvu que l'on s'appuie sur le partage d'expériences dans l'activité du dialogue (to dialegesthai), c'est-à-dire en étant devenu dialektikos en maîtrisant la dialektikè (« dialectique », mais justement dans un sens qui reste à préciser), dont Socrate fera le savoir ultime que doit posséder le philosophe et dans lequel il faut voir, non pas une technique particulière, mais l'aptitude à utiliser convenablement le logos (qui, comme le montrera l'allégorie de la caverne, est disponible à tous les stades de la progression à travers les segments puisque c'est ce qui distingue les anthrôpoi des autres animaux), pour accéder à ce qui est au-delà des mots sans se laisser piéger par eux et dont les eidè qu'on associe à ces mots ne sont encore que des « reflets ». Un bon exemple de conflit entre ces deux démarches, dans un registre non géométrique (mais où la géométrie joue là aussi un rôle d'exemple qui résonne avec ce que dit ici Socrate), nous est donné par le Ménon, qui oppose un interlocuteur qui veut qu'on réponde à sa question (l'excellence (aretè) pour un être humain peut-elle s'enseigner ?) à un Socrate qui refuse d'y répondre tant que lui et Ménon ne se sont pas mis d'accord sur ce qu'ils entendent par « excellence » (aretè) dans le cas des êtres humains.
Au terme de l'analogie, Socrate demande à Glaucon d'associer à chacun des quatre segments une « affection » (pathèma, substantif dérivé du verbe paschein (« subir/souffrir/être affecté par »), qui s'oppose à pragma (« fait /chose »), dérivé, lui, de prattein (« faire/agir/accomplir »), comme paschein s'oppose à prattein), proposant pour ces affections les noms suivants, qu'il ne faut surtout pas absolutiser dans le mesure où Socrate introduit une approche nouvelle pour laquelle il ne dispose justement pas de noms préexistants, noms dont, de toutes façons, aucun ne rendrait compte de la richesse de ce qu'il a en tête, et que les noms qu'il propose mettent en évidence un aspect de ce dont il parle sans en épuiser toute la richesse, comme le montre le fait que, quand il revient sur l'analogie dans la discussion sur la dialektikè vers la fin du livre VII (533e7-534a3), il change l'un de ces noms, et non des moindres puisque c'est celui du second sous-segment du perçu par l'intelligence : au premier sous-segment du vu, celui des « images », il associe l'eikasia, mot de la même famille qu'eikôn, le mot qu'il a utilisé pour parler d'images ; au second sous-segment du vu, celui des réalités matérielles, il associe la pistis, mot qui peut se traduire par « confiance » et qui met en avant l'idée qu'à ce point, même si l'on ne comprend pas, on fait confiance aux données de nos sens, et de la vue en particulier, pour s'en sortir dans la vie de tous les jours, ne pas se cogner contre un mur ou tomber dans un puit ; au premier sous-segment du perçu par l'intelligence, il associe la dianoia, mot de la famille de noûs (« esprit/intelligence ») via le verbe dianoeisthai (« penser »), qu'on peut donc traduire par « pensée », ou, pour préciser, par « pensée discursive » pour mettre en évidence le fait qu'elle se manifeste à travers des discours, des logoi, voire par « pensée vagabonde » en privilégiant l'un des sens possibles du préfixe dia, qui peut signifier « de ci, de là », pour mettre l'accent sur le fait qu'il s'agit d'une pensée ne disposant pas de la boussole que constitue l'idée du bon, faute justement d'avoir pris le temps de resituer les hupotheseis (« soutiens ») qu'elle utilise dans la lumière de ce principe ; au second sous-segment du perçu par l'intelligence, il associe la noèsis, terme de sens voisin de celui de dianoia mais dont est absent le préfixe dia- (« à travers/jusqu'au bout », ou encore, comme on vient de le voir « de ci, de là »), qui est remplacé par epistèmè (« savoir ») dans la reprise de la fin du livre VII. Et il demande à Glaucon de les ranger « en [se] guidant sur cette raison que, comme les *** sur lesquels c'est (eph' hois estin) participent à la vérité (alètheia), ainsi celles-ci participent à la clarté (saphèneia) », suggérant que le degré de « clarté/évidence » (saphèneia) de ces différentes affections de notre esprit dépend du niveau de participation à la vérité (alètheia) de ce sur quoi elles portent (eph' hois estin), expression qui ouvre la porte à toutes les incompréhensions, qui s'éclaire par la discussion antérieure sur savoir et opinion à la fin du livre V (à condition de l'avoir comprise, elle aussi) et sur laquelle je reviendrai dans les notes. Disons ici seulement pour faire court que le « sur quoi c'est » de la vue n'est pas l'objet que nous voyons, qui pourrait alors aussi bien être le « sur quoi c'est » de l’ouïe s'il produit des sons, le « sur quoi c'est » de l'odorat s'il produit des odeurs, ou le « sur quoi c'est » de l'opinion si l'on se fait une opinion sur lui, mais ce qui est produit de spécifique dans notre esprit par la vue et que celui-ci interprète comme des taches de couleur auxquelles il donnera un sens ou un autre, et que le « sur quoi c'est » de l'opinion n'est pas l'« objet » ou l'événement sur lequel on se forme une opinion, qui pourrait aussi bien être objet de savoir pour un autre, ou pour la même personne à un autre moment, mais ce qui se forme dans l'esprit à son propos et traduit au moyen de mots pensés ou proférés l'appréhension de cela par celui dont c'est l'opinion, formulation qui, dans le cas de l'opinion, n'est qu'un assemblage de mots que celui qui les pense ou les dit n'est pas capable de justifier.
Résumé de l'allégorie de la caverne
Après ce résumé de l'analogie de la ligne, voici maintenant un résumé de l'allégorie de la caverne, dont Socrate nous dit en ouverture qu'elle illustre « notre nature par rapport à l'éducation (paideia) et au fait de ne pas être éduqué (apaideusia) ». Il y met en scène des êtres humains (anthrôpoi) qui sont depuis leur naissance enfermés dans une caverne, où ils sont attachés de telle sorte qu'ils ne peuvent ni se déplacer, ni même bouger la tête et ne peuvent donc voir que la paroi de la caverne qui leur fait face. Derrière eux, et donc invisible pour eux, il y a une route cachée par un mur, sur laquelle passent des êtres humains (anthrôpoi) qui portent à bout de bras toutes sortes d'ustensiles ainsi que des statues d'hommes (andriantai, mot formé sur la racine anèr, andros qui signifie « homme » par opposition à « femme », et implique donc la différence des sexes, au contraire d'anthrôpos) et d'autres animaux, qui, seuls, dépassent du mur (les anthrôpoi qui les portent sont complètement cachés par le mur). Plus loin derrière le mur, la route et les porteurs, il y a un feu dont la lumière projette sur la paroi de la caverne qui fait face aux prisonniers les ombres des ustensiles et des statues qui dépassent du mur. Ces ombres (l'un des exemples d'images utilisé par Socrate dans l'analogie de la ligne à propos du premier sous-segment du vu) sont donc la seule chose qu'ils peuvent voir tant qu'ils restent attachés. Mais, s'ils ne peuvent bouger, ils peuvent parler entre eux (dialegesthai) et pour cela, donnent des noms aux ombres qu'ils voient en les groupant par familles sur la base de similitudes d'appparence et en attribuant ces noms aux familles ainsi identifiées (l'allégorie se contente de dire que, « les [choses] présentes étant les mêmes, ils prendraient l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient », 515b4-5), et ils entendent l'écho (reflet sonore, les reflets étant l'autre exemple d'images utilisé par Socrate dans l'analogie de la ligne) des propos tenus par les porteurs derrière le mur lorsqu'ils se mettent à produire des sons (phtheggesthai), ce qui leur fait croire que ces son proviennent des ombres (n'oublions pas qu'ils ne peuvent ni bouger, ni tourner la tête et donc se voir les uns les autres en tant que prisonniers enchaînés). Dans ces conditions, et dans le cadre de leurs dialogues les uns avec les autres, ils « ne [peuvent] tenir pour le vrai (to alèthes) autre chose que les ombres des objets fabriqués » (515c1-2). Socrate imagine ensuite que l'un de ces prisonniers est libéré de ses liens et qu'on le force à tourner la tête vers le feu, le mur et les objets qui en dépassent et dont il ne voyait jusqu'à présent que les ombres. À ce point, il imagine un dialogue entre le prisonnier libéré de ses liens et encore ébloui par la lumière du feu et donc ayant du mal à distinguer les objets dont il ne voyait jusqu'à présent que les ombres et un interlocuteur sur lequel Socrate ne dit rien mais qui n'est manifestement pas un autre prisonnier enchaîné, dans lequel, interrogé sur ce qu'il voit maintenant par rapport à ce qu'il voyait auparavant, le prisonnier qu'on vient de libérer (mais qui est encore dans la caverne), en vient à « croir[e] les [choses] vues auparavant (les ombres) plus vraies (alèthestera) que celles maintenant montrées (les objets dépassant du mur) » (515d6-7) et se retourne vers ce qu'il avait l'habitude de voir, estimant cela « plus clair » (saphestera) que ce qu'on veut le forcer à regarder maintenant. Plus tard, il est tiré vers l'extérieur de la caverne par une entrée latérale (pas derrière le feu donc) donnant sur l'extérieur, sans avoir à marcher vers le feu et passer derrière le mur (Socrate ne le précise pas explicitement, mais justement, son silence sur ce point en est la « preuve » : après le temps qu'il a passé à décrire le retournement du prisonnier libéré de ses chaînes et ses réactions lorsqu'il regarde vers le feu, il n'aurait pas manqué, si le prisonnier avait dû passer de l'autre côté du mur et y découvrir les porteurs, de nous décrire ses réactions à ce nouveau stade de sa progression). Une fois sorti, il est dans un premier temps ébloui par la lumière du soleil et donc incapable de voir « une seule des [choses] maintenant dites vraies » (tôn nun legomenôn alèthôn, 516a2-3) et il lui faut un temps d'accoutumance pour voir ce qu'il y a à l'extérieur dans la lumière éclatante du soleil. Au fil de cette accoutumance, il commence par voir seulement les ombres et les reflets (à nouveau les deux exemples d'images utilisés par Socrate dans l'analogie de la ligne) des êtres humains (anthrôpoi) et de tout le reste (de ce qui était visible dans la caverne) avant de pouvoir les voir « eux-mêmes » (auta). Et finalement, il découvre le ciel et les astres, dont la lune, d'abord la nuit, et bien sûr le soleil, d'abord à travers ses reflets (encore un renvoi aux images de l'analogie de la ligne), puis en le regardant directement. Socrate décrit alors les raisonnements (sullogizein) que se tient à lui-même le prisonnier qui a finalement pu voir le soleil à loisir (c'est du moins ce que suggère l'allégorie) : « il déduirait alors par un raisonnement (sullogizoito) à son sujet que c'est lui qui produit les saisons et les années et qu'il supervise tout ce qui est dans le domaine vu, et que, de ces [choses] qu'eux-mêmes voyaient, [il est] d'une certaine manière, de toutes, responsable (aitios) » (516b9-c2). Puis il se remémore son ancienne vie de prisonnier dans la caverne et la manière dont ceux qui y vivent se forment des opinions (doxazein) et les honneurs accordés « à celui qui observait de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver » (516c9-d2) et il plaint ses anciens camarades de captivité, préférant tout plutôt que de vivre une telle vie. Et pourtant, il doit y retourner et l'allégorie se termine par le retour du prisonnier libéré dans la caverne, où, dans un premier temps, il a du mal à voir les ombres (problème de vision symétrique de celui que provoque le passage de l'ombre à la lumière, causé cette fois par le passage de la lumière à l'obscurité), et où il est objet de risée de la part des autres prisonniers restés attachés lorsqu'il prétend leur faire part de ses découvertes alors qu'il n'est même plus capable de voir distinctement ce qui, pour eux, est la seule « réalité », si bien que, lassés de ses discours contestataires, ils finiraient sans doute par le tuer si l'occasion leur en était donnée (allusion transparente au procès et à la condamnation à mort de Socrate).
Dans la discussion sur la dialektikè comme savoir ultime que doit maîtriser le philosophe vers la fin du livre VII, Socrate revient sur l'allégorie de la caverne et l'analogie de la ligne en les rappelant dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les a introduites, et ce rappel est l'occasion d'ajouter en passant des précisions importantes. Concernant l'allégorie de la caverne, il apporte par deux fois des précisions sur ce que recouvrait l'expression « les ombres... et après cela les images dans les eaux des hommes et celles des autres [choses] » (tas skias... kai meta touto en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla) utilisée en 516a6-7 pour décrire ce qui s'offre à la vue du prisonnier qui sort de la caverne : d'abord en 532a1-5, lorsqu'il parle de « la partition (nomos) même que le dialegesthai conduit à son achèvement, celle qu'alors même qu'elle est [d'ordre] intelligible (noèton), imiterait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes (auta ta zôia), puis vers les astres eux-mêmes (auta) et puis même finalement vers le soleil lui-même (auton) », où il ne fait pas de doute que la référence à la vue qui imiterait une « partition » d'ordre intelligible renvoie à l'allégorie où effectivement c'est la vue qui figure l'activité intellectuelle hors de la caverne, si bien que ce qui est évoqué ici, ce sont les objectifs du prisonnier libéré dans sa progression hors de la caverne, les « ça même » (ta auta) visibles seulement hors de la caverne, qui incluent maintenant, avant qu'il se tourne vers les astres et le soleil, « les vivants » (ta zôia), et pas seulement les anthrôpoi ; puis quelques lignes plus loin, lorsqu'il évoque les étapes antérieures de cette progression et en particulier le moment de la sortie de la caverne en parlant de « l'ascension depuis le souterrain vers le soleil, et là, en ce qui concerne les vivants et les plantes (ta zôia te kai phuta) et la lumière du soleil, l'impossibilité de tout de suite [les] regarder » (532b7-c1). Comme on le voit, chaque nouvelle mention est l'occasion d'élargir l'ensemble de ce qu'il a en vue, ce qui confirme bien que c'est finalement tout ce qui est visible dans la caverne qui a aussi une dimension intelligible hors de la caverne. Et la discussion sur les ideai de table et de lit au début du livre X montrera que cela inclut même les objets produits de l'activité humaine, les skeuè de 514c1. Concernant l'analogie de la ligne, il commence par apporter au passage quelques précisions sur ce qu'il entend par dianoia, l'affection qu'il a associée au premier sous-segment du perçu par l'intelligence lorsqu'il parle des matières qui constituent le programme de formation des futurs philosophes rois qu'il vient de décrire (arithmétique, géométrie (plane), géométrie dans l'espace appelée par lui stéréométrie, astronomie, harmonie) , les qualifiant d'« arts (technais) que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés savoirs (epistèmas) du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'« opinion » (doxa), d'obscurité que « savoir » (epistèmè) ; « pensée discusive » (dianoia), c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça » (533d4-7), puis il reprend, là encore dans l'ordre inverse la liste de quatre affections (pathèmata), qu'il appelle maintenant moirai, « parts/lots », avec l'idée de destin qui suggère que tous ne sont pas nécessairement destinés à accéder à tous ces « lots », en changeant son vocabulaire, en introduisant de nouvelles notions et en ajoutant quelques précisions déterminantes sur différents rapports entre tous ces éléments, disant qu'« il est donc satisfaisant, comme auparavant, d'appeler le premier lot « savoir » (epistèmè, qui prend ici la place de ce qui était appelé noèsis dans l'analogie), le deuxième « pensée discursive » (dianoia), le troisième « confiance » (pistis) et « représentation » (eikasia) le quatrième ; et ces deux-là ensemble, « opinion » (doxa), et les deux autres, « intelligence » (noèsis, qui, dans l'analogie désignait seulement le second sous segment du saisi par l'intelligence) ; et opinion (doxa) d'une part [est] à propos du devenir (genesis), intelligence (noèsis) d'autre part à propos de l'étance (ousia) ; et ce qu'[est] étance (ousia) par rapport à devenir (genesis), intelligence (noèsis) [l'est] par rapport à opinion (doxa), et ce qu'[est] intelligence (noèsis) par rapport à opinion (doxa), savoir (epistèmè) [l'est] par rapport à confiance (pistis) et pensée discursive (dianoia) par rapport à représentation (eikasia) » et ajoutant aussitôt « mais le rapport d’analogie (analogian) dans ce sur quoi (eph' hois) ceux-ci [portent] et la division en deux de chacun des deux, ce qui est dans le registre de l'opinion (doxaston) et ce qui est dans le registre de l'intelligence (noèton), laissons tomber, Glaucon, pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus longs que ceux qui ont précédé » (533d7-534a8), confirmant en particulier par ces derniers mots qu'il ne veut rien dire de plus du rapport (logos) qui sert à diviser en deux « selon le même logos » (ana ton auton logon) chacun des deux segment qu'il n'appelle plus celui du vu (horômenon) et celui du perçu par l'intelligence (nooumenon), mais celui de ce qui est dans le registre de l'opinion (doxaston) et celui de ce qui est dans le registre de l'intelligence (noèton). Il convient à ce point de bien noter que toutes ces fluctuations de vocabulaire ne sont pas dues à des imprécisions de la part de Platon traduisant un manque de maîtrise de son sujet, mais résultent au contraire d'un choix délibéré de sa part de ne pas se figer dans chaque cas sur un seul mot qui deviendrait ainsi un terme « technique », pour nous inciter à chercher ce dont il parle au-delà des mots qu'il utilise pour en parler, ce qui est justement pour lui la marque du dialektikos.
Les limites du recours aux images (analogie et allégorie)
Avant d'entreprendre le « décodage » de ces deux « images », il convient de prendre conscience des limites que le recours à des images impose à l'auteur. Platon est parfaitement conscient du fait qu'une image n'est jamais en tous points identique à ce dont elle n'est qu'une image, comme le montrent les propos qu'il met dans la bouche de son Socrate parlant à Cratyle en Cratyle, 432b1-d10 à propos des noms conçus comme des « images » (eikones) de ce qu'ils désignent : « les images sont loin de posséder les mêmes [choses/attributs/propriétés/caractéristiques/...] que ce dont ellles sont images » (endeousin hai eikones ta auta echein ekeinois hôn eikonees eisin, Cratyle, 432d2-3). Ainsi par exemple, lorsqu'il choisit de représenter dans l'allégorie de la caverne l'idée du bon (hè tou agathou idea) par le soleil, en continuité avec le choix déjà fait auparavant pour la mise en parallèle du bon et du soleil, il est plus ou moins « contraint » dans la continuité de ce choix de représenter les idées (ideai) dans leur ensemble par les astres, mais dès lors, si ce choix convient pour suggérer que les idées, comme les étoiles du ciel, ne peuvent pour nous se distinguer les unes des autres que par leur position relative les unes par rapport aux autres, c'est-à-dire par les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres dans un ensemble (le ciel pour les astres) qui n'a de sens que comme un tout, il lui impose le fait que, dans l'allégorie, il ne peut proposer une situation où l'on voit en même temps, directement ou à travers des reflets, le soleil et les autres astres (c'est-à-dire toutes les idées, idée du bon comprise), et il doit faire avec l'alternance jour/nuit, créant une séparation excessive entre l'idée du bon et les autres idées (même si cette primauté de l'idée du bon est soulignée par Socrate juste avant l'analogie de la ligne, en 509b8-10, lorsqu'il dit que « le bon n'est pas étance (ousia), mais encore au-delà de l'étance (ousia), se tenant au-dessus par l'ancienneté et la puissance »). Et il ne peut pas non plus parler d'ombres au sujet des astres, soleil compris, mais seulement de reflets, lorsqu'il se propose de reprendre hors de la caverne la référence aux ombres et aux reflets évoqués à propos du premier sous-segment de la ligne, comme il l'a fait à l'intérieur de la caverne en mentionnant les ombres sur la paroi de la caverne et l'écho/reflet des paroles des porteurs, pour suggérer une correspondance entre les deux images (ligne et caverne) et tenter d'illustrer dans l'allégorie la similitude du rapport (logos) qui sert à découper les deux segments de la ligne. De même, en choisissant de représenter le tout du « réel », visible aussi bien qu'intelligible, par une ligne, s'il met l'accent sur la continuité entre les deux ordres, il oriente aussi l'esprit du lecteur vers une compréhension arithmétique du mot logos qu'il utilise à propos du découpage des deux segments initiaux (logos au sens de « rapport numérique »), et donc vers un « peuplement » des différents segments par des éléments/« unités » dénombrables, ce qui a eu pour effet de polluer la compréhension de l'analogie jusqu'à aujourd'hui.
S'il est à peu près certain que Platon a choisi ces « images » avec le plus grand soin et a composé son texte de manière à exploiter au mieux les potentialités de celles-ci pour faire comprendre ce qu'il cherchait à faire comprendre, il ne faut jamais, en les intreprétant, chercher un concordisme parfait, ni vouloir à tout prix donner au moindre détail du texte une signification trop précise, ni surtout vouloir faire dire à une seule de ces images tout ce qu'il cherche à faire comprendre sur le « réel », oubliant que, s'il a proposé plusieurs « images », c'est justement parce qu'aucune ne pouvait à elle seule tout représenter de ce qu'il cherchait à faire comprendre. Il convient donc de rapprocher les deux images que sont l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne pour les interpréter à la lumière l'une de l'autre, et à la lumière d'autres passages de la République et d'autres dialogues portant sur les mêmes thèmes, dans un processus d'allers et retours permettant de dégager progressivement une vue d'ensemble de leur modèle commun qu'il s'agira de préciser et d'affiner au fil de ces allers et retours jusqu'à arriver à une compréhension de l'« original » qui permette de comprendre en quoi chacune des images proposées en est une image pertinente bien que partielle, non seulement en gros, mais jusqu'à un certain niveau de détail, pour autant qu'on ne veuille pas tout lui faire dire.
Ce qu'il cherche à décrire, ce sont les différentes manières dont nos sens, et principalement la vue, et notre esprit/intelligence (noûs), appréhendent un « réel » qui agit sur eux (les pragmata, mot dérivé, rappelons-le, de prattein, « faire/agir/accomplir ») et dont nous faisons partie. Dans cette recherche, trois termes/expressions jouent un rôle majeur : (to) auton/(ta) auta (« (le/les) ça-même »), eidos (« apparence ») et idea (« idée »), non pas tant dans les images, puisque c'est justement ce qu'on cherche à « imager » analogiquement, mais dans l'explication qui est donnée de ces images. Toute la question est en effet de savoir si, comme le demande Socrate au début du Sophiste à propos de sophistès (« sophiste »), politikos (« politicien ») et philosophos (« philosophe »), « [on] tient tout ça pour une [seule et même chose] ou deux ou, comme les noms, trois et, distinguant des familles (genè) en regard d'un nom unique [on] attache une famille (genos) à chacun » (Sophiste, 217a7-9), bref, si ces trois termes/expressions renvoient à la même chose, à deux choses distinctes (et dans ce cas quels sont les deux qui sont synonymes), ou à trois choses distinctes. Aucune de ces deux images ne permet à elle seule de répondre à cette question puisque :
- l'analogie de la ligne parle d'eidè (« apparences »), jamais d'ideai (« idées ») et évoque les auta (« ça-mêmes ») lorsque Socrate mentionne, dans une allusion à l'expérience menée avec l'esclave de Ménon dans le dialogue éponyme, « le carré lui-même » (tou tetragônou autou, génitif singulier) et « la diagonale elle-même » (diametrou autès, génitif singulier) en 510d7-8 en précisant que c'est sur cela que les géomètres mènent leurs raisonnements en « cherchant à voir ces [choses]-mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » (510e3-511a1) même s'ils en fabriquent des images pour s'aider dans leurs raisonnements
- l'allégorie de la caverne suggère de voir dans les astres une image des ideai (« idées ») plutôt que des eidè (« apparences ») en laissant clairement entendre que le soleil représent l'idea (et non l'eidos) du bon (Platon n'emploie jamais le formule to tou agathou eidos (« l'eidos du bon »)), et fait référence aux auta (« ça-même ») d'une manière qui les distingue nettement des astres/ideai (« idées ») puisqu'en 516a8 il est question de finir par voir hors de la caverne (donc dans l'intelligible) les hommes (anthrôpoi, au pluriel) et tout le reste auta (« eux-mêmes »), et non plus seulement leurs ombres et leurs reflets (« les reflets dans les eaux des hommes et de toutes les autres [choses] » (en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, 516a7)), seuls visibles au sortir de la caverne faute d'accoutumance à la lumière du soleil.
Dans cette perspective, ce que toute interprétation sérieuse de l'allégorie de la caverne doit prendre en compte et expliquer concernant ce qui prend place à l'extérieur de la caverne, donc dans l'intelligible, c'est :
- qu'on peut y voir deux catégories d'« objets », d'une part les hommes (au pluriel, ce qui exclut qu'il s'agisse de la « forme/idée » unique de l'Homme) et tout le reste de ce qui était aussi visible à l'intérieur de la caverne (chaque « objet » dans son individualité, comme nous invite à le comprendre le fait que, pour les hommes, Socrate emploie le pluriel), et d'autre part le ciel et les astres, invisibles depuis l'intérieur de la caverne, qu'on peut appeler respectivement « objets terrestres » et « objets célestes » ;
- que les « objets » de ces deux catégories sont perçus successivement à travers leurs ombres (pour les « objets terrestres » seulement) et leurs reflets (pour tous), puis en eux-mêmes (s'il n'est question que de reflets pour les astres, c'est justement, comme je l'ai dit plus haut, à cause d'une des limites imposée par le choix de l'image puisque les astres ne produisent pas d'ombres d'eux-mêmes) ;
- que les « objets terrestres », les hommes et tout le reste, sont seulement listés à la suite les uns des autres alors que les « objets célestes », les astres, sont appréhendés comme un tout, le ciel (ouranos), explicitement mentionné dans la formule « les [objets] dans le ciel et le ciel lui-même » (ta en tôi ouranôi kai auton ton ouranon, 516a8-9), pour lequel la succession ombres et reflets/originaux est remplacée par la succession nuit/jour (là encore pour s'accomoder des contraintes imposées par le choix de l'image, qui fait qu'en pratique, on ne peut voir simultanément le soleil et les autres astres et donc ensemble leurs reflets avant de les voir eux-mêmes tous ensemble ;
- que le prisonnier, au moment où il sort de la caverne, commence par ne voir que des ombres et des reflets des « objets terrestres », ceux qu'il voyait déjà et entendait à l'intérieur de la caverne et que donc, ce qu'il voit dans cette première étape à l'extérieur, où l'on en compte quatre (deux pour les « objets terrestres », deux pour les « objets célestes », où, de plus, le cas du soleil est traité séparément de celui des autres astres, mais lui aussi, en deux étapes distinctes), ne peut être la « réalité » ultime, mais qu'il ne peut le savoir puisque justement il n'est pas en mesure de voir ce dont il ne voit qu'images et reflets et est donc dans la même situation par rapport à ces nouveaux « objets » d'appréhension qu'à l'intérieur de la caverne quand il ne voyait que les ombres des objets dépassant du mur et « ne [pouvait] tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués » (515c1-2) ;
- que même à propos du soleil, image dans l'allégorie de l'idée du bon, il y a, à l'extérieur de la caverne donc, deux niveaux d'appréhension, d'abord à travers des reflets, puis directement, ce qui implique qu'il n'y a pas à l'extérieur de la caverne que des « formes/idées » (un reflet du soleil n'est pas l'analogue dans l'allégorie de l'« idée du bon », puisque c'est le soleil lui-même qui tient ce rôle).
Refuser de chercher un sens analogique à ces éléments, c'est supposer que Platon, emporté dans un délire poétique par l'enthousiasme que lui inspirait l'image qu'il avait choisie, l'aurait délayée à plaisir en la truffant de détails inutiles (en tant que sans signification analogique), au risque d'en compromettre la compréhension, ce qui est contraire à tout ce que la lecture attentive des dialogues nous laisse supposer de Platon écrivain, philosophe tout le temps avant que d'être à l'occasion poète. Pourquoi en particulier, si tel était le cas, aurait-il pris soin de créer des résonnances entre l'allégorie de la caverne et l'analogie de la ligne, et dans l'allégorie entre les descriptions de l'intérieur et de l'extérieur de la caverne avec des références aux ombres et aux reflets dans chaque cas ? On ne peut donc prétendre avoir compris Platon si l'on se limite à dire que ce qui « peuple » l'extérieur de la caverne, c'est-à-dire « le domaine intelligible » (to noèton topos, cf. 509d2 et 517b5), ce sont les « formes/idées », sans préciser si l'on parle des eidè ou des ideai, et le plus souvent en considérant ces deux termes comme synonymes dans ce contexte, et désignant les auta (« ça-même »), c'est-à-dire les « réalités » ultimes, et sans dire laquelle des quatre (voire six, si l'on veut donner une signification distincte aux ombres et aux reflets) familles d'« objets » mentionnés par Socrate dans sa description de l'extérieur de la caverne (ombres et reflets des « objets terrestres », les « objets terrestes » eux-même, ombres et reflets des « objets céléstes », les « objets célestes » eux-même) correspond à ces « formes/idées/ça-même ».
De même, concernant l'analogie de la ligne, il convient d'expliquer :
- ce que veut dire Socrate lorsqu'il demande de couper les deux segments « selon le même logos » (ana ton auton logon) et quel logos il a en tête ;
- pourquoi il n'y parle que d'eidè (« apparences »), jamais d'ideai (« idées ») ;
- pourquoi il décrit des « objets » dans le découpage du segment du vu et des processus intellectuels dans le découpage du segment du perçu par l'intelligence ;
- ce qu'il entend par « eidè vus » (horômenois eidesi, datif pluriel) en 510d5 et par « eidos intelligible » (noèton eidos, singulier) en 511a3 ;
- ce que sont les « images » (eikones) qu'il mentionne en 510b8 et qu'il oppose aux eidè (« apparences ») sur lesquelles doit seule s'appuyer la démarche (methodos) qui caractérise le second segment du perçu par l'intelligence ;
- ce que signifie une démarche qui ne s'appuie que sur les eidè (« apparences »).
Comme je l'ai déjà suggéré, il convient de s'appuyer, pour ce décodage des deux images fournies par l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, sur d'autres passages des dialogues traitant des mêmes sujets, à la fois dans la République et dans d'autres dialogues qui les précèdent ou les suivent dans l'ordre que je prétend être celui des dialogues organisés en tétralogies. Sont particulièrement pertinents de ce point de vue, en plus du « décodage » de l'allégorie par Socrate qui la suit immédiatement (517a8-c5) et de la reprise des deux images dans la discussion sur la dialektikè déjà évoquée :
- l'expérience avec l'esclave de Ménon dans le dialogue éponyme (à laquelle renvoie la référence au carré et à la diagonale dans l'analogie de la ligne) qui montre comment, sur le même sujet, la même personne peut passer d'une opinion (doxa), en l'occurrence fausse, à un savoir, et, à la fin du dialogue, la discussion sur la différence entre opinion droite/vraie (orthè/alèthès doxa) et savoir (epistèmè) (97a9-98b6), où, à propos de la même chose, en l'occurrence la route de Larissa, c'est-à-dire quelque chose qui concerne le monde sensible, une personne peut avoir un savoir et une autre une opinion ;
- le mythe de l'âme comparée à un chariot ailé dans le Phèdre (246a3, ssq) et plus spécifiquement la section qui décrit la procession des âmes humaines à la suite de celles des dieux qui passent de l'autre côté de la voûte du ciel où « elles contemplent les [réalités qui sont] au-delà du ciel » (theôrousi ta exô tou ouranou, 247c1-2) alors que les âmes humaines ne peuvent que les observer à distance sans pouvoir, elles, accéder au « lieu supracéleste » (huperouranion topon, 247c3) où se trouve, « l'étance réellement étante, sans couleur et sans forme et intangible, contemplable seulement par l'intelligence pilote de l'âme, autour de laquelle [prend] naissance le savoir véritable » (hè gar achrômatos te kai aschèmatistos kai anaphès ousia ontôs ousa, psuchès kubernètèi monèi theatè nôi, peri hèn to tès alèthous epistèmès genos, 247c6-8) et où sont visibles les auta (« ça-même », cf. autèn dikaiosunèn, « la justice elle-même », en 247d6), que seules quelques unes, privilégiées, ne peuvent qu'apercevoir de loin ;
- plus loin dans la partie « dialogique » du même dialogue, la description, en Phèdre, 265d3-e4, des deux processus favoris de Socrate qui caractérisent celui qu'il qualifie de dialektikos (« compétent dans l'art du dialogue », 266c1) : d'un part, un processus de synthèse visant à conduire ce qui est initialement dispersé de multiples manières « vers une unique idea » (eis mian te idean), d'autre part un processus d'analyse visant à « découper selon les eidè (kat' eidè) en respectant les articulations naturelles (kat' arthra hèi pephuken, mot à mot « selon les articulations là où c'est par nature »), et en prenant soin de
n’en déchirer aucune partie, comme le ferait un mauvais
boucher » (265e1-3), formules dans lesquelles il convient de remarquer qu'il est question d'idea pour parler de ce qui est une cible vers (eis) laquelle on tend sans être sûr de l'atteindre, comme on peut utiliser les étoiles pour se diriger, et d'eidè pour parler de découpages dans lesquels on peut se tromper si l'on ne les fait pas selon (kata) les articulations naturelles (arthra hèi pephuken), ce qui suggère une distance par rapport aux ideai qu'on n'est pas certain d'atteindre et une incertitude par rapport aux eidè, qui sont le résultat de notre activité d'analyse d'un « réel » qui n'est pas elles et par rapport auxquelles on peut se tromper ;
- la discussion sur savoir (epistèmè) et opinion (doxa) à la fin du livre V de la République, où Socrate cherche le « sur quoi c'est » (eph' hôi esti) de l'un et l'autre et le trouve, non pas dans les « objets » sur lesquels porte le savoir ou l'opinion, qui, comme l'a montré le Ménon, et comme tout le monde le sait, peuvent être les mêmes, mais, pour le savoir, dans « l'étant/ce qui est » (to on, 477a9), et pour l'opinion, dans les « idées reçues » (nomima, 479d4) du grand nombre, c'est-à-dire, pour le savoir, dans quelque chose qui est extérieur au logos et lui sert de régulateur en induisant la notion de vrai et de faux, et pour l'opinion, dans les mots et les logoi repris par des personnes qui ne cherchent pas à en éprouver elles-mêmes la pertinence et se contentent de les recevoir des autres et de les accepter en fonction de la plus ou moins grande confiance qu'ils ont dans ceux qui les leurs transmettent, ou plus précisément dans ce qu'induisent dans l'esprit des personnes dont c'est l'opinion les logoi d'autres personnes dont c'est aussi l'opinion (vraie ou fausse) ou qui ont sur le sujet un savoir (qui perd son statut de savoir pour toute personne qui l'accepte sans vérification et sans réellement le « comprendre » et pouvoir le justifier) ;
- la discussion sur les différentes sortes de couches/lits au livre X de la République, qui lie l'eidos au processus de nomage en disant que « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos gar pou ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hous tauton onoma epipheromen, 596a6-7) et qui présente l'idea comme ce qu'a en vue l'artisan dans son travail (l'idea de couche/lit pour l'artisan qui fabrique une couche/lit, 596b7), l'idea désignant ici ce qui permet de comprendre la finalité de ce que crée l'artisan, ce qui le rend « intelligible », et non pas l'aspect extérieur, l'apparence visible (un des sens d'eidos) que pourrait prendre sa création, inspirée de son expérience antérieure d'autres objets de même nom ;
- Phédon, 99d4-100c8, où Socrate d'une part met en garde contre le risque d'aveuglement si l'on cherche à regarder le soleil en vue directe plutôt qu'à travers des reflets dans l'eau, même et surtout lors d'une éclipse, ce qui devrait nous amener à nous méfier de ce qu'il propose comme l'ultime étape de la progression du prisonnier délivré de ses liens et sorti de la caverne dans une formule que sa redondance et son emphase devraient suffire à rendre suspecte, le fait de « voir distinctement et contempler tel qu'il est le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » (ton hèlion... auton kath' hauton en tèi autou chôrai ... katidein kai theasasthai hoios estin, 516b4-7), et d'autre part, après avoir expliqué que, craignant que son âme ne subisse un même aveuglement à force de regarder les faits/choses (pragmata) avec les yeux et les autres sens, il avait décidé de chercher « la vérité des étants » (tôn ontôn tèn alètheian, 99e6) dans les logoi, tout en précisant qu'il ne considérait pas « que celui qui examine dans des logoi les étants (ta onta), les examine plus dans des images (en eikosi) que celui [qui les examine] dans des actes/faits (en ergois) » (100a1-3), suggérant par là que l'appréhension par les sens conduit tout autant à des images que l'appréhension par les logoi, simplement à des images qui sont d'un autre ordre, parle des auta (« les ça-même ») en disant qu'il raisonne « en prenant pour point d'appui qu'est quelque chose beau lui-même tel qu'en lui-même et bon et grand et tout les autres » (hupotemenos einai ti kalon auto kath' hauto kai agathon kai mega kai talla panta, 100b5-7), dont il fait « le genre de cause » (tès aitias to eidos, 100b3-4) qui le satisfait pour expliquer que quelque chose est beau ou bon ou grand, etc., ces qualificatifs résultant pour lui du fait que ce qui est ainsi qualifié « participe » (metechei, 100c5) au auton (« ça-même ») dont il reçoit la qualification, beau, bon, grand « lui-même tel qu'en lui-même » (auto kath' hauto), et non pas à quelque eidos ou idea de cela (il est question un peu plus loin d'eidè (« apparences »), mais c'est dans la bouche de Phédon racontant plus tard à des pythagoricien à Phlionte la mort de Socrate, pas dans celle de Socrate, et plus précisément dans un résumé dont il est l'auteur, pas dans une restitution du verbatim de la discussion avec Socrate, lorsqu'il reprend son récit après une interruption par Échécrate en disant « après... qu'il ait été convenu que chacun des eidè est quelque chose... » (epei...hômologeito einai ti hekaston tôn eidôn..., 102a11-b1), si bien que c'est Phédon, loin d'Athènes et hors le contrôle de Socrate, mort depuis un certain temps, qui assimile les auta (« ça-même ») dont a, selon lui, parlé Socate aux eidè (« apparences »), pas le Socrate de Platon).
Mais dans ce décodage, il faut aussi tenir compte des limites du logos, seul outil dont nous disposons pour ce travail, et bien comprendre que, si Platon a eu recours à des images, analogie et allégorie, et en d'autres endroits comme le Phèdre, mythe, c'est bien parce qu'il était parfaitement conscient du fait que ces choses-là ne peuvent être expliquées de manière totalement satisfaisantes par des raisonnements, des discours rationnels, des logoi purement explicatifs n'ayant pas recours aux analogies et autres formes d'images parlées. Vouloir donc remettre en discours purement explicatifs ce que Platon a choisi, en toute connaissance de cause, de présenter à travers des images, c'est se croire plus fort que lui et n'avoir simplement pas compris ce qu'il cherche à nous faire comprendre sur le pouvoir, et les limites, du logos, et plus spécifiquement du dialegesthai, qui en est l'utilisation dans le dialogue (hè tou dialegesthai dunamis, 511b4), qui conditionne justement l'accès au second sous-segment du perçu par l'intelligence. Si, comme il le laisse entendre dans le passage du Phédon cité plus haut, les logoi ne font que nous donner des images des étants, toute appréhension des étants qui dépasserait le stade des « images » fournies par les mots qui constituent le logos (quelle qu'en soit la forme, raisonnement aussi bien que mythe ou allégorie) serait par nature incommunicable, puisque la communiquer nous ramènerait au niveau des logoi. Certes, les logoi ne sont pas l’apanage du segment du perçu par l'intelligence et l'allégorie de la caverne est claire sur le fait que les prisonniers enchaînés sont aptes au dialegesthai (« activité de dialoguer ») et, pour ce faire, donnent des noms aux ombres qu'ils voient sur la base de ressemblances et de différences dans leur apparence visuelle (cf. 515b4-5), ce qui suggère qu'une forme de logoi est présente dans les quatre sous-segments de la ligne, potentiellement différente dans chaque cas, mais ce sont justement ces différences qui distinguent les segments les uns des autres. Si l'on accepte le lien fait par Socrate au début de la discussion sur les différentes sortes de couches/lits entre noms et eidè, s'il y a logos, il y a eidè, et eidè dans un sens collectif, pas individuel, renvoyant à quelque chose de commun à plusieurs « étants » partageant le même nom. Toute la question est alors de savoir sur quoi se fondent ces eidè dans chaque cas. Dans le premier sous-segment du vu, correspondant à l'état initial des prisonniers enchaînés de l'allégorie, c'est exclusivement sur l'apparence visuelle, figurée par les ombres sur la paroi de la caverne, seule chose qui soit accessible aux prisonniers à ce stade initial. Dans le second sous-segment du vu, figuré dans l'allégorie par le retournement vers les objets projetant les ombres, c'est toute la dimension matérielle tridimensionnelle des « étants » et les données des cinq sens qui peuvent être prises en considération pour enrichir les eidè associés aux noms, hérités du premier stade ou nouveaux, donnés à ces « étants. Le passage au premier sous-segment du perçu par l'intelligence, c'est-à-dire la sortie de la caverne, suppose qu'on ait pris conscience du fait que ces « étants » ne sont pas que matériels, mais ont aussi une part d'intelligibilité résultant du fait qu'ils sont l'œuvre d'un artisan (dèmiourgos), divin ou humain, doué d'intelligence et qui avait une finalité en les créant, et que les noms par lesquels on les désigne renvoient, non plus seulement à une simple apparence visuelle ou à des propriétés matérielles, mais à quelque chose « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » (511a1), et en outre que certains « étants » qui n'étaient pas visibles dans la caverne (parce qu'immatériels), le sont hors de la caverne (les astres du ciel). Les eidè associés aux noms de tous ces « étants », matériels et immatériels, s'expriment alors par des relations entre « étants » (traduites dans des logoi qui peuvent prendre, dans leur forme la plus rudimentaire, la forme de « définitions » et dans une forme plus élaborée, la forme de dialogues « socratiques ») plutôt que par des références à des propriétés visuelles et plus généralement sensibles. Le dernier stade, c'est celui où l'on a compris que les mots, pas plus que les eidè qui y sont associés et qui changent de contenu au fil des progrès de chacun dans sa progression vers les astres/ideai qui constituent la cible pour chacun d'eux et le soleil/bon qui les « éclaire » tous et leur donne sens, ne sont les « étants » eux-mêmes (auta) et que le mieux qu'on puisse espérer, c'est de « cartographier » au mieux le ciel étoilé qui s'offre à nous, c'est-à-dire de maîtriser les relations qui existent entre tous les astres/ideai, et surtout entre chacun d'eux et le soleil/bon, en les exprimant dans des logoi dont on éprouvera la solidité à travers le dialegesthai, c'est-à-dire la confrontation des points de vue dans le dialogue interpersonnel. Bref, les ideai sont la cible lointaine vers laquelle tendent les eidè, qui évoluent pour chacun au fil de sa progression dans et hors de la caverne, mais elles ne sont pas encore les auta, qui, comme le dit le mythe du Phèdre évoqué plus haut, sont de l'autre côté du ciel et ne sont accessibles qu'aux dieux, et peut-être à quelques rares humains privilégiés qui ne pourront pas en faire profiter directement les autres puisque ce serait retomber au niveau des mots et des logoi.
Clés de lecture de l'allégorie de la caverne
Quelques clés maintenant pour bien comprendre l'allégorie de la caverne : les anthrôpoi (« hommes » dans le sens d'êtres humains indépendamment du sexe), ce sont les âmes humaines, conformément à ce que Socrate dit à Alcibiade en Alcibiade, 130c5-6, que « l'âme est l'homme » (hè psuchè estin anthrôpos). Ces anthrôpoi (« êtres humains ») en tant que prisonniers, ce sont ces âmes humaines en tant que susceptibles d'éducation et de connaissance ; en tant que porteurs cachés par le mur, ce sont ces mêmes âmes humaines en tant qu'objet de connaissance les unes pour les autres comme « animatrices » de leurs corps perceptibles par les sens, mais invisibles tant qu'on reste à l'intérieur de la caverne puisqu'elles sont immatérielles (ce que figure le fait qu'elles sont cachées par le mur), mais devenant « visibles », c'est-à-dire, dans l'imagerie utilisée par l'allégorie, intelligibles, lorsqu'on sort de la caverne, comme tout le reste de ce qui était visible dans la caverne. Les astres, qui ne sont visibles qu'hors de la caverne, ce sont, comme je l'ai déjà dit, les ideai (« idées ») immatérielles associées non seulement aux notions abstraites comme « beau », « juste », « bon » (le soleil, qui, de l'aveu même de Socrate dans son « décodage » de l'allégorie en 517b8-c1, représente l'idée du bon, hè tou agathou idea), mais aussi à tout ce qui est sensible/visible et porte un nom, comme « homme » (la lune ?), ou même « table » ou « lit » (cf. la discussion sur les différentes sortes de couches/lits en République X, 596a10, ssq.). Elles représentent la cible « objective », la même pour tous, dans notre recherche de connaissance (gnôsis au sens d'« enquête »), ce qui est accessible à la raison humaine sur ce dont elles sont les ideai, les auta (« ça-même ») qui, eux, sont de l'autre côté du ciel, comme le dit le mythe du Phèdre, et donc inaccessibles au logos humain. Par contre, ce qui n'est pas représenté dans l'allégorie, ce sont les eidè, qui existent à tous les stades de la progression du prisonnier, accompagnant les mots qu'il utilise et évoluant au fil de sa progressions depuis une simple apparence visuelle associé aux ombres qui sont la seule chose qu'il voit lorsqu'il est encore enchaîné jusqu'à des logoi situant l'astre/idea correspondant par rapport aux astres voisins et au ciel dans son ensemble en laissant de côté toute référence aux « images » sensibles associées aux instances spécifiques de cette idea, accessibles en tant que sensibles dans la caverne et en tant qu'intelligibles hors de la caverne grâce à ces ideai, et surtout grâce à la lumière que projette sur elles le soleil/idée du bon.
Ce qu'il faut déduire de tout cela, c'est qu'il y a deux catégories de « choses » dans cette allégorie, celles que l'on peut appréhender à la fois dans la caverne par le biais des sens (en tant que visibles/sensibles) et hors de la caverne par le biais de l'intelligence et du raisonnement (en tant qu'intelligibles), dont l'exemple détaillé par Socrate est les anthrôpoi (« êtres humains »), et celles qu'on ne peut appréhender qu'hors de la caverne (en tant qu'intelligibles) parce qu'elles n'activent aucun de nos sens, les astres dans le ciel et le plus lumineux d'entre eux, le soleil. Mais dans chaque cas (les sensibles dans la caverne, la composante intelligible hors de la caverne des sensibles qui ne sont que visibles dans la caverne, les intelligibles purs), il y a toujours deux stades: celui des ombres et des reflets et celui des « originaux » de ces ombres et reflets. Ainsi, si l'on détaille dans le cas des humains, leur corps est figuré dans l'allégorie par les andriantai (« statues d'hommes sexués ») portées par les porteurs qui circulent cachés par le mur (leurs âmes dans leur rôle d'animatrices invisibles de ces corps) ; leurs ombres que voient les prisonniers enchaînés, c'est l'apparence visuelle de leurs corps (les statues d'hommes qui dépassent du mur), et plus précisément l'image bidimensionnelle qui s'en forme dans les yeux, dont on ne peut appréhender le caractère tridimensionnel tant qu'on ne fait appel qu'à la vue seule, ce que cherche à faire comprendre le fait que les prisonniers sont immobilisés par des liens et ne peuvent donc ni bouger, ni toucher ce qu'ils voient, seules manières d'en appréhender la tridimensionnalité (qu'ils ne pourraient de toutes façons pas appréhender en touchant les ombres qui, de plus, sont trop loin d'eux pour que, même si leurs mains ne sont pas attachées, ils puissent toucher la paroi de la caverne qui leur fait face) ; les reflets sonores que constitue l'écho des propos tenus par les porteurs et semblant venir des ombres, ce sont leurs propos, considérés à ce point comme des phénomènes exclusivement sensibles, des bruits (d'où l'emploi pour les décrire du verbe phtheggesthai, dont le sens général est « produire des sons », aussi bien pour des humains que pour des animaux ou n'importe quoi d'autre) ; hors de la caverne, ce sont cette fois les anthrôpoi eux-mêmes, c'est-à-dire leurs âmes immatérielles, qui peuvent finir par être appréhendés, mais dans un premier temps, tant qu'on n'est pas encore habitué à la lumière du soleil/bon, il n'est encore possible que de « voir », dans ce registre intelligible qui se manifeste dans le logos, leurs ombres (les propos qu'ils tiennent) et leurs reflets (les propos tenus par d'autres sur eux), avant de pouvoir éventuellement, avec l'habitude, les voir « eux-mêmes » (auta), dans une vision qui ne peut être qu'individuelle et dont on ne peut rien dire, puisqu'en parler fait retomber au niveau des mots et des logoi. Et dans tout cela, il ne s'agit toujours que des anthrôpoi (au pluriel) pris et compris individuellement, des âmes individuelles prises comme principes d'intelligibilité de chaque être humain en particulier. Si l'on veut trouver dans l'allégorie une « idée de l'homme », il faut la chercher dans le ciel, qui ne peut se comprendre que comme un tout dont les éléments individuels, les astres, points lumineux tous à peu près identiques les uns aux autres, images dans l'allégorie des ideai intelligibles, comme je l'ai déjà dit, ne se comprennent et ne peuvent être identifiés que par leur position les uns par rapport aux autres (tout comme les ideai intelligibles n'ont de sens que par les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres et que l'on cherche à représenter dans les logoi), sans doute dans la lune, celui qui y prend le plus de place et le seul astre en dehors du soleil qui soit explicitement nommé, tout comme les anthrôpoi sont les seuls « objets » de la caverne qui sont explicitement nommés (en 516a7) dans ce qui est à découvrir par le prisonnier libéré tout juste sorti de la caverne.
Ce qui est vrai pour les humains est vrai aussi pour toutes les créatures matérielles naturelles et toutes les créations humaines en tant qu'intelligibles, pour lesquelles on retrouve ces quatre stades. Mais il reste que les noms (comme par exemple anthrôpos) ont été donnés par les prisonniers enchaînés sur la base d'eidè se limitant aux seules apparences visuelles que constituent les ombres, et que ces noms ne changent pas pour celles et ceux qui sont libérés de leurs liens et peuvent finalement sortir de la caverne, si bien que ce sont les mêmes noms qui sont utilisés dans le monde réel, associés à des eidè qui évoluent au fil de leur progression, pour parler de ce que l'allégorie représente par des choses qu'elle distingue par des noms différents : dans le cas du mot anthrôpos, des ombres (skiai) de statues d'hommes, des statues d'hommes (andriantai), des « reflets » (eidôla) dans les eaux hors de la caverne de ces hommes invisibles dans la caverne, mais présents au dehors, et finalement ces hommes (anthrôpoi) eux-mêmes (auta) et l'idea qui leur correspond dans le ciel (la lune ?), et qu'il est très difficile de ne pas y associer spontanément les « ombres », les images visuelles à partir desquelles ils ont pris naissance et qu'il est difficile de ne pas chercher à établir des relations d'original à image entre ces différents niveaux d'appréhension, pratique particulièrement risquée tant qu'on n'est pas arrivé au terme de la progression et qu'on l'entreprend au passage de l'intérieur à l'extérieur de la caverne avant d'avoir maîtrisé l'appréhension de ce qui se trouve à l'extérieur dans son ensemble, où elle conduit à prendre de simples reflets, les eidè qu'on associe à ce point aux mots qu'on utilise et qu'on pense naïvement être les mêmes pour tous, pour la réalité ultime et les statues vues à l'intérieur de la caverne pour des « images » de ces eidè : c'est ce qui se passe avec la supposée « théorie des formes/idées » attribuée à Platon alors même qu'il nous met en garde contre elle par le biais des images bien comprises jusqu'au bout de l'analogie de la ligne et de l'allégorie de la caverne ; mais pour les comprendre jusqu'au bout, il faut justement être arrivé au bout de la progression qu'il y décrit, avoir compris que ces eidè, différentes pour chacun en fonction de son degré de progression vers les astres/ideai qui en sont la cible « objective », mais lointaine et inaccessible à la plupart, sinon à tous, ne sont pas encore ces astres et encore moins les auta (« les ça-même ») qui eux, sont dans le lieu supracéleste, comme nous le dit le mythe du Phèdre, ce qui n'est pas donné à tout le monde*. La dernière étape, c'est donc, à défaut de « voir distinctement et contempler tel qu'il est [chacun des astres et] le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » (cf. 516b4-7 pour le cas du soleil), et non plus leurs reflets que sont les logoi tenus sur les ideai qu'ils figurent dans l'allégorie par les hommes dans les cités, d'avoir au moins pris conscience de ce que les reflets qu'en donnent nos logoi ne sont que ça, des « reflets » et que les eidè que chacun associe aux mots qu'il utilise en fonction de sa plus ou moins grande habituation à la lumière du soleil ne sont pas les astres/ideai vers lesquels ils tendent, mais leurs reflets dans son esprit. La vrai conclusion de tout ce processus d'éducation, ce n'est pas la contemplation prolongée du soleil/idée du bon lui-même, que chacun sait pratiquement impossible, que Socrate ne présente d'ailleurs pas de manière assertorique, mais modulée par un oimai (« je suppose »), et qui d'ailleurs ne nous apprendrait rien sur rien (ce n'est pas en regardant le soleil que l'on peut voir le monde qui nous entoure, mais en profitant de sa lumière pour regarder la terre autour de nous), mais le sullogizesthai qui suit dans l'allégorie (516b9-c2), le raisonnement qui mène à la compréhension du rôle du soleil/idée du bon en tant que « lumière » de l'intelligence, comme Socrate l'a exposé juste avant les deux images dans la mise en parallèle du bon et du soleil.
* Pour tempérer le caractère présomptueux qu'une telle assertion peut avoir, j'ajouterai simplement que mes premiers travaux sérieux sur Platon remontent à la fin des années 70, que la première version de ma traduction commentée de l'analogie de la ligne date de 2001 et que ce n'est que lors d'une quatrième mise à jour de celle-ci en 2022, à l'âge de 78 ans, que j'ai vraiment compris tout ce que je présente ici sur cette analogie, en particulier justement sur l'interprétation du découpage du segment du perçu par l'intelligence, même si j'avais touvé une dizaine d'années plus tôt la plupart des clés de lecture de l'allégorie de la caverne. Platon ne se livre pas sans efforts et l'éducation de l'homme qu'il décrit dans l'allégorie de la caverne n'est jamais finie... (<==)
Clés de lecture de l'analogie de la ligne
La première erreur qu'il faut éviter à propos de l'analogie de la ligne, c'est celle de croire que Socrate y oppose deux sortes de « réalités », celles qui sont « visibles », qualifiées par une propriété qui ne fait référence qu'au sens de la vue, mais en fait regroupant tout ce qui est accessible aux sens (aisthèton, terme utilisé plus loin dans l'analogie, en 511c1), c'est-à-dire toutes les « réalités » matérielles sensibles et soumises au devenir, et celles qui sont « intelligibles », et seulement intelligibles, donc immatérielles, inaccessibles aux sens et non soumises au devenir, ce qui conduit de fait à considérer que toute « réalité » est soit l'un soit l'autre, mais pas les deux à la fois, et que donc le monde matériel est inintelligible et ne peut être objet de connaissance, alors que justement l'allégorie de la caverne bien comprise nous montre que les « réalités » visibles (et par extension sensibles) peuvent aussi être intelligibles (« visibles », au sens analogiques, hors de la caverne). Ce que Socrate oppose ici, ce sont, non pas deux catégories de « réalités », mais deux modes d'appréhension des « réalités » qui nous entourent et nous sont accessibles par les sens et/ou l'intelligence (noûs), l'appréhension par la vue (et seulement la vue à ce point) et l'appréhension par l'intelligence. Si la vue est ainsi mise en avant, c'est parce qu'elle est le sens auquel nous accordons le plus d'importance et faisons le plus confiance pour nous permettre d'appréhender le monde autour de nous, au point que, pour les Grecs d'alors, l'un des verbes signifiant « savoir » (eidenai) n'est autre que le parfait du verbe signifiant « voir » (idein, qui supplée certains temps au verbe horan, autre verbe signifiant « voir », dont vient horaton, « visible »), comme pour mieux confirmer qu'avoir vu, c'est savoir/connaître. Et il ne faut donc pas tout de suite généraliser le terme « visible » pour le supposer utilisé à la place de « sensible » pour faire référence au monde matériel dans son ensemble (comme j'ai pu moi-même le faire dans d'autres pages de ce site et dans les versions précédentes de cette page) dans une synecdoque qui désignerait le tout par une partie, invitant effectivement le lecteur à penser plus aux « objets » appréhendables par les sens qu'aux modes d'appréhension de ces « objets » comparés au mode d'appréhension par l'intelligence. Dès lors qu'on a compris cela, il n'y a plus aucune raison de supposer a priori que ces deux modes d'appréhension sont exclusifs l'un de l'autre pour un même « objet » d'appréhension, alors même qu'on n'a aucune difficulté à admettre qu'un même « objet » puisse être à la fois visible, audible, tangible..., bref, appréhendable aussi par d'autres sens, et que donc les « objets » visibles puissent être aussi intelligibles, tout comme ils peuvent être aussi tangible et/ou audibles et/ou odorants et/ou sapides.
Si l'on regarde de plus près le texte avec ces remarques présentes à l'esprit, on voit que Socrate y superpose trois plans dans lesquels il utilise un vocabulaire différent :
- le plan des « réalités objectives », des pragmata, qui agissent (prattein) sur nos yeux et notre esprit/intelligence (noûs) et qui sont donc qualifiées de « visibles » (horaton) quand elles sont susceptibles d'activer la vue et d'« intelligibles » (noèton, au sens de « percetible par l'intelligence ») quand elles sont susceptibles d'activer l'esprit/intelligence (noûs) sans nécessairement passer par la médiation des sens, l'un n'étant pas plus exclusif de l'autre que le fait d'être visible n'est exclusif du fait d'être tangible, ou audible, ou perceptible par d'autres sens (en d'autres termes, une « réalité » qualifiée de « visible » peut aussi être « intelligible », et une « réalité » qualifiée d'« intelligible » peut ne pas être « visible », voire même n'être perceptible par aucun des sens) : il utilise pour cela des adjectifs verbaux en -tos (-ton au neutre) qui indiquent dans ce cas une simple possibilité, équivalents en grec des adjectifs en -able ou -ible en français, comme justement visible, intelligible, pensable qui servent à les traduire ;
- le plan des « affections », des pathèmata (cf. 511d7), produites en nous par ces « réalités objectives » (pragmata) visibles ou seulement accessibles à l'intelligence, pas à la vue : il utilise à leur propos les termes de « vu » (horômenon) et de « perçu par l'intelligence » (nooumenon), participes présents passifs qui renvoient, non pas à ce qui active la vue ou l'intelligence, mais à ce qui est produit dans notre esprit, qui y prend « naissance » (le sens premier de genos), sous l'effet de ces activateurs de la vue ou de l'intelligence lors d'occurrences effectives de ce qu'impliquent les verbes utilisé, « voir » (horan) et « penser, réfléchir » (noein) ;
- le plan des différentes sortes de logoi, exprimés ou simplement pensés, que ces « affections » (pathèmata) suscitent en nous : il parle à leur propos d'« opiné » (doxaston), c'est-à-dire ce qui exprime une simple opinion, et de « connu » (gnôston), c'est-à-dire ce qui est l'aboutissement d'une recherche de connaissance (gnôsis au sens d'« enquête »).
En qualifiant
en 509d8 les deux segments du premier découpage de la ligne de « celui du genos vu et celui (le segment) de celui (le genos) perçu par l'intelligence » (to te tou horômenou genous kai to tou nooumenou), il montre qu'il situe la ligne au niveau du second de ces trois plans, le niveau intermédiaire des « affections » (pathèmata) produites en nous par les « réalités objectives », les pragmata (« faits/choses ») qui agissent (prattein, dont dérive pragma, qui est l'opposé de paschein « subir/être affecté par », dont dérive pathèma) sur nos yeux et notre intelligence, et non pas au niveau de ces pragmata, de ces « réalités objectives ». C'est ce que suggère l'emploi du mot genos, qu'il faut prendre ici dans un sens évoquant l'« origine » (« ce qui a pour origine la vue/la perception par l'intelligence ») avec une idée de filiation que cherche à conserver ma traduction par « famille ». Et c'est ce que confirme la préférence pour les qualificatifs « vu » (horômenou) et « perçu par l'intelligence » (nooumenou) plutôt que « visible » (horaton) et « intelligible » (noèton) qui, eux, mettent l'accent sur des propriétés intrinsèques des « activateurs » (pragmata) de la vue et de l'intelligence et orientent donc l'esprit vers une classification des « objets » plutôt que des « affections » produites par ces « objets ». Parler de « visible » (horaton) et d'« intelligible » (noèton) rend plus facile la compréhension selon laquelle il s'agit de sous-ensembles disjoints (une « chose » est ou visible ou intelligible, pas les deux), alors que parler de « vu » et de « perçu par l'intelligence » facilite l'acceptation du fait que la même « chose » peut être à la fois vue et perçue par l'intelligence, qui est celle qu'a en tête le Socrate de Platon, comme le confirme l'allégorie de la caverne. Ceci devrait donc nous éviter une erreur quasi générale dans la compréhension de l'analogie, celle qui suggère que le découpage proposé par l'analogie de la ligne est un découpage du « réel » dans lequel chaque élément de ce tout est dans un et un seul des quatre sous-segments mis en évidence par Socrate, avec en arrière-plan l'idée d'opposer ce qui est visible (et par extension sensible/matériel) et, à ce titre, supposé inintelligible parce qu'en perpétuel devenir et donc ne peut être qu'objet d'opinions, avec ce qui n'est qu'intelligible et donc échappe au devenir et peut seul faire l'objet de savoir. Exit donc par exemple la thèse qui veut que les « objets propres » du premier segment du perçu par l'intelligence (celui de la dianoia) soient on ne sait trop quels « objets mathématiques », non que de tels « objets » n'existent pas (entre le carré lui-même (to tetragonon auton, cf. 510d7), qui n'a ni dimensions, ni position spatiale et peut se représenter par le logos « une figure plane fermée qui a quatre côté rectilignes égaux formant entre eux deux à deux quatre angles droits », et un dessin de carré fait par un géomètre sur un support matériel, qui ne sera jamais rigoureusement un « vrai » carré, il y a le carré de deux pieds de côté, auquel fait référence Socrate dans sa discussion avec l'esclave de Ménon, celui de quatre-vingt-dix pieds de côté dessiné sur tous les terrains de baseball, et tous ceux qui ont une dimension spécifique, considérés dans l'abstrait et non pas dans une figure matérielle particulière, et qui sont immatériels et en nombre infini), mais parce qu'ils ne sont pas la « population » exclusive du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, l'objet propre de la dianoia, qui peut considérer avec ses modes de raisonnement propres qui, seuls, la caractérise n'importe quel « objet » sensible/matériel ou seulement intelligible. Un symptôme de cette erreur d'interprétation est de parler de segment du visible (horaton) et de segment de l'intelligible (noèton) et non pas de segment du vu (horômenon) et de segment du perçu par l'intelligence (nooumenon), ignorant le changement de vocabulaire qui a lieu en 509d8 par rapport à 509d2-3, changement de vocabulaire qu'ignore en effet l'immense majorité des traducteurs, qui traduisent les deux séries de termes (horaton et horômenon d'une part, noèton et nooumenon d'autre part) par les mêmes mots (« visible » et « intelligible » respectivement).* Or, comme je l'ai déjà dit, l'allégorie de la caverne nous confirme que ce n'est pas le cas et que l'analogie ne cherche pas à classer dans des « boîtes » étanches les unes aux autres les « choses » (pragmata) auxquelles nous sommes confrontés dans notre vie, selon qu'elles affectent notre vue ou notre esprit/intelligence (noûs), mais à mettre en évidence les différentes manières dont nous réagissons aux « affections » (pathèmata) qu'elles provoquent sur eux, et que ce sont en fait les mêmes « choses » qui sont appréhendées dans les quatre (si elles sont visibles) ou seulement deux (si elles sont purement intelligibles) sous-segments, simplement sous des « apparences » (eidè) différentes conditionnées par ce qui nous y donne accès, vue ou esprit/intelligence (noûs). Mais, par le second découpage de chaque segment, Socrate nous montre que les « affections » (pathèmata) qu'il a en vue ne se limitent pas à la production « brute » résultant de l'action des pragmata sur les « organes » qui y sont sensibles (yeux pour a vue, oreilles en tant que récepteurs de logoi pour l'intelligence ou pensée en tant que simplement susceptible de production de logoi intérieurs), c'est-à-dire à l'image produite dans les yeux (peu importe où exactement et par quel processus physique) pour le vu, ou aux mots entendus ou simplement pensés pour le perçu par l'intelligence, mais vont jusqu'à la manière dont l'intelligence les interprète, soit de manière immédiate sans prendre conscience de ce que ce ne sont que des images (dans le vu) ou des mots (dans le perçu par l'intelligence), soit en prenant conscience de ce que ce ne sont que des « représentations » qui ne nous montrent pas ce qu'elles représente comme c'est. C'est en effet lorsque nous ne prenons pas conscience du fait que la vue ne nous donne que des « images » (eikones) de ce qu'elle nous laisse voir, c'est-à-dire, dans les termes de l'allégorie de la caverne, que nous « ne [pouvons] tenir pour le vrai (to alèthes) autre chose que les ombres des objets fabriqués » (515c1-2), que nous vivons dans un monde d'images, d'« ombres » (premier segment du vu), et seulement quand nous en prenons conscience que nous pouvons commencer à avoir accès à ce dont la vue ne nous donne qu'une image en tant justement que distinct de l'image que nous en percevons (second segment du vu). Et de la même manière, nous ne pouvons envisager ce dont nous parlons et auquel nous pensons avec des mots comme ayant une « réalité » autonome, et donc le connaître (second segment du perçu par l'intelligence), tant que nous ne le pensons pas comme distinct des mots que nous y associons, comme le font ceux pour qui « beau », « juste », « bon » par exemple, ne sont que des mots (premier segment du perçu par l'intelligence).
Mais il y a plus. Une fois que nous avons compris que les divisions que nous fait faire Socrate sur la ligne ne cherchent pas à définir des « cases » pour y situer des « étants » distincts, chacun ne pouvant être que dans une seule de ces « cases », mais à distinguer des manières différentes d'appréhender les mêmes « étants », nous pouvons enfin comprendre pourquoi, si le découpage du segment du vu inventorie bien des « choses » perceptibles (images et originaux), le découpage du segment du perçu par l'intelligence, lui, inventorie des démarches intellectuelles, des mode de raisonnement, et, seulement comme « objets » de ces démarches, des « étants » distincts de ceux du segment du vu (mots et eidè). La vue, avec l'aide d'un premier niveau d'interprétation par l'« intelligence » (Platon dirait l'âme (psuchè)) des données brutes qu'elle lui fournit, ne peut qu'identifier et distinguer les uns des autres des « objets » individuels, alors que l'intelligence proprement dite ne peut fonctionner qu'à travers des raisonnements qui établissent des relations entre ces « objets », ou plutôt entre les « abstractions » qu'elle y associe, justement pour les rendre intelligibles, les eidè progressivement débarassées de leurs références au sensible. Dans le visible, toute la question est de savoir quel « statut » l'âme accorde à ce que lui permet d'appréhender la vue, celui de représentation adéquate et exhaustive ce ce qui l'active (ce qui revient à prendre une simple image pour la réalité) ou celui de simple image partielle de cela ; dans l'intelligible, toute la question est de savoir quel « statut » l'intelligence accorde à ce sur quoi elle raisonne et aux mots dont elle se sert pour raisonner dessus selon qu'ils renvoient à des « objets » par ailleurs accessibles à la vue (et dont on peut donc se former des « images ») ou pas. On est donc bien dans les deux cas dans une division « selon le même logos ».
La seconde erreur qu'il faut éviter, c'est celle de mal comprendre justement l'expression ana ton auton logon (« selon le même logos ») utilisée par Socrate pour expliquer à Glaucon comment découper les deux segments du vu et du perçu par l'intelligence issus du premier découpage de la ligne, à propos duquel il n'a dit qu'une chose, c'est qu'il fallait la découper en deux segments inégaux (anisa) sans justifier cette consigne et surtout sans préciser de rapport (l'un des sens de logos) entre ces deux segments. Concernant le premier découpage de la ligne en deux segments, la lecture anisa (« inégaux ») a été contestée depuis l'antiquité, mais personne à ma connaissance n'a jamais trouvé une raison acceptable pour justifier qu'ils soient inégaux ou au contraire égaux (isa), alors que l'explication est fournie par l'allégorie de la caverne qui suit : si on trouve hors de la caverne, c'est-à-dire dans le segment du perçu par l'intelligence, tout ce qui est visible/sensible dans la caverne, c'est-à-dire dans le segment du vu, plus les astres du ciel invisibles depuis l'intérieur de la caverne, c'est-à-dire les intelligibles purs sans action sur nos sens, c'est donc que le segment du perçu par l'intelligence doit être plus grand que celui du vu, et Socrate peut dire cela sans savoir quelle est la taille de l'un et de l'autre (ce qui nécessiterait en préalable d'avoir dit ce qu'ils représentent de mesurable et d'avoir défini une unité de mesure appropriée) et sans même savoir quel est le rapport numérique entre les deux, puisqu'il ne précise pas comment les mesurer. Si donc Socrate sait qu'il ne connaît pas le rapport (logos) entre les deux segments, en tout cas pas en tant que rapport numérique, comment pourrait-il demander à Glaucon de couper chacun des deux segments selon ce même rapport ?!... Or ce que n'ont pas remarqué les commentateurs, c'est que le « même » (auton) de « selon le même logos » (ana ton auton logon) peut se comprendre de deux façons : (1) selon le même logos que celui qui a servi à découper la ligne en deux segments (la manière de comprendre de l'immense majorité, sinon la totalité, des traducteurs et commentateurs), ou (2) selon le même logos l'un que l'autre, sans référence au premier découpage. Or, si (1) implique (2) (les deux rapports qui servent à découper chacun des deux segments étant tous deux égaux à un même troisième, celui qui a servi à découper la ligne en deux segments, sont égaux entre eux), la réciproque n'est pas vraie. Or, rien dans l'analogie (sinon le poids de la tradition) ne permet de penser que le découpage de chacun des deux segments, celui du vue et celui du perçu par l'intelligence, doit se faire selon le logos (rapport numérique ou raison logique) qui a servi à découper le segment la première fois, logos dont, comme je l'ai déjà dit, Socrate ne dit rien sinon que les deux segments doivent être inégaux. Et lorsqu'il revient sur ces découpages dans la discussion sur la dialektikè, vers la fin du livre VII, en utilisant un vocabulaire qui nous fait passer du plan des « affections » (pathèmata, qui est celui où il avait initialement situé la ligne, au plan des logoi, le vocabulaire de l'opinion (doxa) et de l'intelligence (noèsis) en proposant d'appeler « ces deux-là ensemble (« confiance » (pistis) et « représentation » (eikasia), les deux « affections » (pathèmata) associées au segment du vu), « opinion » (doxa), et les deux autres (« savoir » (epistème, qui remplace ici ce qui était appelé noèsis dans l'analogie) et « pensée discursive (dianoia), les deux « affections » (pathèmata) associées au segment du perçu par l'intelligence), « intelligence » (noèsis, qui, dans l'analogie désignait seulement le second sous segment du saisi par l'intelligence) », c'est, après avoir associé « opinion » (doxa) à « devenir » (genesis) et « intelligence » (noèsis) à « étance » (ousia), pour proposer un certain nombre d'équivalences de rapports entre ces différentes notions : « ce qu'[est] étance (ousia) par rapport à devenir (genesis), intelligence (noèsis) [l'est] par rapport à opinion (doxa), et ce qu'[est] intelligence (noèsis) par rapport à opinion (doxa), savoir (epistèmè) [l'est] par rapport à confiance (pistis) et pensée discursive (dianoia) par rapport à représentation (eikasia) ». Or, aucun de ces parallèles ne concerne le rapport entre « savoir » (epistèmè) et « pensée discursive » (dianoia), les « affections » (pathèmata) associées aux deux sous-segments du perçu par l'intelligence et celui entre « confiance » (pistis) et « représentation » (eikasia), les « affections » (pathèmata) associées aux deux sous-segments du vu, dont il a dit au départ qu'ils devaient être égaux (découpage « selon le même logos »). Les rapports qu'il évoque ici sont ceux entre les sous-segments homologues des deux segments : rapport entre « savoir » (epistèmè) et « confiance » (pistis) (le second sous-segment de chaque segment) et rapport entre « pensée discursive » (dianoia) et « représentation » (eikasia) (le premier sous-segment de chaque segment), pour dire qu'ils sont analogues au rapport entre « intelligence » (noèsis) et « opinion » (doxa), lui-même analogue au rapport entre « étance » (ousia) et « devenir » (genesis). Or il convient de noter que cette égalité de rapports (le rapport du premier sous-segment du vu au premier sous-segment du perçu par l'intelligence est égal au rapport du second sous-segment du vu au second sous-segment du perçu par l'intelligence et ils sont tous deux égaux au rapport du segment du vu dans son ensemble au segment du perçu par l'intelligence dans son ensemble) est mathématiquement vraie quel que soit le rapport qui a servi à découper les deux segments pourvu que ce soit le même, même si ce n'est pas celui qui a servi à découper la ligne en deux segments, en d'autres termes, est vrai dans la compréhension (1) comme dans la compréhension (2) de ana ton auton logon, puisqu'il ne dépend que de l'égalité des rapports servant au second découpage, qui est acquis dans la compréhension (1) comme dans la compréhension (2). Si donc Socrate avait aussi voulu que les rapports entre « savoir » (epistèmè) et « pensée discursive » (dianoia) d'une part, entre « confiance » (pistis) et « représentation » (eikasia) d'autre part, identiques par hypothèse puisque le découpage doit être fait « selon le même logos » (ana ton auton logon), soient aussi égaux au rapport entre « intelligence » (noèsis) et « opinion » (doxa), désignant à ce point le segment du perçu par l'intelligence et celui du vu, il n'aurait pas manqué de le dire. On peut d'ailleurs se demander si les précisions qu'il donne sur les rapports de sous-segment homologues, qui ne font qu'alourdir sa phrase déjà dense sans apporter grand chose à ce qu'il a dit auparavant, n'ont pas été ajoutées par lui pour nous faire comprendre que, s'il entre dans de tels détails et n'ajoute pas l'égalité des rapports entre les deux sous-segments de chaque segment et celui entre les deux segments dans leur ensemble, c'est bien parce que cette égalité n'est pas vraie. Et cela est confirmé par ce qu'il dit aussitôt après, justement de ces deux rapports, en ajoutant : « mais le rapport d’analogie (analogian) dans ce sur quoi (eph' hois) ceux-ci [portent] et la division en deux de chacun des deux, ce qui est dans le registre de l'opinion (doxaston) et ce qui est dans le registre de l'intelligence (noèton), laissons tomber, Glaucon, pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus longs que ceux qui ont précédé » (533d7-534a8), c'est-à-dire qu'il ne veut pas en dire plus sur le rapport identique qui a servi à découper les deux segments de départ « selon le même logos » (ana ton auton logon), ce qui implique qu'il n'est égal à aucun de ceux qu'il a déjà mentionné, dont le rapport entre « intelligence » (noèsis) et « opinion » (doxa), les nouveaux noms par lesquels il fait référence aux deux segments de départ. Il faut donc comprendre ana ton auton logon (« selon le même logos ») dans le sens (2) (les deux segments sont découpés selon le même logos l'un que l'autre, qui n'est pas le logos qui a servi à découper la ligne en deux segments).
* Et le poids de la tradition est tel qu'alors même que j'avais repéré ce changement de vocabulaire, j'ai continué jusqu'à cette nouvelle version de la page de traduction de l'analogie de la ligne à parler de segment du visible et de segment de l'intelligible plutôt que de segment du vu et de segment du perçu par l'intelligence, erreur dont on retrouvera encore la trace dans la plupart des pages de ce site antérieures à la mise en ligne de celle-ci. (<==)
Clarté (saphèneia) et vérité (alètheia)
Concernant le découpage de chaque segment, celui du vu et celui du perçu par l'intelligence, « selon le même logos » (ana ton auton logon), même si, comme on vient de le voir, Socrate finit par dire qu'il ne veut pas en discuter, nous pouvons quand même chercher à comprendre les indications éparses qu'il donne à son sujet. Dans le cours de l'analogie, Socrate évoque deux « critères » qui pourraint être pertinents : la notion de « clarté » (saphèneiai) et son contraire (asapheia), qu'il mentionne en 509d9 au début de sa description du découpage du segment du vu, et celle de « vérité » (alètheia) et de son absence, qui apparaît à la transition entre la description du découpage du segment du vu et celle du découpage du segment du perçu par l'intelligence, en 510a9. Si ces deux notions sont voisines au point que saphès, l'adjectif dont dérive saphèneia, à partir du sens premier de « clair, manifeste, évident », a aussi le sens dérivé de « sûr, véritable », il convient de bien faire la distinction entre les deux et surtout de bien voir quel rôle il fait jouer à la vérité dans l'analogie.
La saphèneia, « clarté », n'a de sens que par rapport à un observateur et la perception de ce qu'il observe. Elle est donc une propriété pertinente pour les affections (pathèmata) et tout le monde serait d'accord pour admettre que, dans la plupart des cas au moins, une image est moins claire que son original. Mais il faut aussi noter que, comme le met en évidence l'allégorie de la caverne, la « clarté/évidence » étant une notion en partie subjective en ce qu'elle dépend des spécificités génériques et de la qualité individuelle des organes de l'observateur, le manque de clarté peut aussi bien être causé par un manque que par un excès de lumière, comme cela se passe pour le prisonnier lorsqu'il se retourne dans la caverne et, ébloui par le feu quand il cherche à voir les objets dépassant du mur, estime les ombres auxquelles il était habitué « plus claires » (saphestera, 515e4) que les objets dépassant du mur vu dans la pleine lumière du feu, le même phénomène se reproduisant à sa sortie de la caverne à propos des objets présents dehors (« les hommes et les autres [choses] », 516a7), et, à nouveau, en sens inverse, lorsqu'il retourne dans la caverne et n'arrive plus à distinguer les ombres après s'être habitué à la lumère du soleil hors de la caverne. Et puisque l'allégorie nous fait comprendre que ce sont les mêmes « objets » qui se retrouvent dans les différents segments sous des « apparences » différentes, il faut en conclure que cette notion de saphèneiai (« clarté/évidence ») n'est pas ce qui sert à faire le tri et le classement d'« objets » différents dans des segments différents, mais une propriété de la perception que nous avons du même « objet », quel qu'il soit, dans les différents segments. La perception à laquelle donne accès le second segment du vu (les statues d'hommes, dans le cas des anthrôpoi, c'est-à-dire leur corps matériel) sera toujours, dès lors qu'on se sera habitué à ce mode de perception, plus claire/certaine/évidente que celle à laquelle donne accès le premier segment du vu (les ombres, c'est-à-dire la simple apparence visuelle bidimensionnelle), et ainsi de suite jusqu'au quatrième segment, le second segment du perçu par l'intelligence, qui donne accès à une perception qui, complétée par celles obtenues dans les trois autres segments remises à leur juste place, donnera l'appréhension la plus claire de ce qui est soumis à examen, quoi que ce soit.
L'alètheia (« vérité »), désignée par un substantif dérivé de l'adjectif alèthès dont le sens premier est « non caché », concerne, elle, le rapport de plus ou moins grande fidélité qui existe entre la perception par un observateur de quelque chose, fait ou « chose », qui agit sur lui (un pragma) et ce dont c'est la perception. Elle suppose donc, elle aussi, un observateur, mais là où la saphèneia (« clarté/évidence ») avait un caractère en partie subjectif dépendant de l'observateur et de ses organes d'observation, l'alètheia (« vérité ») a un caractère « objectif » en ce qu'elle s'apprécie par rapport à ce qui est observé et plus ou moins « dévoilé ». Et comme ce n'est pas un observateur tout seul qui peut juger de cette fidélité puisqu'il ne peut appréhender ce qu'il observe autrement que par le moyen de ses organes de perception (sens et intelligence) dont il est justement question d'estimer la fidélité et que personne ne peut lire dans les pensées d'un autre, elle ne peut s'apprécier que dans des formulations sous forme de logoi au moyen de dialogues entre observateurs confrontant leurs perceptions. Et de fait, dans l'analogie de la ligne, l'alètheia (« vérité ») est mentionnée dans un contexte (510a8-10) où il est question d'opiné (doxaston) et de connu (gnôston), termes qui renvoient à des logoi exprimant des opinions ou manifestant des connaissances, et dans l'allégorie de la caverne, il n'est fait référence à l'alètheia (« vérité ») que dans des contextes de logoi ou de dialegesthai : en 515c1-2 lorsque Socrate dit que les prinonniers enchaînés « ne [peuvent] tenir pour le vrai (to alèthes) autre chose que les ombres des objets fabriqués » aussitôt après avoir dit que « s'ils étaient capables de dialoguer entre
eux (dialegesthai), les [choses] présentes étant les mêmes... ils prendraient
l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient » (515b4-5) ; en 515d1-7, dans le cadre d'un dialogue entre le prisonnier qu'on vient de libérer de ses chaînes et un personnage non identifié (« si quelqu'un lui
disait... », ei tis autôi legoi, 515d1-2) mais qui n'est manifestement pas un des prisonniers enchaînés, où Socrate suggère que le prisonnier libéré en viendrait à « croir[e] les [choses] vues auparavant (les ombres) plus vraies (alèthestera) que celles maintenant montrées (les objets dépassant du mur) » (515d6-7) ; en 515e6-516a3, lorsque Socrate dit du prisonnier qui sort de la caverne, qu'ébloui par la lumière du soleil, il serait incapable de voir « une seule des [choses] maintenant dites vraies » (tôn nun legomenôn alèthôn, 516a2-3).
Pour bien comprendre le rôle que Socrate attribue au critère de « vérité » dans le découpage de la ligne, il faut être très attentif à la formulation qu'il emploie et ne pas se laisser emporter par des idées préconçues ou influencer par des propos de lui qui ne viendront que plus tard et dans un autre contexte (ce qu'il dit du rapport entre opinion et savoir dans la discussion sur la dialektikè vers la fin du livre VII) : à la charnière entre la description du découpage du segment du vu en images et originaux de ces images et celle du découpage du segment du perçu par l'intelligience, il demande à Glaucon s'il est d'accord pour dire que « cela (le segment du vu, dont il vient de préciser le mode de division) est divisé par la vérité (alètheia) ou pas [de telle manière que] comme l'opiné [est] par rapport au connu, ainsi ce qui a été rendu semblable [est] par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable » (510a8-10). Ce que propose ici Socrate, c'est d'étendre à la problématique de l'image et du modèle, généralisée ici, en vue de son extension prochaine au segment du perçu par l'intelligence, par les termes « ce qui a été rendu semblable » (to homôiothen) et « ce à quoi ça a été rendu semblable » (to hôi hômoiôthè), une distinction entre opiné et connu au regard de la vérité supposée admise. Toute la question est donc de savoir quelle est cette distinction entre opiné et connu qui peut être étendue au cas de l'image/similitude et du modèle/original et, puisque supposée admise, dont il a été question auparavant. Il ne peut donc s'agir ici de faire apparaître l'opinion comme « image » du savoir, car cela reviendrait à faire fonctionner le parallèle que suggère Socrate dans le sens contraire de celui qu'il suggère et de plus, fait l'impasse sur la problématique de « vérité » qui est au départ de ce parallèle. La distinction du point de vue de la vérité entre opiné et connu supposée admise que Socrate propose à Glaucon d'étendre à l'image/similitude par rapport à son modèle/original, c'est celle que Glaucon lui-même a énoncée en République V, 477e6-7, dans la discussion sur la différence entre savoir et opinion, lorsqu'il a qualifié le savoir d'« infaillible » (anamartèton) et l'opinion du contraire (« ce qui n'est pas infaillible »), ce qui, reformulé en terme de « vérité », revient à dire que le savoir est toujours vrai alors que l'opinion, comme nous le savons depuis le Ménon, peut être vraie ou fausse. Transposé à l'image par rapport à l'original, ce que veut nous faire admettre ici Socrate, c'est qu'un original, en tant qu'original, est toujours « vrai », alors qu'une image/reproduction/similitude de cet original peut être vraie ou fausse par rapport à lui, c'est-à-dire en donner une image/reproduction/similitude plus ou moins fidèle et plus ou moins complète. En d'autres termes, la problématique de « vérité » ne se pose que pour des « images/reproductions/similitudes » par rapport à leur « original/modèle ». Et, de ce point de vue, la « vérité » n'est pas de l'ordre du tout ou rien, mais bien d'un « dévoilement » progressif qui peut admettre de multiples étapes quand on est confronté à de multiples « images/reproductions/similitudes » du même « original/modèle », les unes sous forme d'images fournies par la vue, d'autres sous forme de logoi, ce qui est très précisément le cas pour nous dans notre appréhension de ce qui nous entoure, comme le fait comprendre l'allégorie de la caverne. Socrate n'invoque donc pas la vérité pour nous aider à faire le tri entre des choses qui, en tant qu'images/reproductions, seraient fausses par rapport à d'autres qui en seraient les originaux/modèles et, à ce titre, seraient vraies, comme par exemple les objets visibles/matériels par rapport à on ne sait trop quelles « idées » immatérielles, mais pour attirer notre attention sur le fait que tout ce qui a un statut d'« image/reproduction » par rapport à autre chose pose un problème de « vérité »/fidélité à son « modèle/original » qui ne peut se réduire au dilemme « vrai/faux », vrai pour l'original, faux pour la reproduction/image, comme c'est le cas pour l'opinion par rapport au savoir, qui peut être totalement ou partiellement vraie, ou bien complètement fausse.
Ce n'est que lors de la reprise de l'analogie dans la discussion sur la dialektikè vers la fin du livre VII que Socrate évoquera, non pas la distinction entre opiné (doxaston) et connu (gnôston), mais celle entre opinion (doxa) et intelligence (noèsis) en regroupant les deux affections (pathèmata) associées au segment du vu sous l'appellation d'opinion (doxa) et les deux du perçu par l'intelligence (noûs, en tant qu'« organe ») sous l'appellation d'intelligence (noèsis, en tant activité), et précisera sa pensée sur ces sujets dans des termes que j'ai déjà cités dans la discussion sur le sens de « selon le même logos » (ana ton auton logon), mais qu'il convient ici d'examiner sous un autre angle : « il est donc satisfaisant, comme auparavant, d'appeler le premier lot « savoir » (epistèmè), le deuxième « pensée discursive/vagabonde » (dianoia), le troisième « confiance » (pistis) et « représentation » (eikasia) le quatrième ; et ces deux-là ensemble, « opinion » (doxa), et les deux autres, « intelligence » (noèsis) ; et opinion (doxa) d'une part [est] à propos du devenir (genesis), intelligence (noèsis) d'autre part à propos de l'étance (ousia) ; et ce qu'[est] étance (ousia) par rapport à devenir (genesis), intelligence (noèsis) [l'est] par rapport à opinion (doxa) ». Mais là encore, il faut bien comprendre ce que dit Socrate à la lumière en particulier d'une bonne compréhension des deux images de l'analogie de la ligne et de l'allégorie de la caverne. Lorsqu'il dit qu'« opinion (doxa) [est] à propos du devenir (genesis) » et qu'« intelligence (noèsis) [est] à propos de l'étance (ousia) », il ne veut pas dire que tout ce qui est d'ordre visible/sensible/matériel et donc sujet au devenir ne peut qu'être l'objet d'opinion et que seul ce qui est d'ordre exclusivement intelligible peut se voir atttribuer une « étance » (ousia), puisque l'allégorie de la caverne nous a montré que tout ce qui est dans la caverne en tant que visible se retrouve hors de la caverne en tant qu'intelligible. Il veut dire simplement que tant qu'on en reste aux affections associées au segment du vu, eikasia et pistis, c'est-à-dire qu'on reste dans la caverne, on ne peut aboutir qu'à des opinions et que ce n'est que lorsqu'on accepte de sortir de la caverne et donc d'accéder au moins à la dianoia, que l'on peut commencer à avoir l'intelligence de ce à quoi nous nous intéressons, que ce soit sensible ou purement intelligible, et espérer un jour en arriver au savoir (epistèmè) en accédant au dernier sous-segment. En d'autres termes, c'est chacun de nous qui, en acceptant ou pas d'admettre que même des choses en devenir peuvent avoir une part d'intelligibilité et qu'il peut y avoir des « étants » qui n'affectent aucun de nos sens (les étoiles de l'allégorie de la caverne), c'est-à-dire de sortir de la caverne, nous contraignons à en rester à des opinions ou nous ouvrons la porte de l'intelligence, y compris des « réalités » soumises au devenir. Si nous n'acceptons pas que des choses soumises au devenir puissent malgré tout, par le pouvoir du logos, se voir affecter des « attributs » au moyen de mots disant que « c'est » ci ou ça et décrivant donc leur « étance » (ousia), c'est nous-mêmes qui nous condamnons à ne pouvoir avoir que des opinions. Et c'est aussi le cas si nous refusons d'admettre que ces « attributs » sont plus que de simples mots.
Si l'on veut à tout prix soutenir que le logos qui sert au découpage en deux de chaque segment de la ligne est le même que celui qui a servi à découper la ligne une première fois (comme j'ai dit que le font tous les commentateurs), en supposant de manière simpliste que ce rapport est celui d'image à original alors même que, comme on l'a vu plus haut, Socrate refuse de discuter sur ce rapport par crainte de discussions interminables (ce qui montre qu'il n'est pas aussi simple que ça), arguant du fait que, dans la discussion sur la dialektikè, il associe le premier segment à l'opinion (doxa) et le second à l'intelligence (noèsis), on peut essayer d'assimiler le rapport d'opinion à savoir à un rapport d'image à original. Et de fait, on peut considérer qu'une opinon particulière, un « opiné » (doxaston), c'est-à-dire une opinion exprimée par des mots spécifiques prononcés ou pensés, est une « image » de savoir, d'un « connu » (gnôston), lorsqu'elle est une opinion vraie, dans la mesure où elle peut reproduire exactement les mots qu'utiliserait quelqu'un qui possède un savoir sur ce sur quoi porte cette opinion, et que la différence entre les deux n'est pas dans la formulation utilisée, les mots qui l'expriment, mais dans l'aptitude ou l'absence d'aptitude de celui qui utilise ces assemblages de mots à en rendre raison et à justifier la pertinence de ceux-ci, dans le fait que pour l'un ces mots ne sont justifiés que par le fait de les avoir entendus, eux ou des mots de sens voisin, employés par d'autres, alors que pour l'autre ils sont le résultat d'un travail d'investigation (l'un des sens de gnôsis) personnel dont il est en mesure de reproduire le déroulement, mais Socrate ne le dit jamais explicitement et, comme on l'a vu plus haut, ce n'est pas ce qu'il dit dans l'analogie en 510a8-10 lorsqu'il fait un parallèle entre « opiné » (doxaston) et « connu » (gnôston) d'une part, « image/reproduction/similitude » (« ce qui a été rendu semblable » (to homôiothen)) et « original/modèle » (« ce à quoi ça a été rendu semblable » (to hôi hômoiôthè)) d'autre part. Et, de toutes façons, l'opinion en tant qu'abstraction (doxa), qui englobe aussi bien les opinions vraies que les fausses, n'est pas la même chose qu'une opinion particulière présente dans la pensée d'une personne particulière (un doxaston), tout comme l'intelligence (au sens de compréhension) en tant qu'abstraction (noèsis) n'est pas la même chose qu'une connaissance particulière (un gnôston) présente dans l'esprit d'une personne particulière, et ce n'est pas parce que certaines opinions particulières constituées par des assemblages de mots peuvent, lorsqu'elles sont vraies, être des « images/reproductions/similitudes » de savoirs sur le même sujet, susceptibles d'être exprimés par les mêmes asssemblages de mots, que l'opinion en tant que telle, abstraction qui n'est aucun assemblage de mots particuliers, peut être considérée comme une « image/reproduction/similitude » du savoir en tant que tel, abstaction qui n'est, elle non plus, aucun assemblage de mots particuliers. On ne peut donc déduire du fait que Socrate associe « opinion » aux deux sous-segments du vu et « savoir » aux deux sous-segments du perçu par l"intelligence que le rapports entre le segment du vu dans son ensemble et celui du perçu par l"intelligence dans son ensemble est un rapport d'image à original et est donc le même que celui qui a présidé au découpage de chacun de ces deux segments en deux sous-segment « selon le même logos » (ana ton auton logon), qui n'est d'ailleurs pas non plus un simple rapport d'image à original. En effet, la différence entre l'affection (pathèma) que subissent les prisonniers qui n'ont jamais vu que les ombres (premier sous-segment du vu), l'eikasia, et celle que subissent les prisonniers libérés mais encore dans la caverne (second sous-segment du vu), la pistis, n'est pas tant le fait que, dans un cas, ils voient des images et dans l'autre leurs originaux puisque, parmi les originaux, il peut y avoir des objets fabriqués (skeuè) qui sont eux-mêmes des images (tableaux et statues, par exemple), mais le fait que si, dans le premier cas, ils voient effectivement des images (les ombres), ils n'en ont pas conscience et prennent ces images pour la « réalité », que, comme le dit Socrate dans l'allégorie, « ils ne [peuvent] tenir pour le vrai (to alèthes) autre chose que les ombres des objets fabriqués » (515c1-2), alors que dans le second cas, lorsqu'ils sont devenus capables de voir à la fois les ombres et les objets fabriqués dont ce sont les ombres, ils ne peuvent plus ignorer que les ombres ne sont que des ombres, c'est-à-dire des sortes d'images d'autre chose qu'ils voient aussi.
Et de même que, dans le vu, la notion d'« image » (eikôn) utilisée pour distinguer le second sous-segment du premier est une « fausse piste » qui doit nous amener à généraliser la notion d'« image » à tout ce qui nous est offert par la vue, de même, dans le perçu par l'intelligence, la notion d'« image » (eikôn) utilisée pour distinguer le second sous-segment du premier, celle selon laquelle certains des mots que nous employons serviraient à désigner des « choses » qui sont des « images » d'on ne sait trop quelles « réalités » accessibles uniquement par la « pensée » (dianoia) et qui finiront par être nommées eidè lorsque Socrate en viendra à parler du second sous-segment, est une « fausse piste » qui doit nous amener à généraliser cette notion d'« image » à tout ce qui est exprimé par des logoi, bref, à comprendre, pour être en mesure de tirer au mieux parti de toute la puissance du dialegesthai (hè tou dialegesthai dunamis, 515b4), que ce sont tous les logoi qui ne font que donner des « images » des « étants » (ta onta) par la médiation des eidè auxquels renvoient les mots, pour autant qu'on cesse de les associer à des images visuelles (eikones au sens premier) pour tenter d'atteinde les ideai vers lesquels ils pointent, c'est-à-dire les principes d'intelligibilité qui permettent de les comprendre dans la lumière du bon (exemple : on ne comprendra pas ce qu'est un lit en cherchant ce qu'il y a de commun visuellement, ou même matériellement, à tous les lits qu'on a vus auparavant, c'est-à-dire en se limitant à l'horômenon eidos (« apparence vue »), mais seulement lorsqu'on comprendra qu'un lit (klinè) est un meuble destiné à permettre à une ou plusieurs personnes (en général pas plus de deux) de s'alonger (klinein) dessus pour dormir (noèton eidos (« apparence intelligible ») qui pointe vers l'idea de lit) ; autre exemple : il ne suffit pas, pour devenir philosophe, de ressembler physiquement à Socrate, comme c'est le cas pour Théétète (cf. Théétète, 143e8-9), qui peut bien être un brillant mathématicien, mais est incapable d'accoucher d'un logos sensé sur ce que signifie « savoir » faute d'avoir commencé par s'interroger sur le logos, à travers lequel se manifeste ce « savoir » (pour le dire dans les termes de l'analogie, il pose le logos comme une hupothesis dont il ne cherche pas à rendre raison), ce qu'il ne finit par faire, sans succès, qu'à la fin du dialogue quand tous ses essais antérieurs de définir le savoir ont échoué, se terminant sur une définition du savoir comme opinion vraie accompagnée de logos, alors même que peu avant, Socrate lui a fait admettre que l'opinion est une forme de logos, ce qui fait que sa définition peut se reformuler comme logos vrai accompagné de logos, il faut lui ressembler au niveau du logos, comme c'est symboliquement le cas pour le jeune Socrate, qui porte le même nom, et qui prend la place de Théétète pour dialoguer dans le Politique avec l'Étranger d'Élée, qui a pris la place de Socrate dans le Sophiste pour faire comprendre à Théétète ce qu'est le logos et comment il peut être vrai ou faux, sur un sujet autrement important pour un futur philosophe idéalement destiné à devenir « roi », la fonction propre de celui ou celle qui doit gouverner la cité).
Dans les deux cas, c'est l'allégorie de la caverne qui permet de corriger le tir : pour le vu en présentant comme « objet propre » du premier sous-segment les ombres de tout ce qui dépasse du mur, qu'il s'agisse d'« originaux » (les « statues d'hommes » (andriantai) qui en font partie n'étant pas là en tant que statues, mais en tant que figurant les corps qu'animent les anthrôpoi/âmes cachés par le mur) ou d'« images » au sens usuel (qui font partie, en tant qu'objets fabriqués, des skeuè de 514c1), pour nous amener à comprendre que c'est tout ce que nous offre la vue qui n'est qu'« images » de ce qui l'active ; pour le perçu par l'intelligence, en évoquant les logoi proférés dans la caverne par les porteurs cachés par le mur, considérés à ce point comme des phénomènes purement physiques, à travers leur écho, qui en fait des « reflets » sonores, pour nous préparer à comprendre qu'hors de la caverne, ce sont tous les logoi proférés par les anthrôpoi qui constituent des « ombres » et des « reflets » intelligibles de ceux qui les profèrent et de ce dont ils parlent, c'est-à-dire des « étants » (ta onta), des « ça même » (ta auta) qui agissent sur nos sens et notre esprit/intelligence (noûs) et ne nous sont perceptibles qu'à travers des eidè, visibles/sensibles ou intelligibles. Plus spécifiquement, les logoi sont fait avec des mots qui, en fin de compte, ne sont que des « images », ou si l'on préfère, des « étiquettes », qui jouent dans l'intelligible le rôle des ombres à l'intérieur de la caverne. Toute la question est alors de savoir comment on appréhende le rôle des mots par rapport à ce qui n'est pas eux et dont on prétend parler, et de plus, parler en tant que « sachant », c'est-à-dire en tant que possédant un savoir (epistèmè) à leur sujet. Ces mots, c'est ce qui sert de « soutien » au logos, aux raisonnements que nous menons pour essayer d'atteindre au savoir, et c'est eux que Socrate a en vue lorsque, dans la description du découpage du perçu par l'intelligence, il emploie le mot hupothesis, dont le sens étymologique est « action de poser (thèsis) sous (hupo) », et par extension « ce qui est posé sous ». Et la différence entre les deux sous-segments se fait entre les raisonnements de ceux qui acceptent les mots que leur fournit le langage dans le(s) sens qui résulte(nt) de l'usage, sans se poser de questions à leur sujet (connaître le nom, c'est connaître ce dont c'est le nom, tout comme, dans la caverne, voir l'ombre, c'est voir ce dont c'est l'ombre) et au sujet d'autre chose distinct d'eux à quoi ils renverraient, et qui donc construisent des raisonnements au besoin d'une parfaite rigueur logique sur des « fondations » (l'un des sens d'hupothesis) qui ne sont en fin de compte que des opinions héritées de l'usage (le sens des mots qu'ils emploient), ce qui interdit que le résultat de leurs raisonnements, aussi rigoureux soient-ils, soit un « savoir » puisque construit sur des opinions, et les raisonnements de ceux qui cherchent à savoir ce qui se cache derrière les mots avant de se lancer avec eux dans des raisonnements et qui ont pris conscience du fait que ce ne sont pas les mots qui sont importants, mais les eidè intelligibles que nous y associons dans notre esprit, débarassés de toute référence à des images visuelles spécifiques et susceptibles d'être désignés par plusieurs mots différents, qui ne sont encore que l'« apparence » que peuvent prendre pour notre intelligence (noûs) les auta, les pragmata (« faits/choses ») eux-mêmes, que nous cherchons à connaître, qui jouent dans le perçu par l'intelligence le rôle des objets dépassant du mur dans la caverne.
Les deux découpages ont donc bien été faits « selon le même logos », selon une justification/raison (sens possible de logos) similaire, qui n'est pas celle qui a servi à découper la ligne une première fois, mais, comme le laisse entendre Socrate lui-même à la fin, ce logos n'est pas évident à formuler de manière succincte et n'est pas simplement le rapport d'image à original, de « ce qui a été rendu semblable par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable », mais est plus une différence qu'un rapport, la différence entre le fait de percevoir quelque chose qui est de l'ordre de l'« image/ressemblace » (visuelle ou autre) sans avoir conscience de ce que ce n'est qu'une « image/ressemblace » et le fait d'avoir pris conscience de cela. Bref, il s'agit en fin de compte de comprendre que, dans le perçu par l'intelligence aussi bien que dans le vu, nous n'avons accès qu'à des « images/ressemblances/similitudes » des « ça-même » (auta) qui agissent sur nos sens et notre intelligence, pas aux « ça-même » eux-mêmes (ou alors seulement d'une manière qui est incommunicable puisque toute communication passe par des mots).
Conclusion : Théétète est-il assis ?
Tentons de résumer tout ce qui vient d'être dit pour faire ressortir les lignes de force de ce que Platon cherche à nous faire comprendre à travers l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne s'éclairant l'une l'autre et éclairées par d'autres passages de la République et d'autres dialogues. Nos sens et notre intelligence (noûs) subissent des « affections » (pathèmata) sous l'effet de « choses » (pragmata) qui peuvent ou pas affecter un ou plusieurs de nos sens, mais affectent toujours notre intelligence (noûs), soit par la médiation des sens, soit directement, l'un n'étant pas exclusif de l'autre (on peut par exemple à la fois voir quelque chose avec les yeux et le concevoir par la pensée). Chacun de ces « organes » (organes des sens et intelligence en tant qu'elle appréhende de qui l'affecte) a ses propres caractéristiques et contraintes et appréhende un « aspect » (eidos dans le cas de la vue, utilisé aussi par analogie dans le cas de l'intelligence) différent de ce qui est susceptible de l'affecter (des couleurs, des sons, des odeurs, etc., pour les sens, des critères d'intelligibilité pour l'intelligence affectée directement sans la médiation des sens). Dans l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, Socrate se limite, en ce qui concerne les sens, à celui de la vue, parce qu'il est le plus prégnant, le plus riche d'informations « pratiques » pour nous permettre de nous y retrouver dans le monde et celui auquel, pour cette raison, on fait le plus confiance (pistis), et distingue donc des « apparences vues » (horômena eidè) et des « apparences intelligibles » (noèta eidè), étant entendu que tout ce qui se montre à nous sous une « apparence vue » (horômenon eidos), c'est-à-dire qui est visible (horaton) en tant que capable d'affecter les organes de la vue, a aussi une « apparence intelligible » (noèton eidos), mais que certaines « choses » peuvent n'avoir qu'une « apparence intelligible » (noèton eidos) et donc ne pas être « visibles » (ni percetibles par les autres sens). Sur la base de ressemblances (« le même », tauton) et de différences (« autre », thateron) et en faisant abstraction des critères de temps et de position spatiale dans le cas des impressions sensibles, chacun associe des noms (le plus souvent préexistants) à ces eidè, à l'aide desquels il peut produire des logoi, simplement pensés ou proférés à voix haute. Mais Socrate n'en reste pas là et s'intéresse surtout aux différentes manières dont nous interprétons ces « affections » et concevons ce qui en est à l'origine, puisque nous ne pouvons connaître en elles-mêmes (auta) les « choses » (pragmata) qui nous affectent, mais seulement à travers les « affections » (pathèmata) qu'elles induisent en nous « filtrées » par les « organes » qu'elles affectent, intelligence (noûs) comprise. Dans cette perspective, il différencie les « affections » (pathèmata) non pas tant par ce qui en est à l'origine, mais par les différentes manières pour la personne qui est affectée d'envisager la « chose » (pragma) qui est à l'origine de cette affection et de le traduire, explicitement ou implicitement, dans ses logoi. Et il distingue quatre manières dont une personne peut appréhender ce qui l'affecte. Soit la personne considère que ne sont des « choses » (pragmata) que ce qu'elle peut voir (segment du vu, intérieur de la caverne), soit elle admet qu'il y a aussi des « choses » « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » (511a1), comme par exemple le carré à propos duquel les géomètres démontrent leurs théorèmes, et que le rôle de l'intelligence (noûs, dont dérive dianoia) n'est pas tant d'inventorier les « choses » (pragmata) que nous voyons (avec nos yeux) pour leur attribuer des noms que de mettre en évidence des relations entre « choses » (pragmata), vues ou pas, qui nous permettent de progresser dans leur compréhension (segment du perçu par l'intelligence, extérieur de la caverne). Pour qui est dans le premier cas, dans la caverne donc, les mots sont de deux sortes, ceux qui renvoient à des « choses » (pragmata) vues, ou au moins visibles, c'est-à-dire que d'autres ont vues et qu'il pourrait voir si l'occasion s'en présentait, et ceux qui ne renvoient à rien qui puisse être vu, donc pour eux à aucune « chose » (pragma), et qui, pour eux, n'ont donc de sens que par les usages qu'on en fait, ce que Socrate appelle des nomima en République V, 479d4, vers la fin de la discussion sur la distinction entre savoir (epistèmè) et opinion (doxa) et dont il fait l'objet propre des opinions. Ainsi, si une telle personne entend la phrase « Théétète est assis » que l'Étranger d'Élée prend dans le Sophiste comme exemple de phrase minimale porteuse de sens (deux mots seulement en grec : Theaitètos kathètai, Sophiste, 263a2) dont on peut mettre à l'épreuve la vérité ou la fausseté parmi les personnes qui assistent à la scène où elle est supposée être prononcée, pour lui, le mot « Théétète » renvoie bien à une « chose » (pragma) qu'il peut voir, alors que le mot « assis » ne renvoie à aucune « chose » (pragma) qu'il puisse voir indépendemment de la personne à laquelle on applique ce qualificatif. Ce mot n'a donc pour lui que le sens que lui ont appris ceux qui lui ont appris à parler et que l'usage lui donne. Et puisque certains des mots qu'il emploie n'ont de sens pour lui que par l'usage qui en est fait par d'autres dans leurs logoi ou par des logoi les définissant dans un dictionnaire, il ne peut avoir de savoir (epistèmè) lorsqu'il les emploie, mais seulement manifester des opinion (doxa) qui pourraient être remises en cause si l'usage venait à changer, puisqu'elles ne renvoient qu'à des logoi, pas aux « faits » (sens premier du mot pragma), aux « étants » (onta), et cela non du fait de la nature intrinsèque des « choses » (pragmata) dont il parle, qui seraient soumises au devenir, mais du fait de son attitude à leur égard, de son refus de considérer comme « choses » (pragmata) ce qu'il ne peut voir. Il ne voit donc pas dans le logos « Théétète est assis » la mise en relation de deux « choses » (pragmata) distinctes, « Théétète » et « assis », mais la désignation d'un seul « fait/chose » (pragma) « Théétètassis », si bien qu'en fin de compte, il ne voit jamais « Théétète », mais seulement « Théétètasssis » ou « Théétètedebout » ou « Théétètallongé » ou « Théétètendormi » ou..., et ne peut donc non seulement pas « savoir » ce qu'est « assis », mais pas non plus « savoir » ce qu'est « Théétète » abstraction faite de tout ce qui participe à la vue qu'il a de lui à un moment donné où il le voit, que cela lui soit propre, comme la couleur de ses yeux ou de ses cheveux (qui peut changer avec l'âge), ou « accidentel » (pour employer un langage arisotélicien), comme le fait d'être assis ou debout, ou de porter un vêtement blanc ou rouge qui se substitue en certains endroits à la couleur de sa peau et masque sa nudité. Dans cette première catégorie de personnes, Socrate distingue deux sous-groupes (sous-segments sur la ligne, situations dans la caverne) selon qu'elles considèrent que la vue leur donne une appréhension parfaitement adéquate de ce qu'elles voient et que donc ce qu'elles considèrent comme des « choses » (pragmata) est exactement tel que ce que la vue leur en dévoile, sans se rendre compte que la vue ne leur en donne qu'une « image » (premier sous segment du vu, celui de l'eikasia (« conjecture/imagerie ») ; prisonniers enchaînés « ne [pouvant] tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués » (515c1-2)), ou qu'ils admettent que la vue ne leur donne de ce qu'ils voient qu'une « image » partielle et potentiellement trompeuse dans certaines situations, ne leur en dévoile que l'enveloppe extérieure applatie en deux dimensions et qu'il faut la compléter par des données issues des autres sens, dont le toucher, et par la confrontation d'images multiples d'une même « chose » (pragma), puisque, par exemple, nous ne voyons jamais en même temps les deux côtés opposés d'une même « chose », mais qui en restent néanmoins à l'idée que n'est une « chose » (pragma) que ce qu'elles peuvent voir et font donc confiance (pistis) à la vue pour identifier ce qui est ou n'est pas une « chose » (pragma) (second sous-segment du vu, celui de la pistis ; prisonnier libéré de ses liens mais restant dans la caverne). Parmi les personnes qui admettent qu'il y a aussi des « choses » (pragmata) « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (dianoia) » (511a1) (segment du perçu par l'intelligence, extérieur de la caverne), la distinction en deux groupes se fait sur la base de leur attitude par rapport aux mots. Revenons pour mettre en évidence ces deux attitudes possibles, à notre phrase minimale « Théétète est assis » : pour toutes ces personnes, « assis » renvoie à un pragma (« fait/chose ») indépendemment du fait qu'il est appliqué à Théétète ou à qui que ce soit d'autre, mais à un pragma (« fait/chose ») qui n'est accessible qu'à l'intelligence (noûs). Quand on lit ces mots dans le Sophiste, on imagine la scène : Socrate et son jeune homonyme, Théodore, Théétète et l'Étranger d'Élée sont dans un gymnase, assis sur un ou des bancs pour discuter. Mais imaginons que nous changions de décors et que ce petit groupe soit dans une chambre d'hôpital moderne où quatre d'entre eux sont venus rendre visite à Théétète qui y est soigné et que Théétète soit dans son lit d'hôpital, dont la partie qui soutient son dos est inclinable. « Théétète est assis » veut-il dire que Théétète a redressé la partie inclinable de son lit pour être dans une position plus proche d'assis que d’allongé ? Mais à partir de quelle degré d'inclinaison faut-il dire « assis » plutôt qu'« allongé » ? En d'autres termes, que signifie exactement « assis » ? À partir de là, deux attitudes sont possibles : soit on va chercher à définir plus exactement « assis » en se posant des questions sur les pieds (peuvent-ils encore toucher le sol quand on est « assis » ?), l'angle que font les jambes avec les cuisses (est-on encore assis quand les jambes sont à l'horizontale dans le prolongement des cuisses, par exemple justement sur un lit d'hôpital articulé, ou sur un fauteuil de plage inclinable jusqu'à l'horizontale ?), l'angle que font les cuisses avec le tronc (à partir de quel angle n'est-on plus debout, mais assis, en pensant par exemple à un banc assis-debout ?), la partie du poids du corps qui repose éventuellement encore sur les jambes, la superficie minimale des fesses qui doivent être appuyées sur un support porteur, etc. (et il est facile d'imaginer un « dialogue socratique » sur cette importante question se terminant en aporie !), soit on va chercher à tourner la difficulté en reformulant l'affirmation d'une manière moins problématique qui permettra d'obtenir l'accord de tous sur la situation de fait (pragma) de Théétète, par exemple « Théétète est dans son lit d'hôpital ». La première approche (préciser le sens du mot « assis »), qui serait celle d'un Aristote, est une démarche qui s'attache aux mots et pense que comprendre, c'est faire un raisonnement rigoureux sur des mots justes, si bien que le mot finit par prendre la place de la « chose » (pragma) à laquelle on l'associe dans la pensée d'une personne ayant cette approche (premier sous-segment du perçu par l'intelligence, celui de la dianoia ; première étape du prisonnier libéré hors de la caverne, où il ne s'attache encore qu'aux ombres et reflets que sont les logoi). La seconde approche, qui est celle du Socrate de Platon, prend acte de l'imprécision du langage en comprenant qu'il est fait de mots qui ne sont pas les « choses » (pragmata) qu'ils désignent, mais de simples « étiquettes » plus ou moins arbitrairement choisies qu'on y attache pour pouvoir en parler et qu'il vaut donc mieux ne pas s'obnubiler sur les mots mais toujours en revenir aux « faits » (pragmata) en admettant que dans de nombreux cas les « frontières » entre mots sont floues plutôt que de chercher une rigueur inaccessible dans la fixation de ces « frontières » et forcer les « faits » (pragmata) sous des étiquettes qui ne leur conviennent pas tout à fait, la « vérité » n'étant pas dans les mots et les logoi, mais dans les pragmata (faits/choses ») (second segment du perçu par l'intelligence, celui de la noèsis/epistèmè ; prisonnier voyant les auta, des « choses » vues dans la caverne et retrouvées dehors aussi bien que des astres du ciel). Mais surtout, la personne qui est dans la seconde approche sait que le logos n'a pas été donné aux humains simplement pour faire l'inventaire des ombres dans la caverne et leur coller des étiquettes (noms), ni même pour raisonner hors de la caverne au gré des questions qu'on se pose, mais pour trouver le chemin du bon et que c'est cette idée du bon qui doit lui servir de boussole dans tous ses raisonnements. Ainsi, dans le cas de la formule « Théétète est assis » utilisée par l'Étranger d'Élée, son objectif en l'employant n'était pas de décrire à titre d'information circonstantielle la position de Théétète pendant la discussion, ce qui est parfaitement neutre par rapport au bon et indifférent par rapport à la discussion elle-même, mais de donner un exemple minimal de logos dont la véracité pouvait être confirmée par tous les présents, par opposition à un autre exemple, « Théétèté vole », dont la fausseté pouvait aussi être validée par tous les présents, et ce, en vue de montrer qu'il est possible de tenir un discours faux (pseudos logos), démonstration fondamentale pour faire un bon usage du logos, indispensable pour être un bon être humain puisque c'est justement le fait d'être doué de logos qui le spécifie en tant qu'être humain. Et dans ces conditions, dans le décor moderne d'un hôpital que j'ai proposé pour la discussion, de toutes façons imaginaire, inventée par Platon pour son dialogue, si la phrase « Théétète est assis » avait soulevé des objections de la part d'un ou plusieurs des participants préférant le considérer comme alongé, il aurait tourné la difficulté en changeant son exemple plutôt que de se lancer dans une longue discussion sur le sens précis d'« assis » et la « frontière » exacte entre « assis » et « alongé » qui n'aurait rien apporté de bon à la discussion en cours sur le discours faux, par exemple en le remplaçant par « Théétète est hospitalisé » qui, dans le contexte supposé, serait considérée comme vraie par tous les présents.
On est donc loin de l'image simpliste qui oppose un monde visible/sensible en perpétuel devenir ne donnant pas prise au savoir mais seulement à l'opinion à un monde intelligible d'idées pures échappant au devenir, qui serait seul objet de savoir et dont le « monde » visible ne serait qu'une pâle « image ». C'est dans l'intelligible, c'est-à-dire hors de la caverne, que se fait la distinction par l'intelligence entre ce qui est soumis au devenir et ce qui ne l'est pas et le travail de réflexion qui permet l'intelligibilité des deux. Et la question de savoir si le « monde » sensible est une « image » d'un « monde » intelligible ne peut plus être posée en ces termes. Pour le dire dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne, veut-on dire que les statues d'hommes (andriantai) qui représentent les corps humains dans l'allégorie sont des « images » de la lune ou de l'astre qui représente dans le ciel de l'allégorie l'« idée de l'Homme » (comme le suggère la compréhension « simpliste » véhiculée par la supposée « théorie des idées »), ou qu'elles sont chacune l'« image » du porteur/âme qui l'anime, représenté dans l'allégorie par l'anthrôpos caché par le mur qui la porte, invisible dans la caverne et qui ne devient « visible », c'est-à-dire intelligible, qu'hors de la caverne, ou encore que ce sont ces âmes humaines, seulement « visibles » hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'intelligible, qui sont une « image » de la lune ou de l'astre qui représente dans le ciel de l'allégorie l'« idée de l'Homme », auquel cas la relation d'image à original, si tant est qu'il y en ait une, n'est plus entre visible et intelligible, mais à l'intérieur même de l'intellgible ?...
Avec ces préliminaires en tête, il est temps maintenant de se colleter avec le texte de l'analogie.
(vers la section précédente : le bon et le soleil)
[509c]...
Eh bien qu'en aucun cas, dit-il (2),
tu n'en restes là, ou au moins, cette similitude concernant le soleil,
expose-la de nouveau en détail, si tu es en train d'omettre quoi que
ce soit.
Mais bien sûr ! dis-je, j'omets certainement des tas de choses !
Eh bien donc, dit-il, ne laisse pas la moindre chose de côté.
Je crois, repris-je, que ce sera encore beaucoup. Mais pourtant, autant qu'il
est à présent possible, je n'omettrai rien volontairement.
Surtout pas ! dit-il.
[509d]
Pense-les donc, repris-je, comme nous le disons, être deux et
régner l'un sur la famille et le domaine intelligible,
l'autre par contre sur [la famille et le domaine] visible (3) – [je dis « visible »] pour que je ne te paraisse pas, en disant « ciel », faire mon sophiste à propos du mot (4).
Mais saisis-tu donc bien ces deux apparences (5), visible, intelligible/pensable (6) ?
Je saisis.
Eh bien donc, prenant par exemple une ligne (7) segmentée en deux segments
inégaux (8),
segmente à nouveau chacun des deux segments (9)
selon le même logos (10),
celui de la famille vue et celui de celle perçue par l'intelligence (11),
et tu auras, par la clarté et de l'absence de clarté (12)
des uns par rapport aux autres, d'une part dans le vu, [509e]
d'une part l'un des deux segments : les images (13)--j'appelle en effet images, tout d'abord [510a]
d'une part les ombres, ensuite les reflets sur les eaux et sur les [choses] pour autant qu'elles sont par leur constitution
à la fois compactes, lisses et brillantes, et tout ce qui est du même
ordre, (14) si tu comprends bien. (15)
Mais oui, je comprends bien.
Eh bien donc, pose l'autre, auquel celui-là ressemble (16) : les êtres vivants autour de nous, et tout ce qui est engendré, et
la famille entière de ce qui est fabriqué. (17)
Je le pose, dit-il.
Et est-ce que tu consentirais à dire que cela, repris-je, est
divisé par la vérité ou pas [de telle manière que] comme l'opiné [est] par rapport au connu (18), ainsi ce qui a été
rendu semblable [est] par rapport à ce à quoi ça a été rendu
semblable ? (19)
[510b]
Oui, dit-il, tout à fait.
Examine maintenant aussi à son tour la segmentation de l'intelligible (20),
de quelle manière ça doit être segmenté.
Comment ?
De manière que, d'un côté de celui-ci, [c'est en] se servant des [choses] auparavant imitées comme d'images [qu']une âme
est contrainte de/se contraint à mener sa recherche, progressant/conduite à partir de soutiens non pas jusqu'à un principe (directeur) mais jusqu'à une fin ; de l'autre côté au contraire, [c'est] celui [où elle se contraint à mener sa recherche en] allant jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien,
à partir d'un soutien et sans les images [gravitant] autour de ça,
se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à
travers elles. (21)
Ce que tu dis, dit-il, je ne l'entends pas trop bien. (22)
[510c]
Eh bien ! encore une fois, repris-je. Ainsi tu entendras plus facilement
ces [propos] énoncés auparavant. Je pense en effet que tu sais (23)
que ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul (24)
et des [choses] comme ça, se posant pour soutiens (25)
l'impair et le pair et les figures (26)
et trois apparences (27)
d'angles et autres [choses] apparentées à celles-ci selon chaque
plan de marche (28),
ces [choses], d'une part, comme des [gens] sachant (29),
s'en étant fait des soutiens, ils estiment n'avoir plus en aucune
manière, ni à eux ni aux autres, à donner de logos à
leur sujet (30), [510d]
comme [si c'était] des choses en tous points évidentes, et les prenant d'autre part
comme principes de départ, parcourant à partir de là de bout
en bout tout le reste, ils finissent (31)
de manière cohérente (32)
sur ce à propos de quoi ils s'étaient lancés dans
leur examen. (33)
Bien sûr, dit-il, cela, je le sais en effet.
Et donc aussi qu'ils se servent en outre des apparences vues (34)
et se font leurs logoi (35)
sur elles en pensant (36) non pas à celles-ci, mais à celles auxquelles celles-ci ressemblent (37),
se faisant leurs logoi par rapport au tétragone (carré) lui-même (38),
à la diagonale elle-même (39),
et non pas [510e]
à celle qu'ils dessinent, et de même pour le reste, ces [choses] mêmes en effet qu'ils façonnent et dessinent (40),
et dont il y a des ombres et des images sur les eaux (41),
s'en servant en effet comme d'images à leur tour, mais cherchant [511a] à voir (42)
celles-là mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la pensée (dianoia) (43).
Tu dis vrai, dit-il.
Eh bien, je disais en effet intelligible cette apparence, mais
l'âme contrainte de/se contraignant à se servir de soutiens dans sa recherche sur elle (44),
n'allant pas jusqu'à un principe (directeur), comme n'ayant pas le pouvoir
de s'élever plus haut que les soutiens, mais se servant à
titre d'images des [choses] mêmes qui sont copiées par celles d'en
bas et, celles-là par rapport à ces autres-là, parce qu'en
mettant plein la vue, réputées et estimées. (45)
[511b]
J'entends, dit-il,
que tu parles de ce dont traite la géométrie et les arts
qui lui sont apparentés. (46)
Entends donc [ce qu'il en est de] l'autre segment du perçu par l'intelligence lorsque je parle de ce que le logos lui-même atteint par le pouvoir du dialegesthai (47),
faisant (48)
des soutiens, non des principes (directeurs), mais réellement
des soutiens [utilisés] comme voies d'approche et tremplins (49) pour que, allant jusqu'à ce [qui n'est] soutien de rien, vers le principe (directeur) du
tout (50), puis,
ayant mis la main dessus (51),
y rattachant en retour ce qui s'y rattache (52),
il redescende ainsi jusqu'à une fin (53),
[511c]
ne se servant en plus d'absolument rien de perceptible par les sens (54), mais qu'avec
les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse
aussi dans des apparences (55).
J'entends, dit-il, certainement pas convenablement, car tu m'as l'air de parler
d'un travail de longue haleine (56),
que pourtant tu veux expliquer (57)
qu'est plus clair (58) ce qui, de ce qui est et [est] aussi intelligible (59),
est observé (60)
sous la conduite de la science du dialegesthai (61)
que ce qui [l'est] sous la conduite de ce qu'on appelle « arts » (62),
où les soutiens [sont] principes (directeurs) et ceux qui contemplent
sont contraints en effet de/se contraignent en effet à (63) contempler ces choses par la pensée (64),
et non pas par les sens, mais du fait qu'ils examinent (65),
non pas [511d]
en remontant jusqu'à un principe (directeur), mais à partir de soutiens, ils
t'ont l'air de ne pas posséder l'intelligence (66)
de ces choses, quoiqu'elles soient intelligibles avec un principe (directeur). (67)
Et tu m'as l'air d'appeler « pensée » (dianoia) l'état d'esprit (68)
de ceux qui sont versés dans la géométrie (69)
et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses, et non pas « intelligence » (noûs),
estimant que la pensée est quelque chose d'intermédiaire entre
l'opinion (70) et l'intelligence. (71)
Tu as très convenablement capté (72),
repris-je. Et maintenant, prends-moi (73), sur les quatre segments, ces quatre
affections engendrées dans l'âme (74),
l'appréhension par l'intelligence d'abord sur le plus haut, la réflexion/pensée (discursive/vagbonde) (dianoia) [511e]
ensuite sur le second, au troisième ensuite attribue la confiance et au
dernier la conjecture (75),
et range-les en te guidant sur ce logos (76)
que, comme les *** sur lesquels c'est participent à la vérité, ainsi celles-ci participent à
la clarté. (77)
J'entends, dit-il, et je te rejoins et les range comme tu dis.
(vers la section suivante : l'allégorie de la caverne)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) C'est Glaucon qui parle, en réponse à Socrate qui vient de l'accuser, sur le ton de la plaisanterie, d'avoir été cause des « hyperboles » verbales auxquelles il s'est livré en comparant le bon au soleil (voir la fin de la section précédente, et, pour la traduction de to agathon par « le bon » plutôt que par « le bien », la note 2 à ma traduction de cette section). (<==)
(3) Les « deux » dont il est question dans cette réplique de Socrate, ce sont le bon et le soleil qui a servi, dans la section précédente, à en donner une image.
« Régner sur la famille et le domaine l'un intelligible,
l'autre par contre visible » traduit le grec basileuein to men noètou genous
te kai topou, to d' au horatou. Genos, dont genous est l'accusatif singuiler, est le substantif dérivé du verbe gignesthai (« naître/devenir »), qui avait au temps de Platon un registre de sens qui allait du sens premier de « naissance » évoluant vers celui de « ce qui naît/devient », individuellement (« rejeton ») ou collectivement (« famille/race/peuple »), jusqu'à des sens plus abstraits comme celui de « genre » ou d'« espèce ». Si je le traduis ici par « famille » plutôt que par « espèce », la traduction que j'avais retenue dans les précédentes versions de cette page, c'est parce que c'est la traduction qui garde le mieux en français le lien avec l'idée de naissance sans perdre le sens abstrait n'impliquant plus l'idée de « naissance » au sens biologique qu'il a quand on parle par exemple de « famille de mots » ou de « famille d'instruments de musique ». Et l'on verra dans la suite que cette étendue du registre de sens est importante pour comprendre les propos de Platon.
Par ces mots, Socrate continue à exploiter l'analogie entre le bon et le soleil pour essayer de nous faire mieux comprendre ce par rapport à quoi le bon joue le rôle que joue le soleil par rapport au monde visible qu'il éclaire, et qu'il a qualifié de noètos en 508b12-c2, utilisant pour la première fois dans la République cet adjectif verbal du verbe noein (« penser, réfléchir ») qui n'avait jamais été utilisé dans les dialogues antérieurs (antérieurs dans l'ordre des tétralogies que je présente sur ce site), terme que j'ai traduit, selon la traduction usuelle, par « intelligible » mais qu'on pourrait aussi traduire par « pensable » pris dans le sens de « susceptible d'être appréhendé par la pensée » (sur ce mot et sa traduction, cf. la note 79 à ma traduction
de la section intitulée « le bon et le soleil »). Dans ce contexte, le terme le plus général qui lui était venu à l'esprit pour désigner ce qu'éclaire le soleil et qui, de ce fait, devient « visible (horaton) », était le terme topos, dont le sens premier est « lieu », et que j'avais traduit alors par « domaine », et il avait donc parlé d'un noètos topos, d'un « domaine intelligible » comme étant par rapport au bon ce que l'horatos topos, le « domaine visible » est par rapport au soleil, tout en sachant que si la notion de topos (« lieu ») est adaptée pour le visible, elle ne peut être prise que par analogie lorsqu'il s'agit de l'intelligible, tout comme le verbe « voir » est pris par analogie pour parler de « vues » de l'esprit, d'« idées », mot qui dérive justement du grec idea, nom dérivé d'idein, infinitif aoriste d'un verbe grec signifiant « voir », lorsqu'un peu plus loin dans l'analogie, Socrate dira à propos du « carré lui-même (to tetragonon auton) », de « la diagonale elle-même (hè diamètros autè) », que ce sont des réalités « qu'on ne peut voir que par la réflexion (ha ouk an allôs idoi tis è tèi dianoiai) » (511a1). Et il avait agencé sa phrase de manière à ce que topos soit explicite lorsqu'il est qualifié de noètos, où justement il pose problème, et seulement sous-entendu lorsqu'il est qualifié d'horatos, auquel il est plus adapté, pour nous amener à nous interroger sur la pertinence de ce terme à propos de ce qui n'est qu'abstractions sans liens justement avec le temps et l'espace, bref, pour susciter notre étonnement, lui qui nous dira dans le Théétète que le thaumazein (« s'étonner ») est le commencement de la philosophie (cf. Théétète, 155d).
Remarquons toutefois que, s'il n'est pas trop difficile de comprendre que Socrate, en parlant de « lieu visible (horatos topos) », fait référence à l'espace dans lequel sont situées les choses que la vue nous permet d'appréhender, à l'ensemble de ce qu'éclaire et rend visible le soleil, il n'en reste pas moins qu'un « lieu (topos) » en tant que tel n'est pas « visible », non seulement parce que ce que l'on voit, ce sont des objets ou les personnes situées dans tel ou tel lieu et non pas le lieu en tant que contenant, mais encore parce que ce n'est pas la vue par elle-même qui peut nous donner seule la notion d'un espace tridimensionnel, puisque ce que « voient » à proprement parler nos yeux, ce ne sont que des taches de couleur dans un « espace » bidimensionnel (au même titre que la pellicule ou le capteur d'un appareil photo, qui est une portion de plan) et que ce n'est que grâce à un effort de notre esprit qui nous est devenu inconscient mais qui a nécessité des années d'apprentissage dans les premiers temps de notre vie que, grâce au fait que nous avons deux yeux et avec l'aide de nos autres sens, le toucher en particulier, dont aucun ne perçoit le « lieu » en tant que tel, et aussi à notre capacité de nous déplacer, nous avons appris à, non pas « voir », mais « estimer » la distance qui nous sépare de chacun des objets que nous voyons et leurs positions respectives les uns par rapport aux autres, et donc à prendre conscience de la « profondeur » de l'espace qui nous entoure et de son caractère tridimensionnel. En d'autres termes, la notion de « lieu (topos) » est elle-même un abstraction purement intelligible à laquelle l'habitude nous a conduit à donner une « réalité » quasi matérielle qui fait que nous ne sommes plus capables de penser quoi que ce soit autrement que comme situé dans un « lieu », alors même que ce n'est qu'en faisant abstraction de la position dans l'espace (et dans le temps) que nous pouvons donner des noms à ce que nous voyons.
Ici, Socrate, partant de la position « dominante » qu'occupent respectivement le bon et le soleil dans leur « domaine » propre, introduit une nouvelle image au moyen du verbe basileuein (« régner (sur) ») qui renvoie à l'idée de royauté et assimile le bon et le soleil à deux souverains régnant chacun sur son propre « pays ». Et cette nouvelle image lui sert à introduire un autre terme pour parler de ce qui est sous la domination dans un cas du bon, dans l'autre du soleil, celui de genos, dont j'ai évoqué le registre de sens au début de cette note et que je traduis par « famille », de manière à nous éviter d'absolutiser une seule manière d'en parler. En effet, ce qui caractérise un royaume le plus souvent, c'est le « territoire » (topos, qui peut aussi se traduire dans un tel contexte par « pays ») qui le compose et le « peuple » (genos, dont c'est un des sens possibles dans un tel contexte) qui l'habite. Or, en ce qui concerne le visible/sensible, de même que nous avons fini par « objectiver » la notion de « lieu (topos) » au point de ne plus pouvoir imaginer quelque chose qui ne serait pas dans un « lieu », nous avons aussi « objectivé » ce qui « peuple » ce lieu au point d'avoir de grandes difficultés à imaginer que puisse exister autre chose que les « objets » matériels qui le « peuplent ».
Ici encore, Socrate, comme en 508b12-c2 avec topos (« lieu »), construit sa phrase de manière à ce que topos (« lieu/pays ») et genos (« famille/peuple/espèce ») soient explicites à propos du noèton (« intelligible ») et sous-entendus à propos de l'horaton (« visible »). Mais la situation n'est pas tout à fait la même car si topos ne se laisse pas facilement transposer dans le registre de l'intelligible, il n'en va pas de même pour genos, qui, comme je l'ai dit au début de cette note, avait déjà, à l'époque de Socrate, des sens abstraits comme celui de « genre » ou d'« espèce ». Socrate nous fait ainsi toucher du doigt encore une fois, si nous prenons la peine de réfléchir, que, comme c'était déjà le cas avec topos (« lieu ») de manière moins évidente, nous parlons du monde sensible et matériel à l'aide de concepts, comme ceux de lieu et de genre, qui ne sont pas des données de nos sens, mais déjà des abstactions purement intelligible qui appartiennent, elles, au « royaume » du bon. Et, dans cette mise en parallèle, il nous invite à nous interroger sur la manière dont, dans la ligne de ce que lui a fait auparavant pour la vue sous la lumière du soleil et la connaissance sous la « lumière » du bon, on pourrait comprendre de manière analogique les concepts de lieu (topos) et de « population » (genos), c'est-à-dire si l'on veut, de contenant et de contenu, en ce qui concerne les intelligibles. Mais, comme la suite va nous le montrer, s'il évoque cette question, qui est spontanément dans l'esprit de tous tant elle est indissolublement liée pour nous à la question d'« existence », c'est pour rapidement lui faire un sort pour revenir à ce qui était déjà son souci premier dans l'analogie du bon et du soleil, la perspective, non pas existentielle sous-jacente à ces questions sur le quoi et le où, mais gnoséologique prenant appui sur le fait de notre perception de ces deux ordres de « faits/choses » (pragmata) : on voit et on pense, c'est une donnée de l'expérience. Toute la question est alors de comprendre en quoi cela peut contribuer à ce qui est notre seul souci : faire ce qui est bon (agathon) pour nous, proprement compris comme êtres composites constitués d'un corps et d'une âme tripartite (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), pour parvenit à l'excellence (aretè) et au vrai bonheur. Et il n'est pas certain que le fait de savoir « où » sont les concepts purs que perçoit notre esprit et de quelle « matière » ils sont faits soit une condition préalable pour répondre convenablement à ce souci, à supposer que notre intelligence soit capable de se représenter ça.
Mais, pour ceux que ces questions intéressent, on peut remarquer en conclusion que le fait que Socrate suppose une analogie entre le « royaume » du soleil et le « royaume » du bon, s'il ne nous dit pas « où », en quel topos (« lieu »), est le « royaume » des intelligibles, nous suggère quelque chose sur là où il n'est pas : en les situant eux aussi dans un « royaume », comme les « objets » offerts à la vue, il laisse entendre qu'ils ont eux aussi une réalité « objective » et ne sont donc pas que dans notre tête, ne sont pas de simples créations de notre esprit. Mais « objective » ne veut pas dire « matérielle » et le Socrate de Platon, tout comme nous, a plus de facilités à dire ce qu'ils ne sont pas qu'à dire ce qu'ils sont. En fin de compte, comme va le confirmer toute la suite, pour Socrate, ils « sont » des réalités qui sollicitent notre intelligence, des pragmata (« faits/choses ») qui agissent (prattein, le verbe dont dérive pragma) sur elle qui est, dans un premier temps au moins, passive par rapport à eux comme notre vue est passive par rapport aux réalités visibles qui la sollicitent (d'où le nom de pathèmata, « affections », que donne Socrate à ce qu'ils produisent en nous, utilisant le substantif dérivé du verbe paschein, « subir/pâtir » par opposition justement à prattein, « agir »). (<==)
(4) « [Je dis « visible »] pour que je ne te paraisse pas, en disant « ciel », faire mon sophiste à propos du mot » traduit le grec hina mè ouranou eipôn doxô soi sophizesthai peri to onoma. Ce membre de phrase venant immédiatement après « ...sur le visible (horatou) », qui constitue une incise offrant un commentaire sur un choix de mot, laisse sous-entendu quelque chose qui appelle le hina (« pour que »), que j'ai explicité en ajoutant entre crochets les mots « [je dis « visible »] » qui ne sont pas dans le grec.
« Faire
son sophiste » traduit le grec sophizesthai, verbe dérivé
du nom sophistès, dont le français « sophiste »
est le décalque, et qui était le qualificatif par lequel on désignait
au temps de Socrate et Platon les pareils de Protagoras, Gorgias, Hippias, Thrasymaque
et autres Prodicos. Le verbe avait une connotation péjorative, impliquant
une idée de mauvaise foi, de fraude, bref de recours à ce que
l'on appelle encore aujourd'hui des « arguments sophistiques ».
La remarque de Socrate porte sur les deux mots grecs traduits respectivement
par « visible » et « ciel » : « visible »,
c'est horatou en grec (génitif ici en tant que compément de basileuein, « régner sur »), alors que « ciel »,
c'est ouranou (génitif pour la même raison).
Considérer le soleil, puisque c'est de lui dont il est question ici, comme le « roi » du ciel n'était pas absurde au temps de Socrate, et les deux mots horatou et ouranou se ressemblent suffisamment (le h de horatou rend seulement en alphabet latin l'esprit rude sur le omicron initial de horatou, qui n'existait pas du temps de Platon, où l'on n'avait pas encore inventé les esprits pour marquer l'aspiration ou l'absence d'aspiration d'une voyelle en début de mot) pour qu'en Cratyle,
396b7-c3, Socrate dérive le nom ouranos (« ciel »)
du verbe horan, « voir » et cette ressemblance est à l'origine de ce qui pourrait effectivement ne passer que pour un jeu de mots pédant (de « sophiste »).
Ceci étant, s'il est normal d'un certain point de vue de faire du soleil le roi du ciel, on peut aussi penser que ce à quoi conviendrait plutôt la qualification de « céleste » que suggère l'association avec le ciel, c'est l'« intelligible » plutôt que le « visible ». En effet, pour la plupart des gens, « céleste » évoque plutôt le divin puisque le ciel est la demeure des dieux, et, à ce titre, est plus apparenté à l'immuable, à l'éternel, et donc à l'intelligible qu'au visible changeant.
C'est d'ailleurs ce que même l'étymologie fantaisiste du Cratyle
suggère, puisqu'en faisant dériver le qualificatif ourania,
« céleste » (qui est aussi le nom d'une des neuf Muses),
qu'on donne à la vue que l'on a « es to anô (vers le
haut) », de « horôsa ta anô (regardant les choses
d'en haut »), Socrate l'associe au « pur esprit (katharon noun) »
que procure cette vue. Et de fait, l'allégorie de la caverne qui va suivre utilisera, comme on l'a vu dans l'introduction, le ciel où trône le soleil comme image, non pas du noèton topon (le « domaine intelligible ») dans son ensemble, mais de la partie la plus noble de celui-ci, celle où se trouvent les ideai, c'est-à-dire les intelligibles purs sans contrepartie sensible/matérielle, et le mouvement anô
(vers le haut) pour décrire le processus éducatif qui nous y donne accès (ainsi, en 516a5,
on trouve l'expression ta anô pour parler de ce que voit le prisonnier
sorti de la caverne, et on la retrouve en 517b4,
et l'adverbe est utilisé plusieurs fois pour parler du but de l'ascension
du prisonnier libéré).
En fait, cette mention du ciel est sans doute là pour nous rappeler une autre image que Socrate a donnée, dans le dialogue qui précède la République, du « lieu » où l'on peut contempler ce qu'il n'appelait pas encore les noèta, celle qu'il développait dans son second discours du Phèdre, en décrivant la procession des âmes qui montent jusqu'au sommet (pros akrôi) du ciel et, lorsqu'il s'agit de celle d'un dieu, « étant passée dehors, se dresse sur le dos du ciel » (exo poreutheisai, estèsan epi tôi tou ouranou nôtôi, Phèdre, 247b7-8) et peut contempler « la sans couleur et sans forme et intangible étance (ousia ; sur les difficultés de traduction de ousia, et les différentes traductions possibles, voir
la note 103 à ma traduction de la section
précédente) qui est réellement, contemplable par la seule intelligence (nôi), origine (genos) du vrai savoir » (hè achrômatos te kai aschèmatistos kai anaphès ousia ontôs ousa, psuchès kubernètèi monôi theatè nôi, to tès alèthous epistèmès genos, Phèdre, 247c6-8) dans « le lieu supracéleste » (ton huperouranion topon, Phèdre, 247c3) qui est son « domaine » (touton echei ton topon, « elle (la sans couleur, etc.) occupe ce lieu », Phèdre, 247d1), c'est-à-dire y voir la justice elle-même (autèn dikaiosunèn), la modération (sôphrosunèn) et un savoir qui n'est pas soumis au devenir et à la dispersion dans la multitude des êtres du monde qui est le nôtre (Phèdre, 247d7-e3). On y retrouve le même vocabulaire spatial qu'ici, avec l'emploi de topos (et aussi celui de genos, que j'ai traduit ici par « origine », autre sens possible du mot), mais avec une imagerie beaucoup plus développée, qui utilise l'autre côté du ciel, c'est-à-dire un « lieu » où l'on n'est plus soumis à la révolution des astres mesurant le temps et qui n'est plus éclairé par le soleil, donc en dehors de l'horaton topon, comme image de ce qui est sans relation avec le temps et l'espace, et nous montre que si l'on devait utiliser un adjectif évoquant le ciel pour qualifier le « lieu » du noèton, ce serait huperouranion (« supracéleste ») et non pas ouranion (« céleste »). En d'autres termes, pour le Socrate de Platon, le ciel fait encore partie du « visible ». (<==)
(5) « Ces deux apparences » traduit le grec tauta ditta eidè. Après topos et genos, Socrate introduit ici un troisième terme auquel peuvent être associés les qualficatifs horaton (« visible ») et noèton (« intelligible/pensable »), et non des moindres, eidos (dont eidè est le nominatif pluriel). Eidos, comme idea, de sens très voisin, est un mot dérivé d'une racine signifiant « voir » qui renvoie à l'« apparence », à l'« aspect extérieur », et à partir de là, au « genre » (comme en français on dit de quelqu'un qu'il a mauvais genre en le jugeant sur son aspect extérieur) et qui en vient, à partir du sens « genre » associé à toute une catégorie d'êtres ou de choses, c'est-à-dire en passant d'un sens individuel (l'« apparence » visuelle d'une seule personne ou chose) à un sens collectif (l'« apparence », visuelle ou autre, partagée par tout un ensemble de personnes ou choses) à signifier
« sorte, espèce », sens dans lesquels il devient presque synonyme de certains des sens de genos, comme le montre leur emploi quasi interchangeable par l'étranger d'Élée dans les divisions du Sophiste et du Politique. Un autre registre de sens, auquel Platon a peut-être en partie contribué, est celui de « forme » et finalement d'« idée » en tant que « forme » abstraite dans l'esprit. Dans le langage « technique » d'Aristote, genos se traduit par « genre » et eidos par « espèce », l'espèce étant considérée comme un sous-ensemble du « genre » dont les membres sont distingué de ceux des autres espèces appartenant au même genre par une différence dite « spécifique » (mot dans lequel on trouve la même racine que dans « espèce »), celle justement qui est commune à tous les membres de l'espèce (ainsi, dans le genre « animal », on trouve l'espèce « homme », spécifiée par le caractère distinctif « doué de logos (logikos) »).
Face à la multiplicité des registres de sens de ce mot, la question se pose de savoir en quel sens il faut le comprendre ici et s'il faut l'y comprendre dans le même sens ou dans un sens différent de celui qu'il aura dans d'autres occurrences que l'on va trouver dans la suite de l'analogie
(510b8, 510c4, 510d5, 511a3, 511c1, 511c2). La tentation est en effet forte de le comprendre ici dans un sens « non technique » proche de celui de genos qui a précédé dans la même phrase, et de le traduire par un mot comme « genre » (Baccou, Pachet, Leroux), « espèce » (Chambry, Robin, Karsenti/Prélorentzos), voire même « sorte », encore plus neutre. Le premier problème de ces traductions est qu'il n'y reste rien du lien avec le voir qui est à la racine du mot, qui peut être important dans un contexte où Socrate a justement pris l'analogie du voir pour parler de l'intelligible. Mais le plus gros problème est que cette traduction, si elle peut à la rigueur convenir ici, ne convient pas pour d'autres occurrences d'eidos dans la suite de l'analogie, des occurrences où la plupart des traducteurs supposent un sens « technique » à ce mot et le traduisent par « forme », voire « Forme » avec une majuscule, « idée » ou encore « forme idéale ». Le résultat est que c'est le traducteur qui choisit quand il faut y voir un terme « technique » de la supposée « théorie des formes/idées » attribuée à Platon et quand il est utilisé dans un sens « usuel », à définir dans chaque cas, et qui impose son choix au lecteur (on pourra se faire une idée du résultat de cette manière de faire en se reportant à la page de ce site sur « Le vocabulaire de la ligne » à laquelle j'ai fait référence dans la note liminaire, où l'on trouvera, sur fond rose dans le tableau, la traduction de chacune des 7 occurrences d'eidos dans l'analogie de la ligne dans les différentes traductions que j'ai consultées). Pour ma part, j'ai décidé d'utiliser la même traduction pour toutes les occurrences d'eidos dans le cours de l'analogie de la ligne et de choisir un mot qui garde une trace en français de l'origine du mot grec dans le registre de la vue, et j'ai donc utilisé la traduction par « apparence » qui est d'ailleurs le sens premier d'eidos, dont dérivent les autres et il se trouve qu'en progressant dans ma traduction et son commentaire, ce choix, qui semblera hérétique à des platoniciens « politiquement corrects » pour certaines au moins des occurrences d'eidos vers la fin de l'analogie, m'a ouvert des perspectives et a fini par s'imposer à moi et par complètement renouveler ma compréhension de ce que Platon cherche à nous faire comprendre à travers ce mot.
Ce qui se passe ici, me semble-t-il, c'est qu'avec le mot eidos, plus facile à comprendre dans les deux registres, tant les grecs du temps de Socrate et Platon étaient habitués à utiliser l'analogie et le langage de la vision dans le registre de la pensée, comme nous le sommes encore aujourd'hui, Socrate veut focaliser la discussion sur la problématique des différents modes de perception par nous de ce qui s'offre à notre appréhension, c'est-à-dire des différentes « apparences » (eidè) sous lesquelles ce qui agit sur nous se manifeste à nous, et plus spécifiquement des deux qui jouent le plus grand rôle dans notre chemin vers la connaissance, la vue et la pensée, bref, revenir à la perspective gnoséologique plutôt qu'existentielle qui était déjà la sienne à la fin de l'analogie du bon et du soleil. Comme je le laissais déjà entendre dans la note 3, c'est cela qui intéresse le plus Socrate, parce que c'est cela dont nous avons tous l'expérience personnelle et que c'est cela qui doit rester notre principale préoccupation, apprendre à nous connaître, et donc en particulier à comprendre le pouvoir et les limites qui sont les nôtres en tant qu'êtres humains, tant dans le registre de la vue que dans le registre de la pensée et de l'intelligence.
Ce passage du point de vue « objectif » des réalités visibles ou pensables supposées situées dans un « lieu » (topos) et appartenir à un « peuple » (genos) au point de vue « subjectif » de la perception que nous en avons par la vue ou par l'esprit, est d'ailleurs marqué grammaticalement par la différence de temps des verbes associés à ces différents termes, que je me suis astreint à conserver en français, et par le choix même de ces verbes : le topos et le genos sont mentionnés comme compléments d'objet dans une proposition infinitive au présent dont le verbe est basileuein (« régner ») et le sujet autô (« eux (deux) », accusatif neutre dual, rendu dans ma traduction par le « les » de « pense-les ») complément du noèson (« pense », impératif) qui ouvre la réplique, c'est-à-dire dans un contexte grammatical qui gomme au maximum toute idée de temps et se place du point de vue des souverains que sont le soleil et le bon, alors que les eidè sont introduits comme complément du verbe echeis (« saisis-tu »), verbe conjugué au présent, à la deuxième personne du singulier, dans une forme interrogative qui implique l'interlocuteur en le questionnant sur sa compréhension de ce que lui dit Socrate. Par ailleurs, ce echeis, forme du verbe echein dont un des sens est « avoir », s'oppose au einai (« être ») de duo auto einai kai basileuein... (« être eux deux et régner... ») et nous fait passer du registre de l'être au registre de l'avoir, de la « possession » par notre esprit de quelque chose de ces « apparences ».
Socrate ne parle donc pas ici de deux « espèces/genres/sortes » de « réalités » objectives qui seraient les unes visibles, les autres intelligibles, dans une perspective « existentielle » d'inventaire et de classement de ces réalités, mais de deux « apparences » que prennent les réalités (les mêmes ou des réalités différentes, là n'est pas pour l'instant la question, mais l'allégorie de la caverne nous montrera que ce peuvent être les mêmes) qui s'offrent à notre appréhension selon qu'on les perçoit par la vue ou par l'intelligence. On va d'ailleurs bientôt voir que, dans la suite de l'analogie, il parlera à quelques lignes d'intervalle d'horômena eidè (« apparences vues » ; horômenois eidesi, datif pluriel, en 510d5) et de noèton eidos (« apparence intelligible », en 511a3), ce qui confirme cette lecture (et il est intéressant de remarquer à ce propos que pas un seul des traducteurs que j'ai consultés ne traduit par le même mot français ces deux occurrences successives du même mot grec eidos, privant ainsi le lecteur du moyen de voir que Platon a utilisé le même mot les deux fois).
Mais alors, une conséquence immédiate de cette lecture est qu'il n'est plus possible de faire des eidè au sens supposé « technique » les réalités ultimes, seules réellement « existentes ». Si en effet il y a continuité de sens quand on passe du registre visible au registre intelligible, si, dans les deux « royaumes », les eidè restent des « apparences », pour la vue dans un cas, pour l'esprit pensant dans l'autre, alors les noèta eidè, les « apparences intelligibles » ne sont pas plus la réalité de ce dont elles ne sont qu'« apparences » pour notre esprit que ne le sont les horômena eidè, les « apparences vues » ! On retrouve ici chez les commentateurs et traducteurs au fil des âges un phénomène similaire à ce qui s'est passé pour le mot ousia, tel que je l'ai décrit dans la note 103 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil : voyant Platon utiliser un mot qui a un ou plusieurs sens « usuels » dans un sens supposé « technique », ils établissent des cloisons étanches entre ce sens « platonicien » et le ou les sens « usuels » du mot et ils ne cherchent plus à voir comment on a pu passer d'un sens à l'autre et à conserver la moindre trace de ces sens usuels dans le sens supposé « technique ». Ici, quand on y réfléchit en oubliant vingt-cinq siècles de platonisme, le résultat est particulièrement déconcertant ! Il faudrait supposer, comme je l'ai déjà dit à la fin de la note 86 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil, que Platon, cherchant à nous faire comprendre par analogie avec le visible le fonctionnement de notre pensée et l'ordre de réalités auquel elle nous donne accès, aurait décidé d'utiliser le même mot, eidos, dans les deux registres en lui donnant des sens diamétralement opposés dans chacun d'eux : ce qui a le moins de réalité dans le registre visible (la simple « apparence », en insistant sur son caractère factice et trompeur) et ce qui en a le plus dans le registre intelligible (la réalité « elle-même ») ! Non ! Il est plus raisonnable d'oublier tout ce qu'on a appris sur Platon et sa supposée « théorie des idées », et d'accepter l'idée que Platon utilise eidos avec une continuité de sens entre le visible et l'intelligible : dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une « apparence », c'est-à-dire non pas de la « réalité » considérée « elle-même » (auto to ***) mais de ce qui en est perçu par la vue dans un cas, par l'esprit humain dans l'autre, chacune de ces fonctions perceptives ayant ses caractéristiques et ses limites spécifiques en tant que telle (la vue ne peut pas être activée par des sons, l'odorat par des couleurs, etc.), mais aussi des limites particulières plus restrictives en chaque individu à un instant donné de son existence (qui peut être ou être devenu en vieillissant myope, ou être daltonien par exemple pour la vue, d'esprit étroit et borné, ou carrément handicapé mental, par exemple, pour l'intelligence). La distinction importante entre les différents sens d'eidos n'est pas entre eidos visible et eidos intelligible, mais entre le sens individuel concernant une seule personne ou chose, qui nous tire vers l'idée d'« image » (eikôn), et le sens collectif dans lequel le mot désigne quelque chose de commun à une multiplicité, que ce quelque chose soit d'ordre sensible ou intelligible.
En fait, pour y voir plus clair sur ce que Socrate entend par eidos, il convient de se reporter à ce qu'il dit en prélude à la discussion sur les différentes sortes de couches/lits au début du livre X de la République, c'est-à-dire en prélude à une discussion censée éclairer le sens qu'il donne à eidos et à idea et les différences qu'il fait entre ces deux termes : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom » (eidos gar pou ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen, 596a6-7). Dans ce que Socrate présente comme non pas sa mais « la démarche habituelle » (ek tès eiôthuias methodou, 596a5-6), il établit une liaison étroite entre eidos et onoma (« nom ») : un eidos c'est quelque chose qui est commun à une pluralité à laquelle nous associons un nom. Et il convient d'être attentif à tous les mots de cette phrase. « Nous avons l'habitude » : Socrate ne parle pas de quelque chose qui serait l'appanage de quelques rares individus créateurs des mots que nous employons, l'un de ceux que, dans le Cratyle, il appellera à l'occasion onomatourgos (« fabriquant de noms », Cratyle, 389a1), onomatôn thetès (« poseur/instaurateur de noms », Cratyle, 389d8), dèmiourgos onomatôn, (« artisan des noms », Cratyle, 390e2, 431e1-2), ou encore ho themenis prôtos ta onomata (« le premier à avoir posé/instauré les noms », Cratyle, 436b5), ton tithemenon ta onomata (« celui qui pose/instaure les noms », Cratyle, 438a4-5), et le plus souvent nomothetès, (20 occurrences dans le Cratyle) qui signifie au sens étymologique « poseur/instaurateur (thetès) d'usages/règles/lois (nomoi) », une allusion au rôle de « règle/loi » que joue pour nous le langage, mais de quelque chose qui est une habitude pour « nous » tous sur la durée, puisque le verbe eiôthamen est à la première personne du pluriel du parfait de l'indicatif actif, le parfait étant le temps de l'action commencée dans le passée qui se continue dans le présent. Il ne s'agit pas de l'activité occasionnelle de qui invente de temps à autre un mot nouveau, forge un néologisme (comme le fait à l'occasion Platon, en particulier dans le Sophiste, et sans doute aussi dans le Cratyle avec en particulier le mot onomatourgos (« fabriquant de noms », Cratyle, 389a1)), mais de l'activité le plus souvent inconsciente que nous pratiquons tous depuis l'enfance à chaque fois que nous apprenons un nouveau mot et que nous continuons tout au long de notre vie pour les mots que nous connaissons au fur et à mesure que leur sens se précise ou se corrige pour nous, et que donc l'eidos que nous y associons évolue dans notre esprit. Car cet eidos, Socrate ne dit pas que nous le recevons tout fait une fois pour toutes, le même pour tous, comme s'il nous tombait du ciel venant de quelque « réalité » transcendante qui s'imposerait à nous et que nous n'aurions plus qu'à « regarder » pour la saisir de manière parfaite et définitive, mais que nous avons l'habitude de le « poser » (tithesthai), en employant l'infinit moyen (la voix qui indique l'implication active du sujet dans l'action) du verbe tithenai, dont le sens premier est « poser/placer », et de là « instituer/instaurer », voire « créer », qui est le verbe qu'on retrouve dans presque toutes les expressions utilisées par Socrate dans le Cratyle pour parler de ceux qui « posent » les noms, et en particulier dans le -thetès de nomothetès (« poseur/instaurateur d'usages/règles/lois »). Bref, c'est chacun de nous qui, non pas « invente » en permanence des noms, mais « pose » des eidè qu'il associe aux noms que, le plus souvent, il apprend des autres, et qui ajuste ces eidèi au fil du temps en fonction de son expérience de plus en plus grande.
Faut-il en déduire que ces eidè sont purement subjectifs et différents pour chacun ? Oui et non. Oui en ce qu'effetivement, pour chacun, l'eidos qu'il « pose pour lui » (sens du moyen tithesthai) relativement à un nom quelconque à un moment donné de sa vie dépend de sa propre expérience jusqu'à ce point, qui est personnelle et différente pour chacun, et qui évolue aussi pour lui, ce qui explique qu'on puisse ne pas se comprendre les uns les autres même lorsqu'on parle la même langue. Non dans la mesure où cette « apparence » (eidos), qu'elle soit visible/sensible ou d'ordre intelligible, est celle d'« étants » (onta) qui « sont » ce qu'ils sont indépendemment de la manière dont chacun les perçoit et qu'ils « conditionnent » donc ce que chacun peut en percevoir plus ou moins bien à un instant donné de sa vie selon les capacités de ses organes sensoriels et de son intelligence à ce moment, organes et intelligence qui sont « construits » sur le même modèle pour tous. Bref, ces eidè ont la même origine objective, les pragmata (« activités » au sens premier, supposant donc des « activateurs/acteurs/agents ») et sont appréhendés par les mêmes « organes » (sens et intelligence), différents seulement de l'un(e) à l'autre par le degré de perfection qu'ils ont atteint, pas par les principes de fonctionnement qui déterminent leur objet propre, couleur, son, etc.), ce qui garantit le fait que, dans un grand nombre de cas au moins, nous arrivons à nous comprendre les uns les autres et à coopérer de manière productive au moyen du dialegesthai (« la pratique du dialogue »). Et si nous ne nous comprenons plus dans certains cas et ne parvenons pas à nous accorder sur le sens de certains mots, en particulier dans le cas de noms abstraits comme « beau », « juste », « bon », etc., cela ne veut pas dire que, pour ces mots, il n'y a rien derrière, mais que l'effort pour appréhender ce qu'ils recouvrent est plus important, justement parce qu'ils n'agissent pas sur les sens, mais sur l'esprit (noûs) seulement et que nous ne parvenons pas à nous mettre d'accord sur le bon (to agathon), même si nous en admettons, au moins implicitement, l'objectivité, qui est la lumière qui doit nous éclairer sur tout le reste (beau, juste, etc.) (cf. République VI, 505d5-506a7). Il y a donc bien dans chaque cas une cible que l'on peut dire « objective », qui est ce que pourrait appréhender un être humain parfait, dont les organes sensoriels et l'intelligence seraient à leur point de perfection, et cette cible, c'est ce que Platon appelle idea et représente par les astres du ciel dans l'allégorie de la caverne. Mais pour chacun, l'accès éventuel à cette cible lointaine et inaccessible par de simples mots suppose une progression dans le temps, depuis une appréhension purement visuelle et sensible jusqu'à une appréhension purement intelligible débarassée de toutes références au sensible et donc aux images (visuelles). Pour Platon, l'idea est le principe d'intelligibilité de ce dont elle est idea, mais reste une « apparence » pour chacun de nous, et pas encore le « ça même » (auto to ***) dont l'idea n'est que l'apparence intelligible pour un esprit humain, qui ne peut appréhender les « étants » tels qu'ils sont, ou en tout cas ne peut, par nature, pas savoir si c'est le cas : si les êtres humains n'étaient pas doués du sens de l'odorat, nous ne pourrions savoir que nous ne percevons pas certaines caractéristiques des fleurs ; l'esprit humain ne peut raisonner qu'à l'aide de mots, qui ne nous garantissent pas que nous pouvons tout nommer et donc tout comprendre : si nous n'avions pas d'odorat, nous n'aurions pas inventé des mots pour parler des odeurs et nous ne pourrions donc comprendre cet aspect de la réalité. Il en résulte donc en particulier que hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») n'est pas auto to agathon (« le bon lui-même »), comme je l'ai expliqué dans la note 2 à ma traduction de l'analogie entre le bon et le soleil. La suite va nous montrer les perspectives nouvelles et fructueuses qu'ouvre cette manière de comprendre eidos et idea pour une meilleure compréhension de ce que Platon cherche à nous faire comprendre.
Cette analyse des termes choisis par Platon pour les mettre dans la bouche de son Socrate nous fait percevoir que, si Platon est opposé à tout vocabulaire « technique » parce qu'il sait que, dans la réalité, de nombreux mots ont plusieurs sens et bien souvent plusieurs mots peuvent servir à désigner la même chose, ou des concepts très voisins, et qu'il est plus réaliste de s'accommoder de cet état de fait que de chercher à le régenter et à restreindre le sens des mots pour les rendre univoques et exclusifs les uns des autres (voir sur ce point la remarque que fait l'étranger d'Élée
à Socrate le jeune en Politique,
261e, ou encore ce que dit Socrate à Théétète
en Théétète,
184c), cela ne l'empêche pas d'apporter un soin extrême au choix des mots qu'il utilise pour jouer au mieux avec leur pouvoir évocateur et leur aptitude à faire image, rendant le travail des traducteurs particulièrement ardu, au moins quand ils ont conscience de cet état de fait, comme nous le montre en particulier justement le cas d'eidos. (<==)
(6) En passant du point de vue « objectif » qui est celui du topos (« lieu/pays ») et du genos (« espèce/peuple ») au point de vue « subjectif » des eidè (« apparences ») qui renvoient au mode d'appréhension de l'observateur (voir note précédente), Socrate renverse l'ordre dans lequel il mentionne les deux ordres de réalités : tant qu'il s'agissait de considérer « objectivement » le « royaume » du bon et de n'utiliser celui du soleil que comme une image du premier, Socrate parlait du noèton (« intelligible ») avant de parler de l'horaton (« visible »), mais dès qu'on se place du point de vue du sujet percevant, on part du plus accessible pour aller vers le plus problématique, c'est-à-dire du visible, plus facile à appréhender, pour progresser vers l'intelligible, ce qui sera l'ordre dans lequel va se développer tout le reste de l'analogie.
Si l'on prend maintenant une vue d'ensemble de cette réplique de Socrate, on peut noter qu'elle a commencé en grec sur le mot noèson (« conçois, met-toi dans l'esprit, pense », impératif aoriste actif à la seconde personne du singulier du verbe noein), qui invitait Glaucon à faire usage de son noûs, de son esprit, de son intelligence, pour chercher à comprendre ce qu'est l'intelligible/pensable, c'est-à-dire à mettre en œuvre ce que justement on cherche à appréhender, et se termine sur le mot noèton (« intelligible/pensable », adjectif verbal du même verbe) du fait du choix fait par le Socrate de Platon d'inverser l'ordre dans lequel il a jusqu'ici mentionné les deux domaines (c'est pour rendre sensible dans ma traduction cette assonance entre le premier et le dernier mot de la réplique, qui ne diffèrent en grec que par une lettre, sigma dans noèson, tau dans noèton, que j'ai traduit ici noèton par « intelligible/pensable » et non pas simplement par « intelligible », le « pensable » ajouté renvoyant au « pense » initial).
En enfermant pour ainsi dire toute cette réplique dans la pensée,
le Socrate de Platon veut nous faire toucher du doigt qu'en fin de compte, c'est par le biais du noûs, de la pensée, de l'intelligence, que l'on peut appréhender même le visible et le « comprendre ». Et en effet, les eidè au sens premier, les « formes (extérieures visibles) » dont nous pensons qu'elles sont appréhendées directement par l'œil, ne nous sont en fait pas donnée par la vue, qui, comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 3 à propos de la notion de « lieu visible », ne nous donne accès qu'à des taches de couleur mouvantes, mais par une opération de l'esprit (noûs) travaillant sur les données brutes de la vue avec l'aide d'autres sens comme le toucher pour aider à discerner des « formes », des schèmata (autre mot grec de sens voisin de eidos et idea, qu'on retrouvera plus loin dans l'analogie à propos des géomètres, dans le sens spécialisé de « figure »), autour de ces taches de couleurs diverses, si bien que le vrai point de rupture n'est pas entre eidè visibles, bien réelles et tangibles, d'un côté et eidè abstraites de l'autre, mais entre données brutes des sens qui n'ont aucune signification par elles-mêmes d'un côté et eidè abstraites par notre noûs (« esprit, intelligence, pensée ») de ces données sensibles ou d'une autre source de l'autre, mais qui sont bel et bien eidè dans les deux cas (sur cette question, voir mon article « De la couleur avant toute chose. Les schèmas invisibles du Ménon », paru en 2010 dans le numéro 14 de la revue philosophique en ligne Klèsis, accessible aussi sur ce site en cliquant ici). C'est cela qui est en arrière-plan de la question de Socrate demandant à Glaucon s'il a bien « saisi » ces deux eidè, les deux « apparences » qui se forment les unes commes les autres dans notre esprit, et non pas certaines dans nos yeux et d'autres dans notre esprit. Et il n'est pas sûr que Glaucon ait vu toutes les implications de cette question en apparence anodine, mais qui est ambiguë en grec du fait des différents sens que l'on peut donner à eidè (voir note précédente), d'une ambiguïté qui est perdue en français dès que le traducteur fait un choix entre ces différents sens : c'est qu'en effet, ce n'est pas la même chose de dire « Saisis-tu bien ces deux sortes [de choses], visible, intelligible/pensable ? » que de dire « Saisis-tu bien ces deux apparences, visible, intelligible/pensable ? », car, dans le premier cas, on est dans l'opposition entre deux groupes / familles / catégories / espèces de « choses » prises globalement, l'espèce visible dans son ensemble et l'espèce intelligible dans son ensemble, et le mot eidè a un poid minimum au point qu'on pourrait presque le supprimer sans pratiquement changer le sens de la question, alors que la seconde formulation met tout le poids sur le mot eidè et invite à considérer individuellement chaque eidos pour savoir quel est le qualificatif qui lui convient, sans exclure que la même « chose » puisse donner naissance à la fois à un eidos visible et à un eidos intelligible/pensable. Bref, dans le premier cas, on a deux qualificatifs, visible (horaton) et intelligible/pensable (noèton) que l'on associe à deux ordres de réalités que l'on cherche à distinguer sans trop s'attacher au mot qui les désigne collectivement (en grec, genos aurait aussi bien pu faire l'affaire, et en français, des mots aussi neutres que « sorte [de choses] » conviennent tout à fait), au point qu'on pourrait presque le laisser sous-entendu pour ne pas avoir à choisir, alors que dans le second cas, on s'intéresse spécifiquement au terme eidos et on veut faire sentir qu'il peut recouvrir un ensemble plus large que ce que suggère son origine et son sens premier d'apparence exclusivement visible, sans préjuger du fait que les eidè de chaque catégorie proviennent nécessairement de réalités distinctes, et encore moins du fait qu'eidos pourrait être le terme désignant les « réalités » appartenant à l'une des deux catégories à l'exclusion de l'autre. Si en effet c'est eidos le terme important ici, auquel peut s'appliquer soit le qualificatif horaton, soit le qualificatif noèton, c'est donc qu'eidos n'est pas le terme spécifique pour parler des réalités de l'ordre du noèton, puisque, dans l'ordre du visible, le Socrate de Platon sait faire la différence entre un eidos au sens originel d'« apparence perçue par la vue » et ce qui y donne naissance et qu'il n'aurait donc pas choisi ce terme pour parler des réalités de l'ordre intelligible elles-mêmes plutôt que des perceptions que nous pouvons en avoir par notre esprit, supposées distinctes des réalités non visibles pour l'œil qui en sont à l'origine. Bref, ou bien eidè est utilisé ici dans un sens qui appelle un complément, sous-entendu ici (« sortes/espèces/genres de quoi ? »), que, par défaut, on supplée par un terme aussi général que possible (« deux sortes/genres/espèces de choses »), et cela veut dire qu'à quelques lignes d'intervalle, Platon fait utiliser à son Socrate le même terme pour désigner une classe (eidos compris ici au sens de « sorte, espèce [de chose] ») et les éléments qui la composent (eidos utilisé dans les explications qui vont suivre du découpage du segment du noèton pour désigner les perceptions individuelles sur lesquelles raisonne notre esprit), ce qui n'est pas propre à faciliter la compréhension, ou bien eidè est pris ici dans un sens qui se suffit à lui-même et n'appelle pas de complément sous-entendu, le sens premier d'« apparence », et la question porte sur les différentes manières dont quelque chose, n'importe quoi, peut nous apparaître, sens qui est cohérent avec ses autres emplois dans la suite, pourvu qu'on ne cherche pas à lui donner plus loin un sens « technique » sorti du chapeau de la tradition en totale contradiction avec ses sens usuels.
On peut alors se demander si l'incise de Socrate sur les « jeux de mots » que des sophistes pourraient faire sur horatou en le rapprochant de ouranou, n'est pas en fait destinée à attirer préventivement l'attention de Glaucon, du reste de l'auditoire, et de nous lecteurs, sur un mot autrement plus « dangereux » qu'il va employer aussitôt après, le mot eidè justement. Les considérations de l'étranger d'Élée dans le Sophiste sur le « combat de géants » (gigantomachia, Sophiste, 246a4) que se livrent selon lui ceux qu'il appelle respectivement « amis des eidè » (« tous
tôn eidôn philous », 248a4) et « Fils de la terre » (« gègeneis », 248c2) suggère en effet que, du temps de Socrate, le mot eidos avait pu être utilisé par certains penseurs et sophistes dans le sens qu'on voudrait aujourd'hui qu'il ait dans la supposée « théorie des formes/idées » qu'on croit trouver chez Platon, ceux justement que l'étranger qualifie d'eidôn philous, « amis des eidè » (eidôn est le génitif pluriel d'eidos). Socrate serait alors ici en train de dire à demi-mots à Glaucon quelque chose comme « Je te préviens, mon petit Glaucon, je ne suis pas en train de jouer sur les mots comme ces sophistes qui jouent avec horatou/ouranou, ni comme ceux qui dévoient le sens d'eidos pour lui faire dire le contraire de ce qu'il veut dire quand ils se tournent vers le "ciel" ! »
Arrivé au terme de cette réplique de Socrate, et dans la continuité de la note précédente, je voudrais montrer combien il peut être difficile, pour le lecteur qui n'a accès qu'à des traductions, de percevoir toutes les subtilités que Platon a glissées dans son texte et dont j'ai présenté certaines dans les notes qui précèdent. C'est qu'en effet, la plupart des traducteurs n'ont pas pris conscience de la rigueur avec laquelle Platon
choisit ses mots, bien qu'il ne les fige pas dans un sens « technique », et sans doute justement à cause de cela, ni du soin avec lequel il construit ses phrases, utilise toutes les ressources de la grammaire et dose la progressivité des éclairages qu'il projette sur les sujets en discussion, si bien qu'ils prennent des libertés en traduisant avec ce qu'ils ne voient que comme des effets de style, comme on va pouvoir s'en rendre compte en examinant la traduction complète par les différents traducteurs que j'ai consultés de ces deux phrases, dont le texte grec complet est :
Noèson toinun, èn d' egô, hôsper legomen, duo autô einai, kai basileuein to men noètou genous te kai topou, to d'a au horatou, hina mè ouranou eipôn doxô soi sophizesthai peri to onoma. All' oun echeis tauta ditta eidè, horaton, noèton;
- Chambry (Budé) : « Conçois-donc, dis-je, qu'ils sont deux, comme nous l'avons dit, et qu'ils règnent, l'un sur le genre et le monde intelligible, l'autre sur le monde visible, je ne dis pas le ciel : tu pourrais croire que je veux étaler ma science étymologique à propos de ce mot. Tu saisis bien ces deux espèces, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « à propos de ce mot » qui dit : « Le Soleil pourrait être appelé basileus ouranou aussi bien que b. horatou. Mais Socrate évite le mot ouranou pour qu'on ne l'accuse pas de faire dériver ouranou de horan, comme on le faisait de son temps (Cratyle 396 A). ») : Chambry est aristotélicien en traduisant genos par « genre » et eidè par « espèces », et du coup, ne rend pas perceptible la différence de problématique que suggère Platon à travers ces deux mots. Quant à la traduction de topos par « monde », elle est une interprétation de topos plus qu'une traduction et de ce fait, donne un début de réponse à ce qui voudrait au contraire être là pour poser question, et de plus oriente vers la fallacieuse théorie des deux « mondes », le monde sensible et le « monde des idées », qui fausse depuis des siècles la compréhension qu'on peut avoir de Platon. De plus, en choisissant de rendre explicite ce qui est implicite dans le grec à propos du visible, et en n'explicitant alors que l'un des deux termes, topos, et pas l'autre, genos, (« le genre et le monde intelligible » d'un côté, « le monde visible » de l'autre), Chambry trahit le texte et fausse le parallèlisme que nous propose Socrate. Enfin, dans la question finale, la traduction d'eidè par « espèces » et l'ajout d'articles qui ne sont pas dans le grec devant « visible » (« le visible » pour traduire horaton) et « intelligible » (« l'intelligible » pour traduire noèton) fait perdre l'ambiguïté qui existe dans le grec et force la compréhension vers un sens neutre et collectif pour eidè.
- Robin (Pléiade) : « Alors, repris-je, mets-toi donc dans l'esprit qu'il existe deux maîtres, à ce que nous disons ; que l'un d'eux règne sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, sur l'horaton, disons le visible, pour éviter qu'en disant sur l'ouranos, sur le ciel, je ne te semble jouer subtilement sur le mot ! Quoi qu'il en soit de cela, tu as là deux espèces, n'est-ce pas ? l'espèce visible, l'espèce intelligible. » (avec une note sur « jouer subtilement sur le mot » qui dit : « Jeu de mots intraduisible en français. La ressemblance de or avec our donne lieu dans Cratyle, 396b-c, à une étymologie de ouranos, le ciel. ») : Robin aussi reste aristotélicien dans sa traduction de genos par « genre » et de eidè par « espèces », par contre il respecte le texte en traduisant topos par « lieu », à ceci près qu'en changeant la construction grammaticale et en remplaçant « sur le genre et le lieu intelligible » (qui serait, avec ses choix de mots, la traduction littérale du grec) par « sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible », c'est-à-dire en supprimant le te kai (« et ») du grec et en répétant noèton (« intelligible »), il donne l'impression que les deux expressions « lieu intelligible » et « genre intelligible » sont interchangeables et ne sont que deux manières de parler de la même chose, et non pas l'évocation de deux problématiques distinctes et complémentaires. Par ailleurs, il est tellement obsédé par l'envie de rendre perceptible dans sa traduction le jeu de mot entre horatou et ouranou, qu'il dit lui-même intraduisible dans la note sur cette partie du texte, qu'il fait apparaître ces deux mots dans sa traduction avant d'en donner la traduction, ce qui alourdit le texte et distrait l'attention des parallèles que Platon cherche à faire percevoir. Le résultat de ces choix est qu'on ne voit plus dans sa traduction que genos et topos, qu'il ne répète pas, étant en cela fidèle au grec, sont sous-entendus à propos du visible. Enfin, il va plus loin encore que Chambry pour faire perdre l'ambiguïté de la question finale puisque, non seulement il ajoute des articles devant « visible » et « intelligible », mais en plus il redonde devant chaque adjectif le terme « espèce ».
- Baccou (GF90) : « Conçois donc, comme nous disons, qu'ils sont deux rois, dont l'un règne sur le genre et le domaine de l'intelligible, et l'autre du visible : je ne dis pas du ciel de peur que tu ne crois que je joue sur les mots. Mais imagines-tu ces deux genres, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « je joue sur les mots » qui dit : « En grec ouranos, ciel, ressemble beaucoup à horatos, visible, d'où la possibilité de jouer sur ces deux mots. ») : Baccou trahit le grec en traduisant les adjectifs verbaux non substantivés (pas d'article devant ces deux adjectifs) au génitif noètou et horatou par des noms compléments des noms genous te kai topou (« le genre et le domaine de l'intelligible, « l'autre du visible »), mais ceci lui permet de mieux faire ressortir le fait que genre et domaine sont sous-entendus à propos du visible. Malheureusement, il discrédite complètement sa traduction en utilisant le même mot, « genre », pour traduire à la fois genos et eidè. Et sur la question finale, lui aussi, et pour les mêmes raisons que Chambry, fait disparaître l'ambiguïté.
- Dixsaut (Bordas) : « Comprends donc que, comme nous le disions, il existe ces deux êtres ; l'un règne sur le genre et le lieu intelligibles, l'autre sur le globe de l'œil – pour ne pas dire notre globe, car tu m'accuserais de jouer sur les mots. Tu tiens donc bien ces deux aspects, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « jouer sur les mots » qui dit : « Le soleil règne sur le visible (horaton) et il est le roi du ciel (ouranos). Socrate veut éviter d'être accusé de faire ce que font les savants étymologistes de son temps : dériver ouranos du verbe « voir » (horan) : cf. Cratyle 396b. Nous avons essayé de rendre ce mauvais jeu de mots. »). Comme Robin, Dixsaut semble plus intéressée à « faire sa sophiste » en transposant en français le jeu de mot sur horatou/ouranou qu'à rendre les nuances subtiles du texte de Platon qu'elle n'a pas l'air d'avoir perçues. De ce fait, le parallèlisme entre les deux ordres par rapport aux termes genos (qu'elle traduit par « genre ») et topos (qu'elle traduit par « lieu ») visant les deux est complètement perdu par sa traduction de horatou par « globe de l'œil », et l'allusion au ciel (ouranou) disparaît au profit d'une référence douteuse à « notre globe », qui renvoie en fait au « globe terrestre » et non pas au ciel. Mais on peut mettre à son actif, à côté de la traduction de topos par « lieu », celle d'eidè par « aspects », qui garde quelque chose de la référence à la vue et lui permet de faire vaguement sentir l'ambiguïté de la question finale malgré l'adjonction d'articles devant les deux adjectifs. Par contre, au début de la réplique, sa traduction de duo autô einai (mot à mot « deux eux être ») par « il existe ces deux êtres » force sur le texte une problématique existentielle qui n'y est pas, ou en tout cas pas de manière aussi insistante, en traduisant einai par « il existe », en transformant le pronom personnel autô (« eux (deux) », accusatif neutre dual de autos) en un démonstratif et en ajoutant encore comme complément du verbe einai traduit par « exister » le nom « êtres » qui n'est pas dans le texte, où l'on trouve seulement le pronom personnel autô comme sujet de la proposition infinitive complément du noèson (« conçois ») initial dont le verbe est einai (« être ») et l'attribue duo (« deux »), qui explique le dual autô.
- Pachet (Folio essais 228) : « Représente-toi donc, dis-je, comme nous le disons, que bien et soleil sont deux et qu'ils règnent, l'un sur le genre et le lieu intelligible, l'autre en revanche sur le lieu visible : je ne dis pas le lieu céleste, pour ne pas te donner l'impression de faire le sophiste avec les mots. Mais tu conçois bien ces deux genres, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « céleste » qui dit : « Le lieu céleste : entre « visible » (horaton) et « céleste » (ouranon), il y a un voisinage phonétique sur lequel un sophiste pourrait vouloir jouer. ») : deux reproches majeur à Pachet qui, d'habitude, reste assez près du grec (comme le montre le fait qu'il est le seul à rendre sophizesthai par une expression faisant référence explicite aux sophistes (« faire le sophiste ») plutôt que de l'interpréter en parlant simplement de « jeu de mots ») : d'une part, comme Chambry, en explicitant à propos de l'horaton ce qui n'est que sous-entendu dans le grec de Platon, il ne retient que le topos (qu'il traduit, lui, plus correctement par « lieu »), mais pas le genos (qu'il traduit comme la plupart des traducteurs par « genre »), et d'autre part, comme Baccou, il traduit par le même mot « genre » à la fois genos et eidè. Enfin, comme tous ses prédécesseurs sauf Dixsaut et pour les mêmes raisons, il perd complètement l'ambiguïté de la question finale.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Réfléchis à ce que nous avons dit : ils sont deux principes à régner, l'un sur l'ordre ou l'espace spirituel, l'autre sur le monde visible – je ne veux pas dire le ciel, pour que tu n'ailles pas croire que je jongle avec les mots. Tu tiens bien, n'est-ce pas, ces deux ordres, le visible, le spirituel ? » (avec une note sur « avec les mots » qui dit : « En grec, le nom du ciel pouvait prêter à un jeu de mots approximatif avec visible (les étymologies du Cratyle, 396a, donnent cet exemple. ») : Cazeaux est le seul à ne pas traduire noèton par « intelligible », et à lui préférer « spirituel » ; ceci dit, il cumule à peu près toutes les fautes de ses prédécesseurs : il explicite ce qui n'est que sous-entendu à propos de l'horaton en ne retenant qu'un des deux mots utilisés avec le noèton, topos, que de plus il traduit différemment dans les deux cas (par « espace » à propos du « spirituel », par « monde » à propos du visible), et il traduit par « ordre » à la fois genos et eidè. Et lui non plus ne garde rien de l'ambiguïté de la question finale.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Réfléchis donc qu'il y a, comme nous l'avons dit, deux rois, l'un qui règne sur le monde intelligible, l'autre sur le monde visible : je ne dis pas le ciel, pour que tu ne penses pas que je joue sur les mots. Tu conçois bien ces deux espèces, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « je joue sur les mots » qui dit : « En grec, les mots horatos, visible, et ouranos, le ciel, se ressemblent, si bien que l'on pourrait accuser Socrate de faire dériver « le ciel » de la racine du verbe voir. ») : eux se sont mis à deux pour innover en ne traduisant pas l'un des deux termes du couple genos te kai topos et en remplaçant ces deux mots par « monde », le mot qu'avait utilisé Chambry pour rendre (plutôt que traduire) topos, avec tous les inconvénients soulignés alors de cette traduction, et ils explicitent, en reprenant « monde » à propos du visible, ce qui n'est que sous-entendu dans le grec ; pour finir, ils traduisent, en aristotéliciens, eidè par « espèces », mais comme ils n'ont tout simplement pas traduit genos, ils ne risquaient pas d'utiliser le même mot pour les deux. Et cette traduction, là encore, fait perdre l'ambiguïté de la question finale.
- Leroux (GF653) : « Alors, repris-je, représente-toi bien, en suivant notre manière de nous exprimer, qu'il existe deux souverains : l'un règne sur le genre intelligible et sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, règne sur l'horaton, c'est-à-dire sur le visible (je ne dis pas ouranos, le ciel, de peur de paraître vouloir faire un jeu de mots sophistiqué). Tu vois bien de toute façon qu'il y a deux genres différents, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « ouranos » qui dit : « La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque de Glaucon, qui contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolè (c2) est-elle la transcendance du bien ou tout simplement l'idée d'une exagération dans le propos de Socrate ? On pourrait dire, suivant une indication de G.M.A. Grube (voir DL., II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie, car ce n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de ouranos/horatos, mais aussi un écho de ouranou/noètou, où s'entend le nom de l'intellect au génitif (nou), associé au monde intelligible (noètou). J. Adam, ad loc., suppose de son côté que Platon veut éviter une étymologie courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranos) du visible (horatos), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des formes intelligibles. ») : Leroux s'expose à la même critique que Robin dans sa volonté de rendre perceptible en français le jeu de mot entre horatou et ouranou en conservant ces deux mots en grec dans la traduction avant d'en donner une traduction en français ; comme lui, il répète « intelligible » après « genre » qu'il utilise pour traduire genos, et après « lieu », qu'il utilise pour traduire topos, mais il conserve un « et » entre les deux qui rend plus clair qu'il s'agit de deux choses différentes plutôt que de deux expressions synonymes pour désigner la même chose, comme c'est le cas chez Robin ; mais il aggrave son cas en utilisant le même mot « genre » pour traduire à la fois genos et eidè. Et lui non plus ne laisse rien voir de l'ambiguïté de la question finale.
Cette revue montre que tous les traducteurs (de ceux en tout cas que j'ai consultés) ont eu leur attention plus attirée
par l'incise de Socrate sur la ressemblance entre horatou et ouranou (puisque tous sans exception y consacrent une note) que par ce que Platon pouvait avoir en tête en utilisant successivement les termes topos, genos et eidos pour parler de l'intelligible et du visible. Bref, ils ont vu le « jeu de mots » grossier que ne fait pas Socrate mais sur lequel il insite lourdement pour faire remarquer qu'il ne le fait pas, mais n'ont pas vu le lien qui pouvait exister entre l'image de la royauté suggérée par l'emploi du verbe basileuein (« régner ») et les mots topos et genos, qui, dans le contexte de cette image, peuvent prendre le même sens analogique (« territoire » et « peuple ») aussi bien pour le visible que pour l'intelligible, ni surtout le problème que posait l'emploi du mot eidè par Socrate et l'ambiguïté de la question finale, où là, Socrate utilise au contraire le mot dans le même sens dans les deux cas, celui d'« apparence », au propre dans le cas du visible, au figuré dans le cas de l'intelligible (si l'on se rappelle que le mot grec eidos vient d'une racine qui veut dire « voir » et ne peut donc être utilisé au sens propre que dans le registre du voir avec les yeux). (<==)
(7) Pour bien montrer que la problématique du « où ? » n'est pas celle qui l'intéresse, Socrate va construire son analogie à partir du « lieu » le plus minimaliste qu'on puisse imaginer, une ligne, la figure géométrique (donc « schématique ») la plus simple et la plus rudimentaire qui soit qui lui permette malgré tout de distinguer des positions différentes (le point, la seule figure qui soit plus simple encore, ne le permet pas) : pas même un plan et encore moins un volume, mais une figure n'ayant qu'une seule dimension, et qui, de ce fait, pose autant de problèmes pour y « faire entrer » le visible tridimensionnel que pour y « aligner » l'intelligible sans dimensions !
La seule chose que nous dit ce choix, mais elle est importante, c'est qu'il y a continuité entre les deux ordres puisqu'on part d'une seule ligne. Quant à l''apparence géométrique qu'il va ainsi donner à son analogie, elle ne doit pas nous tromper : elle est moins là pour suggérer une certaine rigueur dans le raisonnement que pour se mettre à la portée des auditeurs en partant d'un schèma (« figure », en particulier au sens géométrique) aussi simple et aussi facile à se représenter mentalement que possible, même pour des enfants, c'est-à-dire de l'« embryon » d'eidos réduit à sa plus simple expression (sur l'idée que les schèmata, au sens de « figures géométriques », sont en quelque sorte les versions les plus élémentaires d'eidè, qui explique pourquoi Socrate, dans sa discussion avec Ménon, pour tenter de lui faire comprendre ce qu'il cherche quand il parle d'un eidos unique commun à toutes les arètai (« formes d'excellence », plutôt que « vertus ») de l'homme, choisit justement le mot schèma pour lui donner un exemple de définition, voir mon article déjà cité dans la note précédente « De la couleur avant toute chose. Les schèmas invisibles du Ménon », paru en 2010 dans le numéro 14 de la revue philosophique en ligne Klèsis, accessible aussi sur ce site en cliquant ici). On verra d'ailleurs dans la suite de la République, au livre VII, que, dans le programme de formation que propose Socrate pour sélectionner les futurs dirigeants de la cité, la géométrie arrive en seconde position, juste après l'arithmétique et loin avant la dialectique. Utiliser une analogie qui fait appel à la plus simple des « figures » géométriques, c'est donc considérer ses jeunes interlocuteurs comme de simples débutants, à ceci près qu'il ne fait pas à proprement parler de la géométrie, mais utilise une analogie géométrique pour tenter de leur faire comprendre quelque chose de ce qui est l'objet ultime de la dialectique, l'idée du bon, c'est-à-dire tente de leur faire comprendre par l'exemple comment cet objet d'étude qu'est la géométrie peut conduire à ce qui est le but de tout ce programme de formation (cf. République VII, 531c9-d4, au début de la section consacrée à la dialectique). Tout en se mettant à leur portée, il donne donc une chance à ses interlocuteurs (et Platon à ses lecteurs) de s'élever au-dessus des apparences (géométriques) de l'analogie pour progresser dans la compréhension de l'idée du bon. L'expérience multi-millénaire semble prouver qu'il n'est pas facile de ne pas se laisser piéger par les apparences. (<==)
(8) J'ai indiqué dans l'introduction ce qu'il en était de ce anisa (« inégaux ») contesté depuis l'antiquité, mais dont personne à ma connaissance n'a donné la justification, pas plus d'ailleurs que les tenants de la lecture isa (« égaux ») n'ont donné de justification de leur choix. Je conserve ici pour ceux que ça intéresse la note qui figurait dans la précédente version de cette page, modifiée à la marge, qui précise les données du problème et les différentes leçons proposées avant d'examiner les raisons qui pourraient faire choisir l'une ou l'autre pour les commentateurs qui n'ont pas vu que la clé du problème était donnée par l'allégorie de la caverne bien comprise, c'est-à-dire tous.
Le texte
grec traduit par « inégaux » est anisa. C'est
la leçon donnée par le manuscrit A (Parisinus), l'un des
meilleurs pour l'établissement du texte grec des dialogues ; mais
un autre manuscrit, le Vindobonensis F, donne la leçon an,
isa, le an donnant un caractère hypothétique au verbe
qui précède, et le isa qualifiant d'« égaux »
les segments qui, dans l'autre leçon, sont inégaux. Cette leçon
est plus difficile à accepter, non pas tant par le fait qu'elle inverse
le sens, passant de segments inégaux à des segments égaux,
que par le fait qu'elle isole entre virgules le membre de phrase isa tmèmata,
« des segments égaux », dont on ne voit plus trop le rôle
par rapport à ce qui précède et à ce qui suit. Par
contre, une autre découpe possible (n'oublions pas qu'au
temps de Platon, les textes étaient écrits sans ponctuation
et sans espaces entre les mots, comme une suite ininterrompue de lettres), adoptée
par Stallbaum, est an' isa, où an' est un ana élidé
devant la voyelle initiale de isa. Dans cette lecture, an' isa tmèmata
se traduirait par « selon des segments égaux », soit,
avec le contexte, « prenant par exemple une ligne segmentée en
deux, selon des segments égaux ». Certains éditeurs (Ast)
vont même jusqu'à supprimer purement et simplement le an,
ce qui conduit à « prenant par exemple une ligne segmentée
en deux segments égaux ».
Les scolies (notes marginales d'érudits remontant aux premiers siècles
de notre ère et qu'à partir d'un certain moment, on s'est mis
à recopier en marge du texte de manuscrit en manuscrit, en même
temps que le texte lui-même) sur ce passage nous montrent que le débat
sur ce mot remonte à l'antiquité (voir note ad loc. dans
la traduction de R. Baccou, chez Garnier, GF90, et dans l'édition d'E.
Chambry, chez Budé) ; ainsi par exemple, parmi les néoplatoniciens,
Jamblique lisait isa, et Proclus, anisa.
Si l'on admet que le texte écrit par Platon portait bien les lettres
alpha, nu, iota, sigma et alpha, la question est de savoir s'il faut en faire
un seul mot, anisa, ou deux, an' isa. Si, pour évaluer
la vraisemblance linguistique de la seconde option, on étudie les usages
d'ana, dont an' est la forme élidée, dans le reste
des dialogues, on constate que ce mot y est rare et qu'en dehors de son emploi
dans une citation de l'Odyssée en République,
III, 387a7, on ne le trouve, dans les 28 dialogues que j'inclus dans mes
tétralogies, qu'onze fois, et toujours dans l'une des deux formules
suivantes : ana logon (à la fin de notre section, en 511e2,
et aussi en Phédon,
110d3, Timée,
29c2, 37a4,
53e4,
56c7
et 82b3,
et Lois,
X, 893d1 ; pour les emplois, plus rares encore, de analogon
en un seul mot, utilisé en particulier par Socrate en 508b13 dans l'analogie du bon et du soleil qui précède immédiatement l'analogie de la ligne, voir la note 78 à ma traduction
de la section précédente) ou ana ton auton logon (à
la ligne qui suit, en 509d7-8,
et aussi en Phédon,
110d5 et Timée,
32b5), c'est-à-dire associé à logon utilisé dans un sens qui évoque la « raison » au sens mathématique, c'est-à-dire
« rapport » d'une proportion ou « raison » d'une série.
Ceci rend moins probable la lecture an' isa, mais ne la rend pas totalement
invraisemblable : ana intervient toujours dans une expression qui
suggère une idée de proportionnalité, ce qui resterait le
cas ici avec la lecture an' isa, à ceci près que, cette
fois, la proportion serait fixée et serait l'égalité.
Si la critique textuelle et la grammaire ne peuvent trancher pour une lecture ou une autre, peut-on trouver des critère de cohérence avec le contexte et les intentions que l'on peut déceler dans les propos de Socrate qui plaideraient en faveur de l'une ou l'autre leçon ? Avant de répondre à cette question, il n'est pas inutile de s'interroger sur l'importance que le Socrate de Platon accorde à l'enrobage mathématique de son analogie. Si en effet, comme j'ai cherché à le montrer dans l'introduction et dans les notes précédentes, et comme le montrera la suite de l'analogie, Socrate n'est pas intéressé par la question du « où ? » (la « localisation » spatiale de chacun des deux « royaumes ») mais plutôt par celle de nos différents modes d'appréhension du réel, et qu'il ne « spatialise », et ce, de manière aussi rudimentaire que possible, l'image qu'il propose que pour fixer les esprits de ses jeunes auditeurs, sachant pertinemment, lui, que les intelligibles ne sont pas dans le temps et dans l'espace, alors, la question de savoir comment on coupe la ligne quantitativement n'est sans doute pas primordiale dans son esprit. Pour établir un rapport purement quantitatif entre les réalités visibles et les réalités intelligibles, encore faudrait-il que l'on soit capables de dénombrer la « population » de chacun des deux « royaumes », pour rester dans l'image qu'il vient d'utiliser, ce qui est bien évidemment impossible, et Socrate en est parfaitement conscient. Et de plus, à supposer qu'on en soit capable, à quoi cela nous avancerait-il sur la route du bon ? Et la suite de l'analogie va nous montrer que les « rapports » que va établir Socrate entre les différents segments n'ont rien de numérique, comme n'avait rien de numérique l'« analogie » qu'il a établie entre les rapports (non numériques) existant entre le soleil, la lumière et la vue et ceux existant entre le bon, la vérité, et la quête du savoir.
Il y a néanmoins un aspect de ce problème de découpage qui a son importance, mais il n'est pas à proprement parler quantitatif, mais qualitatif
et ce n'est pas l'analogie de la ligne qui nous en donne la clé, mais l'allégorie de la caverne, comme je l'ai expliqué dans l'introduction. L'allégorie de la caverne nous fera en effet comprendre que tout ce qu'on trouve à l'intérieur de la caverne (image dans l'allégorie du visible/sensible), à commencer par les anthrôpoi (« êtres humains »), a sa contrepartie hors de la caverne (image de l'intelligible), mais qu'il existe en plus hors de la caverne des « réalités » qui n'ont pas de contrepartie à l'intérieur : le soleil et les astres dans le ciel (image dans l'allégorie des intelligibles purs comme le bon, le beau, le juste, mais pas seulement puisque Socrate nous fera comprendre au début du livre X qu'il y a aussi des ideai, c'est-à-dire des appréhensions purement intelligibles de choses comme « table » et « lit », ce qui implique des « astres » à l'origine de ces ideai), ce qui se traduit dans l'allégorie par le fait que, là où Socrate décrit à l'intérieur de la caverne un seul « découpage » en deux temps pour la progression du prisonnier, le temps où il est enchaîné et ne voit que les ombres et n'entend que des échos et celui où il est libéré de ses chaînes et se retourne vers ce dont les ombres étaient ombres, il décrit deux progressions successives du prisonnier sorti de la caverne, d'abord une progression des « ombres » et des « reflets » (non plus sur la paroi de la caverne, mais sur le sol ou dans les eaux à la surface de la terre) aux originaux de ces ombres et reflets, par rapport aux anthrôpoi (« êtres humains ») et aux autres « choses » qui sont à la surface de la terre, puis à nouveau une progression similaire par rapport aux astres et au soleil. Mais cela ne veut pas dire qu'il devrait y avoir six segments et non pas quatre dans l'analogie de la ligne car le processus de découpage du segment du noèton (« perçu par l'intelligence ») en deux sous-segments est le même à propos de ce qui est sur terre et à propos de ce qui est dans le ciel, ombres et reflets d'un côté, originaux de ces ombres et reflets de l'autre (celui qui était déjà utilisé à l'intérieur de la caverne pour l'horaton (« vu »)), si bien que, si l'on s'y prend en deux temps pour découper le noèton (« perçu par l'intelligence »), il n'y a bien au final que deux sous-segments là aussi : ombres et reflets de réalités terrestres aussi bien que célestes, originaux soit terrestres, soit célestes de ces ombres et reflets, tout comme, à l'intérieur de la caverne, il y avait d'une part les ombres et les échos (« reflets » sonores) et d'autre part les sources de ces ombres et échos/reflets. En clair : toutes les « réalités » sensibles ont une dimension intelligible, mais il y a en plus des réalités intelligibles qui ne sont que cela et ne sont pas la composante intelligible de réalités sensibles individuelles (ça, ce sont le hommes et les autres choses que le prisonnier sorti de la caverne peut voir à l'extérieur, d'abord à travers leurs ombres et leurs reflets, puis en elles-mêmes). Il faut donc lire anisa (« inégaux ») en un seul mot.
Quant à savoir quelle pourrait être la valeur numérique de ce rapport, si l'on me permet l'expression, le Socrate de Platon s'en fout, car la question même n'a pas de sens : comme je l'ai dit plus haut dans le langage analogique utilisé auparavant par lui, on ne peut recenser la population des deux royaumes, dont rien ne prouve même qu'elle est fixe ! La justification du anisa (« inégal ») n'a pas eu besoin de compter quoi que ce soit et elle est pourtant parfaitement assurée. (<==)
(9) Dans le début de cette phrase, on trouve deux fois le verbe temnein, « couper », et deux fois le nom tmèma, qui en dérive et qui veut dire « morceau coupé », et, en mathématiques, « segment ». C'est pour rendre sensible ces assonances que j'ai traduit temnein par « segmenter » plutôt que par « couper ». (<==)
(10) « Selon
le même logos » traduit (partiellement, puisque je ne traduis pas logos) le grec ana ton auton logon. Je préfère ne pas traduire le mot logos car, comme je l'ai dit dans l'introduction (voir la note sur le prologue de l'introduction), une bonne partie de la compréhension de l'analogie se joue sur le sens qu'il faut donner à ce mot. Si une traduction par « raison », qui est celle que j'avais retenue dans les précédentes version de cette page, constitue un moindre mal, il reste que ce mot en français peut se prendre en plusieurs sens, tout comme le grec logos
qu'il traduit. En effet, logos en grec, comme « raison » en français, peut signifier, entre autres
sens, à la fois la faculté qui fait de nous des êtres « raisonnables », le raisonnement que permet cette faculté, en particulier pour justifier un comportement (la « raison » qui explique une décision ou un choix) et le rapport mathématique entre deux grandeurs, sens qui vient spontanément à l'esprit ici, dans une analogie qui, parlant de ligne et de segments, semble faire appel à la géométrie, mais dans lequel il serait mieux traduit ici par « rapport » que par « raison » (au sens de la raison d'une progression géométrique) puisqu'il ne s'agit que de découper des segments en deux et que ce découpage peut se caractériser mathématiquement par le rapport numérique qui existe entre la longueur de l'un des deux sous-segments et celle de l'autre, la consigne de Socrate demandant que ce rapport soit le même (auton) pour les deux découpages. S'il ne fait pas de doute que, pour la figure géométrique qu'il nous demande d'imaginer dans notre esprit, c'est bien ce qu'il propose, la question qui se pose est de savoir de quoi ce « logos/rapport numérique » est l'image dans l'analogie et ce qui justifie, dans ce dont l'analogie propose une image, que Socrate veuille qu'il soit le même pour les deux découpages.
Mais avant d'aller plus loin dans cette direction, il convient de s'arrêter sur la portée du « même » (auton). « Même » que quoi ? Pour tous les commentateurs à ma connaissance, la réponse est simple : « même que le rapport qui a servi à découper la ligne une première fois » dont, rappelons-le nous, Socrate n'a rien dit sinon qu'il fallait découper la ligne en deux segment inégaux (anisa, ce qui exclut le rapport 1/1, un point c'est tout, et laisse donc une infinité de rapports possibles) et que personne n'a été en mesure de préciser depuis. Or, si l'on lit ce texte sans préjugés et en ignorant les « évidences » servies par les commentateurs, il y a deux manières de le comprendre : (1) selon le même logos que celui qui a servi à découper la ligne en sensible et intelligible (la compréhensioion de tous les commentateurs) ou (2) selon le même logos l'un que l'autre, sans que nécessairement ce logos soit celui qui a servi pour le premier découpage. Et si (1) implique (2) puisque, dans ce cas, les trois rapports sont identiques, la réciproque n'est pas vraie. Par ailleurs, on peut penser que, Socrate n'ayant rien dit d'un quelconque logos/rapport à propos du premier découpage (pour lequel le mot logos n'apparaît pas), il est quelque peu prématuré de comprendre ce « selon le même logos/rapport » comme renvoyant à quelque chose dont il n'a pas été question antérieurement et que donc chaque auditeur de Socrate (et lecteur de Platon) n'a pu que fixer au hasard en l'absence de précisions de sa part. Dans ces conditions, si c'était effectivement ce que celui-ci avait en tête, il aurait sans doute été plus explicite et aurait plutôt dit « selon le même logos/rapport que celui qui a servi à découper la ligne une première fois ». Mais surtout, dès lors que nous savons grâce à l'allégorie de la caverne ce qui a justifié le anisa (« inégaux »), à savoir, la présence dans l'intelligible de « réalités » purement intelligibles, et donc non accessibles à la vue et aux autres sens, en plus de la composante intelligible de toutes les « réalités » visibles, qui sont donc en nombre égal à ces « réalités » du segment du vu, quel que soit ce nombre, que nous n'avons pas besoin de connaître et que nous ne pourrons jamais connaître, il n'est pas difficile de comprendre qu'il n'y a aucune raison pour que le rapport numérique que nous ne connaissons pas entre la taille du segment du vu et celle du segment du perçu par l'intelligence serve justement à découper aussi chaque segment en deux. Quel sens (« raison » au sens de justification rationelle) cela aurait-il ? Il faut donc comprendre la formule ana ton auton logon (« selon
le même logos ») dans le sens (2) et attendre la suite des explications de Socrate pour savoir quel est ce logos, non pas tant en termes numériques qu'en termes de ce que ces « rapports » sont censés figurer dans ce dont l'analogie propose une analogie. Notons que cette manière de comprendre la formule permet à l'auditeur/lecteur de se faire mentalement une représentation de la ligne qui satisferait presque à 100 % les instructions de Socrate même s'il a fixé les deux rapports numériques, celui entre le segment du sensible et celui du perçu par l'intelligence et celui entre les deux sous-segments de chacun des deux segments, de manière arbitraire et sans doute différente d'un auditeur/lecteur à l'autre, à un détail près, la question de savoir si le segment du perçu par l'intelligence est plus ou moins grand que celui du sensible, question à laquelle la réponse ne sera suggérée que par l'allégorie de la caverne qui suit immédiatement l'analogie. Et si Socrate n'est pas plus précis à ce point, c'est un indice de plus que les valeurs numériques des longueurs de ces segments et celles de leurs rapport les unes par rapport aux autres ne sont pas ce qui l'intéresse et n'ont pas de sens figuratif dans l'analogie. Et s'il n'a pas précisé ici le seul point qui avait un sens figuratif, le sens de l'inégalité entre segment du vu et segment du perçu par l'intelligence, c'est qu'il lui aurait fallu, pour ce faire, se lancer dans des explications qu'il était trop tôt pour donner et qu'il préférait laisser les auditeurs/lecteurs le trouver par eux-mêmes à partir des images qu'il allait successivement proposer.
Une dernière remarque (mathématique) sur cette question de logos/rapport
entre les différents segments et sous-segments de la ligne. Lorsque Socrate rappelle l'analogie vers la fin du livre VII, dans la discussion sur la dialektikè comme aboutissment de la formation des philosophes, en 533e8-534a8, il propose des égalités de rapports qu'il n'avait pas précisées dans l'analogie, à savoir, que si l'on désigne par I le segment du perçu par l'intelligence et par V le segment du vu, et par ailleurs par I1 et I2 les deux sous-segments du perçu par l'intelligence et par V1 et V2 les deux sous-segments du vu situés sur la ligne dans l'ordre V1, V2, I1, I2, étant entendu que, si l'on suit les instructions données ici par Socrate, on a I1 + I2 = I (les deux sous-segments du perçu par l'intelligence mis bout à bout reconstituent ce segment), V1 + V2 = V (les deux sous-segments du vu mis bout à bout reconstituent ce segment) et I2/I1 = V2/V1 (les deux segments ont été coupés en deux « selon le même rapport numérique »), alors on a aussi I/V = I1/V1 = I2/V2, et ce, quel que soit le rapport I2/I1, pourvu seulement qu'il soit égal à V2/V1, et sans qu'il soit nécessaire qu'il soit aussi égal à I/V (on en trouvera la démonstration détaillée dans la note 52 à ma traduction de cette section de la République sous le titre « Définition du dialegesthai »). Or, dans le cas particulier où I2/I1 et V2/V1, égaux entre eux, sont aussi égaux à I/V (compréhension (1) du ana ton auton logon que nous avons récusée, mais que retiennent tous les commentateurs), il en résulte que I2/V2 = I/V = I2/I1 et I1/V1 = I/V = V2/V1, dont on déduit que I1 = V2, c'est-à-dire que les deux sous-segments médians, le second sous-segment du vu et le premier sous-segment du perçu par l'intelligence, qui se font suite sur la ligne, sont égaux, ce qui embarrasse fort les commentateurs, qui ne savent quel sens donné à cette égalité dont Socrate ne dit rien. On a là une raison de plus de préférer la compréhension (2) du ana ton auton logon, qui n'implique pas cette égalité, plutôt que d'épiloguer sur la question de savoir si Socrate (ou plutôt Platon qui tient la plume) était conscient ou pas de cette implication de ses instructions (si, et seulement si, on les comprend dans le sens (1)), cherchant à résoudre un problème que l'on s'est créé par un choix de compréhension que rien n'impose quand un autre choix, tout aussi acceptable, fait disparaître le problème et que d'autres raisons incitent à opter pour ce second choix. (<==)
(11) « Celui de la famille vue et celui de celle perçue
par l'intelligence » traduit le grec to te tou horômenou genous
kai to tou nooumenou, expression qui renvoie au « chacun des deux segments (hekateron to tmèma) » qui a précédé le ana ton auton logon commenté dans la note précédente. C'est ici, et ici seulement, que Socrate précise à quoi il associe chacun des deux segments du premier découpage. Et il le fait en revenant au terme de genos, qui évoque l'idée de « population » suggérée par l'analogie des deux « royaumes », mais aussi et surtout, celle d'« origine » (sens premier de genos), mais en changeant les qualificatifs associés à chaque « famille » et l'ordre dans lequel il les mentionne. En effet, il ne parle plus d'horaton genos (« famille visible ») et de noèton genos (« famille intelligible »), mais d'horômenon genos (« famille vue ») et de nooumenon genos (« famille perçue par l'intelligence »), remplaçant les adjectifs verbaux par les participes présents passif des mêmes verbes horan (« voir ») et noein (« penser, réfléchir »). Ce changement de terminologie pour qualifier chacun des deux genè montre bien qu'il est passé de la problématique « objective » de caractéristiques de ce qui « peuple » chaque royaume (être « intelligible » (noèton) ou « visible » (horaton)) à la problématique « subjective » des modes de perception, et donc des « origines » de ces perceptions (au sens d'« organes » générateurs, pas d'« objets » agissant sur ces « organes »). Et c'est ce changement de perspective qui explique qu'il intervertisse l'ordre entre ces deux « familles » pour commencer par celle du vu, plus facile d'accès pour nous, comme il l'avait fait à la fin de la réplique précédente en parlant des deux eidè (« apparences ») en commençant par le visible pour des raisons que je précise dans la note 6 ci-dessus. Le résultat de cette interversion est que maintenant, le terme genos est explicité pour l'horômenon, le vu, et sous-entendu pour le nooumenon, le pensé, si bien qu'on se retrouve cette fois-ci avec un terme relativement abstrait dans le sens où il est pris ici, genos (« famille » tirant vers le sens de « genre/espèce/sorte »), explicitement associé à celui des deux ordres qui est du côté du concret, le « vu », et sous-entendu pour le plus abstrait, le « perçu par l'intelligence », là où auparavant, le terme concret topos était explicitement associé au terme qualifiant le plus abstrait des deux ordres, l'intelligible, et sous-entendu pour celui pour lequel il convenait le mieux, le visible. Bref, l'ordre d'énonciation s'est inversé entre visible/vu et intelligible/perçu par l'intelligence, mais dans les deux cas, Platon parvient à expliciter complètement celle des deux associations de termes qui pose des problèmes pour ne laisser sous-entendue que celle qui semble aller de soi.
J'ai souligné dans la section Clés de lecture de l'analogie de la ligne de
l'introduction l'importance déterminante que ce changement de vocabulaire avait pour la compréhension de l'analogie. Il est, dans ces conditions, regrettable que la plupart des traducteurs n'accordent que peu d'importance à ces fluctuations de vocabulaire, ne soupçonnant pas qu'elles pourraient avoir une signification précise, et les occultent à ceux qui n'ont pas accès au texte grec, comme le montre le fait que, parmi tous ceux dont j'ai consulté la traduction, seul Pachet (Folio) en français et Bloom (Basic Books)
en anglais conservent les changements de terminologie de l'original en utilisant des mots différents pour traduire noèton et nooumenon d'une part, horaton et horômenon d'autre part (Jowett, en anglais, reste
à mi-chemin, en utilisant « intellectual world » pour noèton,
et « intelligible » pour nooumenon, mais « visible »
aussi bien pour horaton que pour horômenon, ce qui rompt
les symétries du texte de Platon). (<==)
(12) « La
clarté et l'absence de clarté » traduit le grec saphèneiai
kai asapheiai. L'adjectif saphès, dont saphèneia
est le substantif et asaphès, dont asapheia est le substantif,
l'antonyme, veut dire « clair, manifeste, évident », et par suite,
« véritable, sûr ». Le critère de clarté est bien le critère le plus pertinent dans le « royaume » du soleil et de la lumière qu'il répand, que l'on cherche à découper en deux. Mais en introduisant ce critère, Socrate confirme que ce qui le préoccupe, ce n'est pas tant le contenu, le « peuplement » des segments indépendamment du fait que ces contenus sont appréhendés par des « observateurs » que la perception que nous pouvons avoir de ce qui les peuple, et que le logon (« rapport ») qu'il a en vue pour le découpage des segments ne prend pas le chemin d'être un rapport numérique. Et cette impression est renforcée par le fait que les mots grecs que j'ai traduits par « tu auras » sont soi estai, mot à mot « sera pour toi », manière d'impliquer encore un peu plus Glaucon dans le découpage et de faire intervenir sa propre perception. Remarquons encore que la clause « en fonction de la clarté et de l'absence de clarté des uns par rapport aux autres » intervient, dans le grec comme dans ma traduction, avant que Socrate ajoute, en complément du « tu auras » qui précédait, « d'une part dans le vu » (en men tôi horômenôi), ce qui laisse entendre que le critère de clarté (saphèneia) n'est pas réservé au seul segment du vu et interviendra aussi dans le découpage du segment du perçu par l'intelligence. Et de fait, le mot peut s'utiliser, en grec comme en français (comme quand par exemple on dit de quelqu'un qu'il n'a pas les idées claires), de manière analogique (analogon) à propos de raisonnements, de pensées, bref de perceptions dans le registre de l'intelligible.
Ceci étant, la clarté plus ou moins grande d'un objet, même en se limitant au vu et en prenant ce mot au sens premier, n'est pas une propriété intrinsèque de cet objet, mais suppose un observateur doté de la vue et dépend de l'éclairage sous lequel il le regarde. Et d'autre part, le degré de clarté varie de manière continue, tout comme la lumière, et ne constitue pas à lui seul un moyen de diviser de manière claire et incontestable l'ensemble du vu, sans même parler du perçu par l'intelligence. En fait, la suite, et en particulier, une fois encore, l'allégorie de la caverne, nous fera comprendre que Socrate ne cherche pas ici à nous donner un critère qui permettrait d'associer à chaque « élément » de la ligne, c'est-à-dire de l'ensemble du vu et du perçu par l'intelligence, une valeur numérique précise (ici, sa « clarté », mesurée dans on ne sait trop quelle unité, qui pourrait être pertinente à la fois pour le vu et pour du perçu par l'intelligence) permettant de localiser cet « élément » dans un et un seul des quatre sous-segments, puisque chaque élément du vu se retrouvera dans les quatre sous-segments sous des perceptions différentes : son apparence visuelle, figurée dans l'allégorie par les ombres vues par les prisonniers enchaînés sur la paroi de la caverne qui leur fait face ; sa composante purement matérielle non limitée à ce qu'en perçoit la seule vue, figurée dans l'allégorie par les objets dépassant du mur et projetant ces ombres, et en particulier dans le cas de êtres humains (anthrôpoi), les « statues d'hommes » (andriantas, 514c1) ; ses ombres et ses reflets intelligibles hors de la caverne, c'est-à-dire les logoi prononcés par lui (dans le cas des anthrôpoi) et sur lui (dans tous les cas) ; sa « réalité » intelligible enfin, figurée dans l'allégorie par les anthrôpoi (qui désignent à proprement parler les âmes humaines) et tout le reste qui, dans le cas des âmes, sont présentes mais invisibles car cachées par le mur à l'intérieur de la caverne, mais deviennent visibles hors de la caverne. Ce que Socrate veut dire ici, c'est que, pour n'importe quel élément, la perception que nous en avons est d'autant plus « claire », au sens analogique, que nous progressons à travers les segments, de minimale dans le premier sous-segment du vu, où nous ne percevons que son apparence visuelle, c'est-à-dire seulement ce qui est perceptible par la vue, à maximale dans le second sous-segment du perçu par l'intelligence, lorsque nous en comprenons tout ce qui est accessible à l'intelligence humaine (dont rien ne nous permet de savoir si cela épuise la « réalité » de cet élément, puisque nous n'avons pas d'autre organe de perception au-delà de notre intelligence).
(<==)
(13) « Images »
traduit le grec eikones, pluriel de eikôn, substantif du
verbe défectif eoika, qui veut dire « être semblable,
ressembler à », et aussi « paraître, avoir l'air, convenir »,
et dont le participe utilisé comme adjectif, eikôs, peut
aussi bien vouloir dire « semblable » que « convenable » ou
encore « vraisemblable » (tout le discours de Timée dans le Timée
est qualifié par lui au début d'eikota muthon, de « mythe
vraisemblable », Timée,
29d2). Mais, au-delà du mot choisi pour traduire eikôn, et même du mot grec retenu par Platon, c'est par les exemples qui suivent, et surtout par l'usage qu'il en fera dans l'allégorie de la caverne, qu'il faut chercher à comprendre ce qu'il a dans l'esprit en parlant d'eikones avant que de spéculer sur ce que pourrait inspirer une préconception du sens d'eikôn en grec ou d'« image » en français.
En introduisant ce mot pour décrire le premier sous-segment, Socrate choisit un terme qui implique bien un « rapport » puisque « image » implique « modèle », ou « original », dont l'image est image, et ce rapport d'image à modèle permet effectivement de distinguer deux types de perceptions visuelles. Par contre, le lien entre les concepts d'image et d'original et la plus ou moins grande saphèneiai (« clarté ») des uns par rapports aux autres n'est pas imméditement évidente, surtout tant que Socrate n'a pas précisé ce qu'il met sous le terme d'« image », ce qu'il va s'empresser de faire dans la suite de la réplique. (<==)
(14) Les deux exemples d'« images/ressemblances » que donne Socrate, les ombres (skiai) et les reflets, désignées ici par le mot phantasmata, terme générique pour désigner des visions sans consistance, « apparitions, songes, fantômes », ou encore des phénomènes célestes extraordinaires (c'est le mot à la racine du français « fantasme »), dont le sens est parfaitement précisé ici par la formule « sur les eaux et sur les [choses] pour autant qu'elles sont par leur constitution à la fois compactes, lisses et brillantes (c'est-à-dire des surfaces réfléchissantes) » qui suit le mot, orientent la pensée, non pas vers des images fabriquées par les hommes, peintures ou sculptures par exemple, qui sont des objets à part entière et qui, à ce titre, entrent dans la catégorie de ce que Socrate appellera « l'espèce entière de ce qui se fabrique (to skeuaston holon genos) » (510a6) dans la description du second sous-segment du vu, mais vers des « images » qui se forment naturellement et sont animées, dont certaines (les reflets sur des eaux sans rides ou sur un miroir de haute qualité) sont difficiles à distinguer de l'original dont elles sont l'image sans faire intervenir d'autres sens que le sens de la vue (le toucher en particulier) et sans une habitude acquise dans les premières années de la vie qui finit par dispenser d'avoir à toucher à chaque fois pour lever le doute. On va retrouver ce vocabulaire dans l'allégorie de la caverne, à différentes étapes de la progression du prisonnier enchaîné, puis libéré, à ceci près que le mot phantasmata, y alternera avec le mot eidôla, mot de sens voisin de phantasmata (eidôla en 516a7, phantasmata en 516b5), mais toujours accompagné de la formule « sur les eaux » (en tois hudasi) pour bien nous faire comprendre qu'avec des mots différents, c'est bien de la même chose qu'on parle (un exercice implicite destiné au lecteur dont on trouvera d'autres exemples dans l'analogie et sa reprise au livre VII, où justement, dans la reprise qui est aussi faite de l'allégorie, Socrate reviendra au mot phantasmata (532c1), mais toujours avec la précision « dans les eaux »). C'est donc à partir de l'usage qui est fait de ces notions dans l'allégorie qu'il faut chercher à comprendre ce que Socrate a en tête en parlant d'eikones (« images »), et non pas à partir de prénotions que nous pourrions avoir de ce que sont des images. Concrètement, dans l'allégorie de la caverne, il est question d'ombres (skias, 515a7) dans la première phase, celle où le prisonnier est encore enchaîné, qui correspond au premier sous-segment du vu, et il est clair que ces ombres, qui sont la seule chose que voient les prisonniers enchaînés correspondent à toutes les données de la vue, ou dit autrement, aux « images » naturelles qui se forment dans les yeux dans le cadre du processus de la vision, qu'il s'agisse de voir des images au sens usuel, ombres, reflets ou images fabriquées par les hommes, ou leurs originaux. En d'autres termes, ce que cherche à nous faire comprendre Socrate c'est que TOUT ce que nous voyons n'est jamais que des images de la réalité matérielle qui nous entoure, images formées par les processus biologiques associés à la vision impliquant les yeux et l'âme qui les interprète, mais aussi ce qui agit sur les yeux, les « objets » matériels qui sont dans notre champ de vision, et la lumière qui les rend visibles pour nous. Dans cette première étape, il est aussi question de « reflets », sauf que là, il s'agit de « reflets » sonores, l'écho de la voix des porteurs cachés par le mur. Il est à nouveau question d'ombres et de reflets dans le première phase de la sortie de la caverne du prisonnier libéré, qui correspond au premier sous-segment du perçu par l'intelligence à propos des réalités matérielles déjà présentes dans la caverne, mais appréhendées cette fois dans leur dimension intelligible, en 516a6, où Socrate dit que celui-ci devra s'accoutumer à la lumière extérieure en commençant par regarder « les ombres... et après cela les images (eidôla) sur les eaux des hommes et celles des autres [choses] » avant de pouvoir les voir « elles-mêmes » (auta), dans ce qui correspond au second sous-segment du perçu par l'intelligence. Dans ces ombres intelligibles, il faut voir, dans le cas des anthrôpoi (« hommes »), leurs propos (logoi), et dans ces reflets intelligibles les propos (logoi) tenus par les hommes sur ces hommes et tout le reste. Il est une dernière fois question de reflets lorsque le prisonnier se tourne vers le ciel et les astres qui figurent dans l'allégorie les intelligibles purs sans composante sensible, quand Socrate décrit la dernière étape de cette progression (second sous-segment du perçu par l'intelligence à propos des intelligibles purs sans contrepartie matérielle/sensible) en disant que le prisonnier y verra le soleil lui-même et non plus « des reflets de lui sur les eaux ou en quelque autre place » (516b4-5), reflets qui figurent, dans le cas du soleil, les propos tenus par les homme sur le bon et correspondent au premier sous-segment du perçu par l'intelligence à propos des intelligibles purs (d'où l'absence d'ombres à ce stade, puisque les astres et le soleil ne parlent pas et ne se font donc pas connaître par des logoi émanant d'eux). (<==)
(15) « Tu comprends bien » traduit le grec katanoeis, du verbe katanoein, qui ajoute à noein, « concevoir, comprendre » (l'activité du noûs), une notion de complétude introduite par le préfixe kata-, que je rends par le « bien » final. (<==)
(16) « Ressemble » traduit le grec eoiken, forme du verbe dont vient eikôn (« image »). Le second segment fournit leurs modèles aux images qui peuplent le premier segment, c'est-à-dire, à la lumière de ce que nous fait comprendre l'allégorie de la caverne, tout ce dont l'image peut se former dans des yeux humains. (<==)
(17) « Les êtres vivants (zôia) autour de nous, et tout ce qui est engendré (pan to phuteuton), et l'espèce entière de ce qui est fabriqué (to skeuaston holon genos) » : la description du second segment par Socrate est ce qui ressemble le plus, dans toute l'analogie de la ligne, au recensement d'une « population » et c'est ce qui a pu inciter les commentateurs, surtout quand ils considèrent que les créatures visibles, et plus généralement sensibles/matérielles, n'ont pas leur place dans l'intelligible, à suppléer au silence de Socrate sur la « population » des deux sous-segments du perçu par l'intelligence des descriptions similaires, et à supposer qu'il fallait prendre au premier degré la description de ce dont il venait de « peupler » le premier sous-segment du vu en en restant aux ombres, reflets et autres images similaires au sens propre de ce qui « peuple » le second sous-segment du vu, ici décrit, en se demandant si les images fabriquées par l'homme (peintures et sculptures par exemple) en faisaient ou pas partie, sans arriver à trancher. Mais une fois encore, c'est l'allégorie de la caverne qui doit guider notre interprétation de l'analogie. Et l'on y retrouve, dans la description de ce qui dépasse du mur et projette des ombres visibles par les prisonniers enchaînés, une formulation très proche de celle qu'on trouve ici. Socrate y parle en effet d'« hommes portant et des ustensiles de toutes sortes (skeuè) dépassant du mur et des statues d'hommes (andriantas) et autres animaux/vivants (zôia) en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles ». Dans les deux cas on trouve :
- Les objets fabriqués par l'homme, ici décrits à la fin de la liste par la formule « l'espèce entière de ce qui est fabriqué », qui traduit
le grec to skeuaston holon genos, et décrits dans l'allégorie au début de la liste par l'expression « des ustensiles de toutes sortes », expression par laquelle je traduis le mot grec skeuè. Skeuaston est l'adjectif verbal
du verbe skeuazein, « préparer, apprêter » (des
accessoires, des plats cuisinés, des remèdes), ou encore « appareiller,
équiper, habiller », verbe dérivé du mot skeuè,
qui signifie « appareil », plutôt dans le sens de « vêtement »
(sens que le mot « appareil » avait en français jadis, comme
par exemple dans ce vers du Britannicus de Racine, « belle, sans ornements, dans le simple
appareil / d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil »), « harnachement,
équipement d'un soldat », lui-même dérivé de skeuos (dont skeuè, utilisé dans l'allégorie, est le neutre pluriel), qui, lui, peut désigner tout objet d'équipement,
meuble, outil, instrument, arme, etc., et dont le sens est suffisamment général pour que Protagoras, selon Aristote (cf. Rhétorique, III, 1407b6-8), l'ait utilisé dans un sens grammatical pour désigner le genre du neutre, à côté du masculin (arrèn) et du féminin (thèlus). Le skeuaston, c'est, d'une manière
générale, l'« artificiel », le « fabriqué »,
par opposition au « naturel », à ce qui « pousse » (phuein) tout
seul ;
- Les êtres vivants (zôia), c'est-à-dire les produits de la nature dotés d'une organisation spécifique reproductible, ici décrits en début de liste par deux expressions : ta peri hèmas zôia (« les êtres vivants autour de nous ») et pan to phuteuton (« tout ce qui est engendré ») qu'on peut prendre chacune dans un sens restreint (« animaux » pour la première et « plantes » pour la seconde) conduisant à deux sous-ensembles distincts, ou dans un sens large (« vivants » pour la première, « engendrés » pour la seconde) conduisant à une certaine redondance entre les deux expressions, justifiée par deux points de vue distincts sur les mêmes « créatures », le fait qu'elles soient vivantes d'une part, puisque le sens premier de zèn, le verbe dont dérive zôios, dont zôia est le neutre pluriel, est « vivre », le fait qu'elles sont engendrées/se reproduisent naturellement, puisque l'un des sens du verbe phuein, dont dérive phuteuton via phuteuein, est « naître », ce qui conduit pour phuteuein au sens « engendrer/procréer » (à côté du sens « planter », dérivé du sens « pousser » pour phuein), et décrits dans l'allégorie en fin de liste par le même terme zôia (« vivants ») après avoir fait un cas particulier des hommes par l'emploi du mot andriantas, qui signifie au sens premier « statue d'homme » par dérivation d'anèr, andros, qui signifie « homme » par opposition à « femme », appelé par le fait que ce que décrit alors Socrate, ce sont des objets fabriqués qui dépassent du mur et sont animés par des hommes (anthrôpoi) invisibles car cachés par le mur.
L'inversion de l'ordre entre les deux listes est sans doute liée au fait que, comme dans l'allégorie, tout ce qui dépasse du mur est décrit comme des objets fabriqués, statues ou autres produits de l'artisanat, il fallait commencer par les objets fabriqués par les hommes (skeuè) pour leur usage personnel avant de ravaller au rang d'objets fabriqués (par le dieu créateur) les corps matériels de tous les êtres vivants, représentés par de simples statues. Mais dans un cas comme dans l'autre, il s'agit bien de l'ensemble des produits d'une création/fabrication qui manifestent une certaine organisation répondant à une finalité, quel qu'en soit le producteur, dieu ou homme et c'est cette idée de finalité qui les rend potentiellement intelligibles et donc aptes à réapparaître comme « objets » d'autres modes d'appréhension dans le segment du perçu par l'intelligence, c'est-à-dire, dans l'imagerie de l'allégorie, hors de la caverne.
Il est intéressant de noter que, lorsque Socrate décrit le genos qui « peuple » le second segment, alors qu'il mentionne tout le vivant animal et végétal d'une part, tout l'artificiel fabriqué d'autre part, c'est au second, l'artificiel, et à lui seul, qu'il associe explicitement le mot genos, alors qu'on l'aurait plutôt attendu associé au vivant, puisque le sens premier de ce mot est « naissance » (cf. note 3). Une fois encore, pour un mot qu'il prend dans un sens élargi, le Socrate de Platon s'arrange pour qu'il soit associé à ce avec quoi on l'attend le moins.
Remarquons qu'en prenant la peine de préciser qu'il a en vue « l'espèce entière (holon) de ce qui se fabrique », Socrate, comme je l'ai déjà signalé dans la note 14, nous invite à y inclure les tableaux peints et les statues, qui sont bien aussi des objets fabriqués, et même, comme la suite va le montrer, les figures que les géomètres « façonnent et dessinent,
et dont il y a des ombres et des images sur les eaux » (cf. 510e1-3). C'est qu'une fois qu'on a compris que la notion d'« image » qu'il avait en vue est celle que produit pour nous la vue de n'importe quoi de matériel, peu importe que ce qu'on voit soit un original ou soit lui-même une image, pour la vue, il est un « original » dont elle nous donne une « image ».
Dans un contexte différents, où Socrate s'intéressera plus aux producteurs des différentes sortes d'images, celui de la discussion sur les trois sortes de lits, au début du livre X (cf. République, X, 596b-597e, traduit dans la page intitulée « Les trois couches (lits) »), où le problème sera de préciser ce que signifie « imitation (mimèsis) », il mettra en avant les images de lits produites par les hommes, et plus spécifiquement les peintres, et non plus les images se produisant naturellement, sans intervention humaine. C'est qu'ici, Socrate est concerné par deux modes d'appréhension par l'homme d'une même réalité visible, l'une directe, l'autre indirecte, alors que, lorsqu'il parlera du lit, il cherchera à distinguer deux modes de reproduction par l'homme d'une même idea (cf. 596b3, b7, b9) unique dont il attribue la paternité à « un dieu (theon) » (597b6), l'une qui conserve la finalité fonctionnelle impliquée par cette idea (permettre de s'étendre dessus), l'autre qui n'en reproduit qu'une possible apparence externe dans un objet néanmoins fabriqué par l'homme, mais inapte à la fonction de lit.
Le logos qui préside au découpage du segment du vu semble donc à ce point être le rapport (non numérique) qui existe entre une image (en l'occurrence celle produite dans les yeux) et ce dont elle est image (en l'occurrence tout ce qui est visible, qu'il s'agisse d'un « original » ou d'une « image »). Mais cette manière de voir reste encore partielle, car elle ne prend en compte que la partie « objective » de ce qui est en cause, le « fait » (pragma) que, d'un certain point de vue au moins, ce soit une « image » (celle formée sur la rétine, pour le dire en termes modernes) ou son « original ». Si l'on veut mieux préciser le « rapport » (logos) entre ce que Socrate finira par appeler deux pathèmata (« affections »), il faut encore tenir compte de l'attitude d'esprit de celui qui est ainsi « affecté », et distinguer, comme la suite le montrera, non pas simplement deux catégories de « réalités » dans le cadre d'une partition du vu où chaque élément visible serait d'un côté ou de l'autre, mais deux attitudes vis à vis de ce qui s'offre à la vue : le prendre pour la « réalité » sans s'apercevoir que ce n'est qu'une image ou prendre conscience de ce que ce n'est qu'une image et en tirer les conséquences. Et c'est donc la combinaisons de ce rapport d'image à original et de l'état d'esprit de celui qui perçoit l'« image » selon qu'il a ou pas conscience de ce que ce n'est qu'une « image/représentation » qui devra nous guider pour chercher à comprendre le découpage du perçu par l'intelligence ana ton auton logon (« selon la même raison/le même rapport »).
Après avoir évoqué ce qui est listé dans ces deux inventaires, il peut être intéressant de s'intéresser à ce qui n'y figure pas. Les deux catégories qu'il liste ici, le vivant (animal et végétal), englobant tout ce qui « croît » (phuein en grec) sous l'effet de sa propre « nature » et constitue donc la phusis au sens original du terme (et non pas au sens plus large que nous donnons aujourd'hui au mot « nature », qui en est la traduction usuelle), et le fabriqué, c'est-à-dire le produit de l'activité créatrice de l'homme, ne couvre pas tout ce que nous nous attendrions à trouver dans une description de l'ordre visible : il y manque tout ce que nous appelerions de nos jours l'ordre minéral (roches, pierres, terre, etc.) et plus généralement tout ce qui constitue le cadre dans lequel croissent animaux et végétaux et sont fabriqués les produits de l'art humain : sol, plaines, montagnes, lacs, rivières, mers, etc. Or cette omission peut nous aider à comprendre ce que Socrate met derrière le mot eidos (« apparence »), car il n'est pas difficile de voir que ce qu'il retient dans ce second segment, c'est seulement ce dont l'unité apparente (celle de son « apparence ») résulte d'un principe organisationnel qui n'est pas perceptible par la vue ou par les autres sens, mais suppose un effort de réflexion de l'intelligence pour être découvert. Dans les êtres vivants, ce principe, c'est justement le principe vital qui détermine la manière dont chaque être vivant va « pousser », « croître », phuein, c'est-à-dire sa phusis, sa « nature », et dans les objets fabriqués par l'homme, c'est l'intention, la finalité, qui a présidé au travail de l'artisan qui a fabriqué l'objet considéré. Et ce qui caractérise les principes organisationnels qui intéressent ici Socrate, c'est qu'ils ne permettent pas de faire n'importe quoi avec ce qu'ils organisent : si je prends un caillou, dont l'unité est percetible par la vue et le toucher et que je le casse en deux, j'aurai deux cailloux, certes différents du caillou de départ, mais qui seront autant des cailloux que le caillou que j'ai cassé ; même chose si je scie un morceau de bois mort pour en faire deux morceaux de bois là où j'en avais un au départ, deux morceaux de bois qui, à la taille près, seront tout autant des morceaux de bois, des bûches ou des poutres, que le morceau que j'ai scié. Au contraire, si je prends un chien et que je le coupe en deux, je n'aurai pas au terme de l'opération deux chiens, mais au mieux un chien encore vivant mais amputé d'un membre ou d'une partie non vitale de lui-même et un morceau de chair morte, au pire deux morceaux de chairs mortes sanguinolentes et plus de chien du tout ; de même, si je coupe un arbre, j'aurai d'un côté une souche qui pourra ou pas repartir et recommencer à produire des branches et des feuilles, et de l'autre un amas de bois et de feuilles qui ne tarderont pas à se dessécher, mais certainement pas deux arbres ; et si je scie un lit en deux, je n'aurai pas après cette opération deux lits (sauf cas particuliers faisant intervenir l'« art » de l'intervenant par rapport aux spécificités du lit de départ, ce qui peut s'assimiler à une nouvelle création, par exemple pour transformer un lit double en deux lits simples), mais deux amas de matériaux de construction incapables en l'état de servir de lits. En fait, on est là au cœur de la distinction entre « matière » et « forme », et l'exemple de l'arbre est particulièrement éclairant pour nous aider à comprendre comment le mot grec hulè (« bois », et plus spécifiquement « bois de construction », par opposition à dendron, qui signife, lui, « arbre planté, poussant et portant des fruits ») a pu en venir à signifier « matière » au sens philosophique le plus général en passant par le sens de « matériau de construction » de quelque sorte que ce soit : le bois d'un arbre est en effet, de tout ce qui constitue la « matière » des êtres vivants, ce qui subit le moins de transformations dans son aspect visible en passant de l'état « vivant » (le tronc de l'arbre planté qui continue à pousser, à phuein) à l'état « mort » (le tronc de l'arbre abattu que l'on fait sécher pour pouvoir plus tard le débiter en planches ou en madriers) ; on peut donc penser que c'est en lui qu'on saisit au plus près par la vue ce qui constitue la « matière » des êtres vivants, réutilisable pour les construction de l'homme (les autres matériaux utilisés par l'homme dans ses « fabrications » (ta skeuasta), minéraux ou métaux, n'existent dans la nature que dans cet état de « matière », jamais dans l'état de « vivant », du moins pas de manière visible où c'est eux qui donneraient sa forme au vivant dont ils sont un des composants).
L'eidos, l'« apparence », qui intéresse le Socrate de Platon, c'est donc cette « forme » visible qui suggère un principe d'organisation de la « matière » brute vue par l'œil et perceptible au toucher que seule l'intelligence peut appréhender derrière les données brutes des sens produites par cette matière. Mais l'intelligence humaine peut analyser cet eidos dans deux directions opposées : si l'on en reste à l'apparence visible, l'eidos auquel on arrive se limite à une « forme » plus ou moins complexe que l'on peut essayer d'analyser en termes de schèma, de « figure » (sur ce mot, qui apparaîtra plus loin dans l'analogie, voir la note 7 à ma
traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon), en la ramenant à des schèmata élémentaires comme le triangle, le cercle et le carré (ou plus élémentaire encore, la ligne, qui sert de support à l'analogie qu'est en train de développer Socrate, justement parce qu'elle est la plus élémentaire des eidè, et donc celle qui risque le moins de contaminer ce dont il parle), et on se retrouve du côté de la géométrie, cherchant à mettre en équations les courbes plus ou moins complexes qui constituent les contours de ce à quoi on s'intéresse (la seule chose qui en est conservée dans les ombres), et éventuellement les volumes qui le constituent, une fois qu'on a pris conscience (par l'intelligence) du fait que, contrairement à ce que pourrait nous laisser croire la seule vue, cet objet de notre attention n'est pas bidimensionnel, mais tridimensionnel ; dans cette perspective strictement « matérialiste », il n'y a, en fin de compte, pas de différence entre vivant et fabriqué d'une part, matière brute d'autre part, entre le tronc de l'arbre sur pied et le même tronc séchant à la scierie, ou plus globalement, entre une tortue et un galet sur la plage, puisque l'un comme l'autre se prête à une analyse de sa « forme » visible qui peut conduire à des figures similaires. C'est cette piste qui conduit, poussée à la limite, à une modélisation/mythologisation de la matière à partir de triangles élémentaires dans le Timée et à toutes les modélisations plus complexes sous formes d'équations qui ont cours de nos jours. Si par contre on s'intéresse à ce qui, derrière l'apparence visible, à côté du schèma que détecte l'intelligence dans les données que lui fournit la vue, confère son unité, sa spécificité et sa relative permanence à ce qui est à la source de notre perception, on arrive par le raisonnement, par le logos, à percevoir un eidos, une « apparence », d'ordre exclusivement intelligible qui pointe pour nous vers l'idea (« idée ») qui exprime les principes d'organisation de ce vivant ou de cette construction humaine. Et c'est cette idea, principe d'intelligibilité, bien plus que le seul schèma visible, qui nous permettra de classer de manière pertinente, c'est-à-dire « en respectant les articulations naturelles » pour reprendre la formule de Socrate en Phèdre, 265e1-2, toutes nos perceptions selon les eidè (« espèces ») en lesquelles elles peuvent se regrouper (un arbre n'est pas un cheval, un cheval n'est pas un homme, ni un chariot, et un coyotte n'est ni un loup ni un chien-loup), lorsque nous aurons compris que ce n'est pas la seule « forme »/schèma, reproductible à s'y tromper dans le marbre ou le bronze par un Dédale ou quelque autre sculpteur de talent, qui fait le cheval ou l'homme ou le coyotte, mais autre chose qui « anime » cette « forme » et la matière dont elle est faite, pas plus que ce n'est une « forme »/schèma particulière qui fait d'un animal un coyotte plutôt qu'un loup ou un chien, ou d'un assemblage de morceaux de bois un lit plutôt qu'une table, puisqu'il y a une infinité de manières différentes d'assembler des matériaux divers pour en faire un lit, dont certaines peuvent se confondre avec une table.
Ce que nous montre cet inventaire, c'est que ce qui intéresse ici Socrate au premier chef, ce sont les réalités que l'on va pouvoir appréhender aux quatre niveaux représentés par les quatre segments, c'est-à-dire des réalités perceptibles par les sens, mais dont la matérialité sensible répond à une idea purement intelligible qui en fournit le principe d'intelligibilité. Et non pas une idea purement conjoncturelle qui lui appartiendrait par instants comme un attribut, comme le fait d'être belle, ou juste, ou grande, mais une idea qui en est indissociable, qui dévoile sa nature propre, comme d'être un homme ou un cheval ou un coyotte ou un chêne ou une statue d'Athéna. Et c'est bien ce que va confirmer l'allégorie de la caverne en prenant comme exemple privilégié tout au long de la progression du prisonnier libéré les hommes. Certes, ce qu'on appréhende à chaque niveau n'est pas la même chose : l'ombre n'est pas la statue d'homme dont elle est ombre, et la statue n'est pas plus l'homme (l'âme) dont elle est le « corps » que le reflet de cet homme/âme dans l'eau d'un lac hors de la caverne (c'est-à-dire des propos tenus sur lui), mais derrière ces différentes « apparences » (eidè) se cache la même réalité ultime : Socrate, ou Platon, ou vous ou moi.
Et c'est précisément parce que ces réalités peuvent nous faire « sortir de la caverne » que ce sont elles principalement qui intéressent le Socrate de Platon. Les hommes commencent à réfléchir à partir des données de leurs sens, et principalement de la vue. C'est donc à partir de cela qu'il faut les faire progresser. Non pas que les autres réalités, comme un caillou, un tas de sable ou une montagne n'aient pas de « forme », de schèma, d'apparence (eidos), qui permette de leur attribuer un nom; mais parce que leur schèma est purement conjoncturel et ne découle pas d'un principe d'intelligibilité qui leur est intrinsèque, même s'il y a bien quelque chose de commun à tout ce à quoi on donne un même nom, exprimable par des logoi. La cause de la forme conique d'un tas de sable résulte de lois physiques qu'il est possible de découvrir, mais pas de principes propres aux grains de sable qui le constituent, qui ont été « assemblés » par hasard et pourraient aussi bien, sous l'action de forces externes, prendre la forme d'une plage ou d'une dune. Ces lois ne nous apprendraient donc pas grand chose d'important sur nous, sujet principal de notre recherche, alors que comprendre ce qui fait la différence entre un cheval et un homme nous apprend quelque chose sur l'animal que nous sommes et comprendre pourquoi un lit est construit comme il l'est nous aide à créer un environnement approprié pour y vivre « bien ». Dit dans le langage de l'allégorie de la caverne, Socrate n'a que faire de l'ombre du mur derrière lequel marchent les porteurs de statues d'hommes, d'animaux ou d'objets fabriqués et de la paroi de la caverne sur laquelle se projettent ces ombres ; ce qui l'intéresse, ce sont les ombres des statues dépassant du mur et ces statues, surtout si elles nous incitent à aller voir ce qui se passe hors de la caverne. (<==)
(18) Pour la traduction de doxaston et gnôston par « opiné » et « connu » plutôt que par « opinable » et « connaissable » respectivement, du fait de la multiplicité des sens, actifs et passifs, que peuvent prendre en grec les adjectifs verbaux en -ton, voir les notes 63 et 89 à ma traduction de République, V, 475c6-480a13. Ces deux nouveaux adjectifs verbaux viennent s'ajouter à une liste de termes semblables utilisés dans les répliques précédentes qui inclue déjà noèton (« intelligible »), horaton (« visible »), phuteuton (« engendré ») et skeuaston (« fabriqué »). Le fait que, par rapport à noèton et horaton, Socrate utilise aussi noouménon (« pensé ») et horômenon (« vu ») pour le sens passif milite pour la traduction par les mots en -able/-ible des adjectifs verbaux, ce qui conduirait à traduire phuteuton par « plantable » et skeuaston par « fabricable ». Malheureusement, les dictionnaires ne donnent pas ces sens-là pour ces deux mots, mais seulement les sens passif de « planté » et « artificiel, fabriqué » respectivement. Il en résulte que, si l'on en reste là, nous ne sommes pas plus avancés pour savoir si doxaston doit être traduit par « opinable » ou par « opiné » et gnôston par « connaissable » ou par « connu ». Mais si l'on prend en compte la suite de la comparaison, qui met en regard le rapport entre le doxaston et le gnôston et le rapport entre « ce qui a été rendu semblable » (to homoiôthen) et « ce à quoi ça a été rendu semblable » (to hôi hômoiôthè), il est clair que, dans la seconde partie, Socrate n'a pas en vue des « choses » qui auraient la possibilité d'être représentées par des images et les images possibles qu'on pourrait en faire, mais bien des images effectives et leurs modèles spécifiques, ce qui invite à comprendre que, dans la première partie, il fait référence à des opinions exprimées par rapport à des connaissances effectives par des personnes identifiables, ce qui confirme la traduction de doxaston par « opiné » et de gnôston par « connu ». (<==)
(19) « Cela est
divisé par la vérité ou pas [de telle manière que] comme l'opiné [est] par rapport au connu, ainsi ce qui a été
rendu semblable [est] par rapport à ce à quoi ça a été rendu
semblable » traduit le grec auto dièirèsthai alètheiai
te kai mè, hôs to doxaston pros to gnôston, houtô to
homoiôthen pros to hôi hômoiôthè (mot à mot « cela être-divisé par_vérité aussi et pas, comme le opiné par_rapport_à le connu, ainsi le étant_rendu_semblable par_rapport_à à_quoi c'est_rendu_semblable ») en respectant la concision du texte original. Après avoir introduit le critère de saphèneia (« clarté/évidence ») et au moment de passer du segment « de l'espèce vue » (to (tmèna) tou horômenou genous, 509d8) au segment « de l'espèce percue par l'intelligence » (to (tmèna) tou nooumenou (genous), id.), Socrate introduit un autre critère, celui de « la vérité ou pas » (alètheiai te kai mè), qui n'a de sens que dans le cadre d'un logos, en faisant référence au rapport entre doxaston (« opiné/exprimé en tant qu'opinion ») et gnôston (« connu/résultat d'une recherche de connaissance »), ce qui nous renvoie à la discussion sur savoir (epistèmè) et opinion (doxa) à la fin du livre V, où il avait fait des nomima (République V, 479d4), les « idées reçues » véhiculées par les usages dans de simples logoi, l'objet propre de l'opinion, par opposition aux « étants » (onta), objet propre du savoir, et à la distinction qu'il avait faite entre connaissance et opinion en 508d4-9, lorsque, dans l'analogie du bon et du soleil, il avait dit : « Eh bien donc, le [cas] de l'âme aussi, conçois[-le] ainsi : chaque fois que ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est, [c'est] sur cela [qu']elle s'appuie, elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître cela même et se montre [comme] ayant de l'intelligence, alors que chaque fois que [c'est] sur ce qui se dilue dans l'obscurité, ce qui devient et se perd, elle se forme des opinions et voit faiblement, [cela] retournant ces opinions dans tous les sens, et elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence » (dans cette phrase, « elle apprend à connaître » traduit egnô, aoriste de gignôskein (« apprendre à connaître » ou « reconnaître » au terme d'un apprentissage), dont dérive l'adjectif verbal gnôston utilisé ici par Socrate, et « elle se forme des opinions » traduit doxazei, présent du verbe doxazein (« avoir, exprimer une opinion »), dont dérive l'adjectif verbal doxaston couplé ici à gnôston par Socrate), dans un contexte où Socrate semblait assimiler la vérité (alètheia) à la « lumière » produite par l'idée du bon (hè tou agathou idea) (cf. notes 86 et 94 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil).
Il est normal que Socrate introduise la problématique de vérité dans cette analogie puisqu'en République V, 475e4, en prélude à la discussion sur savoir et opinion qui clôt le livre V, il a défini les philosophes comme « ceux [qui sont] amoureux du spectacle de la vérité » (tous tès alètheias philotheamonas) et il n'est pas surprenant qu'il le fasse à l'articulation entre l'examen du segment du vu, pour lequel le critère de « clarté » (saphèneia) était plus adapté, et l'examen du segment du perçu par l'intelligence, où tout se passe dans des logoi et où donc le critère de vérité est déterminant. Ce que cherche à faire ici Socrate, c'est à montrer que le critère de vérité n'est pas complètement inopérant dans l'ordre du vu, pas, comme on pourrait le penser, à suggérer que l'opiné est une « image » du connu, ce qui supposerait de faire fonctionner le parallèle qu'il utilise dans le sens inverse de celui où il l'utilise, pour dire que l'opiné est au connu ce que l'image est à l'original. Et de fait, Socrate entend transposer à la relation entre image, décrite par la formule générale
« ce qui a été
rendu semblable » (to
homoiôthen), et original, décrit par la formule générale symétrique « ce à quoi ça a été rendu
semblable » (to hôi hômoiôthè), une caractéristique relative à la vérité du rapport entre opiné et connu. Reste à trouver laquelle. Et pour celà, il faut remonter à la discussion sur la différence entre savoir (epistèmè) et opinion (doxa) évoquée au début de cette note, où c'était déjà Glaucon qui était l'interlocuteur de Socrate et où il refuse d'assimiler savoir et opinion dans la mesure où le savoir est pour lui « infaillible » (anamartèton) alors que l'opinion ne l'est pas, ce qui revient à dire, en termes de « vérité », qu'un savoir est toujours vrai alors qu'une opinion peut être vraie ou fausse, comme nous l'avait appris le Ménon dans la discussion sur l'opinion vraie (doxa alèthès, Ménon, 97b9, c2, etc. ; aussi appelée « opinion droite », 97b5, etc.) et le savoir (epistèmè) qui termine le dialogue. Ce qui caractérise l'opinion, ce n'est donc pas que, contrairement au savoir, elle est toujours fausse, mais justement qu'elle peut aussi bien être vraie que fausse. Transposée à l'image/reproduction/similitude, ceci cherche à nous faire comprendre qu'une image n'est pas nécessairement fausse, même si elle n'est pas ce dont elle n'est que l'image, mais peut nous faire pervcevoir quelque chose de vrai sur ce dont elle n'est qu'une image. En d'autres termes, la vérité ne s'apprécie pas par tout ou rien, de manière binaire, mais, tout comme la clarté, est une affaire de gradation. Et donc les « images » que nous donnent la vue de ce qui l'active (les pragmata), qu'on les prenne pour la réalité (premier sous-segment du vu) ou qu'on soit conscients de ce que ce ne sont que des « images » (second sous-segement du vu), ne sont pas complètement fausses et nous donne à voir, nous « dévoilent », quelque chose, mais pas tout, de la vérité de ce dont elles sont images. Ceci nous conduit à concevoir la progression à travers les segments, qui sera illustrée par l'allégorie de la caverne, comme une progression vers la vérité, qui n'est pas atteinte d'un seul coup au terme du parcours, mais qui se dévoile (sens premier de alètheia) progressivement du début à la fin.
Il n'y a rien là qui invite à associer l'opinion au segment du vu (ou à quelque segment que ce soit) et le savoir au segment du perçu par l'intelligence (ou à quelque autre segment que ce soit) ou qui suggèrerait que le rapport de l'opiné au connu est le rapport qui sert à diviser la ligne la première fois pour en déduire que le rapport de l'image à l'original qui est mis en parallèle avec lui et semble à ce point de l'analogie être celui qui a servi à diviser le segment du vu est le même que celui qui a servi à découper la ligne la première fois. (<==)
(20) « La
segmentation de l'intelligible » traduit le grec tèn tou noètou
tomèn. Deux remarques sur cette expression : d'une part, le
mot traduit par « segmentation » est tomè, autre nom dérivé
du verbe temnein, tout comme tmèma, « segment »,
utilisé jusqu'ici. Au sens premier, tomè veut dire « coupure »,
soit au sens d'action de couper, soit au sens de trace laissée par l'outil
coupant (comme quand on dit en français qu'on s'est fait une « coupure » au bout du doigt), alors que tmèma désigne plutôt les morceaux
résultant du sectionnement. Je le traduis par « segmentation » pour
conserver en français la parenté de racine avec « segment »
et « segmenter », que j'ai utilisés jusqu'ici pour traduire tmèma
et temnein. On pourrait aussi le traduire par « section », qui est un des sens possibles de tomè
dans un contexte mathématique, puisque c'est le terme utilisé
pour parler par exemple de « sections coniques », mais alors la parenté avec « segment » et « segmenter » serait moins apparente.
D'autre part, remarquons que Socrate revient ici au terme noèton (« intelligible »), utilisé
en 509d2, avant le début de l'analogie, pour désigner
le second segment, alors qu'on attendrait nooumenon (« perçu
par l'intelligence »), comme en 509d7, pour faire pendant
à l'horômenon utilisé en 509d9 à propos des divisions du premier segment. Comme je l'ai expliqué dans la note 11, le passage de la terminologie noèton/horaton à la terminologie horômenon/nooumenon faisait passer d'un point de vue « objectif » à un point de vue « subjectif » en choisissant des formes verbales qui montrent plus clairement que ces termes renvoient à des modes d'appréhension par nous du réel. Et ce changement de perspective venait au moment de parler du visible, qui est celui des deux ordres qui nous paraît le plus « objectif », justement pour nous inciter à relativiser la confiance que nous pouvons avoir dans la vue qui parfois peut avoir du mal à distinguer une simple image, un reflet par exemple, de ce dont elle est l'image. Mais maintenant qu'il est question de l'ordre du pensé/pensable, c'est le caractère « objectif » de ce qui est à l'origine de nos pensées qui pose problème, la réalité de ce qui incite notre esprit (noûs) à poser des eidè associés à des mots désignant des « choses » qui n'ont pas de schèma visible comme « beau », « juste », « bon », et c'est sans doute pour cela que Socrate revient au vocabulaire plus objectif du noèton, comme pour nous suggérer que, si personne ne doute que, s'il y a du « vu (horômenon) », c'est qu'il y a quelque chose à voir, du « visible (horaton) », il n'y a pas de raison de douter que, s'il y a du « pensé (nooumenon) », c'est qu'il y a quelque chose à l'origine de ces pensées, du « pensable (noèton) », qui n'est pas plus une pure création de notre esprit que les images qui se forment dans notre œil ne sont une pure création de celui-ci. (<==)
(21) Là où le découpage du segment du vu était fait sur la base d'objets de perception selon qu'il s'agissait d'images (formées dans le processus de la vision) ou d'originaux (de ces images), le découpage du segment du perçu par l'intelligence se fait sur la base de démarches intellectuelles, de modes de raisonnement selon qu'ils nous libèrent ou pas de l'emprise des images visibles et des mots et nous donnent ou pas accès à la cohérence d'ensemble et à la compréhension du tout que constitue le Kosmos ordonné dans lequel nous vivons. « Démarche », dans le sens où je l'utilise ici (« manière d'avancer dans un raisonnement », TILF, A.- Au fig.), est d'ailleurs une traduction possible de methodos, qui est l'avant-dernier mot de la phrase, que j'ai
traduit par « plan de marche » pour rendre sensible son
étymologie : methodos est en effet formé du préfixe meta- ajouté au nom hodos, qui signifie « voie, route,
chemin » ou encore « marche, voyage » ; le préfixe meta- ajoute une idée de succession dans le temps, de poursuite de quelque
chose d'entrepris, de changement de lieu. Methodos signifie au sens premier
« poursuite », et en est venu à signifier « recherche, investigation »,
ou encore « méthode », qui en est le décalque français.
C'est une erreur, pourtant quasi-universelle, que de penser que la différence entre les deux démarches intellectuelles que décrit ici Socrate se fait sur la base des objets sur lesquels elles portent, en s'appuyant sur le fait que l'exemple qu'il propose ensuite pour éclairer ses propos est celui de la géométrie, choisi très probablement parce que les figures géométrique (schèmata) sont la catégorie la plus élémentaire et la plus facile à comprendre d'eidè (« apparences »), comme nous le fait comprendre le Ménon où Socrate, pour tenter de faire comprendre à son interlocuteur ce qu'il cherche quand il lui demande quel est l'eidos commun à tout ce à quoi il attribue l'appellation d'aretè (« excellence/vertu »), prend justement l'exemple des schèmata (« figures (géométriques) ») (Ménon, 73e3-76e7 ; sur ce passage du Ménon, voir mon article publié dans le numéro 14, Varia, de février 2010 de la revue philosophique en ligne Klèsis, intitulé « De la couleur avant toutes choses, les schèmas invisibles du Ménon », disponible sur ce site en cliquant ici). Comme je l'ai dit dans l'introduction, le découpage de la ligne ne vise pas à distinguer les unes des autres des catégories d'« objets » perceptibles par les êtres humains à travers leurs sens et leur intelligence (noûs), chaque catégorie étant dans un des quatres sous-segments identifiés et un seul, mais à distinguer les différents modes de perception par eux des mêmes objets par la vue pour ceux qui sont visibles et par l'intelligence (noûs), donc par le raisonnement s'exprimant à l'aide de mots proférés ou pensés, pour tous. Il est donc normal que, dans le segment du perçu par l'intelligence, le découpage se fasse sur la base de modes de raisonnement, quels que soient les « objets » sur lesquels portent ces raisonnements, qu'ils soient visibles (ce qui ne les empêche pas de pouvoir être aussi intelligibles), comme un cheval, un lit ou une figure géométrique dessinée sur un support quelconque, ou seulement intelligibles, comme le juste ou le beau.
Cette réplique de Socrate qui vise à expliquer en les mettant en regard, les deux démarches correspondant chacune à l'un des deux sous-segments du perçu par l'intelligence, est particulièrement dense et concise, au point de susciter l'incompréhension de Glaucon obligeant Socrate à donner des explications complémentaires et mérite donc qu'on s'y attarde pour bien la comprendre, quitte à anticiper sur les explications complémentaires de Socrate. Elle nous parle à la fois par sa structure et par les mots employés et pose des problèmes à la fois grammaticaux et sémantiques
si l'on veut la bien comprendre. Pour mettre en évidence à la fois sa structure et les problèmes que pose cette réplique composée avec une extrême rigueur par Platon, je la présente ici sous forme de tableau en deux colonnes, chaque colonne correspondant à l'une des deux démarches, clairement distinguées l'une de l'autre par le to men..., to de... (« d'une part..., d'autre part.../d'un côté..., de l'autre... ») qui les introduit et découpe la réplique en deux parties de taille rigoureusement identique (111 lettres de chaque côté). Dans ce tabeau, j'ai utilisé des couleurs de caractères et de fond pour faire ressortir les résonnances de l'une à l'autre dans le vocabulaire (réemploi des mêmes mot ou mots distincts mis en opposition) et les rapprochements et oppositions entre clauses qui contribuent à la compréhension : les mots colorés sont les mots importants qu'on retrouve des deux côtés ; les membres de phrase qui sont sur fond coloré sont ceux qui utilisent des mots différents mais sont à mettre en regard pour comprendre les différences entre les deux démarches ; lorsque deux membres de phrase contenant des mots colorés ou sur fond coloré sont sur la même ligne dans chacune des deux colonnes, ils doivent être mis en regard d'une autre ligne où les mêmes couleurs de mots ou de fond se retrouvent inversées (par exemple la ligne avec un fond bleu à gauche et des mots en vert à droite doit être mise en regard de celle avec des mots en vert à gauche et un fond bleu à droite) pour mieux percevoir l'opposition entre les deux démarches dont ces membres de phrase explicitent un aspect. Dans ce tableau, chaque membre de phrase est présenté sur trois lignes : sur la première ligne, le texte grec présenté comme il l'était du temps de Platon, c'est-à-dire en majuscules, sans signes diacritiques (accents et esprits), sans ponctuation et sans espaces entre les mots, suivi du nombre de lettres contenues dans ce membre de phrase (dont le total pour chaque colonne apparaît au bas de la colonne et permet de vérifier la parfaite égalité des deux parties en termes de nombre de caractères), sur la seconde ligne sa translittération en alphabet romain, et enfin sur la troisième ligne sa traduction en français.
Η (1) hèi de manière que, |
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ΤΟΜΕΝΑΥΤΟΥ (10) TO MEN autou d'un côté de celui-ci, |
ΤΟΔΑΥΕΤΕΡΟΝ (11) TO D' au heteron, de l'autre côté au contraire, |
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ΤΟ (2) to celui |
||
ΤΟΙΣΤΟΤΕΜΙΜΗΘΕΙΣΙΝ (18) tois tote mimètheisin des [chose] auparavant imitées |
ΕΠΑΡΧΗΝ (7) ep' archèn jusqu'à un principe (directeur) |
ΕΠΑΡΧΗΝ (7) ep' archèn jusqu'à un principe (directeur) |
ΑΝΥΠΟΘΕΤΟΝ (10) anupotheton [qui n'est] soutien de rien, |
||
ΩΣΕΙΚΟΣΙΝ (9) hôs eikosin comme d'images |
ΕΞΥΠΟΘΕΣΕΩΣ (11) ex hupotheseôs à partir d'un soutien |
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ΧΡΩΜΕΝΗ (7) chrômenè se servant |
ΙΟΥΣΑ (5) iousa allant |
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(4) ΨΥΧΗ psuchè une âme |
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(17) ΖΕΤΕΙΝΑΝΑΓΚΑΖΕΤΑΙ zètein anagkazetai de mener sa recherche est contrainte / |
à mener sa recherche se contraint |
|
ΕΞΥΠΟΘΕΣΕΩΝ (11) ex hupotheseôn, à partir de soutiens |
ΚΑΙΑΝΕΥΤΩΝΠΕΡΙΕΚΕΙΝΟΕΙΚΟΝΩΝ (27) kai aneu tôn peri ekeino eikonôn, et sans les images [gravitant] autour de ça, |
|
ΟΥΚΕΠΑΡΧΗΝ (10) ouk ep' archèn non pas jusqu'à un principe (directeur) |
ΑΥΤΟΙΣΕΙΔΕΣΙ (12) autois eidesi avec les apparences elles-mêmes |
|
ΔΙΑΥΤΩΝΤΗΝΜΕΘΟΔΟΝ (17) di' autôn tèn methodon à travers elles le plan de marche |
||
ΠΟΡΕΥΟΜΕΝΗ (10) poreuomenè progressant/conduite |
ΠΟΙΟΥΜΕΝΗ (9) poioumenè. se faisant. |
ΠΟΙΟΥΜΕΝΗ (9) poioumenè. se faisant. |
ΑΛΛΕΠΙΤΕΛΕΥΤΗΝ (14) all' epi teleutèn, mais jusqu'à une fin/un résultat, |
||
(1+10+18+9+7+4+17+11+10+10+14=111 lettres) | (11+2+7+10+11+5+27+12+17+9=111 lettres) |
Si la cellule de la quatrième ligne de la seconde colonne contenant les mots ep' archèn est moitié à fond blanc et moitié à fond vert avec le texte en double, c'est pour faire apparaître que ces mots jouent dans deux mises en regard : ils sont en vert sur fond blanc sur la première moitié de la cellule pour les mettre en regard des mots ouk ep' archèn qui apparaissent aussi en vert sur fond blanc plus bas dans la première colonne, et reproduits sur fond vert dans la seconde moitié pour montrer que, combinés avec le mot anupotheton qui les suit pour former l'expression ep' archèn anupotheton, ils sont à mettre en regard des mots all' epi teleutèn aussi sur fond vert au bas de la première colonne. De même avec le mot poioumenè de l'avant-dernière ligne de la colonne de droite : il est sur fond gris moyen pour indiquer qu'il doit être mis en regard de chrômenè plus haut dans la première colonne, aussi sur fond gris moyen, et reproduits dans la seconde moitié de la cellule sur fond rose pour indiquer que c'est l'ensemble qu'il forme avec les mots di' auton tèn methodon qui le précèdent, eux aussi sur fond rose, c'est-à-dire l'expression di' auton tèn methodon poioumenè, qui doit être mise en regard de zetein anagkazetai, aussi sur fond rose dans la première colonne.
La phrase compte 6 verbes, dont une seul est conjugué, anagkazetai, troisième personne du singulier de l'indicatif présent moyen ou passif du verbe anagkazein, qui signifie « forcer/contraindre », à partir de la racine anagkè, « nécessité, contrainte, destin », ce qui donne comme traduction soit « est contraite (l'âme, sujet) », si on le lit comme un passif, soit « se contraint », si on le lit comme un moyen, choix sur lequel je reviendrai lorsqu'on aura plus d'éléments pour choisir. Il a pour sujet psuchè (« une âme », n'importe laquelle, puisque le mot est employé sans article) et pour complément l'infinitif zètein (« chercher ») intercalé entre son sujet et lui dans un groupe de mots, psuchè zetein anagkazetai (« une âme est contraite de chercher » (passif) ou « se contraint à chercher » (moyen)), qui semble bien être la proposition principale commune aux deux parties, ce qui pose des problèmes, liés justement à la traduction d'anakazetai, sur lesquels je vais revenir. Les quatre autres verbes sont des participes, tous au féminin pour l'accord avec psuchè, nom féminin, qui en est le sujet commun puisqu'ils complètent tous zetein (« chercher ») en précisant les modalités de cette recherche. On en trouve deux de chaque côté, l'un d'un verbe de mouvement (poreuomenè, « progressant » ou « conduite », selon qu'on le lit comme un moyen ou comme un passif, pour la première démarche ; iousa, « allant », pour la seconde démarche ; sur fond gris clair dans le tableau), l'autre d'un verbe évoquant un moyen d'action (chrômenè, « se servant de/utilisant »), pour la première démarche ; poioumenè, « se faisant », pour la seconde démarche ; sur fond gris moyen dans le tableau). Les problèmes que pose anagkazetai sont d'une part que, comme je l'ai dit, il peut se comprendre soit comme un passif (« est contrainte »), soit comme un moyen (« se contraint ») et d'autre part que, si on le comprend comme un passif, rien n'est dit sur l'origine de cette contrainte et de plus, il n'est pas évident de déterminer sur quoi elle porte. Ainsi, en ce qui concerne la première démarche, où le verbe est explicite, on peut comprendre qu'elle porte sur le fait d'utiliser des images, sur le fait d'avoir recours à des hupotheseis, mot dont la suite va montrer que le sens ne va pas de soi et qu'il serait prématuré de traduire par « hypothèses », ou sur les deux, voire sur toute la première partie de la phrase, y compris le fait d'arriver à un résultat (on peut voir que tous les traducteurs ne sont pas d'accord sur ce point en consultant les diverses traductions de cette réplique que j'ai reproduites à la fin de cette note). Et en ce qui concerne la seconde démarche, où le verbe n'est qu'implicite si l'on admet que les mots psuchè zetein anagkazetai sont sous-entendus, l'idée de contrainte extérieure s'accorde mal avec les mots di' autôn tèn methodon poioumenè (« à travers elles le plan de marche se faisant », c'est-à-dire, dans un ordre plus naturel en français « se faisant le plan de marche à travers elles »), dans lesquels poioumenè ne peut être qu'un moyen (« faisant pour elle ») et qui évoquent plutôt une idée de liberté dans la démarche s'opposant à l'idée de contrainte, dont on ne voit pas sur quoi d'autre, dans cette seconde démarche, elle pourrait porter. Mais avant d'aller plus loin dans la résolution de ces problèmes, il convient de prendre un regard d'ensemble sur cette réplique selon un découpage plus fonctionnel que le premier et d'apporter quelques précisions sur le sens des mots importants qu'elle utilise.
Une manière d'analyser les deux démarches qu'elle oppose part de la constatation que chacune d'elles deux est décrite au moyen de quatre éléments, un point de départ (D), un but (B), un moyen pour atteindre ce but (M) et enfin quelque chose que rejette cette démarche (R), mais que, comme le montre le tableau ci-dessous, ces quatre éléments se succèdent dans un ordre différent pour chaque démarche : MDRB pour la première, BDRM pour la seconde, c'est-à-dire que les deux éléments extrêmes sont inversés de l'une à l'autre : la première commence par le moyen M et se termine sur le but B, alors que la seconde commence sur le but B et se termine sur le moyen M.
ACTIVITÉ | |
psuchè zètein anagkazetai | |
une âme est contrainte de mener sa recherche/ se contraint à mener sa recherche |
une âme se contraint à mener sa recherche |
MOYEN (M) : utilisation contrainte des images |
BUT (B) : le principe directeur |
tois tote mimètheisin hôs eikosin chrômenè [en] se servant des [choses] auparavant imitées comme d'images |
ep' archèn anupotheton... iousa en allant jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien, |
DÉPART (D) : soutiens multiples |
DÉPART (D) : soutien unique |
ex hupotheseôn, à partir de soutiens |
ex hupotheseôs à partir d'un soutien |
REJET (R) : pas de recherche d'un principe (directeur) |
REJET (R) : choix de ne pas utiliser des images |
ouk ep' archèn poreuomenè progressant/conduite, non pas jusqu'à un principe (directeur) |
kai aneu tôn peri ekeino eikonôn, et sans les images [gravitant] autour de ça, |
BUT (B) : solution du problème posé au départ |
MOYEN (M) : cheminement libre à travers les eidè |
all' epi teleutèn (poreuomenè), mais (progressant/conduite) jusqu'à une fin/un résultat, |
autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè. se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à travers elles |
Avant de commenter plus avant ce tableau, il convient de préciser le sens des mots employés. La présentation que j'ai faite de la structure de la phrase dans le premier tableau, en utilisant des couleurs, permet de voir que certains mots se retrouvent dans les deux parties, soit dans des expressions voisines mais différentes (ex hupotheseôn, pluriel, d'un côté et ex hupotheseôs, singulier, de l'autre), soit dans des expressions contraires (hôs eikosin, « comme images », d'un côté opposé à aneu tôn eikonôn, « sans les images », de l'autre ; ouk ep' archèn, « pas vers un principe (directeur) », d'un côté s'opposant à ep' archèn, « vers un principe (directeur) », de l'autre), et que ces mots et les expressions qui les contiennent se succèdent dans le second membre dans l'ordre inverse de leur apparition dans le premier. À côté de ces mots communs aux deux parties, on trouve des mots qui n'apparaissent que d'un côté ou de l'autre :
- teleutèn (accusatif singulier du nom féminin teleutè), utilisé pour désigner le terme de la démarche décrite par la première partie, qui s'oppose d'une certaine manière à anupotheton (accusatif féminin singulier de l'adjectif verbal anupothetos) archèn (accusatif singulier du nom féminin archè), expression qui désigne le terme de la démarche décrite dans la seconde partie, comme le montre le ep(i) qui l'introduit, pendant du epi qui introduit teleutèn, mais un terme qui devient en quelque sorte un moyen éclairant toute la démarche, comme le suggère justement sa place au début de la description de la seconde démarche ;
- eidesi (datif pluriel du nom neutre eidos), qui n'apparaît que dans la seconde partie où il est présenté comme ce qui prend la place des images (eikonôn) et constitue le « milieu » à travers lequel (di' autôn) progresse la seconde démarche.
De manière synthétique, on peut donc dire que le premier processus
décrit par Socrate permet à l'âme de prendre appui sur des hupotheseôn multiples (D) pour progresser jusqu'à une teleutèn (F) en se servant d'eikosin (M) et sans chercher d'archèn dans cette recherche (R), alors que le
second lui permet, en prenant appui sur une unique hupothesis (D), d'atteindre un anupotheton archèn (F) qui lui permettra de trouver son chemin
à travers les eidesi (M) sans avoir recours aux eikonôn (R). Pour bien comprendre ce que veut dire Socrate et ce qui se joue dans ces deux démarches intellectuelles opposées, il nous faut donc examiner de plus près le sens de ces mots, que l'on peut regrouper en trois couples d'opposés, hupothesis et anupotheton, teleutè et archè, eikôn et eidos, et voir comment on peut les comprendre et les traduire en français sans trahir le grec de Platon.
- hupothesis, qui désigne dans les deux cas quelque chose qui se situe au point de départ de la démarche, est à la racine du mot français « hypothèse »,
qui en est le décalque pur et simple. Il est donc tentant de le traduire, ou plutôt de le transcrire, par son décalque français « hypothèse ». Mais, ce faisant, on perd en français
ce que l'origine du mot pouvait rendre perceptible à un grec et toute la multiplicité de sens à laquelle cette origine avait conduit. Hupothesis est en effet le substantif d'action du verbe hupotithenai, formé du préfixe hupo- (« sous ») et du verbe tithenai, « poser », qui signifie donc au sens premier « poser sous ». Hupothesis signifie donc au sens propre « action de poser sous », mais en vient à désigner plus généralement
« ce que l'on pose dessous » : il peut signifier aussi bien « fondement »,
« principe » (en tant que fondement, par exemple d'une organisation politique), « base » (d'un raisonnement, d'un discours, d'un écrit, etc.), « sujet, thème » (d'une discussion, d'un débat, d'une délibération soumise au vote, etc.) ou encore « idée directrice », que « supposition » (qui est
d'ailleurs l'équivalent latin exact de hupothesis, puisque ce
mot vient de sub-ponere, « poser sous » en latin), ou même « suggestion, proposition », voire « dessein, résolution ». Hupothesis a donc en grec un sens beaucoup plus large qu'« hypothèse » en français où l'on perd
le plus souvent de vue la relation qu'implique son étymologie avec autre
chose auquel l'hupothesis sert de « fondement », de « base »,
pour ne retenir que le caractère quelque peu « arbitraire » ou
incertain de ce « fondement », dont on ne cherche pas à savoir
sur quoi lui-même « repose », ce qui conduit à mettre l'accent
sur le caractère non démontré, incertain, « hypothétique », de ce que l'on « pose
sous », comme le montre justement le sens usuel de l'adjectif « hypothétique » qui en dérive. Certes, ce sens existe aussi en grec, et ce dès le
temps de Platon (c'est sans doute celui qu'a le mot dans la bouche de Zénon,
en Parménide,
128d5, lorsqu'il oppose les tenants de l'hupothesis que « la
multiplicité est/c'est multiple » (polla estin) à ceux de celle que « l'un est/c'est un » (hen einai)),
mais hupothesis est un mot récent à cette époque, dont on ne trouve pas de traces avant l'époque de Socrate et Platon, au contraire du verbe hupotithenai qui, lui, apparaît déjà chez Homère dans le sens premier de « poser sous », et, selon le LSJ, le sens le plus ancien de hupothesis, contemporain de Socrate (le premier exemple donné provient de Xénophon), est « proposition » (comme on dit en français qu'on « soumet » une proposition à quelqu'un, « soumettre » étant un équivalent français possible de hupotithenai), et de là « suggestion, conseil », ou encore « prétexte » (en tant qu'il sert de « fondement » à un comportement), et il est fort possible que l'évolution du sens du mot vers celui d'« hypothèse » au sens moderne soit justement due à Platon, relayé par Aristote. Dans ces conditions, traduire, ou plutôt transcrire, le mot par « hypothèse » présente deux inconvénients majeurs pour la compréhension de notre texte : d'une part d'y tirer vingt-cinq siècles d'évolution sémantique du mot, en grec, puis en français, avec en particulier l'accent mis sur le caractère incertain, « hypothétique », de ce qu'on « pose sous », et aussi le fait que le langage moderne, au moins dans le registre mathématique que la plupart des commentateurs supposent être celui de cette analogie, distingue plus clairement que ne le faisait le grec définition, axiome et hypothèse, alors que, comme va le montrer la suite, les exemples d'hupotheseis que va donner Socrate dans le registre mathématique, pair et impair, figures, angles, sont en fait de l'ordre des définitions, des données initiales du problème, de ce que l'on « suppose » dans son énoncé comme donné au départ, et non des hypothèses au sens moderne ; d'autre part de faire perdre au lecteur français ce qui était perceptible pour un grec du temps de Platon à travers l'étymologie du mot, l'image sous-jacente à hupothesis, celle de quelque chose que l'on met sous autre chose, au sens propre ou au sens figuré. C'est pourquoi j'ai préféré traduire hupothesis par « soutien » (et hupotithenai, utilisé au moyen dans la réplique suivante de Socrate, par « se faire des soutiens (de quelque chose) »), de préférence même à « proposition », qui modifie quelque peu l'image spatiale induite par le mot hupothesis en évoquant l'idée de quelque chose simplement « posé devant » l'interlocuteur plutôt que sous autre chose à venir, c'est-à-dire une simple mise en évidence plutôt qu'un réel soutien en vue d'une « construction ». On va d'ailleurs voir tout de suite que les défauts inhérents à la transcription d'hupothesis en « hypothèse » sont la cause majeure de l'incompréhension que manifestent la plupart des commentateurs face au second mot du couple, anupotheton.
- anupotheton pose en effet un problème de compréhension encore plus grand,
car c'est un mot rare qui pourrait bien être une création
de Platon. Dans tout le corpus des classiques grecs disponibles sur le site Perseus, on n'en trouve que trois occurrences,
deux chez Platon, toutes deux dans la section de la République ici
traduite (ici et en 511b6), et une dans la Métaphysique d'Aristote (Métaphysique,
Gamma, 1005b14), dans un passage où Aristote explique que c'est la
même science, celle du philosophe, qui porte « sur ce qui est appelé
en mathématiques axiômatôn (axiôma,
dérivé de axios, « qui a de la valeur, digne, qui vaut
la peine », signifie au sens premier « prix, valeur, estime », avant
d'en venir à signifier en mathématiques « principe qui vaut
par lui-même », c'est-à-dire « axiome ») et sur
l'ousias (rappelons-nous ici que le sens usuel, non technique et métaphysique, d'ousia est « richesse, fortune, biens », ce qui explique qu'Aristote puisse le rapprocher d'un autre mot évoquant aussi l'idée de valeur) » (1005a20),
que c'est lui, le philosophe, en tant qu'il étudie « les choses
qui sont en tant qu'étant (peri tôn ontôn hèi onta) »,
qui est le plus apte à énoncer « le principe le plus ferme
de tous, à propos duquel il est impossible de se tromper » (bebaiotatè
d' archè pasôn peri hèn diapseusthènai adunaton),
principe qui doit être à la fois « le plus connaissable/connu » (gnôrimôtatèn) et quelque chose d'« anupotheton »,
un tel principe ne pouvant être une « hupothesis » (on voit là poindre la différence moderne entre « axiome » et « hypothèse » en mathématiques). Et
ce qu'aussitôt après, il énonce comme étant ce principe,
c'est le principe de non-contradiction : « il est impossible que
la même chose en même temps appartienne et n'appartienne pas à
la même chose selon le même rapport » (to auto hama huparchein
te kai mè huparchein adunaton tôi autôi kai kata to auto ; 1005b19-20).
Traduire anupotheton par « anhypothétique » (Robin, Baccou,
Dixsaut) ne résout rien, puisqu'on ne fait que transcrire maladroitement en français
le mot grec sans chercher à comprendre ce qu'il pouvait évoquer pour Platon et ses contemporains et à vérifier que sa transcription évoque la même chose pour nous (je dis « transcrire maladroitement » parce que « hypothétique » n'est pas la transcription d'hupothetos, mais d'hupothetikos, qui existe dans le grec tardif, et que les deux suffixes, adjectif verbal en -tos et substantif en -ikos, n'ont pas en grec le même registre de sens, si bien que cette pseudo-transcription constitue une trahison, surtout quand on sait la dérive de sens qui a affecté « hypothétique » en français). Expliciter le a(n) privatif initial en traduisant par « non hypothétique », comme le fait Pachet, ne change rien au fait qu'on force le sens d'an-hupotheton du côté du sens qu'hypothétique
a pris en français courant. Expliciter le sens supposé du mot par « qui n'admet pas de présupposés », comme le fait Cazeaux, est encore pire puisqu'il inverse complètement l'idée sous-jacente au mot grec, qui ne dit pas que le principe anupotheton ne repose sur rien, qu'il n'y a rien de « supposé » avant (pré-) lui, mais qu'il ne sert de sou(hupo-)tien à rien, qu'il n'y a rien « au-dessus » de lui. Et traduire par « absolu » (Chambry,
Karsenti/Prélorentzos) est une interprétation vague qui fait perdre
l'opposition avec l'hupothesis dont il est question dans la même
phrase et n'a aucun pouvoir évocateur de relations spatiales ou temporelles susceptibles d'aider à sa compréhension. Le problème, c'est qu'hupotheton est un de ces adjectifs
verbaux en -ton dont nous avons déjà rencontré d'autres exemples avec gnoston, doxaston, phuteuton, skeuaston, noèton et horaton (voir notes 17 et 18), qui, en principe, voudrait dire « posable sous » (expression
du possible). Cette forme dérivée du verbe hupotithenai est théoriquement possible, mais extrêmement rare, et son sens
semble plutôt avoir évolué dans le registre médical,
vers celui de « suppositoire » (son presque décalque latin),
donc vers le sens « passif » de « posé sous » plus que
vers l'expression du possible. Dans cette perspective, anupotheton,
qui en dérive par ajout du alpha privatif en préfixe et du nu introduit pour l'euphonie et en est donc le contraire, voudrait plutôt
dire « pas posé sous », c'est-à-dire « posé sous rien » ou « soutien de rien ». Et c'est bien ainsi que je propose de le comprendre, plutôt que dans le sens de « qui n'a pas un caractère hypothétique », c'est-à-dire pour nous aujourd'hui « qui est certain, qui n'a pas besoin de démonstration ». En fait, comme le confirme l'analyse plus précise de la seconde démarche proposée par Socrate, dans laquelle anupotheton sert à qualifier un archè (terme dont je vais aussi préciser le sens une fois qu'on en aura fini avec anupotheton) qui doit se trouver au terme de la démarche, ce que cherche à dire Socrate c'est que l'archè qui peut être qualifié d'anupotheton, dans une démarche où chaque hupothesis est conçue comme un « tabouret » sur lequel on prend appui pour s'élever un peu plus après l'avoir posé sur le « tabouret » précédent (qui lui sert donc d'hupothesis), c'est celui qui constitue le sommet de la « pyramide » et au-delà duquel il n'y a rien, c'est-à-dire celui sur lequel il n'est plus nécessaire de poser autre chose et qui donc n'est hupothesis, « soubassement, soutien, support » de rien d'autre. Cette manière de comprendre anupotheton nous renvoie à 505d5-9, où Socrate énonçait comme évident pour tous que si, quand il est question de juste ou de beau, les gens sont prêts à s'accommoder de ce qui en a les apparences sans être véritablement ça, pour le bon (agathon), personne ne se satisfera de ce qui n'en a que l'apparence et tous veulent ce qui l'est vraiment : la raison de cette évidence est que le juste ou le beau ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais comme moyens en vue d'autre chose, plaisir, richesse, pouvoir, etc., et ne sont donc que des hupotheseis, des « soubassements » pour accéder à autre chose, alors que le bon, ou le bon-heur, qui n'est autre que le bon dans la vie humaine, est recherché pour lui-même et non pas comme moyen en vue d'autre chose, c'est-à-dire ne sert d'hupothesis à rien d'autre et est donc anupotheton, ce qui ne l'empêche pas d'être évident pour tous (au sens où il est évident que tous veulent le vrai bonheur), comme l'a dit Socrate sans être contredit, d'une évidence que chacun peut éprouver en lui-même et qui se passe de démonstrations mathématiques (ce qui est moins évident pour tous, c'est ce qui constitue le bon(-heur) pour nous).
Comme il n'existe pas de mot français qui puisse rendre ce sens d'anupotheton, je le traduis par « [qui n'est] soutien de rien », plus concis que la traduction, ou plutôt l'explicitation, que j'en avais donnée dans la version précédente de cette page, « [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] », que j'avais justifiée en précisant que les mots que je n'avais pas mis entre crochets étaient ceux qui rendaient les différentes composantes du mot grec (« pas » rendait le alpha privatif initial, « posé » traduisait theton et « pour soutenir » rendait l'idée impliquée par le préfixe hupo et plus globalement le sens de hupothetos) et que les mots entre crochets étaient ceux que j'avais ajoutés pour rendre plus claire la périphrase. Cette traduction plus concise a le mérite d'utiliser le même mot que celui que j'ai utilisé pour traduire hupothesis, « soutien », rappelant ainsi la communauté de racine des deux mots. Elle est peut-être moins explicite que ma précédente traduction, mais il est probable que cela nous met dans le même situation que les grecs du temps de Platon, auxquels le mot rare anupotheton était sans doute inconnu, surtout si, comme je le pense, c'était un néologisme forgé par Platon, à ceci près qu'à eux, son étymologie parlait (ce qui ne veut pas dire qu'ils comprenaient le sens précis que Platon lui donnait dans ce contexte). Et il est fort possible que c'était justement l'effet recherché par Platon pour obliger ses lecteurs à réfléchir pour comprendre de qu'il voulait dire avec ce mot à partir du contexte comme nous sommes amenés à le faire encore de nos jours, où tous ne sont toujours pas d'accord, plus de deux mille ans après, sur la manière dont il faut le comprendre.
- archè est le nom dérivé du verbe archein,
dont le sens premier est « marcher le premier, montrer le chemin », et par suite « guider, prendre l'initiative de,
commencer à », conduisant au sens de « diriger, commander ». Des divers
sens de ce verbe dérivent les divers sens d'archè, soit
« commencement, principe, origine », soit « commandement, souveraineté,
pouvoir ». Mais le problème avec ce mot, surtout lorsqu'il est, comme c'est le cas ici, opposé à teleutè qui renvoie à l'idée de terme, comme on va le voir bientôt, c'est qu'il se produit dans notre compréhension, ou en tout cas dans les images qu'évoque le mot, une inversion qui finit par fausser complètement cette compréhension. Partant de l'idée, impliquée par le sens premier du verbe archein, de quelqu'un qui est devant, qui marche le premier et montre le chemin, et qu'on suit, ou de quelque chose devant nous qui nous sert d'objectif vers lequel on avance, on en arrive, via l'idée de commencement, puis de principe, et enfin d'origine, à l'image de quelque chose qui est au départ et dont on s'éloigne, et donc finalement qui est derrière nous. Cette inversion est particulièrement sensible dans le domaine de la « physique » où l'on cherche un « principe » du monde que l'on imagine le plus souvent à l'origine des temps, donc loin « derrière » nous, ou dans le domaine des mathématiques, où les principes sont les axiomes posés au départ et dont découlent les raisonnements qui nous mènent aux conclusions (voir le passage de la Métaphysique d'Aristote cité plus haut à propos d'anupotheton, dans lequel sont rappochés les termes axiôma et archè). Et comme l'analogie que propose Socrate se donne des airs d'analogie géométrique, la tentation est encore plus grande ici d'associer archè a l'idée de quelque chose qui est au départ des raisonnements. Or ce n'est pas ce que fait ici Socrate, qui place dans les deux cas au départ du cheminement une (dans la seconde démarche, où le mot est au singulier) ou plusieurs (dans la première démarche où il est au pluriel) hupotheseis, et qui en voit une, la première, conduire epi teleutèn, et l'autre, la seconde, conduire ep' archèn. Pour lui donc, archè n'est pas à l'origine et teleutè à la fin des cheminements intellectuels qu'il décrit, mais tous deux sont au terme et c'est justement la différence entre ces deux aboutissements qui distingue les deux démarches. Cela suggère que le sens qu'il donne ici à archè, au moins lorsqu'il décrit la seconde démarche, est plus proche de celui de « guide » que l'on suit que de « principe originel » dont on part, que l'image mentale que doit évoquer pour nous ce mot a plus à voir avec l'étoile que suivaient les rois mages pour trouver leur chemin qu'avec les axiomes que posent au départ les mathématiciens ou le principe de non contradiction dont Aristote fait son anupotheton archèn pour en dériver une logique et qui donc est « posé sous » (hupotheton) toute cette logique dont il garantit la validité (de son point de vue au moins). Mais s'il est un guide que l'on doit « suivre », cela revient à dire qu'il ne suffit pas de l'identifier et d'en rester là, mais qu'on cherche à l'identifier pour progresser ensuite dans sa lumière, ce qui veut dire que, d'une certaine manière, il est à la fois au début et au terme de la démarche, que c'est lui qui l'éclaire et la guide de bout en bout une fois qu'on l'a découvert, au contraire d'une teleutè qui, elle, n'est que « terme » après lequel il n'y a plus rien : le problème posé est résolu, on passe à autre chose (c'est en ce sens qu'elle est « mort »). C'est pour essayer de rendre sensible ce sens que j'ai traduit archè par « principe (directeur) », expression qui permet de conserver dans la traduction les deux registres de sens du mot, celui de « principe » et celui de « dirigeant » ; mais j'ai mis « directeur » entre parenthèses pour faire percevoir au lecteur que cette nuance de sens ne va pas de soi, qu'archè peut être compris dans plusieurs sens et que, comme va le montrer la suite de l'analogie, c'est finalement autour de la compréhension de ce mot parmi tous ses sens possibles que se joue la différences entre les deux démarches.
On voit maintenant, en rapprochant ce que je viens de dire du sens d'archè de ce que j'ai dit avant du sens d'anupotheton, comment parler d'un anupotheton archèn, ce n'est pas évoquer un axiome non démontrable au départ de raisonnements, mais bien suggérer un « guide », un « principe directeur », qui nous trace le chemin et vers lequel on se dirige pour lui-même et non pas comme moyen, comme tremplin, vers autre chose, parce qu'il n'y a rien au-delà de lui, un guide qui n'est pas lui-même guidé par un autre guide plus avant. Et l'on comprend que le bon lui-même (auto to agathon), perçu par notre esprit/intelligence (noûs) à travers l'idée du bon (hè tou agathou idea) dont Socrate nous a dit en 505a2 qu'elle est le plus important objet d'étude et en 508e2-3 que c'est elle qui est source de vérité pour nous, est cet anupotheton archèn vers lequel nous cheminons tous en le cherchant pour lui-même comme notre fin et que la question n'est pas de savoir si c'est bien ça le but, car nous en sommes tous convaincus, mais de s'en approcher pour mieux le « voir », mieux le comprendre et ne pas nous tromper de chemin, car cet archè qui nous sert de guide n'est pas de l'ordre du visible, mais ne peut être saisi que par les « yeux » de l'esprit, par le noûs (l'intelligence).
- teleutè est un mot de la famille de telos,
« achèvement, terme, réalisation, but », mais aussi « point
culminant, sommet » ou encore « plein développement », « plénitude
de puissance, plein pouvoir », et, dans un autre registre « ce qui est
dû, taxe, acquittement, paiement ». Teleutè a un sens
plus limité que telos, centré sur l'idée de « fin, accomplissement,
issue » et peut servir à désigner le « résultat » d'un processus et aussi la fin de la vie, c'est-à-dire
la « mort ». Et là encore, il est important de ne perdre aucune nuance de sens du mot, y compris celle qui renvoie à la mort, pour bien comprendre ce qui oppose les deux démarches, la première dont Socrate prend la peine de nous dire qu'elle ne conduit pas à un archèn mais seulement à une teleutèn, et la seconde qui, elle, conduit non seulement à un archèn, mais à un anupotheton archèn. Le premier type de processus dont nous parle Socrate, ce sont les raisonnements dont l'archétype est une démonstration mathématique ou géométrique : on part d'hupotheseôn posées au départ comme « bases » (au pluriel, car il y en a plusieurs) du raisonnement, définitions, axiomes et simples hypothèses au sens moderne, et on déroule les implications de ces pré-sup-posés pour parvenir à un résultat, une teleutè, qui est la conséquence logique des hupotheseôn posées au départ, comme par exemple on peut montrer que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double de celle du carré de départ, comme le fait découvrir Socrate à l'esclave de Ménon dans le dialogue du même nom. Mais une fois qu'on est arrivé à la teleutè, au terme du raisonnement, au résultat de la démonstration, à la fin des enchaînements logiques impliqués par les présupposés de départ, on n'en sait pas plus sur les seules questions qui devraient nous occuper, celles qui concernent la manière de mener notre vie pour parvenir au bonheur, car en fait, on a choisi arbitrairement un point de départ et on a suivi à partir de là une démarche que l'on pourrait dire « horizontale » vers des conclusions qui n'expliquent pas le pourquoi du point de départ, mais se contentent d'en enrichir la connaissance en en déclinant les propriétés, sans nous « élever » vers des considérations « supérieures » susceptibles de nous faire mieux comprendre l'univers qui nous entoure et la place que nous devrions y tenir ; et on pourra repartir d'autres hupotheseôn, en choisissant tout aussi arbitrairement un autre point de départ, et, si l'on sait raisonner, on arrivera avec la même rigueur à d'autres teleutais tout aussi inutiles pour donner un sens à notre vie, à des teleutais qui ne sont pas archai, principes directeurs pour nous, hommes, et qui donc ne peuvent nous conduire qu'à notre « fin (teleutè) », la mort faute de nous dire quoi que ce soit sur ce qui est bon pour nous. C'est pour conserver toutes ces résonnances que j'ai choisi, pour traduire teleutè, le français « fin » qui, lui aussi, peut évoquer la mort en tant que « fin » de la vie.
- eikôn et eidos ont déjà été utilisés dans la première partie de l'analogie. J'ai examiné dans la note 5 et à la fin de la note 17 le sens dans lequel il me semblait que Platon utilisait eidos et le lien étroit qu'il faisait entre eidos et nom/mot, montrant que cette manière de comprendre eidos impliquait que l'eidos au sens ou l'entend Platon (au moins dans certains contextes) n'est pas, au contraire de l'idea, une « réalité » transcendante objective, mais quelque chose que chaque être humain associe à chacun des mots qu'il emploie, en fonction de son évolution intellectuelle au moment où il emploie ou pense ces mots, variable donc d'une personne à une autre et au fil du temps pour chaque personne, et que cet eidos pouvait, dans chaque cas, s'analyser au départ en termes de schèma (« forme, figure ») visible commun à tout ce à quoi il attribue le nom/mot qu'il associe à cet eidos, s'il s'en tient à l'apparence « visible », au « comment (c'est pour la vue) ? », comme c'est le cas pour les prisonniers enchaînés de la caverne, pour se préciser au fil de son évolution intellectuelle jusqu'à pointer vers une idea (« idée ») unique (objective, elle, et figurée dans l'allégorie de la caverne par un des astres du ciel) quand il cherche à découvrir les raisons, le logos, qui rendent intelligibles les « étants » que cherchent à désigner le mot qu'il associe à cet eidos, le « pour quoi ? », bien que Socrate n'ait ici employé aucun de ces deux termes (schèma et idea). J'ai par ailleurs examiné à la note 13 le sens général d'eikôn, « image, ressemblance », avant de préciser à la note 14 que, lorsqu'il utilisait ce mot à propos du premier sous-segment du vu, Socrate privilégiait une catégorie particulière d'eikonôn, celles qui résultaient de processus naturels ayant pour particularité de produire quelque chose de visible sur une surface naturelle (par exemple la surface d'un lac ou d'un plan d'eau) ou fabriquée par l'homme (par exemple la surface d'un miroir) dans lequel ne subsistait que le schèma plus ou moins fidèlement reproduit sous un certain angle de vue et réduit à deux dimensions (même si la surface porteuse de l'image, ombre ou reflet, n'est pas plane, l'ombre ou le reflet n'a pas d'épaisseur et est donc limité à une « surface ») ailleurs que là où est ce dont c'est le schèma, laissant de côté celles qui résultaient de l'activité créatrice de l'homme, peintures ou sculptures, du fait que, même si elles s'inspiraient de modèles issus de la nature, ce qui n'est pas toujours le cas, elles étaient avant tout des skeuasta, des objets fabriqués, dans lesquels n'étaient reproduits que des schèmata des modèles figurés selon des finalitès propres à l'artiste et distinctes de celles des modèles utilisés (on ne dort pas dans (ou sur) un tableau figurant un lit).
Ici, comme avec hupothèsis (que j'ai traduit par « soutien ») et anupotheton (que j'ai traduit par «[qui n'est] soutien de rien »), les deux mots eikôn (« image/ressemblance/convenance ») et eidos (que je traduis par « apparence », qu'il faut comprendre en gardant présent à l'esprit qu'il ne s'agit pas seulement d'apparences pour la vue, mais qu'il peut s'agir aussi, dans un sens analogique, d'« apparences » pour l'esprit) doivent se comprendre l'un par rapport à l'autre. Comme je l'ai expliqué dans la note 5, le registre de sens d'eidos est très large, allant d'un sens « individuel », l'« apparence » d'une « chose » particulière, à un sens « collectif » de plus en plus large, l'« apparence » commune à plusieurs « choses », qui leur vaut un même nom ou qualificatif, et qui peut ne plus rien avoir à voir avec la vue. Dans le sens « individuel » premier, en rapport avec la vue (« apparence visible, aspect extérieur ») eidos se rapproche du sens d'eikôn, dans la mesure où c'est précisément cet aspect extérieur que reproduit plus ou moins précisément le genre d'« images » (eikones) dont parle Socrate à propos du premier segment du vu (les ombres et les reflets), et ce que sont supposées « imager » les ombres dans l'allégorie, l'« image » produite par les yeux dans le processus de la vision de ce dont c'est l'aspect extérieur. Par contre, un eidos exclusivement intelligible se réduit à des logoi, pensés ou exprimés, qui le situent par ses relations avec d'autres eidè, représentées par les relations que ces logoi établissent entre les mots qui les composent, logoi qui traduisent et rendent commuicable à d'autres la représentation mentale que celui qui les produit se fait de cet eidos et le rendent plus ou moins compréhensible à d'autres, le mot associé à cet eidos tout seul n'apprenant rien de ce à quoi celui qui l'emploie l'associe à quelqu'un qui n'a pas encore associé d'images mentales (eidos) à ce mot (c'est-à-dire qui ne connaît pas encore ce mot) et renvoyant seulement à l'usage commun de ceux qui parlent la même langue, sans garantir que l'eidos que chacun y associe est le même, puisqu'il est pour chacun le produit de son histoire intellectuelle individuelle. Et si Platon ne parle que d'eidè dans l'analogie de la ligne, et pas d'ideai, c'est parce que toute la progression vers le savoir (epistèmè) au travers des différents segments de la ligne et des différentes étapes de la progression vers l'extérieur de la caverne dans l'allégorie se fait au moyen du logos, accessible dès la première étape aux prisonniers enchaînés, c'est-à-dire au moyen de mots (au départ créés par des prisonniers enchaînés et attribués à des ombres, c'est-à-dire uniquement sur l'apparence visuelle de ce qu'ils nomment, cf. 515b4-5) et donc en prenant appui sur les eidè qui leur sont associés par celui ou celle qui les emploie ou qui les entend et cherche à les comprendre (cf. République X, 596c6-8), même si cette association d'un eidos à un mot est, au début au moins, inconsciente. Les ideai, figurées dans l'allégorie par les astres du ciel, ne sont, pour ces eidè, que les cibles objectives qui sont au-delà des mots et ne peuvent donc se formuler adéquatement au moyen du logos. En d'autres termes, les eidè sont ce qui permet de passer progressivement des images (eikones) aux ideai (« idées »), du visible considéré comme seulement visible à l'intelligible pur, sans perdre leur statut d'eidè. Mais si, dans la phrase qui nous occupe, Socrate met en opposition eikones (« images ») et eidè (« apparences »), c'est pour nous inviter à comprendre eidè au sens d'« apparences intelligibles (noèta) » par opposition à « apparences vues (horômena) », distinction qu'il va justement préciser dans son explication.
Ce n'est donc pas le fait de se servir du logos qui distingue les segments du perçu par l'intelligience de ceux du vu, mais l'attitude de celui qui produit des logoi, mentalement ou vocalement, par rapport aux mots et à ce qu'il suppose derrière ces mots, les eidè que, consciemment ou inconsciemment, il y associe. On entre dans le perçu par l'intelligence à partir du moment où l'on « cherch[e] à voir [cela-]même qu'on ne peut pas voir autrement que par la pensée (dianoia) » (510e3-511a1). Mais c'est une chose de prendre conscience, par exemple, pour un géomètre, du fait que les propriétés qu'il démontre sur les figures qu'il étudie (par exemple le fait que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une aire double de celle du carré de départ, comme le fait découvrir Socrate à l'esclave de Ménon, cf. Ménon, 82a8-85b7), ne sont pas vraies du dessin sur lequel il raisonne, ni de n'importe quel dessin similaire qu'on pourrait produire, quel que soit le soin qu'on y apporte, mais seulement de quelque chose qui n'est accessible que par la pensée, c'en est une autre d'avoir une claire appréhension de ce « quelque chose » et, pour employer une terminologie moderne, de son statut ontologique, de « ce que c'est » (ho estin). Et c'est là que se fait la séparation entre les deux sous-segments du perçu par l'intelligence.
La démarche associée au premier sous-segment est celle de personnes qui ne cherchent pas à savoir ce qui se cache derrière les mots. Les mots leur servent de « soutiens » (hupotheseis) dans leurs raisonnements, mais ils n'ont pas « le pouvoir de s'élever plus haut que les soutiens » (511a5-6), c'est-à-dire de s'interroger sur la manière dont le logos fait de mots nous renvoie à autre chose que ces mots et sur la nature de ce à quoi ils renvoient. Pour eux, connaître quelque chose, c'est connaître son nom et ils n'estiment pas nécessaire de « rendre des comptes (logon didonai, mot à mot « donner de raison » ou encore « donner des explications ») à leur sujet de quelque manière que ce soit, ni à eux-mêmes, ni aux autres », estimant que ce sont « des choses en tous points évidentes » (510d6-8), si bien qu'ils en sont réduits, pour étayer leurs raisonnements et faire comprendre le sens qu'ils donnent aux mots qu'ils utilisent, à faire appel aux « apparences vues » (horômenois eidesi, 510d5). Leur seul souci est de prendre appui sur ces mots (hupothemenoi, 510c3) supposés compris par tous de la même manière, de « s'en faire des soutiens » (poièsamenoi hupotheseis, 510c6), en les considérant comme des « points de départ » (archomenoi, verbe dérivè d'archè, 510d1) pour résoudre les problèmes partiques ou théoriques qu'ils se posent sans s'occuper de savoir si les réponses auxquelles ils arrivent sont cohérentes les unes avec les autres, concernés seulement par la cohérence du raisonnement (homologoumenôs, 510d2) qui les conduit dans chaque cas de la question posée à la solution. Et, comme on le voit, cette manière de procéder ainsi décrite n'est pas propre aux géomètres et autres « scientifiques », mais se retrouve chez l'immense majorité des personnes dans la plupart de leurs raisonnements jusque dans les problèmes de la vie quotidienne, où ils emploient des mots bien plus problématiques que des mots comme « carré » ou « diagonale » employés par les géomètres. Si le Socrate de Platon prend l'exemple des géomètres pour éclairer ses propos, ce n'est pas parce que cette méthode serait réservée à certains types d'« objets », qu'on pourrait qualifier d'« objets mathématiques », mais justement parce que la géométrie raisonne sur des « objets » simplifiés à l'extrême, sans enjeux personnels, politiques, religieux, éthiques ou autres susceptibles de prêter à contestation et permettent d'arriver à des conclusions quasi-certaines compréhensibles et acceptables par tous, et que donc l'exemple est plus facile à comprendre pour tous.
La démarche associée au second sous-segment, au contraire, suppose qu'avant de foncer tête baissée dans des raisonnements logiques s'appuyant sur des mots qu'on utilise sans se poser de questions sur eux et en prenant comme point de départ (l'un des sens d'archè) la compréhension résultant de l'usage, des « idées reçues » (nomima, cf. République V, 479d3-5), on commence par chercher à comprendre quel est le pouvoir du logos, ou plutôt de la pratique du dialogue (hè tou dialegesthai dunamis, 511b4) qui pose la question de la compréhension mutuelle et invite à ne pas considérer comme acquis que tous comprennent de la même manière un même mot, et qu'on cherche un principe (archè) commun qui donne cohérence à l'ensemble des logoi que l'on peut tenir et des réponses que l'on peut apporter aux questions qu'on se pose. C'est donc un mot à la fois (d'où l'emploi d'hupothesis au singulier en 510b7) qu'on s'interroge sur leur sens avant de prendre appui dessus pour avancer dans un raisonnement, ce qui permet d'en faire « réellement des soutiens » (511b5) solides sur lesquels on puisse s'appuyer et rien de plus pour « s'élever » vers une compréhension globale et cohérente du monde qui nous entoure, de la place qu'on y occupe et du rôle qui nous y attend (ce qui devrait être notre principal souci), qui s'affranchisse des cas particuliers enregistrés dans nos souvenirs et des images qui y sont associées dans notre mémoire, et même des mots pour ne s'attacher qu'aux eidè (intelligibles).
Comme on le voit, ce n'est donc pas tant la manière de raisonner (la logique chère à Aristote) qui fait la différence que les questions que l'on se pose et les fins qu'on se propose. Et l'importance que l'on attache à éprouver la solidité des soutiens (hupotheseis) sur lesquels on appuie ses raisonnements c'est-à-dire les mots que l'on y emploie. Socrate ne décrit pas deux méthodes alternatives pour traiter les mêmes problèmes, mais deux manières de se poser des questions sur le monde qui nous entoure. Il ne remet pas en cause la manière dont un géomètre conduit son raisonnement pour résoudre le problème qu'il se pose ou qui lui est posé à l'aide de mots qu'il suppose compris de la même manière par tous dès lors qu'ils les comprennent ou prétendent les comprendre, mais le fait qu'une telle démarche puisse conduire à un savoir au sens où lui l'endend, non qu'il conteste la validité des résultats, mais parce que, pour lui, le savoir (epistèmè) est un tout qui doit permettre à chacun de trouver le bon chemin dans sa vie, celui qui le conduira vers l'excellence (aretè) qui lui est accessible en tenant compte de sa nature d'être humain (anthrôpos), des limites spécifiques de cette nature dans son cas particulier et du contexte social de sa vie et lui donnera donc accès au vrai bonheur auquel il peut prétendre. Mais comme le dit Socrate lorsqu'il cherche à définir la dialektikè vers la fin du livre VII, avant de ravaler la géométrie et autres disciplines similaires au rang de simple dianoia (le nom donné par Socrate au pathèma (« affection ») associé au premier sous-segment du perçu par l'intelligence en 511d8 et repris en 533e8), intermédiaire entre opinion (doxa) et savoir (epistèmè), un raisonnement, aussi rigoureux soit-il, qui prend appui sur un « principe » (archè, 533c3, renvoyant au archomenoi de 510d1 et au hupothesesi de 533c1) qu'on ne connaît pas et dont on n'a « pas la possibilité de rendre raison » (533c2-3 ; des mots admis sans se poser de questions sur eux) ne peut conduire à un savoir (epistèmè, cf. 533c3-5). Pour avoir accès au vrai savoir (epistèmè), il ne suffit donc pas d'avoir une logique à toute épreuve, il faut d'abord se mettre d'accord sur ce dont on parle, sur le sens des mots qu'on emploie et sur la nature de ce à quoi ils renvoient, ce qui ne peut se faire que par le dialegesthai (la pratique du dialogue) et le partage d'expériences qu'il permet, et conduire sa recherche à la lumière du principe directeur qui donne sens et cohèrence à tout (hè tou agathou idea, « l'idée du bon »). Socrate ne dit donc pas qu'il faut faire un détour par l'idée du bon pour démontrer n'importe quel théorème de géométrie, mais que les recherches que conduisent les géomètres pour faire ces démonstration ne conduisent pas au vrai savoir qui pourrait faire notre bonheur et ne nous sont d'aucune utilité dans la recherche de ce savoir. D'aucune utilité, pas tout à fait, puisque Socrate utilise un théorème de géométrie dans le Ménon. Mais il ne le fait pas pour le théorème lui-même et le « savoir » auquel il conduit (savoir calculer la longueur du côté d'un carré double en superficie d'un carré donné), mais comme exemple pour montrer à Ménon qu'il y a une différence entre opinion et savoir et qu'il est possible d'apprendre ce qu'on ne savait pas auparavant, dans une discussion qui cherche à comprendre ce qui constitue l'excellence (aretè) pour un être humain en vue de répondre à sa question initiale sur la possibilité pour cette excellence d'être objet d'enseignement (Socrate donne d'ailleurs dans ce dialogue un bon exemple de ce qu'est la méthode associée au second segment : il refuse de répondre à la question de Ménon sur le caractère enseignable ou non de l'aretè (« excellence ») avant de s'être mis d'accord avec lui sur ce qu'il entend par aretè, au grand dam de celui-ci qui voudrait simplement qu'il réponde à sa question, sans doute pour développer ensuite quelques arguments sophistiques rendus possibles justement par le fait qu'il n'a pas pris la peine de préciser ce qu'il entend par « excellence » (aretè) dans le cas d'un être humain). Pour le dire en quelques mots, la première méthode chercher à apporter des réponses à des questions spécifiques au cas par cas alors que la seconde cherche à comprendre le monde qui nous entoure de manière globale et cohérente. La première se sert des mots sans se poser de questions sur eux, la seconde s'intéresse aux mots avant de s'en servir.
L'exemple évoqué par Socrate lorsqu'il fait mention du tetragônon (« tétragone/carré ») en 510d7, qui renvoie justement au Ménon, est d'ailleurs intéressant par rapport à la question de « rendre compte » (logon didonai) des mots qu'on emploie. En effet, sans parler du fait que le géomètre, qui a conscience du fait que ce qu'il démontre ne porte pas sur le carré dessiné sur lequel il raisonne, mais sur quelque chose « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion/pensée (dianoia) » (510e3-511a1), ne cherche pas à savoir ce qu'est ce « quelque chose », le mot tetragônon qu'il utilise pour désigner ce sur quoi il raisonne veut dire étymologiquement en grec « qui a quatre angles », mais contrairement à trigônon (« triangle »), qui signifie « qui a tois angles » et a conservé en grec sa signification générale de « triangle » sans plus de précisions, tetragônon a pris la signification spéciale de « carré », c'est-à-dire ne désigne plus que ce qu'on pourrait considérerer comme la plus parfaite des figures ayant quatre angles, celle pour laquelle non seulement les quatre angles, mais aussi les quatre côtés sont égaux (ce qui, dans le cas du triangle, conduit au triangle équilatéral, pour lequel le grec ne spécialise pas le nom trigônon, mais utilise l'expression isopleuron trigonon). En d'autres termes, le mot tetragônon est ambigü (un grec qui l'entend pour la première fois pourrait le comprendre dans un sens non spécialisé au carré) et une réflexion sur cette ambiguïté pourrait conduire à des considérations intéressantes sur les raisons qui ont conduit les Grecs à accorder une telle prééminence aux notions d'égalité et de symétrie, considérations qui pourraient vite déborder le cadre de la géométrie et des figures géométriques pour déboucher sur des considérations ésthétiques, voire politiques qui nous ramèneraient vite à la question du bon (to agathon). De même, lorsque Socrate dit à propos du géomètre qu'il pose comme hupotesis (« soutien ») « trois sortes d'angles » (gôniôn tritta eidè, 510c4-5), là aussi cela mériterait de « rendre des comptes » (logon didonai) : pourquoi trois seulement alors qu'il y a une infinité d'angles différents ? et pourquoi privilégier l'angle « droit » par rapport auquel les deux autres sortes de distinguent selon qu'ils sont plus grand (obtus) ou plus petit (aigüs) qu'un angle droit ? Est-ce pour des raisons « physiques » renvoyant à la loi de la pesanteur en ce que c'est l'angle que fait le fil à plomb avec le sol sur lequel on veut élever un mur, et donc le « bon » angle pour élever des murs stables et construire maisons et palais ? ou des raisons esthétiques renvoyant aux notions d'égalité et de symétrie en ce que c'est l'angle que font deux droites qui se coupent en formant quatre angles égaux, et donc le « bon » angle pour couper un gâteau rond ou carré en quatre parts égales ? ou... ?
Quant à la question des supposés « objets mathématiques » (ta mathèmatika tôn pragmatôn) dont Aristote fait grand cas dans sa Métaphysique (cf. Métaphysique, A, 987b15-19) où il les décrit comme intermédiaires (metaxu) entre les sensibles (ta aisthèta) et les eidè (qui sont pour lui autre chose que ce que Platon entend par ce mot, mais pas non plus ce qu'il appelle ideai, mais qui s'y apparentent), « différant d'une part des sensibles par le fait d'être éternels et sans mouvement, d'autre part des eidè par le fait d'être en grand nombre semblabes alors que chaque eidos lui-même est seulement unique », et dont de nombreux commentateurs qui pensent qu'à chaque sous-segment de la ligne correspond une catérorie spécifique d'« objets » veulent faire les « objets » spécifiques du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, elle perd de son intérêt, au moins pour une bonne compréhension de l'analogie de la ligne, dès lors qu'on a compris qu'il n'y a pas d'« objets » spécifiques à chaque sous-segment, mais seulement des manières différentes d'appréhender ce qui agit sur nos sens et sur notre esprit (noûs). Mais si l'on veut à tout prix parler d'« objets mathématiques » intermédiaires entres sensibles et ideai (et non pas eidè comme le suggère Aristote) voici où les trouver, en prenant l'exemple du carré. L'idea de carré, unique, est celle d'une figure plane fermée constituée de quatre côtés rectilignes égaux formant deux à deux quatre angles égaux, et cette idea immatérielle et accessible seulement à la pensée n'implique aucune position ou dimension spécifique, ce qui lui permet d'être unique pour tous les carrés, quelle que soit leur taille, qui ne change pas leur nature de carré. Pourtant, quand Socrate discute avec l'esclave de Ménon, il lui propose un carré de deux pieds, et va ensuite mettre en évidence un carré différent dont le côté a pour mesure la longueur de la diagonale du carré de deux pieds, donc différent en dimension du carré de deux pieds. Et le théorème qu'il démontre n'est pas vrai des carrés aux dimensions approximatives qu'il dessine, mais de carrés seulement pensés, mais pensés avec des dimensions spécifiques différentes pour l'un et pour l'autre. Et si l'on s'intéresse maintenant à toutes les personnes raisonnant sur des carrés, il y a une multitude de carrés seulement pensés se distinguant les uns des autres par leurs dimensions, qu'on ne peut même pas associer chacun à un nombre spécifique puisque ces dimensions dépendent des unités de mesure choisies (le carré de deux pieds de Socrate aurait une dimension différente, donc serait associé à un nombre différent, si on le mesurait en centimètres, ou en inches, et pourtant ce serait le même). Et le raisonnement serait le même pour n'importe quelle autre figure géométrique, triangle, rectangle, cercle, cube, etc.. Ce sont toutes ces figures qui font partie des « objets mathématiques » auquel Platon devait penser lorsqu'il parlait d'« objets mathématiques », si tant est qu'il ait employé cette expression qu'on ne trouve nulle part dans les dialogues.
Considérer tous ces carrés dimensionnés comme des ideai à part entière distinctes les unes des autres n'aurait pas grand sens et ne ferait que compliquer un problème déjà complexe. Il n'en reste pas moins qu'ils sont des « intelligibles » purs distincts des représentations matérielles plus ou moins approximatives qu'on peut en donner. La question plus générale que pose cette analyse est celle de savoir jusqu'où doit aller la non prise en compte de caractères particuliers dans la définition d'une idea et si la même problématique ne se retrouve pas à propos de toutes les ideai. L'idea d'anthrôpos (« être humain ») n'implique pas la taille, ni le poids, ni la couleur des yeux ou de la peau, ni la forme du nez, ni une multitude d'autres choses encore. Et pourtant, l'« idée » d'un homme aux yeux bleus ou au nez camus, ou d'un homme de 120 kg, est parfaitement compréhensible sans faire référence à une personne en particulier, et est donc purement intelligible. Si Platon a évoqué spécifiquement avec son entourage le cas particulier des « objets mathématiques », c'est sans doute pour la même raison que celle qui lui a fait prendre l'exemple de la géométrie pour expliciter le découpage du segment du perçu par l'intelligence, leur extrême simplicité, qui permet de plus facilement comprendre ce qu'il veut faire comprendre. Dans le cas du carré, le nombre de paramètres non pris en compte dans l'idea de carré, dès lors qu'on admet que la position dans le temps et dans l'espace est toujours ignorée dans une idea, est réduit à sa plus simple expression puisqu'il n'en reste qu'un, la dimension des côtés, la même pour les quatre. Mais si, à l'autre extrêmité de la complexité, on revient au cas des êtres humains, ce nombre de caractéristiques non prises en compte est considérable, surtout si l'on descend jusqu'à chaque individu et qu'on y intègre les comportements et les logoi, c'est-à-dire qu'on y intègre non seulement le corps, mais l'âme. Et pourtant, on peut concevoir de manière purement intelligible des multitudes de sous-groupes d'êtres humains caractérisés par des « valeurs » spécifiques de certaines de ces caractérstiques (il y a par exemple une notion d'« homme juste » ou d'« homme beau » purement abstraite, ne faisant référence à aucun individu en particulier, sur laquelle on peut raisonner, comme d'ailleurs le fait justement le Socrate de Platon pour l'homme juste dans la République, par exemple en République V, 472b7-d2), jusqu'à décrire, toujours de manière purement intelligible, des individus spécifiques. Et c'est ainsi qu'on arrive aux anthrôpoi (« êtres humains ») présents hors de la caverne, donc dans l'intelligible, qui ne sont ni des ideai à proprement parler, ni des sensibles. Et si Platon n'a pas fait grand cas des « objets mathématiques », au point de ne pas en parler dans ses dialogues pour ne pas compliquer des choses déjà complexes, laissant à ceux de ses lecteurs qui seraient arrivés au terme de l'ascension hors de la caverne le soin de trouver cela par eux-mêmes (cf. Lettre VII, 341b7-342a1, et plus spécifiquement 341e1-3), c'est qu'ils n'étaient pour lui que des exemples simples d'une réalité infiniment plus complexe, qu'il a cherché à faire comprendre autrement, par analogies et images, en particulier à travers l'allégorie de la caverne.
Si, maintenant qu'on a une meilleure compréhension du découpage du segment du perçu par l'intelligence et des deux démarches qu'y associe Socrate, on revient à la question de savoir s'il faut comprendre anagkazetai comme un moyen (« se contraint ») ou un passif (« est contraint »), il doit être clair que, pour la seconde démarche, il faut le comprendre comme un moyen, dans la mesure où c'est bien la personne qui met en œuvre cette démarche qui choisit de s'interroger sur le sens des mots et sur la nature de ce à quoi ils renvoient et de chercher un principe directeur unique donnant sens à sa recherche, et donc s'impose cette approche, se contraint à procéder selon les prescriptions de cette « méthode », sans que rien ne l'y oblige de l'extérieur. Par contre, dans le cas de la première démarche, le doute subsiste et la réponse dépend des individus. Pour certains, l'idée même de se poser des questions sur le sens des mots ne leur vient pas à l'esprit, si bien qu'ils n'ont pas d'autre choix que de résoudre les problèmes qui se posent à eux en se servant des mots qui sont à leur disposition pris dans le sens que leur donne l'usage et compris à la lumière des « images » (eikones) qu'ils y associent ; pour d'autres, il peut s'agir d'un choix méthodologique, d'une contrainte qu'ils s'imposent à eux-mêmes pour mieux se concentrer sur ce qui leur paraît important, résoudre les problèmes qui se présentent à eux sans se noyer dans des considérations philosophiques et métaphysiques qui les détourneraient (à leurs yeux) de cet objectif, comme par exemple pour un géomètre de se demander quelle est la nature de ce carré « idéal », le seul pour lequel leurs démonstrations sont valides, mais qu'on ne peut « voir » que par la pensée (c'est cette attitude qui fait condamner par Calliclès dans le Gorgias la philosophie pour les gens « sérieux » ayant atteint l'âge adulte). Mais il n'en reste pas moins que, pour eux aussi, leur compréhension des mots qu'ils utilisent est celle que leur fournit l'usage et les « images » (eikones) qu'ils y associent et qu'ils sont donc « contraints » (anagkazetai, sens passif) par les mots qu'ils emploient sans les mettre en question (si Socrate, dans le Cratyle, utilise vingt fois le mot nomothetès (étymologiquement « poseur (thetès) de lois (nomoi) ») à propos de ceux qui « créent » les noms, ce n'est pas pour suggérer que ce sont des législateurs qui forgent les mots et le langage, mais pour nous faire comprendre que les mots et le langage sont les premières « lois » qui s'imposent à tous les êtres humains dès leur plus jeune âge et forgent leur compréhension du monde). La première démarche est celle qui culmine dans la logique d'Aristote, la seconde celle de la dialektikè selon Platon dont les dialogues dits « socratiques » donnent de brillants exemples pourvu qu'on ne les prenne pas, sous l'influence d'Aristote, pour des recherches de « définitions » (horismoi) au sens aristotélicien (cf. Métaphysique, A, 987b1-4, où Aristote ramène la nouveauté introduite par Socrate à la recherche de définitions : « Socrate... cherchant l'universel (to katholou) et fixant le premier sa pensée (dianioan) sur les définitions (peri horismôn) »), mais qu'on y voie des tentatives de préciser les contours d'une notion (par exemple la piété dans l'Euthyphron, l'amitié dans le Lysis) par le dialogue en cherchant à en préciser les frontières par rapport à d'autres notions voisines à travers des exemples plutôt que de chercher à tout prix à résumer ce travail en le condensant en quelques mots d'une définition, mots tout aussi problématiques que celui qu'on cherche à définir.
Il nous reste à voir maintenant s'il y a une relation d'image à original entre la démarche du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, celle qui s'appuie sur les mots utilisés sans se poser de questions sur leur(s) sens et la nature de ce à quoi ils prétendent renvoyer mais en acceptant là-dessus l'« opinion » commune et sur les « images » sensibles qu'y associe celui qui les emploie, et la démarche du second sous-segment, celle qui met en question le sens des mots et la nature de ce à quoi ils renvoient avant de s'appuyer sur eux pour conduire des raisonnements et raisonne sur les eidè et non plus sur les images sensibles, et si oui, en quel sens, puisque nous savons que les deux segments sont découpés ana ton auton logon (« selon la même raison ») et que ce logon, dans le cas du segment du vu, semble bien être un rapport d'image à modèle. Une piste de réponse nous est donnée, sous forme imagée, par Socrate lui-même lorsque, vers la fin du livre VII, dans la discussion sur la dialektikè, il refuse l'appellation de « savoir » (epistèmè) à la géométrie et autres disiplines analogues, en disant : « nous
voyons bien qu'ils (les géomètres et autres « scientifiques ») rêvent à
propos de l'étant, mais qu'il leur est impossible de voir
comme en état de veille aussi
longtemps que, s'appuyant sur des soutiens (hupothesesi), ils laissent ceux-ci immuables,
n'ayant pas la possibilité d'en rendre raison (logon didonai) », avant d'ajouter ces mots, déjà évoqués plus haut dans cette note, « car
là où un principe (archè) qu'on ne connaît pas, un
résultat final (teleutè) et les intermédiaires
provenant de ce qu'on ne connaît pas, ont été liés
ensemble, quel artifice fera
jamais d'un tel discours cohérent (homologian) un savoir (epistèmè) ? » (533b8-c5). Comme on l'a vu, les soutiens qu'on laisse immuables et dont on ne veut pas rendre raison, ce sont les mots dont on accepte le sens hérité de l'usage, c'est-à-dire ne reposant pour celui qui les emploie que sur des « opinions » qu'il ne remet pas en cause, et à propos desquels on ne cherche pas à comprendre la nature de ce à quoi ils renvoient et la manière dont ils peuvent nous donner accès à un savoir sur les « étants ». Et Socrate nous dit que procéder ainsi, c'est rêver d'un savoir qui ne repose que sur des opinions, donc n'avoir qu'une « image » de savoir, ne développer que des « images » de raisonnements, car ce qui distingue les deux méthodes, ce n'est pas la rigueur du raisonnement, mais la solidité des « soutiens » (hupotheseis) sur lesquels il s'appuie, si bien que, tant qu'on n'a pas mis à l'épreuve la solidité de ces soutiens, c'est-à-dire tant qu'on ne s'est pas assuré du sens des mots qu'on emploie et de la manière dont ils sont susceptibles de nous donner accès à autre chose qu'eux, les plus beaux raisonnements logiques ne pourront transformer ce qui n'est qu'assemblage d'opinions en savoir, comme le montre brillament le Parménide, dans lequel on voit des raisonnements d'une rigueur logique à toute épreuve conduire à des conclusions opposées sur les mêmes sujets parce que celui qui mêne la discussion n'a jamais pris la peine de préciser ce qu'il entend par « être » (einai) et « un » (hen), deux mots dont la plupart des gens pensent que le sens est évident alors qu'il ne l'est justement pas dès qu'on commence à creuser, et modifie le sens qu'il donne à ces deux mots, et aux autres mots qu'il emploie, qu'il n'a pas plus pris la peine de définir, d'un raisonnement à l'autre sans le dire. En d'autres termes, les mots jouent dans l'intelligible le rôle des ombres dans la caverne : si l'on ne prend pas conscience du fait qu'ils ne sont que des « images », des « étiquettes », renvoyant à des originaux « objectifs », des pragmata ayant ou pas une dimension sensible, qui leur imposent leur « loi » en ce qu'on ne peut pas dire n'importe quoi à leur sujet si l'on veut dire le « vrai », et donc « savoir » ce qui « est », on ne pourra qu'en rester à des opinions, qui, avec de la chance, pourraient être vraies, mais qui pourraient aussi être fausses, et qui, de toutes façons, ne seront que des « images » de savoir. Car la différence entre savoir (epistèmè) et opinion (doxa), qui ne sont l'un ou l'autre que par rapport à une personne donnée, n'est pas dans le fait que l'un est vrai et l'autre fausse, puisqu'une opinion peut être vraie, ni même dans les mots utilisés pour la formuler, puisque quelqu'un peut exprimer ce qui n'est pour lui qu'une opinion (vraie, dans ce cas) avec exactement les mêmes mots que quelqu'un qui a un vrai « savoir », par exemple en ayant appris par cœur les propos entendus ou lus du « sachant », mais justement dans les « fondations » qui étayent ces propos dans l'esprit de la personne dont c'est un savoir ou une opinion, dans son aptitude à en « rendre raison » (logon didonai), à lier ses propos « par un raisonnement sur la
cause » (aitias logismôi) (Ménon 98a3-4), mais un raisonnement sur la cause qui assure ses fondations en s'assurant du sens des mots qu'il emploie autrement que par appel à l'usage, et surtout qui s'appuie sur les eidè auxquels il attache ces « étiquettes », en étant capable de changer d'étiquette sans changer d'eidos, comme le fait par exemple Socrate dans l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne en parlant tantôt de phantasmata (510a1, 516b5), tantôt d'eidôla (516a7), pour faire référence aux « reflets » dont il fait une catégorie d'images (eikones) à côté des ombres lorsqu'il associe ces images au premier sous-segment du vu, mais en prenant toujours soin d'ajouter aussitôt la formule « sur les eaux » (en tois hudasi) pour bien nous faire comprendre qu'avec des mots différents, c'est bien de la même chose qu'il parle, chacun de ces deux mots aux sens multiples se recouvrant en partie contribuant à préciser l'eidos qu'il a en vue, le mot phantasma insistant sur le caractère inconsistant d'un reflet, le mot eidôla sur la ressemblance avec l'original.
Voici pour finir la traduction de ce membre de phrase chez les divers traducteurs que j'ai consultés.
- Chambry (Budé) : « Voici : dans la première partie de cette section, l'âme, se servant comme d'images, des objets qui dans la section précédente étaient des originaux, est forcée d'instituer ses recherches en partant d'hypothèses et suit une marche qui la mène, non au principte, mais à la conclusion ; dans la deuxième partie l'âme va de l'hypothèse au principe absolu, sans faire usage des images, comme dans le cas précédent, et mène sa recherche au moyen des seules idées. » ;
- Robin (Pléiade) : « De cette façon : dans une des sections de l'intelligible, l'âme, traitant comme des copies les choses qui précédemment étaient celles que l'on imitait, est obligée dans sa recherche de partir d'hypothèses (en note : « Proprement : "des positions de base"... »), en route non vers un principe, mais vers une terminaison ; mais, en revanche, dans l'autre section, avançant de son hypothèse à un principe anhypothétique, l'âme, sans même recourir à ces choses que justement dans la première section on traitait comme des copies, poursuit sa recherche à l'aide des natures essentielles, prises en elles-mêmes (en note : « ce sont les "Idées"... », et en se mouvant parmi elles. » ;
- Baccou (GF90) : « De telle sorte que pour atteindre l'une des ses parties l'âme est obligée de se servir, comme d'autant d'images, des originaux du monde visible, procédant à partir d'hypothèses, non pas vers un principe, mais vers une conclusion ; tandis que pour atteindre l'autre – qui aboutit à un principe anhypothétique – elle devra, partant d'une hypothèse, et sans le secours des images utilisées dans le premier cas, conduire sa recherche à l'aide des seules idées prises en elles-mêmes. » ;
- Dixsaut (Bordas) : « Ainsi : dans l'une des sections, l'âme est contrainte au cours de sa recherche d'utiliser comme autant d'images les origianux de la section précédente, procédant à partir d'hypothèses non pour remonter à un principe mais pour aboutir à une conclusion. Dans l'autre section en revanche, l'âme, allant d'une hypothèse jusqu'à un principe anhypothétique sans se servir d'images comme elle le faisait dans la section précédent, se fraie un chemin à travers les Formes à l'aide des seules Formes. » ;
- Pachet (Folio essais 228) : « De la façon suivante : dans la première partie de ce domaine, l'âme, usant, comme d'images, des choses précédemment imitées, est contrainte de chercher à partir d'hypothèses, en procédant non pas vers un principe mais vers une conclusion ; dans sa seconde partie, en revanche, elle progresse à partir d'une hypothèse vers un principe non hypothétique, sans recourir aux images dant use la première : elle accomplit son parcours à travers les formes à l'aide des formes elles-mêmes. » ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Comme ceci. Affectons le premier segment aux corps réels que dans le monde visible les reflets imitaient. L'âme les prend, à leur tour, comme des images pour les recherches qu'elle est obligée de faire à partir de présupposés : elle ne se dirige pas alors vers l'origine, mais vers le terme final. En revanche, le second segment est celui de la remontée vers l'origine qui n'admet pas de présupposés : à parir du présupposé de tout à l'heure, l'âme va donc son chemin sans le secours des images précédentes, et ce sont les formes idéales toutes seules qui tracent sa route intellectuelle. » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Eh bien, dans l'une de ses sections, l'âme se sert des originaux du monde sensible comme d'images, et elle est forcée de partir d'hypothèses pour parvenir non à des principes, mais à des conclusions ; dans l'autre section au contraire, l'âme va vers un principe absolu, en partant d'une hypothèse, mais sans faire usage des images comme dans la section précédente, poursuivant sa recherche à partir des Idées seules. » ;
- Leroux (GF653) : « Voici. Dans une partie de cette section, l'âme, traitant comme des images les objets qui, dans la section préécedente, étaient les objets imités, se voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir d'hypothèses : elle ne chemine pas vers un principe, mais vers une conclusion. Dans l'autre section toutefois, celle où elle s'achemine vers un principe anhypothétique, l'âme procède à partir de l'hypothèse et sans recourir à ces images, elle accomplit un parcours à l'aide des seules formes prises en elles-mêmes. » ;
- Moi (dans la version précédente de cette page) : « L'un [des segments] de celui-ci, [c'est] là où, se servant des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées comme d'images, une âme
est contrainte de/se contraint à mener sa recherche à partir de soutiens, conduite/progressant, non pas jusqu'à un principe (directeur), mais jusqu'à une fin, alors
que l'autre au contraire, [c'est] celui [où c'est] en allant jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose],
à partir d'un soutien et sans les images [gravitant] autour de ça,
se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à
travers elles. ». (<==)
(22) « Je ne l'entends pas trop bien » traduit le grec ouch ikanôs
emathon. Le verbe employé ici par Glaucon et que je traduis par « entendre », pris au sens de « comprendre », est manthanein, dont emathon est l'aoriste à la première
personne du singulier. Le sens premier de manthanein est « apprendre »,
et par dérivation, « comprendre ». C'est de l'infinitif aoriste
mathein que dérivent des mots comme mathèsis, « apprentissage »
et aussi « instruction, connaissance, science », mathèma,
« étude, science, connaissance », et au pluriel mathèmata,
les « sciences mathématiques », ou encore mathètès,
« étudiant, disciple ». Contrairement au katanoein utilisé
par Socrate au terme de la description du visible (cf. note 15), traduit
par « comprendre », qui renvoie à la compréhension par
le noûs (racine du verbe noein) en dehors de toute relation de maître à élève, le verbe utilisé ici par Glaucon met l'accent sur le processus
d'apprentissage qui conduit à la compréhension et suggère que Glaucon se place implicitement
en situation d'« élève » par rapport au « maître »
Socrate dans l'appréhension de l'ordre intelligible qui, comme le montrera
bientôt l'allégorie de la caverne, suppose
un « guide » qui montre le chemin à parcourir. C'est pour marquer
cette différence que je n'ai pas traduit ouch emathon par « je
n'ai pas compris », mais par « je n'entends pas » (au présent, qui reste une traduction possible de l'aoriste grec qui, comme son nom l'indique, décrit une action en dehors de toute considération de temps, parce que « entendre » au sens de « comprendre » ne s'emploie pas au passé), de même sens, mais qui suggère l'idée de quelqu'un qui écoute quelqu'un d'autre et se rapproche en cela un peu de la relation maître-élève.
Pour permettre au lecteur français de repérer le verbe grec sous-jacent, je conserve la traduction de manthanein par « entendre » pour les cinq autres occurrences de ce verbe dans l'analogie de la ligne (510c2, au début de la réponse de Socrate à cette remarque de Glaucon,
511b1, sous la forme manthanô, « j'entends », comme premier mot d'une réplique de Glaucon,
511b3, au début de la réponse que lui fait Socrate, 511c3 et 511e5, là encore sous la forme manthanô, « j'entends », comme premier mot d'une réplique de Glaucon). (<==)
(23) « Tu sais » traduit le grec se eidenai (mot à mot, « toi savoir »), dans lequel on trouve l'infinitif parfait eidenai du verbe idein, « voir », dont le parfait veut dire « savoir, connaître » (pour « avoir vu » : j'ai vu donc je sais), et dont les diverses formes sont à la racine aussi bien de eidos que d'idea, les mots souvent traduits par « idées ». Eidenai est phonétiquement proche de eidesi, datif pluriel de eidos, qui a été utilisé par Socrate dans sa première formulation pour parler des « apparences » à travers lesquelles on progresse dans le second sous-segment du noèton. Dans sa reformulation, Socrate souligne donc qu'il fait appel à la faculté qu'a Glaucon de raisonner sur les eidesi. (<==)
(24) « Ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul » : « calcul »
traduit le grec logismous, accusatif pluriel de logismos, mot
dérivé de logos dans son sens de « compte-rendu, rapport,
raison, proportion » via le verbe logizesthai, « calculer »,
et qui signifie au sens premier « compte, calcul », et au pluriel, « les
nombres », et de là, « science des nombres, arithmétique ».
Je garde la traduction par « calcul » au singulier, puisque le mot français
a, comme logismos, le double sens, selon que l'on parle de faire un
calcul, ou de faire du calcul, expression utilisée au niveau de
l'enseignement primaire, de préférence à arithmétique,
pour parler de la matière par laquelle on apprend à compter.
C'est bien, comme je l'ai laissé entendre dans la note 7, et à nouveau dans la note 21, en prenant ses exemples dans le domaine
« propédeutique » de la géométrie et du calcul, qui traitent des constructions les plus faciles à « abstraire », que Socrate va tenter d'expliciter la démarche caractéristique du premier sous-segment du perçu par l'intelligence qu'il a décrite dans la phrase extraordinairement dense de sa précédente réplique. Mais, comme je l'ai indiqué dans la note sur cette phrase, ce serait une erreur de croire que cette démarche se limite à ce registre et qu'elle ne peut porter que sur les « objets mathématiques », comme le font certains commentateurs qui veulent que les quatre segments de la ligne se distinguent par leur « population » (sur ces supposés « objets mathématiques », voir ce que j'en dis dans la note 21). (<==)
(25) « Se posant pour soutiens » traduit le grec hupothemenoi, participe aoriste moyen au nominatif masculin pluriel du verbe hupotithenai dont dérive hupothesis, d'une manière qui reste cohérente avec ma traduction de hupothesis par « soutien », justifiée dans la note 21. On va voir que, comme je le laissais entendre dans cette note, les hupotheseis que Socrate présente ici comme exemples ne sont pas des hypothèses au sens moderne du mot, mais bien plutôt des concepts mathématiques élémentaires désignés par des noms techniques qui servent de point de départ supposé admis pour la suite du raisonnement. En langage moderne, on parlerait, non d'hypothèses, mais de données initiales. En fait, hupothemenoi a ici exactement le sens qu'a le verbe « supposer » (qui est l'exact équivalent latin de hupotithenai, comme je l'ai indiqué dans la note 21 en expliquant le mot hupothesis) dans une phrase comme « supposons un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... » prononcée par un professeur de mathématiques dictant un énoncé de problème à ses élèves. Dans cet emploi du verbe « supposer », l'accent n'est pas sur le caractère incertain des éléments listés, mais veut simplement dire que, comme ces éléments ne sont pas présents dans l'environnnement immédiat des élèves, il faut « supposer » qu'ils le sont pour traiter le problème. Le professeur aurait pu tout aussi bien dire « soit un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... » sans que le sens soit changé. Malheureusement, ce sens du verbe « supposer » n'est pas conservé dans le substantif « supposition » qui en dérive, et qui, lui, met l'accent, tout comme « hypothèse », sur le caractère incertain de ce qui est « supposé ». C'est la raison pour laquelle je ne retiens pas « supposition » pour traduire hupothesis, ce qui m'interdit d'utiliser « supposer » pour traduire hupotithenai si je veux rendre sensible en français la parenté qui existe en grec entre les deux mots. (<==)
(26) « Les
figures » traduit le grec schèmata, pluriel du mot schèma. J'ai déjà évoqué ce terme, de sens voisin de eidos et idea, servant comme eux pour désigner l'apparence externe de quelque chose ou de quelqu'un, mais qui a aussi le sens plus spécialisé de « figure » en géométrie, dans la seconde partie de la note 17, où j'ai tenté de distinguer les nuances de sens que Platon semblait donner à ces trois termes, suggérant que schèma insiste sur l'apparence strictement visuelle de la chose ou de la personne considérée, telle qu'elle pourrait être reproduite dans un dessin, ce qui est cohérent avec la spécialisation géométrique du mot pour parler de « figures » au sens mathématique (spécialisation qui rend le mot ambigu puisqu'il peut aussi bien désigner l'image mentale que nous nous faisons d'une réalité visible en se limitant à ses contours plus ou moins simplifiés que la représentation matérielle que nous pouvons en donner par un dessin sur le sable, sur un papier ou sur tout autre support matériel). À la lumière de ces remarques, on comprendra que ce n'est sans doute pas par hasard que, dans le Ménon, Socrate choisit le mot schèma pour donner à Ménon un exemple de ce qu'il cherche lorsqu'il lui demande quel est, selon lui, l'eidos commun entre toutes les aretai (mot souvent traduit par « vertus », mais qui signifie plutôt « excellence, perfection » d'une personne ou d'une chose, le fait qu'elle a au plus haut point possible les qualités propres à son espèce), qui justifie qu'on les appelle toutes du même nom d'aretai, comme je l'explique dans la note 7 à ma
traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon : selon l'explication que je propose dans la note 17 ci-dessus, le schèma est en effet la variété la plus facilement appréhendable d'eidos, celle qui s'offre à la vue seule, et à laquelle nous familiarise justement la géométrie sur des exemples qu'on peut qualifier d'élémentaires (formes simples, régulières et faciles à reproduire même par quelqu'un qui n'est pas doué pour le dessin).
Remarquons encore que Socrate vient de mentionner la géométrie et le calcul et que la référence aux schèmata fait la transition entre deux exemples de concepts arithmétiques, le pair et l'impair, et des exemples de concepts géométriques, les trois « apparences » d'angles (voir note suivante). C'est que cette notion de « figure » peut se raccrocher aux deux domaines. Il faut en effet se souvenir que, du temps de Socrate et Platon, il était usuel de représenter les nombres par ce qui s'apparente à des figures : des groupes de points organisés en lignes et colonnes susceptibles de former des « rectangles » (par exemple 21 représenté par trois lignes de sept points chacune) ou des « carrés » (par exemple 16 représenté par quatre lignes de quatre points chacune), et que c'est justement de cette manière de faire que vient le nom de « carré » donné, en grec comme en français, au produit d'un nombre par lui-même, représentable donc par un nombre de lignes égales au nombre de points dans chacune des lignes, et par extension celui de « cube » lorsqu'on introduit la troisième dimension (on trouve un exemple de cette manière de faire dans le dialogue initial du Théétète entre Socrate et Théétète, en Théétète, 147d-148b, lorsque Théétète explique à Socrate ce qu'il vient de faire avec le jeune Socrate sous la houlette de Théodore). Ainsi, un nombre est « pair » si l'on peut le représenter par deux lignes contenant le même nombre de points, et « impair » dans le cas où l'une des deux lignes contient un point de plus que l'autre. S'il est important d'avoir cela présent à l'esprit, c'est parce que cela nous permet de réaliser que notre connaissance des nombres aussi prend naissance dans des images : nous savons ce que signifie trois par référence à la vision de trois personnes, ou de trois vaches, ou de trois chaises, ou de trois points sur une feuille de papier ou sur le sable, et nous savons que deux fois trois font six pour avoir expérimenté visuellement sur nos doigts ou sur des points qu'il en était bien ainsi. Et même si nous n'utilisons plus aujourd'hui la représentation graphique des nombres par des points et ne comptons plus avec des bouliers, il n'en reste pas moins que c'est encore par des expériences visuelles que les enfants apprennent à compter, en commençant par les premiers nombres entiers, en particulier en comptant sur leurs doigts avant de compter « de tête » ; et c'est par généralisation de la confiance que notre vue nous a donnée sur les premiers nombres et sur les tables d'addition, de soustraction et de multiplication des dix premiers nombres entiers qu'aidés en cela par l'utilisation de la notation décimale (que ne connaissaient pas les grecs, qui représentaient les nombres par des lettres et ne connaissaient pas le zéro), nous étendons cette confiance à tous les nombres, entiers ou pas, petits ou grands, rationnels ou irrationnels. Et lorsque les mathématiciens modernes étendent le concept de nombres pour introduire ce qu'ils appellent les « nombres complexes », ils ont de nouveau recours à une représentation géométrique dans un espace à deux dimensions pour rendre appréhendable ce dont ils parlent et nous faire comprendre ce qu'ils entendent par « partie réelle » et « partie imaginaire » d'un tel nombre. Bref, il n'y a pas que la géométrie qui est tributaire de la vue et des « images/figures », mais, comme le suggère à juste titre le Socrate de Platon ici, le calcul (logismos) aussi, même si l'on peut plus vite s'affranchir du recours aux « figures » pour le calcul. (<==)
(27) « Trois apparences d'angles » traduit le grec gôniôn tritta eidè, que l'on pourrait être tenté de traduire tout simplement par « trois sortes/espèces d'angles » en donnant à eidè un sens « neutre » (ce que font d'ailleurs tous les traducteurs que j'ai consultés). Mais, comme je l'ai dit dans la note 5 en expliquant pourquoi j'avais pris le parti de traduire toutes les occurrences de eidos dans l'analogie de la ligne par le même mot « apparence », on perdrait alors de vue le fait que c'est le même mot, eidos, qui est utilisé par Socrate ici et lorsqu'il vient de parler des eidesi à propos du second sous-segment du segment du perçu par l'intelligence. Cette constance dans la traduction d'eidos trouvera d'ailleurs sa justification dans la réplique suivante de Socrate, lorsqu'il parlera d'horômena eidè (« apparences vues »), montrant clairement qu'il ne limite pas l'usage du terme eidos aux abstractions de l'ordre intelligible (cf. note 34). Les trois eidè d'angles dont il parle sont l'angle aigu, l'angle droit et l'angle obtu, et ces termes renvoient bien à des concepts qui trouvent leur origine dans la vue (je sais reconnaître du premier coup d'œil un angle aigu ou un angle obtu sur un dessin), à des « apparences » différentes d'angles selon qu'ils sont plus ouverts ou plus fermés que l'angle droit qui sert de référence médiane et est celui formé par deux droites perpendiculaires, c'est-à-dire qui délimitent à leur intersection des angles adjacents égaux. Mais si la vue est à l'origine de ces concepts, il ne s'agit pas pour autant de données « immédiates » de la vue, qui ne perçoit à proprement parler que des taches de couleur et non pas des formes, mais de concepts abstraits par notre esprit des données saisies par la vue, ce qui justifie le qualificaitf d'eidè qui leur est donné, si bien qu'il n'y a pas une grande différence de nature entre l'eidos d'angle aigu que j'abstrais de la vision de deux segments de droites ayant une extrémité commune, en m'intéressant, pour reprendre l'analyse de la seconde partie de la note 17, au schèma que je contemple, et l'eidos de beau que j'abstrais à la vue d'un tableau de maître dans un musée, en me préoccupant plus de l'idea qui a présidé à la réalisation du tableau : dans un cas comme dans l'autre, on a affaire à quelque chose qui ne m'est pas donné directement par les sens, mais résulte d'une élaboration de mon esprit. Simplement, dans le premier cas, ce que je regarde est directement une image (eikôn) d'angle aigu, alors que dans le second cas ce n'est pas une image du beau en tant que tel, mais une belle image, et je puis concevoir une multitude de belles images qui n'auront aucune caractéristique purement visuelles en commun les unes avec les autres, sans compter qu'il n'y a pas que des tableaux qui peuvent être beaux, si bien que le beau lui-même n'est pas susceptible de représentation visuelle directe.
Le fait que Socrate utilise ici, à propos de la démarche caractéristique du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, le terme eidè qu'il avait réservé, dans sa première explicitation (celle qui est longuement analysée dans la note 21)
à la description de la démarche caractéristique du second sous-segment est destinée à nous faire comprendre que ce n'est pas l'usage d'eidè qui caractérise cette seconde démarche, puisque, comme on l'a vu à la note 5, il y a des eidè (visibles ou intelligibes) à tous les stades de la progression du fond de la caverne jusqu'à la contemplation du soleil, puisqu'à tous les stades, il y a logos et que les mots, tous les mots, supposent des eidè sous-jacents, différents d'une personne à une autre et pour une même personne d'un moment de sa vie à un autre. Comme on l'a vu à la note 21, ce qui oppose les deux démarches, c'est l'opposition entre eikôn (« image ») et eidos (« apparence »). Ce que nous sommes maintenant invités à réaliser, c'est que la perception que nous avons d'une « image » par la vue se fait aussi par le biais d'un eidos, l'« apparence » que prend cette eikôn pour notre esprit à partir des données que lui en fournit la vue. Et l'enjeu de toute cette réflexion est en fin de compte de savoir si nous sommes prêts à accepter qu'il puisse exister une autre catégorie de réalités, non visibles, susceptible malgré tout de susciter des eidè dans notre esprit et si nous sommes capables de raisonner sur ces réalités, ou du moins sur les eidè sous lesquelles elles se présentent à notre esprit, sans le secours des sens. Bref, pour un lecteur contemporain de Platon, le problème n'est pas de « dégrader » la compréhension hautement abstraite qu'il pourrait avoir d'eidos pour accepter de l'appliquer au visible, mais au contraire de partir de cette compréhension commune d'« apparence » prenant sa source dans le visible pour l'étendre à l'ordre intelligible en réalisant que, même dans le visible, eidos renvoie à une construction de l'esprit, pas à une donnée immédiate de la vue. Et c'est ce à quoi les exemples élémentaires de la géométrie et du calcul peuvent aider en mettant en évidence la proximité qu'il y a entre schèma et eidos pour ceux qui ont moins de difficultés à accepter qu'un schèma comme le carré ou le cercle renvoie bel et bien à une réalité abstraite qui n'est pas la figure qu'on dessine et qu'on peut voir qu'à accepter qu'un eidos comme « beau » renvoie aussi à une réalité transcendante de même nature que le « carré lui-même (to tetragônon auton) » ou « la diagonale elle-même (hè diametros autè) ». (<==)
(28) Je traduis,
ici comme en 510b8, le mot methodon par « plan
de marche » pour que le lecteur qui n'a accès qu'au français voie que c'est le même mot qui est employé les deux fois, ce qui n'est pas possible avec la plupart des traductions que j'ai consultées, où, comme c'est le cas avec eidos, objet de la note précédente, les traducteurs varient leur traduction d'un même mot d'une occurrence à une autre, comme on pourra s'en rendre compte en se reportant à la page de ce site sur « Le vocabulaire de la ligne », dans laquelle je présente la manière dont sont traduits les mots importants de l'analogie de la ligne à chacune de leurs occurrences par les différents traducteurs que j'ai consultés : on y verra que chez aucun d'entre eux le eidesi de 510b8 et le eidè de 510c5 ne sont traduits par le même mot, le premier étant toujours traduit par un terme « noble » renvoyant au vocabulaire de la supposée « théorie des idées/formes », le plus souvent « idées » ou « formes », avec ou sans majuscule, et le second par un banal « sortes » ou « espèces » selon les cas, et que seuls Baccou et Karsenti/Prélorentzos traduisent les deux occurrences de methodos par le même mot, « recherche » pour les deux.
Socrate est ici en train d'expliciter pour Glaucon une phrase très condensée dont on a vu qu'elle était construite avec une extrême rigueur et que les mots y avaient été choisis avec beaucoup de soin. Dans cette description synthétique des deux démarches du segment du perçu par l'intelligence, que j'ai longement analysée dans la note 21, methodos, tout comme eidos (cf. note précédente), n'est utilisé que dans la description de la seconde démarche. Et comme pour eidos, son réemploi ici à propos de la première démarche suggère que ce n'est pas ce mot et ce qu'il suggère, l'idée d'une progression dans le raisonnement organisée selon un plan préétabli, en suivant une « méthode », qui est caractéristique de la seconde démarche. Comme on l'a vu dans la note 21, methodos signifie au sens premier « chemin (hodos) à travers (meta) », et de là « poursuite, recherche, investigation », sans que cela implique nécessairement le caractère « méthodique » qui s'attache à sa transcription en français dans le mot « méthode ». Et d'ailleurs, le mot est utilisé ici dans l'expression kath' hekastèn methodon (« selon chaque plan de marche »), qui montre bien que Socrate n'a pas en vue une unique « méthode » qui serait le propre du premier segment du perçu par l'intelligence, mais la manière de procéder mise en œuvre dans chaque cas, adaptée au problème spécifique posé et aux manières de faire de celui qui mène la recherche, qui permet, à partir des « données » du problème, qu'il appelle les hupotheseis (« soutiens ») prises pour point de départ (cf. archomenoi, « les prenant comme principes de départ » en 510d1), de parvenir à une conclusion (teleutè) proposant une réponse à la question initialement posée. En fait, toute démarche intellectuelle investigative de quelque sujet que ce soit et par quelque moyen que ce soit peut être qualifiée de methodos. Ce qui, dans la première description, opposait les deux démarches, ce n'était pas tant que l'une suivait une methodos et pas l'autre que le caractère plus ou moins contraint de la première par rapport à la plus grande liberté dans laquelle se faisait la seconde, du fait d'une attitude différente à l'égard des mots : l'opposition était entre le poreuomenè (« conduite » ou « progressant » selon qu'on le lit comme un passif ou un moyen) d'une part et le iousa (« allant, actif)... tèn methodon poioumenè (« en se fabriquant le plan de marche ») d'autre part. Ce qui différencie les deux sous-segments, plus que la « méthode » employée, ce sont les questions qu'on se pose, résoudre des problèmes au cas par cas pour le premier ou chercher à comprendre le monde dans sa cohérence propre pour en déduire des règles de vie « bonne » pour les êtres humains que nous sommes pour le second, et la manière dont on approche les « soutiens » (hupotheseis) sur lesquels on « construit » ses raisonnements, qui se ramènent en fin de compte à des mots, selon qu'on les accepte tels qu'ils nous sont fournis par l'usage sans se poser de questions à leur sujet (ce qui fait de leur compréhension de simples opinions) où qu'on les met à l'épreuve avant de s'appuyer sur eux et qu'on parvient à raisonner sur des eidè (intelligibles) et non plus sur des mots et des images visuelles (eikones) associées à ces mots, ce qui se manifeste en particulier par la capacité à raisonner sur une même « chose » en employant des mots différents pour en parler. En d'autres termes, n'en déplaise à Aristote, la rigueur d'un raisonnement, la logique sur laquelle il s'appuie, ne suffit pas à garantir la validité des conclusions, il faut tout d'abord mettre à l'épreuve la solidité des « soutiens » sur lesquels il repose, l'adéquation des mots avec lesquels il s'exprime à ce dont il cherche à rendre compte. Dans le premier sous-segment, on est contraint par un cadre interprétatif qui nous est imposé par l'usage à travers les mots dont on hérite sans en discuter le(s) sens et qui forgent notre compréhension du monde et lui imposent leur « loi » alors qu'ils n'en donnent qu'une image et ont d'ailleurs pour la plupart été créés par des prisonniers enchaînés dans la caverne sur la base des ombres qu'ils y voient et prennent pour la réalité (cf. 515b4-c2) alors que dans le second sous-segment, on admet que les mots ne nous renvoient pas directement aux « étants », mais le font par la médiation d'eidè que nous nous forgeons pour nous les rendre compréhensibles (cf. République X, 596a5-7), d'abord à partir d'images visuelles dont il faut ensuite nous débarasser pour ne plus les comprendre que dans les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres et que c'est donc en raisonnant au niveau des eidè et pas des mots, même si ces raisonnement ne peuvent se passer des mots, qu'on a une chance d'arriver au savoir, sans toutefois que cette manière de procéder garantisse le succès. Mais puisque c'est nous qui forgeons ces eidè et les faisons évoluer au gré de notre expérience, nous avons une plus grande liberté dans cette approche que dans la première, même si nous ne pouvons arranger ces eidè à notre guise, puisqu'ils doivent rendre compte, pour parvenir au vrai et au savoir, de quelque chose qui ne dépend pas de nous, d'une réalité objective par rapport à laquelle s'apprécie la plus ou moins grande vérité du résultat de ces démarches. (<==)
(29) « Comme des [gens] sachant » traduit le grec hôs eidotes, dans lequel on retrouve le verbe eidenai utilisé au début de la réplique de Socrate, et qui signifie, comme je l'ai indiqué dans la note 23 « savoir » pour « avoir vu ». (<==)
(30) « Donner de logos à leur sujet » traduit le grec logon... peri autôn
didonai, sans traduire le mot logos pour les raisons expliquées dans la note sur le prologue de l'introduction. Dans le cas qui nous occupe ici, logon didonai est une expression toute faite signifiant « rendre des comptes », ou encore « rendre compte, rendre raison, donner des explications », dans laquelle le sens de logos, comme celui de « compte(s) » en français dans un tel contexte, est à cheval sur un sens purement langagier (« explication » donnée au moyen de « discours », autre sens de logos) et un sens plus comptable et mathématique, qui est celui qui a conduit à logismos dans le sens de « calcul » (cf. note 24) : cette expression s'employait en particulier à propos des dirigeants élus, à qui on demandait, au terme de leur mandat, de « rendre des comptes », ce qui impliquait en particulier de fournir le « compte », c'est-à-dire la comptabilité, des sommes dépensées
sur les fonds de la cité. C'est donc le contexte qui permet de savoir si les « comptes » que l'on doit rendre sont de l'ordre du simple discours ou doivent prendre une forme plus « comptable » et chiffrée, un peu comme à propos de l'expression ana ton auton logon (« selon la même raison ») rencontrée au début de l'analogie et analysée en note 10, dont on a vu qu'elle aussi pouvait se comprendre dans un sens général n'impliquant qu'une « raison » exprimée par des mots, ou dans un sens plus technique et mathématique renvoyant à une « proportion » entre nombres. Mais si, comme je l'avais souligné alors, dans le cas de ana ton auton logon en 509d7-8, le doute était permis, ici, le contexte montre sans ambiguïté que ce dont il est question avec l'expression logon didonai, c'est, pour le géomètre, de montrer par des logoi qu'il a une réelle connaissance de ce qu'il prend pour hupotheseis (« soutiens ») de ses raisonnements et pas de simples opinions dessus, que par exemple, dans le cas du tetragônon (« tétragone/carré ») auquel il est fait référence plus loin, il a d'une part conscience du fait que son nom prête à confusion, puisqu'il signifie étymologiquement « qui a quatre angles », sans impliquer que ces quatre angles sont égaux et encore moins que les côtés le sont aussi, ce qui conduit à un cas très particulier de tétragone (c'est pour rendre sensible cette ambiguïté que j'ai traduit tetragônon par « tétragone », en ajoutant « carré » entre parenthèses à la suite), et que d'autre part il a une claire compréhension de ce qu'est « le tétragone lui-même » (to tetragônon auto, cf. 510d7) accessible seulement à la pensée (noûs) et duquel seul sont vraies les conclusions qu'il démontre sur le carré, question que justement, le plus souvent, s'il n'est que géomètre, il se refuse à aborder, considérant qu'elle n'apporte rien aux démonstrations qu'il conduit
Dans les précédentes version de cette page, j'avais traduit logon didonai littéralement par « donner de raison » (« n'avoir plus... à donner de raison à leur sujet »), en expliquant en note que c'était pour rendre perceptible la présence du même mot logon dans l'expression ana ton auton logon et dans logon didonai que je traduisais mot à mot chacune des deux expressions en utilisant « raison » comme traduction de logon. Mais dès lors que je ne traduis pas logos, la présence de ce même mot dans les deux expressions devient évidente. (<==)
(31) « Les
prenant comme principes de départ » traduit le grec ek toutôn
archomenoi, dans lequel on retrouve le verbe archein, dont dérive
archè, un autre des mots employés dans la précédente réplique, d'une part pour dire que la démarche du premier sous-segment n'aboutissait pas à un archèn, et d'autre part pour dire qu'au contraire la démarche du second sous-segment aboutissait à un archèn anupotheton, à un principe directeur ultime qui valait pour lui-même et pas comme soutien (hupothesis) en vue d'autre chose. L'association de ce verbe avec la préposition ek (« hors de ») pour introduire son complément montre bien qu'il faut comprendre archein dans un sens qui renvoie à un archè « origine », ce que j'ai rendu par « prendre comme principes de départ », utilisant « principes » au pluriel, plutôt que « point » au singulier (« prendre pour point de départ »), à la fois pour mieux marquer la parenté du verbe avec archè, que j'ai traduit par « principe (directeur) » et pour rendre plus sensible la pluralité qui est au départ de cette démarche, indiquée par le pluriel hupotheseôn, auquel renvoie le pluriel toutôn de ek toutôn (un des sens de archein est « commencer » et on pourrait donc aussi traduire tout simplement par « commençant à partir d'elles », mais on perdrait alors toutes ces résonnances avec ce qui a précédé). On a là la confirmation du fait que ce que Socrate désigne ici comme des hupotheseis, ce sont bien les données du problème « supposées » au départ, considérées par celui qui les pose comme solides, comme quelque chose sur quoi on peut s'appuyer, et non pas comme simplement « hypothétiques », c'est-à-dire comme incertaines.
« Ils finissent » traduit le grec teleutôsin,
verbe de même racine que teleutè, le mot qui servait justement dans la précédente réplique à désigner ce à quoi conduisait la démarche caractéristique du premier sous-segment, et que j'ai traduit par « fin ». Ce choix de vocabulaire confirme ce que je disais dans la note
21 sur le fait que, dans la démarche caractéristique du premier sous-segment, l'archè n'est pas considéré comme un principe directeur vers lequel on avance, mais seulement comme un donné initial dont on part. Dans cette démarche, archè et hupothesis sont pratiquement synonymes et désignent tous deux ce dont on part.
Le verbe que j'ai traduit par « parcourant de bout en bout » est diexiontes,
participe présent du verbe diexienai, dans lequel on retrouve
les préfixes dia- (« à travers ») et ex-
(« hors de » ou « jusqu'au bout ») devant le verbe ienai,
« aller », qui, lui aussi, tout comme le préfixe dia- (« à travers » ou « au moyen de ») était, dans la première formulation,
réservé au second sous-segment. Mais, comme je l'ai déjà dit en note 28 à propos de methodos, ce n'est pas plus le fait de progresser de prémisses à des conclusions que d'avoir un « plan de marche (methodos) » qui est caractéristique de l'une ou l'autre démarche, mais l'attitude par rapport au visible/sensible et l'acceptation ou non de s'en affranchir pour « remonter » jusqu'à un principe ultime qui nous servira de guide pour progresser vers des conclusions. (<==)
(32) « De
manière cohérente » traduit le grec homologoumenôs,
adverbe dérivé du verbe homologein, construit à
partir du verbe legein, « dire, parler » (le verbe
dont dérive logos), et du préfixe homo-, « le même ».
Homologein, c'est soit « dire la même chose », soit « être
d'accord ». L'idée est ici que les étapes du « raisonnement »
sont en accord les unes avec les autres et avec les données de départ, les hupotheseis (« soutiens ») dont on est parti. C'est cette idée que je rend par l'idée de « cohérence ».
On peut aussi comprendre ce homologoumenôs comme signifiant « de manière telle que tout le monde ne peut qu'être d'accord », c'est-à-dire, de manière telle qu'un interlocuteur présent ou supposé sera(it) d'accord avec vous.
En un certain sens, il y a derrière l'emploi de cet adverbe l'idée que toute démonstration de ce genre est d'une certaine manière tautologique. Tout ce qu'on découvre au fil du raisonnement était déjà contenu dans les prémisses et ne fait donc que redire la même chose : lorsque je dis « carré », j'implique aussitôt quatre côtés égaux, quatre angles droits, une diagonale sur laquelle on peut construire un carré de surface double, etc. (<==)
(33) « Ils
s'étaient lancés dans leur examen » traduit le grec an
epi skepsin hormèsôsi. Hormèsôsi est le subjonctif
du verbe horman, dérivé de hormè, « assaut,
attaque, impulsion, désir, élan, ardeur, zèle », et
implique donc l'idée d'un mouvement violent, fruit des pulsions ou d'un
zèle pas toujours maîtrisé.
Skepsin, traduit par « examen », est l'accusatif de skepsis,
nom d'action dérivé du verbe skeptesthai qui signifie « regarder
attentivement, observer », et au figuré, « examiner, méditer,
réfléchir ». Le sens premier de skepsis est « perception
par la vue, observation ». Il s'agit encore ici d'un terme qui transpose
à l'ordre du noèton un sens premier relatif à la
vue. (<==)
(34) « Ils se servent en outre des
apparences vues » traduit la grec tois horômenois eidesi proschrôntai. L'expression tois horômenois eidesi (« des apparences vues ») confirme que le Socrate de Platon ne perd pas de vue l'étymologie du mot eidos et son enracinement dans le « voir », et qu'il ne limite pas le sens d'eidos au seul cas des « apparences/formes » intelligibles. Lorsqu'un géomètre regarde le carré qu'il a dessiné pour mener ses raisonnements, ce qu'il perçoit est bien un eidos, appréhendé par la vue et dans lequel le noûs identifie un schèma qu'il désigne par le nom de « carré » (pour Aristote, De anima, II, 418a7-26, le schèma fait partie de ce qu'il appelle « sensibles communs », au même titre que le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos) et la grandeur (megethos), c'est-à-dire des notions perçues par tous les sens ou au moins plusieurs d'entre eux, le « sensible propre » de la vue, celui que la vue seule peut percevoir, étant pour lui la couleur (chrôma), ce qui montre qu'il a bien conscience, après avoir longtemps fréquenté Platon, que ce n'est pas la vue en tant que telle qui reconnaît les « formes », mais qu'il répugne à renoncer à en faire des données perçues par les sens). Mais ce schèma suscite aussi dans son esprit un eidos purement intelligible pointant vers une idea, l'idea de carré, qui est la manière dont l'intelligence humaine supposée parfaite peut appréhender le « carré lui-même » (to tetragônon auton), dont une figure visible ne donne qu'une « image » approximtive. Et pas plus que le carré dessiné n'est dans l'esprit du géomètre qui le regarde, mais seulement son eidos (visible) perçu par lui, le « carré lui-même », dont le carré dessiné est une piètre image, n'est dans son esprit, mais seulement l'eidos (intelligible) qu'il s'en forme en fonction de son expérience antérieure ; l'image dessinée du carré existe dans le temps et l'espace, en tant que réalité matérielle, sur le sable ou sur le papier où l'a dessinée le géomètre et le « carré lui-même », dont cette figure matérielle cherche à donner tant bien que mal l'image d'une instance particulière, constitue une « réalité » objective sans relation avec le temps ou l'espace, sans taille ni position spécifique, qui ne peut se représenter pour nous que par des logoi.
Dans un cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'eidos « visible » ou d'eidos « intelligible », on est donc bien en présence d'une « apparence », d'une « représentation » d'une réalité, visible (la figure dessinée) ou intelligible (le « carré lui-même »), qui est autre que la « représentation » qui s'en forme dans notre esprit. Et c'est bien parce que, dans un cas comme dans l'autre, c'est dans notre esprit que se forment ces repésentations, suscitées dans un cas par les données fournies par la vue, dans l'autre par le résultat de nos réflexions sur ces données, que l'on peut utiliser le même mot pour les deux, celui d'eidos. Et c'est parce qu'au point où l'on en est, il est plus important d'insister sur les similitudes que sur les différences, que Socrate utilise ici le même mot dans les deux cas, plutôt que de réserver schèma à l'un et de n'utiliser eidos que pour l'autre.
Mais remarquons aussi que la difficulté qu'ont les traducteurs déformés par deux mille cinq cents ans de « platonisme » et dont le grec ancien n'est pas la langue maternelle devant la formule horômena eidè est très probablement inverse de celle que devaient avoir les lecteurs contemporains de Platon : pour un contemporain de Platon, ce qui devait paraître curieux dans cette formule, c'est que Socrate éprouve le besoin de préciser horômenon (« visible ») en parlant d'eidos (« apparence »), alors que pour un « platonicien » moderne, qui donne à eidos, au moins dans le contexte de l'analogie de la ligne, un sens « technique » renvoyant à une supposée « théorie des formes/idées », ce qui paraît inacceptable, c'est que Socrate associe ici deux termes, horômenon (« visible ») et eidos (supposé signifier « Forme » au sens « noble », surtout dans une explication qui cherche à décrire une démarche spécifique d'un sous-segment de l'intelligilbe) qui sont pour eux incompatibles, ce qui les conduit à refuser de donner ici à eidos le même sens « noble » que celui qu'a eidè dans la réplique que Socrate est ici en train d'expliciter, comme on s'en rendra compte en examinant les diverses traductions de cette réplique ou en se reportant à la page sur « Le vocabulaire de la ligne » déjà mentionnée. Certains traducteurs (Chambry, Baccou, Robin, Cazeaux) n'hésitent pas à utiliser le même mot, « figure », pour traduire dans cette réplique de Socrate schèma et eidos, ce qui interdit de voir qu'il y a deux mots différent en grec, dont un, eidos, dont l'usage ici pourrait aider à préciser la portée ; Karsenty/Prélorentzos, pour leur part, traduisent horômenois eidesi par « images visibles », créant la confusions entre eidos et eikôn ; d'autres (Dixsaut, Pachet) traduisent horômenois eidesi par « formes visibles », mais sans donner à ce mot le poids qu'ils lui donnent ailleurs, Dixsaut en le traduisant ici par « formes » avec un f minuscules là où elle utilisait « Formes » avec un F majuscule auparavant, Pachet en utilisant ici « formes » là où il traduisait précédemment eidè par « formes idéales »; seul Leroux traduit ici et auparavant eidè par « formes » sans faire de distinctions par la graphie ou un qualificatif ajouté.
Il me semble pourtant que, par cette formule qui, pour ses contemporains, devait paraître redondante, Platon voulait justement les interpeler sur le fait que, contrairement à leur manière habituelle de penser et d'utiliser ce terme, toutes les eidè ne sont pas « visibles (horômena) » (puisqu'il éprouve le besoin de préciser que certaines le sont, ce qui implique que d'autres ne le soient pas), mais que pourtant toutes ont en commune quelque chose qui justifie qu'on les désigne par le même nom, eidos, le fait d'être des « représentations », des « apparences », pour notre esprit.
Cette impression est confirmée par le verbe utilisé, proschrôntai.
Proschrôntai est la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent moyen du verbe proschresthai, dans lequel le préfixe pros ajouté au verbe chresthai (« utiliser, se servir de ») introduit l'idée de « en plus, en outre », qui implique donc que ce qui est mentionné après comme « utilisé » n'est pas la seule chose qui est utilisée. Si les gens dont parle Socrate « se servent en outre des apparences vues », c'est qu'ils ne se servent pas que de ça. Et si, comme je viens de le dire, il a éprouvé le besoin de préciser que les eidè dont ils se servent en outre sont des eidè « visibles » alors qu'eidè renvoie naturellement pour ses contemporains au visible, c'est bien pour suggérer que les choses en plus desquelles ils utilisent des eidè qu'il a pris soin de qualifier de « visibles » sont elles aussi des eidè, mais des eidè qui, elles, ne sont pas visibles, mais seulement intelligibles. Ces eidè qui ne sont pas « visibles », ce sont par exemple les « concepts » associés à ce qu'il vient de donner, dans la réplique précédente, comme exemples d'hupotheseôn : l'impair et le pair, ou encore les trois eidè d'angles (cf. note 27), qui, dans la mesure où il précise « trois », font évidemment référence aux notions d'angle aigu, d'angle droit et d'angle obtu, qui, en tant qu'eidè, ne sont pas visibles. Et c'est bien en plus (pros-) du fait de mentionner ces concepts commes données (hupotheseis) dans leurs énoncés, et parce que ces mots ne renvoient qu'à des eidè purement intelligibles, que les géomètres tracent des dessins qui leur donnent une « apparence » (eidos) visible pour s'aider dans leur réflexion.
Être dans l'intelligible, comme je l'ai dit dans la note 21, c'est avoir conscience de ce que, comme va le dire Socrate à la fin de cette réplique, il y a des « choses » qu'on ne peut « voir » autrement que par la pensée (dianoia), et la question qui différencie les deux sous-segments du perçu par l'intelligence est celle de savoir si, pour les comprendre, on se retrourne vers le bas et vers l'intérieur de la caverne pour y chercher en outre des images visibles, des horômena eidè (« apparences visibles »), de ces « choses » invisibles pour les yeux (premier sous-segment) ou si l'on se tourne vers le haut et qu'on cherche à s'habituer à la lumière du soleil/idea du bon (l'archè anupothetos) pour essayer de les comprendre dans cette lumière sans avoir recours aux images visibles, en s'appuyant seulement sur des noèta eidè (« apparences intelligibles ») qu'on associe à des mots de manière souple (second sous-segment).
Il est donc regrettable là encore, mais cohérent avec leur manière de comprendre ici eidè, que la plupart des traducteurs ne rendent pas ce pros- dans leur traduction : ainsi Chambry et Baccou (« ils se servent de figures visibles »), Dixsaut (« ils se servent de formes visibles »), Cazeaux (« ils s'aident de figures visibles »), Karsenti/Prélorentzos (« ils se servent d'images visibles »), Leroux (« ils ont recours à des formes visibles »). (<==)
(35) « Se
font leurs logoi » traduit le grec tous logous poiountai sans traduire logoi pour des raisons expliquées au début de cette page.
Selon les dictionnaires, logous poieisthai est souvent une simple périphrase
pour legein, « parler ». Mais ici, cette expression associe à logos, mot déjà rencontré en 509d7-8 dans l'expression ana ton auton logon (cf. note 10) et en 510c7 dans l'expression logon didonai (cf. note 30), un autre des mots issus de la première formulation de Socrate en 510b4-9, le verbe poiein au moyen, qui, sous la forme poioumenè, constituait le dernier mot de toute cette réplique et dont nous avons vu dans la note 21 qu'il y jouait un rôle important, ce qui nous invite à mettre en regard ce tous logous poiountai (« ils se font les raisonnements/discours ») avec le tèn methodon poioumenè (« se faisant le plan de marche ») d'alors, et par la même occasion, avec le poièsamenoi hupotheseis (« s'en étant fait des soutiens ») de la réplique précédente, et aussi avec le logon didonai (« rendre des compte/donner des explications ») de cette même réplique, qui concerne justement les hupotheseis (« soutiens ») que se sont faits les gens que Socrate a pris comme exemples (géomètres et arithméticiens).
Notons pour commencer que le verbe poiein a un sens très concret : « faire, fabriquer, créer, produire », et qu'il est à la racine du mot poiètès, dont le sens premier est « créateur » ou encore « auteur » dans le sens le plus général avant d'en venir à désigner un « auteur » particulier, celui d'ouvrages littéraires (comme le mot français « auteur » quand par exemple on parle des « bons auteurs » pour faire référence aux classiques de la littérature), de logoi, écrits, initialement en vers, c'est-à-dire un « poète » (le mot français qui en est la transcription). Le fait que le verbe soit utilisé au moyen ajoute l'idée que la création, la fabrication, est faite dans l'intérêt personnel du sujet auquel il s'applique. Ainsi, on a vu à la note 28 que Socrate semblait opposer la démarche du second sous-segment du perçu par l'intelligence où l'on « se fait (soi-même) le plan de marche (tèn methodon poioumenè) » à travers les eidè (« apparences ») à la lumière d'un archèn anupotheton (« un principe directeur [qui n'est] soutien de rien »), sans avoir recours aux images (aneu tôn eikonôn), à la démarche du premier sous-segment où le « plan de marche », la « méthode » est plutôt imposée par l'attitude de la personne à l'égard des mots désignant les éléments « supposés (hupothemenoi) » au départ et les règles du raisonnement. Et c'est justement à propos des hupotheseis et pas de la methodon que, dans ce cas, Socrate avait employé le verbe poeisthai dans l'expression poièsamenoi hupotheseis (« s'en étant fait des soutiens ») : pour le géomètre ou l'arithméticien, la part de créativité qui lui revient n'est pas dans le chemin qui mène au résultat, mais dans le choix du problème qu'il cherche à résoudre et des données dont il part. Car même s'il est le premier à résoudre le problème qu'il s'est posé, il ne « crée » pas le chemin vers la solution, il ne fait tout au plus que le découvrir : celui qui, le premier, a « trouvé » que le carré double d'un carré donné était celui construit sur la diagonale du carré de départ (voir l'expérience
de Socrate avec l'esclave dans le Ménon) n'a pas « inventé » cette solution, ce n'est pas lui qui a décidé qu'il fallait multiplier la longueur du côté du carré inital par racine de deux et que c'était justement là la longueur de la diagonale, mais cette solution était imposée, à lui comme à tous par la nature même du carré et il n'a eu qu'à la « découvrir ». C'est justement pour cela qu'une fois trouvée, elle s'impose à tous. Il n'a fait que « baliser » par un raisonnement logique un « chemin » qui était là depuis toujours (ou plus précisément, qui est hors du temps).
Ce qu'ajoute ici Socrate, c'est qu'en plus de « se faire » des hupotheseis, il « se fait » aussi des logous, des discours, ou encore des raisonnements (le mot que j'avais retenu dens les précédentes versions de cette page pour traduire logos, pour rester proche de « raison » que j'avais utilisé pour les occurrences précédentes). Socrate nous rappelle donc ici que la pensée ne peut se traduire que dans des logoi (« paroles, discours »), qu'il s'agisse de logoi prononcés et audibles, ou d'un « discours » intérieur, puisque, dans le Théétète,
Socrate définit le penser (to dianoeisthai) comme « un
discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même
à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros
autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi) »
(Théétète,
189e6-7). Qu'il s'agisse donc de raisonner en soi-même (logous poieisthai) ou de rendre des comptes aux autres (logon didonai), c'est toujours de logoi qu'il s'agit, ce qui introduit une problématique supplémentaire à côté de celle du voir et de celle du penser, celle du legein (« parler », le verbe dont dérive logos), celle du langage et des mots. Car qui dit paroles ou discours dit mots, et, comme on l'a vu, qui dit mots, dit eidè, consciemment ou inconsciemment associés à ces mots (cf. République X, 596a5-7). Et toute la question est justemment là : jusqu'à quel point la personne est consciente du fait que, quand elle emploie des mots, elle suppose en fait des eidè, et jusqu'à quel point elle est capable de raisonner sur les eidè au-delà des mots qu'elle y associe en étant capable de reconnaître un même eidos derrière des mots différents ou des eidè différents derrière un même mot employé dans des contextes différents avec des sens différents. Pour « se faire (soi-même) le plan de marche (tèn methodon poioumenè) » à travers les eidè, il ne suffit pas de se faire des mots ou d'utiliser ceux qui sont disponibles dans la langue qu'on parle avec le sens que leur donne l'usage, il faut savoir « regarder » à travers (l'un des sens de la préposition dia) les mots ce qui est au-delà d'eux, les « étants », c'est-à-dire pas seulement legein (« parler »), mais dialegesthai, verbe dont le sens usuel est « dialoguer » à partir du sens « l'un avec l'autre » du préfixe dia-, mais qu'on peut aussi comprendre comme indiquant un achèvement, un dépassement conduisant au-delà des mots, permis justement par l'échange interpersonnel qui, seul, peut nous montrer que les mots peuvent avoir un sens « objectif » qui ne dépend pas du bon vouloir de celui qui parle mais est régulé par des « étants » (onta) distincts des personnes qui parlent. Les êtres humain « fabriquent » (poiesthai) pour leur usage propre les mots leur permettant de « fabriquer des logoi » (logous poiesthai), de « dialoguer » (dialegesthai) entre eux (cf. 515b4-5), mais pas la plupart des choses que ces mots désignent (tout ce qui n'est pas le produit de l'artisanat humain, à commencer par nous-mêmes) et un mot tout seul ne nous apprend rien sur ce qu'il désigne.
Bref, il y a d'un côté ceux qui, ayant à leur disposition comme « soutiens » (hupotheseis) des mots, se font des discours (tous logous poiountai) avec ces mots sans se poser de questions à leur sujet et de l'autre, ceux qui, partant de ces mêmes mots, se font un chemin à travers les eidè qui se cachent derrière les mots qui leur servent de simples « soutiens » (hupotheseis) pour s'élever jusqu'aux eidè auxquels ils renvoient (autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè). Ou, dit autrement, avec les mots dont ils disposent, il y a ceux qui causent et ceux qui réfléchissent. (<==)
(36) « Pensant » traduit le grec dianooumenoi, participe présent moyen au nominatif masculin pluriel de dianoeisthai.
Le verbe dianoeisthai, dans lequel on retrouve le préfixe dia-
(« à travers », « jusqu'au bout ») et le verbe noein,
dérivé de noûs, « esprit, intelligence », au moyen,
veut dire « penser, concevoir, avoir dans l'esprit, réfléchir ». J'ai cité dans la note précédente la définition que donne Socrate du dianoeisthai dans le Théétète, selon laquelle c'est un logos (« discours ») de l'âme avec elle-même. Avec ce verbe, Socrate commence à introduire dans la discussion des termes construits sur la racine noûs (« esprit/intelligence »), qui est aussi celle de noèton (« intelligible »), le terme servant à désigner le segment que l'on cherche ici à diviser. Mais ce vocabulaire est plus problématique que celui relatif au visible. Tout le monde sait, ou croit savoir, ce que c'est que « voir (horan) », au point que la tendance spontanée est même d'étendre les termes relatifs au voir au registre de la pensée et d'employer des mots dérivés des diverses formes du verbe voir, comme eidos et idea, pour parler de ce que l'on saisit par le noûs (« esprit/intelligence »). Par contre, dans le registre de la pensée, le mot noûs lui-même est assez ouvert, puisqu'il peut désigner aussi bien ce qui, dans le registre de la pensée, pourrait correspondre à l'organe de la vue dans le registre du visible, l'esprit qui nous rend aptes à penser, que la faculté qui résulte de l'existence de cet « organe », la faculté de penser ou intelligence, ou même la pensée elle-même, voire une pensée particulière, ou encore la qualité qui résulte de cette aptitude bien utilisée, l'intelligence en tant que qualité et non plus que faculté bien ou mal utilisée. Et de cette multiplicité de sens découle la multiplicité de sens du verbe qui dérive de noûs, noein, qui peut aussi bien vouloir dire « penser, méditer » que « comprendre » ou « avoir dans l'esprit », ou encore « faire preuve de bon sens ».
Ici, le verbe utilisé par Socrate est un composé de noein, dianoeisthai, qui est formé à partir de noein de la même façon que dialegesthai, un verbe que nous allons bientôt trouver dans la bouche de Socrate pour l'explicitation du second sous-segment, à partir de legein (« parler »). Si l'on s'en tient aux dictionnaires, le sens de dianoeisthai n'est pas très différent de celui de noein. On peut penser qu'ici, Socrate utilise ce verbe, de manière cohérente avec la définition qu'il en donnera dans le Théétète (cf. Théétète, 189e4-190a6), pour désigner l'activité intérieure qui est celle d'une personne réfléchissant pour résoudre un problème, c'est-à-dire faisant marcher son intelligence pour progresser vers la solution de ce problème « à travers (dia-) » tout un raisonnement qui se traduira par des logoi à l'aide de mots pensés ou prononcés.
Ainsi comprise, cette activité n'est pas plus spécifique à l'un des sous-segments du noèton que le voir ne l'est à l'un des sous-segments du vu : c'est la même faculté de voir qui nous permet de voir des ombres et des reflets ou ce dont ces ombres et ces reflets sont des « images » ; de même, c'est la même faculté de penser qui nous permet de penser les horômena eidè (« apparences vues », voir note 34) suscitées dans notre esprit par des données issues de la vue et de penser les nooumena eidè, les « apparences » seulement accessibles par la pensée.
Mais nous verrons dans la suite de la discussion qu'il y a peut-être une autre manière plus restrictive de comprendre dianoeisthai (et le nom associé dianoia qui va bientôt apparaître dans la bouche de Socrate) qui, sans être en contradiction avec ce qui vient d'être dit, en restreint la portée au seul premier sous-segment du perçu par l'intelligence.
Il n'en reste pas moins qu'à ce point de la discussion et du fait du large registre de sens de ce terme, rien ne permet encore de faire du dianoeisthai l'opération propre du premier sous-segment du perçu par l'intelligence. (<==)
(37) « Ressemblent » traduit le grec eoike, forme du verbe eoikenai, « être semblable, ressembler », dont dérive, via le participe eikôs, le mot eikôn, « image », utilisé par Socrate dans sa première formulation. (<==)
(38) Socrate reprend ici l'expression tous logous poiesthai (le texte grec est tous logous poioumenoi, participe présent au nominatif masculin pluriel) qu'il avait déjà utilisée deux lignes plus haut (cf. note 35) pour dire que les géomètres « se font leurs logoi sur elles (les apparences vues) » (tous logous peri autôn poiountai, où autôn renvoie à tois horômenois eidesi qui a précédé), en semblant dire à peu près le contraire de ce qu'il disait au début de la réplique avec cette même expression quant à l'objet des logous que se font les géomètres, puisqu'ici, il dit que c'est en « se faisant leurs logoi par rapport au tétragone (carré) lui-même » (tou tetragônou autou heneka tous logous poioumenoi). Mais si l'on regarde attentivement le texte, on remarque qu'il a changé la préposition qui en introduit le complément, et c'est ce changement qui fait qu'il ne se contredit pas : la première fois, les logoi étaient peri autôn, « sur elles » (les horômenois eidesi, « apparences vues »), cette fois-ci, ils sont tou tetragônou autou heneka, « par rapport au carré lui-même » (qui n'est pas même un eidos, mais ce dont l'eidos intelligible du « carré lui-même » est l'« apparence » dans l'esprit du géomètre qui raisonne dessus). Peri est une préposition à connotation spatiale, dont le sens premier est « autour de », alors que heneka, dont le sens est « à cause de, en faveur de, par rapport à », renvoie à un rapport abstrait entre deux termes sans aucune connotation spatiale ou temporelle. Socrate dit donc pour commencer que le géomètre fait ses raisonnements (logoi) peri (« autour de ») ses figures tracées sur le sable ou sur une tablette de cire, y compris au sens le plus « physique » du terme (il tourne autour pour les tracer et les examiner, ou bien lui et ses auditeurs/élèves sont placés en cercle autour de ces figures), pour préciser dans un second temps que ses raisonnements (logoi) sont en fait « par rapport à » autre chose que ces figures, « au profit » ou « en faveur » d'autre chose, « le carré lui-même » (to tetragônon auton), ou « la diagonale elle-même » (hè diametros autè), unique et sans dimensions, sans position spatiale ou temporelle, pure abstraction dont seule sont vraies les propriétés démontrées, qui ne le sont jamais stricto sensu des figures approximatives qu'il trace (on se rappellera ici la formule qui définit la géométrie comme « l'art de raisonner juste sur des figures fausses »). Le logos a donc le pouvoir non seulement de parler de ce qui est accessible par la vue, mais aussi de permettre de raisoner sur ce qui n'est appréhendable que par l'esprit et de nous permettre d'exprimer des vérités non seulement sur ce que nous voyons, mais aussi sur cela même qui, bien que non visible et « hors » du temps et de l'espace, est perceptible par l'esprit humain à travers des ideai que chacun se représente à l'aide d'eidè qu'il associe aux noms qui leur sont donnés. (<==)
(39) Le choix comme exemples du « carré lui-même (tou tetragônou autou) »
et de la « diagonale elle-même (diametrou autès) »
nous renvoie au Ménon et à l'expérience
avec l'esclave (Ménon, 80d-86d), à laquelle j'ai déjà fait allusion par anticipation dans les notes précédentes, où Socrate propose
au jeune accompagnateur de Ménon de trouver le carré double en
superficie d'un carré donné, et finit par lui faire découvrir
que c'est le carré construit sur la diagonale du premier carré.
Sur tous les problèmes que pose ce texte et sur l'interprétation que
donne Socrate de cette « expérience » à l'aide de la soi-disant
« théorie de la réminiscence », qu'il vaudrait mieux appeler
« mythe des réincarnations », voir les notes à
ma traduction de cette partie du Ménon.
Ceci étant dit, notons que, contrairement à ce que pensent la plupart des commentateurs, pour qui to auto (« le ça-même »), eidos (« apparence ») et idea (« idée ») sont des expressions synonymes, il ne faut pas confondre
to tetragonon auton (« le carré lui-même ») avec to tou tetragonou eidos (« l'apparence du carré »), ni avec hè tou tetragonou idea (« l'idea de carré »), expressions que n'emploie pas Socrate ici. L'expression to *** auto ou auto to *** fait réfence au *** « lui-même », en tant que réalité objective ne dépendant pas de la manière dont elle peut être perçue par les sens et l'intelligence (noûs) d'un être humain, ou de toute autre créature susceptible de l'appréhender par un moyen ou un autre. L'expression s'oppose donc aux notions d'idea, la manière « objective » dont ce *** peut apparaître à l'intelligence humaine (noûs) supposée fonctionner de manière parfaite, et d'eidos, la manière dont il « apparait » aux sens et à l'intelligence (noûs) d'un être humain particulier à un instant donné de son développement physique et intellectuel. Ce que sont ces auta (« ça-mêmes »), nous ne pouvons le savoir puisque, par nature, nous ne pouvons avoir accès qu'aux ideai qui sont ce que peut en appréhender la nature humaine à son meilleur (les astres de l'allégorie de la caverne) et que chacun, en fonction de ses capacités intellectuelles propres et de son expérience antérieure, appréhende à travers les eidè (« apparences ») qu'elles prennent pour lui à ce point de sa vie. Et dire qu'ils sont « hors du temps et de l'espace », ou qu'ils sont « éternels », ne peut que prêter à confusion, car « hors » est une préposition spatiale qui invite encore à les penser « quelque part » et « éternel » implique un temps sans début ni fin, ce qui invite encore à les supposer d'une certaine manière dans le temps. Ce que l'on peut dire à leur sujet, c'est qu'ils « sont » (quelque chose) puisqu'on peut les penser et raisonner dessus, et qu'ils ne sont pas une simple création de l'esprit de celui qui les pense ou en parle puisqu'il peut confronter son expérience à leur sujet avec d'autres personnes au moyen du dialegesthai (« la pratique du dialogue ») et ainsi constater qu'il ne peut pas dire n'importe quoi à leur sujet (ainsi par exemple à propos du carré, on ne peut pas dire, en prétendant que c'est vrai, que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie triple de celle du carré de départ). Dans le mythe du Phèdre, le Socrate de Platon les situe de l'autre côté de la voute du ciel, en un lieu qu'il qualifie de « supracéleste » (ton huperouranion topon, Phèdre, 247c3) auquel seuls les dieux ont accès. Si l'on veut à tout prix les qualifier par des adjectifs, on pourrait dire qu'ils sont « utopiques » au sens étymologique de « sans localisation, sans place (ou topos) » et « atemporels » (sans relation au temps).
Toute la question, pour revenir à l'exemple pris par Socrate, est alors de savoir ce que chacun de nous, du fait des limites propres de son esprit, est capable de percevoir de cette idea du « carré lui-même » (ou de tout autre « abstraction ») et de sa « richesse (ousia) » au-delà de l'apparence purement visuelle, le schèma, que nous en suggèrent les images visibles que nous en faisons, dont aucune n'est stricto sensu un carré, et surtout si nous sommes capables de réaliser que le carré lui-même n'est ni l'image que nous en dessinons, ni même la représentaiton mentale (l'eidos intelligible) que nous nous en faisons. Et si nous essayons de penser le carré sans lui donner une dimension, sans nous représenter mentalement une image plus ou moins précise de carré dessiné, sans « voir » quatre côtés égaux et quatre angles droits, n'y a-t-il pas un risque que ce à quoi nous pensons ne soit plus rien du tout ou ne soit plus qu'un simple mot ?... Platon illustre ce problème dans l'allégorie de la caverne en représentant les ideai par les astres du ciel, qui sont tous pour nous des points lumineux dans le ciel à peu près identiques les uns aux autres.
Que le géomètre sache, lorsqu'il fait sa démonstration, que le carré qu'il dessine est choisi arbitrairement, qu'il n'est qu'approximativement un « carré » et que sa démonstration ne s'applique pas à lui à proprement parler, et encore moins à lui tout seul, mais à n'importe quel carré, est une chose, mais cela ne veut pas dire qu'il a une claire compréhension de la nature de ce à quoi s'applique sa démonstration, ni même qu'il ait envie de se poser ce genre de questions. En fait, on peut même penser que c'est là-dessus en particulier que, comme l'a dit Socrate, il estime ne pas avoir à rendre de comptes (logon didonai, cf. note 30). Il fait sa démonstration sur « le carré » et de fait, le mot lui suffit, sans qu'il cherche à savoir quel est le statut ontologique de ce qui se cache derrière. Qu'est-ce que « le carré » qui n'est aucun carré particulier mais qui les est en quelque sorte tous à la fois ou, si l'on préfère, qui est leur modèle à tous, ou plutôt ce qui les rend tous intelligibles, et qui pourtant n'a ni position précise ni dimension spécifique ? « Où » est-il ? Et cette question a-t-elle même un sens à son propos ? Ce sont là des questions qui n'intéressent pas le géomètre en tant que tel. Les questions qui l'intéressent et auxquelles il sait répondre sont de ce genre : « j'ai construit une maison carrée et je voudrais maintenant en construire une autre, deux fois plus grande, mais toujours carrée ; quelle taille dois-je donner aux côtés de ma maison ? » À cela, il saura répondre : « quelle que soit la taille de votre première maison, mesurez, par exemple avec une corde, la diagonale du carré qu'elle forme et prenez cette mesure comme taille des côtés de votre nouvelle maison ».
Mais on peut encore explorer cet exemple dans une autre direction. Comme je l'ai déjà signalé, le mot tetragônon, est le neutre substantivé de l'adjectif tetragônos signifiant « qui a quatre angles », comme trigônos signifie « qui a trois angles » et se substantive sous la forme neutre trigônon pour désigner un triangle. Mais là où trinonon reste général et désigne n'importe quel triangle, tetragônon s'est spécialisé pour désigner, non pas n'importe quel quadrilatère, mais un quadrilatère très particulier, le carré, sans doute parce que considéré par les géomètres grecs comme le plus « parfait » des quadrilatères puisqu'il a ses quatre angles et ses quatre côtés égaux. Ce nom est donc un exemple de dénomination ambiguë, qui mériterait qu'on en « rende compte » (logon didonai, cf. note 30) et c'est pour rendre perceptible en français cette ambiguïté que j'ai traduit tetragônon par « tétragone » en ajoutant « carré » entre parenthèses. Mais cette ambiguïté ouvre la porte à toute une série de questions qui se généralisent à toutes sortes de choses et interrogent le processus de nommage et la question de ce dont il y a idea. Vers la fin de la note 21, j'ai évoqué rapidement le problèmes de « objets mathématiques », dont Aristote parle à propos de Platon, en prenant l'exemple des carrés, pour dire qu'à côté de l'idea de carré, sans dimensions, on pouvait aussi concevoir la notion abstraite de « carré de deux pieds » ou de carré de tout autre dimension, qui avait en commun avec l'idea de carré de ne pas être le dessin que l'on peut en faire mais une abstraction dont sont rigoureusement vraies les propriétés qu'on peut démontrer à propos d'un carré, mais se distinguait de l'idea de carré par le fait qu'il y avait une infinité de telles notions, selon la dimension qu'on leur suppose. Mais maintenant, si l'on prend le terme tetragônon dans son sens général de « quadrilatère », y a-t-il une idea de tetragônon/quadrilatère distincte de celle de tetragônon/carré, bien qu'en grec les deux soient désignés par le même mot ? Ou le tetragônon/carré n'est-il qu'un cas particulier de quadrilatère au même titre que le carré de deux pieds est un cas particulier de carré, et n'y a-t-il d'idea que du quadrilatère au sens général, les différents quadrilatères ayant des propriétés spécifiques, comme le trapèze (deux côtés opposés parallèles), le rectangle (angles égaux mais pas les côtés), le losange (côtés égaux mais pas les angles), le carré (angles et côtés égaux), ne sont-ils que des « objets mathématiques » au même titre que le carré de deux pieds ou le rectangle de deux pieds par trois ? Et si l'on continue, les quadrilatères sont des cas particuliers de polygones (polugônon), qui sont des cas particuliers de figures géométriques (schèma). La question sous-jacente, qui n'est pas propre aux figures géométriques, est celle de savoir jusqu'où il faut ignorer des différences pour arriver à des ideai. Ainsi par exemple, n'y a-t-il qu'une idea de chien, ou aussi une idea de caniche, une autre de lévrier, etc. ? Qu'une idea de chat, ou une idea de chat siamois, une idea de chat angora, etc. ? Pour tenter d'apporter une réponse à cette question, il faut commencer par se débarasser de préjugés sur ce que sont les ideai et les liens qu'elles entretiennent avec ce qu'elles permettent de comprendre, comme par exemple l'idée que les ideai sont « éternelles » et donc préexistent à ce dont elles sont les ideai, ce qui les place dans le temps alors qu'elles sont sans rapport avec le temps, atemporelles, et que donc la question même de leur éventuelle « préexistence » à ce dont elles sont ideai n'a pas de sens ; ou qu'elles sont « causes » de ce dont elles sont ideai, qui n'en seraient que des « images » dégradées par leur matérialité, car là encore, la notion de causalité implique une notion de temps, même pour la cause « finale » (qui doit justement son nom au fait qu'elle a un rapport avec ce qui vient « à la fin », c'est-à-dire encore dans le temps), si bien que l'idée même de relation de causalité entre quelque chose qui est dans le temps et quelque chose qui n'a pas de rapport au temps n'a pas de sens. Qu'il suffise donc de dire que la pertinence des ideai s'évalue à leur pouvoir explicatif, puisqu'elles sont des principes d'intelligibilité. Si l'on admet qu'il y a une idea de carré à côté de l'idea de quadrilatère, c'est parce qu'il est possible de démontrer à propos du carré des propriétés intéressantes qui ne sont vraies que des carrés, et si l'on refuse l'idea de carré de deux pieds de côté, c'est d'une part parce que « deux pieds » est parfaitement arbitraire et dépend de l'unité de mesure choisie, elle-même parfaitement arbitraire, si bien que ce « deux » n'est pas une propriété intrinsèque du carré auquel on l'associe, et d'autre part, parce qu'il n'y a rien d'intéressant à découvrir sur le carré de deux pieds qui lui soit spécifique et ne soit pas une propriété de tous les carrés en dehors du fait que, mesuré en pieds, il mesure deux pieds, rien en tout cas qui conduise à des généralisations utiles. Mais cela ne veut pas dire que le premier à appuyer un raisonnement sur une idea en est le « créateur », ou bien l'« inventeur ». Le premier homme à avoir eu l'idée de construire un lit n'a pas « inventé » l'idea de lit, comme le montre le fait qu'il est parfaitement possible, et même probable, que cette idée soit venue à des personnes différentes en des lieux éloignés les uns des autres et à des époques différentes sans que les productions des uns aient été connues des autres, et sans d'ailleurs qu'elles aient pris la même apparence matérielle, mais en répondant toutes à l'idée de quelque chose facilitant le repos et le sommeil des personnes qui les utilisent. L'idea de lit est simplement quelque chose qui met en relation certains aspects de la nature humaine (le besoin de dormir) avec certaines possibilités de réflexion et de production des hommes pour faciliter la satisfaction de ces besoins d'une manière qui rend compréhensible la finalité de ces productions. (<==)
(40) « Ils
façonnent » traduit le grec plattousin, et « ils
dessinent », le grec graphousin. Le verbe plattein signifie
au sens premier « façonner, modeler » en parlant d'un artisan
travaillant la cire, l'argile ou tout autre matière malléable
(c'est le verbe qui est à la racine du mot français « plastique »),
mais il peut aussi s'employer au sens figuré au sens de « former »
une personnalité par l'éducation, ou de « façonner »
avec art des discours travaillés, ou encore au sens de « fabriquer »
des mensonges. Dans le contexte, où l'on va parler des « ombres »
et « images » que les résultat de ce « façonnage »
produisent, il doit s'agir de « façonner » avec de la cire, ou
avec quelque autre matière, des modèles en trois dimensions de
solides géométriques comme des cubes ou des sphères. Graphein,
quant à lui, signifie au sens primitif « égratigner, érafler »,
et, à partir de là, « dessiner » ou « écrire », et renvoie donc aux dessins que fait le géomètre des figures sur lesquelles il raisonne.
En utilisant ces verbes très concrets, Socrate veut insister sur le caractère matériel des images dont se servent les géomètres, ou les arithméticiens qui tracent des chiffres pour faire leurs opérations ou utilisent des boules ou des cailloux pour les représenter, en les assimilant même aux ouvrages de l'art humain de fabrication d'images, puisque ces deux verbes renvoient aux deux arts majeurs que sont la sculpture et la peinture.
Et dans un contexte où il vient d'être question à deux reprises de logous poieisthai (« fabriquer/faire des discours/raisonnements »), on peut aussi remarquer que ces verbes pourraient ne pas concerner que les dessins de figures ou de chiffres faits par ceux dont parle Socrate, mais aussi leurs discours qu'ils « fabriquent » en les façonnant (plattein) avant de les écrire (graphein), et que leur emploi pourrait donc être aussi de la part de Socrate une manière de nous rappeler discrètement que les mots aussi sont des créations humaines et des « images ». (<==)
(41) Même si l'on en reste à l'idée que graphousin ne renvoie qu'à des tracés « mathématiques », il n'en reste pas moins que ces tracés, que ce soit dans la cire ou sur le sable, ne sont visibles que par les reliefs producteurs d'ombres que créent dans la matière meuble les instruments de traçage, et que, si ces tracés sont faits sur des tablettes de cire, par exemple, on peut ensuite en voir des images, avec celles de la tablette, dans toute surface réfléchissante. Et ceci est a fortiori vrai de sculptures et de peintures. Ces « images » ne sont donc pas dans le premier sous-segment du vu, mais bien dans le second, comme toute autre « image » fabriquée par l'homme, qui entre dans la catégorie du skeuaston (cf. note 17), et Socrate insiste encore un peu plus en en donnant pour preuve le fait qu'elles peuvent elles-mêmes donner naissance à des image du premier sous-segment du vu en produisant des ombres ou en donnant naissance à des reflets. (<==)
(42) « Voir » traduit le grec idein, la forme verbale la plus proche d'idea (« idée »), qui n'est pas utilisé ici. Idein signifie au sens premier « voir avec ses yeux » et peut aussi avoir le sens figuré de « voir avec les yeux de l'esprit », si bien que son utilisation ici par Socrate, pour parler de l'accès à des choses dont il va nous dire qu'elles ne sont « visibles » (seconde utilisation de idein sous la forme idoi, optatif, qui, là, ne peut se comprendre qu'au sens figuré) qu'à l'aide de la dianoia (traduit par « pensée » à la fin de la phrase) est ambiguë car on peut aussi bien le prendre au sens propre, comme voulant dire que ces personnes qui ont besoin d'images pour servir de « soutiens » à leurs raisonnements prouvent ainsi qu'elles voudraient voir avec leurs yeux ce qui ne peut se « voir » qu'avec les « yeux » de l'esprit, et donc que leur recherche est vouée à l'échec et qu'elles montrent ainsi les limites de leur intelligence, que le prendre comme le idoi qui suit, au sens figuré et comprendre que Socrate veut dire qu'ils cherchent ainsi à atteindre ce qui ne peut être atteint que par la pensée, sans exclure qu'ils y parviennent. (<==)
(43) Je traduis ici dianoia, le nom d'action dérivé du verbe dianoeisthai (cf. note 36), qui est le dernier mot de cette réplique de Socrate et dont c'est la première, mais pas la dernière, apparition dans l'analogie, par « pensée », de manière cohérente avec ma traduction de dianooumenoi en 510d6, plus haut dans cette réplique, par « pensant », car c'est le sens le plus naturel pour ce mot et qu'à ce point, il n'y a aucune raison de lui donner un sens plus spécialisé, qu'il ne prendra, comme je l'ai déjà laissé entendre à la fin de la note 36, que plus loin dans l'analogie en devenant le nom associé au premier sous-segment du perçu par l'intelligence. Cette traduction a l'avantage d'en supposer le moins possible sur ce qui se passe dans la tête du géomètre, moins en tout cas que « réflexion » (et « réfléchir » pour traduire dianoeisthai), que j'ai longement hésité à utiliser ici, qui suppose plus d'attention et d'implication que simplement « pensée » et « penser » de la part d'une personne dont Socrate vient de dire qu'elle ne veut pas « rendre de comptes » (logon didonai) sur les fondements « soutiens » (hupotheseis) de sa démarche : admettre qu'il y a des choses qu'on ne peut « voir » que par la pensée et penser au carré lui-même dans le cours de ses raisonnements implique moins d'activité cérébrale qu'admettre qu'il y a des choses qu'on ne peut « voir » que par la réflexion et réfléchir au carré lui-même dans le cours de ses raisonnements, dans la mesure ou réfléchir suggère une activité s'étalant dans le temps avec une participation active de celui qui réfléchit en essayant de mieux appréhender ce qui est l'objet de sa réflexion, alors qu'une simple pensée peut rester cursive et ne pas provoque, justement, de réflexion sur l'objet de cette pensée.
En déclarant ici que les réalités de l'ordre intelligible ne peuvent être « vues » qu'à l'aide de la dianoia, sans prendre d'ailleurs la peine de préciser ce qu'il met sous ce mot de sens assez ouvert comme on vient de le voir, Socrate semble pour l'instant faire de celle-ci l'équivalent dans le domaine du noèton (« intelligible ») de la vision dans le domaine de l'horaton (« vu »). Ce faisant, Il veut sans doute nous amener à nous demander pourquoi nous ne faisons aucune difficulté à accorder l'existence (quoi que cela veuille dire, si tant est que cela veuille dire quelque chose) à ce que nous voyons mais que nous sommes réticents à accorder l'existence à ce à quoi nous pensons dès lors qu'on ne peut l'associer à quelque chose de « visible », alors même que, d'une part, ce que nous désignons par des noms pour décrire ce que nous voyons n'est pas à proprement parler ce que nous voyons, qui se limite à des taches de couleurs, mais des abstractions dégagées de ces impressions sensibles par notre réflexion, à l'aide d'un processus devenu dans la plupart des cas automatique et inconscient avec l'âge (un nom dit « commun » désigne par nature un ensemble d'êtres similaires partageant un même eidos (« apparence », visible ou intelligible, cf. République X, 596a6-7), et qu'en plus, ce n'est pas la vue à elle seule qui nous conduit à accorder une telle confiance à ce qu'elle nous offre à voir, mais, si l'on y réfléchit bien, le toucher, qui seul garantit le caractère « tangible » (mot dérivé du verbe latin tangere, qui signifie « toucher ») de ce que l'on voit, là encore en résultat d'un processus qui a pris place dans les premières années de notre vie et qui nous a appris que la plupart des « choses » que l'on voit, on peut aussi les toucher, soit en étendant les mains si elles sont assez proches, soit en se déplaçant vers elles si elles sont plus lointaines, et que nous avons inconsciemment généralisé au fil des ans en admettant implicitement que c'est la distance seule qui peut dans certains cas nous empêcher de toucher certaines des choses que nous voyons, comme le soleil et les étoiles. Et c'est d'ailleurs ce même processus qui nous a appris à distinguer les choses elles-mêmes de leurs ombres et de leurs reflets, c'est-à-dire à faire la différence entre la vue directe et la vue indirecte, c'est-à-dire entre les deux processus visuels par lesquels Socrate a distingué les deux sous-segments du segment du vu : si je cherche à toucher l'image de moi ou de ma mère qui me tient dans ses bras devant la glace, ce n'est pas moi ou elle que je vais toucher, mais la surface du miroir, qui n'a ni la même texture, ni la même température, ni la même extension spatiale ; bref, ma main ne ressentira pas les mêmes sensations si je caresse le bras ou le visage de ma mère et si j'en caresse l'image sur le miroir, c'est-à-dire en fait le miroir en suivant tant bien que mal les contours de ce qui n'est qu'une image et qui est donc incapable de guider mes mouvements au toucher comme le ferait le « vrai » visage ou le « vrai » bras de ma mère.
Une des raisons qui peut nous faire accorder plus de confiance à la vue qu'à la réflexion est que la vue s'impose à nous « de l'extérieur » (c'est du moins le sentiment que nous en avons), alors que la réflexion nous semble être un processus se déroulant à l'intérieur de nous et dont nous pensons susciter le déroulement : nous ne choisissons pas ce que nous voyons « autour » de nous et nous avons appris, là encore avec l'âge, que, si d'autres personnes sont dans le même lieu que nous, elles voient le même chose que nous, alors que nous croyons être maîtres de notre réflexion, et nous savons que les autres ne « lisent » pas dans nos pensées et ne peuvent savoir, même en étant près de nous, ce à quoi nous pensons, si nous ne l'explicitons pas par des paroles. Mais en fait, ce n'est que grâce au langage, et donc à la réflexion, que nous pouvons savoir que ceux qui sont à côté de nous « voient » les mêmes choses que nous, et ce que nous leur désignons pour nous en assurer, à l'aide des mots que nous utilisons, ce sont justement des eidè et non pas des perceptions visuelles que nous transmettrions à leurs yeux pour qu'ils les comparent à leurs propres perceptions. Car la vue sans la réflexion qu'elle suscite et le logos qui permet d'en rendre compte n'est pas différente des sensations que produit sur un taureau le chiffon rouge qu'agite devant ses yeux un toréador et qui le font s'agiter en tous sens sans comprendre ce qui se passe et tomber sous le pouvoir de celui qui le mène par le bout du museau pour finir par le tuer. Et c'est exactement de la même façon que, par le dia-logos, nous pouvons comparer nos pensées, nos réflexions, et même les mener en commun, comme ne cesse de le faire le Socrate de Platon, si bien qu'il n'y a pas plus de raison objectives de croire que, parce que nous sommes d'accord sur ce que nous voyons (ce qui veut seulement dire que nous mettons les mêmes mots sur ce que nous supposons être les mêmes perceptions visuelles), cela prouve que ça existe, que de douter de l'existence de ce sur quoi nous réfléchissons ensemble mais qui n'est pas appréhendé par notre vue (et surtout notre toucher).
Il y a, pour Platon, un lien très étroit entre logos, et plus spécifiquement dia-logos, et dia-noia, comme on s'en rendra compte en relisant Sophiste, 263e3-8, où l'étranger définit la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même, reprenant presque la formulation de Socrate en Théétète, 189e4-190a6, à laquelle je renvoyais dans la note 36, à ceci près que Socrate définit le dianoeisthai (le verbe dont dérive dianoia) en le décrivant comme un logon intérieur de l'âme, alors que l'étranger définit la dianoia (le nom d'action dérivé du verbe dianoeisthai) en en faisant un dialogos intérieur de l'âme. Au-delà de ces différences de détail, ce qui est important dans ces deux séries de termes, dia-logos/dia-legesthai et dia-noia/dia-noeisthai, c'est le préfixe dia- qu'ils ont en commun et qu'il faut prendre dans toutes ses résonnances : il évoque à la fois une idée de moyen (c'est « au moyen » du logos, « au moyen » du noûs, que nous pouvons rendre raison de nos perceptions sensibles et intelligibles et justement les rendre intelligibles), une idée de séparation (c'est en sachant distinguer les unes des autres nos perceptions que nous pouvons les concevoir comme des entités distinctes, les identifier individuellement et les nommer convenablement), une idée de réciprocité (c'est dans l'échange avec d'autres, le dia-logos, ou avec soi-même, la dia-noia, que nous donnons sens à ce que nous percevons) et celle de « traversée » (dia dans le sens de « à travers ») d'un « espace » de sens qui nous renvoie à un au-delà (des mots aussi bien que des pensées) que les mots et les pensées cherchent à appréhender (les « étants » eux-mêmes (auta) que nous voyons ou sur lesquels nous réfléchissons) sans que nous ayons la certitude de les saisir tels qu'ils sont, ou plutôt, si nous avons bien compris les limites du logos aussi bien que de nos perceptions sensibles, en ayant la certitude que nous n'en saisissons que des « apparences », des eidè, soit visibles/sensibles, soit intelligibles. Et dia- évoque aussi une idée de dispersion (« de ci, de là ») qu'il ne faudra pas négliger le moment venu, car elle suggère que la pensée, la réflexion, et même le raisonnement, peuvent parfois errer, vagabonder, se disperser et se perdre (non pas tant en raisonnant faux qu'en ne prenant pas la bonne cible et en ne sachant pas se tourner vers la lumière qui donne sens à tout).
Pour en revenir à notre texte, ce que veut nous faire percevoir ici Socrate, c'est que les géomètres, grâce au caractère simple et « schématique » des concepts qu'ils manipulent, et indépendamment de la complexité des problèmes qu'ils cherchent à résoudre sur ces concepts simples, ont en main tout ce qu'il faut pour comprendre les mécanismes de la pensée et du discours et n'auraient qu'un pas de plus à faire pour y parvenir. En fait, ils se tiennent à un point où, selon qu'ils se tournent d'un côté ou de l'autre, selon qu'ils se contentent de chercher à résoudre les problèmes qu'on leur a posés ou qu'ils se sont posés en « redescendant » vers une teleutè mortifère ou qu'ils cherchent à comprendre ce sur quoi ils travaillent et ce qui rend possible pour eux ce travail, c'est-à-dire font un pas de plus vers le « haut », vers l'abstraction et la compréhension d'eux-mêmes en tant qu'animaux dotés de ces capacités, ils restent des géomètres guère plus avancés que les arpenteurs dont ils ont pris le nom (geometrès en grec signifie « mesureur de la terre (gè) »), même si leurs élucubrations peuvent en mettre plein la vue aux profanes, ou ils font un grand pas vers l'état de philosophoi, quitte à perdre leurs admirateurs. C'est exactement cela que voulait signifier la formule dont on dit qu'elle était gravée sur le fronton de l'Académie, ageômetrètos medeis eisito (« que pas un [qui est] inapte à la géométrie n'entre [ici] » (voir sur cette formule et ses sources, la page qui lui est consacrée dans la foire au questions de ce site) : si l'on n'est pas capable de percevoir que les constructions géométriques sur lesquelles on raisonne ne sont pas les figures qu'on utilise comme « soutiens (hupotheseis) » de nos raisonnements et qu'elles ne sont accessibles que par la dainoia, pas par la vue qui ne nous en donne que des approximations, ce n'est pas la peine d'aller plus loin sur la voie de l'abstraction et de la philosophia, car on sera encore moins capable d'admettre l'existence du beau dont une belle fille nous donne un exemple !
Et il y a fort à parier que Platon a donné à son analogie des colorations géométriques
en parlant de ligne segmentée et y a utilisé des expressions qui pouvaient avoir une connotation technique en géométrie, comme ana ton auton logon (cf. note 10), pour mettre à l'épreuve ses lecteurs et séparer ceux qui en resteraient au niveau de la géométrie en se focalisant par exemple sur la question de savoir si les deux segments sont isa (« égaux ») ou anisa (« inégaux ») (cf. note 8), et sur la signification que peut avoir cette (in)égalité, de ceux qui sauraient voir qu'il ne s'agissait que d'images, d'ana-logies, qu'il fallait dépasser pour comprendre ce qu'il cherchait à nous faire découvrir, par et au-delà de la géométrie, et voir que le logon dont il était question n'était justement pas géométrique. (<==)
(44) « Eh bien, je disais en effet intelligible cette apparence, mais
l'âme contrainte de/se contraignant à se servir de soutiens dans sa recherche sur elle... » traduit le grec touto toinun noèton men to eidos elegon, hupothesesi d' anagkazomenèn psuchèn chrèsthai peri tèn zètèsin autou. Si tous les traducteurs ignorent joyeusement l'indétermination qu'on retrouve ici, après l'avoir déjà rencontrée sur la forme anagkazetai du même verbe anagkazein en 510b5, sur la manière dont il faut lire le participe anagkazomenèn, qui peut être soit un moyen, soit un passif (cf. note 21), il ne sont par contre pas d'accord entre eux sur la manière dont il faut comprendre ce membre de phrase et donc sur le sens général de cette réplique de Socrate (voir à la fin de cette note les diverses traductions que j'ai consultées), et la source de leur difficultés n'est pas d'ordre grammatical, mais a plus à voir avec le sens qu'il faut ici donner à eidos. Grammaticalement en effet, la phrase s'analyse assez simplement : un verbe principal avec sujet implicite, elegon (1ère personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif actif du verbe legein), « je disais », commande deux séries de doubles compléments à l'accusatif opposés par men... de... (le de étant élidé en d' devant la voyelle initiale de angkazomenèn), le premier complément indiquant dans chaque cas de quoi Socrate « disait » quelque chose et le second ce qu'il en disait ; le premier groupe de deux compléments est constitué de touto to eidos (« cette apparence ») en tant que ce dont il dit quelque chose et de noèton (« intelligible ») en tant que qualificatif appliqué à ce dont il parle ; le second groupe est constitué de psuchèn (« l'âme ») en tant que ce dont il dit quelque chose, et de tout le reste de la réplique, constitué de participes successifs (anagkazomenèn, « contrainte de/se contraignant à » ; ouk iousan, « n'allant pas » ; chrômenèn, « se servant de », trois verbes repris de la version « courte » de ses explications, analysée dans la note 21) complétés chacun par des membres de phrase plus ou moins complexes (dans le cas du premier participe, auquel je me suis arrêté ici, anagkazomenèn (« contrainte de/se contraignant à ») est complété par la proposition infinitive
hupothesesi chrèsthai peri tèn zètèsin autou (« se servir de soutiens dans sa recherche sur elle »). Le problème est que cette traduction naturelle ne satisfait pas les traducteurs (et les commentateurs) qui voudraient que chaque sous-segment héberge une « population » qui lui est propre et que Socrate soit ici en train de distinguer une « sorte/espèce/genre (leur compréhension de l'eidos utilisé ici par Socrate) » de noèta (« intelligibles ») « peuplant » le premier sous-segment du perçu par l'intelligence (ce qu'Aristote appellera les « objets mathématiques ») qui s'opposerait à une autre « sorte/espèce/genre » peuplant le second sous-segment du perçu par l'intelligence (les « formes/idées » au sens noble). Et cette tentation remonte à loin puisqu'elle était probablement déjà celle d'Aristote avec ses « objets mathématiques » et qu'elle a laissé des traces dans la tradition manuscrite, certains manuscrits donnant noètou (génitif) au lieu de noèton (accusatif), ce qui en fait un complément de nom de touto to eidos et force la traduction par « cette sorte d'intelligible », mais, du coup, déséquilibre la construction grammaticale de la phrase en empêchant que elegon puisse s'appliquer aux deux groupes opposés par men... de..., ce qui laisse toute la seconde partie de la réplique, à partir de hupothesesi d' sans verbe principal.
Mais même pour ceux qui respecte la structure grammaticale de la phrase, l'idée que Socrate décrit une catégorie distincte d'intelligibles n'est pas perdue pour autant, du fait du
anagkazomenèn (« contrainte »), qui, lu comme un passif plutôt que comme un moyen, leur redonne la possibilité de supposer deux catégories distinctes d'intelligibles en situant dans la nature même des intelligibles en cause la « nécessité » (anagkè, racine du verbe anagkazein) qui impose la méthode de raisonnement qui serait alors propre à ces intelligibles et exclusive de tout autre pour les appréhender. Pour eux, au vu des deux précédentes répliques de Socrate, ce dont il est question ici c'est de la méthode de raisonnement hypothético-déductive des géomètres et autres mathématiciens, impliquée par les exemples géométriques précédemment utilisés par Socrate et par des expressions comme hupothesesi chrèsthai compris comme signifiant « se servir d'hypothèses » en donnant au mot « hypothèses » son sens moderne et spécifiquement mathématique, et, dans cette perspective, ils en viennent à considérer les « objets mathématiques » (dont Platon ne parle jamais dans ses dialogues, mais dont Aristote lui attribue la paternité) comme une catégorie particulière de noèta dont ils font la « population » du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, réservant les concepts moins faciles à cerner mais plus « nobles » comme le beau, le juste, le bien, au second sous-segment.
Mais nous avons vu dans l'introduction que l'allégorie de la caverne nous fait comprendre que ce sont les mêmes « objets » qu'on retrouve dans les quatre sous-segments de la ligne (ou dans deux pour ceux qui ne sont qu'intelligibles), mais appréhendés de manière différente, aussi bien par la vue que par l'intelligence (noûs). Et d'ailleurs, y a-t-il quoi que ce soit dans les propos antérieurs de Socrate qui suggère que les exemples géométriques qu'il utilise sont plus que des exemples, que le mode de raisonnement qu'il décrit ne concerne que les géomètres et les mathématiciens, et surtout qu'il est le seul utilisable pour réfléchir sur des concepts comme le carré et la diagonale ? Certes non ! Je dirais même qu'au contraire, tout son discours antérieur suggère qu'il est parfaitement possible de raisonner sur les concepts mathématiques en philosophos et non en mathématicien, et qu'il en donne justement un exemple par son discours, où il parle du « carré lui-même (tou tetragônou autou) »
et de la « diagonale elle-même (diametrou autès) » et insiste sur le fait qu'il s'agit de concepts « qu'on ne peut voir que par la réflexion ». Et plusieurs éléments de ses deux précédentes répliques accréditent l'idée qu'au moins dans le cas des géomètres pris en exemple, il faut lire anagkazomenèn, et donc le anagkazetai de 510b5 dont il est la reprise, comme un moyen et non comme un passif : il nous y présente en effet les géomètres comme posant comme évidents les concepts qu'ils prennent pour point de départ de leurs raisonnements (les hupotheseis comprises comme « soutiens », comme ce que l'on « suppose » dans l'énoncé du problème, cf. note 21) et comme refusant d'en logon didonai, d'en rendre raison (sur l'expression logon didonai, voir la note 30). Bref, ce sont bien eux qui s'interdisent certains types de questionnements et qui s'obligent à ne faire que des raisonnements déductifs « descendant » à partir des données « supposées » au départ, et qui s'interdisent de remonter plus haut que ces hupotheseis vers des principes ; mais rien ne dit qu'il n'est pas possible à d'autres de logon didonai (« tenir un discours (explicatif) ») sur ces concepts que sont le carré, la diagonale, etc. en acceptant de mettre en doute leur supposée « évidence » et en privilégiant un autre type de démarche, comme le fait justement Socrate en distinguant le carré lui-même des images sensibles de carrés dont ont besoin les géomètres pour mener leurs raisonnements déductifs.
En fait, la difficulté qu'éprouvent les traducteurs ici est directement liée à celle qu'ils éprouvaient face à horômenois eidesi, qui ouvrait en 510d5 sa réplique précédente car, comme on l'a vu dans la note 34, les deux expressions, noèton eidos ici et horômena eidè (au datif horômenois eidesi) dans la réplique précédente, se renvoient l'une à l'autre, si bien que, si l'on n'a pas compris la première, ou pas accepté le sens naturel qu'il faut lui donner, on ne peut pas voir que l'autre y renvoie, ni comprendre pourquoi l'une est au pluriel, celle concernant le visible, et l'autre au singulier, celle concernant l'intelligible. Ce n'est pas pour signifier qu'il n'y aurait qu'un seul eidos qui serait noèton dans tout ce dont a parlé Socrate auparavant, où il a mentionné à la fois le « carré lui-même (tou tetragônou autou) »
et la « diagonale elle-même (diametrou autès) », mais pour suggérer que, par rapport à chaque terme que mentionne le géomètre, carré, diagonale, ou tout autre objet géométrique qu'il met en œuvre dans ses raisonnements, il y a une multiplicité d'images qui peuvent en être données et qui produiront en nous des horômena eidè distincts par leur taille, leur position, leur orientation, la matière dans laquelle elles sont tracées, etc., mais que toutes renvoient à un unique noèton eidos qui est la perception par notre esprit de l'idea sous-jacente à ce terme, l'idea de carré, ou de diagonale, ou de quoi que ce soit d'autre. Ainsi, pour faire trouver à l'esclave de Ménon la solution au doublement du carré, Socrate est amené à tracer sur le sol au moins quatre carrés qui forment ensemble un cinquième carré quatre fois plus grand en superficie que chacun des quatre premiers et quatre diagonales, qui forment ensemble un sixième carré, deux fois plus grand en superficie que chacun des quatre premiers ; mais tous sont des « images (eikones) » dans le visible du « carré lui-même », unique et sans relations au temps et à l'espace, dont l'« idée de carré » est ce que peut en percevoir l'esprit (noûs) humain et que chacun de nous appréhende de manière plus ou moins précise par le bias d'un unique noèton eidos (« apparence intelligible »). Et cet unique noèton eidos est celui « en plus » duquel (voir la note 34 sur le pros- de la forme verbale proschrôntai (« ils se servent en outre ») dont tois horômenois eidesi (« des apparences visibles ») est le complément) les géomètres « se servent » des multiples horômena eidè (« apparences visibles ») autour (peri, voir note 38) desquelles ils construisent leurs raisonnements. Mais comment comprendre que Socrate éprouve ici le besoin de préciser à propos de quoi il parle de noèton eidos (« apparence (au singulier) intelligible ») quand on refuse de voir qu'il parlait auparavant de horômena eidesi (« apparences (au pluriel) visibles ») ?...
Et comme je l'ai déjà mentionné dans des notes précédentes, si l'on veut à tout prix trouver chez Platon des « objets mathématiques », il faut les chercher dans des choses comme les notions de carré de deux pieds, carré de quatre pieds, carré dont le côté a la longueur de la diagonale du carré de deux pieds, dont a besoin Socrate dans sa discussion avec l'esclave de Ménon, qui ne sont que des cas particulire de l'idea de carré, dont il ne servirait à rien de faire des ideai distinctes, mais qui pourtant, tout comme l'idea de carré, ne sont pas les dessins qu'en fait Socrate, mais quelque chose qui ne peut être appréhendé que par la dianoia (« pensée ») et n'a aucune relation au temps et à l'espace (avoir une dimension ne veut pas dire être situé dans l'espace), quelque chose dont sont rigoureusement vraies les propositions qu'on peut démontrer à leur sujet, comme celle que Socrate met en évidence. Mais ces objets ne sont pas plus les « objets propres » de l'un ou l'autre des sous-segments de l'intellligible que ne le sont l'idea de carré ou l'idea de diagonale.
Voici pour finir la traduction de ce membre de phrase chez les divers traducteurs que j'ai consultés, avec, entre parenthèses à la suite, le rappel de leur traduction du tois horômenois eidesi proschrôntai de 510d5, et, en rouge dans chaque traduction, les mots servant dans chaque cas à traduire eidos.
- Chambry (Budé) : « Voilà ce que j'entendais par la première classe des choses intelligibles, où, dans la recherche qu'il en fait, l'esprit est obligé d'user d'hypothèses, sans aller au principe... » (510d5 : « ils se servent de figures visibles ») : Chambry opte résolument pour un découpage de « populations » entre les divers sous-segments, en ajoutant un « première » qui n'est pas dans le grec devant « classe » par lequel il traduit eidos et en traduisant comme s'il lisait le génitif noètou alors que dans le grec, il donne la leçon noèton. Pour lui, c'est donc bien la nature des intelligibles considérés qui impose le mode d'appréhension que nous pouvons en avoir et non pas l'homme qui choisit de ne pas chercher plus loin que les « soutiens » sur lesquels il s'appuie, ou qui en est incapable du fait des limitations de son esprit. S'il traduit eidos de manière différente ici et en 510d5, il ne donne à aucune de ces deux occurrences un sens spécifiquement « platonicien » qui renverrait à la supposé « théorie des formes/idées ».
- Robin (Pléiade) : « Ainsi donc, tandis que je disais intelligible cette façon de penser, d'un autre côté, je disais que, pour y conduire sa recherche, l'âme est contrainte de recourir aux hypothèses... » (510d5 : « ils font en outre usage de figures visibles ») : la traduction d'eidos par « façon de penser » laisse rêveur, surtout quand c'est pour en venir à qualifier cette « façon de penser » d'« intelligible » ! Que serait une façon de penser qui ne serait pas intelligible ? Une pensée inintelligible ? Est-ce à dire que pour Robin, le problème que se poserait ici Socrate serait de distinguer les personnes qui savent raisonner de celles qui tiennent des propos inintelligibles ?!... Mais alors, que restera-t-il pour le second sous-segment du perçu par l'intelligence ?... Et en 510d5, il traduisait eidos comme s'il lisait schèma.
- Baccou (GF90) : « Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l'âme est obligée d'avoir recours à des hypothèses... » (510d5 : « ils se servent de figures visibles ») : Baccou respecte la structure générale de la phrase et l'opposition introduite par le men... de...., mais s'appuie sur une lecture d'angkazomenèn comme passif pour faire des « objets de ce genre » (sa traduction de touto to eidos) un genre distinct spécifique du premier sous-segment du perçu par l'intelligence. Même remarque pour Baccou que pour Chambry en ce qui concerne les deux traductions de eidos.
- Dixsaut (Bordas) : « En cela consiste donc le premier aspect de l'intelligible dont je te parlais ; en lui l'âme est contrainte d'user d'hypothèses pour conduire sa recherche... » (510d5 : « ils se servent de formes visibles ») : Dixsaut gomme l'opposition introduite par men... de... pour la remplacer par une opposition implicite entre les deux sous-segments de l'intelligible qu'elle souligne en introduisant, comme Chambry, un « premier » devant « aspect » (sa traduction de eidos) et en lisant noètou plutôt que noèton ; et, comme tout le monde, elle lit angkazomenèn comme un passif. Et paradoxalement, alors qu'en 510d5, elle accepte de parler de « formes visibles » (mais sans le « F » majuscule à « formes » qu'elle utilise lorsqu'elle pense que Socrate parle des « formes » au sens de la supposée « théorie des formes/idées » platonicienne), elle ne voit pas l'intérêt ici de parler de « Forme intelligible », sans doute parce que, pour elle, c'est une telle expression qui serait une redondance.
- Pachet (Folio essais 228) : « Voilà donc l'espèce intelligible dont je parlais, et je disais que l'âme y était contrainte de se servir d'hypothèses pour sa recherche... » (510d5 : « ils se servent en outre de formes visibles ») : Pachet, lui aussi, gomme l'opposition introduite par men... de... pour la remplacer par un « et » de coordination entre les deux parties de la réplique et, de ce fait, il est obligé de traduire elegon deux fois par des verbes différents (« je parlais », puis « je disais ») ; par ailleurs il fait de noèton un épithète d'eidos, ce qui revient à peu près au même que de lire noètou, mais est inacceptable du point de vue de l'ordre des mots : touto... noèton... to eidos (en ignorant le toinun et le men) n'est pas un ordre de mots acceptable en grec si noèton est épithète d'eidos ; et pour finir, il ne déroge pas à la règle et lit angkazomenèn comme un passif. Enfin, comme Dixsaut, il accepte de parler de « formes visibles » en 510d5, mais répugne aussi à l'idée de « forme intelligible », sans doute pour les mêmes raisons qu'elle.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « C'est ce que je voulais mettre dans la ligne figurée du monde spirituel : les postulats sont nécessaires pour la recherche que l'âme veut y faire... » (510d5 : « ils s'aident de figures visibles ») : comme à son habitude, Cazeaux ne traduit pas mais paraphrase ; et sa paraphrase montre que, comme les autres, il comprend que c'est la nature même des objets supposés peupler le premier sous-segment qui impose la manière de raisonner sur eux. En ce qui concerne eidos, il est à peu près impossible de savoir quel mot ou groupe de mot de sa paraphrase le « traduit » (« ligne figurée » ? « monde » ? les deux ensemble ?), alors qu'en 510b5, lui aussi le traduisait comme s'il lisait schèma.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Voilà donc ce que j'appelais le monde intelligible : pour le connaître, l'âme est obligée d'user d'hypothèses... » (510d5 : « ils se servent d'images visibles ») : ici aussi, l'opposition introduite par men... de... est supprimée, mais de plus, Karsenti/Prélorentzos laissent entendre par leur traduction que c'est de tout le « monde intelligible » que parle ici Socrate, ce qui suppose qu'ils lisent noèton comme épithète d'eidos (ce qui, on l'a vu à propos de la traduction de Pachet, est impossible avec l'ordre des mots du grec) et qu'ils comprennent noèton eidos comme s'opposant à horômenon eidos au singulier (et non aux horômenois eidesi de 510d5, où ils traduisent eidesi comme s'il y avait eikosi), en gommant en fait le touto initial ; et eux aussi lisent angkazomenèn comme un passif, pour finir par considérer que le mode de raisonnement décrit ici par Socrate s'applique à tous les intelligibles.
- Leroux (GF653) : « Eh bien, voilà présenté ce genre que j'appelais l'intelligible : dans sa recherche de ce genre, l'âme est contrainte d'avoir recours à des hypothèses... » (510d5 : « ils ont recours à des formes visibles ») : même compréhension générale de cette réplique par Leroux que par Karsenti/Prélorentzos : Socrate parle ici de tout l'intelligible (pour traduire noèton par « l'intelligible », Leroux suppose un article substantivant l'adjectif verbal qui n'est pas dans le grec) et c'est la nature de ces objets qui impose la méthode de raisonnement sur eux. Et lui aussi, alors qu'il admet l'expression « formes visibles » en 510d5, ne voit pas l'intérêt de supposer que Socrate parle ici de « forme intelligible ». (<==)
(45) Toute
cette réplique
utilise un vocabulaire spatial où il est question de « haut »
et de « bas », qui laisse penser qu'il faut voir la ligne de l'image
comme verticale, avec le visible en bas et l'intelligible en haut (ce qui est
cohérent avec l'imagerie que l'on va trouver dans l'allégorie
de la caverne qui suit, où il est aussi beaucoup question d'ascension
et de redescente) : ici en effet, l'âme est dite ne pouvoir « s'élever
plus haut que les soutiens » (tôn hupotheseôn anôterô
ekbainein) « jusqu'à un principe (directeur) (ep' archèn) »
(le sens premier de epi, dont ep' est la forme élidée,
est « sur »), et elle « se [sert] à titre d'images des choses mêmes
qui sont copiées par celles d'en bas » (autois tois hupo tôn
katô apeikastheisin) (tôn katô, « les
choses d'en bas », renvoie au premier segment du vu, celui des images,
et la préposition hupo, utilisée ici dans le sens de « par
le fait de », signifie au sens premier « sous »).
Par ailleurs, la fin de la phrase utilise des pronoms dont il n'est pas évident
de déterminer les antécédents : « eikosi de
chrômenèn autois tois hupo tôn
katô apeikastheisin kai ekeinois
pros ekeina hôs enargesi dedoxasmenois
te kai tetimèmenois » (mot à mot « à_titre_d'images mais se_servant d'eux-mêmes les par les d'en-bas étant_copiées et de_ceux-là par_rapport_à ceux-là comme clairement_visibles réputés et aussi estimés »). Le problème
est posé par le « ekeinois pros ekeina », dans lequel
on trouve deux fois le même pronom démonstratif, ekeinos,
« celui-là », une fois au datif neutre pluriel ekeinois
et une fois à l'accusatif neutre pluriel ekeina. La difficulté
vient de ce qu'ekeinos se comprend en général par rapport
à un autre démonstratif, houtos, « celui-ci »,
le premier, ekeinos, renvoyant à la personne ou la chose la plus
éloignée, et l'autre, houtos, à la plus proche.
Or, ici, les deux choses qui sont mises en relation sont désignées
par le même ekeinos, et la phrase parle de trois « sortes »
de choses : les « apparences (eidè) » que l'on qualifie d'« intelligibles » sur lesquelles porte toute cette réplique, les réalités visibles appréhendées selon la démarche propre au second sous-segment du vu qui servent d'images pour leur appréhension, et les images visibles de celles-ci que peuvent donner ombres et reflets, selon le mode d'appréhension propre au premier sous-segment du vu.
Tous les mots en rouge sont au datif pluriel (pour les verbes, au participe
aoriste ou parfait passif), et l'on peut donc penser qu'ils renvoient tous à
la même chose, c'est-à-dire, comme le montre clairement le début
de la phrase, aux réalités visibles qui servent d'images pour l'accès aux intelligibles
selon la démarche propre au premier sous-segment du perçu par l'intelligence et sont elles-mêmes copiées par les « images »
dont il est question à propos du premier segment du vu. Ceci règle le cas du ekeinois.
Reste donc à savoir si le ekeina renvoie aux tôn katô,
aux « choses d'en bas » qui sont images des précédentes
(le sous-segment des images dans le visible), ou aux intelligibles dont les réalités visibles nous donnent une image représentés par le touto... to eidos du tout début
de la phrase, qui renvoie justement lui-même à un auta ekeina
à la fin de la réplique précédente de Socrate. La
plupart des traducteurs optent pour la première solution et voient là
une opposition entre objets et images de l'ordre visible. Mais, au-delà
des indices grammaticaux qui prêchent pour l'autre option, le fait, d'une
part, que, s'il en était ainsi, les deux ekeinos renverraient
finalement aux deux choses qui sont les plus proches du renvoi dans la phrase,
et donc dans la mémoire des auditeurs (dans ce genre de phrases abstraites,
la « proximité » ou l'« éloignement » auxquels
font référence un « celui-ci » ou un « celui-là »
sont plus « linguistiques » que spatiaux, et concernent plutôt
ce dont on a parlé en dernier par rapport à ce dont on a parlé
auparavant), et d'autre part, la présence d'un autre ekeina à
la fin de la réplique précédente de Socrate, c'est surtout
le sens de ce qui est dit ensuite qui rend peu probable la première solution :
les qualifications qui sont attribuées aux ekeinois (le fait d'être
« réputées et estimées »), et sur lesquelles
je vais revenir dans un instant, le sont « parce qu'elles en
mettent plein la vue (hôs enargesi) ». Or enargesi,
datif pluriel neutre de l'adjectif enargès, qui signifie « qui
se rend (en-) clairement visible, brillant (argès),
évident, manifeste » (par exemple en parlant d'un dieu qui se rend
visible aux hommes, mais aussi d'images vues en songe), n'est pas un comparatif,
comme on pourrait s'y attendre s'il s'agissait de comparer deux ordres du visible,
celui des originaux et celui des images. Sans compter que justement, certaines
« images » sont tout aussi « clairement visibles » que certains
« originaux », ce qui pose la question de savoir comment notre vue seule
nous permet de distinguer des « images » visibles d'« originaux ».
Alors que, s'il s'agit de comparer les objets visibles (ceux qui ne sont pas
des images) aux intelligibles, le simple qualificatif de « visibles »
est suffisant pour expliquer la valeur qu'on leur donne.
Voyons maintenant comment est qualifiée cette « valeur ». Les
deux verbes utilisés, dedoxasmenois et tetimèmenois
sont les participes parfait passif de doxazein et de timan respectivement,
verbes qui renvoient, le premier à la doxa, l'« opinion »,
et le second à la timè, l'« évaluation »,
la « valeur », l'« estime ». Ces deux verbes sont pour le moins ambigus
dans la bouche de Socrate, pour lequel l'opinion, la doxa, n'est pas
ce qu'il tient en plus haute estime (voir, à la fin du livre V, la
section sur science et opinion). Bref, ce que veut dire Socrate, c'est que,
ce que nous prisons et de quoi nous avons bonne opinion, c'est ce qui est enargès,
c'est-à-dire, si l'on me passe l'expression, ce qui nous en met plein
la vue, et que notre appréciation de la valeur respective de l'original
et de l'image s'inverse quand on passe de la relation entre images visibles
et originaux visibles, où l'on accorde plus de valeur aux originaux,
à la relation entre « images » visibles et originaux intelligibles :
là, on accorde plus de valeur aux « images », parce que visibles,
sans réaliser qu'elles ne sont que des images, justement parce qu'on
les conçoit comme originaux par rapport aux images visibles de la première
catégorie. (<==)
(46) Glaucon ne fait ici que constater une évidence, à savoir, que Socrate vient de parler de la géométrie, et, comme on va le voir à la réplique suivante, Socrate n'éprouve pas le besoin de relever cette constatation et enchaîne directement sur l'explication de ce qui concerne le second sous-segment du perçu par l'intelligence. Glaucon constate aussi ici que Socrate n'a pas limité ses considérations à la géométrie, mais qu'elles s'appliquent aussi tais tautès adelphais technais (« aux arts qui lui sont apparentés », ou, mot-à-mot « aux arts sœurs de celle-ci »), formule assez vague et ouverte, qui fait écho à une formule encore plus vague de Socrate, qui avait commencé en renvoyant Glaucon aux hoi peri tas geômetrias te kai logismous kai ta toiauta pragmateuomenoi (« ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul et des [choses] comme ça », 510c2-3). Technais, datif pluriel de technè (féminin en grec, d'où la référence de Glaucon à ses « sœurs »), le mot employé par Glaucon, dont vient le français « technique », fait au
sens premier référence aux « arts manuels », au « savoir-faire »,
au « métier » de l'artisan, et s'oppose souvent à
l'epistèmè, la « science », le savoir qui permet
de dominer son sujet. Pour chercher à mieux comprendre ce que Glaucon met sous le mot technè dans ce contexte, il faudra attendre sa prochaine réplique où, après avoir entendu Socrate expliquer la seconde des deux démarches caractéristiques des deux sous-segments du perçu par l'intelligence, il va reformuler sa compréhension de ces explications. Notons simplement pour l'instant que, comme je l'ai déjà dit à la note 43, geomètria vient de gè-metrein, c'est-à-dire de « mesurer (metrein)
la terre (gè) », et désigne à l'origine l'art tout pratique de l'arpenteur
qui mesure les champs avant de désigner un « art » plus noble
raisonnant sur des figures « abstraites », mais dont les finalités ne s'étaient peut-être pas complètement dissociées des applications pratiques que pouvaient en faire, non seulement les arpenteurs, mais aussi les architectes et d'autres corps de métiers ayant à travailler sur des formes régulières, des surfaces et des volumes.
On ne peut donc pas arguer de cette réplique de Glaucon pour affirmer que Socrate n'a en vue pour le premier segment du perçu par l'intelligence que les abstractions et les méthodes des mathématiques en général. J'ai déjà dit qu'il ne cherchait pas à isoler des noèta distincts dans chacun des deux sous-segments, mais seulement à décrire des modes de pensée spécifiques à chacun d'eux, mais, même à ce niveau-là, rien ne nous oblige à supposer qu'il limite ce qu'il a décrit aux raisonnements mathématiques. L'expression tais tautès adelphais technais, en l'absence de précisions ou de corrections de la part de Socrate, est
suffisamment ouverte pour pouvoir englober tous les raisonnements de type « scientifique ». Et, comme je l'ai déjà dit, la géométrie n'est mise en avant par Socrate que comme l'exemple le plus élémentaire et à la portée du plus grande nombre d'une telle démarche (<==)
(47) « Ce que le logos lui-même atteint par le pouvoir du dialegesthai » traduit le grec touto hou autos ho logos aptetai tèi tou dialegesthai dunamei (mot à mot « ce que lui-même le logos atteint/touche par_le du dialegesthai pouvoir »), sans traduire les deux mots les plus importants de ce membre de phrase, logos et dialegesthai, pour lesquels toute traduction serait réductrice et trompeuse. Ce membre de phrase, que toute la suite de la réplique de Socrate ne fait qu'expliciter, veut mettre en lumière de manière synthétique ce qui fait l'essence de la démarche associée au second sous-segment du perçu par l'intelligence, le plus haut niveau de compréhension accessible à l'homme. Or elle le fait en utilisant deux termes, logos et dialegesthai qui semblent à première vue n'avoir rien qui évoque une démarche particulière qui serait réservée à une petite élite : « parole » (sens premier de logos) et « converser/discourir » (sens usuel de dialegesthai) sont des activités banales pratiquées tous les jours par tout le monde ! C'est donc au moyen d'une formulation on ne peut plus ouverte et qui n'a l'air de rien que le Socrate de Platon décrit ce qui semble être pour lui l'aboutissement de tout le processus d'éducation (paideia) de l'être humain (Socrate introduit l'allégorie de la caverne en disant qu'elle décrit « notre nature par rapport à l'éducation (paideia) et au fait de ne pas être
éduqué (apaideusia) », 514a1-2). Pourtant, il n'est pas question pour lui de faire du logos, ni même du dialegesthai, l'activité spécifique de ce second sous-segment puisque, dans l'allégorie de la caverne, comme je l'ai déjà dit dans l'introduction, Socrate nous décrit les prisonniers enchaînés comme « capables de dialegesthai », et donc de faire usage du logos, en vue duquel ils attribuent même des noms aux ombres qu'ils voient (515b4-5).
Avant d'aller plus loin, commençons par voir comment les traducteurs en français de la République que j'ai consultés rendent ces quelques mots (en rouge leur traduction de logos, en bleu leur traduction de dialegesthai) :
- Chambry (Budé) : « Celles (les choses intelligibles) que la raison elle-même saisit par la puissance dialectique » ;
- Robin (Pléiade) : « Celle (l'autre section de l'intelligible) qu'atteint le raisonnement tout seul, par la vertu du dialogue » ;
- Baccou (GF90) : « Celle (la deuxième division du monde intelligible) que la raison même atteint par la puissance de la dialectique » ;
- Dixsaut (Bordas) : « Celle (l'autre section de l'intelligible) que le discours seul, grâce à sa puissance dialectique, peut atteindre » ;
- Pachet (Folio essais 228) : « Ce à quoi le discours s'attache par la puissance du dialogue » ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « C'est le domaine que la raison aborde par sa capacité dialectique » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « C'est celle (la deuxième section du monde intelligible) que la raison elle-même atteint par la puissance de la dialectique » ;
- Leroux (GF653) : « Celle (l'autre section de l'intelligible) qu'atteint le raisonnement lui-même par la force du dialogue ».
Logos y est traduit soit par « raison » (Chambry, Baccou, Cazeaux, Karsenti/Prélorentzos), soit par « raisonnement » (Robin, Leroux), soit par « discours » (Dixsaut, Pachet), et dialegesthai, qui est en grec l'infinitif d'un verbe, soit par « dialogue » (Robin, Pachet, Leroux), soit par « dialectique » en tant que nom (Baccou, Karsenti/Préleorentzos), soit par « dialectique » en tant qu'adjectif (Chambry, Dixsaut, Cazeaux), mais jamais par un verbe. Et « traduire » dialegesthai (infinitf présent moyen) par « dialectique », c'est utiliser comme traduction d'un verbe un nom ou un adjectif qui ne sont que la transcription en français d'un mot grec dérivé de ce verbe, dialektikè, et qui, à travers les siècles, ont pris des sens qui n'ont plus rien à voir avec Platon, ce qui ne nous aide pas à comprendre ce que celui-ci cherchait à nous dire ici. Or, si le Socrate de Platon parle ici de to dialegesthai, en substantivant un infinitif dans une formulation qui signifie « le [fait de] dialegesthai », c'est pour nous faire comprendre que ce dont il parle n'est pas une abstraction ou une technique particulière (hè dialektikè (technè)), mais une activité qui implique une pratique, et une pratique dans l'intérêt de celui ou celle qui la pratique (c'est le sens du moyen en grec). Ce dont il nous parle ici, c'est donc d'une certaine manière de faire usage du logos. Mais alors, de quel logos ? La parole ? Le discours ? Le raisonnement ? La raison ? Justement, en parlant de sa dunamis, de son « pouvoir », de sa « puissance », il nous dispense de choisir : ce qu'il a en vue, c'est le logos à son meilleur, ce qu'il est le seul à nous permettre quand il est utilisé au mieux de ses capacités, et cela implique donc des « discours », mais des discours mettant en œuvre la « raison » à son meilleur, donc des discours « raisonnables ». Toute la question sous-jacente, que Socrate nous invite à nous poser, c'est donc bien celle du pouvoir (dunamis) et des limites, du logos, de la manière dont celui-ci, bien utilisé, est capable de nous donner accès à quelque chose qui est au-delà des mots qu'il utilise et des simples images que l'on associe à ces mots. Et ce qu'il dit ici, c'est que ce pouvoir résulte d'une manière spécifique de faire usage du logos, la pratique du dialegesthai. Nous voilà donc revenus au point de départ : comment comprendre ce verbe ? Quel sens faut-il donner à dialegesthai, infinitif présent moyen du verbe dialegein,
formé du préfixe dia- (« à travers », « alternativement », « jusqu'au bout », ou encore « de ci, de là ») et du verbe legein, verbe dont dérive
le mot logos ? Au moyen dialegesthai, le verbe dialegein signifie, au temps
de Socrate et Platon, comme je l'ai déjà laissé entendre, « converser, discuter, s'entretenir avec », ou
encore, chez Hérodote par exemple, « parler telle ou telle langue
ou dialecte » (le mot français « dialecte » vient d'ailleurs
de cet emploi), mais c'est un verbe relativement rare avant Platon : là
où le site Perseus recense, dans l'ensemble des classiques grecs qui
y sont disponibles, 19 400 occurrences du verbe legein, réparties
chez tous les auteurs, il ne recense que 663 occurrences de dialegein/dialegesthai,
dont seulement 38 chez des auteurs antérieurs à ou contemporains de Socrate
(Homère : 5 ; Hérodote : 10 ; Thucydide :
3 ; Aristophane : 7 ; Antiphon : 6 ; Lysias :
7), alors qu'on en compte 216 chez Platon, 100 chez Xénophon et 76 chez
Isocrate). Pour ce qui est des autres mots de même racine :
- dialogos, qui a donné le français « dialogue »,
n'apparaît que 13 fois en tout, 9 fois chez Platon, 1 fois chez Isocrate,
et le reste chez des auteurs tardifs (Plutarque et Flavius Josèphe) ;
- dialexis, nom d'action dérivé de dialegein,
n'apparaît jamais chez Platon (une précédente version de
cette page mentionnait deux occurrences données par Perseus chez Platon,
en Gorgias,
505d5 et en Théétète,
196e8, mais il s'agit en fait de deux occurrences de dialexèi,
forme conjuguée de dialegesthai, confondues à tort par
Perseus avec le datif dialexei de dialexis), et 1 fois en
tout et pour tout, chez Aristophane (justement dans les Nuées,
au vers 317,
et dans la bouche de Socrate, glorifiant « les Nuées, grandes
déesses des hommes oisifs, par lesquelles nous adviennent la connaissance (gnômèn), la dialexis, l'esprit (noun), et
aussi la fabulation (terateian), la verbosité (perilexin),
le boniment (krousin) et le saisissement (katalepsin) »), alors
qu'on compte 120 occurrences de lexis (« action de parler, parole (en tant qu'acte) », ou encore « manière de parler, élocution, style », et de là, « mot, expression »), le dérivé équivalent
de legein, dont 28 chez Platon ;
- dialektikos, dont vient le français « dialectique »,
et qui n'existe en grec que sous forme d'adjectif, pas de nom (bien que l'adjectif
se substantive en hè dialektikè, sous-entendu technè),
est recensé 52 fois (en incluant la forme adverbiale dialektikôs),
21 fois chez Platon, 29 fois chez Aristote (dont Perseus ne fournit qu'une faible partie des ouvrages) et 2 fois chez Xénophon.
Il semble donc bien que dialegesthai et les mots apparentés aient
pris une importance nouvelle à l'époque de Socrate, et peut-être sous son influence, sans qu'on sache pour
autant le (ou les) sens que leur donnait celui-ci. Pour ce qui est de la compréhension
qu'a pu en avoir Platon, on dispose de ses « dialogues », justement,
mais ce n'est pas le fait qu'on ait transposé les mots à l'identique
en français qui nous éclaire sur leur sens, et ce n'est pas à
partir du sens que « dialogue » et « dialectique » ont pris
en français qu'il faut tenter de comprendre Platon, mais au contraire
à partir de Platon et des usages qu'il fait de ces mots qu'il faut tenter
de déterminer le sens qu'il leur donnait, sans se laisser influencer
par le sens qu'a pu prendre leur transcription en français. C'est pour
cela qu'il me semble que le meilleur moyen de réduire l'influence du
français en la matière et de forcer le lecteur à se poser
des question et à comprendre le contexte au-delà des mots pris
isolément est de ne pas traduire ce mot.
La première chose dont il faut se souvenir pour tenter de comprendre dialegesthai, c'est à la fois de la pluralité des sens
du préfixe dia-, rappelée dans la note 43 à propos de dianoia (« réflexion »), et de la multiplicité
des sens de logos/legein. La question est de savoir
si le dialegesthai se limite à la pratique de l'échange verbal entre plusieurs personnes, c'est-à-dire à l'art de « dialoguer » au sens que ce mot a pris en français,
au besoin selon une technique particulière qui resterait à préciser, auquel cas on ne verrait
pas trop bien ce qui différencierait Socrate des rhéteurs auxquels il
s'opposait, sinon une technique oratoire différente, ou s'il a un sens plus large ne se limitant pas aux échanges interpersonnels au moyen de paroles prononcées, ce qui ouvrirait la voie à une compréhension de dialegesthai ne se limitant justement pas à des questions de techniques oratoires. Il faut alors se rappeler les propos de l'Étranger d'Élée en Sophiste, 263e3-8, mentionnés à la note 43, où l'étranger définit la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même, faisant écho aux propos de Socrate en Théétète,
189e6-7, où il définit le penser (to dianoeisthai) comme « un discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même
à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros
autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi) ». Bref, il semble bien que, pour Platon, dans certains contextes au moins, le logos et le dialegesthai ne se limitent pas à l'expression vocale sonore mais peuvent inclure de dialogue intérieur. Et notons d'ailleurs que cette idée
d'un dialegesthai qui resterait intérieur ne serait peut-être
qu'un retour aux sources, car les 5 utilisations de ce verbe recensées
chez Homère renvoient toutes les 5 à un même vers utilisé
5 fois à l'identique (Iliade,
XI, 407 ; XVII,
97 ; XXI,
562 ; XXII,
122 et XXII,
385), formule toute faite comme on en trouve plusieurs chez lui, dont le
texte est le suivant :
Alla ti è moi tauta philos dielexato thumos;
qu'on peut traduire par :
Mais pourquoi mon âme discute-t-elle
ainsi avec moi ?
Cette formule est chaque fois mise dans la bouche d'un personnage différent
(Ulysse, Ménélas, Agénor, Hector et Achille, respectivement),
mais toujours, sauf pour la dernière, dans le cadre d'un « monologue »
intérieur introduit par une autre formule toute faite :
Ochthêsas d' ara eipe pros hon
megalètora thumon :
« Ô moi egô(n)...
c'est-à-dire :
Affligé, il dit alors à
son âme au grand cœur :
« Pauvre de moi...
et dans lequel le héros balance entre deux options. Et si, lorsque la
formule est utilisée par Achille (dernière occurrence), c'est
dans le cadre d'un discours aux Achéens devant le cadavre d'Hector qu'il
vient de tuer, il n'en reste pas moins qu'elle introduit au milieu de ce discours
un a parte où Achille rentre en lui-même pour se remémorer
le triste sort de son ami Patrocle. Bref, pour Homère, le dialegesthai est exclusivement « intérieur », et implique le seul thumos du héros (mot que j'ai traduit, dans les vers d'Homère, par « âme »,
et qui sert, chez Platon, à désigner la partie médiane
de la psuchè, de l'âme, celle qui justement est tiraillée
entre la voix du logos/raison et celle des « passions (epithumiai) »).
Or tout Athénien du temps de Socrate ou de Platon, qui avait passé
son enfance à mémoriser les vers d'Homère en apprenant
à lire, ne pouvait pas ne pas avoir présent à l'esprit
ce vers passe-partout, lorsqu'il entendait parler de dialegesthai, même
si le mot avait trouvé d'autres emplois depuis. Retenons de tout cela que, lorsque le Socrate de Platon parle ici du « pouvoir du dialegesthai », il ne limite sans doute pas cette activité aux échanges de paroles entre personnes.
Il ne faut toutefois pas sous-estimer l'importance déterminante de cette pratique (le « dialogue » au sens usuel) pour Platon, qui en a fait la forme privilégiée de tout son œuvre écrit, car c'est elle, et elle seule, qui permet de s'assurer de l'« objectivité » de ce que nous mettons derrière certains au moins des mots que nous employons, c'est-à-dire du fait que ce ne sont pas de pures créations de l'esprit de celui qui utilise ces mots sans réalité extérieure. Et donc, même si l'activité du dialegesthai requiert une intériorisation du « dialogue » qu'elle implique, elle ne peut se passer de la confrontation verbale avec d'autres. Si l'on y réfléchit bien, le logos n'existe, et n'a pu prendre naissance, qu'en vue du dialegesthai compris comme pratique du dialogue interpersonnel permettant la coopération dans l'action entre individus vivant en société, et chacun de nous ne peut apprendre à parler que dans le dialogue avec ses proches, même si, au début, ce dialogue se réduit à de simples mots accompagnant des gestes avec un enfant qui, justement, ne parle pas encore, ou seulement de manière fragmentaire. Mais apprendre à parler n'implique pas de comprendre le pouvoir du dialegesthai et le rôle des mots dans notre appréhension du monde qui nous entoure. Et c'est justement de tout cela dont il est question aussi bien dans l'analogie de la ligne (vision statique) que dans l'allégorie de la caverne (vision dynamique). L'étape ultime qui correspond au second sous-segment du perçu par l'intelligence, ce n'est donc rien d'autre que de comprendre comment fonctionne le logos et à quoi sa pratique dans le dialegesthai nous donne accès au-delà des images qu'en apprenant à parler, nous avons associé aux mots que nous employons pour en faire des eidè, mais des eidè encore très rudimentaires.
Mais pour bien comprendre tout cela, et ce que Platon entend plus précisément par dialegesthai, dont il fait le savoir ultime auquel doit accéder le philosophos selon son cœur, qui n'est certainement pas celui dont il fait le portrait dans la digression du Théétète, qui fuit l'échange avec ses concitoyens, c'est-à-dire justement le dialegesthai, en se retirant dans sa tour d'ivoire, il faudra attendre qu'il nous fasse décrire
un peu mieux par son Socrate ce qu'il met derrière ce mot à la
fin du livre VII, car, pour être en mesure de le comprendre, il faut d'abord avoir balayé ce que ça n'est pas, tout ce qui hante le premier segment du perçu par l'intelligence en se faisant passer pour « savoir » (epistèmè) et n'est en fait que « vagabondage » dans les méandres du logos (dianoia) ne menant à rien de bénéfique pour ceux qui les pratiquent et pour leurs concitoyens (arithmétique, géométrie, etc.) tant qu'ils les utilisent seulement pour résoudre des problèmes ponctuels et non pas en vue d'une appréhension globale et cohérente de notre univers visant à comprendre ce qui est bon pour nous en tant qu'êtres humains (to agathon) en cette vie, individuellement et collectivement. Et comme ce qui spécifie l'être humain, c'est le logos, l'« excellence » (aretè) pour un être humain, c'est de savoir tirer au mieux parti du logos. La suite de la réplique va nous préciser quelle est la bonne manière de tirer le meilleur parti possible du logos par une utilisation du dialegesthai dont les dialogues de Platon nous donne de brillants exemples.
Quand on a compris cela, on voit qu'il est pratiquement impossible de traduire ici logos
et dialegesthai sans fermer des portes que Platon a pris soin de laisser ouvertes. Mais si l'on veut à tout prix traduire, il faut le faire avec des mots qui soient le moins spécialisés et « techniques » possible, et donc en particulier éviter toute référence à la « dialectique » et ne pas restreindre logos au domaine de la seule raison. De ce point de vue, c'est encore la traduction de Pachet (comme souvent), qui traduit logos par « discours » (moins technique que « raisonnement » et plus ouvert que « raison ») et dialegesthai par « dialogue », qui est la moins mauvaise de celles que j'ai citées au début de cette note. (<==)
(48) « Faisant » traduit littéralement le grec poioumenos, participe présent moyen du verbe poiein, « faire », dont il a déjà été question aux notes 21 (à propos de l'expression tèn methodon poioumenè qui clot la phrase éliptique dans laquelle Socrate introduit les deux démarches propres au segment du perçu par l'intelligence), 35 et 38 (à propos de l'expression tous logous poiesthai). Ce sens du moyen poieisthai revient ici à quelque chose comme « se faire l'idée que ». (<==)
(49) Première partie de l'explicitation de la démarche constituant la bonne utilisation du logos : le rôle qu'y jouent les hupotheseis (« soutiens »). On a vu que, dans la première démarche, celle pour laquelle les géomètres servent d'exemple, ces hupotheseis, c'est ce qui est supposé connu au départ et dont on ne cherche pas à rendre des comptes (logon didonai) parce qu'on le considère évident. Mais en fin de compte, dans la mesure où ce dont on parle se manifeste par des logoi, ce qui est donné, ce sont les mots avec lesquels sont constitués ces logoi, des mots comme « carré », « angle », « diagonale » dans l'exemple pris par Socrate, et le fait de ne pas vouloir donner d'explications (une traduction possible de logon didonai) à leur sujet revient à dire qu'on ne fait pas la distinction entre un mot et ce qu'il désigne et qu'on se contente d'utiliser les mots dans leur sens usuel dans le contexte en cause sans chercher à savoir vraiment ce qu'ils recouvrent. En d'autres termes, l'association d'un eidos à un mot est inconsciente et l'on ne cherche pas à remettre en cause cet eidos quand on utilise le mot. Dans la seconde démarche au contraire, ces hupotheseis ne sont pas des principes/points de départ (archai) considérés en tant que principes comme intangibles mais réellement de simples soutiens, puisqu'il faut bien s'appuyer sur quelque chose pour progresser, mais des soutiens que rien n'interdit de remettre en cause si le raisonnement l'exige, c'est-à-dire s'ils ne sont pas suffisamment stables pour servir de points d'appui fermes pour progresser ou, dit autrement, si le sens des mots sur lesquels on s'appuie n'est pas suffisamment établi et partagé pour permettre de progresser constructivement dans le dialegesthai. Socrate parle à leur propos de « voies d'approche » (epibaseis) et de « tremplins » (hormas). Epibasis, formé du préfixe epi- (« sur, vers ») et de basis, « marche », nom dérivé du verbe bainein, « marcher », veut dire au sens premier « action de marcher sur, ou vers », soit « approche », ou « attaque », ou encore « moyen d'approche, accès ». Le sens premier de hormè est « élan, assaut, effort, départ ». Le mot peut aussi vouloir dire, au sens moral, « impulsion, désir, ardeur, zèle ». Ces termes sont explicitement opposés à archè (« principe ») utilisé à propos de la première démarche. Ils évoquent l'idée du départ d'un mouvement en mettant l'accent sur le mouvement résultant, sur l'énergie mise en jeu, mais sans accorder de valeur particulière au point de départ, comme le fait archè en en faisant un « principe ». Il faut bien partir de quelque part et s'appuyer sur quelque chose pour avancer, mais ce qui compte, ce n'est pas le point de départ mais l'énergie qu'on déploie et l'aptitude à s'élever à partir des soutiens servant de simples points d'appui initiaux. C'est ce que cherche à rendre ma traduction d'hormè par « tremplin », qui image la notion d'« impulsion », l'un des sens de ce mot, en cohérence avec ma traduction d'hupothesis par « soutien » et fait écho aux propos de Socrate dans se description de la première démarche, lorsqu'il dit que ceux qui la pratiquent « n'[on]nt pas le pouvoir de s'élever plus haut que les soutiens » (511a5-6), c'est-à-dire, si l'on revient à l'idée que ces hupotheseis (« soutiens ») sont les « soutiens » des logoi, c'est-à-dire les mots, de se libérer de l'emprise des mots. Dans cette perspective, ce qui est décrit ici, c'est une démarche qui prend appui sur les mots pour s'élever jusqu'à ce dont les mots ne sont que des « représentations » (même pas ressemblantes) et qui est susceptible de leur donner sens et de régler leur usage, les « étants » eux-mêmes, ou plutôt les ideai qui en sont la perception intelligible accessible aux êtres humains par « le pouvoir du dialegesthai » (hè tout dialegesthai dunamis), qui, du fait des limites de la nature humaine, qui n'est pas la nature divine et donc ne peut pas tout, n'est pas en mesure de leur donner accès aux auta (« les ça-même »). (<==)
(50) Deuxième partie de l'explicitation de la démarche constituant la bonne utilisation du logos : le principe (archè) cible. Le texte
grec traduit par « allant jusqu'à ce [qui n'est] soutien de rien, vers le principe (directeur) du tout » est mechri tou anupothetou epi tèn tou
pantos archèn iôn. On a bien ici, avec mechri tou anupothetou (« jusqu'à l'anupotheton ») et epi tèn tou
pantos archèn (« vers l'archè du tout »), deux compléments
distincts du verbe iôn (allant) introduits par deux prépositions
différentes de sens voisin :
- mechri avec le génitif signifie « jusqu'à »
et introduit tou anupothetou, génitif neutre singulier, qui constitue
donc un adjectif substantivé (comme « le beau », to kalon,
ou « le bon », to agathon) ;
- epi avec un accusatif, dont le sens est beaucoup plus large, à
partir du sens premier de « sur », et qui peut signifier « à
travers » ou encore « dans la direction de, vers », et aussi « jusqu'à »,
qui introduit tèn archèn, accusatif féminin singulier.
Cette reformulation disjoint donc ce qui était joint dans la première
formulation, qui parlait d'aller ep' archèn anupotheton, qui pourrait se traduire littéralement par « jusqu'au principe posé sous rien » et que j'avais explicité sous la forme « jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien », faisant
de to anupotheton (ici au génitif tou anupothetou appelé par la préposition mechri, « jusqu'à ») un autre nom de la cible visée (« le posé sous rien ») à côté de hè archè (« le principe », ici à l'accusatif tèn archèn, appelé par la préposition epi, « vers »), cette fois qualifié de principe « du tout » (tou pantos). Cette manière de découper l'énoncé permet de mieux mettre en valeur chacun de ses éléments et de mieux faire comprendre ce que Socrate entend par archè (« principe (directeur) ») dans le cadre de cette démarche. Partant de soutiens (hupotheseis), c'est-à-dire de quelque chose qui est sous autre chose et sur lequel on peut s'appuyer pour s'élever vers autre chose de plus haut, la démarche ici décrite progresse jusqu'à quelque chose qui n'est sous rien (anupotheton, où a-n-(h)upo, combinaison du alpha privatif et de la préposition hupo (« sous »), veut en effet dire étymologiquement « pas sous »), c'est-à-dire constitue le sommet indépassable vers le haut de la progression. Et ce principe (archè)/sommet est en plus qualifié maintenant de principe du tout (tou pantos), étant entendu que, puisqu'on est dans l'intelligible, c'est un principe d'intelligibilité, et non pas d'existence, quoi que cela veuille dire. C'est donc le principe (au singulier) qui donne sens à tout (pan) le reste.
Socrate oppose donc une démarche, celle associée au premier sous-segment du perçu par l'intelligence, qui progresse dans le temps d'un début (archomenoi, 510d1, qui résonne avec archè et en explicite le sens dans ce contexte, celui de simple commencement, comme je l'explique dans la note 31) à une fin (teleutôsin, 510d2, qui résonne avec le teleutè de 510b6 et en explicite le sens dans ce contexte, celui de simple terme de la démarche entreprise) sur un chemin que l'on peut imaginer horizontal (selon l'axe du temps) et « pavé » d'hupotheseis mises les unes après les autres pour soutenir les « marcheurs », qui avancent sans s'élever (« comme n'ayant pas le pouvoir de s'élever plus haut que les soutiens », 511a5-6), à une démarche, celle associée au second sous-segment du perçu par l'intelligence, qu'on peut imaginer comme l'ascension du bas vers le haut, donc verticalement, d'une pyramide donc chaque étage « soutient » l'étage supérieur jusqu'à un dernier étage qui, lui, ne soutient rien puisqu'il n'est posé sous rien (an-upo-theton au sens étymologique), ascension dans laquelle ce n'est pas l'axe du temps qui est important (bien enchaîner les étapes du raisonnement), mais la progression dans la compréhension, mot qui doit être compris ici en gardant présent à l'esprit son sens d'« inclusion » (comme dans « taxes et service compris »), et donc dans laquelle ce n'est pas tant l'ordre dans lequel on avance dans le raisonnemment (dimension temporelle) qui est important que le résultat auquel on arrive, idéalement le « principe du tout », qui n'est pas un point d'arrivée où l'on s'arrête comme si l'on était arrivé au bout de la démarche, comme le font ceux dont parle Socrate un peu plus loin en « décodant » l'allégorie de la caverne, qui, arrivés au terme de l'ascension hors de la caverne et à la contemplation du soleil, « pens[ent]
avoir déjà été transportés vivants dans les
îles des bienheureux » (519c5-6) et « ne [veulent] pas redescendre
vers [l]es prisonniers » (519d4-5), mais un point de vue (au sens des guides touristiques) à partir duquel on englobe tout le paysage et l'on peut tout comprendre, donnant à ceux qui l'atteignent « une visée unique,
en considération de laquelle il leur faudr[a] tout faire de ce qu'ils
fer[ont] dans la vie privée comme dans la vie publique » (519c2-4), et en particulier résoudre le problème qu'ils s'étaient posé au départ, auquel il faut bien revenir. Cette progression verticale est illustrée par l'allégorie de la caverne, qui ne la limite pas au second sous-segment du perçu par l'intelligence, mais l'élargit à la progression à travers les quatre sous-segment, ce qui incite à dessiner la ligne comme verticale et non pas horizontale comme on le voit le plus souvent (que la progression entre les segments successifs se fasse dans le sens d'une ascension, c'est-à-dire verticalement, n'interdit pas que le cheminement dans l'un de ces segments, par exemple dans le premier segment du perçu par l'intelligence l'« errance » de la dianoia, se fasse horizontalement tant qu'on n'a pas compris qu'on n'était pas arrivé au sommet).
Mais ce « principe du tout » qui rend tout intelligible et ne sert de soutien à rien qui serait au-dessus de lui, quel est-il ? Je l'ai déjà dit, c'est le bon (to agathon) ou à tout le moins, pour nous, êtres humains, l'idea du bon (hè tou agathou idea), qui est la manière dont le bon lui-même (auto to agathon) est susceptible de se manifester à nous du fait de notre nature humaine. Le Socrate de Platon ne le dit pas explicitement et nous laisse le soin de le découvrir (ça fait partie de l'ascension !), mais étant donné la position de ce passage dans la République,
au cours d'une discussion sur « l'idée du bon (hè tou agathou idea) » (cf. 505a2), entre l'analogie
du bon et du soleil, que cette section prétend compléter,
et l'allégorie de la caverne que Socrate nous
explique aussitôt comme une image de la marche de l'âme
vers cette « idée du bon » (cf. 517b9-c1), et la manière dont est introduite l'analogie de la ligne elle-même, qui présente le premier segment, celui du vu, comme image du « royaume » du soleil et le second, celui du perçu par l'intelligence, comme image du « royaume » du bon (cf. 509d), cette réponse ne fait pas de doute. Et d'ailleurs, son caractère anupotheton (« soutien de rien ») est mis en évidence par Socrate dès
le début de la discussion, en 505d5-9 :
si les hommes peuvent se contenter de ce qui a seulement l'air (dokein) beau ou juste sans l'être vraiment, personne
ne se satisfera de ce qui a seulement l'air bon (agathon), mais ne l'est pas en vérité. Bref, le bon lui-même n'est pas
recherché en vue d'autre chose qui lui serait supérieur, comme quand la justice, ou son apparence, est recherchée en vue des honneurs ou du pouvoir ou de la richesse, mais c'est en vue de lui que tous font ce qu'ils
font. Ce qui est objet de discussion, ce n'est pas de savoir s'il est vrai que tout être humain recherche toujours
ce qui est (ou lui paraît) bon pour lui, ce qui, pour Socrate, est une évidence (que certains, le comprenant mal, en particulier du fait de leur traduction d'agathos par « bien » en pensant exclusivement au « bien » moral et de leur oubli du « pour lui », qualifient de « paradoxe »), mais ce qui est réellement bon pour lui. Comprendre quoi que ce soit, puisque chacun de nous agit toujours en vue de ce qu'il pense, à tort ou à raison, être le meilleur pour lui d'entre les différentes options entre lesquelles il a le choix, c'est comprendre en quoi ça peut être plus ou moins bon pour lui. Et dans la mesure où nous sommes par nature faits pour vivre en société (ce qui a justement rendu possible le logos à travers le dialegesthai), cette recherche du bon pour moi ne peut faire l'économie du dialegesthai puisque les autres peuvent contrecarrer mes plans pour atteindre ce que je pense bon pour moi si eux ne le pensent pas bon pour eux et ont les moyens de m'empêcher de l'atteindre ou de rendre cette atteinte plus difficile pour moi et en réduire ou annuler le caractère bénéfique pour moi.
Ayant dit ceci, il peut être intéressant de revenir maintenant à la
version d'Aristote du principe anupotheton, à laquelle j'ai fait
allusion dans la note 21. Dans le passage cité
(Métaphysique,
Gamma, 1005a19-b34), on voit le bon élève faire des efforts
intenses et pourtant infructueux pour tenter de s'élever jusqu'à
un « principe » qui réponde aux critères que suggère
Platon : il a bien compris que ce « principe » n'était pas
spécifique à tel ou tel domaine d'investigation et que donc il
n'était pas de ceux dont les géomètres ou les arithméticiens
(« oute geômetrès out' arithmètikos... », 1005a31)
s'inquiètent ; il a bien compris qu'il transcendait l'ordre du « physique »,
et qu'il ne pouvait donc être atteint par les « physiciens » (« tôn
phusikôn enioi », 1005a32)
qui pensent que la phusis est le tout de l'être ; il a bien
compris qu'il était de l'ordre du logos et que c'était
au philosophos de le rechercher ; mais hélas ! chez
lui, le dialegesthai est devenu sullogizesthai dans le sens le
plus technique du terme (« raisonner par voie de syllogismes »), le
philosophe doit se mettre en quête des « principes de l'art du
syllogisme (peri tôn sullogistikôn archôn) », anupotheton est pour lui synonyme de « certain (bebaios) » et implique que ce principe « ne doit pas être une hypothèse (touto ouch hupothesis) » (1005b15),
et ce qui, dans cette perspective, est pour lui le premier et le plus certain
des principes c'est le principe de non contradiction ! Bref, il exhibe un principe de raisonnement là où Platon attend un principe d'intelligibilité. Le principe de non contradiction ne permet de rien comprendre, il permet seulement de raisonner juste, et ce que n'a pas compris Aristote, c'est qu'il ne suffit pas de raisonner juste pour être dans le vrai car ce sont les « étants » qui imposent leur vérité aux raisonnements et au logos et non pas les raisonnements qui, quand ils sont justes, imposent leur conclusions au faits. Platon ne conteste pas qu'il faille bien raisonner pour progresser dans la connaissance et d'ailleurs, il parle lui-même de sullogizesthai dans l'allégorie de la caverne, en 516b9, mais c'est après que le prisonnier libéré ait atteint le terme de son ascension et ait contemplé le soleil/idea du bon, pour tirer les conséquences de sa compréhension de cette idea pour comprendre le rôle qu'elle joue dans tous les domaines, et en employant le verbe dans un sens probablement moins « technique » et plus général qu'Aristote, celui de « raisonner » ; il conteste le fait qu'il suffise de raisonner juste pour arriver à la vérité. Et c'est précisément ce qu'il a cherché à faire comprendre à Aristote (et que celui-ci semble n'avoir pas compris) à travers
la leçon du Parménide, dans lequel il a pris la peine
de choisir comme pâle interlocuteur de Parménide dans son « jeu
fastidieux » un homonyme de son élève, un jeune Aristote,
pour un exercice de pure logique dans lequel Parménide (et derrière lui Platon) démontre avec autant
de rigueur tout et son contraire, faute de s'entendre dans chaque cas avec ses interlocuteurs sur le sens qu'il faut donner aux mots qu'il utilise, et en particulier à des mots aussi abstraits que « être/étant (on), « un (en, neutre de eis) », ou encore ousia (qui ne semble pas avoir fait partie du vocabulaire du Parménide historique, mais fera fortune avec Aristote), au contraire de la « dialectique » que pratiquera
l'étranger d'Élée dans le Sophiste (il me suffit d'ouvrir
les yeux pour voir que « Théétète est assis » est
vrai et « Théétète vole » est faux, cf. Sophiste,
263a-b, et cela me suffit à prouver l'existence du discours faux). Le principe de non contradiction ne peut être le « principe du tout » au sens où l'entend ici le Socrate de Platon, pour la simple raison qu'il est de l'ordre des moyens, et plus précisément des moyens pour les êtres humains de faire bon usage du logos qui les spécifie, et non des fins auxquelles doit leur donner accès le logos, qui supposent une compréhension du tout dans lequel ils s'insèrent. Il n'est donc tout au plus qu'une partie du mode d'emploi de notre intelligence (noûs), de notre raison (logos), et il ne peut donc tout au plus que contribuer à nous permettre, à nous les hommes et à nous seuls, de faire bon usage de ce qui nous spécifie en tant qu'hommes pour comprendre et expliquer ce qui nous entoure et préexiste à nous. Il ne peut donc en aucune manière être principe du tout, et ne peut même pas à lui seul nous permettre de comprendre le tout sans le recours à l'expérience, car, comme je viens de le dire, ce n'est pas le logos, le langage, ni même la logique, qui impose ses règles au tout, mais au contraire le tout qui impose ses résultats, constatables et vérifiables à travers les données de l'expérience, au raisonnement, au logos, qui ne fait qu'en rendre compte. C'est exactement cela que Platon cherchait à faire comprendre à Aristote, et à tous ses lecteurs, par l'exemple, avec le Parménide : à première vue, une succession de raisonnements menés sur les mêmes concepts (« un » et « être ») avec la même rigueur logique, semble arriver à des conclusions contraires les unes aux autres et ce n'est que lorsqu'on réalise que ces mêmes mots en sont pas pris dans le même sens d'un raisonnement à l'autre, comme le montre bien Mitchell H. Miller, Jr (dans Plato's Parmenide, The Conversion of the Soul, Princeton University Press, Princeton, 1986), que l'on peut faire disparaître les contradictions et trouver une cohérence d'ensemble à leur enchaînement dans une lecture « au second degré », ce qui montre bien que c'est au-delà des mots (dia logos) dans ce qu'ils cherchent à « imager » et non pas dans les mots et la logique qu'il faut chercher la vérité. Aristote se rend d'ailleurs plus ou moins compte du problème que pose son choix du « principe du tout », puisqu'il commence son exposé
en parlant non de « principe (archè) », mais de « ce
qu'on appelle axiomes (axiômatôn) en mathématiques »,
et en se demandant si c'est du même ordre, et dans le champ d'investigation
de la même epistèmè que l'ousia (cf. 1005a20) : en cherchant à rapprocher axiôma, dont le sens premier est « prix, valeur, estime », d'ousia, dont le sens premier est « propriété, fortune, richesse », il semble vouloir caresser Platon dans le sens du poil en s'élevant dans l'abstraction à propos de ce qui fait la « richesse » des êtres, en passant d'un terme, ousia, qui évoque une « richesse » toute matérielle, terrienne ou monétaire, à un terme, axiôma, qui évoque une « valeur » beaucoup plus abstraite, d'ordre qualitatif plus que quantitatif, qui renvoie aux idées de « convenance », d'« estime », de « considération » (les axiômata des mathématiciens sont des propositions qui valent par elles-mêmes, sans qu'il soit besoin de chercher à les démontrer, donc qui ont une « valeur » propre), mais en même temps, il semble pencher du côté des Pythagoriciens, en allant chercher dans les mathématiques les principes ultimes du tout, alors que pour Platon, les mathématiques, tout autant que la logique chère à Aristote (qui a fini par être absorbée par les mathématiques, puisque la théorie des ensembles propose une reformulation des règles de la logique d'Aristote à travers les règles d'inclusion des ensembles, et que l'algèbre de Boole permet de transformer en opérations arithmétiques des opérations logiques), restent de l'ordre de moyens et ne peuvent tout au plus que nous aider à comprendre des « comment ? », mais jamais des « pourquoi ? », alors que les seules questions qui devraient nous intéresser sont celles qui concernent les « pourquoi ? » : pourquoi vaut-il mieux pour nous faire ci que ça ? C'est la « valeur » impliquée par les questions de ce type qui seule devrait nous importer, et cette valeur est ce que nous appelons tous « bon », sans pour autant être d'accord sur ce qui est « bon » pour nous. Quant à savoir si ce principe, dont Aristote voudrait faire le principe du tout, est certain et incontestable, il est le premier à nous en faire douter, puisque, pour l'affirmer irréfutable,
il est déjà obligé de contester que certains,
dès avant lui, aient voulu le mettre en doute (en 1005b25,
il met en doute la parole de ceux qui prétendent qu'Héraclite
le mettait en doute). Et l'on sait que depuis, d'autres ont tenté, avec
plus ou moins de succès, de développer des logiques qui s'affranchissent
de ce principe... (<==)
(51) « Ayant mis la main dessus » traduit le grec hapsamenos autès. Le verbe haptesthai, dont hapsamenos est le participe aoriste, signifie au sens premier « toucher, mettre la main à », et est à l'origine de mots comme aptos, « tangible », et apsis, « le toucher ». Il peut se traduire par « atteindre », mais il m'a semblé important de garder dans la traduction le caractère « tangible » que Platon cherche à donner à son « principe du tout » par le choix de ce verbe. Il y a là une manière de plus de suggérer qu'il ne s'agit pas d'une pure « invention » de notre esprit, mais de quelque chose qui lui est, sinon « extérieur », du moins « transcendant » en ce que son existence ne dépend pas de nous. (<==)
(52) « Y
rattachant en retour ce qui s'y rattache » traduit le grec palin
au echomenos tôn ekeinès echomenôn. Cette formule pose
un problème de traduction, en ce sens qu'elle utilise deux fois le participe
présent moyen du verbe echein, dont le sens premier est « posséder,
tenir, retenir », et de là « avoir », dans deux rôles
différents : d'une part en tant que verbe ayant pour sujet le autos
ho logos du début de la phrase, dans une série de propositions
utilisant des verbes au participe présent ou aoriste pour décrire
les étapes successives du processus suivi par le logos (iôn,
« allant » ; apsamenos, « ayant mis la main dessus » ; echomenos, « rattachant » ; et un peu plus loin, proschrômenos,
« se servant en plus ») ; d'autre part, en tant que complément d'objet
(au génitif pluriel tôn echomenôn) de ce participe présent, au neutre, et substantivé par l'article.
Il n'est pas rare de trouver en grec une tournure où l'on utilise comme
complément d'objet direct d'un verbe le nom de même racine que
le verbe, mais le problème vient ici de la multiplicité des sens
possible de echein, et de la difficulté d'en trouver un qui convienne
aux deux emplois, actif (pour traduire le moyen echomenos) du point de vue du logos et passif du point de
vue de ce sur quoi il exerce son action. Le sens qui semble convenir ici parmi ceux qui commandent un complément au génitif, est
un sens qui dérive de « tenir » par l'idée de proximité,
de contiguïté, qui est celui de « suivre immédiatement ».
Ainsi, ta echomena, c'est « ce qui suit », ou « ce qui se
rattache à » quelque chose qui est venu auparavant, ou « ce qui
concerne » quelque chose ou quelqu'un. J'ai choisi parmi ces traductions
possibles une qui permettait de garder le même verbe pour les deux emplois
de echomenos.
Ce qu'il est important de noter, c'est que l'accent n'est pas mis par ce
verbe sur l'idée d'un processus déductif rigoureux qui conduit
du principe à ses « conséquences », mais plutôt
sur l'idée de proximité : une fois le principe trouvé,
on cherche ce qui est dans son voisinage (un des sens possible de hoi echomenoi,
c'est « les voisins »). Si l'on veut traduire
par « tirant les conséquences de celui-ci », ou quelque
chose d'approchant, c'est en se souvenant de l'étymologie de « conséquence »,
dans laquelle on retrouve le verbe latin sequi, « suivre ». (<==)
(53) « Il
redescende jusqu'à une fin » traduit le grec epi teleutèn katabainèi.
Dans la première formulation de la description des deux segments du noèton,
Socrate caractérisait le processus mis en œuvre dans le premier sous-segment par
le fait qu'il progressait, non pas ep' archèn, mais epi teleutèn. Or ici, en explicitant la démarche caractéristique du second sous-segment, il la fait arriver, elle aussi, jusqu'à une teleutèn. Une fois encore, comme dans la reformulation de la démarche caractéristique du premier sous-segment, où il utilisait les termes eidos (cf. note 27) et methodos (cf. note 28) qu'il avait dans sa formulation synthétique réservés à la démarche propre au second sous-segment, Socrate intervertit certains mots entre les deux démarches, pour nous montrer que ce ne sont pas ces mots qui sont caractéristiques de l'une ou l'autre des deux démarches, ne serait-ce que parce que le même mot peut avoir des sens différents dans des contextes différents et que ce sont les relations établies entre les mots utilisés qui sont plus importantes que les mots en eux-mêmes et que ce sont elles qui permettent de préciser le sens de chacun d'eux. Ainsi, nous avons vu dans la note 31 comment le contexte nous permettait, à partir de l'utilisation des verbes archein (dont dérive archè) et teleutan (dérivé de teleutè) dans la description donnée par Socrate de la démarche du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, de comprendre les mots archè et teleutè dans ce contexte, à savoir, dans le sens purement temporel de « début » et « fin », sans que cela empêche que, dans la première description de cette même démarche, lorsque Socrate dit qu'elle ne conduit pas ep' archèn (« jusqu'à un archè ») en opposant cela au fait que la seconde conduit, elle, ep' archèn, il faut comprendre archè dans le même sens dans les deux cas et, puisque ce mot est utilisé avec la préposition epi (vers »), ce sens ne peut pas être celui d'un commencement temporel, mais plutôt celui, abstrait, de « principe ». Mais remonter jusqu'à un principe, surtout si ce principe est principe « du tout », n'empêche pas que cette remontée est faite dans le cadre de logoi se déployant dans le temps et ayant donc un début et une fin, et qu'ils ont été entrepris dans un certain but, en vue d'une certaine fin (teleutè) et que la remontée vers le principe ne doit pas faire oublier la redescente vers la ou les réponses aux questions qui ont été à l'origine cette utilisation particulière de la démarche.
Et c'est délibérément que Platon semble jouer avec nos nerfs en cassant dans sa reprise les « codes » qu'il semblait avoir fixés dans son explication initiale en nous laissant penser que certains mots seraient spécifiques à l'une ou l'autre des démarches et en utilisat ces mots à propos de l'autre démarche, justement pour nous faire comprendre par l'exemple que ce ne sont pas les mots qui sont importants mais ce à quoi ils renvoient déduit du contexte et des relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres.
Ayant compris cela, si l'on cherche à utiliser le vocabulaire pour déterminer ce qui est le propre de chaque démarche, on voit que le seul mot de la description synthétique de 510b4-9 qui n'est jamais utilisé à propos de la première démarche, ni dans sa description synthétique, ni dans son explicitation, c'est l'adjectif anupotheton, qui est d'ailleurs très probablement un néologisme formé par Platon pour l'occasion, dont le sens ne peut donc se déduire que de son étymologie (« pas posé sous ») et du contexte, ce qui explique que, pour une première, il ne complique pas la tâche du lecteur/auditeur et le réserve à une seule démarche, dont ça fait alors le mot-clé. Dans la description synthétique, cet adjectif qualifie le mot archè (que j'ai traduit par « principe (directeur) »). Or, si ce mot apparaît aussi dans la description synthétique de la première démarche, celle qui caractérise le premier sous-segment du perçu par l'intelligence, et, dans ce cas, comme on vient de le voir, dans le même sens, c'est dans une formule négative, pour dire que cette démarche ne progresse « pas vers un principe (directeur) (ouk ep' archèn) » (et pour cause, puisqu'on a vu dans la note 51 que, pour elle, l'archè est « principe » en tant que point de départ). Et de la même manière, dans la description synthétique de la démarche caractéristique du second sous-segment du perçu par l'intelligence, on trouve une formule négative reprenant un terme utilisé affirmativement pour la première démarche, le mot eikôn (« image »), dans la formule aneu tôn peri ekeino eikonôn (« sans les images [gravitant] autour de ça »). On peut en conclure que ce qui caractérise le mieux chaque démarche, ce n'est pas quelque chose qu'une seule des deux fait (ou utilise) et pas l'autre, mais quelque chose qu'une seule des deux ne fait pas (ou n'utilise pas) alors que l'autre le fait (ou l'utilise). Et ce quelque chose c'est, pour la démarche caractéristique du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, de ne pas chercher à remonter vers un archè qui soit anupotheton, et pour la démarche propre au second sous-segment du perçu par l'intelligence, de ne pas avoir recours aux eikones que procurent à nos sens, et non à notre intelligence, les réalités visibles, nous tirant donc vers le bas et nous faisant retourner dans la caverne avant d'avoir vu tout ce qu'il y avait à voir au-dehors, à commencer par la composante intelligible de ce qui était simplement vu à l'intérieur de la caverne, pour remonter jusqu'à ce principe et en tirer les conséquences.
Dit positivement, ce qui caractérise donc la première démarche, c'est de ne pas pouvoir se passer d'« images » et ce qui caractérise la seconde démarche, c'est de commencer par chercher à remonter jusqu'au principe directeur du tout, le bon, pour s'en faire une idée (c'est-à-dire, pour parler plus rigoureusement, pour tenter de percevoir quelque chose de l'idea qu'il présente à notre intelligences d'êtres humains doués de logos) qui lui permettra de donner à la teleutè vers laquelle elle progressera ensuite, en plus d'un caractère de certitude qui dépendra de la rigueur des raisonnements (dont un des fondements est bien ce principe de non contradiction dont Aristote voulait faire l'anupotheton archè, cf. note 51), et qu'on associe de nos jours à la « vérité » telle qu'on comprend ce mot, un critère de « valeur » qui suppose de se placer sous l'éclairage du bon, principe de valeur des conclusions, et non plus seulement du raisonnement, et seul capable de dévoiler la vérité (a-lètheia, qui signifie au sens étymologique « dévoilement ») des « étants » telle que la comprend Socrate (cf. 508e1-6). En fait, dans sa première formulation, Socrate avait quelque peu occulté cette « redescente » dont il parle ici pour mieux opposer une démarche strictement « horizontale » (qui progresse dans le temps en restant toujours sur le même plan, celui des réalités visibles), qui part de n'importe quelles prémisses fournies par les circonstances et se hâte vers des conclusions concrètes sans moyens d'en apprécier la valeur, quelle que soit la rigueur du raisonnement qui y conduit, bref, qui ne s'intéresse qu'aux « comment ? » et jamais aux « pour quoi ? », à une démarche qui n'entame la phase « descendante » vers des conclusions qu'après avoir cherché comment ce à quoi elle s'intéresse se rattache au principe du tout qui le rend intelligible en permettant d'en déterminet la plus ou moins grande valeur et peut donc orienter nos choix en nous permettant, plus encore que de savoir comment faire ci ou ça, de pouvoir déterminer s'il est meilleur pour nous par rapport à la finalité ultime qui est la nôtre, ce qui est bon pour nous, notre plus grand bien (megiston agathon), de faire ci plutôt que ça. Car la valeur d'une conclusion, ou d'une fin proposée à notre action, ne résulte pas de la seule certitude résultant de la rigueur du raisonnement qui y conduit. La « vérité » n'est pas pour le Socrate de Platon la même chose que cette certitude : ce n'est pas parce que j'ai trouvé le « bon » résultat du problème qui m'était posé et que je suis « certain » de mon raisonnement et des conclusions auxquelles il mène que le résultat est « bon » au sens où l'entend Socrate. C'est une certitude que, si je construis une maison carrée dont le côté a la longueur de la diagonale de ma maison actuelle, cette maison sera deux fois plus grande en superficie, mais cela ne me dit pas s'il est bon pour moi d'engager les dépenses pour me construire une maison deux fois plus grande ; c'est encore une certitude que, si je rapproche deux demi sphères d'uranium enrichi de taille appropriée, je vais déclencher une explosion atomique, mais cela ne me dit pas s'il est bon ou pas pour moi de provoquer cette explosion.
Dans toute cette réflexion, Socrate ne nie pas l'intérêt pratique des conclusions auxquelles peut mener le premier type de démarche par le seul fait qu'il hiérarchise les quatre démarches qu'il nous présente, pas plus qu'il ne condamne, dans le registre du visible, l'observation des ombres et des reflets, qui peuvent même parfois nous être utiles si l'on ne tombe pas dans les excès d'un Narcisse (c'est par exemple la seule façon que nous avons de savoir à quoi ressemble notre visage, ou notre dos). Et de fait, l'allégorie de la caverne qui suit l'analogie de la ligne va tenter de nous faire comprendre qu'il est impossible d'arriver à ce niveau d'appréhension sans s'être préalablement attardé au niveau correspondant au premier segment du perçu par l'intelligence pour accoutumer (sunètheia, 516a5), familiariser notre esprit avec ce qu'il peut « voir » dans l'intelligible. Il veut seulement nous faire comprendre que cette démarche dans le registre intelligible n'est pas la seule possible, ni même la plus importante pour nous et qu'on ne peut en rester là, que celui qui ne va pas plus loin peut peut-être devenir l'homme le plus « savant » du monde, un Hippias capable de fabriquer lui-même tout ce qu'il porte sur lui, de répondre avec assurance à toutes les questions qu'on peut lui poser sur quelque sujet que ce soit, de savoir reconnaître une jolie fille ou une belle vie selon les critères du plus grand nombre de ses concitoyens, mais qu'il ne méritera pas le nom de sophos (« sage
) car son savoir ne sera qu'une « image » de savoir, un « savoir-faire » et non pas un « savoir », puisqu'il lui manquera la connaissance qui lui permettrait de savoir, dans chaque situation, quel est le meilleur pour lui, c'est-à-dire pour son âme, pour lui permettre d'atteindre le vrai bonheur, faute d'avoir pris le temps de remonter vers le principe du tout avant de se hâter vers des conclusions pratiques et de faire des choses parce qu'il peut les faire sans savoir s'il doit les faire (Hippias, tout « savant » qu'il est, se trouve en même temps être le plus « injuste » des hommes selon les critères du Socrate de la République, puisqu'il n'a pas su comprendre que le bien de l'homme, animal doté d'une raison (logikos) et destiné à vivre en société (politikos) passait par le partage raisonné des tâches dans la vie en société). (<==)
(54) Je traduis le grec aisthètos (utilisé ici sous la forme aisthètôi, datif neutre singulier), adjectif verbal dérivé du verbe aisthanesthai (« percevoir par les sens ») comme noètos (« intelligible ») est dérivé du verbe noeisthai (« comprendre ») ou horatos (« visible ») d'horan (« voir »), par « perceptible par les sens » plutôt que par « sensible », qui en serait la traduction la plus naturelle pour l'opposer justement à « intelligible » ou « visible », pour contrer la tendance naturelle dans un contexte platonicien compris de manière « classique » de comprendre ce mot comme désignant une catégorie d'« étants », les « objets/créatures » « sensibles » qui s'opposeraient à une autre catégorie d'« étants », les « intelligibles », dans l'idée qu'un « étant » est soit l'un, soit l'autre, mais jamais les deux, alors que, comme je l'ai dit dans l'introduction dans le « décodage » de l'allégorie de la caverne, pour Platon bien compris, tout ce qui est visible dans la caverne est aussi intelligible hors de la caverne, et que donc pour lui, ces adjectifs, visible (horaton), sensible (aisthèton), intelligible (noèton) caractérisent des manières d'appréhender ce qui s'offre à notre attention, sans exclure, bien au contraire, qu'un même « étant » puisse être perçu de différentes manières, ce qui ne pose pas de problèmes quand il s'agit des cinq sens, et permet donc de regrouper ces perceptions sour un unique terme, « sensible » (aisthètos, employé ici par Socrate), qui recouvre pourtant une pluralité de modes de perception complètement différents les uns des autres, mais semble en poser dès qu'il est question d'intelligibilité, supposée dans la compréhension « classique » (et erronée) de Platon, exclusive de l'appréhension par les sens. Platon ne dit donc pas ici que la méthode associée au second sous-segment du perçu par l'intelligence ne doit pas s'intéresser à tout ce qui est « sensible », c'est-à-dire aux créatures du monde matériel, mais qu'elle ne doit considérer ce qu'elle envisage que dans sa dimension intelligible, en faisant abstraction de tout ce qu'il y a de sensible en cela quand il s'agit d'« étants » perceptibles aussi par les sens.
On notera que c'est la première apparition de ce mot dans l'analogie et qu'ici, et ici seulement, il prend la place d'horaton (« visible »), qu'utilisait jusqu'ici Socrate, justement pour que nous n'ayons pas trop vite l'envie d'opposer « sensible » au sens général à « intelligible », et nous laisser le temps de comprendre qu'il ne parle pas de catégories d'« objets », mais de modes de perception. (<==)
(55) « Ne se servant en plus d'absolument rien de perceptible par les sens, mais qu'avec les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse aussi dans des apparences » traduit le grec aisthètôi pantapasin oudeni proschrômenos, all' eidesin autois di' autôn eis auta kai teleutai eis eidè. Ce membre de phrase fait écho au « sans les images [gravitant] autour de ça, se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à travers elles » (aneu tôn peri ekeino eikonôn, autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè) de la
première formulation concise de 510b4-9, en décrivant, dans des termes voisins successivement ce qu'il ne faut pas faire et ce qu'il faut faire et s'oppose au « ils se servent en plus des apparences vues et se font leurs raisonnements sur elles » (tois horômenois eidesi proschrôntai kai tous logous peri autôn poiountai, 510d5-6) de la description détaillée de la démarche du premier segment, opposition clairement marquée par la réutilisation du même verbe proschresthai (« utiliser en plus », dont proschrômenos est le participe présent et proschrôntai la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent), ici dans une clause négative (sur ce verbe et son utilisation en 510d5, voir la note 34).
Remarquons pour commencer que la description plus détaillée de la démarche associée au second segment du perçu par l'intelligence fournie ici par Socrate distingue deux phases successives dans cette démarche que ne distinguait pas explicitement la formulation synthétique de 510b4-9 : une phase ascendante vers « ce qui n'est soutien de rien, le principe directeur du tout » (ton anupotheton, tèn tou
pantos archèn), suivie d'une phase descendante (katabainèi, cf. note précédente) vers une « fin » (teleutè), et que, dans ce nouveau contexte, le membre de phrase qui nous intéresse, de par sa position dans la phrase, semble ne concerner que la redescente, et non pas l'ensemble de la démarche. Ce n'est qu'à partir de ce qui était dit dans la formulation concise que l'on peut supposer qu'il concerne toute la démarche. Mais en fait, ce problème est un faux problème car la démarche dont il est question ici, au contraire de la première, celle dont les géomètres donnent l'exemple, n'est pas une démarche qui impose un déroulé précis dans le temps. Le principe directeur unifiant (l'idea du bon) une fois trouvé, il n'est pas nécessaire de recommencer la remontée vers lui à chaque fois, mais de voir dans chaque cas particulier comment il l'éclaire et lui donne sens. C'est, comme le suggère le moyen poioumenè (« se faisant ») de la première formulation, celui ou celle qui réfléchit ou mène une discussion, qui trace son propre chemin d'investigation sans être contraint par les règles de la logique et les données du problème à résoudre, mais en profitant de l'éclairage que le principe unifiant projette sur le problème en discussion. Cela ne veut pas dire qu'il doive faire fi de la logique et raisonner n'importe comment, mais que la recherche ne se limite pas à des raisonnements contraints. Les dialogues de Platon, à commencer par les dialogues dits « socratiques », qui déroutent justement les logiciens qui y voient des échecs parce qu'ils n'aboutissent pas à la définition qu'ils pensent être l'objet de la recherche, donnent des exemples de cette manière de procéder : pour chercher à mieux comprendre une notion (par exemple la piété dans l'Euthyphron, ou le courage dans le Lachès, ou, pour prendre des exemples en dehors des dialogues « socratiques », la justice dans la République, ou le sophiste dans le dialogue de ce nom), et non pas simplement en donner une « définition » de quelques mots tout aussi problématiques que celui qu'ils contribuent à définir, on creuse une première piste qui donne un premier éclairage sur ce qu'on cherche à comprendre, dans des échanges qui peuvent être l'occasion de raisonnements logiques parfaitement rigoureux, et, une fois arrivé à une première compréhension, on sort un contre exemple ou on reprend la discussion selon un point de vue différent qui oblige à de nouvelles investigations, qui ne rendent pas caduques les investigations précédentes, mais en relativisent la portée, et ces nouvelles investigations enrichissent la compréhension de ce qui est l'objet de la discussion, et ainsi de suite, chaque reprise ajoutant une lumière nouvelle sur ce à quoi on s'intéresse et permettant de comprendre progressivement qu'il est illusoire de vouloir comprimer le fruit de cette recherche en quelques mots d'une « définition » de type arisotélicien et que ce qui importe, c'est ce qui se forme dans l'esprit de chaque participant au-delà des mots employés, qui est justement de l'ordre des eidè, des représentations mentales de plus en plus riches qu'il associe au mot qui était le soutien (hupothesis) de toute la discussion, et qui seront probablement différentes dans l'esprit de chacun, en fonction de sa compréhension propre de la discussion (l'eidos qu'Euthyphron associe au mot « piété » à la fin du dialogue avec Socrate est sans doute fort différent de celui qu'y associe Socrate, et de celui qu'y associe chaque lecteur du dialogue, lui-même différent d'un lecteur à l'autre).
Ceci étant dit, il convient, pour bien comprendre ce que dit ici le Socrate de Platon, de ne pas perdre de vue ce que j'ai déjà souligné plusieurs fois auparavant, le fait que ce dont il parle dans l'analogie, ce n'est pas de « choses » qui seraient des objets d'investigation spécifiques à un et un seul sous-segment de la ligne (les images, les objets matériels, les objets mathématiques, les formes/idées), mais de modes d'appréhension des mêmes « choses » différents d'un sous-segment à l'autre (l'appréhension par l'apparence visible, l'appréhension par la réalité sensible, l'appréhension par les noms, l'appréhension par le biais d'une « cartographie » des ideai). Et donc, quand il dit qu'il faut « ne se serv[ir] en plus d'absolument rien de perceptible par les sens (aisthètôi) », il ne veut pas dire qu'il faut ignorer tout le monde matériel soumis au changement et ne plus raisonner sur tout ce qui agit sur nos sens, mais qu'il faut ne plus se servir, pour raisonner sur cela aussi, des données fournies par nos sens à propos d'instances spécifiques de ce qui est en cause, des « images » changeantes et ne concernant chaque fois qu'un seul « objet » perçu à un instant donné en un lieu donné. il ne dit pas que la démarche du second sous-segment du perçu par l'intelligience ne s'applique pas à l'homme en tant que créature matérielle, mais que cette démarche ne peut s'appuyer sur les données perceptibles par les sens les concernant. Elle peut s'intéresser pour ce faire à l'exemple de Socrate (ce que font presque tous les dialogues), à condition que ce ne soit pas en s'intéressant à la forme de son nez, à la couleur de ses yeux ou de ses cheveux (qui change avec l'âge), au son de sa voix, à l'odeur de son haleine, etc., ou alors de manière purement incidente, par exemple pour évoquer les liens entre la laideur physique et la beauté morale, ou la différence qu'il y a entre (lui) ressembler physiquement (comme Théétète) et (lui) resssembler par le nom (comme le jeune Socrate, personnage de toute façon imaginaire), dans le but d'éclairer ce qui constitue l'excellence (aretè) pour un être humain à partir du cas de celui que Platon considérait comme « l'homme, d'entre ceux de [son] temps dont [il] av[ait] eu l'expérience, le meilleur (aristos), autrement dit, le plus sensé (phronimôtatos) et le plus juste (dikaiotatos) » (Phédon, 118a16-17, les derniers mots du dialogue qui raconte la mort de Socrate).
Le fait que, dans cette nouvelle formulation, le mot
aisthèton (« perceptible par les sens ») ait remplacé le mot eikones (« images ») de la première formulation, mais que tous les deux soient mis en opposition avec eidè (« apparences »), ne remet pas en cause ce que j'ai dit dans la note 21 sur le fait que les deux mots mis ainsi en opposition devaient se comprendre l'un par rapport à l'autre et que cette mise en opposition devait permettre de préciser le sens à donner à eidos dans ce contexte en le limitant justement aux noèta eidè (« eidè intelligibles »), bien au contraire : les deux termes mis successivement en opposition avec eidos aident à préciser ces restrictions : avec eikôn (« image »), Socrate, choisissant un mot qui a un registre de sens commun avec eidos, comme je l'ai dit dans la note précitée, montrait que ce qu'il avait en vue avec eidos, c'était le sens collectif de ce mot, celui dans lequel il s'oppose justement à eikôn (« image »), celui renvoyant à ce qu'on en commun les différents éléments d'une pluralité à laquelle, de ce fait, on attribue un même nom ou qualificatif qui désigne cette communauté (cf. République X, 596a6-7). En remplaçant maintenant eikôn (« image », qui se comprend spontanément comme en lien avec la vue), par aisthèton (« perceptible par les sens »), Socrate veut nous faire comprendre que les eidè qu'il a en vue sont bien des noèta eidè (« eidè intelligibles ») qui ne s'appuient sur aucun critère de ressemblance d'ordre sensible, mais seulement sur des critères d'intelligibilité, ce qui devrait aller de soi puisqu'on est dans l'intelligible, mais qui va mieux en le disant, et surtout en précisant par contraste ce qu'implique « intelligible », c'est-à-dire « non tributaire des données des sens ». Encore faut-il préciser ce que j'entend par « non tributaires », dans la mesure où ce sont toujours les données des sens, immédiates ou plus lointaines, qui sont à l'origine de nos pensées : la mise au rancart des données des sens invite, comme je viens de le dire, à éliminer le sens individuel d'eidos comme « apparence visuelle d'un unique objet d'attention », où il est presque synonyme d'eikôn (« image ») pour se limiter à son sens collectif et éliminer, ce faisant, toutes les considération liées à la situation dans le temps et l'espace, c'est-à-dire à passer du particulier au général, qui, seul, est susceptible de raisonnements généralisables. Ce que dit donc ici Socrate, lorsqu'il parle de se servir « des eidè elles-mêmes » et « à travers elles et en elles, [de finir] aussi dans des eidè », c'est que, pour raisonner et non pas simplement rendre compte de faits constatés, il faut faire abstraction de tout ce qui est spécifique à une instance particulière, localisables dans le temps et l'espace et fourni par les sens pour se concentrer sur les similitudes et les différences entre instances multiples (d'un même « objet » à des instants différents ou d'« objets » distincts en des lieux et/ou des temps différents), qui sont à la source de notre aptitude à nommer (présente dans les prisonniers enchaînés de la caverne dès le départ, lorsqu'ils sont encore enchaînés), elle-même précondition pour pouvoir raisonner au moyen de logoi. Et la dernière étape de cette progression, c'est celle où l'on se libère de la dernière chaîne, celle justement que nous nous sommes fabriquée nous-mêmes, celle des mots, en devenant capables de raisonner consciemment sur les eidè supposés derrière ces mots en étant capable de reconnaître un même eidos derrière des mots différents et des eidè différents derrière un même mot pris dans des sens différents, pratique pour laquelle Platon a intégré sans le dire explicitement des travaux pratiques dans ses dialogues, et en particulier dans l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne lues comme formant un tout : ainsi, dans l'allégorie, lorsqu'il décrit le premier sous-segment du vu, il l'associe aux « images » (eikones, 509e1) et donne deux exemples de ce qu'il entend par « images », les ombres (skiai) et ce qu'il désigne par le mot phantasmata, en précisant en tois hudasi (« dans les eaux », 510a1) pour nous faire comprendre que ce qu'il a en vue, ce sont les reflets ; mais quand, dans l'allégorie de la caverne, il est à nouveau question, par deux fois, d'ombres, en 515a7 dans la caverne, et en 516a6 hors de la caverne, et que le parallèle entre les deux images (ligne et caverne) nous fait attendre ensuite des phantasmata, nous en sommes pour nos frais dans les deux cas ! Dans la caverne, il est question ensuite d'èchô (l'« écho » des paroles des porteurs renvoyé par la paroi de la caverne, 515b7), et hors de la caverne, d'eidôla (516a7), mais d'eidôla à propos desquelles il précise en tois hudasi (« dans les eaux ») (il revient à phantasmata en 516b5 à propos du soleil, à propos duquel il n'est plus question d'ombres, mais seulement de reflets, et toujours en précisant en hudasin (« dans les eaux »)) ! Il doit donc être clair pour tout lecteur que ce que désigne ici le mot eidôla est la même chose que ce que désignait peu avant, et va désigner quelques lignes plus loin, le mot phantasmata et qu'il s'agit dans tous les cas de ce que nous appelons « reflets » en français. Il s'agit donc bien de deux mots différents renvoyant au même eidos, celui que nous associons au mot « reflet » pour désigner ce que nous voyons sur la surface non troublée d'une étendue d'eau ou dans un miroir (dans l'analogie, à côté des phantasmata « dans les eaux », Socrate évoque aussi ceux qui se produisent sur des surfaces « à la fois compactes, lisses et brillantes » (510a2), c'est-à-dire en particulier des miroirs). Et si l'on veut poursuivre le parallèle jusqu'au bout, on peut remarquer qu'un écho est une sorte de « reflet », mais de reflet sonore et non plus visuel, si bien qu'on peut concevoir un eidos qui se retrouve derrière trois mots, phantasma, eilôlon et èchô, au moins dans certains contextes, évoquant l'idée de « réflexion » d'une onde, lumineuse, sonore ou autre, sur une surface ayant ce pouvoir réfléchissant. Et finalement, pour bien confirmer que phantasma et eidôlon désignent bien la même chose dans l'analogie et l'allégorie, dans le résumé de l'allégorie de la caverne que fait Socrate vers la fin du livre VII, il revient au mot phantasmata (et toujours en précisant en hudasi, 532c1) lorsqu'il rappelle l'étape d'observation de ce qui était désigné par eidôla dans l'allégorie. Et pour un exemple du contraire, un même mot utilisé dans plusieurs sens différents, on peut citer le cas de noèsis, qui est utilisé dans l'analogie, en 511d8, pour désigne l'« affection » (pathèma ; cf. note 74 plus loin dans cette page) que Socrate propose d'associer au second sous-segment du perçu par l'intelligence, celui auquel nous nous intéressons ici, et qui, dans la reprise de l'analogie vers la fin du livre VII, servira à désigner le regroupement des « affections » (pathèmata) associées aux deux sous-segment du perçu par l'intelligence (534a2), ce qui était désigné par noèsis dans l'analogie étant alors désigné par epistèmè (« savoir », 533e8).
Bref,
se servir « des eidè elles-mêmes » et « à travers elles et en elles, [finir] aussi dans des eidè », c'est être capable de raisonner en se libérant non seulement des perceptions sensibles associées à ce sur quoi nous raisonnons, en tant qu'elles se rapportent à des « faits » (pragmata) uniques situés dans le temps et l'espace et dont nous sommes témoins dans l'instant ou conservons des « images » dans notre mémoire, mais aussi de l'emprise des mots que nous utilisons (ce qui n'interdit pas d'associer la couleur « blanc » à la neige, dès lors qu'on pense au blanc comme couleur en général et à la neige comme un phénomène météorologique et non pas comme ce que je vois en ce moment sur le sommet du mont Olympe, c'est-à-dire comme des eidè intelligibles). Et c'est précisément cette libération de l'emprise des mots qui fait la différence entre le premier et le second sous-segment du perçu par l'intelligence : le géomètre qui ne veut pas « rendre raison » (logon didonai) des mots qu'il emploie montre qu'il en est prisonnier et ne sait pas penser ce sur quoi il raisonne autrement qu'au moyen du mot qu'il y associe, s'élever des mots qui lui servent de « soutiens » (hupotheseis) aux eidè qu'il y associe inconsciemment : il a compris que ce dont il parlait et sur quoi il raisonnait ne peut se « voir » que par la dianoia (« pensée »), mais faute de prendre le temps de réfléchir sur ce que c'est, il ne parvient pas à dissocier cela à la fois des mots qu'il emploie et des « images » (eikones) sensible qu'il associe à ces mots et est obligé d'en revenir à ces « images » visibles pour le comprendre.
Et en fin de compte, c'est quoi, pour le Socrate de Platon, le pouvoir du dialegesthai qu'il place au cœur de cette seconde démarche ? C'est non pas tant le fait de pouvoir coopérer dans l'action ou dans la prédiction aléatoire du futur (cf. 516d1-2, dans l'allégorie de la caverne, à propos du prisonnier libéré et sorti de la caverne, se remémorant, après avoir contemplé le soleil, ce qui se passe dans la caverne entre les prisonniers jamais sortis de leurs chaînes), ni même le fait de pouvoir résoudre par le raisonnement des problèmes pratiques ou même théoriques, pour faire ensuite ce qu'on peut faire simplement parce qu'on le peut (la dianoia (« pensée ») sans boussole du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, où dia peut se comprendre dans le sens « de ci, de là »), que le fait de pouvoir, grâce au logos bien utilisé, accéder à ce qui est vrai au-delà des mots (dia logon, en prenant cette fois dia à la fois dans le sens de « au moyen de », dans celui de « à travers » et dans celui de « les uns avec les autres », mais pas dans le sens « de ci, de là ») dans la lumière du bon (hè tou agathou idea), qui nous permet de savoir non pas comment faire ci ou ça, mais s'il est bon pour nous, individuellement et collectivement, de faire ci plutôt que ça, c'est-à-dire non pas chercher à comprendre ce qui est (question qui ne veut rien dire), mais ce qui est bon, avec un regard tourné vers le futur et capable de servir de principe directeur (l'archè anupoteton du Socrate de Platon) à notre action, et non pas vers le passé pour chercher à savoir d'où l'on vient, quelle est notre « origine » (l'archè tel que compris par les géomètres et autres « scientifiques »), question à laquelle nous ne pourrons jamais répondre concernant des faits dont personne n'a été témoin et que nous ne pourrons pas changer, alors que nous pouvons influer sur l'avenir pour le faire évoluer vers le meilleur, bref, nous intéresser à la valeur (ousia) des choses au regard du bon (to agathon) qui est « au-delà de l'ousia » (509b8-9) justement parce qu'il est ce à quoi se mesure l'ousia de chaque « étant ». Et ce travail, nous ne pouvons le faire seul puisque, destinés par nature à vivre en société (ce qui nous a permis de développer le logos dans le dialegesthai), nous ne pouvons faire l'économie de la prise en compte des autres, ne serait-ce que pour minimiser leur pouvoir de nuisance sur notre vie individuelle, et devons donc chercher un « bon » commun dans le partage d'expérience que permet justement le dialegesthai interpersonnel se donnant pour objectif le meilleur pour la « cité », c'est-à-dire pour la communauté de vie que nous formons avec ceux qui vivent autour de nous et sont en mesure d'influer sur notre vie, pour le meilleur ou pour le pire. Bref, comme je l'ai déjà dit, la différence entre les deux démarches n'est pas dans la manière de raisonner, mais dans la manière de nous poser des questions, dans la cible que nous fixons à nos investigations et dans la plus ou moins grande confiance que nous avons dans les mots sur lesquels nous les appuyons (leurs « soutiens » (hupotheseis)), mots qui n'ont aucun sens par eux-mêmes, et n'en prennent justement que dans les relations que nous établissons entre eux pour essayer de rendre compte de notre expérience des « étants » qui activent nos sens et notre esprit/intelligence (noûs) et la confronter à celle des autres pour progresser ensemble vers le vrai à propos du bon. (<==)
(56) « Un travail de longue haleine » traduit le grec suchnon ergon. Ergon, c'est l'action par opposition à l'inaction, mais aussi par rapport au logos, quand par exemple on dit qu'il faut traduire ses croyances « en paroles et en actes ». Or Glaucon l'emploie ici pour parler d'une activité que Socrate vient de décrire comme étant celle du logos. Le terme utilisé par Glaucon pour qualifier cette activité, suchnon, signifie « long » dans un sens temporel, ou encore « fréquent, nombreux, abondant ». (<==)
(57) « Expliquer »
traduit le verbe diorizein, formé du préfixe dia-
(comme dianoein, ou dialegesthai, que nous avons déjà
rencontrés dans la bouche de Socrate), et du verbe horizein, dérivé
de horos, « limite » (dont vient le français « horizon »),
qui signifie « limiter, borner », mais aussi « délimiter »,
et de là, « définir » (c'est-à-dire, « borner
le sens »). Diorozein peut signifier « séparer par une
limite », ou encore « distinguer, discerner » (et donc, d'une certaine
manière, encore « définir », en séparant des mots
de sens voisin), et aussi « expliquer ». C'est un peu de tout cela que
fait Socrate, mais la construction de la phrase de Glaucon, qui donne au verbe
comme complément d'objet direct une proposition infinitive avec le verbe
être : saphesteron einai (être plus clair), dont
le sujet est tout ce qui suit, ne permet pas, en français, de retenir
une traduction par « définir », ou « distinguer », sans
modifier la tournure de la phrase grecque.
Glaucon semble avoir bien compris que Socrate essayait de « distinguer » des concepts voisins comme epistèmè (« science, savoir ») et technè (« art, savoir technique »), ou encore noûs (« intelligence »), dianoia (« réflexion ») et doxa (« opinion »), mais ce que trahit l'usage par lui de ce verbe, c'est qu'il en reste au niveau des mots et aurait aimé que Socrate en donne des « définitions » plus structurées, alors que, comme à son habitude, lui essaye de faire comprendre les concepts, et non les mots, dans les jeux de relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres. Et c'est bien ce que traduit la reformulation de Glaucon, qui ne peut extraire des propos tenus par Socrate des « définitions » de ces mots et ne peut que tenter de reproduire ces jeux de relations en les résumant. (<==)
(58) « Est plus clair » traduit le grec saphesteron, comparatif de l'adjectif saphès, qui signifie « clair, manifeste, évident », dont dérive le substantif saphèneia (« clarté, évidence »), que Socrate avait utilisé au début de l'analogie, en 509d9, pour en faire le critère de distinction des différents sous-segments dans lesquels il demandait de diviser les deux segments du vu et du perçu par l'intelligence (cf. note 12). Glaucon se montre donc bon élève en réformulant la distinction faite par Socrate entre les deux sous-segments du perçu par l'intelligence en termes de saphèneia et en supposant donc que Socrate estime plus claire l'appréhension liée à la démarche caractéristique du second sous-segment que celle liée à la démarche caractéristique du premier sous-segment. Mais en retenant le concept de « clarté » qui renvoie au sens premier à la vue, plutôt que celui de « vérité » (alètheia) introduit par Socrate en 508a8-10 (cf. note 19), qui, lui, est plus approprié au registre de l'intelligible, et même si l'un des sens dérivés de saphès est « vrai, véritable », il trahit son ancrage encore important dans le sensible. (<==)
(59) « De ce qui est et [est] aussi intelligible » traduit le grec tou ontos te kai noètou. Glaucon ne dit pas « de ce qui est intelligible », qui serait en grec tou noètou, ou tou noètou ontos (« mot à mot « du intelligible étant », c'est-à-dire « de l'étant intelligible »), mais distingue bien deux « attributs » de ce dont il parle, le fait d'« être » (ontos) sans plus de précisions, et le fait d'être « intelligible » (noètou) séparés par te kai (et aussi »), laissant donc ouverte la possibilité qu'on soit, sans pour autant être intelligible. Il introduit donc une problématique d'« existence » qui n'est pas dans les propos de Socrate dans l'analogie : il parle de « domaines » (topos), de « familles » (genos), d'« apparences » (eidos), et de « vu » (horômenon) ou de « visible » (horaton), de « perçu par l'intelligence » (nooumenon) ou d'« intelligible » (noèton), mais sans y associer le verbe einai (« être »), et sans parler d'« étants » (onta) et encore moins d'« étant » (on) en substantivant le participe (to on, qui donne au génitif tou ontos) et en l'utilisant sans attributs explicites. Pour trouver un tel usage dans la bouche de Socrate, il faut remonter en 508d4-9 dans la mise en parallèle du bon et du soleil, lorsqu'il dit que « chaque fois que ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est, [c'est] sur cela [qu']elle (l'âme) s'appuie, elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître cela même et se montre [comme] ayant de l'intelligence, alors que chaque fois que [c'est] sur ce qui se dilue dans l'obscurité, ce qui devient et se perd, elle se forme des opinions et voit faiblement, [cela] retournant ces opinions dans tous les sens, et elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence » (hotan men hou katalampei alètheia te kai to on eis touto apereisètai enoèsen te kai egnô auto kai noun echein phainetai hotan de eis to tôi skotôi kekramenon to gignomenon te kai apollumenon doxazei te kai ambluôttei anô kai katô tas doxas metaballon kai eoiken au noun ouk echonti ; sur ce texte, voir la note 86 à ma traduction de la mise en parallèle du bon et du soleil). Et dans cette réplique, par « ce qui est » (to on), associé à la vérité (alètheia), Socrate désigne ce qui sert de régulateur au logos en en déterminant la vérité (s'il rend compte de « ce qui est », au sens de « ce qui est le cas ») ou la fausseté (s'il énonce « ce qui n'est pas (le cas) »), et s'oppose à « ce qui devient et se perd » (to gignomenon te kai apollumenon), qui désigne ce que les sens nous permettent d'appréhender de ce qui les sollicite, qui, en tant que pragma (« activité » (sur nos sens), « fait, chose ») « est » bien quelque chose, un « étant » (on). Il se peut que Glaucon cherche ici à briller aux yeux de Socrate, mais on peut se demander s'il a bien compris ses propos, car, pour Socrate, tout ce qui « est » est intelligible, mais tout ce qui est n'est pas toujours perceptible par les sens, et donc en particuier « visible ». La manière de reformuler de Glaucon suggère, ou en tout cas, n'exclut pas, que, dans son esprit, certains des « étants » sont intelligibles et d'autres sont visibles, mais que ce ne sont pas les mêmes, ce qui, comme nous l'avons vu, est totalement contraire à ce que Socrate essaie de nous faire comprendre. (<==)
(60) « Ce qui est observé » traduit le grec to theôroumenon, participe présent passif neutre substantivé du verbe theôrein, dérivé de theôros, dont le sens premier est « spectateur aux jeux publics », et particulièrement, « députés officiels » envoyés pour représenter une cité à ces jeux, et par extension, pour consulter un oracle ou faire une offrande au dieu, puis finalement, pour servir d'ambassadeur (sens assez voisin de celui du mot « observateur » utilisé de nos jours pour parler par exemple d'envoyés de l'ONU dans tel ou tel pays en proie à des difficultés internes). Theôrein, c'est donc au sens premier « assister à des jeux, ou à une fête religieuse ». Dans la suite de la phrase de Glaucon, on va trouver par deux fois un verbe de forme et de sens voisins, mais d'origine distincte, theasthai, que j'ai traduit par « contempler », et qui, lui, dérive de thea, « vue, spectacle, contemplation », dont vient aussi le mot theatron, « théâtre ». Hoi theômenoi, que l'on trouve un peu plus loin, et que j'ai traduit par « ceux qui contemplent », veut en général dire « les spectateurs » (mot à mot, « les contemplants »). La discussion sur la différence entre science et opinion qui clôt le livre V commence à partir d'une tentative pour distinguer le philosophos du philotheamôn, c'est-à-dire de l'amoureux de toutes sortes de spectacles (qui deviendra à la fin de cette discussion un philodoxos, « ami de l'opinion »). Le mot theamôn est lui aussi dérivé de thea et désigne celui qui contemple, qui observe. « Contempler » est aussi un des sens possibles de theôrein, mais, pour le distinguer de theasthai utilisé dans la même phrase, j'ai ici préféré la traduction par « observer ». C'est de cette idée de « contemplation » par les yeux de l'esprit que découle le sens du mot theôria qui a donné « théorie » en français (à côté d'autres sens de ce mot plus en rapport avec le sens premier de theôros). Dans un autre registre qu'avec idein, on est toujours dans une problématique du « voir » pour parler des activités de l'esprit. (<==)
(61) « Sous la conduite de la science du dialegesthai » traduit le grec hupo tès tou dialegesthai epistèmès (pour les raisons qui me poussent à ne pas traduire le mot dialegesthai, voir la note 48). Si je traduis ici epistèmè par « science » et non pas par « savoir », c'est parce que « savoir » est approprié pour traduire epistèmè quand ce mot est employé dans l'absolu, pour parler du « savoir » sans plus de précisions, alors que « science » convient lorsqu'il s'agit d'une epistèmè particulière, comme c'est justement la cas ici où Glaucon parle d'une epistèmè particulière qu'il qualifie de hè tou dialegesthai epistèmè (« la science du dialegesthai »). Et c'est justement tout le problème, car Socrate, lui, a parlé de hè tou dialegesthai dunamis (au datif tèi tou dialegesthai dunamei), c'est-à-dire « du pouvoir du dialegesthai », pas d'une epistèmè, d'une « science » du dialegesthai. Et ce glissement de vocabulaire de la part de Glaucon n'est pas neutre, car c'est aussi l'une des caractéristiques de la démarche liée au second sous-segment du perçu par l'intelligence telle que la conçoit Socrate que de viser à un savoir (epistèmè) global et cohérent dans la lumière du principe unificateur qu'est le bon et non pas à des « savoirs/sciences » (epistèmai) morcelés par domaine et pas nécessairement cohérents entre eux. Qu'un tel « savoir » soit extrêmement difficile à acquérir, voir inaccessible à l'être humain, ne doit pas nous amener à jouer avec les mots pour nous donner la satisfaction de se dire qu'on a accédé au « savoir » en dégradant cette notion, plutôt que d'admettre comme Socrate que nous ne « savons » rien au sens que lui donne au mot « savoir » (epistèmè), même si, comme lui, nous savons démontrer des théorèmes de géométrie et possédons d'autres « savoirs » (epistèmai) particuliers, et donc parcellaires, dont il nous dira justement bientôt (dans la reprise de l'analogie de la ligne vers la fin du livre VII) que c'est par abus de langage et par habitude qu'on les appelle epistèmai et que dianoiai leur conviendrait mieux, lorsqu'il parlera des « arts (technais) que nous avons passés en revue (arithmétique, géométrie, stéréométrie, astronomie, harmonie), que nous avons bien des fois appelés savoirs (epistèmas) du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'« opinion » (doxa), d'obscurité que « savoir » (epistèmè) » et ajoutera « pensée discusive » (dianoia), c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça » (533d4-7). Par ce glissement, Glaucon trahit en quelque sorte l'état d'esprit d'une bonne partie de la jeunesse athénienne du temps de Socrate, séduite par les sophistes et autres professeurs de rhétorique : ce qu'ils cherchent, c'est bien un « pouvoir », une dunamis, et ce, au sens le plus politique du terme, et, pour le conquérir, ils veulent qu'on leur enseigne une technè, ou plutôt une epistèmè, terme plus « noble » (deux mots qu'on trouve, dans notre section, dans la bouche de Glaucon, mais pas dans celle de Socrate), bref des « recettes » pour en imposer au peuple et se hisser aux plus hautes places. Or ce n'est pas du tout cela que leur propose Socrate, du moins pas comme ils se l'imaginent, et le « pouvoir du dialegesthai » dont il parle n'a rien à voir avec une quelconque « technique oratoire », un « art du dialogue », qui assurerait la domination d'un interlocuteur sur les autres. Et c'est là une raison supplémentaire pour ne pas traduire dialegesthai par « dialectique », qui, de nos jours, suggère trop une technique spécifique (par exemple, dans le cas de Platon, la méthode par divisions successives mise en œuvre par l'étranger d'Élée dans le Sophiste, dont certains voudraient faire le nec plus ultra de la « dialectique » platonicienne), dont on ne sait d'ailleurs pas toujours en quoi elle consiste (au moins quand on l'attribue à Platon) !... Il se pourrait bien que, plus que la confrontation des interlocuteurs, ce soit le choc des mots les uns avec les autres, et le réseau de relations qui se tisse ainsi à travers les mots, qu'ils soient prononcés ou simplement « pensés », par la même personne ou par plusieurs interlocuteurs, et, au-delà des mots, entre ce qu'ils tentent de désigner, qui fasse progresser celui qui est capable de voir clair dans cette « toile ». Mais apprendre à y voir clair et à « dévoiler » le vrai (alèthès) dans le labyrinthe du logos n'a pas grand chose à voir avec l'apprentissage de « recette » pour mieux convaincre, comme le suggère Socrate dans le Gorgias, lorsqu'il compare la rhétorique que prétend enseigner Gorgias à la cuisine, la première étant à l'âme ce que la seconde est au corps (Gorgias, 463a-465e), et lui reproche de n'avoir cure du vrai (Gorgias, 454c-455a)... (<==)
(62) « Arts » traduit technôn, terme déjà employé par Glaucon dans sa réponse précédente (cf. note 46), mais que, là encore, Socrate n'a pas employé. Il semble que Glaucon essaye de jouer des bons élèves en suggérant une opposition entre technè et epistèmè que se garde bien de cautionner Socrate, pour le moment du moins. (<==)
(63) « Sont contraints de/se contraignent à » : on trouve ici la forme anagkazontai qui fait écho au anagkazetai de Socrate en 510b5, verbe principal de la description synthétique de la division du segment du perçu par l'intelligence, longuement commentée en note 21, qui avait pour sujet l'âme et dont j'avais alors fait remarquer qu'il pouvait se lire soit comme un moyen soit comme un passif. C'est encore le cas ici et c'est pourquoi je laisse coexister les deux options dans ma traduction, mais il est probable que, pour Glaucon, dans le contexte de sa phrase, c'est un passif qu'il a en tête : c'est le fait que ceux dont il parle s'intéressent à des réalités abstraites comme le carré en soi qui les contraignent à les examiner par la réflexion plutôt que par les sens. La formulation de Socrate était, elle, plus ambiguë, puisque le verbe anagkazetai apparaissait dans la formule psuchè zètein anagkazetai (« une âme est contrainte de/se contraint à mener sa recherche »), qui laissait ouverte la possibilité que ce soit l'âme elle-même qui se fixe des contraintes méthodologiques dans la manière de mener sa recherche et non pas la nature des réalités étudiées qui les lui imposent. (<==)
(64) Le mot employé par Glaucon que je traduis par « pensée » est dianoia, mot qu'avait employé Socrate en 511a1 pour parler des concepts mathématiques comme le carré lui-même, « qu'on ne peut pas voir autrement que par la pensée ». Si la traduction de dianoia par « pensée » ne posait pas de problèmes alors, pas plus que celle de dianoeisthai, le verbe de même racine, par « penser » en 510d6 (cf. note 36), elle devient plus problématique ici dans la mesure où elle fait perdre de vue la communauté de racine entre noèton (traduit par « intelligible »), dianoia (traduit par « pensée ») et noûs (traduit par « intelligence »), dans une phrase où il semble bien que Glaucon joue justement sur cette communauté de racine pour reformuler ce qu'il a compris de la pensée de Socrate à propos du noèton en établissant une gradation entre dianoia et noûs et en associant le premier au premier sous-segment du noèton, ce que n'avait pas fait Socrate, et le second au second sous-segment, ayant donc soin d'utiliser pour les deux un terme issu de la racine de noûs, qui est aussi celle de noèton. Quoi qu'il en soit, il n'est pas sûr que Socrate et Glaucon donnent le même sens à ce mot parmi la multiplicité des sens qu'il peut avoir et il est donc prudent ici de le traduire par un mot le plus ouvert possible en français, mais le même dans les deux cas, pour que le lecteur français voie que c'est le même mot qui est utilisé par les deux interlocuteurs. (<==)
(65) « Ils examinent » traduit le grec skopein, encore un autre verbe dont le sens premier a trait à la vision (c'est le verbe dont dérive le suffixe français « -scope » qu'on trouve dans tous les mots décrivant des appareils destinés à voir ou « observer », par opposition à « -graphe », dérivé de graphein, qui suggère l'écriture ou l'enregistrement). (<==)
(66) L'« intelligence »
qui s'oppose ici à la « pensée » (dianoia),
c'est noûn, accusatif de noûs, que l'on retrouve, comme je l'ai signalé à la note 64, à
la racine de dianoia. Remarquons que ce mot, s'il est à la racine de plusieurs mots utilisés par Socrate dans l'analogie de la ligne (noèton, nooumenon, dianoeisthai, dianoia), n'y est jamais utilisé par Socrate, sans doute du fait de son ambiguïté, soulignée dans la note 36.
Noûn ischein, « posséder
l'intelligence » suggère une idée de stabilité
et de résultat atteint, là où dianoia
évoque plutôt un processus, une « traversée » (dia au sens de « à travers »), et donc une recherche qui n'a pas encore atteint son but. (<==)
(67) C'est délibérément que je n'ai pas coupé en français cette longue phrase à tiroirs de Glaucon, pas plus que je n'ai coupé, dans les répliques précédentes, les longues phrases de Socrate (une phrase par réplique, ou presque, depuis qu'il a entrepris de décrire le noèton), car je pense que le style oratoire que Platon prête à chacun de ses personnages fait partie des « indices » qu'il nous propose pour nous aider à percevoir ce qui se joue dans les dialogues. Les phrases de Socrate, en effet, étaient longues, mais assez faciles à analyser et grammaticalement correctes. Celle de Glaucon, par contre, pose plus de problèmes, et il semble avoir perdu le fil de sa construction initiale avant d'en atteindre le terme. Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, dit-on. Comparer la plus ou moins grande rigueur grammaticale de chacun des interlocuteurs fournit aussi des indications sur la clarté de leurs idées. Il est d'autant plus regrettable que certains traducteurs, pour faire montre de leur maîtrise du style, et sous couvert de nous « faciliter » la compréhension, « torpillent » ce que Platon a si savamment orchestré. (<==)
(68) « L'état d'esprit » traduit le grec hexin. Le mot hexis est le substantif dérivé du verbe echein, « posséder, avoir », dont ischein, de même racine, que l'on vient de trouver dans la formule noun ischein (cf. note 66), est une variante. L'hexis, c'est donc au sens premier la possession, d'où dérive le sens de « manière d'être, état », qui est le résultat des « habitudes » que l'on « possède », et donc aussi le sens d'« habitude, état d'esprit » (on peut d'ailleurs noter qu'« habitude » dérive du latin habitus, lui-même dérivé du verbe habere (« avoir »), équivalent latin du verbe grec echein, via le supin habitum, ce qui fait d'hexis l'exact équivalent grec du latin habitus, avec un registre de sens très voisin). Il s'agit d'un mot que Socrate n'a pas employé dans l'analogie de la ligne proprement dite, mais peu avant, en 509a5, dans une formule, tèn tou agathou hexin, que j'avais traduite par « la possession du bon », c'est-à-dire dans un sens quelque peu différent (sur cette expression et sa traduction, voir la note 97 à ma traduction de la section précédente, intitulée « Le bon et le soleil »). (<==)
(69) « De ceux qui sont versés dans la géométrie » traduit le grec tôn geômetrikôn. Geômetrikos n'est pas un nom, mais un adjectif signifiant « qui concerne la géométrie ». Hoi geômetrikoi, c'est donc mot à mot « les géométriques », c'est-à-dire quelque chose comme ceux que Pascal décrirait comme ayant « l'esprit de géométrie ». Il existe un nom de la même racine, en grec, geômetrès, mais il est probable que, pour Glaucon, il évoque plus les « arpenteurs », c'est-à-dire ceux qui font un usage pratique de la « géométrie », la science de la mesure de portions de la terre (voir note 46), que les praticiens de la géométrie plus théorique auxquels il pense que Socrate fait référence. (<==)
(70) « Opinion » traduit le mot doxa, mot que n'a pas employé Socrate dans l'analogie de la ligne proprement dite, mais peu avant, là encore, comme pour ontos au début de cette phrase, dans sa réplique en 508d4-9 (cf. note 59), où l'on trouve à la fois le verbe doxazein et le substantif doxa pour caractériser le résultat des efforts de l'âme ne s'intéressant qu'à to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd »). C'est dans cette même réplique que Socrate opposait l'âme incapable d'arriver à autre chose qu'à des opinions à celle qui, s'intéressant à to on (« ce qui est ») dans la lumière du bon (to agathon), finissait par paraître noun echein (« avoir de l'intelligence »). Glaucon essaye donc de mettre en cohérence les propos généraux de Socrate dans cette réplique et ce qu'il vient de dire ici des deux modes d'appréhension associés au segment du noèton (« intelligible »), dans le souci de spécialiser (et donc de délimiter, cf. le diorizein initial et la note 57) certains des mots employés par Socrate pour désigner l'une ou l'autre des démarches qu'il a décrites, ce que Socrate s'est bien gardé de faire jusqu'à présent, préférant faire comprendre les concepts plutôt que de régenter le vocabulaire. (<==)
(71) Nous avons vu, au fur et à mesure du déroulement de cette réplique de Glaucon, quels mots il avait repris à Socrate et lesquels il avait introduit de sa propre initiative. Arrivés au terme de sa reformulation, il est intéressant d'en prendre une vue d'ensemble et de faire le point sur la manière plus ou moins fidèle dont Glaucon reformule les propos de Socrate et cherche à spécialiser des mots spécifiques pour désigner les différentes démarches qu'il vient de décrire.
Remarquons tout d'abord que Glaucon a essayé de caractériser les deux opérations spécifiques chacune de l'un des deux sous-segments du noèton au moyen de mots issus de la même racine que noèton, dianoia pour le premier sous-segment et noûs pour le second, mais qu'en cela, il trahit doublement Socrate, d'une part parce que ce dernier n'a pas fait de la dianoia une opération spécifique du premier sous-segment en remarquant seulement que les concepts mathématiques comme le carré lui-même n'étaient visibles que par la dianoia, sauf à supposer que la dianoia, mot que, dans le contexte de sa réplique, j'ai traduit tout simplement par « pensée », ne porte que sur de tels concepts (mais lesquels exactement ? par quoi se caractériseraient-ils? et qu'est-ce qui serait hors du champ de la dianoia dans le noèton ?) et que ces concepts sont la « population » exclusive du premier sous-segment, ce dont j'ai abondamment laissé entendre que ce n'était pas l'intention de Socrate, qui n'a nullement cherché à caractériser chaque sous-segment par des « populations » différentes, mais par des modes d'appréhension spécifiques, et d'autre part parce que lui n'a jamais dans l'analogie employé le mot noûs, qu'il jugeait sans doute trop ambigu, puisqu'il peut aussi
bien désigner une « faculté » de l'homme, presque un « organe »
lui donnant cette faculté, que le bon usage que l'on peut en faire, ou encore, selon le sens que lui donne sans doute ici Glaucon, le résultat de cet usage, l'« intelligence » au sens de « compréhension », de « fait de comprendre » une situation, un fait ou une réalité donnée. En fait, à ce point, Socrate n'a pas encore cherché à donner de nom à chacune des deux démarches qu'il décrivait comme spécifique à chacun des deux sous-segments du perçu par l'intelligence, pas plus d'ailleurs qu'il n'avait donné de nom aux opérations propres au deux sous-segments du vu.
Mais si Glaucon a cherché à rester dans le registre du noûs (« intelligence, esprit ») pour reformuler les propos de Socrate sur les opérations spécifiques de ce segment, il a tout aussi consciencieusement évité les mots de la famille de horan (« voir »), idein, qui lui sert d'aoriste, et eidenai, autre verbe voisin signifiant « voir », qui renvoyaient sans doute pour lui au segment de l'horaton. Même dans le choix des verbes qu'il a utilisés pour décrire les activités de ceux dont il parlait, il a préféré les verbes theasthai (« contempler »), theorein (« observer ») et skopein (« examiner »). Et surtout, il n'a pas utilisé le mot eidos, pourtant utilisé plusieurs fois par Socrate et qui joue un rôle majeur dans ses explications, sans doute parce qu'il le trouvait trop ambigu (alors qu'il ne trouvait pas noûs ambigu pour parler du segment du noèton), ou trop connoté par ce qu'il associe au premier segment, ou simplement parce qu'il n'avait pas compris ce que Socrate voulait dire en parlant à la fois d'horômena eidè (« apparences visibles ») et de noèta eidè (« apparences intelligibles »), ou encore parce qu'il en avait déduit que, puisque les eidè peuvent être aussi bien « visibles » qu'« intelligibles », elles ne jouent pas un rôle discriminant dans toutes ces explications et distinctions, ce qui est à la fois vrai et faux : vrai si l'on prend eidos dans son sens le plus général, incluant à la fois les horômena eidè (« apparences visibles ») et les noèta eidè (« apparences intelligibles ») ; faux si l'on admet que Socrate, dans ses explications, fait évoluer le sens de ce mot pour le limiter, dans l'intelligible, aux noèta eidè (« apparences intelligibles ») et fait justement de l'aptitude à comprendre cela et le rôle que ces eidè jouent par rapport aux mots la condition pour accéder au second sous-segment.
Dans la continuité de ce refus de mêler toute référence au visible à sa reformulation, Glaucon a complètement occulté la référence de Socrate aux eikones (« images »), dont ce dernier faisait pourtant un des éléments discriminants entre les deux démarche, celle associée au premier sous-segment ne pouvant s'en passer alors que celle propre au second sous-segment s'en passait. De ce fait, sa reformulation inverse presque les propos de Socrate car, à avoir trop mis l'accent sur le fait que Socrate admettait que les géomètres et autres tenants de la démarche propre au premier sous-segment réalisaient que les réalités comme le carré sur lesquelles il faisaient leurs raisonnements n'étaient perceptibles que par la dianoia, au point de faire de celle-ci l'opération propre du premier sous-segment, il en est arrivé, partant de l'idée que la dianoia s'opposait à la saisie par les sens
(aisthèsesin, 511c8), à dire que ces personnes « contempl[aient] ces choses par la réflexion, et non pas par les sens », là où Socrate disait au contraire que, même s'ils réalisaient que ce à propos de quoi étaient vraies les conclusions auxquelles ils arrivaient n'était pas les « images » matérielles qu'ils en contemplaient, ils ne pouvaient se passer d'« images » visibles pour mener à bien leurs raisonnements.
Il y a par contre un aspect des explications de Socrate que Glaucon semble avoir bien perçu, c'est le rôle discriminant entre les deux démarches que joue le fait de remonter ou pas vers un archè (« principe (directeur) »), même si rien dans ses propos ne permet de savoir s'il a compris à quel « principe » Socrate faisait implicitement référence en parlant de « principe » anupotheton (« soutien de rien »), terme que d'ailleurs Glaucon ne reprend pas, sans doute justement faute d'avoir compris ce qu'il signifiait et ce qu'il visait. Il a retenu que l'intelligibilité pleine et entière des noèta suppose un « principe » d'intelligibilité, sans qu'on sache si, pour lui, ce « principe » est le même dans tous les cas, faute de savoir quel sens il donne au mot archè et s'il lui donne le même sens que Socrate.
Mais il ne fait aucune référence au logos, que ce soit pour clarifier en quoi le découpage du segment du perçu par l'intelligence est fait ana ton auton logon (« selon la même raison ») que celui du segment du vu ou pour en faire ce dont le bon usage conditionne la démarche associée au second sous-segment du perçu par l'intelligence, comme le fait Socrate au début de la réplique précédente, et par contre il transforme le « pouvoir (dunamis) du dialegesthai » auquel a fait référence Socrate en une « science (epistèmè) du dialegesthai », ce qui déforme complètement ses propos et peut conduire à une compréhension différente du dialegesthai, en lui donnant un caractère plus « technique » et en suggérant que Socrate aurait en vue une espèce plus performante de « rhétorique » (science du discours, c'est-à-dire du logos), capable de nous faire accéder à une plus claire (saphesteron) intelligence du monde qui nous entoure. Car Glaucon a bien retenu qu'au début de son analogie, Socrate avait annoncé que le découpage en sous-segments se ferait dans une perspective de clarté (sapheneia) de plus en plus grande, et sa reformulation vise à montrer en quoi, selon Socrate tel qu'il l'a compris, l'une des deux démarches conduit à une appréhension plus claire (saphesteron, 511c4) des intelligibles que l'autre. Peut-être même voit-il dans cette plus ou moins grande clarté le logon qui préside au découpage en sous-segments, ce qui expliquerait qu'il n'essaye pas de le chercher ailleurs. Malheureusement pour lui, la « clarté » est une chose qui varie de manière continue et qui donc n'est pas adaptée pour servir de critère discriminant pour un découpage net.
Bref, Glaucon n'a vraisemblablement pas tout compris des subtilités des explications de Socrate. En « élève » zélé, il n'hésite pas à corriger certains propos de Socrate (comme lorsqu'il parle de « science » (epistèmè) plutôt que de « pouvoir » (dunamis) du dialegesthai, et semble plus soucieux de donner des noms appropriés aux notions dont parle Socrate, en essayant en particulier de donner un nom à chacune des deux démarches de l'intelligible (noèton) qu'il évoque, et ce, en n'utilisant que des termes qui ayant une parenté avec noûs (« intelligence »), le mot à la racine de noèton (« intelligible »), quitte à introduire des mots que Socrate n'avait pas employés, comme justement noûs lui-même, et en éliminant tous les mots employés par lui qui font de près ou de loin référence à la vue, comme eikones (« images ») et surtout eidè (« apparences »). Et même quand il emploie des termes utilisés par Socrate, comme archè (« principe (directeur), commencement »), il n'est pas sûr qu'il les comprenne dans le même sens que Socrate. Certes, il anticipe quelque chose que Socrate reprendra vers la fin du livre VII où il précisera ce qu'il entend par dialektikè et en fera le couronnement des études du futur philosophos, lorsque, parlant des matières d'étude passées en revue auparavant (arithmétique, géométrie, etc.), il y fera référence comme « [l]es arts (technai) que nous avons passés en revue, que nous avons bien des fois appelés savoirs (epistèmai) du fait de l'habitude, mais qui ont besoin d'un autre nom, plus évocateur de clarté qu'« opinion » (doxa), d'obscurité que « savoir » (epistèmè) » avant d'ajouter, faisant référence à la fois aux propos de Glaucon ici et aux siens qui suivent immédiatement, « dianoia, c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça » (on peut d'ailleurs se demander si les propos de Glaucon ici n'ont pas joué un rôle dans le fait que Socrate choisisse d'appeler, comme Glaucon le fait ici, dianoia le pathèma (« affection », cf. note 74) qu'il associe au premier sous-segment du perçu par l'intelligence). Mais il n'en reste pas moins que, comme le montre son emploi d'epistèmè pour parler du dialegesthai, il est clair que, comme je l'ai souligné dans la note 61, Glaucon ne donne pas le même sens que Socrate au mot epistèmè : là où Socrate fait référence à travers ce mot au « savoir » conçu comme un tout cohérent, Glaucon le comprend comme « science » spécialisée dont il peut exister plusieurs instances selon le domaine concerné, et dont la dialektikè ne serait qu'une instance parmi d'autres. Bref, on peut se demander si sa manière de rectifier le vocabulaire de Socrate est la marque d'une grande liberté par rapport aux mots montrant qu'il s'attache plus aux eidè qu'aux mots, ce dont on peut douter quand on voit qu'il n'a pas fait mention des eidè pour reformuler des propos dans lesquels ils tenaient un rôle majeur, ou si au contraire, faute de comprendre vraiement ce que cherche à dire Socrate, il ramène ça à des mots qu'il pense que Socate utilise dans le sens dans lequel lui, Glaucon, les comprend. (<==)
(72) Je traduis
par « tu as capté » le grec apedexô, bien
que l'usage du verbe « capter » dans le sens d'« entendre/comprendre »
soit plutôt réservé au langage familier, voire argotique,
des jeunes d'aujourd'hui, où il se fonde sur l'analogie avec la réception
d'un signal radiophonique ou télévisuel, parce que je pense que
le choix du verbe utilisé par Socrate est quelque peu ironique, ce que
ne laisserait pas percevoir un plus classique « tu as compris », surtout
lorsque la traduction de l'adverbe au superlatif ikanôtata par
« très bien » ou quelque chose d'équivalent donne à
la réplique de Socrate l'air d'un compliment on ne peut plus sérieux,
alors que cet ikanôtata dans la bouche de Socrate pourrait bien
n'être qu'un retour de manivelle en réponse à ce qui pourrait
n'être qu'accès de fausse modestie d'un Glaucon commençant
son pédant résumé par un ikanôs men ou, « certainement
pas convenablement », pour qualifier sa compréhension des explications
de Socrate.
En effet, Socrate n'utilise pas ici l'un des verbes qu'il a utilisé auparavant,
comme katanoein (voir note 14) ou manthanein
(voir note 21), le premier qui implique l'appréhension
par le noûs (dont justement Glaucon avait plein la bouche), le second
qui implique le résultat d'un processus d'apprentissage, mais le verbe
apodechesthai, dont le sens premier est « recevoir ». Au sens
figuré, le verbe veut aussi dire « accueillir dans son esprit, admettre,
approuver » et enfin « comprendre », mais il est clair que l'accent
n'est pas sur la compréhension, mais sur la réception, avec l'idée
implicite que si l'on a bien « reçu » (entendu), on a bien compris.
Resterait à démontrer que, parce que Glaucon a bien « reçu »,
« capté », ce qu'a dit Socrate, il l'a aussi bien « compris ». Or on vient de voir dans la note précédente que ce n'était probablement pas le cas. Le seul point qui pourrait justifier les compliments sincères de Socrate est que Glaucon a mis le doigt sur ce qui, finalement, comme je l'ai expliqué à travers les notes antérieures, constitue la différence majeure entre les deux démarches, plus encore que l'usage ou le non usage d'eikones (« images »), qui est pourtant le logon commun aux deux divisions en sous-segments, ou que la référence aux eidè, le fait de remonter ou pas vers un archè. Mais même ce point doit être modulé par le fait que rien ne permet de savoir si Glaucon comprend le mot archè comme Socrate, s'il a compris ce que signifiait anupotheton, qu'il ne reprend pas, ni surtout s'il a réalisé que ce principe vers lequel il fallait remonter était le bon (to agathon) dont Socrate avait fait au début de l'analogie le « roi » de l'intelligible.
Bref, contrairement aux traducteurs qui voient dans ces mots de Socrate un compliment sincère à Glaucon (sans doute faute d'avoir eux-mêmes compris les explications de Socrate), j'y vois au mieux un demi-compliment non dénué d'une bonne dose d'ironie de la part d'un Socrate qui pense que ce qu'a compris Glaucon est suffisant pour l'instant et qu'il est prématuré, vu le jeune âge de son interlocuteur et de la plupart de ses auditeurs, de vouloir aller plus loin dans les explications.
(<==)
(73) « Prends-moi » traduit le grec moi... labe, dans lequel moi, datif du pronom personnel ego (« moi ») a une valeur explétive (comme quand on dit en français « regarde-moi ça »), et labe est l'impératif aoriste actif du verbe lambanein (« prendre, saisir » au sens propre et au sens figuré), pris ici dans le même sens qu'au début de l'analogie, lorsque Socrate dit : « prenant (labôn) une ligne segmentée... ». C'est un sens quelque peu « technique » analogue à celui qu'a en français le verbe « prendre » lorsqu'on dit par exemple, dans l'énoncé d'un problème de géométrie : « prenez un cercle de centre O et de rayon r... ». Par l'usage de ce verbe, Socrate renoue avec l'habillage géométrique de son analogie, qu'il avait quelque peu délaissé dans ses dernières explications. (<==)
(74) « Affections
engendrées dans l'âme » traduit le grec pathèmata
en tèi psuchèi gignomena. Le mot pathèma (dont pathèmata est le pluriel) est dérivé
du verbe paschein qui veut dire « subir », par opposition à poiein (« faire, agir ») ou à prattein (« accomplir, agir »), ou encore « éprouver, être
affecté par », en prenant « être affecté par » dans le sens le plus neutre possible, n'impliquant aucune idée de tristesse, c'est-à-dire, non pas comme dans « il a été affecté par la mort de sa femme », mais comme dans « le cours de l'euro est affecté par la situation économique en Grèce », selon la définition de « affecter » III, 1° du Grand Robert, édition de 1980 : « Exercer une action sur. Agir, causer une impression sur l'organisme. ». Pathèma peut désigner
toute sorte d'événement qui affecte le corps ou l'âme, souvent, mais pas exclusivement, en mauvaise part, maladie,
accident, affliction, etc. ou encore l'état qui en résulte, les
dispositions qu'il y induit, d'où ma traduction par « affection », qu'il faut comprendre dans le sens de « fait (pour l'âme) d'être affecté par quelque chose » ou « résultat du fait (pour l'âme) d'être affecté par quelque chose », en prenant « affecter » dans le sens que je viens de préciser (c'est le sens d'« affection » que le Grand Robert donne en premier, comme sens étymologique : « modification de l'être physique ou moral quelle qu'en soit la cause »). Le verbe gignesthai, dont gignomena
est le participe présent passif au neutre pluriel, ajoute l'idée
d'« engendrement », de « devenir ». Une autre traduction serait
« les états produits (ou se produisant) dans l'âme ». Ce qui est sûr,
c'est que Socrate cherche à suggérer ici une certaine « passivité » (mot français dans lequel on trouve une certaine parenté de racine avec le paschein grec, qui donne pathein à l'aoriste, dont dérive pathèma, via le patior latin, qui fait passus au participe passé)
de l'âme dans tout ce dont il va parler. Il est important de le noter,
car, si l'on n'a pas de mal à admettre que, dans l'ordre du visible,
notre vue, et nos sens en général, sont d'un certain point de
vue « passifs » par rapport à des affections qui leur viennent
de l'extérieur et qu'ils « subissent » sans les solliciter, tout
le problème est justement de savoir s'il en va de même dans l'ordre
du noèton : sommes-nous « producteurs » de nos pensées, qui ne seraient alors que des créations de notre esprit sans réalité autonome, ou sont-elles, elles aussi, induites par des « impressions »
venues de l'« extérieur » ? En mettant sur le même
pied les quatre pathèmata dont il va parler, Socrate prend clairement
position sur ce point : notre « esprit », tout autant que nos sens,
est, sinon totalement « passif », du moins stimulé, activé par des « sollicitations »
venues de l'« extérieur », et pas seulement par les sens : tout comme les eidè « visibles » sont « apparences » pour la vue de quelque chose d'extérieur, les eidè « intelligibles » sont, elles aussi, « apparences » pour l'intelligence (noûs) de quelque chose d'« extérieur », que ce quelque chose soit aussi visible ou pas. Aussi, traduire pathèmata par « opérations »,
comme le font Chambry, Baccou et Karsenti/Prelorentzos, c'est tout simplement
trahir Platon en occultant la part de passivité qu'implique le mot grec (à côté de la traduction par « opérations » (« de l'esprit » chez Chambry, « de l'âme » chez Baccou et Karsenti/Prelorentzos), on trouve « états » (« dans l'âme » chez Robin, « se produis[ant] dans l'âme et l'affect[ant] » chez Dixsaut), « attitudes (dans l'âme) » chez Pachet, « dispositions (effectives dans l'âme) » chez Cazeaux, « états mentaux (de l'âme) » chez Leroux).
Par ailleurs, l'usage du mot pathèmata par Socrate pour introduire la conclusion de son analogie
confirme que ce qu'il avait en vue tout au long de cette analogie, c'était bien les modes d'appréhension par nous des réalités qui nous entourent, à la fois par nos sens (pour les réalités susceptibles d'activer la vue, les horata) et par notre esprit (pour les réalités susceptibles d'être perçues par l'intelligence, les noèta), et non pas une classification de ces réalités supposées n'affecter que l'une ou l'autre (la vue ou l'intelligence), et ce, de deux manières différentes dans chaque cas, là encore exclusives l'une de l'autre, conduisant à quatre sous-segments partitionnant le tout du réel en quatre sous-ensembles disjoints. Dans les notes précédentes, à propos des deux sous-segments du perçu par l'intelligence, j'ai parlé de « démarches », plutôt que d'« affections », en utilisant donc un terme qui implique une activité de l'individu et non une attitude passive, parce que ce qu'y décrivait Socrate, c'était en effet des modes de raisonnement. En parlant ici de pathèmata, il change de registre et s'intéresse maintenant, non plus directement aux démarches intellectuelles, aux différentes manières de raisonner, mais aux « états d'esprit » (l'un des sens possibles de pathèma) dont elles procèdent, induits par les sollicitations extérieures agissant sur la vue (et plus généralement les sens) et l'intelligence (noûs) selon la plus ou moins grande attention que nous portons aux unes et aux autres et le degré de « réalité » que nous leur accordons. Il ne faudra donc pas perdre de vue dans la suite la part de passivité que suggère Socrate par le choix du mot pathèma et se souvenir que ces « états d'esprit » sont produits en nous par la conjugaison de « sollicitations » (visuelles, tactiles, auditives, intellectuelles, etc.) venues de réalités extérieures, des contraintes et des limites de nos organes de perception sensible (les sens) et intelligible (le noûs) et de l'influence du « milieu » à travers lequel nous parviennent ces sollicitations (comme par exemple les lois de la réflexion de la lumière lorsque nous voyons des reflets, qui nous permettent de voir des choses là où elles ne sont pas, ou les règles du langage à travers lequel s'expriment nos pensées).
Quoi qu'il en soit du sens précis qu'il faut donner ici à pathèma, sur lequel nous pourrons revenir lorsque nous aurons examiné plus en détail les pathèmata spécifiques auquel fait référence Socrate, ce qui est sûr, c'est que, si, en ce qui concerne la vue (et plus généralement les sens), nous n'avons pas de mal à admettre que, comme je viens de le dire, nous sommes passifs par rapport à l'appréhension qu'elle permet (qu'ils permettent), en ce sens que nous voyons dès que nous avons les yeux ouverts, que nous ne doutons pas de la réalité de ce que nous voyons et que nous partons du principe que les autres voient comme nous les mêmes choses que nous quand ils sont à côté de nous, en ce qui concerne la « vue » de l'esprit, il en va tout autrement, et ce n'est que par le logos (intérieur ou vocalement exprimé) et le raisonnement que nous pouvons rendre perceptible à nous-même et aux autres le fait que nous « pensons » à telle ou telle réalité, concrète ou abstraite. Et c'est bien la manière dont nous articulons discours et raisonnements qui permet d'appréhender le degré de « connaissance » que nous avons des réalités dont nous parlons et des pensées que nous développons et la manière dont nous nous situons par rapport à elles. Ainsi, lorsque les géomètres pris en exemple par Socrate dans ses explications du premier sous-segment du perçu par l'intelligence raisonnent sur le carré ou la diagonale, sans chercher à en « rendre raison » (logon didonai, 510c7 ; cf. note 30) et en se contentant de les poser en « soutiens » (hupotheseis), en « données », et de s'empresser de mener sur eux des raisonnements les conduisant à des conclusions (teleutai) à leur sujet, même s'ils savent que ce qu'ils démontrent n'est pas à proprement parler vrai des figures qu'ils tracent mais seulement d'une réalité qui n'est accessible qu'à la dianoia, ils montrent implicitement qu'ils ne se soucient pas de la nature propre de ces réalités, le carré lui-même, la diagonale elle-même, et encore moins de la relation que ces réalités peuvent avoir avec le bon (to agathon), avec ce qui est bon pour eux, mais seulement des raisonnements qu'ils peuvent mener sur elles avec les mots qu'ils utilisent à travers les images qu'ils en produisent. Ils sont en quelque sorte comme Narcisse, fasciné par son reflet visible (premier sous-segment du vu) sur la surface de l'eau, qui ne parviendra jamais à se connaître lui-même par la simple contemplation béate de son reflet et ne pourra tout au plus que tomber amoureux de sa propre apparence visuelle, de son schèma, sans pouvoir en tirer le moindre principe d'action, sans apprendre quoi que ce soit sur son âme (psuchè), qui est pourtant son être intime au sens le plus plein, puisque elle, elle ne produit pas de reflet visible, et qui finira par tomber à l'eau et se noyer, atttiré par cette apparence purement visuelle. Mais, me direz-vous, quelle autre démarche pourrait avoir le géomètre intéressé par les carrés et les diagonales, qui pourrait l'aider à mieux se connaître plutôt que de se « noyer » dans des démonstrations plus ou moins sophistiqués ? La réponse est donnée par Socrate dans la suite de la discussion, lorsqu'après l'allégorie de la caverne, il va passer en revue les disciplines propres à assurer la formation des philosophes en expliquant en quoi elles contribuent à sa formation : après avoir explique en 523a-524d comment l'arthmétique peut être « solliciteur et éveilleur de l'intelligence (noèseôs paracklètikon kai egertikon) » (523d8-e1), il attribue comme mérite à la géométrie le fait qu'elle porte sur la « connaissance de ce qui est toujours (tou aei ontos gnôseôs) » (527b5), affirmation qu'il ne développe pas, mais qui doit se lire à la lumière de ce qui a été dit dans l'analogie de la ligne à propos du carré lui-même et de la diagonale elle-même qui sont les vrais sujet des démonstrations des géomètres. C'est cette compréhension qui a manqué à Ménon pour saisir ce que voulait lui faire comprendre Socrate à travers l'expérience avec l'esclave bien comprise, qui portait justement sur le carré et la diagonale, mais prenait place dans le cadre d'une discussion sur l'aretè (« excellence, perfection ») de l'homme. L'objectif avoué par le Socrate de Platon de cette « expérience » était de montrer à Ménon qu'il est possible d'apprendre quelque chose que l'on ne sait pas, pour ruiner le paradoxe qu'il venait d'énoncer selon lequel on n'a pas besoin de chercher ce qu'on connaît déjà et il ne sert à rien de chercher ce qu'on ne connaît pas puisque, ne le connaissant pas, on sera incapable de le reconnaître si l'on tombe dessus. Mais le plus important est ailleurs, dans les réflexions qu'aurait dû provoquer en lui, et que devraient provoquer en nous, cette expérience : ce qu'elle fait toucher du doigt à chaque lecteur qui peut revivre en lui les souvenirs de ses débuts en géométrie, sans qu'il soit besoin pour cela de supposer qu'elle a réellement eu lieu dans la vie historique de Socrate, ce qui n'est bien évidemment pas le cas, c'est que la vérité du théorème que Socrate fait découvrir à l'esclave (le carré double en superficie d'un carré donné est le carré construit sur la diagonale du carré de départ) est une vérité qui s'impose à toute personne saine d'esprit et capable de comprendre les termes employés pour l'énoncer et de suivre le raisonnement qui y conduit ; en d'autres termes, cette vérité n'est pas le produit d'un cerveau humain qui aurait été le premier à l'énoncer, mais une vérité trancendante indépendante de l'esprit humain, et donc le carré lui-même, la diagonale elle-même, réalités que seule la dianoia nous permet de « voir », à propos desquels elle énonce une vérité, ne sont pas de simple produits de l'esprit humain, mais ont une réalité immatérielle transcendante « hors » du temps et de l'espace et possèdent des propriétés que l'on peut découvrir (et non pas inventer). Et donc leur perception par l'esprit humain est bien un pathèma subi par lui au même titre que la vue de Socrate par ses interlocuteurs, ou la vue de son reflet dans l'eau par Narcisse, est un pathèma produit par une réalité extérieure au sujet subissant ce pathèma. Et la réflexion ne devrait pas s'arrêter là ! Car la question suivante est alors : si cela est vrai du carré et de la diagonale, est-ce vrai aussi des autres noèmata (« intelligibles ») que discerne mon esprit, mon noûs ? Et donc est-ce vrai de « juste », de « beau », de « bon », etc. ? Et l'aretè, l'excellence de l'homme est-elle alors ce que chacun individuellement a envie de mettre derrière ces mots ou ce que le plus grand nombre en un lieu et un temps donné juge tel selon les us et coutumes de sa « cité », ou bien est-ce la conformation à une idea/idéal de l'homme qui ne dépend pas plus de ce que Ménon, moi ou le plus grand nombre en pensent que la réponse à la question du doublement du carré posée à l'esclave de Ménon par Socrate ne dépend de ce qu'il en pensait avant l'échange avec Socrate, de l'opinion qu'il avait sur le sujet au début de l'expérience ? Voilà le genre de démarche qui constitue pour Socrate une remontée vers l'archè, le principe, et qui permet d'avoir une idée correcte des réalités intelligibles. Bref, le problème n'est pas d'évaluer la valeur réspective de deux démarches que pourrait utilisér un géomètre pour résoudre des problèmes de géométrie, mais d'évaluer la valeur respective de deux démarches dans leur manière de se poser des question sur la compréhension du monde qui nous entoure et dans ce qu'elles révèlent de l'état d'esprit de celui qui les met en œuvre sous l'effet des sollicitations subies par son esprit/intelligence (noûs), l'une qui veur résoudre des problèmes en visant des teleutai (« résultats ») multiples et l'autre qui veut comprendre ce monde dans son ensemble de manière cohérente en visant un unique archè (« principe directeur »). (<==)
(75) Les quatre
pathèmata que mentionne Socrate sont, dans l'ordre où il les nomme, en « redescendant » du second sous-segment du perçu par l'intelligence au premier sous-segment du vu, c'est-à-dire dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les a décrits dans l'analogie, noèsis, dianoia, pistis et eikasia. Le schéma ci-contre met en relation chaque segment de la ligne avec le pathèma qui lui correspond. Bien que cette représentation de la ligne ne corresponde pas à la représentation usuelle, le schéma respecte les consignes données par Socrate dans le découpage de la ligne puisque le segment du noouménon (« perçu par l'intelligence ») est plus grand que celui de l'horômenon (« vu »), ce qui fait qu'ils sont bien anisa (« inégaux », 509d6), et que les deux segments sont bien découpés « selon le même rapport » (ana ton auton logon, 509d7-8), en l'occurence ici, le rapport d'égalité (les deux sous-segments de chaque segment sont égaux l'un à l'autre), différent donc du rapport entre les deux segment de départ, qui sont, eux, inégaux l'un à l'autre. Par ailleurs, je représente la ligne par une ligne verticale, et non horizontale comme on le fait le plus souvent, pour tenir compte du fait que le vocabulaire utilisé invite à une hiérarchisation
« verticale » plutôt qu'une ligne horizontale, comme je le faisais remarquer dans la note 45 : Socrate dit en effet
que la noèsis doit être amenée epi tôi anôtatô,
« sur le plus haut » des segments, et non pas « sur le premier »,
même s'il parle ensuite du second (epi tôi deuterôi) du
troisième (tôi tritôi) et du dernier (tôi
teleutaiôi) sans indications spatiales. S'il a pris la peine d'introduire cette dissymétrie
dans la formulation, en imposant d'entrée une position spatiale au premier des sous-segments auxquels il fait successivement référence au moment même où il en inverse l'ordre, ce n'est sans doute pas sans raison. Certes, on peut penser
que Socrate utilise anôtatô (« le plus haut ») au
sens « figuré » pour marquer la primauté de la noèsis sur les autres segments, mais puisque justement son analogie est destinée
à « figurer », à rendre visible et représentable,
ce dont il parle, pourquoi ne pas utiliser les indications « figuratives »
qu'il donne par le choix de son vocabulaire pour « illustrer » ses propos ?! Pour tous, l'analogie du haut et du bas est parlante pour « illustrer »
une hiérarchie de « noblesse », alors que l'horizontalité
évoque plutôt une idée d'égalité. Alors, pourquoi
ne pas en tenir compte, comme je le fait dans ce schéma ? Enfin, la partie en rouge, qui fait apparaître doxaston (« opiné ») et gnôston (« connu »), cherche à illustrer les propos de Socrate en 510a8-10, où il met en parallèle la relation entre opiné et connu et celle entre image et original, qui a servi à distinguer le segment qu'il associe maintenant à l'eikasia à celui qu'il associe à la pistis (cf. note 19). Cette représentation ne veut donc pas dire que la pisits est du côté du connu et l'eikasiadu côté de l'opiné, mais que le rapport entre eikasia et pistis est analogue au rapport entre opiné et connu. C'est la raison pour laquelle les deux groupes de mots sont sur des lignes orthogonales l'une à l'autre, les lignes pointillées invitant seulement à leur mise en relation.
En ce qui concerne les noms que Socrate donne à chacun des quatre patèmata (« affections »), il faut garder présent à l'esprit qu'il propose ici quelque chose de nouveau pour lequel il n'a donc pas de noms préexistants. Créer des mots nouveaux pour désigner ces concepts nouveaux n'aurait pas éclairé ses auditeurs et les lecteurs de la République. Platon a donc choisi de faire utiliser par Socrate des mots préexistants, quitte à en ajuster le sens. Il faut donc considérer les noms qu'il donne à ces pathèmata comme des éclairages partiels sur des notions qui n'ont pas de noms préexistants et ne pas les absolutiser. Il nous donnera d'ailleurs une indication en ce sens, comme je l'ai déjà signalé, en changeant l'un de ces noms, et non des moindres, puisque c'est celui du pathèma associé au segment supérieur, lorsque, vers la fin du livre VII, il rappellera l'analogie, non seulement en remplaçant noèsis par epistèmè (« savoir »), mais encore en utilisant noèsis pour l'associer à l'ensemble des deux sous-segments du perçu par l'intelligence, donc à l'épistèmè et à la dianoia prises ensemble cf. 533e7-534a5). C'est d'ailleurs faute de noms spécifiques parfaitement adéquats qu'il préfère laisser les lecteurs se faire leur propre idée de ce dont il parle avec leurs mots avant de leur proposer, en une seule fois à la fin, quatre noms qui doivent se comprendre par référence à ce qui a été dit auparavant, sur quoi ils jettent une lumière complémentaire, et les uns par rapport aux autres, et non pas être utilisés en pensant que leur sens usuel, qui n'est d'ailleurs pas univoque pour chacun d'eux, définit adéquatement chacun des pathèmata qu'a décrit auparavant Socrate. On voit donc toute la difficulté pour un traducteur de traduire ces termes. Pour aider le lecteur à faire ce travail, sans attendre la suite, qui nous donnera des éléments supplémentaires pour mieux comprendre ce qu'a en tête le Socrate de Platon, je propose dans la suite de cette note quelques éclairages sur les sens possibles de chacun de ces mots.
- Noèsis (« appréhension par l'intelligence » ; ou encore « intelligence » (Chambry, Baccou, Dixsaut, Pachet, Karsenti/Prélorentzos ; « intellection » (Robin, Leroux) ; « activité spirituelle » (Cazeaux)), est un terme nouveau dans l'analogie, dont c'est la première utilisation dans la République. Il est formé sur le verbe noein à l'aide du suffixe -sis,
qui renvoie à l'action correspondant au verbe de départ. C'est un mot plus
rare que noûs, utilisé par Glaucon, qui à l'avantage sur lui
de ne pas prêter à confusion entre une « faculté », l'usage que nous en faisons
et le résultat pour nous d'un bon usage de celle-ci. Comme je l'ai déjà dit dans les notes précédentes, noûs, peut en effet, comme le français
« intelligence », aussi bien s'employer dans le sens où
l'on dit que « l'homme est un animal intelligent », c'est-à-dire
« doué d'une faculté appelée "intelligence" » plus ou moins dévelopée selon les individus, que dans le sens où l'on dit que « Einstein
avait une grande intelligence » pour manifester que, chez lui, l'intelligence
était plus grande que chez d'autres, ou que « Untel a fait preuve
d'intelligence en agissant de telle et telle manière », pour indiquer qu'il a fait bon usage dans des circonstances précises de la faculté qui est en lui. La
noèsis, c'est plus spécifiquement l'appréhension par le noûs, considéré
comme la « faculté » en nous qui nous donne accès aux
noèta, eux-mêmes vus comme extérieurs à notre
noûs, qui en « subit » les impressions plus ou moins distinctes
(voir note précédente sur pathèma), d'où ma traduction par « appréhension par l'intelligence » plutôt que par « intelligence » tout court, destinée d'une part à montrer que le mot employé par Socrate n'est pas celui que vient d'employer Glaucon, et d'autre part à level l'ambiguiïté qui subsiterait avec une traduction plus classique par « intelligence » alors que justement noèsis utilisé à la place de noûs est supposé la lever en mettant l'accent sur l'activité que permet le noûs (« esprit/ntelligence »). Par le choix de ce mot en remplacement de celui qu'avait utilisé Glaucon, Socrate le corrige discrètement, sans insister, mais, comme je l'ai signalé plus haut, lorsqu'il reprendra cette énumération des quatre pathèmata dans le rappel qu'il fera en 533e7-534a8 des propos tenus ici, noèsis deviendra l'appellation commune des deux pathèmata du noèton (« intelligible ») (et doxa l'appellation commune des deux pathèmata de l'horaton), et c'est epistèmè (« savoir ») qui prendra sa place pour désigner ce qui est ici appelé noûs (« intelligence ») par Glaucon et noèsis par Socrate, et cette correction en deux temps est une indication de plus que le compliment de Socrate à Glaucon n'était pas dénué d'ironie, qu'il a cherché ici à ne pas trop l'enfoncer et qu'il ne redresse ses approximations que progressivement. Au vu de tout ce qui se joue dans ces subtils glissements de vocabulaire, il est donc regrettable que tous les traducteurs que j'ai consultés sauf Cazeaux (qui traduit noûs par « intelligence » et noèsis par « activité spirituelle ») traduisent par le même mot à la fois le noûs de Glaucon et le noèsis de Socrate (« intelligence » pour tous sauf Robin, qui traduit par « intellection ») ;
- Dianoia (« réflexion/pensée (discursive/vagbonde) » ; ou encore « connaissance discursive » (Chambry, Baccou) ; « discursion » (Robin) ; « raison » (Dixsaut, Karsenti/Prélorentzos) ; « pensée » (Pachet, Cazeaux, Leroux)) est le seul des quatre termes choisis par Socrate pour désigner les quatre pathèmata qui a déjà été utilisé dans l'analogie, à la fois par Socrate (en 511a1) et par Glaucon (en 511c7, d2 et d5). Mais, même si Glaucon reprend un mot préalablement utilisé par Socrate et en fait grand cas, il n'est pas sûr qu'il e comprenne dans le sens dans lequel Socrate l'a utilisé. Il est probable que, lorsque Socrate dit que les géomètres ont conscience du fait qu'iils raisonnent sur « cela mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la dianoia », il prend dianoia dans un sens très général, que rend à peu près « pensée » en français : la dianoia/pensée s'oppose simplement à la vue sans préjuger de la manière dont les géomètres arrivent à cette conclusion ni du sens exact qu'ils lui donnent (cf. note 43). Il s'agit simplement d'opposer ce qui est vu à ce qui est simplement pensé, quelles que soient les modalités et le contenu de cette pensée. Au sens premier en effet, dianoia est un substantif avec la terminaison en -ia qui désigne une simple qualité dans l'abstrait, une faculté en tant que telle, dans notre cas, la simple faculté de penser, sans préjuger de l'usage que l'on fait de cette faculté. Mais dans un second temps, le mot en vient à désigner l'usage de cette faculté, la « réflexion », la pensée s'exprimant dans le discours (logos), en particulier le discours intérieur, comme en atteste l'Étranger d'Élée définissant en Sophiste, 263e3-8 la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même (on trouvera plus de précisions sur les différents sens de noûs et des mots qui en dérivent, dont dianoia dans la section Vocabulaire de ce site, qui reproduit pour certains d'entre eux l'entrée correspondante du dictionnaire grec-français Bailly et, dans l'entrée consacrée à noûs, l'entrée correspondante du dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine, qui examine noûs et tous ses dérivés). Et l'on peut penser que lorsque Glaucon semble vouloir faire de dianoia le nom de la démarche spécifique des géomètres et autres « scientifiques », par opposition à noûs devenant le nom spécifique de la démarche que Socrate associe au second sous-segment du perçu par l'intelligence, c'est ce second sens de dianoia, celui qui renvoie à l'usage fait de la pensée à travers le raisonnement qu'il a en tête et qu'il l'oppose à noûs compris comme une forme d'« intelligence » intuitive résultant d'illuminations inexprimable à travers des mots et donc au-delà de toute forme de raisonnement logique. Or Socrate corrige Glaucon en remplaçant noûs par noèsis pour le pathèma (« affection ») associé au second sous-segment du perçu par l'intelligence, mais conserve dianoia pour le pathèma affecté au premier. Et même si ces dénominations sont faites sans conviction, puisque, comme je l'ai déjà signalé, noèsis sera remplacé en 533e7-534a8 par epistèmè (« savoir ») et réutilisé en un sens plus général couvrant les deux segments du perçu par l'intelligence, c'est-à-dire à la fois ce qu'il appelle ici noèsis et dianoia, et que par ailleurs, en 533d4-7, il fait référence à son utilisation de dianoia comme nom du pathèma associé au premier sous-segment du perçu par l'intelligience dans une phrase qui rappelle les propos de Glaucon faisant de la dianoia « quelque chose d'intermédiaire entre l'opinion (doxa) et l'intelligence (noûs), il le fait en des termes, « dianoia,
c'est ainsi qu'auparavant nous avons quelque part défini ça », qui laissent penser qu'il aurait aussi bien pu utiliser un autre mot si Glaucon ne lui avait pas soufflé celui-ci, il reste intéressant de comprendre pourquoi il peut accepter, même provisoirement ces deux termes comme dénomination des deux pathèmata (« affections ») associés aux deus sous-segments du perçu par l'intelligence. Le remplacement de noûs par noèsis indique, comme je l'ai déjà laissé entendre plus haut dans cette note à propos de ce mot, que ce qu'il a en vue n'est pas une sorte d'illumination au-delà des mots, ou en tout cas pas que ça, mais bien une activité, comme l'implique le suffixe -sis de noèsis. Et sa conservation de dianoia pour l'autre pathèma, dont il accepte maintenant le sens dans lequel il voit bien que l'a pris Glaucon, renvoyant aussi à l'activité de la pensée, fait qu'on a maintenant deux termes impliquant une activité de l'esprit (noûs). Il nous faut donc chercher ce qui peut distinguer ces deux activités. Pour ce faire, on peut remarquer que ce qui différencie ces deux mots, et fournit donc sans doute la clé que nous cherchons, c'est le dia- de dianoia, préfixe dont nous avons déjà vu qu'il intervenait dans des mots lourds de sens chez Platon, comme dialegesthai, que j'ai renoncé à traduire (voir la note 36 sur dianoeisthai, la note 43 sur la première occurrence dans l'analogie de dianoia, et la note 48 sur dialegesthai). Pour tenter d'y voir plus clair, repartons donc une nouvelle fois des divers sens possible de ce préfixe : lorsqu'il est utilisé en composition, le préfixe dia-, dont le sens premier en tant que préposition est « à travers », peut introduire une idée (1) de séparation, au sens, selon les cas, de division (comme dans di-airein, qui signifie « diviser, séparer », à partir du verbe airein signifiant, lui, « saisir, prendre dans ses mains »), de distribution (ici et là, comme dans diaphorein, qui signifie « disperser, répandre », à partir du verbe phorein signifiant « porter »), de diversité (de manière différente, diversement, comme dans certains sens de daipherein, qui peut vouloir dire « différer, être différent », à partir de pherein signifiant, comme phorein mentionné précédemment qui en dérive, « porter ») ou de distributivité (l'un avec l'autre ou l'un contre l'autre, comme justement dans dailegesthai, dont le sens étymologique est « parler l'un avec l'autre, dialoguer »), (2) de pénétration (à travers, comme dans diabainein, qui signifie « traverser », à partir de bainein signifiant « marcher »), (3) de supériorité ou (4) d'achèvement (à travers d'un bout à l'autre, c'est-à-dire jusqu'au bout, comme dans diaprattein, « achever », à partir de prattein signifiant « agir »), étant entendu que plusieurs de ces nuances de sens peuvent se retrouver dans un même composé, conduisant à des sens différents du même mot. L'idée d'achèvement, qui est celle que l'on attribue en général au dia- du verbe dianoeisthai et du nom dianoia qui en dérive, finit par s'affaiblir dans l'usage courant pour donner au composé des sens très voisins de ceux du verbe de départ (noein dans ce cas) : au départ, dianoia, c'est une pensée menée à son terme, c'est-à-dire une ferme intention, une résolution bien arrêtée, mais à l'usage, le mot finit par désigner une pensée comme une autre, ou tout simplement l'intelligence, comme noûs. En fin de compte, on peut penser que ce qui intéresse Platon ici dans le dia- de dianoia, c'est l'idée de mouvement de la pensée à travers les étapes successives du raisonnement, mais d'un mouvement qui, faute de boussole (le « principe directeur » que cherche l'autre démarche), se porte au gré des problèmes abordés dans des directions différences (« de ci, de là », l'un des sens possibes de dia-) et donc vagabonde et n'arrive finalement à rien de cohérent. Et l'absence de dia- dans noèsis souligne alors justement que l'activité de la pensée assosiée au second sous-segment du perçu par l'intelligence est, elle, cohérente grâce à la lumière du principe directeur identifié préalablement (l'idea du bon) et conduit à une appréhension une du réel consituant un vrai savoir (epistèmè, qui deviendra le nouveau nom de ce pathèma) et non plus à un mouvement brownien de raisonnements autonomes qui conduisent à quelque chose qui n'est pas simple opinion, mais qui n'est pas encore un « savoir ». Le dia- qui reste pertinent pour la démarche associée au second sous-segment du perçu par l'intelligence, c'est le dia- de dialegesthai, comme a cherché à nous le faire comprendre Socrate en suggérant que, pour passer de la dianoia à la noèsis/epistèmè, il faut faire usage du « pouvoir du dialegesthai », dont Glaucon veut faire une « science (epistèmè) » parmi d'autres, alors que ce que veut simplement dire Socrate, c'est que, pour progresser dans la connaissance, il faut accepter de « dialoguer (dialegesthai) » avec d'autres, de confronter nos perceptions noétiques avec celles d'autres personnes, tout comme c'est en confrontant nos perceptions visuelles avec d'autres que nous avons pu apprendre à parler : tout comme nous finissons par réaliser, au fil des années d'enfance, que nous voyons la même chose que les autres et apprenons à distinguer les choses que nous voyons, à comprendre qu'elles nous sont extérieures et à les nommer avec l'aide de ceux qui nous entourent, c'est a fortiori en confrontant nos perceptions purement intelligibles avec celles de ceux qui nous entourent au moyen du dialogue (dia- pris ici dans le sens de « l'un avec l'autre ») que nous aurons une chance de réaliser que nos pensées ne sont pas une pure création de notre esprit et de mieux approcher la réalité de ce qui suscite en nous ces perceptions à travers les ideai qui en sont ce qui en est accessible au noûs (« intelligence ») humain, le ciel étoilé de l'allégorie de la caverne et le soleil/bon qui le noie dans sa lumière.
- Pistis (« confiance » ; ou encore « foi » (Chambry, Baccou) ; « créance » (Robin) ; « conviction » (Dixsaut, Pachet, Cazeaux) ; « croyance » (Karsenti/Prélorentzos, Leroux)) est un autre terme nouveau dans l'analogie, qui signifie « foi, confiance inspirée à d'autres ou que d'autres inspirent », d'où « garantie, assurance, gage ». C'est la deuxième occurrence de ce mot dans la République, la première se trouvant en 505e2, dans la section où Socrate énonce le caractère anupotheton (sans toutefois utiliser ce qualificatif) du « bon » (to agathon) : après avoir déclaré que si, quand il s'agit de rechercher « les [choses] justes ou belles (dikaia kai kala) », la plupart des gens se contentent de celles qui en ont seulement l'air (ta dokounta), quand il s'agit des [choses] bonnes (agatha), ils recherchent celles qui le sont vraiment (ta onta) et pas seulement celles qui en ont l'air, et tiennent dans ce cas la simple opinion (doxa) en piètre estime, il ajoute que ces mêmes personnes, concernant ce en vue de quoi elles font tout ce qu'elles font (le « bon »), « ne parv[iennent] pas à saisir adéquatement ce que ça peut
bien être ni jouir à son sujet d'une confiance (pistei) stable ». En dehors de sa réutilisation dans la reformulation des conclusions de l'analogie de la ligne en 533e7-534a8, le mot ne réapparaît qu'une fois dans la République, au livre X, en 601e7, dans une discussion, à travers l'exemple de la flûte, sur la différence entre la « connaissance (epistèmè) » qu'en a l'utilisateur, dans ce cas le joueur de flûte, et la « droite croyance (pistis orthè) » qu'à a son sujet l'artisan qui la fabrique (poiètès) de par la fréquentation des joueurs de flûte.
L'usage du mot pistis pour désigner le pathèma lié au second sous-segment du vu peut nous aider à comprende en quel sens Socrate parle ici de pathèmata : la pistis dont il parle ici, ce n'est bien sûr pas, si l'on s'en tient à l'exemple de la vision qui domine cette analogie, la vision proprement dite, dans laquelle celui qui voit est passif, mais un « état d'esprit » induit par l'expérience de la vision depuis la plus tendre enfance vis à vis de ce qui suscite cette vision, celui de « croire (pisteuein, dont pistis est le substantif d'action) » que ces choses existent hors de nous et sont bien telles que nous les voyons, même si la vue ne nous en donne qu'une connaissance purement extérieure et le plus souvent constamment changeante. Socrate ne veut pas dire ici que la pistis, la « croyance », la « confiance », la « foi », suppose la vue (« je ne crois que ce que je vois »), mais que la vue induit par l'habitude la pistis. Il fait référence ici à l'attitude de l'âme qui est en mesure d'apprécier le degré de « confiance » qu'elle peut avoir en ce qu'elle
voit pour conduire sa vie, et pas seulement en ce qu'elle voit, mais plus généralement en ce que lui permettent d'appréhender ses sens, c'est-à-dire non seulement ce qu'elle peut voir, mais aussi ce qu'elle peut entendre et toucher, en sachant faire la différence entre ce qui est perception directe et ce qui est perception indirecte, ce qui est « modèle » et ce qui n'est qu'« image » au sens le plus large du terme, étant entendu que les seules données de nos sens ne sont pas le dernier mot sur les réalités qui nous entourent et qu'elles ne peuvent nous en donner tout au plus qu'une connaissance empirique impliquant de notre part « confiance » dans la régularité des « lois » de la nature.
- Eikasia (« conjecture » ; même traduction pour Chambry ; ou encore « simulation » (Robin) ; « imagination » (Baccou, Cazeaux, Karsenti/Prélorentzos) ; « illusion » (Dixsaut) ; « faculté de se fonder sur des ressemblances » (Pachet) ; « représentation » (Leroux)), est lui aussi un terme nouveau dans l'analogie, dont c'est la seule utilisation dans tous les dialogues (ici et repris par deux fois dans le rappel, en 533e7-534a8, des pathèmata introduits ici). Il est formé à partir du verbe eikazein, « représenter, comparer, conjecturer », dérivé, tout comme eikôn (« image »), dont il a été question dans l'analogie aussi bien dans le registre du visible que dans celui du perçu par l'intelligence, du verbe eoikenai qui signifie « être semblable, ressembler à », et aussi « paraître » ou encore « convenir »,
et qui siginifie « représentation, image », « comparaison » ou encore « conjecture ». C'est un terme rare, dont on ne trouve, dans l'ensemble du corpus grec disponible sur Perseus, que deux occurrences en dehors des trois utilisations par Platon dans la République (ces cinq occurrences constituent les trois seuls exemples d'usage de ce mot que donne le Bailly, les trois occurrences chez Platon comptant pour une seule du point de vue du sens), une chez Xénophon (Mémorables, III, 10, 1, où le mot est mis dans la bouche de Socrate discutant avec le peintre Parrhasios de la possibilité de représenter les sentiments de l'âme dans une peinture, considérée comme eikasia tôn horômenôn, « représentation des [choses] vues ») et une chez Plutarque (auteur postérieur de plusieurs siècles à Platon, qui l'utilise dans sa vie de Thémistocle pour faire référence à une « comparaison » faite par celui-ci devant le roi des Perses Artaxerxès entre le discours des hommes et une tapisserie), ce qui ne facilite pas la compréhension précise du sens que veut lui donner Platon.
Puisque le mot eikasia lui-même est peu utilisé, nous pouvons nous tourner vers les usages du verbe eikazein, plus fréquent, dont eikasia est le substantif de qualité (la notion abstraite à laquelle fait référence le verbe). On trouve 23 occurrences de ce verbe dans les 28 dialogues des tétralogies :
- Alcibiade, 105c7 : Socrate décrit les ambitions d'Alcibiade en lui déclarant qu'il n'accepterait de vivre que si son nom et son pouvoir étaient connus de toute la terre et qu'il fait peu de cas de qui que ce soit en dehors de Cyrus et Xerxès, et il ajoute : « que donc tu aies cet espoir, je le sais bien et je ne le conjecture pas (hoti men oun echeis tautèn tèn elpida, eu oida kai ouk eikazô) »
- Ménon, 80c1, 4 (avec anteikazein en c3, 6) : Ménon vient de comparer Socrate au poisson-torpille qui engourdit ses proies, à quoi Socrate lui répond : « Je sais pourquoi tu as donné de moi une image ! (gignôskô hou heneka me èikasas.) », avant de préciser en réponse à Ménon « Pour qu'en retour, je donne une image de toi ! Car moi,
je sais ceci de tous ceux qui sont beaux, qu'ils prennent plaisir à être
dépeints en images. En effet, ça les avantage : belles en
effet, je suppose, sont aussi les images de ce qui est beau. Mais je ne ferai pas d'image de toi en retour. (hina se anteikasô. egô de touto oida peri pantôn tôn kalôn, hoti chairousin eikazomenoi--lusitelei gar autois: kalai gar oimai tôn kalôn kai hai eikones--all' ouk anteikasomai se.) »
- Ménon, 89e2, 2 : Socrate met en doute que l'aretè (« excellence » dans l'homme) soit une epistèmè (« science/savoir ») car, dit-il, ce qui est epistèmè, est « enseignable (didakton) » et il y en a enseignants (didaskaloi) et étudiants (mathètai), la question étant alors de savoir s'il y a enseignants et étudiants d'aretè, car « si c'est le contraire, qu'il n'y ait ni enseignants, ni étudiants,
est-ce bien conjecturer que de conjecturer que ce n'est pas enseignable ? (oukoun tounantion au, hou mète didaskaloi mète mathètai eien, kalôs an auto eikazontes eikazoimen mè didakton einai;) »
- Ménon, 98b1, 3 : Dans la discussion sur la différence entre opinion droite (orthè doxa) et savoir (epistèmè), Socrate déclare : « Et pour sûr aussi, moi, je parle, non pas comme sachant, mais conjecturant.
Mais que ce soient deux choses différentes, opinion droite et savoir, je pense pour ma part ne pas du tout le conjecturer,
mais s'il restait quelque chose que je dirais savoir--et je le dirais de peu
de choses--, une à coup sûr, et c'est çà, je l'admettrais
au nombre de celles que je sais. (kai mèn kai egô hôs ouk eidôs legô, alla eikazôn: hoti de estin ti alloion orthè doxa kai epistèmè, ou panu moi dokô touto eikazein, all' eiper ti allo phaièn an eidenai--oliga d' an phaièn--hen d' oun kai touto ekeinôn theièn an hôn oida.) »
- Banquet, 190a4 : Aristophane décrit les hommes originels de son mythe, sphériques, avec quatre jambes, quatre bras et deux visages (prosôpa) similaires, et précise : « la tête pour les deux visages disposés dans des directions opposées [était] unique, avec quatre oreilles, et [ils avaient] deux exemplaires des parties honteuses, et tout le reste comme on peut imaginer à partir de ça (kephalèn d' ep' amphoterois tois prosôpois enantiois keimenois mian, kai ôta tettara, kai aidoia duo, kai talla panta hôs apo toutôn an tis eikaseien.) »
- Banquet, 216c6 : Alcibiade fait l'éloge de Socrate en utilisant l'image des statues de Silène, ou encore du satyre Marsias ; après un premier développement de ces comparaisons, il ajoute : « mais écoutez-moi encore [vous dire] à quel point il est semblable à ceux par lesquels j'en ai donné une image et à quel point est étonnant le pouvoir qu'il a (alla de emou akousate hôs homoios t' estin hois egô èikasa auton kai tèn dunamin hôs thaumasian echei) »
- Phèdre, 248a2 : Socrate décrit, dans son second discours, dans le cadre de la comparaison de l'âme à un char portant un cocher conduisant deux chevaux, la procession des dieux que suivent les âmes vers l'autre côté de la voute du ciel, où ils peuvent contempler « la justice elle-même (autèn dikaiosunèn), la modération (sôphrosunèn), le savoir (epistèmèn) » avant d'en venir aux âmes humaines qui tentent de les suivre, pour dire que « des autres âmes, celle qui suit le mieux un dieu et l'a le mieux imité dresse vers le lieu extérieur la tête du cocher et est entraînée avec [le dieu] dans le mouvement circulaire, perturbée par le tumulte des chevaux et observant avec peine les [réalités] qui sont [là] (hai de allai psuchai, hè men arista theôi hepomenè kai eikasmenè huperèren eis ton exô topon tèn tou hèniochou kephalèn, kai sumperiènechthè tèn periphoran, thoruboumenè hupo tôn hippôn kai mogis kathorôsa ta onta) »
- Phèdre, 250b5 : Plus loin dans le même discours, Socrate décrit la situation des âmes revenues sur terre et dit : « de la justice en effet et de la modération et autres [biens] précieux pour l'âme autant qu'ils sont, il n'y a aucun éclat dans les similitudes d'ici-bàs, mais au moyen d'organes manquant de précision, avec peine, certaines d'entre elles en petit nombre, en se penchant sur leurs images voient le genre de ce qui est reproduit en image (dikaiosunès men oun kai sôphrosunès kai hosa alla timia psuchais ouk enesti pheggos ouden en tois tèide homoiômasin, alla di' amudrôn organôn mogis autôn kai oligoi epi tas eikonas iontes theôntai to tou eikasthentos genos) »
- République, II, 377e1 : Socrate blâme les poètes comme Homère et Hésiode pour les mensonges qu'on trouve dans leurs œuvres, car on commet un vilain mensonge « lorsqu'on donne une mauvaise image par le discours, à propos des dieux et des héros, de ce qu'ils sont, comme un peintre peignant [des choses] ne ressemblant en rien à celles auxquelles il voudrait les peindre semblables (hotan eikazèi tis kakôs tôi logôi peri theôn te kai hèrôôn hoion eisin, hôsper grapheus mèden eoikota graphôn hois an homoia boulèthèi grapsai) »
- République, VI, 488a2, 5 : Socrate annonce que, pour expliquer pourquoi il faudrait que les philosophes gouvernent les cités pour faire cesser leurs maux, il va avoir recours à une « image (eikôn) », et il ajoute, en introduction de l'analogie du navire sans pilote : « Allons ! dis-je, tu te moques de moi après m'avoir jeté dans
une discussion où est si difficile
la démonstration. Mais écoute donc l'image, pour que tu voies encore
mieux avec quel acharnement je peux faire des images !Tellement
pénible en effet est le sort que subissent les plus convenables de la
part des cités, que n'est réservé à rien d'autre
un tel sort mais qu'il faut le composer
à partir de plusieurs [choses] pour en donner une image et parler
en leur défense, tout comme les peintres peignent des bouquebiches et
ce genre de choses en faisant des mélanges. (eien, eipon: skôpteis embeblèkôs me eis logon houtô dusapodeikton; akoue d' oun tès eikonos, hin' eti mallon idèis hôs glischrôs eikazô. houtô gar chalepon to pathos tôn epieikestatôn, ho pros tas poleis peponthasin, hôste oud' estin hen ouden allo toiouton peponthos, alla dei ek pollôn auto sunagagein eikazonta kai apologoumenon huper autôn, hoion hoi graphès tragelaphous kai ta toiauta meignuntes graphousin.) »
- Phédon, 99e6 : dans le cours de son autobiographie intellectuelle, Socrate, en introduction à la présentation de sa « seconde navigation » évoque les gens qui se brûlent les yeux en regardant directement le soleil pendant une éclipse, plutôt que d'en regarder une image par réflexion et explique qu'il a décidé, plutôt que de regarder les choses avec ses sens, d'en chercher la vérité en se réfugiant dans les raisonnements (eis tous logous kataphugonta), mais il ajoute aussitôt « mais peut-être bien que ce par quoi je fais image ne convient pas d'une certaine manière, car je ne suis pas du tout d'accord que celui qui examine dans des paroles/discours/raisonnements examine les *** qui sont plus en images que celui qui [les examine] en actes (isôs men oun hôi eikazô tropon tina ouk eoiken: ou gar panu sugchôrô ton en logois skopoumenon ta onta en eikosi mallon skopein è ton en ergois) »
- Cratyle, 425c3 : Socrate, après avoir proposé à Hermogène de définir les noms comme une « imitation (mimèma) » par le son de ce qu'on cherche à nommer, l'invite ensuite à examiner en quoi les consituants élémentaires des mots, lettres et syllabes, peuvent être une imitation correcte de ce qu'ils servent à nommer par imitation et, comme Herrmogène s'en déclare incapable, Socrate lui propose néanmoins de se lancer dans cette tentative « en déclarant au préalable, comme il y a peu de temps, aux dieux, [nous déclarions] que, ne sachant rien de la vérité, nous nous figurons les opinions des hommes à leur sujet... (proeipontes, hôsper oligon proteron tois theois, hoti ouden eidotes tès alètheias ta tôn anthrôpôn dogmata peri autôn eikazomen) »
- Cratyle, 432b3 : Socrate explique à Cratyle que la rectitude d'une image (eikôn) ne consiste pas à reproduire en tous points son original, « mais au contraire, elle ne doit absolument pas restituer tout comme c'est dans ce qu'elle représente, si elle doit être une image (alla to enantion oude to parapan deèi panta apodounai hoion estin hôi eikazei, ei mellei eikôn einai) », et il donne aussitôt l'exemple d'une image de Cratyle faite par un dieu qui reproduirait non seulement son apparence selon la figure (schèma) et la couleur (chrôma), comme le ferait un peintre, mais encore l'intérieur, le mouvement, l'âme et la pensée (phronèsin) dans leur moindres détails, ce qui conduirait à deux Cratyles, et non pas à un original et une image
- Cratyle, 439a8 : Socrate fait admettre à Cratyle que, si c'est par leur composition à partir des lettres et des syllabes que les noms donnent une image correcte de ce qu'ils désignent, il fallait bien que ceux qui ont institués les noms aient eu un moyen de connaître les choses désignées par ces noms autrement qu'à l'aide des noms, à quoi il ajoute : « si donc il est possible d'étudier le plus complètement possible les choses au moyen des noms, mais que c'est aussi possible au moyen d[es choses] elles-mêmes, laquelle des deux sera l'étude la plus belle et la plus claire ? À partir de l'image, l'étudier, elle, [pour voir] si elle est elle-même bien ressemblante, et la vérité de ce dont elle était image, ou à partir de la vérité, [l'étudier] elle et si l'image d'elle a été convenablement réalisée ? (ei oun esti men hoti malista di' onomatôn ta pragmata manthanein, esti de kai di' autôn, potera an eiè kalliôn kai saphestera hè mathèsis; ek tès eikonos manthanein autèn te autèn ei kalôs eikastai, kai tèn alètheian hès èn eikôn, è ek tès alètheias autèn te autèn kai tèn eikona autès ei prepontôs eirgastai;) », pour conclure que c'est à partir des choses elles-mêmes et non pas des noms qui les désignent qu'il faut étudier.
- Ion, 532c5 : à Ion qui se demande pourquoi il s'endort lorsque la conversation ne porte pas sur Homère, mais se réveille et a toutes sortes de choses à dire dès qu'il est question d'Homère, Socrate répond : « pas bien difficile de le conjecturer, camarade, mais il est clair pour tous que tu es incapable de parler d'Homère en faisant preuve de compétence technique ou de savoir (ou chalepon touto ge eikasai, ô hetaire, alla panti dèlon hoti technèi kai epistèmèi peri Homèrou legein adunatos ei) »
- Parménide, 132d4, 6 : dans la discussion entre Parménide et Socrate, Socrate propose une explication de la « participation » aux eidè/ideai en ces terme : « voilà ce qui au plus haut point, à moi du moins, apparaît
clairement comme [la position] à avoir : que d'une part ces eidè se tiennent comme modèles dans
la nature, que
d'autre part les autres [choses] leur ressemblent et en sont des copies, et cette participation par les autres [choses] aux eidôn en arrive à n'être pas autre chose que d'être faits à
leur ressemblance (malista emoige kataphainetai hôde echein: ta men eidè tauta hôsper paradeigmata hestanai en tèi phusei, ta de alla toutois eoikenai kai einai homoiômata, kai hè methexis hautè tois allois gignesthai tôn eidôn ouk allè tis è eikasthènai autois) », à quoi Parménide répond : « Si donc quelque chose ressemble
à l'eidei, est-il possible que cet eidos-là
ne soit pas identique à ce qui est fait à sa ressemblance, selon
ce en quoi il lui est rendu identique ? (ei oun ti eoiken tôi eidei, hoion te ekeino to eidos mè homoion einai tôi eikasthenti, kath' hoson autôi aphômoiôthè;) »
- Politique, 260e3 (avec pareikazein) : dans le cadre de sa tentative de définir l'art politique par la méthode de divisions, l'étranger d'Élée en est arrivé à le placer dans la catégorie donneuse d'ordres (epitaktikè) et propose ensuite de diviser celle-ci par analogie avec la manière dont, dans le Sophiste, il avait divisé l'art de commercer entre les commerçants vendant leur propre production (autopôlikè) et ceux qui achètent la production d'autrui pour la revendre, ce qui conduit à distinguer ceux qui donnent des ordres dont ils sont les auteurs et ceux qui, comme le héraut, se contentent de transmettre des ordres donnés par d'autres, et comme il n'existe pas de nom pour ces catégories, l'étranger propose : « ou veux-tu que, comme en ce moment même nous procédons par comparaison, nous procédions parallèlement par comparaison aussi pour le nom (è boulei, kathaper èikazomen nundè, kai tounoma pareikasômen) » et suggère de nommer autepitaktikè l'art de donner des ordres dont on est soi-même l'auteur
- Philèbe, 55e5 : Socrate se pose la question de savoir ce qui resterait des arts et techniques manuels (cheirotechnikai) si l'on en retirait les savoirs (epistèmai) qui y jouent un rôle directeur (hègemonikon) comme l'art de calculer (arithmètikè), de mesurer (metrètikè) et de peser (statikè) et répond qu'il n'en resterait pas grand chose de valeur, ajoutant : « il nous resterait en effet [comme seules possibilités] de faire preuve d'imagination à leur égard et d'exercer nos sens par l'expérience et une longue pratique en utilisant en plus les pouvoirs de l'habileté à conjecturer que le plus grand nombre appelle « arts/techniques », [ceux-ci] ayant construit leur force par l'application et l'effort laborieux (to goun meta taut' eikazein leipoit' an kai tas aisthèseis katameletan empeiriai kai tini tribèi, tais tès stochastikès proschrômenous dunamesin has polloi technas eponomazousi, meletèi kai ponôi tèn rhômèn apeirgasmenas) » (on trouve dans ce passage deux termes qui évoquent l'idée de « conjecture/conjecturer », eikazein et stochastikè, le premier pouvant se traduire dans ce contexte par « conjecturer » et le second par « habileté à conjecturer » ou « art de la conjecture », mais ils le font à partir de deux points de départ différents : eikazein part de l'idée d'« image » (eikôn), de « ressembler à » (eoikenai), alors que stokastikè par de la notion de stochos, dont le sens premier est « cible, but » et le sens dérivé « conjecture », l'idée étant que conjecturer, c'est essayer de trouver un chemin qui mêne au but que l'on s'est fixé, sans la certitude d'y arriver ; c'est la raison pour laquelle je n'ai pas traduit ici eikazein par « conjecturer », mais par « imaginer », réservant le vocabulaire de la conjecture à la traduction de stochastikè).
On peut classer ces emplois d'eikazein dans trois grands registres de sens :
1. la problématique de relation entre une image et son modèle (7 occurrences) : Phèdre, 248a2 (l'âme en tant qu'imitant un dieu) et 250b5 (faiblesse du reflet de la justice elle-même, de la modération, etc. dans les comportements humains) ; République, II, 377e1 (l'image fausse des dieux et des héros chez les poètes) ; Cratyle, 432b4 (pour être une image, l'image ne peut pas être une reproduction rigoureusement identique à tous points de vue à son modèle) et 439a8 (vaut-il mieux partir de l'image ou de l'original pour déterminer à quel point l'image est fidèle à son original ?) ; Parménide, 132d4, 6 (la participation des autres choses aux eidôn serait une relation d'image à modèle) ;
2. la notion d'image utilisée de manière analogique à travers des comparaisons, des analogies, des parallèles, des métaphores, des allégories, etc. (7 occurrences) : Ménon, 80c1, 4 (la comparaison de Socrate avec un poisson-torpille par Ménon) ; Banquet, 216c6 (la comparaison fait par Alcibiade de Socrate avec une Silène ou le satyre Marsias) ; République, VI, 488a2, 5 (l'analogie du navire sans pilote) ; Phédon, 99e6 (la comparaison que fait Socrate de diverses approches intellectuelles avec les différentes manières d'observer une éclipse de soleil) ; Politique, 260e3 (même dichotomie « activité concernant ce qui est produit par soi-même/activité portant sur ce qui est produit par autrui » dans le cadre du commerce et dans le cadre de l'activité consistant à donner des ordres)
3. le registre de la conjecture, qui implique plus ou moins une forme affaiblie d'analogie supposant une mise en parallèle implicite de la situation présente et de l'expérience acquise dans des cas similaires et qui s'oppose au registre du savoir, de manière explicite dans les références suivies d'une astérisque (9 occurrences) : Alcibiade, 105c7 (*) ; Ménon, 89e2, 2 et 98b1, 3 (*) ; Banquet, 190a4 ; Cratyle, 425c3 (*) ; Ion, 532c5 ; Philèbe, 55e5.
On pourrait encore ajouter à cela 55 occurrences de apeikazein (plus fréquent dans les dialogues qu'eikazein), verbe formé sur eikazein par adjonction du préfixe ap(o), qui induit une idée d'achèvement qui ne change guère le sens général du verbe, et 3 occurrences de apeikasia, le substantif de qualité dérivé de ce verbe, mais cela ne changerait pas substantiellement les résultats. Je me contenterai de mentionner deux occurrences d'apeikazein voisines du texte qui nous occupe, l'une dans l'analogie de la ligne elle-même, en 511a7, dans l'explicitation du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, où Socrate parle de personnes « se servant à titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en bas (eikosi de chrômenèn autois tois hupo tôn katô apeikastheisin) », et l'autre au début de l'allégorie de la caverne qui suit immédiatement l'analogie de la ligne, en 514a1, que Socrate introduit par ces mots : « représente-toi d'après une épreuve telle que celle-ci
notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être
éduqué (apeikason toioutôi pathei tèn hèmeteran phusin paideias te peri kai apaideusias) ». La première se situe dans le registre de la relation entre image et modèle, la seconde dans le registre de l'analogie.
Ce qu'on peut retenir de cet inventaire, c'est qu'eikazein, lorsqu'il est employé pour parler d'une activité intellectuelle (registres 2 et 3), et non pas d'une relation entre réalités (registre 1) renvoie à une alternative au savoir véritable ou à l'aptitude à restituer ce savoir directement par des mots, mais que, si cette alternative est effectivement plus loin de la vérité que le savoir proprement dit (epistèmè), son usage n'est pas à proscrire dans tous les cas, en tout cas pour Platon, témoin l'usage intensif qu'il fait des comparaisons, analogies, allégories et autres mythes dans les dialogues. L'important dans de tels cas est de bien prendre consciences que les images ne sont que cela, des images, et de ne pas prendre l'image, quelle qu'elle soit, pour la réalité qu'elle ne fait qu'illustrer ou que chercher à reproduire tant bien que mal.
Dans le contexte immédiat de l'analogie de la ligne, où eikasia est associée au premier sous-segment du vu, celui des « images (eikones) », et s'oppose à la pistis (« confiance ») associée au second sous-segment du vu, dont on vient de voir qu'elle renvoyait à l'attitude d'esprit de qui sait évaluer le degré de confiance qu'il peut avoir dans les perceptions sensibles, en sachant distinguer ce qui n'est qu'« image (eikôn) » de ce qui est « modèle » pour en déduire la valeur plus ou moins grande des images pour nous fournir des informations sur ce dont elles sont images, on peut penser qu'eikasia désigne l'attitude opposée à celle-là, celle d'un esprit qui ne sait pas vraiment faire la différence entre image et modèle, ou du moins pas en tirer proprement les conséquences sur la valeur des informations fournies par les images. Et cette mise en regard nous invite à réaliser que, pour que nous puissions accorder à notre vue la confiance (pistis) que nous lui accordons, il faut justement que nous soyons capable de faire la distinction entre un objet vu et son reflet ou son ombre. Or cette distinction n'est pas le fait de la vue elle-même, qui ne perçoit que des taches de couleur, mais de notre esprit interprétant les données brutes de la vue avec l'aide de celles des autres sens (au moins le toucher) et elle ne va pas de soi, elle a été l'objet d'un apprentissage dans les premières années de la vie, aisé quand il s'agit des ombres, mais déjà moins évident quand il s'agit de reflets (plus encore aujourd'hui, du fait de la qualité des miroirs dont nous disposons, que du temps de Platon), et plus difficile encore quand il s'agit de comprendre que c'est tout ce que nous permet de percevoir la vue, images aussi bien que leurs originaux, qui n'est en fin de compte qu'« images » de ce qui l'active, et qui peut activer aussi nos autres sens et notre esprit (noûs). Mais ce que cette mise en regard d'eikasia et de pistis ainsi comprise devrait nous faire comprendre, c'est que la distinction entre les deux sous-segments du vu n'est pas une affaire d'objets vus, images au sens strict d'un côté, leurs originaux de l'autre, si de fait tout ce que l'on voit est vu à travers les « images » qui s'en forment dans l'œil (peu importe où et comment), mais d'état d'esprit de celui qui voir par rapport à ce qu'il voit : soit le prendre pour la réalité elle-même et le considérer comme une représentation adéquate et suffisante de cela, et l'on est dans l'eikasia, soit comprendre qu'on a toujours affaire à des images avec la vue, et en tirer les conséquences dans l'usage qu'on fait des donnnées de la vue, et l'on est dans la pistis. Et si maintenant, puisque Socrate nous a dit que le découpage des deux segments, celui du vu et celui du perçu par l'intelligence, étaient faits ana ton auton logon (« selon le même logos »), on cherche à transposer cette idée que chaque pathèma (« affection ») correspond à un état d'esprit différent au cas de la dianoia et de la noèsis, cela nous invite à considérer que ce qui différencie l'une de l'autre, ce ne sont pas les objets sur lesquels elles font réfléchir le noûs (« esprit/intelligence »), mais l'état d'esprit qu'elles supposent de la part de qui les pratique : raisonner sur des mots pris comme « soutiens » (hupotheseis) de ces raisonnements sans être capable de s'élever jusqu'aux eidè (intelligibles) qui sont derrière ces mots dans le cas de la dianoia, ou bien être capable de raisonner sur les eidè eux-mêmes en ayant conscience du fait que les mots qu'on utilise pour cela ne sont encore que des sortes d'« images » (eikones) de ce qu'ils cherchent à désigner. Dans cette perspective, on peut a posteriori voir dans l'utilisation par Socrate en 511a7 du verbe apeikazesthai dans la description des limites de la première démarche du perçu par l'intelligence, celle à laquelle il associe maintenant la dianoia, comme une invitation à la rapprocher de son homologue dans le registre du vu, qu'il appelle maintenant justement eikasia.
Pour finir cette note, on peut remarquer que la prescription énoncée par Socrate au début de l'analogie de découper les deux segments de départ, celui du vu et celui du perçu par l'intelligence, ana ton auton logon (« selon le même logos ») trouve ici une représentation « graphique » à travers la graphie, et la morphologie qui la sous-tend, des noms donnés aux quatre pathèmata (« affections »). En effet, dans chacun des deux segments, la première affection se voit attribuer un nom finissant avec le suffixe -ia (eikasia pour le premier sous-segment du vu, dianoia pour le premier sous-segment du perçu par l'intelligence), la seconde affection un nom finissant avec le suffixe -(s)is (pistis pour le second sous-segment du vu (où le premier sigma du suffixe -sis s'efface devant le tau de pisteuô), noèsis pour le second sous-segment du perçu par l'intelligence). Or nous avons vu plus haut dans cette note que le suffixe -ia désigne une qualité dans l'abstrait alors que le suffixe -sis désigne l'activité associé au verbe de départ, ce qu'on peut traduire dans le cas qui nous occupe ici en disant que les noms en -ia renvoient à une forme de « passivité », devant les images fournies par la vue pour l'eikasia, devant les mots utilisés comme soutiens dans la dianoia, que, dans chaque cas, on accepte sans remise en cause, alors que les noms en -(s)is renvoient à une activité, c'est-à-dire à une implication active de la personne dans ce qu'implique le verbe : la pisits (« foi, confiance ») est un état d'esprit intérieur qui suppose réflexion préalable de la part de celui ou celle qui fait confiance, et la noèsis est l'activité du noûs (« intelligence/esprit »). Et ceci rejoint et confirme ce que j'ai déjà laissé entendre du logos identique qui préside aux deux découpages : face à des « images », que ce soient celles qui sont produites par le processus biologique de la vision ou les mots, on peut soit les accepter sans se poser de questions et sans chercher ce qui se cache derrières elles, ce dont elles sont images (premier sous-segment), soit gratter pour voir ce qui se cache derrière elles, comprendre qu'elles ne sont que cela, des « images », et chercher à accéder, dans la mseure du possible pour des êtres humains, à ce dont elles ne sont qu'« images » (second sous-segment). Certes, on peut penser que c'est par hasard qu'il en va ainsi, mais, à mon avis, ce serait mal connaître Platon : ça marche trop bien pour être le fruit du hasard et c'est tout à fait dans la manière de Platon que de choisir ainsi ses mots avec la plus extrême attention et de ne pas hésiter à utiliser tous les moyens à sa dispostion pour faire passer son message. Et le fait que, comme je l'ai annoncé, il rompe cette belle symétrie dans le rappel de l'analogie vers la fin du livre VII en remplaçant noèsis par epistèmè n'est pas un contre argument si l'on admet, comme je l'ai annoncé au début de cette note, qu'aucun de ces mots ne décrit adéquatement et exactement ce que Platon a en tête, pour lequel il n'a pas à sa disposition de noms préexistants. Dans ces conditions, varier son vocabulaire va dans le sens d'aider les lecteurs à ne pas devenir esclaves des noms qu'il choisit et d'éviter de figer un vocabulaire « technique », si bien que choisir dans un premier temps une série de noms qui peut « illustrer » un aspect de l'image qu'il propose dans l'analogie , quitte à remettre en cause certains de ces choix plus tard, n'a que des avantages pour lui en illustrant de multiples façons la liberté qu'il préconise face aux mots. On peut même voir au contraire dans cette « fluctuation » sur le nom d'un des pathèmata (« affections ») une preuve que cette symétrie n'est pas le fruit du hasard : si le nom de noèsis n'était pas celui qu'il voulait donner à cette affection, et qu'il l'a néanmoins utilisé dans un premier temps, créant ainsi la correspondance des terminaisons entre les deux groupes de noms, c'est bien qu'il avait vu cette correspondance et qu'il en avait saisi la portée, et voulait la placer au moins une fois, dans l'analogie elle-même, quitte à s'en affranchir ensuite.
Mais comment faire pour transcrire ça dans une autre langue ?!... C'est mission impossible !... (<==)
(76) « Sur
ce logos » traduit partiellement le grec ana logon, formule voisine du ana ton auton logon utilisée au début de notre section,
en 509d7-8, que j'avais traduite, là aussi partiellement seulement et en laissant le mot logos non traduit, par « selon le même logos », en précisant en note (cf. note 10) que le mot logos pouvait dans ce cas se comprendre soit dans le sens mathématique de « proportion » ou de « rapport » (numérique), soit dans le sens non mathématique de « raison (de découper le segment) » renvoyant à l'idée d'un critère de découpage n'ayant rien de numérique et non pas à la taille supposée des segments. J'ai précisé au fil des notes qu'une bonne compréhension de l'analogie conduisait à choisir ce second sens, la « raison » de découper chaque segment en deux sous-segments étant le fait d'avoir ou pas pris conscience de ce que ce sur quoi travaille la vue dans un cas, l'esprit/intelligence (noûs) dans l'autre, les images visuelles et les mots, n'est qu'une « représentation » adaptée à l'organe en cause, œil dans un cas, esprit (noûs) dans l'autre, de quelque chose dont ça ne donne qu'une appréhension partielle. Ici, il ne s'agit plus de la « raison » qui préside au découpage en sous-segments, mais de la raison qui préside à la hiérarchisation des quatre pathèmata qui viennent d'être listés par Socrate, ce qui n'est pas la même chose. Et de ce fait, il n'y a guère plus d'ambiguïté sur le sens à donner à logon, qui ne peut ici renvoyer à un rapport numérique. Mais cela ne semble pas avoir incité les traducteurs à se poser des questions sur le sens de logon dans le ana ton auton logon initial tant il est évident pour eux que, puisque Socrate parle de segments, il ne peut envisager alors que des rapports numériques ! Et la plupart d'entre eux n'hésitent pas, malgré la ressemblance entre les deux expressions, à traduire logon de manière différente dans les deux cas, comme on pourra s'en rendre compte en se reportant à la page sur le vocabulaire de la ligne.
En traduisant le grec taxon auta ana logon... hègèsamenos...
par « range-les en te guidant sur ce logos que... », je fais
porter, dans ma traduction, ce ana logon sur le hègèsamenos
qui vient plus loin dans la phrase (dans le grec, il est l'avant-dernier mot
de la réplique de Socrate), de manière à mettre en relief
le sens étymologique du verbe hègeisthai, dont hègèsamenos
est le participe aoriste, qui est « marcher devant, conduire, guider »,
mais qui, après Homère, en vient aussi à signifier « croire,
penser ». Plus textuellement, on pourrait sans doute traduire par « range-les
selon un logos, en pensant que... », mais ceci introduirait dans le
français un verbe « penser » dont on ne verrait pas qu'il rend
un original grec qui n'a aucun lien avec le noûs, mais qui, par contre,
met en relief le rôle « directeur » du logos en nous.
Notons encore que Socrate invite ici Glaucon, par cet impératif taxon (« range, mets en ordre »), à ordonner les quatre pathèmata sur la base d'un critère qu'il va fournir, alors qu'en les nommant,
il a lui-même introduit un ordre (« le plus haut », « le
second », « le troisième », « le dernier »)
qui n'est d'ailleurs pas celui dans lequel il a présenté les segments,
mais l'ordre exactement inverse. Il ouvre ainsi la porte à une possible contestation par Glaucon de cet ordre, maintenant qu'il en donne la clé. (<==)
(77) « Et range-les en te guidant sur cette raison que, comme les *** sur lesquels c'est participent à la vérité, ainsi celles-ci participent à
la clarté. » traduit le grec kai taxon auta ana logon, hôsper eph' hois estin alètheias metechei, houtô tauta saphèneias hègèsamenos metechein.
Pour conclure l'analogie, Socrate, après avoir pour ainsi dire sorti du chapeau à la dernière minute (mais pas n'importe comment, comme nous l'avons vu à la fin de la note 75) dans la première partie de cette réplique un nom pour chacun des quatre pathèmata (« affections » engendrée dans l'âme) qu'il propose d'associer à chacun des quatre segments de la ligne, utilisant pour ce faire des termes qui, sauf pour un (dianoia), sont des termes nouveaux dans l'analogie, semble proposer à Glaucon de les classer « selon une raison (ana logon, cf. note précédente) » qui mettrait en relation chaque pathèma avec quelque chose qui est désigné par la formule eph' hois estin (que je traduis par « les *** sur lesquels c'est » plutôt que par « ce sur quoi c'est » pour en conserver le caractère peu explicite et rester au plus près du grec, où hois est un pluriel), et qui permettrait de déterminer pour ces affections un ordre de plus ou moins grande « participation » à la « clarté (saphèneia) » (notion de « participation » exprimée par le verbe metechein, formé
du préfixe meta-, qui, à partir du sens premier de « au milieu de, parmi », implique cette idée de participation,
et du verbe echein, « avoir, posséder », et qui signifie
donc quelque chose comme « avoir quelque chose à voir avec, avoir part à ») en se fondant sur la plus ou moins grande « participation » (même verbe que précédemment) de ces eph' hois estin à la « vérité » (alètheia), ce qui nous ramène aux deux critères mentionnés par Socrate au début de l'analogie, la saphèneia (« clarté ») en 509d9 (voir note 12) et l'alètheia (« vérité ») en 510a9 (voir note19), qui sont ici mis en relation l'un avec l'autre.
Du point de vue du vocabulaire et de la grammaire, la formule eph' hois estin reprend la préposition epi (« sur », devenue ici eph' du fait que le mot qui suit, hois, commence par une diphtongue avec un esprit rude) qui vient d'être utilisée par Socrate plusieurs fois au début de cette réplique pour demander à Glaucon d'amener les affections (pathèmata) qu'il va lister epi tois
tettarsi tmèmasi, « sur les quatre segments »,
et ensuite, l'intelligence « sur le plus haut (epi tôi anôtatô) », la réflexion « sur le second (epi tôi deuterôi) », associée à un relatif, hois, datif neutre pluriel de hos, sans antécédent explicite, les deux ensemble commençant une proposition relative réduite au verbe estin (« est »), sans sujet explicite, mais dont il est clair que le sujet implicite est le auta qui a précédé et qui renvoie lui-même aux quatre pathèmata qu'il s'agit de classer (il est classique en grec de mettre au singulier un verbe dont le sujet est un neutre pluriel, comme on le fait en français avec le pronom « on » qui, bien qu'ayant un sens collectif, donc pluriel, commande comme sujet un verbe au singulier). Il est par contre plus difficile de décider si le hois (« lesquels » au datif commandé par la préposition epi (« sur »)), est au pluriel du simple fait qu'il y a quatre affections, ou parce que les *** sur quoi c'est sont multiples pour chaque affection.
Quoi qu'il en soit, cette formule nous rappelle la
discussion sur savoir et opinion à la fin du livre V (cf. note 19), où
l'on a déjà rencontré ce même genre de
formulations utilisant la préposition epi associée
à divers verbes (voir les notes à
ma traduction de cette section, et spécialement les notes 69, 78 et 89), et en particulier République V, 477c1-d6, où Socrate a précisé ce qu'il entendait par dunamis (« pouvoir ») et expliqué qu'il distinguait les dunameis les uns des autres par deux critères associés à chacun d'eux : « ce sur quoi il est et ce qu'il
accomplit (eph' hôi te esti kai ho apergazetai) » (V, 477d1). Certes, ce dont il est ici question, ce sont des pathèmata (« affections ») et non pas des dunameis (« pouvoirs »), mais d'une part, ces « affections » ne sont pas purement passives puisqu'on a vu ue Socrate les distingue en fonction de la manière dont l'âme affectée les interprète (c'est même ce qui justifie le second découpage de la ligne, celui qui découpe en deux ana ton auton logon (« selon le même logos ») chacun des deux segments initiaux de la ligne, celui du vu et celui du perçu par l'intelligence), et d'autre part, l'exemple des dunameis (« pouvoirs ») peut nous aider à comprendre ce que Socrate entend par l'expression eph' hoi esti (« sur quoi c'est ») d'une manière qui soit transposable au cas des pathèmata (« affections ») au sens où il semble utiliser ici de terme. En introduisant ces considérations générales sur la notion de dunamis (« pouvoir ») en parenthèse dans une discussion sur « savoir » (epistèmè) et « opinion » (doxa) qu'il vient de qualifier justement de dunameis (« pouvoirs »), Socrate prend la peine de nous donner deux autres exemples de ce qu'il qualifie de dunamis (« pouvoir »), la vue et l'ouïe. Certes il n'élabore pas sur ces exemples et c'est à nous de le faire, mais ces exemples, si l'on prend la peine de s'y arrêter un instant, sont particulièrement éclairants. Ce qu'« accomplit » la vue, c'est de voir, et ce qu'« accomplit » l'ouïe, c'est d'entendre, il n'y a là rien de sorcier. Par contre, quand on en vient au « sur quoi c'est » (eph' hoi esti), c'est là que ça devient intéressant et instructif. Car la première réponse intuitive est que le « sur quoi c'est » de la vue, ce sont les objets vus. Mais, dans l'esprit de Socrate, chaque « pouvoir » a à la fois un « sur quoi c'est » spécifique et un « ce que ça fait » spécifique : en 477d2-5 en effet, lorsqu'il est question de donner des noms à ces pouvoirs, il n'envisage que le cas de pouvoirs qui accomplissent la même chose sur un même « sur quoi c'est », auxquels il attribue un nom identique, et celui de pouvoirs qui accomplissent des actions différentes sur des « sur quoi c'est » différents, auxquels il attribue des noms différents, mais pas le cas de pouvoirs qui accompliraient des actions différentes sur un même « sur quoi c'est » ou des actions identiques sur des « sur quoi c'est » différents. Dans ces conditions, les objets vus ne peuvent être le « sur quoi c'est » de la vue, puisque les mêmes objets peuvent aussi être tangibles (donc agir sur le toucher), odorants (donc agir sur l'odorat), sapides, donc agir sur le goût, et finalement produire des sons, donc agir sur l'ouïe, et même être intelligibles, donc agir sur l'intelligence. Ce qu'a en vue Socrate lorsqu'il parle du « sur quoi c'est » (eph' hoi esti) de la vue, ou de l'ouïe, c'est ce qu'Aristote appellera l'« objet propre » du sens en cause, à savoir, la couleur pour la vue et le son pour l'ouïe. Dans cette même perspective, le « sur quoi c'est » du savoir ne peut être les « objets » connus, même si l'on limite ces « objets » à des « idées » pures inaccessibles aux sens, et le « sur quoi c'est » de l'opinion ne peut être les « objets » sur lesquels on a une opinion, même si l'on limite ces « objets » aux objets sensibles, ne serait-ce que parce que ces limitations sont intenables, puisque chacun sait, et Socrate le premier, qu'une personne peut avoir sur un « objet » une opinion et une autre personne, ou la même à un autre moment de sa vie, un « savoir » sur ce même « objet ». Socrate nous en donne d'ailleurs deux exemples dans le Ménon : dans l'expérience avec l'esclave de Ménon, il nous montre d'abord que l'esclave a une opinion (fausse) sur la question posée (la longueur du côté d'un carré de superficie double de celle d'un carré de deux pieds de côté) lorsqu'il répond que cette longueur est quatre pieds, puis nous dit à la fin de l'expérience que, si l'escave, auquel il a fini par faire trouver la bonne réponse (la longueur de la diagonale du carré de deux pieds), continue à conforter sa compréhension de la démonstration à laquelle il a participé avec Socrate, il finira par avoir un « savoir » sur cette question, sur laquelle on ne pourra plus le faire changer d'avis ; et dans la discussion finale sur opinion droite/vraie et savoir, il donne l'exemple de deux personnes, l'une ayant un savoir sur la route menant à Larissa et l'autre une simple opinion, pour montrer à Ménon que, du point de vue du résultat de l'action, ils pourront tous deux mener avec autant de succès des voyageurs à Larissa. Et au final, ce que Socrate va identifier comme le « sur quoi c'est » du savoir, c'est to on (« l'étant/ce qui est »), et comme le « sur quoi c'est » de l'opinion, les nomima (« idées reçues », 479d4) du grand nombre. Ce qu'il veut dire par là, c'est que le savoir vise à connaître « l'étant/ce qui est comme c'est » (hôs esti to on, 477b10-11) et cherche donc à rendre compte de manière cohérente et validée par le partage d'expériences de ce qui agit sur les sens et l'intelligence, alors que l'opinion se contente de reproduire des logoi entendus des autres sans en connaître les justifications, logoi qui, même s'ils sont vrais et peuvent avoir leur origine dans quelqu'un qui « sait », ne sont plus des savoirs dès qu'ils sont repris par d'autres, si ceux-ci n'en ont pas maîtrisé la justification qui en fait des savoirs (c'est ce qui explique pourquoi Socrate ne considère pas que l'esclave de Ménon connaît la bonne réponse à la question qu'il lui avait posée tout de suite après qu'il la lui ait donnée, avec son aide, à la fin de l'expérience). Cette discussion nous montre que la notion de « savoir » (epistèmè), dont Socrate finit par faire ici l'un des quatre pathèmata (« affections »), n'a de sens que par rapport à une personne donnée et n'est donc pas dans l'objectivité des mots utilisés pour l'énoncer, mais dans l'esprit de la personne qui les énonce, selon qu'elle en connaît ou pas les « raisons », qu'elle est ou pas capable d'en logon didonai (« donner la raison »).
Et c'est bien dans cette perspective qu'il faut comprendre l'expression eph' hois estin (« les *** sur lesquels c'est/ce sur quoi c'est ») employée ici à propos des pathèmata (« affections »). Non pas comme suggérant que chaque affection porte sur une catégorie différente d'objets, puisque, comme nous l'avons vu dans l'introduction à cette page, l'allégorie de la caverne nous fait comprendre qu'il y a quatre manières distinctes d'appréhender les mêmes « objets » quand ils sont « sensibles » (c'est-à-dire capables d'agir sur un ou plusieurs de nos sens), deux dans la caverne, à travers des ombres et des reflets (sonores) ou en vue directe, et deux hors de la caverne, à travers des ombres et des reflets ou en vue directe, et deux quand ils ne sont qu'intelligibles, hors de la caverne, à travers des ombres et des reflets ou en vue directe, correspondant bien aux quatres segments de la ligne, et donc au quatre pathèmata listés ici.
Mais avant de tenter de mieux comprendre cette expression et ce qu'elle recouvre dans chaque cas, il convient de noter que Socrate lui-même, et donc Platon qui le fait parler, sont parfaitement conscients du fait qu'elle n'est pas simple à comprendre dans le cas des pathèmata (« affections ») dont ils parlent ici. En effet, lorsque Socrate revient sur l'analogie de la ligne dans la discussion sur la dialektikè vers la fin du livre VII, en 533e7-534a8, il rappelle la liste des quatre pathèmata qu'il vient d'introduire ici, dans un contexte où il n'est plus question de ligne, mais de développement intellectuel et où il parle alors, non plus de pathèmata (« affections »), mais de moirai (« parts/lots », avec l'idée sous-jacente de « sort/destinée » suggérant que tous n'ont pas accès aux quatre du fait de leur nature porpre), repernant pour eux les noms donnés ici, sauf pour l'un d'eux, noèsis, qui devient, comme je l'ai déjà dit, epistèmè (« savoir »), avant de préciser que les deux « affections de l'âme » qui étaient ici associées aux segments du vu constituent ensemble la doxa (« opinion ») et les deux associés ici aux segments du perçu par l'intelligence la noèsis ; et il ajoute que l'opinion (doxa) est dans la mouvance du devenir (peri genesin : peri suivi de l'accusatif signifie « autour de, dans la région de », ou encore « à l'égard de ») et la noèsis (« exercice de l'intelligence ») dans la mouvance de l'ousia (« étance », avec une notion de « valeur » au regard du bon) (voir schéma ci-contre, que l'on pourra comparer au schéma proposé dans la note 75), que l'ousia (« étance ») est au devenir (genesis) ce que l'exercice de l'intelligence (noèsis) est à l'opinion (doxa), et que ce qu'est l'exercice de l'intelligence (noèsis) par rapport à l'opinion (doxa), le savoir (epistèmè) l'est par rapport à la confiance (pistis), et la réflexion (dianoia) par rapport à la conjecture (eikasia), pour terminer en invitant Glaucon, concernant « le rapport d'analogie de ceux-ci avec les "sur quoi" » (tèn eph' hois tauta analogian, 534a5-6) et la division en deux du doxaston d'une part et du noèton de l'autre, à « laiss[er] tomber pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus
longs que ceux qui ont précédé » (534a7-8), Glaucon à qui il avait quelques instants auparavant, lorsque celui-ci lui demandait de lui exliquer « quel est le mode de
la puissance du dialegesthai (dont Socrate avait fait dans l'analogie le « marqueur » du second segment du perçu par l'intelligence) et en
outre selon quelles espèces elle se divise et puis quelles sont ses voies » (532d8-e1), refusé ces explications au motif qu'il « ne sera[it] pas capable de suivre (akolouthein) » (533a1-2). Et de fait, pour être capable de suivre les explictions qu'aurait pu donner Socrate, il faut avoir atteint la dernière étape de la progression à travers les quatre sous-segments de la ligne, décrite dans l'allégorie de la caverne. Et, comme le dit Platon dans la digression philosophique de la Lettre VII, seul un petit nombre de personnes est capable de celà, et seulement après un long travail.
Ceci étant dit, si l'on veut néanmoins se faire une idée de ce qui pourrait consituer de « sur quoi c'est » (eph' hoi esti) de chacun des quatre pathèmata/moirai (« affections/lots ») qu'il a listé, on peut suggérer que :
- pour l'eikasia, il s'agit des images formées par la vue considérées comme des représentations adéquates et suffisantes de ce dont elles ne sont que des images ;
- pour la pistis, il s'agit de ces mêmes images, mais cette fois comprises comme des images qu'il faut compléter par les données des autres sens pour avoir une meilleure compréhension de ce dont elles sont images ;
- pour la dianoia, il s'agit de ce qui n'est accessible que par la pensée relativement à des « étants » qui sont aussi accessibles par les sens ou à des « étants » qui ne sont accessibles que par la pensée, mais compris en dehors de la lumière du principe directeur que constitue l'idée du bon et sans vraiement faire la distinction entre les mots et ce qu'ils prétendent désigner, compris au moyen des eidè qu'on associe, le plus souvent inconsciemment, à ces mots ;
- pour la noèsis/epistèmè (noèsis mettant l'accent sur le processus, l'activité de l'intelligence (noûs), epistèmè sur le résultat de ce processus), il s'agit de ces eidè, compris comme à la fois distincts des mots auxquels on les associe et des auta (« les ça-mêmes ») qui suscitent nos pensées qui ne peuvent en saisir que les ideai dont ces eidè ne sont que les approximations dépendant pour chacun de son expérience passée et évoluant au fil du temps.
On voit qu'effectivement, la pensée qui s'attache aux eidè est plus proche de la vérité, en dévoile plus sur à quoi elle pense, et donc permet de tenir un logos plus vrai, et donc plus clair, sur ce à quoi elle s'intéresse, que celle qui s'attache aux mots, elle-même permettant de tenir un logos plus proche de la vérité, et donc plus clair, sur ce dont elle parle que les impressions sensibles en perpétuelle évolution qui ne nous donnent accès qu'à la dimension matérielle de ce qu'elles nous permettent d'appréhender et laissent de côté tout ce qui n'agît pas sur les sens, mais seulement sur l'esprit/intelligence (noûs), qui sont elles-mêmes, malgré leurs limites, plus proches de la vérité de ce dont elles sont appréhension que les simples images qui en sont produites par la vue. La vérité (alètheia) est une propriété des différents logoi que chacun des quatre pathèmata nous permet de tenir sur un même « objet » (matériel ou immatériel) au regard de cet « objet » lui-même et la clarté (saphèneia) est une propriété de ces logoi au regard de leur aptitude à être compris par d'autres et donc à faire connaître ce dont is parlent. (<==)