© 2001, 2012, 2015 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 12 juillet 2015
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

L'analogie de la ligne
République, VI, 509c5-511e5
(Traduction (1) Bernard SUZANNE, © 2001, 2012)
(la version la plus récente de cette page est accessible en cliquant ici)

(Édition d'octobre 2012 : la traduction a été revue et la plupart des notes ont été réécrites pour ouvrir sur une compréhension renouvelée de l'analogie de la ligne ; la note finale (note 77) en particulier fait le lien entre l'analogie de la ligne, l'allégorie de la caverne, dont la traduction et les notes ont aussi été réécrites pour une nouvelle édition cohérente avec cette nouvelle compréhension, mise en ligne en mars 2013, et la discussion sur les trois sortes de lits du début du livre X.
Note de juillet 2015 : la version d'octobre 2012 de cette page a été revue après la mise en ligne de la seconde version, datée de juin 2015, de la traduction commentée de l'analogie du bon et du soleil, qui précède immédiatement l'analogie de la ligne. La traduction n'a pratiquement pas été modifiée, sauf pour les lignes 510a8-10, par contre certaines notes ont été substantiellement, voire totalement réécrites à la lumière d'une analyse plus fouillée de l'analogie du bon et du soleil.)

Note : on trouvera dans une autre page de ce site, intitulée « Le vocabulaire de la ligne » et accessible en cliquant ici, un tableau listant toutes les occurrences d'un certain nombre de mots grecs importants de ce texte, ainsi que de la section République, VII, 533e7-534a8, qui résume plus ou moins cette section, avec leur traduction en français dans les différentes éditions que j'ai eues en main. Ce tableau et les commentaires qui l'accompagnent, dont la liste des 17 mots français ayant servi aux 8 traducteurs recensés à traduire les 7 occurrences du mot grec eidos dans ce texte de l'analogie de la ligne, permettront de se faire une idée de la difficulté de traduire un tel texte sans le trahir, en montrant que le même mot grec peut être traduit par des mots français différents, non seulement par deux traducteurs différents, mais parfois par le même traducteur à quelques lignes d'intervalle et que le même mot français peut servir à traduire différents mots grecs, là encore, parfois chez le même traducteur.

(vers la section précédente : le soleil, image du bien)

[509c]...
Eh bien qu'en aucun cas, dit-il (2), tu n'en restes là, ou au moins, cette similitude concernant le soleil, expose-la de nouveau en détail, si tu es en train d'omettre quoi que ce soit.
Mais bien sûr ! dis-je, j'omets certainement des tas de choses !
Eh bien donc, dit-il, ne laisse pas la moindre chose de côté.
Je crois, repris-je, que ce sera encore beaucoup. Mais pourtant, autant qu'il est à présent possible, je n'omettrai rien volontairement.
Surtout pas ! dit-il.
[509d] Pense-les donc, repris-je, comme nous le disons, être deux et régner l'un sur l'espèce et le domaine intelligible, l'autre par contre sur
[l'espèce et le domaine] visible (3) – [je dis « visible »] pour que je ne te paraisse pas, en disant « ciel », faire mon sophiste à propos du mot (4). Mais saisis-tu donc bien ces deux apparences (5), visible, intelligible/pensable (6) ?
Je saisis.
Eh bien donc, prenant par exemple une ligne (7) segmentée en deux segments inégaux (8), segmente à nouveau chacun des deux segments (9) selon la même raison (10), celui de l'espèce vue et celui de celle perçue par l'intelligence (11), et tu auras, en fonction de la clarté et de l'absence de clarté (12) des uns par rapport aux autres, d'une part dans le vu, [509e] d'une part l'un des deux segments : les images (13)--j'appelle en effet images, tout d'abord [510a] d'une part les ombres, ensuite les reflets sur les eaux et sur les choses pour autant qu'elles sont par leur constitution à la fois compactes, lisses et brillantes, et tout ce qui est du même ordre, (14) si tu comprends bien. (15)
Mais oui, je comprends bien.
Eh bien donc, pose l'autre, auquel celui-là ressemble (16) : les êtres vivants autour de nous, et tout ce qui se plante, et l'espèce entière de ce qui se fabrique.  (17)
Je le pose, dit-il.
Et est-ce que tu consentirais à dire de cela, repris-je, que c'est divisé par rapport à la vérité ou pas : comme l'opinable/opiné par rapport au connaissable/connu (18), ainsi ce qui a été rendu semblable par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable ? (19)
[510b] Oui, dit-il, tout à fait.
Examine maintenant aussi à son tour la segmentation de l'intelligible (20), de quelle manière ça doit être segmenté.
Comment ?
L'un
[des segments] de celui-ci, [c'est] là où, se servant des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées comme d'images, une âme est contrainte de/se contraint à mener sa recherche à partir de soutiens, conduite/progressant, non pas jusqu'à un principe (directeur), mais jusqu'à une fin, alors que l'autre au contraire, [c'est] celui [où c'est] en allant jusqu'à un principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], à partir d'un soutien et sans les images [gravitant] autour de ça, se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à travers elles. (21)
Ce que tu dis, dit-il, je ne l'entends pas trop bien. (22)
[510c] Eh bien ! encore une fois, repris-je. Ainsi tu entendras plus facilement ces
[propos] énoncés auparavant. Je pense en effet que tu sais (23) que ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul (24) et des [choses] comme ça, se posant pour soutiens (25) l'impair et le pair et les figures (26) et trois apparences (27) d'angles et autres [choses] apparentées à celles-ci selon chaque plan de marche (28), ces [choses], d'une part, comme des [gens] sachant (29), s'en étant fait des soutiens, ils estiment n'avoir plus en aucune manière, ni à eux ni aux autres, à donner de raison à leur sujet (30), [510d] comme [si c'était] des choses en tous points évidentes, et les prenant d'autre part comme principes de départ, parcourant à partir de là de bout en bout tout le reste, ils finissent (31) de manière cohérente (32) sur ce à propos de quoi ils s'étaient lancés dans leur examen. (33)
Bien sûr, dit-il, cela, je le sais en effet.
Et donc aussi qu'ils se servent en plus des apparences vues (34) et se font leurs raisonnements (35) sur elles en réfléchissant (36) non pas sur celles-ci, mais sur celles auxquelles celles-ci ressemblent (37), se faisant leurs raisonnements par rapport au carré lui-même (38), à la diagonale elle-même (39), et non pas [510e] à celle qu'ils dessinent, et de même pour le reste, ces
[choses] mêmes en effet qu'ils façonnent et dessinent (40), et dont il y a des ombres et des images sur les eaux (41), s'en servant en effet comme d'images à leur tour, mais cherchant [511a] à voir (42) celles-là mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (43).
Tu dis vrai, dit-il.
Eh
bien, je disais en effet intelligible cette apparence, mais l'âme contrainte de/se contraignant à se servir de soutiens dans sa recherche sur elle (44), n'allant pas jusqu'à un principe (directeur), comme n'ayant pas le pouvoir de s'élever plus haut que les soutiens, mais se servant à titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en bas et, celles-là par rapport à ces autres-là, parce qu'en mettant plein la vue, réputées et estimées. (45)
[511b] J'entends, dit-il, que tu parles de ce dont traite la géométrie et les arts qui lui sont apparentés. (46)
Entends donc
[ce qu'il en est de] l'autre segment de l'intelligible lorsque je parle de ce que le raisonnement lui-même (47) atteint par le pouvoir du dialegesthai (48), faisant (49) des soutiens, non des principes (directeurs), mais réellement des soutiens [utilisés] comme voies d'approche et tremplins (50) pour que, allant jusqu'à ce [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], vers le principe (directeur) du tout (51), puis, ayant mis la main dessus (52), y rattachant en retour ce qui s'y rattache (53), il redescende ainsi jusqu'à une fin (54), [511c] ne se servant en plus d'absolument rien de sensible, mais qu'avec les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse aussi dans des apparences (55).
J'entends, dit-il, certainement pas convenablement, car tu m'as l'air de parler d'un travail de longue haleine (56), que pourtant tu veux expliquer (57) qu'est plus clair (58) ce qui, de ce qui est et de plus
[est] intelligible (59), est observé (60) sous la conduite de la science du dialegesthai (61) que ce qui [l'est] sous la conduite de ce qu'on appelle « arts » (62), où les soutiens [sont] principes (directeurs) et ceux qui contemplent sont contraints en effet de/se contraignent en effet à (63) contempler ces choses par la réflexion (64), et non pas par les sens, mais du fait qu'ils examinent (65), non pas [511d] en remontant jusqu'à un principe (directeur), mais à partir de soutiens, ils t'ont l'air de ne pas posséder l'intelligence (66) de ces choses, quoiqu'elles soient intelligibles avec un principe (directeur). (67) Et tu m'as l'air d'appeler « réflexion » l'état d'esprit (68) de ceux qui sont versés dans la géométrie (69) et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses, et non pas « intelligence », estimant que la réflexion est quelque chose d'intermédiaire entre l'opinion (70) et l'intelligence. (71)
Tu as très convenablement capté (72), repris-je. Et maintenant, prends-moi (73), sur les quatre segments, ces quatre affections engendrées dans l'âme (74), l'appréhension par l'intelligence d'abord sur le plus haut, la réflexion [511e] ensuite sur le second, au troisième ensuite attribue la confiance et au dernier la conjecture (75), et range-les en te guidant sur cette raison (76) que, comme les *** sur lesquels c'est participent à la vérité, ainsi celles-ci participent à la clarté. (77)
J'entends, dit-il, et je te rejoins et les range comme tu dis.

(vers la section suivante : l'allégorie de la caverne)


(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)

(2) C'est Glaucon qui parle, en réponse à Socrate qui vient de l'accuser, sur le ton de la plaisanterie, d'avoir été cause des « hyperboles » verbales auxquelles il s'est livré en comparant le bon au soleil (voir la fin de la section précédente, et, pour la traduction de to agathon par « le bon » plutôt que par « le bien », la note 2 à ma traduction de cette section). (<==)

(3) Les « deux » dont il est question dans cette réplique de Socrate, ce sont le bon et le soleil qui a servi, dans la section précédente, à en donner une image.
« Régner sur l'espèce et le domaine l'un intelligible, l'autre par contre visible » traduit le grec basileuein to men noètou genous te kai topou, to d' au horatou. Socrate continue à exploiter l'analogie entre le bon et le soleil pour essayer de nous faire mieux comprendre ce par rapport à quoi le bon joue le rôle que joue le soleil par rapport au monde visible qu'il éclaire, et qu'il a qualifié de noètos en 508b12-c2, utilisant pour la première fois dans la République cet adjectif verbal du verbe noein (« penser, réfléchir ») qui n'avait jamais été utilisé dans les dialogues antérieurs (antérieurs dans l'ordre des tétralogies que je présente sur ce site), terme que j'ai traduit, selon la traduction usuelle, par « intelligible » mais qu'on pourrait aussi traduire par « pensable » pris dans le sens de « susceptible d'être appréhendé par la pensée » (sur ce mot et sa traduction, cf. la note 79 à ma traduction de la section intitulée « le bon et le soleil »). Dans ce contexte, le terme le plus général qui lui était venu à l'esprit pour désigner ce qu'éclaire le soleil et qui, de ce fait, devient « visible (horaton) », était le terme topos, dont le sens premier est « lieu », et que j'avais traduit alors par « domaine », et il avait donc parlé d'un noètos topos, d'un « domaine intelligible » comme étant par rapport au bon ce que l'horatos topos, le « domaine visible » est par rapport au soleil, tout en sachant que si la notion de topos (« lieu ») est adaptée pour le visible, elle ne peut être prise que par analogie lorsqu'il s'agit de l'intelligible, tout comme le verbe « voir » est pris par analogie pour parler de « vues » de l'esprit, d'« idées », mot qui dérive justement du grec idea, nom dérivé d'idein, infinitif aoriste d'un verbe grec signifiant « voir », lorsqu'un peu plus loin dans l'analogie, Socrate dira à propos du « carré lui-même (to tetragonon auton) », de « la diagonale elle-même (hè diamètros autè) », que ce sont des réalités « qu'on ne peut voir que par la réflexion (ha ouk an allôs idoi tis è tèi dianoiai) » (511a1). Et il avait agencé sa phrase de manière à ce que topos soit explicite justement à propos du noètos, par rapport auquel il pose problème, et seulement sous-entendu par rapport à l'horatos, auquel il est plus adapté, pour nous amener à nous interroger sur la pertinence de ce terme à propos de ce qui n'est qu'abstractions hors justement du temps et de l'espace, bref, pour susciter notre étonnement, lui qui nous dira dans le Théétète que le thaumazein (« s'étonner ») est le commencement de la philosophie (cf. Théétète, 155d).
Remarquons toutefois que, s'il n'est pas trop difficile de comprendre que Socrate, en parlant de « lieu visible (horatos topos) », fait référence à l'espace dans lequel sont situées les choses que la vue nous permet d'appréhender, à l'ensemble de ce qu'éclaire et rend visible le soleil, il n'en reste pas moins qu'un « lieu (topos) » en tant que tel n'est pas « visible », non seulement parce que ce que l'on voit, ce sont des objets ou les personnes situées dans tel ou tel lieu et non pas le lieu en tant que contenant, mais encore parce que ce n'est pas la vue par elle-même qui peut nous donner seule la notion d'un espace tridimensionnel, puisque ce que « voient » à proprement parler nos yeux, ce ne sont que des taches de couleur dans un « espace » bidimensionnel (au même titre que la pellicule ou le capteur d'un appareil photo, qui est une portion de plan) et que ce n'est que grâce à un effort de notre esprit qui nous est devenu inconscient mais qui a nécessité des années d'apprentissage dans les premiers temps de notre vie que, grâce au fait que nous avons deux yeux et avec l'aide de nos autres sens, le toucher en particulier, dont aucun ne perçoit le « lieu » en tant que tel, et aussi à notre capacité de nous déplacer, nous avons appris à, non pas « voir », mais « estimer » la distance qui nous sépare de chacun des objets que nous voyons et leurs positions respectives les uns par rapport aux autres, et donc à prendre conscience de la « profondeur » de l'espace qui nous entoure et de son caractère tridimensionnel. En d'autres termes, la notion de « lieu (topos) » est elle-même un abstraction purement intelligible à laquelle l'habitude nous a conduit à donner une « réalité » quasi matérielle qui fait que nous ne sommes plus capables de penser quoi que ce soit autrement que comme situé dans un « lieu ».
Ici, Socrate, partant de la position « dominante » qu'occupent respectivement le bon et le soleil dans leur « domaine » propre, introduit une nouvelle image au moyen du verbe basileuein (« régner (sur) ») qui renvoie à l'idée de royauté et assimile le bon et le soleil à deux souverains régnant chacun sur son propre « pays ». Et cette nouvelle image lui sert à introduire un autre terme pour parler de ce qui est sous la domination dans un cas du bon, dans l'autre du soleil, celui de genos (mot dérivé du verbe gignesthai, « devenir, naître », dont le sens premier est « naissance », d'où dérive le sens de « progéniture », puis celui de « famille », « parenté », et, en élargissant, de « peuple, race », et par abstraction, de « genre », mot français dérivé de genos via le latin genus, generis, que j'ai traduit ici par « espèce »), de manière à nous éviter d'absolutiser une seule manière d'en parler. En effet, ce qui caractérise un royaume le plus souvent, c'est le « territoire » (topos, qui peut aussi se traduire dans un tel contexte par « pays ») qui le compose et le « peuple » (genos, dont c'est un des sens possibles dans un tel contexte) qui l'habite. Or, en ce qui concerne le visible/sensible, de même que nous avons fini par « objectiver » la notion de « lieu (topos) » au point de ne plus pouvoir imaginer quelque chose qui ne serait pas dans un « lieu », nous avons aussi « objectivé » ce qui « peuple » ce lieu au point d'avoir de grandes difficultés à imaginer que puisse exister autre chose que les « objets » matériels qui le « peuplent ».
Ici encore, Socrate, comme en 508b12-c2 avec topos, construit sa phrase de manière à ce que topos et genos soient explicites à propos du noèton et sous-entendus à propos de l'horaton. Mais la situation n'est pas tout à fait la même car si topos ne se laisse pas facilement transposer dans le registre de l'intelligible, il n'en va pas de même pour genos, dont le registre de sens couvrait déjà, à l'époque de Socrate, des concepts abstraits comme celui de « genre » ou d'« espèce ». Socrate nous fait ainsi toucher du doigt encore une fois, si nous prenons la peine de réfléchir, que, comme c'était déjà le cas avec topos de manière moins évidente, nous parlons du monde sensible et matériel à l'aide de concepts, comme ceux de lieu et de genre, qui ne sont pas des données de nos sens, mais déjà des abstactions purement intelligible qui appartiennent, elles, au « royaume » du bon. Et, dans cette mise en parallèle, il nous invite à nous interroger sur la manière dont, dans la ligne de ce que lui a fait auparavant pour la vue sous la lumière du soleil et la connaissance sous la « lumière » du bon, on pourrait comprendre de manière analogique les concepts de lieu (topos) et de « population » (genos), c'est-à-dire si l'on veut, de contenant et de contenu, en ce qui concerne les intelligibles. Mais, comme la suite va nous le montrer, s'il évoque cette question, qui est spontanément dans l'esprit de tous tant elle est indissolublement liée pour nous à la question d'« existence », c'est pour rapidement lui faire un sort pour revenir à ce qui était déjà son souci premier dans l'analogie du bon et du soleil, la perspective, non pas existentielle sous-jacente à ces questions sur le quoi et le où, mais gnoséologique prenant appui sur le fait de notre perception de ces deux ordres de « réalités » : on voit et on pense, c'est une donnée de l'expérience. Toute la question est alors de comprendre en quoi cela peut contribuer à ce qui est notre seul souci : faire ce qui est bon (agathon) pour nous, proprement compris comme êtres composites constitués d'un corps et d'une âme tripartite (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), pour parvenit à l'excellence (aretè) et au vrai bonheur. Et il n'est pas certain que le fait de savoir « où » sont les concepts purs que perçoit notre esprit et de quelle « matière » ils sont faits soit une condition préalable pour répondre convenablement à ce souci, à supposer que notre intelligence soit capable de se représenter ça.
En fin de compte, le fait que Socrate suppose une analogie entre le « royaume » du soleil et le « royaume » du bon ne nous dit pas « où », en quel topos (« lieu »), est le « royaume » des intelligibles, mais il nous suggère quelque chose sur là où il n'est pas : en les situant eux aussi dans un « royaume », comme les « objets » offerts à la vue, il laisse entendre qu'ils ont eux aussi une réalité « objective » et ne sont pas dans notre tête, ne sont pas de simples créations de notre esprit. Mais « objective » ne veut pas dire « matérielle » et le Socrate de Platon, tout comme nous, a plus de facilités à dire ce qu'ils ne sont pas qu'à dire ce qu'ils sont. En fin de compte, comme va le confirmer toute la suite, pour Socrate, ils « sont » des réalités qui sollicitent notre intelligence, qui est, dans un premier temps au moins, passive par rapport à eux comme notre vue est passive par rapport aux réalités visibles qui la sollicitent. (<==)

(4) « [Je dis « visible »] pour que je ne te paraisse pas, en disant « ciel », faire mon sophiste à propos du mot » traduit le grec hina mè ouranou eipôn doxô soi sophizesthai peri to onoma. Ce membre de phrase venant immédiatement après « ...sur le visible (horatou) », qui constitue une incise offrant un commentaire sur un choix de mot, laisse sous-entendu quelque chose qui appelle le hina (« pour que »), que j'ai explicité en ajoutant entre crochets les mots « [je dis « visible »] » qui ne sont pas dans le grec.
« Faire son sophiste » traduit le grec sophizesthai, verbe dérivé du nom sophistès, dont le français « sophiste » est le décalque, et qui était le qualificatif par lequel on désignait au temps de Socrate et Platon les pareils de Protagoras, Gorgias, Hippias, Thrasymaque et autres Prodicos. Le verbe avait une connotation péjorative, impliquant une idée de mauvaise foi, de fraude, bref de recours à ce que l'on appelle encore aujourd'hui des « arguments sophistiques ».
La remarque de Socrate porte sur les deux mots grecs traduits respectivement par « visible » et « ciel » : « visible », c'est horatou en grec (génitif ici en tant que compément de basileuein, « régner sur »), alors que « ciel », c'est ouranou (génitif pour la même raison). Considérer le soleil, puisque c'est de lui dont il est question ici, comme le « roi » du ciel n'était pas absurde au temps de Socrate, et les deux mots horatou et ouranou se ressemblent suffisamment (le h de horatou rend seulement en alphabet latin l'esprit rude sur le omicron initial de horatou, qui n'existait pas du temps de Platon, où l'on n'avait pas encore inventé les esprits pour marquer l'aspiration ou l'absence d'aspiration d'une voyelle en début de mot) pour qu'en Cratyle, 396b7-c3, Socrate dérive le nom ouranos (« ciel ») du verbe horan, « voir » et cette ressemblance est à l'origine de ce qui pourrait effectivement ne passer que pour un jeu de mots pédant (de « sophiste »).
Ceci étant, s'il est normal d'un certain point de vue de faire du soleil le roi du ciel, on peut aussi penser que ce à quoi conviendrait plutôt la qualification de « céleste » que suggère l'association avec le ciel, c'est l'« intelligible » plutôt que le « visible ». En effet, pour la plupart des gens, « céleste » évoque plutôt le divin puisque le ciel est la demeure des dieux, et, à ce titre, est plus apparenté à l'immuable, à l'éternel, et donc à l'intelligible qu'au visible changeant. C'est d'ailleurs ce que même l'étymologie fantaisiste du Cratyle suggère, puisqu'en faisant dériver le qualificatif ourania, « céleste » (qui est aussi le nom d'une des neuf Muses), qu'on donne à la vue que l'on a « es to anô (vers le haut) », de « horôsa ta anô (regardant les choses d'en haut »), Socrate l'associe au « pur esprit (katharon noun) » que procure cette vue. Et de fait, l'allégorie de la caverne qui va suivre utilisera le ciel où trône le soleil comme image du noèton topon (le « domaine intelligible ») et le mouvement anô (vers le haut) pour décrire le processus éducatif qui nous y donne accès (ainsi, en 516a5, on trouve l'expression ta anô pour parler de ce que voit le prisonnier sorti de la caverne, et on la retrouve en 517b4, et l'adverbe est utilisé plusieurs fois pour parler du but de l'ascension du prisonnier libéré).
En fait, cette mention du ciel est sans doute là pour nous rappeler une autre image que Socrate a donnée, dans le dialogue qui précède la République, du « lieu » où l'on peut contempler ce qu'il n'appelait pas encore les noèta, celle qu'il développait dans son second discours du Phèdre, en décrivant la procession des âmes qui montent jusqu'au sommet (pros akrôi) du ciel et, lorsqu'il s'agit de celle d'un dieu, « étant passée dehors, se dresse sur le dos du ciel (exo poreutheisai, estèsan epi tôi tou ouranou nôtôi) » (Phèdre, 247b7-8) et peut contempler hè achrômatos te kai aschèmatistos kai anaphès ousia ontôs ousa, psuchès kubernètèi monôi theatè nôi, to tès alèthous epistèmès genos, « la sans couleur et sans forme et intangible ousia (sur les difficultés de traduction de ousia, et les différentes traductions possibles, voir la note 103 à ma traduction de la section précédente) qui est réellement, contemplable par la seule intelligence (nôi), origine (genos) du vrai savoir » (Phèdre, 247c6-8) dans « le lieu supracéleste (ton huperouranion topon) » (Phèdre, 247c3) qui est son « domaine (touton echei ton topon, « elle (la sans couleur, etc.) occupe ce lieu ») » (Phèdre, 247d1), c'est-à-dire y voir la justice elle-même (autèn dikaiosunèn), la modération (sôphrosunèn) et un savoir qui n'est pas soumis au devenir et à la dispersion dans la multitude des êtres du monde qui est le nôtre (Phèdre, 247d7-e3). On y retrouve le même vocabulaire spatial qu'ici, avec l'emploi de topos (et aussi celui de genos, que j'ai traduit ici par « origine », autre sens possible du mot), mais avec une imagerie beaucoup plus développée, qui utilise l'autre côté du ciel, c'est-à-dire un « lieu » où l'on n'est plus soumis à la révolution des astres mesurant le temps et qui n'est plus éclairé par le soleil, donc en dehors de l'horaton topon, comme image de ce qui est en dehors du temps et de l'espace, et nous montre que si l'on devait utiliser un adjectif évoquant le ciel pour qualifier le « lieu » du noèton, ce serait huperouranion (« supracéleste ») et non pas ouranion (« céleste »). En d'autres termes, pour le Socrate de Platon, le ciel fait encore partie du « visible ». (<==)

(5) « Ces deux apparences » traduit le grec tauta ditta eidè. Après topos et genos, Socrate introduit ici un troisième terme auquel peuvent être associés les qualficatifs horaton (« visible ») et noèton (« intelligible/pensable »), et non des moindres, eidos (dont eidè est le nominatif pluriel). Eidos, comme idea, de sens très voisin, est un mot dérivé d'une racine signifiant « voir » qui renvoie à l'« apparence », à l'« aspect extérieur », et à partir de là, au « genre » (comme en français on dit de quelqu'un qu'il a mauvais genre en le jugeant sur son aspect extérieur) et qui en vient, à partir du sens « genre » associé à toute une catégorie d'êtres ou de choses, à signifier « sorte, espèce », sens dans lesquels il devient presque synonyme de certains des sens de genos, comme le montre leur emploi quasi interchangeable par l'étranger d'Élée dans les divisions du Sophiste et du Politique. Un autre registre de sens, auquel Platon a peut-être en partie contribué, est celui de « forme » et finalement d'« idée » en tant que « forme » abstraite dans l'esprit. Dans le langage « technique » d'Aristote, genos se traduit par « genre » et eidos par « espèce », l'espèce étant considérée comme un sous-ensemble du « genre » dont les membres sont distingué de ceux des autres espèces appartenant au même genre par une différence dite « spécifique » (mot dans lequel on trouve la même racine que dans « espèce »), celle justement qui est commune à tous les membres de l'espèce (ainsi, dans le genre « animal », on trouve l'espèce « homme », spécifiée par le caractère distinctif « doué de raison (logikos) »).
Face à la multiplicité des registres de sens de ce mot, la question se pose de savoir en quel sens il faut le comprendre ici et s'il faut l'y comprendre dans le même sens ou dans un sens différent de celui qu'il aura dans d'autres occurrences que l'on va trouver dans la suite de l'analogie (510b8, 510c4, 510d5, 511a3, 511c1, 511c2). La tentation est en effet forte de le comprendre ici dans un sens « non technique » proche de celui de genos qui a précédé dans la même phrase, et de le traduire par un mot comme « genre » (Baccou, Pachet, Leroux), « espèce » (Chambry, Robin, Karsenti/Prélorentzos), voire même « sorte », encore plus neutre. Le premier problème de ces traductions est qu'il n'y reste rien du lien avec le voir qui est à la racine du mot, qui peut être important dans un contexte où Socrate a justement pris l'analogie du voir pour parler de l'intelligible. Mais le plus gros problème est que cette traduction, si elle peut à la rigueur convenir ici, ne convient pas pour d'autres occurrences d'eidos dans la suite de l'analogie, des occurrences où la plupart des traducteurs supposent un sens « technique » à ce mot et le traduisent par « forme », voire « Forme » avec une majuscule, « idée » ou encore « forme idéale ». Le résultat est que c'est le traducteur qui choisit quand il faut y voir un terme « technique » de la supposée « théorie des formes/idées » de Platon et quand il est utilisé dans un sens « usuel », à définir dans chaque cas, et qui impose son choix au lecteur (on pourra se faire une idée du résultat de cette manière de faire en se reportant à la page de ce site sur « Le vocabulaire de la ligne » à laquelle j'ai fait référence dans la note liminaire, où l'on trouvera, sur fond rose dans le tableau, la traduction de chacune des 7 occurrences d'eidos dans l'analogie de la ligne dans les différentes traductions que j'ai consultées). Pour ma part, j'ai décidé d'utiliser la même traduction pour toutes les occurrences d'eidos dans le cours de l'analogie de la ligne et de choisir un mot qui garde une trace en français de l'origine du mot grec dans le registre de la vue, et j'ai donc utilisé la traduction par « apparence » qui est d'ailleurs le sens premier d'eidos, dont dérivent les autres et il se trouve qu'en progressant dans ma traduction et son commentaire, ce choix, qui semblera hérétique à des platoniciens « politiquement corrects » pour certaines au moins des occurrences d'eidos vers la fin de l'analogie, m'a ouvert des perspectives et a fini par s'imposer à moi et par complètement renouveler ma compréhension de ce que Platon cherche à nous faire comprendre à travers ce mot et le mot idea qui en est proche.
Ce qui se passe ici, me semble-t-il, c'est qu'avec le mot eidos, plus facile à comprendre dans les deux registres, tant les grecs du temps de Socrate et Platon étaient habitués à utiliser l'analogie et le langage de la vision dans le registre de la pensée, comme nous le sommes encore aujourd'hui, Socrate veut recentrer la discussion sur la problématique de perception par nous des deux ordres de réalités, bref, revenir à la perspective gnoséologique plutôt qu'existentielle qui était déjà la sienne à la fin de l'analogie du bon et du soleil. Comme je le laissais déjà entendre dans la note 3, c'est cela qui intéresse le plus Socrate, parce que c'est cela dont nous avons tous l'expérience personnelle et que c'est cela qui doit rester notre principale préoccupation, apprendre à nous connaître, et donc en particulier à comprendre le pouvoir et les limites qui sont les nôtres en tant qu'êtres humains, tant dans le registre de la vue que dans le registre de la pensée et de l'intelligence.
Ce passage du point de vue « objectif » des réalités visibles ou pensables supposées situées dans un « lieu » (topos) et appartenir à un « peuple » (genos) au point de vue « subjectif » de la perception que nous en avons par la vue ou par l'esprit, est d'ailleurs marqué grammaticalement par la différence de temps des verbes associés à ces différents termes, que je me suis astreint à conserver en français, et par le choix même de ces verbes : le topos et le genos sont mentionnés comme compléments d'objet dans une proposition infinitive au présent dont le verbe est basileuein (« régner ») et le sujet autô (« eux (deux) », accusatif neutre dual, rendu dans ma traduction par le « les » de « pense-les ») complément du noèson (« pense », impératif) qui ouvre la réplique, c'est-à-dire dans un contexte grammatical qui gomme au maximum toute idée de temps et se place du point de vue des souverains que sont le soleil et le bien, alors que les eidè sont introduites comme complément du verbe echeis (« saisis-tu »), verbe conjugué au présent, à la deuxième personne du singulier, dans une forme interrogative qui implique l'interlocuteur en le questionnant sur sa compréhension de ce que lui dit Socrate. Par ailleurs, ce echeis, forme du verbe echein dont un des sens est « avoir », s'oppose au einai (« être ») de duo auto einai kai basileuein... (« être eux deux et régner... ») et nous fait passer du registre de l'être au registre de l'avoir, de la « possession » par notre esprit de quelque chose de ces « apparences ».
Socrate ne parle donc pas ici de deux « espèces/genres/sortes » de « réalités » objectives qui seraient les unes visibles, les autres intelligibles, dans une perspective « existentielle » d'inventaire et de classement de ces réalités, mais de deux « apparences » que prennent les réalités (les mêmes ou des réalités différentes, là n'est pas pour l'instant la question, mais l'allégorie de la caverne nous montrera que ce peuvent être les mêmes) qui s'offrent à notre appréhension selon qu'on les perçoit par la vue ou par l'intelligence. On va d'ailleurs bientôt voir que, dans la suite de l'analogie, il parlera à quelques lignes d'intervalle d'horômena eidè (« apparences vues » ; horômenois eidesi, datif pluriel, en 510d5) et de noèton eidos (« apparence intelligible », en 511a3), ce qui confirme cette lecture (et il est intéressant de remarquer à ce propos que pas un seul des traducteurs que j'ai consultés ne traduit par le même mot français ces deux occurrences successives du même mot grec eidos, privant ainsi le lecteur du moyen de voir que Platon a utilisé le même mot les deux fois).
Mais alors, une conséquence immédiate de cette lecture est qu'il n'est plus possible de faire des eidè (ou des ideai) au sens supposé « technique » les réalités ultimes, seules réellement « existentes ». Si en effet il y a continuité de sens quand on passe du registre visible au registre intelligible, si, dans les deux « royaumes », les eidè restent des « apparences », pour la vue dans un cas, pour l'esprit pensant dans l'autre, alors les noèta eidè, les « apparences intelligibles » ne sont pas plus la réalité de ce dont elles ne sont qu'« apparences » pour notre esprit que ne le sont les horômena eidè, les « apparences vues » ! On retrouve ici chez les commentateurs et traducteurs au fil des âges un phénomène similaire à ce qui s'est passé pour le mot ousia, tel que je l'ai décrit dans la note 103 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil : voyant Platon utiliser un mot qui a un ou plusieurs sens « usuels » dans un sens supposé « technique », ils établissent des cloisons étanches entre ce sens « platonicien » et le ou les sens « usuels » du mot et ils ne cherchent plus à voir comment on a pu passer d'un sens à l'autre et à conserver la moindre trace de ces sens usuels dans le sens supposé « technique ». Ici, quand on y réfléchit en oubliant vingt-cinq siècles de platonisme, le résultat est particulièrement déconcertant ! Il faudrait supposer, comme je l'ai déjà dit à la fin de la note 86 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil, que Platon, cherchant à nous faire comprendre par analogie avec le visible le fonctionnement de notre pensée et l'ordre de réalités à laquelle elle nous donne accès, aurait décidé d'utiliser le même mot, eidos, dans les deux registres en lui donnant des sens diamétralement opposés dans chacun d'eux : ce qui a le moins de réalité dans le registre visible (la simple « apparence », en insistant sur son caractère factice et trompeur) et ce qui en a le plus dans le registre intelligible (la réalité « elle-même ») ! Non ! Il est plus raisonnable d'oublier tout ce qu'on a appris sur Platon et sa supposée « théorie des idées », et d'accepter l'idée que Platon utilise eidos avec une continuité de sens entre le visible et l'intelligible : dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'une « apparence », c'est-à-dire non pas de la « réalité » considérée « elle-même » (auto to ***) mais de ce qui en est perceptible par la vue dans un cas, par l'esprit humain dans l'autre, chacune de ces fonctions perceptives avec ses caractéristiques et ses limites spécifiques (celles de l'espèce, pas d'un individu particulier, chez qui elles peuvent avoir des déficiences propres à cet individu) qui conditionnent le caractère « objectif » que ces apparences possèdent abstraction faite des limites propres de chaque individu (myope ou daltonien par exemple pour la vue, d'esprit étroit et borné, ou carrément handicapé mental, par exemple, pour l'intelligence) : « objectif » en ce sens que, pas plus que l'eidos, l'apparence visible, n'est une création de notre esprit sous l'influence des perceptions des yeux, mais bien quelque chose qui a une réalité objective qui conditionne ce que chacun peut voir selon l'angle sous lequel il regarde (et, dirions-nous aujourd'hui, que même un appareil de photo peut enregistrer), l'eidos, l'apparence intelligible, n'est la « pensée » qui se forme dans notre esprit, mais ce que tout esprit humain supposé « parfait » en tant qu'esprit humain (et non pas par exemple divin) pourrait percevoir en considérant ce dont c'est l'eidos sous le même « angle ». Et il faut alors admettre aussi que l'eidos/ideai de quelque chose, visible aussi bien qu'intelligible, n'est pas le quelque-chose lui-même, que, par exemple, hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») n'est pas auto to agathon (« le bon lui-même »), comme je l'ai expliqué dans la note 2 à ma traduction de l'analogie entre le bon et le soleil. La suite va nous montrer les perspectives nouvelles et fructueuses qu'ouvre cette manière de comprendre eidos et idea pour une meilleure compréhension de ce que Platon cherche à nous faire comprendre.
Cette analyse des termes choisis par Platon pour les mettre dans la bouche de son Socrate nous fait percevoir que, si Platon est opposé à tout vocabulaire « technique » parce qu'il sait que, dans la réalité, de nombreux mots ont plusieurs sens et bien souvent plusieurs mots peuvent servir à désigner la même chose, ou des concepts très voisins, et qu'il est plus réaliste de s'accommoder de cet état de fait que de chercher à le régenter et à restreindre le sens des mots pour les rendre univoques et exclusifs les uns des autres (voir sur ce point la remarque que fait l'étranger d'Élée à Socrate le jeune en Politique, 261e, ou encore ce que dit Socrate à Théétète en Théétète, 184c), cela ne l'empêche pas d'apporter un soin extrême au choix des mots qu'il utilise pour jouer au mieux avec leur pouvoir évocateur et leur aptitude à faire image. (<==)

(6) En passant du point de vue « objectif » qui est celui du topos et du genos au point de vue « subjectif » des eidè qui renvoient au mode d'appréhension de l'observateur (voir note précédente), Socrate renverse l'ordre dans lequel il mentionne les deux ordres de réalités : tant qu'il s'agissait de considérer « objectivement » le « royaume » du bon et de n'utiliser celui du soleil que comme une image du premier, Socrate parlait du noèton avant de parler de l'horaton, mais dès qu'on se place du point de vue du sujet percevant, on part du plus accessible pour aller vers le plus problématique, c'est-à-dire du visible, plus facile à appréhender, pour progresser vers l'intelligible, ce qui sera l'ordre dans lequel va se développer tout le reste de l'analogie.
Si l'on prend maintenant une vue d'ensemble de cette réplique de Socrate, on peut noter qu'elle a commencé en grec sur le mot noèson (« conçois, met-toi dans l'esprit, pense », impératif aoriste actif à la seconde personne du singulier du verbe noein), qui invitait Glaucon à faire usage de son nous, de son esprit, de son intelligence, pour chercher à comprendre ce qu'est l'intelligible/pensable, c'est-à-dire à mettre en œuvre ce que justement on cherche à appréhender, et se termine sur le mot noèton (« intelligible/pensable », adjectif verbal du même verbe) du fait du choix fait par le Socrate de Platon d'inverser l'ordre dans lequel il a jusqu'ici mentionné les deux domaines (c'est pour rendre sensible dans ma traduction cette assonance entre le premier et le dernier mot de la réplique, qui ne diffèrent en grec que par une lettre, sigma dans noèson, tau dans noèton, que j'ai traduit ici noèton par « intelligible/pensable » et non pas simplement par « intelligible », le « pensable » ajouté renvoyant au « pense » initial).
En enfermant pour ainsi dire toute cette réplique dans la pensée, le Socrate de Platon veut nous faire toucher du doigt qu'en fin de compte, c'est par le biais du nous, de la pensée, de l'intelligence, que l'on peut appréhender même le visible et le « comprendre ». Et en effet, les eidè au sens premier, les « formes (extérieures visibles) » dont nous pensons qu'elles sont appréhendées directement par l'œil, ne nous sont en fait pas donnée par la vue, qui, comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 3 à propos de la notion de « lieu visible », ne nous donne accès qu'à des taches de couleur mouvantes, mais par une opération de l'esprit (nous) travaillant sur les données brutes de la vue avec l'aide d'autres sens comme le toucher pour aider à discerner des « formes », des schèmata (autre mot grec de sens voisin de eidos et idea, qu'on retrouvera plus loin dans l'analogie à propos des géomètres, dans le sens spécialisé de « figure »), autour de ces taches de couleurs diverses, si bien que le vrai point de rupture n'est pas entre eidè visibles d'un côté, bien réelles et tangibles, et eidè/ideai abstraites de l'autre, mais entre données brutes des sens qui n'ont aucune signification par elles-mêmes et eidè abstraites par notre nous (« esprit, intelligence, pensée ») de ces données sensibles ou d'une autre source, de l'autre, mais qui sont bel et bien eidè dans les deux cas (sur cette question, voir mon article « De la couleur avant toute chose. Les schèmas invisibles du Ménon », paru en 2010 dans le numéro 14 de la revue philosophique en ligne Klèsis, accessible aussi sur ce site en cliquant ici). C'est cela qui est en arrière-plan de la question de Socrate demandant à Glaucon s'il a bien « saisi » ces deux eidè, les deux « apparences » qui se forment les unes commes les autres dans notre esprit, et non pas certaines dans nos yeux et d'autres dans notre esprit. Et il n'est pas sûr que Glaucon ait vu toutes les implications de cette question en apparence anodine, mais qui est ambiguë en grec du fait des différents sens que l'on peut donner à eidè (voir note précédente), d'une ambiguïté qui est perdue en français dès que le traducteur fait un choix entre ces différents sens : c'est qu'en effet, ce n'est pas la même chose de dire « Saisis-tu bien ces deux sortes [de choses], visible, intelligible/pensable ? » que de dire « Saisis-tu bien ces deux apparences, visible, intelligible/pensable ? », car, dans le premier cas, on est dans l'opposition entre deux groupes/familles/catégories/espèces de « choses » prises globalement, l'espèce visible dans son ensemble et l'espèce intelligible dans son ensemble, et le mot eidè a un poid minimum au point qu'on pourrait presque le supprimer sans pratiquement changer le sens de la question, alors que la seconde formulation met tout le poids sur le mot eidè et invite à considérer individuellement chaque eidos pour savoir quel est le qualificatif qui lui convient, sans exclure que la même « chose » puisse donner naissance à la fois à un eidos visible et à un eidos intelligible/pensable. Bref, dans le premier cas, on a deux qualificatifs, visible (horaton) et intelligible/pensable (noèton) que l'on associe à deux ordres de réalités que l'on cherche à distinguer sans trop s'attacher au mot qui les désigne collectivement (en grec, genos aurait aussi bien pu faire l'affaire, et en français, des mots aussi neutres que « sorte [de choses] » conviennent tout à fait), au point qu'on pourrait presque le laisser sous-entendu pour ne pas avoir à choisir, alors que dans le second cas, on s'intéresse spécifiquement au terme eidos et on veut faire sentir qu'il peut recouvrir un ensemble plus large que ce que suggère son origine et son sens premier d'apparence exclusivement visible, sans préjuger du fait que les eidè de chaque catégorie proviennent nécessairement de réalités distinctes, et encore moins du fait qu'eidos pourrait être le terme désignant les « réalités » appartenant à l'une des deux catégories à l'exclusion de l'autre. Si en effet c'est eidos le terme important ici, auquel peut s'appliquer soit le qualificatif horaton, soit le qualificatif noèton, c'est donc qu'eidos n'est pas le terme spécifique pour parler des réalités de l'ordre du noèton, puisque, dans l'ordre du visible, le Socrate de Platon sait faire la différence entre un eidos au sens originel d'« apparence perçue par la vue » et ce qui y donne naissance et qu'il n'aurait donc pas choisi ce terme pour parler des réalités de l'ordre intelligible elles-mêmes plutôt que des perceptions que nous pouvons en avoir par notre esprit, supposées distinctes des réalités non visibles pour l'œil qui en sont à l'origine. Bref, ou bien eidè est utilisé ici dans un sens collectif et parfaitement neutre et cela veut dire qu'à quelques lignes d'intervalle, Platon fait utiliser à son Socrate le même terme pour désigner une classe (eidos compris ici au sens de « sorte, espèce ») et les éléments qui la composent (eidos utilisé dans les explications qui vont suivre du découpage du segment du noèton pour désigner les perceptions individuelles sur lesquelles raisonne notre esprit), ce qui n'est pas propre à faciliter la compréhension, ou bien eidè est pris ici dans un sens individuel qu'il conservera dans la suite et il doit être compris, sous la plume d'un Platon qui prend tant de soins à construire ses analogies, comme désignant dans les deux ordres les perceptions que nous avons des réalités qui y existent, distinctes de ces réalités elles-mêmes, apparences vues dans un cas, « apparences » saisies par la pensée dans l'autre...
On peut alors se demander si l'incise de Socrate sur les « jeux de mots » que des sophistes pourraient faire sur horatou en le rapprochant de ouranou, n'est pas en fait destinée à attirer préventivement l'attention de Glaucon, du reste de l'auditoire, et de nous lecteurs, sur un mot autrement plus « dangereux » qu'il va employer aussitôt après, le mot eidè justement. Les considérations de l'étranger d'Élée dans le Sophiste sur le « combat de géants » (gigantomachia, Sophiste, 246a4) que se livrent selon lui ceux qu'il appelle respectivement « amis des formes » (« tous tôn eidôn philous », 248a4) et « Fils de la terre » (« gègeneis », 248c2) suggère en effet que, du temps de Socrate, le mot eidos avait pu être utilisé par certains penseurs et sophistes dans le sens qu'on voudrait aujourd'hui qu'il ait dans la supposée « théorie des formes/idées » qu'on croit trouver chez Platon, ceux justement que l'étranger qualifie d'eidôn philous, « amis des formes » (eidôn est le génitif pluriel d'eidos). Socrate serait alors ici en train de dire à demi-mots à Glaucon quelque chose comme « Je te préviens, mon petit Glaucon, je ne suis pas en train de jouer sur les mots comme ces sophistes qui jouent avec horatou/ouranou, ni comme ceux qui dévoient le sens d'eidos pour lui faire dire le contraire de ce qu'il veut dire quand ils se tournent vers le "ciel" ! »
Arrivé au terme de cette réplique de Socrate, et dans la continuité de la note précédente, je voudrais montrer combien il peut être difficile, pour le lecteur qui n'a accès qu'à des traductions, de percevoir toutes les subtilités que Platon a glissées dans son texte et dont j'ai présenté certaines dans les notes qui précèdent. C'est qu'en effet, la plupart des traducteurs n'ont pas pris conscience de la rigueur avec laquelle Platon choisit ses mots, bien qu'il ne les fige pas dans un sens « technique », et sans doute justement à cause de cela, ni du soin avec lequel il construit ses phrases, utilise toutes les ressources de la grammaire et dose la progressivité des éclairages qu'il projette sur les sujets en discussion, si bien qu'ils prennent des libertés en traduisant avec ce qu'ils ne voient que comme des effets de style, comme on va pouvoir s'en rendre compte en examinant la traduction complète par les différents traducteurs que j'ai consultés de ces deux phrases, dont le texte grec complet est :
Noèson toinun, èn d' egô, hôsper legomen, duo autô einai, kai basileuein to men noètou genous te kai topou, to d'a au horatou, hina mè ouranou eipôn doxô soi sophizesthai peri to onoma. All' oun echeis tauta ditta eidè, horaton, noèton;
- Chambry (Budé) : « Conçois-donc, dis-je, qu'ils sont deux, comme nous l'avons dit, et qu'ils règnent, l'un sur le genre et le monde intelligible, l'autre sur le monde visible, je ne dis pas le ciel : tu pourrais croire que je veux étaler ma science étymologique à propos de ce mot. Tu saisis bien ces deux espèces, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « à propos de ce mot » qui dit : « Le Soleil pourrait être appelé basileus ouranou aussi bien que b. horatou. Mais Socrate évite le mot ouranou pour qu'on ne l'accuse pas de faire dériver ouranou de horan, comme on le faisait de son temps (Cratyle 396 A). ») : Chambry est aristotélicien en traduisant genos par « genre » et eidè par « espèces », et du coup, ne rend pas perceptible la différence de problématique que suggère Platon à travers ces deux mots. Quant à la traduction de topos par « monde », elle est une interprétation de topos plus qu'une traduction et de ce fait, donne un début de réponse à ce qui voudrait au contraire être là pour poser question, et de plus oriente vers la fallacieuse théorie des deux « mondes », le monde sensible et le « monde des idées », qui fausse depuis des siècles la compréhension qu'on peut avoir de Platon. De plus, en choisissant de rendre explicite ce qui est implicite dans le grec à propos du visible, et en n'explicitant alors que l'un des deux termes, topos, et pas l'autre, genos, (« le genre et le monde intelligible » d'un côté, « le monde visible » de l'autre), Chambry trahit le texte et fausse le parallèlisme que nous propose Socrate. Enfin, dans la question finale, la traduction d'eidè par « espèces » et l'ajout d'articles qui ne sont pas dans le grec devant « visible » (« le visible » pour traduire horaton) et « intelligible » (« l'intelligible » pour traduire noèton) fait perdre l'ambiguïté qui existe dans le grec et force la compréhension vers un sens neutre et collectif pour eidè.
- Robin (Pléiade) : « Alors, repris-je, mets-toi donc dans l'esprit qu'il existe deux maîtres, à ce que nous disons ; que l'un d'eux règne sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, sur l'horaton, disons le visible, pour éviter qu'en disant sur l'ouranos, sur le ciel, je ne te semble jouer subtilement sur le mot ! Quoi qu'il en soit de cela, tu as là deux espèces, n'est-ce pas ? l'espèce visible, l'espèce intelligible. » (avec une note sur « jouer subtilement sur le mot » qui dit : « Jeu de mots intraduisible en français. La ressemblance de or avec our donne lieu dans Cratyle, 396b-c, à une étymologie de ouranos, le ciel. ») : Robin aussi reste aristotélicien dans sa traduction de genos par « genre » et de eidè par « espèces », par contre il respecte le texte en traduisant topos par « lieu », à ceci près qu'en changeant la construction grammaticale et en remplaçant « sur le genre et le lieu intelligible » (qui serait, avec ses choix de mots, la traduction littérale du grec) par « sur le genre intelligible, sur le lieu intelligible », c'est-à-dire en supprimant le te kai (« et ») du grec et en répétant noèton (« intelligible »), il donne l'impression que les deux expressions « lieu intelligible » et « genre intelligible » sont interchangeables et ne sont que deux manières de parler de la même chose, et non pas l'évocation de deux problématiques distinctes et complémentaires. Par ailleurs, il est tellement obsédé par l'envie de rendre perceptible dans sa traduction le jeu de mot entre horatou et ouranou, qu'il dit lui-même intraduisible dans la note sur cette partie du texte, qu'il fait apparaître ces deux mots dans sa traduction avant d'en donner la traduction, ce qui alourdit le texte et distrait l'attention des parallèles que Platon cherche à faire percevoir. Le résultat de ces choix est qu'on ne voit plus dans sa traduction que genos et topos, qu'il ne répète pas, étant en cela fidèle au grec, sont sous-entendus à propos du visible. Enfin, il va plus loin encore que Chambry pour faire perdre l'ambiguïté de la question finale puisque, non seulement il ajoute des articles devant « visible » et « intelligible », mais en plus il redonde devant chaque adjectif le terme « espèce ».
- Baccou (GF90) : « Conçois donc, comme nous disons, qu'ils sont deux rois, dont l'un règne sur le genre et le domaine de l'intelligible, et l'autre du visible : je ne dis pas du ciel de peur que tu ne crois que je joue sur les mots. Mais imagines-tu ces deux genres, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « je joue sur les mots » qui dit : « En grec ouranos, ciel, ressemble beaucoup à horatos, visible, d'où la possibilité de jouer sur ces deux mots. ») : Baccou trahit le grec en traduisant les adjectifs verbaux non substantivés (pas d'article devant ces deux adjectifs) au génitif noètou et horatou par des noms compléments des noms genous te kai topou (« le genre et le domaine de l'intelligible, « l'autre du visible »), mais ceci lui permet de mieux faire ressortir le fait que genre et domaine sont sous-entendus à propos du visible. Malheureusement, il discrédite complètement sa traduction en utilisant le même mot, « genre », pour traduire à la fois genos et eidè. Et sur la question finale, lui aussi, et pour les mêmes raisons que Chambry, fait disparaître l'ambiguïté.
- Dixsaut (Bordas) : « Comprends donc que, comme nous le disions, il existe ces deux êtres ; l'un règne sur le genre et le lieu intelligibles, l'autre sur le globe de l'œil – pour ne pas dire notre globe, car tu m'accuserais de jouer sur les mots. Tu tiens donc bien ces deux aspects, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « jouer sur les mots » qui dit : « Le soleil règne sur le visible (horaton) et il est le roi du ciel (ouranos). Socrate veut éviter d'être accusé de faire ce que font les savants étymologistes de son temps : dériver ouranos du verbe « voir » (horan) : cf. Cratyle 396b. Nous avons essayé de rendre ce mauvais jeu de mots. »). Comme Robin, Dixsaut semble plus intéressée à « faire sa sophiste » en transposant en français le jeu de mot sur horatou/ouranou qu'à rendre les nuances subtiles du texte de Platon qu'elle n'a pas l'air d'avoir perçues. De ce fait, le parallèlisme entre les deux ordres par rapport aux termes genos (qu'elle traduit par « genre ») et topos (qu'elle traduit par « lieu ») visant les deux est complètement perdu par sa traduction de horatou par « globe de l'œil », et l'allusion au ciel (ouranou) disparaît au profit d'une référence douteuse à « notre globe », qui renvoie en fait au « globe terrestre » et non pas au ciel. Mais on peut mettre à son actif, à côté de la traduction de topos par « lieu », celle d'eidè par « aspects », qui garde quelque chose de la référence à la vue et lui permet de faire vaguement sentir l'ambiguïté de la question finale malgré l'adjonction d'articles devant les deux adjectifs. Par contre, au début de la réplique, sa traduction de duo autô einai (mot à mot « deux eux être ») par « il existe ces deux êtres » force sur le texte une problématique existentielle qui n'y est pas, ou en tout cas pas de manière aussi insistante, en traduisant einai par « il existe », en transformant le pronom personnel autô (« eux (deux) », accusatif neutre dual de autos) en un démonstratif et en ajoutant encore comme complément du verbe einai traduit par « exister » le nom « êtres » qui n'est pas dans le texte, où l'on trouve seulement le pronom personnel autô comme sujet de la proposition infinitive complément du noèson (« conçois ») initial dont le verbe est einai (« être ») et l'attribue duo (« deux »), qui explique le dual autô.
- Pachet (Folio essais 228) : « Représente-toi donc, dis-je, comme nous le disons, que bien et soleil sont deux et qu'ils règnent, l'un sur le genre et le lieu intelligible, l'autre en revanche sur le lieu visible : je ne dis pas le lieu céleste, pour ne pas te donner l'impression de faire le sophiste avec les mots. Mais tu conçois bien ces deux genres, le visible, l'intelligible ? » (avec une note sur « céleste » qui dit : « Le lieu céleste : entre « visible » (horaton) et « céleste » (ouranon), il y a un voisinage phonétique sur lequel un sophiste pourrait vouloir jouer. ») : deux reproches majeur à Pachet qui, d'habitude, reste assez près du grec (comme le montre le fait qu'il est le seul à rendre sophizesthai par une expression faisant référence explicite aux sophistes (« faire le sophiste ») plutôt que de l'interpréter en parlant simplement de « jeu de mots ») : d'une part, comme Chambry, en explicitant à propos de l'horaton ce qui n'est que sous-entendu dans le grec de Platon, il ne retient que le topos (qu'il traduit, lui, plus correctement par « lieu »), mais pas le genos (qu'il traduit comme la plupart des traducteurs par « genre »), et d'autre part, comme Baccou, il traduit par le même mot « genre » à la fois genos et eidè. Enfin, comme tous ses prédécesseurs sauf Dixsaut et pour les mêmes raisons, il perd complètement l'ambiguïté de la question finale.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Réfléchis à ce que nous avons dit : ils sont deux principes à régner, l'un sur l'ordre ou l'espace spirituel, l'autre sur le monde visible – je ne veux pas dire le ciel, pour que tu n'ailles pas croire que je jongle avec les mots. Tu tiens bien, n'est-ce pas, ces deux ordres, le visible, le spirituel ? » (avec une note sur « avec les mots » qui dit : « En grec, le nom du ciel pouvait prêter à un jeu de mots approximatif avec visible (les étymologies du Cratyle, 396a, donnent cet exemple. ») : Cazeaux est le seul à ne pas traduire noèton par « intelligible », et à lui préférer « spirituel » ; ceci dit, il cumule à peu près toutes les fautes de ses prédécesseurs : il explicite ce qui n'est que sous-entendu à propos de l'horaton en ne retenant qu'un des deux mots utilisés avec le noèton, topos, que de plus il traduit différemment dans les deux cas (par « espace » à propos du « spirituel », par « monde » à propos du visible), et il traduit par « ordre » à la fois genos et eidè. Et lui non plus ne garde rien de l'ambiguïté de la question finale.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Réfléchis donc qu'il y a, comme nous l'avons dit, deux rois, l'un qui règne sur le monde intelligible, l'autre sur le monde visible : je ne dis pas le ciel, pour que tu ne penses pas que je joue sur les mots. Tu conçois bien ces deux espèces, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « je joue sur les mots » qui dit : « En grec, les mots horatos, visible, et ouranos, le ciel, se ressemblent, si bien que l'on pourrait accuser Socrate de faire dériver « le ciel » de la racine du verbe voir. ») : eux se sont mis à deux pour innover en ne traduisant pas l'un des deux termes du couple genos te kai topos et en remplaçant ces deux mots par « monde », le mot qu'avait utilisé Chambry pour rendre (plutôt que traduire) topos, avec tous les inconvénients soulignés alors de cette traduction, et ils explicitent, en reprenant « monde » à propos du visible, ce qui n'est que sous-entendu dans le grec ; pour finir, ils traduisent, en aristotéliciens, eidè par « espèces », mais comme ils n'ont tout simplement pas traduit genos, ils ne risquaient pas d'utiliser le même mot pour les deux. Et cette traduction, là encore, fait perdre l'ambiguïté de la question finale.
- Leroux (GF653) : « Alors, repris-je, représente-toi bien, en suivant notre manière de nous exprimer, qu'il existe deux souverains : l'un règne sur le genre intelligible et sur le lieu intelligible, l'autre, de son côté, règne sur l'horaton, c'est-à-dire sur le visible (je ne dis pas ouranos, le ciel, de peur de paraître vouloir faire un jeu de mots sophistiqué). Tu vois bien de toute façon qu'il y a deux genres différents, le visible et l'intelligible ? » (avec une note sur « ouranos » qui dit : « La légèreté apparente du ton est sans doute favorisée par la remarque de Glaucon, qui contient elle-même un jeu de mots : son hyperbolè (c2) est-elle la transcendance du bien ou tout simplement l'idée d'une exagération dans le propos de Socrate ? On pourrait dire, suivant une indication de G.M.A. Grube (voir DL., II, 118), qu'ici Socrate lui rend sa monnaie, car ce n'est pas seulement un jeu de mots fondé sur la consonance de ouranos/horatos, mais aussi un écho de ouranou/noètou, où s'entend le nom de l'intellect au génitif (nou), associé au monde intelligible (noètou). J. Adam, ad loc., suppose de son côté que Platon veut éviter une étymologie courante (Crat., 396b), qui fait dériver le ciel (ouranos) du visible (horatos), alors même qu'il s'agit ici de renforcer la proximité du ciel et des formes intelligibles. ») : Leroux s'expose à la même critique que Robin dans sa volonté de rendre perceptible en français le jeu de mot entre horatou et ouranou en conservant ces deux mots en grec dans la traduction avant d'en donner une traduction en français ; comme lui, il répète « intelligible » après « genre » qu'il utilise pour traduire genos, et après « lieu », qu'il utilise pour traduire topos, mais il conserve un « et » entre les deux qui rend plus clair qu'il s'agit de deux choses différentes plutôt que de deux expressions synonymes pour désigner la même chose, comme c'est le cas chez Robin ; mais il aggrave son cas en utilisant le même mot « genre » pour traduire à la fois genos et eidè. Et lui non plus ne laisse rien voir de l'ambiguïté de la question finale.
Cette revue montre que tous les traducteurs (de ceux en tout cas que j'ai consultés) ont eu leur attention plus attirée par l'incise de Socrate sur la ressemblance entre horatou et ouranou (puisque tous sans exception y consacrent une note) que par ce que Platon pouvait avoir en tête en utilisant successivement les termes topos, genos et eidos pour parler de l'intelligible et du visible. Bref, ils ont vu le « jeu de mots » grossier que ne fait pas Socrate mais sur lequel il insite lourdement pour faire remarquer qu'il ne le fait pas, mais n'ont pas vu le lien qui pouvait exister entre l'image de la royauté suggérée par l'emploi du verbe basileuein (« régner ») et les mots topos et genos, qui, dans le contexte de cette image, peuvent prendre le même sens analogique (« territoire » et « peuple ») aussi bien pour le visible que pour l'intelligible, ni surtout le problème que posait l'emploi du mot eidè par Socrate et l'ambiguïté de la question finale, où là, Socrate utilise au contraire le mot dans le même sens dans les deux cas, celui d'« apparence », au propre dans le cas du visible, au figuré dans le cas de l'intelligible (si l'on se rappelle que le mot grec eidos vient d'une racine qui veut dire « voir » et ne peut donc être utilisé au sens propre que dans le registre du voir avec les yeux). (<==)

(7) Pour bien montrer que la problématique du « où ? » n'est pas celle qui l'intéresse, Socrate va construire son analogie à partir du « lieu » le plus minimaliste qu'on puisse imaginer, une ligne, la figure géométrique (donc « schématique ») la plus simple et la plus rudimentaire qui soit qui lui permette malgré tout de distinguer des positions différentes (le point, la seule figure qui soit plus simple encore, ne le permet pas) : pas même un plan et encore moins un volume, mais une figure n'ayant qu'une seule dimension, et qui, de ce fait, pose autant de problèmes pour y « faire entrer » le visible tridimensionnel que pour y « aligner » l'intelligible sans dimensions !
La seule chose que nous dit ce choix, mais elle est importante, c'est qu'il y a continuité entre les deux ordres puisqu'on part d'une seule ligne. Quant à l''apparence géométrique qu'il va ainsi donner à son analogie, elle ne doit pas nous tromper : elle est moins là pour suggérer une certaine rigueur dans le raisonnement que pour se mettre à la portée des auditeurs en partant d'un schèma (« figure », en particulier au sens géométrique) aussi simple et aussi facile à se représenter mentalement que possible, même pour des enfants, c'est-à-dire de l'« embryon » d'eidos réduit à sa plus simple expression (sur l'idée que les schèmata, au sens de « figures géométriques », sont en quelque sorte les versions les plus élémentaires d'eidè, qui explique pourquoi Socrate, dans sa discussion avec Ménon, pour tenter de lui faire comprendre ce qu'il cherche quand il parle d'un eidos unique commun à toutes les arètai (« formes d'excellence », plutôt que « vertus », de l'homme, choisit justement le mot schèma pour lui donner un exemple de définition, voir mon article déjà cité dans la note précédente « De la couleur avant toute chose. Les schèmas invisibles du Ménon », paru en 2010 dans le numéro 14 de la revue philosophique en ligne Klèsis, accessible aussi sur ce site en cliquant ici,). On verra d'ailleurs dans la suite de la République, au livre VII, que, dans le programme de formation que propose Socrate pour sélectionner les futurs dirigeants de la cité, la géométrie arrive en seconde position, juste après l'arithmétique et loin avant la dialectique. Utiliser une analogie qui fait appel à la plus simple des « figures » géométriques, c'est donc considérer ses jeunes interlocuteurs comme de simples débutants, à ceci près qu'il ne fait pas à proprement parler de la géométrie, mais utilise une analogie géométrique pour tenter de leur faire comprendre quelque chose de ce qui est l'objet ultime de la dialectique, l'idée du bon, c'est-à-dire tente de leur faire comprendre par l'exemple comment cet objet d'étude qu'est la géométrie peut conduire à ce qui est le but de tout ce programme de formation (cf. République VII, 531c9-d4, au début de la section consacrée à la dialectique). Tout en se mettant à leur portée, il donne donc une chance à ses interlocuteurs (et Platon à ses lecteurs) de s'élever au-dessus des apparences (géométriques) de l'analogie pour progresser dans la compréhension de l'idée du bon. L'expérience multi-millénaire semble prouver qu'il n'est pas facile de ne pas se laisser piéger par les apparences. (<==)

(8) Le texte grec traduit par « (in)égaux » est anisa. C'est la leçon donnée par le manuscrit A (Parisinus), l'un des meilleurs pour l'établissement du texte grec des dialogues ; mais un autre manuscrit, le Vindobonensis F, donne la leçon an, isa, le an donnant un caractère hypothétique au verbe qui précède, et le isa qualifiant d'« égaux » les segments qui, dans l'autre leçon, sont inégaux. Cette leçon est plus difficile à accepter, non pas tant par le fait qu'elle inverse le sens, passant de segments inégaux à des segments égaux, que par le fait qu'elle isole entre virgules le membre de phrase isa tmèmata, « des segments égaux », dont on ne voit plus trop le rôle par rapport à ce qui précède et à ce qui suit. Par contre, une autre découpe possible (n'oublions pas qu'au temps de Platon, les textes étaient écrits sans ponctuation et sans espaces entre les mots, comme une suite ininterrompue de lettres), adoptée par Stallbaum, est an' isa, où an' est un ana élidé devant la voyelle initiale de isa. Dans cette lecture, an' isa tmèmata se traduirait par « selon des segments égaux », soit, avec le contexte, « prenant par exemple une ligne segmentée en deux, selon des segments égaux ». Certains éditeurs (Ast) vont même jusqu'à supprimer purement et simplement le an, ce qui conduit à « prenant par exemple une ligne segmentée en deux segments égaux ».
Les scolies (notes marginales d'érudits remontant aux premiers siècles de notre ère et qu'à partir d'un certain moment, on s'est mis à recopier en marge du texte de manuscrit en manuscrit, en même temps que le texte lui-même) sur ce passage nous montrent que le débat sur ce mot remonte à l'antiquité (voir note ad loc. dans la traduction de R. Baccou, chez Garnier, GF90, et dans l'édition d'E. Chambry, chez Budé) ; ainsi par exemple, parmi les néoplatoniciens, Jamblique lisait isa, et Proclus, anisa.
Si l'on admet que le texte écrit par Platon portait bien les lettres alpha, nu, iota, sigma et alpha, la question est de savoir s'il faut en faire un seul mot, anisa, ou deux, an' isa. Si, pour évaluer la vraisemblance linguistique de la seconde option, on étudie les usages d'ana, dont an' est la forme élidée, dans le reste des dialogues, on constate que ce mot y est rare et qu'en dehors de son emploi dans une citation de l'Odyssée en République, III, 387a7, on ne le trouve, dans les 28 dialogues que j'inclus dans mes tétralogies, qu'onze fois, et toujours dans l'une des deux formules suivantes : ana logon (à la fin de notre section, en 511e2, et aussi en Phédon, 110d3, Timée, 29c2, 37a4, 53e4, 56c7 et 82b3, et Lois, X, 893d1 ; pour les emplois, plus rares encore, de analogon en un seul mot, utilisé en particulier par Socrate en 508b13 dans l'analogie du bon et du soleil qui précède immédiatement l'analogie de la ligne, voir la note 78 à ma traduction de la section précédente) ou ana ton auton logon (à la ligne qui suit, en 509d7-8, et aussi en Phédon, 110d5 et Timée, 32b5), c'est-à-dire associé à logon utilisé dans un sens qui évoque la « raison » au sens mathématique, c'est-à-dire « rapport » d'une proportion ou « raison » d'une série. Ceci rend moins probable la lecture an' isa, mais ne la rend pas totalement invraisemblable : ana intervient toujours dans une expression qui suggère une idée de proportionnalité, ce qui resterait le cas ici avec la lecture an' isa, à ceci près que, cette fois, la proportion serait fixée et serait l'égalité.
Si la critique textuelle et la grammaire ne peuvent trancher pour une lecture ou une autre, peut-on trouver des critère de cohérence avec le contexte et les intentions que l'on peut déceler dans les propos de Socrate qui plaideraient en faveur de l'une ou l'autre leçon ? Pour moi, la réponse la plus cohérente avec ce que je comprends des propos de Socrate est : « On s'en fout ! » Si en effet, comme j'ai cherché à le montrer dans les notes précédentes, et comme le montrera la suite de l'analogie, Socrate n'est pas intéressé par la question du « où ? » (la « localisation » spatiale de chacun des deux « royaumes ») mais plutôt par celle de nos différents modes d'appréhension du réel, et qu'il ne « spatialise », et ce, de manière aussi rudimentaire que possible, l'image qu'il propose que pour fixer les esprits de ses jeunes auditeurs, sachant pertinemment, lui, que les intelligibles ne sont pas dans le temps et dans l'espace, alors, la question de savoir comment on coupe la ligne quantitativement est le cadet de ses soucis. Pour établir un rapport purement quantitatif entre les réalités visibles et les réalités intelligibles, encore faudrait-il que l'on soit capables de dénombrer la « population » de chacun des deux « royaumes », pour rester dans l'image qu'il vient d'utiliser, ce qui est bien évidemment impossible, et Socrate en est parfaitement conscient. Et de plus, à supposer qu'on en soit capable, à quoi cela nous avancerait-il sur la route du bon ? Et la suite de l'analogie va nous montrer que les « rapports » que va établir Socrate entre les différents segments n'ont rien de numérique, comme n'avait rien de numérique l'« analogie » qu'il a établie entre les rapports (non numériques) existant entre le soleil, la lumière et la vue et ceux existant entre le bon, la vérité, et la quête du savoir.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi Platon fait-il donner par Socrate cette précision, quel que soit le mot qu'on suppose qu'il ait écrit ? La réponse est qu'à mon avis, il met en scène un Socrate qui se moque gentiment de son jeune auditoire, en faisant semblant de leur dicter l'énoncé d'un problème de géométrie pour piquer leur curiosité et réveiller leur attention. Si tel est bien le cas, peu importe de savoir quel mot avait choisi Platon ; c'est de la curiosité purement « historique », sans aucune portée sur la compréhension de l'analogie. (<==)

(9) Dans le début de cette phrase, on trouve deux fois le verbe temnein, « couper », et deux fois le nom tmèma, qui en dérive et qui veut dire « morceau coupé », et, en mathématiques, « segment ». C'est pour rendre sensible ces assonances que j'ai traduit temnein par « segmenter » plutôt que par « couper ». (<==)

(10) « Selon la même raison » traduit le grec ana ton auton logon. Logos en grec, comme « raison » en français, signifie, entre autres sens, à la fois la faculté qui fait de nous des êtres « raisonnables », le raisonnement que permet cette faculté, en particulier pour justifier un comportement (la « raison » qui explique une décision ou un choix) et le rapport mathématique entre deux grandeurs, sens qui vient spontanément à l'esprit ici, dans une analogie qui, parlant de ligne et de segments, semble faire appel à la géométrie.
Mais, après tout ce que j'ai dit dans la note 8 de l'habillage géométrique de l'analogie, on se doute que ce n'est pas ainsi qu'il faut comprendre cette expression et qu'elle renvoie probablement à une « analogie » entre des logiques (mot français dérivé de la racine grecque logos) de découpages similaires n'ayant rien de numérique. Et c'est bien ce que va montrer la suite de l'analogie, quand Socrate va expliciter ces modes de découpage.
Remarquons par ailleurs que, quelle que soit la « raison », mathématique ou autre, qui doit présider aux découpages, l'expression ana ton auton logon peut être comprise de deux manières : faut-il couper les deux segments selon le même rapport que celui qui a servi à découper la ligne en deux segments dans un premier temps, ou les découper selon le même rapport l'un que l'autre, sans souci de la manière dont a été initialement découpée la ligne en deux segments ? À ce point, la seule chose que l'on peut dire, c'est que, si Socrate a demandé de couper la ligne initiale en deux segments inégaux (lecture anisa), sans préciser dans quel rapport, et que les rapports qu'il a en tête sont des rapports numériques, on ne voit pas trop pourquoi il demanderait maintenant de découper chaque segment selon le même rapport (numérique) que la ligne, qu'il n'a pas pris la peine de définir. Et s'il a indiqué que chaque segment représentait l'un des deux « royaumes », visible pour l'un, intelligible pour l'autre, il n'a pour l'instant rien dit des rapports qui pourraient exister entre « réalités » visible et « réalités » intelligible. Les seuls rapports dont il a fait mention, en disant en 508b12-c2 que le bon avait engendré le soleil analogon à lui, ce sont les rapports (non numériques) « analogues » entre le bon, l'intelligence et ce qui est perçu par elle, d'un côté, le soleil, la vue et ce qui est vu de l'autre.
La seule chose qui est donc sûre à ce point, c'est que les deux segments sont découpés selon le même rapport (numérique ou autre) l'un que l'autre, car l'autre compréhension de la formule ana ton auton logon, « selon le même rapport que celui qui a servi à découper la ligne en deux segments », implique que les deux segments sont découpés selon le même rapport l'un que l'autre (alors que la réciproque n'est pas vraie : ils peuvent être découpés selon le même rapport l'un que l'autre, par exemple un tiers, deux tiers, alors que la ligne a été initialement découpée selon un rapport différent, par exemple un quart, trois quarts). Il faudra donc être attentif au rapport que Socrate va bientôt établir entre les deux sous-segments du visible, car ils pourront nous éclairer pour comprendre le découpage du segment de l'intelligible. Et, avant de supposer que le critère de découpage, sa « raison » (logon), est nécessairement numérique puisque Socrate a pris un exemple à connotation géométrique, il serait prudent de comprendre ana ton auton logon dans le sens faible de « de la même manière », « selon le même principe de découpage », sans préjuger de la nature, numérique ou pas, de ce principe. Et, comme je l'ai déjà dit, la suite va bientôt nous montrer que ce principe n'a rien de numérique. Certes, si l'on veut suivre les indications de Socrate pour dessiner effectivement la ligne qu'il décrit au fur et à mesure qu'il parle, il faudra bien comprendre ana ton auton logon comme indiquant qu'il faut respecter le même rapport de proportionnalité dans les deux découpages en ce qui concerne la taille des sous-segments, mais il faut garder présent à l'esprit que le logon, qui est nécessairement mathématique dans le dessin, c'est-à-dire dans l'image, n'est pas nécessairement mathématique dans ce que veut faire comprendre l'image et ne veut pas nécessairement traduire des rapports entre nombres de réalités dans chaque segment, si tant est que cette notion de « nombre » de réalités ait un sens. (<==)

(11) « Celui de l'espèce vue et celui de celle perçue par l'intelligence » traduit le grec to te tou horômenou genous kai to tou nooumenou, expression qui renvoie au « chacun des deux segments (hekateron to tmèma) » qui a précédé le ana ton auton logon commenté dans la note précédente. C'est ici, et ici seulement, que Socrate confirme à quoi il associe chacun des deux segments du premier découpage. Et il le fait en revenant au terme de genos, qui évoque l'idée de « population ». Mais la manière dont il décrit chacun des deux genè montre qu'en fait, il est bien dans la problématique des modes de perception, pas dans celle des « habitants » de chaque « royaume » en tant que tels, c'est-à-dire considérés « objectivement ». En effet, il ne parle plus d'horaton genos (« genre/espèce visible » et de noèton genos (« genre/espèce intelligible »), mais d'horômenon genos (« genre/espèce vue ») et de nooumenon genos (« genre/espèce perçue par l'intelligence »), remplaçant les adjectifs verbaux par les participes présents passif des mêmes verbes horan (« voir ») et noein (« penser, réfléchir »), et intervertissant l'ordre entre ces deux « genres/espèces » pour commencer par celui du visible, plus facile d'accès pour nous, comme il l'avait fait à la fin de la réplique précédente en parlant des deux eidè (« apparences ») (cf. note 6). Le résultat de cette interversion est que maintenant, le terme genos est explicité pour l'horômenon, le vu, et sous-entendu pour le nooumenon, le pensé, si bien qu'on se retrouve cette fois-ci avec un terme relativement abstrait dans le sens où il est pris ici, genos (« genre/espèce »), explicitement associé à celui des deux ordres qui est du côté du concret, le « visible », et sous-entendu pour le plus abstrait, l'intelligible, là où auparavant, le terme concret topos était explicitement associé au terme qualifiant le plus abstrait des deux ordres, l'intelligible, et sous-entendu pour celui pour lequel il convenait le mieux, le visible. Bref, l'ordre d'énonciation s'est inversé entre visible et intelligible, mais dans les deux cas, Platon parvient à expliciter complètement celle des deux associations de termes qui pose des problèmes pour ne laisser sous-entendue que celle qui semble aller de soi.
Remarquons qu'ici encore, les traducteurs n'aident pas ceux qui n'ont pas accès au texte grec et semblent pour la plupart accorder peu d'importance à ces fluctuations de vocabulaire et ne pas soupçonner qu'elles pourraient avoir une signification précise, car, de toutes les traductions que j'ai consultées, seul Pachet (Folio) en français et Bloom (Basic Books) en anglais reproduisent dans leur traduction les changements de terminologie de l'original en utilisant des mots différents pour traduire noèton et nooumenon d'une part, horaton et horômenon d'autre part (Jowett, en anglais, reste à mi-chemin, en utilisant « intellectual world » pour noèton, et « intelligible » pour nooumenon, mais « visible » aussi bien pour horaton que pour horômenon, ce qui rompt les symétries du texte de Platon). (<==)

(12) « La clarté et l'absence de clarté » traduit le grec saphèneiai kai asapheiai. L'adjectif saphès, dont saphèneia est le substantif et asaphès, dont asapheia est le substantif, l'antonyme, veut dire « clair, manifeste, évident », et par suite, « véritable, sûr ». Le critère de clarté est bien le critère le plus pertinent dans le « royaume » du soleil et de la lumière qu'il répand, que l'on cherche à découper en deux. Mais en introduisant ce critère, Socrate confirme que ce qui le préoccupe, ce n'est pas tant le contenu, le « peuplement » des segments que la perception que nous pouvons avoir de ce qui les peuple, et que le logon (« rapport ») qu'il a en vue pour le découpage des segments ne prend pas le chemin d'être un rapport numérique. Et cette impression est renforcée par le fait que les mots grecs que j'ai traduits par « tu auras » sont soi estai, mot à mot « sera pour toi », manière d'impliquer encore un peu plus Glaucon dans le découpage et de faire intervenir sa propre perception. Par ailleurs, la clarté plus ou moins grande d'un objet n'est pas une propriété intrinsèque de cet objet, mais dépend de l'éclairage sous lequel on le regarde. Et enfin, le degré de clarté varie de manière continue, tout comme la lumière, et ne constitue pas à lui seul un moyen de diviser de manière claire et incontestable l'ensemble du visible. Il va donc falloir que Socrate introduise un autre critère, plus discriminant, pour effectuer son découpage.
Remarquons encore que la clause « en fonction de la clarté et de l'absence de clarté des uns par rapport aux autres » intervient, dans le grec comme dans ma traduction, avant que Socrate ajoute, en complément du « tu auras » qui précédait, « d'une part dans le vu » (en men tôi horômenôi), ce qui laisse entendre que le critère de clarté (saphèneia) n'est pas réservé au seul segment du visible et interviendra aussi dans le découpage du segment de l'intelligible. Et de fait, le mot peut s'utiliser de manière analogique (analogon) à propos de raisonnements, de pensées, bref de perceptions dans le registre de l'intelligible. (<==)

(13) « Images » traduit le grec eikones, pluriel de eikôn, substantif du verbe défectif eoika, qui veut dire « être semblable, ressembler à », et aussi « paraître, avoir l'air, convenir », et dont le participe utilisé comme adjectif, eikôs, peut aussi bien vouloir dire « semblable » que « convenable » ou encore « vraisemblable » (tout le discours de Timée dans le Timée est qualifié par lui au début d'eikota muthon, de « mythe vraisemblable », Timée, 29d2). Mais, au-delà du mot choisi pour traduire eikôn, et même du mot grec retenu par Platon, c'est par les exemples qui suivent qu'il faut chercher à comprendre ce qu'il a dans l'esprit en parlant d'eikones avant que de spéculer sur ce que pourrait inspirer une préconception du sens d'eikôn en grec ou d'« image » en français.
En introduisant ce mot pour décrire le premier sous-segment, Socrate choisit un terme qui implique bien un « rapport » puisque « image » implique « modèle », ou « original », dont l'image est image, et ce rapport d'image à modèle permet effectivement de distinguer deux types de perceptions visuelles. Par contre, le lien entre les concepts d'image et d'original et la plus ou moins grande saphèneiai (« clarté ») des uns par rapports aux autres n'est pas imméditement évidente, surtout tant que Socrate n'a pas précisé ce qu'il met sous le terme d'« image », ce qu'il va s'empresser de faire dans la suite de la réplique. (<==)

(14) « Les ombres » traduit le grec skias, accusatif pluriel de skia, terme qu'on va bientôt retrouver au début de l'allégorie de la caverne, qui suit immédiatement l'analogie de la ligne. « Les reflets » traduit le grec phantasmata, terme générique pour désigner des visions sans consistance, « apparitions, songes, fantômes », ou encore des phénomènes célestes extraordinaires. C'est le mot dont vient le français « fantasme ». Je le traduis ici par « reflets » pour tenir compte de ce qui qualifie la localisation de ces « visions », surface de l'eau ou des corps réfléchissants. On retrouvera aussi ces « reflets », qualifiés alors d'eidôla, mot de signification voisine mais plus proche d'eikones, dans l'allégorie de la caverne, en 516a7. « Tout ce qui est du même ordre » traduit le grec pan to toiouton, mot à mot « tout le tel », au neutre, qui reste délibérément vague.
Or il est justement primordial, pour bien comprendre l'analogie de la ligne et le logon qui préside au découpage de chacun des deux segments (voir note 10 ci-dessus), de bien délimiter le type d'eikonôn, d'« images », qu'a ici en vue Socrate. On constate en effet que les exemples d'images que donne Socrate ne renvoient qu'à une catégorie très particulière d'« images », dont il est nécessaire de bien préciser la spécificité. On y trouve en premier les ombres, que la plupart des gens hésiteraient à appeler des « images », et par contre on n'y trouve pas les « images » fabriquées par l'homme que sont les peintures et les sculptures (« images » en trois dimensions). Finalement, ce qu'il y a de commun entre les deux catégories d'eikonôn données en exemple par Socrate, et qui justement les distingue de ce qui viendrait plus naturellement à l'esprit comme exemples d'« images », des tableaux peints par l'homme (ou pour nous aujourd'hui des photographies), c'est :
- de se produire naturellement, sans intervention de l'homme sinon, pour une partie d'entre elles, pour apprêter les supports (miroirs, surfaces polies, etc.) sur lesquelles elles apparaîtront ;
- d'être des représentations sans consistence propre d'autre chose qui existe ailleurs que là où l'on croit le voir (ce qui n'est pas toujours le cas pour une image fabriquée par l'homme comme une peinture ou une sculpture, qui peut être une œuvre d'imagination) qui n'existent en tant qu'images qu'autant qu'un support approprié est présent dans des conditions adéquates pour leur permettre de se former et que ce qu'elles représentent de manière plus ou moins précise est présent aussi dans une situation qui convient par rapport au support sur lequel elles se forment ;
- de ne pas être attachées au support sur lequel elles sont visibles : si je déplace la table sur laquelle se projette mon ombre, l'ombre ne se déplace pas avec la table, et si j'ôte le miroir dans lequel je me regarde, mon image ne reste pas sur le miroir ; et le reflet d'un paysage sur la surface d'un lac n'est visible que de certains points, pas de n'importe où, et n'est pas le même selon l'endroit d'où on l'observe ;
- de ne pas être figées une fois pour toutes, mais bel et bien « mouvantes », « animées », puisqu'elles évoluent au fil des déplacements de ce qu'elles représentent, du support sur lequel elles se produisent et/ou de celui qui les voit ;
au contraire d'un tableau ou d'une statue, qui eux, une fois achevés, sont des objets matériels à part entière (une toile, une planche, un mur, une poterie recouverts de peinture ou d'enduits de couleurs différentes donnant l'apparence figée une fois pour toutes de ce qu'il n'est pas, ou un bloc de pierre, de bois, de bronze ou de terre auquel on a donné une forme immuable qui évoque quelque chose d'autre), ayant une consistence propre et conservant la même apparence au fil du temps, qu'il y ait ou pas des spectateurs pour les voir, et qui, à ce titre, entrent dans la catégorie de ce que Socrate appellera « l'espèce entière de ce qui se fabrique (to skeuaston holon genos) » (510a6) dans la description du second segment. L'image peinte, ou de nos jours la photographie, fige de manière définitive son sujet et devient un objet que l'on peut déplacer sans que change ce qu'il donne à voir en tant qu'image, et qui montre la même chose lorsque l'observateur se déplace par rapport à lui (et on pourrait en dire autant de nos jours d'un film qui, même s'il montre des images animées et restitue le mouvement, est un objet fabriqué qui reproduit toujours à l'identique une séquence de vie qui a été enregistrée une fois pour toute, même si c'est à travers des processus complexes dans le cas d'images digitalisées, qui font qu'il n'est pas possible à l'œil de se rendre compte directement que l'objet fabriqué (le support d'enregistrement : CD, DVD, clé USB, disque dur, etc.) contient en fait des « images ». Et même si le tableau ou la photo est un portrait de l'observateur, ce portrait, une fois fini, au contraire du reflet dans la glace, ne change plus lorsque l'observateur se déplace, change de position ou de tenue, etc. En d'autres termes, aucun lien ne subsiste entre une telle image (tableau, sculpture, photo, ou même film animé) et la réalité qu'elle représente, alors qu'une ombre ou un reflet conserve, aussi longtemps qu'elle reste visible, un lien direct avec ce dont elle est ombre ou reflet et en reproduit « en temps réel » les moindres mouvements.
Toutes les sortes d'images qui intéressent ici Socrate ont donc pour caractéristique commune de nous montrer sans intervention humaine, de manière plus ou moins précise (très vague lorsqu'il s'agit d'une ombre, très précise lorsqu'il s'agit du reflet d'un paysage sur la surface parfaitement immobile d'un lac), quelque chose qui n'est pas là où l'on croit le voir, c'est-à-dire de constituer des instances où la vue est trompeuse, ce qui n'est pas le cas pour une image fabriquée par l'homme, peinture ou sculpture, dont on voit vite, ne serait-ce qu'à son caractère immuable et figé, qu'elle constitue un objet fabriqué. On pourrait presque appeler cette catégorie d'eikonôn des « abstractions visibles » : elles reproduisent, en un point où en fait il y a autre chose que ce que l'on croit y voir (l'eau du lac sur lequel se forme le reflet, ce qui se trouve derrière le miroir sur lequel se forme l'image, la matière, terre du sol, plâtre du mur, etc. dont est faite la surface sur laquelle se projette l'ombre, etc.), l'apparence extérieure (sens premier de eidos) et les mouvements éventuels de quelque chose de bien réel et tangible qui est ailleurs. Elles sont en quelque sorte des eidè, au sens premier du mot, dissociées de ce dont elles sont eidè, des eidè, des « apparences » à l'état pur, localisables par la vue, mais impalpables.
On peut d'ailleurs se demander comment l'homme qui voit ces sortes d'images est capable de faire la différence entre l'original et son reflet : est-ce l'œil lui-même qui donne cette différence dans les taches de couleur qu'il perçoit ? Est-ce l'œil qui perçoit seul la différence de « consistance » entre un objet et son reflet dans l'eau ou son ombre ? Bien sûr que non, et on a là une preuve parmi d'autres de ce que, comme je le disais déjà à la note 6, cette apparente immédiateté du visible qui nous fait lui accorder une telle confiance pour appréhender le « réel » n'est en fin de compte que le résultat d'un processus intellectuel qui nous est devenu inconscient avec l'âge et qui implique bien plus que les seules données de la vue proprement dite. Et si c'est la saphèneia qui doit nous permettre de faire cette distinction, c'est à l'évidence que ce que met Socrate sous ce terme n'est pas la simple intensité lumineuse associée à l'image, car certaines images peuvent être plus lumineuses que certains objets vus directement, de nuit par exemple. Et d'ailleurs, que la saphèneia qu'avait en vue Socrate ne soit pas la luminosité au sens propre n'est pas surprenant puisque nous avons vu dans la note 12 qu'il prévoyait que ce critère joue aussi pour le découpage du segment de l'intelligible.
Pour revenir à nos images, il ne fait pas de doute qu'elles font partie des « phénomènes » visibles, et pourtant elles n'ont aucune matérialité propre et n'existent qu'en référence à autre chose dont elles sont image ou ombre. Elles ne sont en fin de compte qu'une manière de voir indirectement quelque chose que l'on peut en général aussi voir directement (je dis « en général » car il y a au moins un cas où l'observateur ne peut pas voir directement ce qu'il peut voir dans un reflet, c'est le cas de son propre visage, et plus généralement de certaines parties de son propre corps, comme son dos, qui, visibles par d'autres en vue directe, ne le sont à lui-même que par réflexion). Il ne s'agit donc pas à proprement parler d'une catégorie d'« objets » à part entière qui seraient distincts des objets que Socrate va mettre ensuite dans le second sous-segment du visible, mais bien finalement d'une manière différente de percevoir les mêmes objets, non plus en vue directe, mais en vue indirecte : je vois bien quelque chose qui existe dans le monde qui m'entoure (et ce peut d'ailleurs être moi-même), mais je le vois ailleurs que là où il est et indirectement, à l'aide d'un processus de reproduction qui peut en altérer l'apparence jusqu'au point, dans le cas des ombres, de n'en donner à voir qu'une silhouette n'en reproduisant que les contours, éventuellement déformés par les irrégularités de la surface sur laquelle se projette l'ombre. Ceci confirme que Socrate n'est pas en train de chercher à séparer deux « populations » dans le « royaume » du soleil, mais bien à investiguer les différentes manières dont nous sommes susceptibles de voir une unique « population », et que la question n'est pas de savoir combien il y a d'« éléments » dans chaque segment, mais ce qui fait la différence entre les deux manières de les voir, ce qui ote définitivement tout intérêt à la question de la taille des segments et des valeurs numériques des « rapports » (logoi) qui pourraient en résulter et devraient se retrouver identiques des deux côtés, visible et intelligible. On voit aussi se préciser en quel sens Socrate peut parler de saphèneia. Nous avons vu à la note 12 que, parmi les sens de saphès, dont dérive saphèneia, il y a « manifeste » ou «  évident » : ce qui est moins « manifeste » quand je regarde une image plutôt que son modèle, c'est, le plus souvent, la présence effective de ce que je crois voir là où je le vois, ou plutôt justement, là où je vois son image ; en fait, dès que j'ai pris conscience de ce que ce n'est qu'une image, il devient même évident qu'il n'y a rien de tangible de ce que je crois voir là où je le vois. La « clarté » qui est en cause n'est pas la luminosité perceptible par l'œil du phénomène lumineux qui le frappe, mais la plus ou moins grande certitude que l'esprit qui traite ces perceptions visibles peut avoir de la réalité de ce qu'il perçoit, ce qui explique que, comme je le disais à la fin de la note 12, ce critère de saphèneiai est pertinent pour Socrate aussi bien pour le visible que pour l'intelligible. Et, dans la perspective de cette transpositon, il est intéressant de remarquer que ce par quoi Socrate commence son examen du visible, c'est par des situations où l'on voit quelque chose qui n'a aucune matérialité, qu'on ne peut toucher.
On pourra aussi rapprocher cette présentation du contenu du premier sous-segment du visible de République X, 596c4-e4, où, dans le cadre d'une réflexion sur l'imitation (mimèsis) qui va conduire à la distinction par Socrate de trois eidè de « couches/lits (klinai) », il évoque l'idée d'un artisan capable de tout faire, y compris lui-même, le ciel, la terre et les enfers (en utilisant un vocabulaire assez proche de celui qu'il va utiliser ici pour décrire le second sous-segment du visible) et suggère à Glaucon qu'il peut être cet artisan en prenant un miroir et en le tournant en tous sens, ce qui conduit Glacon à la distinction entre onta (« étants ») et phainomena (« présentés à la vue »), distinction dans laquelle les onta (« les étants ») sont les réalités matérielles visibles et tangibles. (<==)

(15) « Tu comprends bien » traduit le grec katanoeis, du verbe katanoein, qui ajoute à noein, « concevoir, comprendre » (l'activité du nous), une notion de complétude introduite par le préfixe kata-, que je rends par le « bien » final. (<==)

(16) « Ressemble » traduit le grec eoiken, forme du verbe dont vient eikôn (« image »). Le second segment fournit leurs modèles aux images qui peuplent le premier segment, ce qui ne veut pas dire que tout ce qui peuple le second segment a une ou plusieurs images dans le premier segment, mais que toute image du premier segment à son original dans le second segment. (<==)

(17) La description du second segment par Socrate est ce qui ressemble le plus, dans toute l'analogie de la ligne, au recensement d'une « population ». Et c'est sans doute ce qui a pu tromper les commentateurs en leur faisant croire que la description des autres segments devait aussi se faire en termes de « population », leur faisant perdre de vue à la fois que Socrate cherchait à inventorier, non pas les différentes réalités qui s'offrent à notre appréhension, mais les différents modes de perception par nous de ces réalités (ce qui, comme on le verra, est pourtant parfaitement clair dans la conclusion de l'analogie, lorsque Socrate associera à chaque segment un pathèma, c'est-à-dire une « affection » (au sens de quelque chose que l'on subit) suscitée en nous par des réalités extérieures ; cf. note 74), et qu'il s'intéressait plus spécifiquement aux rapports entre ces modes de perception dans chacun des deux « royaumes » qu'il a identifés auparavant, celui du soleil, le visible, et celui du bon, l'intelligible. L'inventaire qu'il fait ici n'est rien d'autre que l'inventaire (partiel, comme on le verra plus loin dans cette note) de ce qui constitue notre environnement et sollicite notre esprit à travers la vue, c'est-à-dire de ce qui est à la portée de tous, quelque soit son niveau de réflexion. Et c'est en même temps ce qui est suceptible de servir de modèle à ces images visibles naturelles dont il a été question à propos du premier segment. C'est en des termes très voisins qu'il décrira, dans l'allégorie de la caverne qui va suivre, ce qui produit les ombres que voient les prisonniers enchaînés (514c8-515a1).
Quelques remarques maintenant sur le vocabulaire de cette réplique.
« Les êtres vivants » traduit ta zôia, substantif du verbe zèn, « vivre » au sens le plus général, dont vient en français le préfixe « zoo- » qu'on trouve dans des mots comme « zoologie », l'étude des être vivants.
« Ce qui se plante » traduit to phuteuton, adjectif verbal du verbe phuteuein, « planter », dérivé de phuein, « croître, pousser » (dont vient phusis, la « nature »), via le nom phuton, servant à désigner tout ce qui pousse, et en particulier les végétaux (dont vient le préfixe français phyto- qui entre dans la composition de nombreux mots savants désignant des choses en rapport avec les plantes).
« L'espèce entière de ce qui se fabrique » traduit le grec to skeuaston holon genos. Skeuaston est l'adjectif verbal du verbe skeuazein, « préparer, apprêter » (des accessoires, des plats cuisinés, des remèdes), ou encore « appareiller, équiper, habiller », verbe dérivé du mot skeuè, qui signifie « appareil », plutôt dans le sens de « vêtement » (sens que le mot « appareil » avait en français jadis, comme par exemple dans ce vers du Britannicus de Racine, « belle, sans ornements, dans le simple appareil / d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil »), « harnachement, équipement d'un soldat », lui-même dérivé de skeuos, qui, lui, peut désigner tout objet d'équipement, meuble, outil, instrument, arme, etc., et dont le sens est suffisamment général pour que Protagoras, selon Aristote (cf. Rhétorique, III, 1407b6-8), l'ait utilisé dans un sens grammatical pour désigner le genre du neutre, à côté du masculin (arrèn) et du féminin (thèlus). Le skeuaston, c'est, d'une manière générale, l'« artificiel », le « fabriqué », par opposition au « naturel », à ce qui « pousse » tout seul.
La traduction des adjectifs verbaux phuteuton et skeuaston par « (ce) qui se plante » et « (ce) qui se fabrique » (« ce » traduisant le to, article défini issu d'un ancien démonstratif, qui précède et substantive l'adjectif verbal) permet de ne pas avoir à choisir entre « planté », sens donné par les dictionnaires, et « plantable », sens usuel des adjectifs verbaux, pour l'un, « fabriqué », là encore sens donné par les dictionnaires, et « fabricable », pour l'autre : « ce qui se plante/fabrique » ne préjuge pas du fait que ça a été effectivement planté/fabriqué, ou qu'on fait allusion à une simple possibilité : « ce qui peut se planter/fabriquer ». Sur le même modèle, on aurait pu traduire horaton par « (ce) qui se voit » et noèton par « (ce) qui se pense » ou « (ce) qui se comprend ».
Il est intéressant de noter que, lorsque Socrate décrit le genos qui « peuple » le second segment, alors qu'il mentionne tout le vivant animal et végétal d'une part, tout l'artificiel fabriqué d'autre part, c'est au second, l'artificiel, et à lui seul, qu'il associe explicitement le mot genos, alors qu'on l'aurait plutôt attendu associé au vivant, puisque le sens premier de ce mot est « naissance » (cf. note 3). Une fois encore, pour un mot qu'il prend dans un sens élargi, le Socrate de Platon s'arrange pour qu'il soit associé à ce avec quoi on l'attend le moins.
Remarquons, dans la continuité de ce que je disais à la note 14, qu'en prenant la peine de préciser qu'il a en vue « l'espèce entière (holon) de ce qui se fabrique », Socrate nous invite à y inclure les tableaux peints et les statues, qui sont bien aussi des objets fabriqués, et même, comme la suite va le montrer, les figures que les géomètres « façonnent et dessinent, et dont il y a des ombres et des images sur les eaux » (cf. 510e1-3). Et c'est sans doute en raison justement du caractère ambigu de ces objets, à la fois « images (eikones) » et objets fabriqués ayant donc une certaine matérialité et susceptibles d'être touchés, que Socrate les a exclus de sa liste d'images du premier sous-segment et ne s'intéresse qu'aux images d'origine purement naturelle, qui ne sont que cela, sans aucune matérialité, mais en même temps « vivantes », en ce qu'elles reproduisent les mouvements de ce dont elles sont images. Dans un contexte différents, où Socrate s'intéressera plus aux producteurs des différentes sortes d'images, celui de la discussion sur les trois sortes de lits, au début du livre X (cf. République, X, 596b-597e, traduit dans la page intitulée « Les trois couches (lits) »), où le problème sera de préciser ce que signifie « imitation (mimèsis) », il mettra en avant les images de lits produites par les hommes, et plus spécifiquement les peintres, et non plus les images se produisant naturellement, sans intervention humaine. Ici par contre, il inclut avec les reflets une catégorie d'images susceptibles de présenter le minimum de différences visuelles avec leur modèle pour mieux mettre le doigt sur le caractère potentiellement trompeur de certaines images, surtout justement quand ce ne sont pas les hommes qui les produisent, et relativiser ainsi la confiance que l'on peut avoir dans la vue. C'est qu'ici, Socrate est concerné par deux modes d'appréhension par l'homme d'une même réalité visible, l'une directe, l'autre indirecte, alors que, lorsqu'il parlera du lit, il cherchera à distinguer deux modes de reproduction par l'homme d'une même idea (cf. 596b3, b7, b9) unique dont il attribue la paternité à « un dieu (theon) » (597b6), l'une qui conserve la finalité fonctionnelle impliquée par cette idea (permettre de s'étendre dessus), l'autre qui n'en reproduit qu'une possible apparence externe dans un objet néanmoins fabriqué par l'homme, mais inapte à la fonction de lit.
En ce qui concerne ces images fabriquées, tableaux et statues, en tant qu'images, Socrate ne les exclut sans doute pas de la catégorie des images qu'il positionne dans le premier segment, puisqu'il termine sa liste d'images dans la description du premier segment par une formule (kai pan to toiouton, « et tout ce qui est du même ordre ») qui laisse la porte ouverte à d'autres types d'images que les ombres et les reflets. Mais, si elles ne l'intéressent pas ici, c'est parce que ce sont celles qui mettent le moins en évidence ce qui l'intéresse ici, le caractère potentiellement trompeur des images et la nature purement immatérielle de certaines d'entre elles, qui restent pourtant visibles.
Le logos qui préside au découpage du segment du visible est donc le rapport (non numérique) qui existe entre une image et ce dont elle est image, tout particulièrement dans le cas où l'image n'est pas une production humaine mais le résultat d'un phénomène naturel, et il distingue, non pas deux catégories de « réalités » dans le cadre d'une partition du visible où chaque élément visible serait d'un côté ou de l'autre, mais deux manières de percevoir le visible qui nous entoure, directement ou indirectement à travers une « image ». C'est donc ce rapport d'image à original qui devra nous guider pour chercher à comprendre le découpage de l'intelligible ana ton auton logon (« selon la même raison/le mêm rapport »).
Si maintenant nous nous intéressons, au-delà du vocabulaire, à l'inventaire que le Socrate de Platon fait de ce qui peuple ce second segment et sert d'originaux aux images du premier segment, il doit nous interpeler autant par ce qu'il ne contient pas que par ce qu'il contient. En effet, les trois catégories qu'il liste ici, le vivant animal, le végétal et le fabriqué, c'est-à-dire le produit de l'activité créatrice de l'homme, qu'on peut ramener à deux en groupant le végétal et l'animal sous l'appellation commune de « vivant » au sens large, englobant tout ce qui « croît » (phuein en grec) sous l'effet de sa propre « nature » et constitue donc la phusis au sens original du terme (et non pas au sens plus large que nous donnons aujourd'hui au mot « nature », qui en est la traduction usuelle), ne couvre pas tout ce que nous nous attendrions à trouver dans une description de l'ordre visible : il y manque tout ce que nous appelerions de nos jours l'ordre minéral (roches, pierres, terre, etc.) et plus généralement tout ce qui constitue le cadre dans lequel croissent animaux et végétaux et sont fabriqués les produits de l'art humain : sol, plaines, montagnes, lacs, rivières, mers, etc. Or cette omission peut nous aider à comprendre ce que Socrate met derrière le mot eidos (« apparence »), car il n'est pas difficile de voir que ce qu'il retient dans ce second segment, c'est seulement ce dont l'unité apparente (celle de son « apparence ») résulte d'un principe organisationnel qui n'est pas perceptible par la vue ou par les autres sens, mais suppose un effort de réflexion de l'intelligence pour être découvert. Dans les êtres vivants, ce principe, c'est justement le principe vital qui détermine la manière dont chaque être vivant va « pousser », « croître », phuein, c'est-à-dire sa phusis, sa « nature », et dans les objets fabriqués par l'homme, c'est l'intention, la finalité, qui a présidé au travail de l'artisan qui a fabriqué l'objet considéré. Et ce qui caractérise les principes organisationnels qui intéressent ici Socrate, c'est qu'ils ne permettent pas de faire n'importe quoi avec ce qu'ils organisent : si je prends un caillou, dont l'unité est percetible par la vue et le toucher et que je le casse en deux, j'aurai deux cailloux, certes différents du caillou de départ, mais qui seront autant des cailloux que le caillou que j'ai cassé ; même chose si je scie un morceau de bois mort pour en faire deux morceaux de bois là où j'en avais un au départ, deux morceaux de bois qui, à la taille près, seront tout autant des morceaux de bois, des bûches ou des poutres, que le morceau que j'ai scié. Au contraire, si je prends un chien et que je le coupe en deux, je n'aurai pas au terme de l'opération deux chiens, mais au mieux un chien encore vivant mais amputé d'un membre ou d'une partie non vitale de lui-même et un morceau de chair morte, au pire deux morceaux de chairs mortes sanguinolentes et plus de chien du tout ; de même, si je coupe un arbre, j'aurai d'un côté une souche qui pourra ou pas repartir et recommencer à produire des branches et des feuilles, et de l'autre un amas de bois et de feuilles qui ne tarderont pas à se dessécher, mais certainement pas deux arbres ; et si je scie un lit en deux, je n'aurai pas après cette opération deux lits (sauf cas particuliers faisant intervenir l'« art » de l'intervenant par rapport aux spécificités du lit de départ, ce qui peut s'assimiler à une nouvelle création, par exemple pour transformer un lit double en deux lits simples), mais deux amas de matériaux de construction incapables en l'état de servir de lits. En fait, on est là au cœur de la distinction entre « matière » et « forme », et l'exemple de l'arbre est particulièrement éclairant pour nous aider à comprendre comment le mot grec hulè (« bois », et plus spécifiquement « bois de construction », par opposition à dendron, qui signife, lui, « arbre planté, poussant et portant des fruits ») a pu en venir à signifier « matière » au sens philosophique le plus général en passant par le sens de « matériau de construction » de quelque sorte que ce soit : le bois d'un arbre est en effet, de tout ce qui constitue la « matière » des êtres vivants, ce qui subit le moins de transformations dans son aspect visible en passant de l'état « vivant » (le tronc de l'arbre planté qui continue à pousser, à phuein) à l'état « mort » (le tronc de l'arbre abattu que l'on fait sécher pour pouvoir plus tard le débiter en planches ou en madriers) ; on peut donc penser que c'est en lui qu'on saisit au plus près par la vue ce qui constitue la « matière » des êtres vivants, réutilisable pour les construction de l'homme (les autres matériaux utilisés par l'homme dans ses « fabrications » (ta skeuasta), minéraux ou métaux, n'existent dans la nature que dans cet état de « matière », jamais dans l'état de « vivant », du moins pas de manière visible où c'est eux qui donneraient sa forme au vivant dont ils sont un des composants.
L'eidos, l'« apparence », qui intéresse le Socrate de Platon, c'est donc cette « forme » visible qui suggère un principe d'organisation de la « matière » brute vue par l'œil et perceptible au toucher que seule l'intelligence peut appréhender derrière les données brutes des sens produites par cette matière. Et cet eidos peut s'analyser dans deux directions opposées : si l'on en reste à l'apparence visible, l'eidos auquel on arrive se limite à une « forme » plus ou moins complexe que l'on peut essayer d'analyser en termes de schèma, de « figure » (sur ce mot, qui apparaîtra plus loin dans l'analogie, voir la note 7 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon), en la ramenant à des schèmata élémentaires comme le triangle, le cercle et le carré (ou plus élémentaire encore, la ligne, qui sert de support à l'analogie qu'est en train de développer Socrate, justement parce qu'elle est la plus élémentaire des eidè, et donc celle qui risque le moins de contaminer ce dont il parle), et on se retrouve du côté de la géométrie, cherchant à mettre en équations les courbes plus ou moins complexes qui constituent les contours de ce à quoi on s'intéresse (la seule chose qui en est conservée dans les ombres), et éventuellement les volumes qui le constituent, une fois qu'on a pris conscience (par l'intelligence) du fait que, contrairement à ce que pourrait nous laisser croire la seule vue, cet objet de notre attention n'est pas bidimensionnel, mais tridimensionnel ; dans cette perspective, il n'y a, au bout du compte, pas de différence entre vivant et fabriqué d'une part, matière brute d'autre part, entre le tronc de l'arbre sur pied et le même tronc séchant à la scierie, ou plus globalement, entre une tortue et un galet sur la plage, puisque l'un comme l'autre se prête à une analyse de sa « forme » visible qui peut conduire à des figures similaires. C'est cette piste qui conduit, poussée à la limite, à une modélisation/mythologisation de la matière à partir de triangles élémentaires dans le Timée et à toutes les modélisations plux complexes sous formes d'équations qui ont cours de nos jours. Si par contre on s'intéresse à ce qui, derrière l'apparence visible, à côté du schèma que détecte l'intelligence dans les données que lui fournit la vue, confère son unité, sa spécificité et sa relative permanence à ce qui est à la source de notre perception, on arrive par le raisonnement, par le logos, à percevoir un eidos, une « apparence », d'ordre exclusivement intelligible qui traduit pour nous l'idea (« idée ») qui exprime les principes d'organisation de ce vivant ou de cette construction humaine. Et c'est cette idea intelligible, bien plus que le seul schèma visible, qui nous permettra de classer toutes nos perceptions selon les eidè (« espèces ») en lesquelles elles peuvent se regrouper (un arbre n'est pas un cheval, et un cheval n'est pas un homme, ni un chariot), lorsque nous aurons compris que ce n'est pas la seule « forme »/schèma, reproductible à s'y tromper dans le marbre ou le bronze par un Dédale ou quelque autre sculpteur de talent, qui fait le cheval ou l'homme, mais autre chose qui « anime » cette « forme » et la matière dont elle est faite, pas plus que ce n'est une « forme »/schèma particulière qui fait d'un assemblage de morceaux de bois un lit, puisqu'il y a une infinité de manières différentes d'assembler des matériaux divers pour en faire un lit.
Ce que nous montre cet inventaire, c'est que ce qui intéresse ici Socrate au premier chef, ce sont les réalités que l'on va pouvoir appréhender aux quatre niveaux représentés par les quatre segments, c'est-à-dire des réalités perceptibles par les sens, mais dont la matérialité sensible recouvre une idea purement intelligible qui en fournit le principe d'intelligibilité. Et non pas une idea purement conjoncturelle qui lui appartiendrait par instants comme un attribut, comme le fait d'être belle, ou juste, ou grande, mais une idea qui en est indissociable, qui dévoile sa nature propre, comme d'être un homme ou un cheval ou un chêne ou une statue d'Athéna. Et c'est bien ce que va confirmer l'allégorie de la caverne en prenant comme exemple privilégié tout au long de la progression du prisonnier libéré les hommes. Certes, ce qu'on appréhende à chaque niveau n'est pas la même chose : l'ombre n'est pas la statue d'homme dont elle est ombre, et la statue n'est pas plus l'homme (l'âme) dont elle est le « corps » que le reflet de cet homme/âme dans l'eau d'un lac hors de la caverne, mais derrière ces différentes « apparences » (eidè) se cache la même réalité ultime : Socrate, ou Platon, ou vous ou moi. Et toutes sont en relation d'image à original les unes par rapport aux autres : l'ombre par rapport à la statue, la statue ou le reflet par rapport à l'homme hors de la caverne.
Et c'est précisément parce que ces réalités peuvent nous faire « sortir de la caverne » que ce sont elles principalement qui intéressent le Socrate de Platon.Les hommes commencent à réfléchir à partir des données de leurs sens, et principalement de la vue. C'est donc à partir de cela qu'il faut les faire progresser. Non pas que les autres réalités, comme un caillou, un tas de sable ou une montagne n'aient pas de « forme », de schèma, d'apparence (eidos), mais parce que leur schèma est purement conjoncturel et ne découle pas d'un principe d'intelligibilité qui leur est intrinsèque. La cause de la forme conique d'un tas de sable résulte de lois physiques qu'il est possible de découvrir, mais pas de principes propres aux grains de sable qui le constituent, qui ont été « assemblés » par hasard et pourraient aussi bien, sous l'action de forces externes, prendre la forme d'une plage ou d'une dune. Ces lois ne nous apprendraient donc pas grand chose d'important sur nous, sujet principal de notre recherche, alors que comprendre ce qui fait la différence entre un cheval et un homme nous apprend quelque chose sur l'animal que nous sommes et comprendre pourquoi un lit est construit comme il l'est nous aide à créer un environnement approprié pour y vivre « bien ». Dit dans le langage de l'allégorie de la caverne, Socrate n'a que faire de l'ombre du mur derrière lequel marchent les porteurs de statues d'hommes, d'animaux ou d'objets fabriqués et du mur qui la projette ; ce qui l'intéresse, ce sont les ombres des statues dépassant du mur et ces statues, surtout si elles nous incitent à aller voir ce qui se passe hors de la caverne. (<==)

(18) Pour la traduction de doxaston et gnôston par « opinable/opiné » et « connaissable/connu » respectivement, du fait de la multiplicité des sens, actifs et passifs, que peuvent prendre en grec les adjectifs verbaux en -ton, voir les notes 32, 36 et 62 à ma traduction de République, V, 475c6-480a13. Ces deux nouveaux adjectifs verbaux viennent s'ajouter à une liste de termes semblables utilisés dans les répliques précédentes qui inclue déjà noèton (« intelligible »), horaton (« visible »), phuteuton (« ce qui se plante ») et skeuaston (« ce qui se fabrique »). Le fait que, par rapport à noèton et horaton, Socrate utilise aussi noouménon (« pensé ») et horômenon (« vu ») pour le sens passif milite pour la traduction par les mots en -able/-ible des adjectifs verbaux, ce qui conduirait à traduire phuteuton par « plantable » et skeuaston par « fabricable ». Malheureusement, les dictionnaires ne donnent pas ces sens-là pour ces deux mots, mais seulement les sens passif de « planté » et « artificiel, fabriqué » respectivement. Il en résulte que nous ne sommes pas plus avancés pour savoir si doxaston doit être traduit par « opinable » ou par « opiné » et gnôston par « connaissable » ou par « connu ». Et l'option que j'ai retenue pour traduire phuteuton et skeuaston par « (ce) qui se plante/fabrique » (cf. note précédente) est peu adaptée ici, sauf à passer par des périphrases comme « (ce) qu'on apprend à connaître » et « (ce) qui s'exprime en tant qu'opinion ». (<==)

(19) « C'est divisé par rapport à la vérité ou pas : comme l'opinable/opiné par rapport au connaissable/connu, ainsi ce qui a été rendu semblable par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable » traduit le grec auto dièirèsthai alètheiai te kai mè, hôs to doxaston pros to gnôston, houtô to homoiôthen pros to hôi hômoiôthè en respectant la concision du texte original.
Socrate cherche à montrer ici que le découpage du segment du visible est fait selon le même logon (« rapport/raison ») que le découpage entre visible et intelligible (logon qui, on le voit, n'a donc rien de mathématique), levant ainsi l'indétermination que j'avais signalée en note 10 sur les deux manières dont on pouvait comprendre ana ton auton logon : selon le même logon l'un que l'autre ou selon le même logon que le premier découpage en visible et intelligible, le second impliquant le premier, mais pas le contraire : si l'on admet ce qu'il suggère ici, il faut comprendre l'expression selon la seconde compréhension, qui implique la première. Il introduit pour établir cette analogie dans les principes de découpage le critère de vérité (alètheia) et s'appuie sur la distinction qu'il avait faite entre connaissance et opinion en 508d4-9, lorsque, dans l'analogie du bon et du soleil, il avait dit : « Eh bien donc, le [cas] de l'âme aussi, conçois[-le] ainsi : chaque fois que ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est, [c'est] sur cela [qu']elle s'appuie, elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître cela même et se montre [comme] ayant de l'intelligence, alors que chaque fois que [c'est] sur ce qui se dilue dans l'obscurité, ce qui devient et se perd, elle se forme des opinions et voit faiblement, [cela] retournant ces opinions dans tous les sens, et elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence ». Dans cette phrase, « elle apprend à connaître » traduit egnô, aoriste de gignôskein (« apprendre à connaître » ou « reconnaître » au terme d'un apprentissage), dont dérive l'adjectif verbal gnôston utilisé ici par Socrate, et « elle se forme des opinions » traduit doxazei, présent du verbe doxazein (« avoir, exprimer une opinion »), dont dérive l'adjectif verbal doxaston couplé ici à gnôston par Socrate. Et le contexte de cette réplique (cf. notes 86 et 94 à ma traduction de l'analogie du bon et du soleil) montre que la vérité (alètheia) est assimilée à la « lumière » produite par l'idée du bon (hè tou agathou idea). Il déduit de tout cela qu'il y a une moindre vérité, voire pas de vérité du tout, dans une opinion, que l'âme se forme sans avoir recours à la lumière de la vérité diffusée par l'idée du bon, que dans une connaissance, qui, elle, suppose justement que l'âme utilise cette lumière, et il suggère ensuite que la relation entre image et modèle qui vient de servir à découper le segment du visible est analogue, du point de vue du rapport à la vérité, à la relation entre opinion et connaissance : une image n'a pas plus de vérité qu'une opinion, alors que ce dont elle est image est plus « vrai » : comme l'opinion, l'image est bien souvent mouvante et fugace, et en tout cas impalpable, sans consistence, immatérielle, alors que, au moins par rapport à son image, son ombre ou son reflet par exemple, le modèle est stable et pérenne, et en tout cas tangible et matériel, au moins dans le registre visible, seul en cause pour l'instant.
La première chose qu'on peut remarquer, c'est que Socrate avait commencé son découpage en annonçant qu'il fallait le faire selon la saphèneiai kai asapheiai (« clarté et absence de clarté ») des uns par rapport aux autres (509d9), et qu'ici, il semble substituer l'alètheia (« vérité », à partir d'un sens étymologique de « dévoilement ») à la saphèneia (« clarté »). À première vue, on pourrait penser que la clarté est réservée au registre du visible et la vérité au registre de l'intelligible, mais Socrate nous montre ici que ces deux notions voisines peuvent, par extension de leur sens, déborder l'une sur l'autre : comme je l'ai déjà signalé dans la note 12, il introduit la saphèneia (« clarté ») d'une manière qui laisse entendre qu'elle sera pertinente aussi pour le découpage de l'intelligible, et ici, il lui substitue la vérité (alètheia) dans un commentaire portant encore sur le découpage du visible. Dans la mesure où, comme je viens de le rappeler, il a, dans sa mise en parallèle du bon et du soleil, assimilé la vérité dans l'ordre intelligible à la lumière du soleil dans l'ordre visible, on peut penser que la vérité joue le rôle de cause par rapport à la clarté qui en est son effet perceptible.
Sans que Socrate l'ait dit explicitement, cette analogie implique que l'opinion est le lot du visible dans son ensemble et la connaissance le lot de l'intelligible dans son ensemble (et c'est bien ce qu'il confirmera lorsqu'il rappellera l'analogie vers la fin du livre VII, en 533e7-534a8). Et de fait, ce que nous dit Socrate dans la réplique citée au début de cette note, c'est que, de même que, pour les yeux cherchant à voir ce qui les entoure, en l'absence de la lumière du soleil, ils ne peuvent que voir faiblement, pour l'âme cherchant à connaître ce qui l'entoure (dont les réalités visibles), si elle s'en tient aux réalités visibles qui naissent et meurent dans un monde matériel en perpétuel devenir, elle ne peut que se former des opinions instables, alors que si elle cherche la « lumière » émanant du bon et s'attache à ce qui n'est pas en perpétuel devenir, à ce qui « est », c'est-à-dire qui est intelligible dans cette lumière, elle peut accéder à la (re)connaissance (voir la note 86 à ma traduction de cette section). En d'autres termes, le doxaston ici renvoie à ce qui naît et meurt, devient et se perd, considéré maintenant comme la « population » du segment du visible, et le gnôston à ce qui est intelligible dans la lumière du bon, c'est-à-dire en vérité, considéré comme la « population » du segment de l'intelligible.
L'analogie suppose, pour fonctionner, c'est-à-dire pour montrer que le découpage du segment du visible a bien été fait ana ton auton logon (« selon la même raison ») que la division entre le segment du visible et celui de l'intelligible, seule identité de rapport que Socrate est en mesure de pointer pour l'instant, puisqu'il n'a pas encore découpé le segment de l'intelligible, que l'on perçoive à la fois le caractère de moindre « vérité » d'une opinion par rapport à une connaissance, supposé par Socrate plus facile à percevoir que son caractère de moindre clarté, car on peut énoncer une opinion, même fausse, de manière péremptoire et apparemment argumentée qui lui donne un air d'évidence (l'un des sens de saphèneia), et le caractère de moinde vérité d'une image par rapport à ce dont elle est image, là encore supposé plus facile à percevoir que son caractère de moindre clarté, car certains reflets peuvent être presque aussi clairs que leurs originaux, et certains originaux vus en lumière faible moins clairs que certains reflets en plein jour. Mais même le caractère de moindre vérité des opinions n'est pas évident à saisir, puisque nous savons depuis le Ménon en particulier que la vérité n'est pas l’apanage de la connaissance et qu'une simple opinion peut être vraie : dans la discussion finale du Ménon en effet, Socrate introduit ce qu'il appelle indifféremment « opinion droite » (orthè doxa ; 97b5, c4, c9, d2, etc.) ou « opinion vraie » (alèthès doxa ; 97b9, c2, e6, etc.) et montre que, du point de vue du résultat de l'action, l'opinion droite/vraie aboutit au même résultat que le savoir (epistèmè). Celui dont c'est l'opinion ne « voit » pas la vérité de cette opinion en ce sens qu'il n'est pas capable de démontrer cette vérité, c'est-à-dire le lien avec le bon, mais cela n'empêche pas cette opinion d'être objectivement vraie et de pouvoir le conduire au bon, pourvu qu'il n'en change pas en route.
Mais en même temps, comme le suggère la formulation très générale qu'utilise Socrate pour exprimer le rapport entre image et original dans laquelle le mot eikones (« images ») n'apparait plus et est remplacé par to homoiôthen (« ce qui est rendu semblable », participe passif aoriste au neutre du verbe homoioun, « rendre semblable »), expression de sens beaucoup plus large, opposé à to hôi hômoiôthè (« ce à quoi c'est rendu semblable », indicatif aoriste passif à la troisième personne du singulier du même verbe homoioun), expression elle aussi de sens beaucoup plus large, la mise en regard nous invite à faire fonctionner l'analogie de rapports dans l'autre sens et à comprendre qu'une opinion est comme une « image » de connaissance, image qui peut être ressemblante si l'opinion est une opinion vraie, ou complètement brouillée et sans valeur dans le cas contraire.
On peut s'arrêter un instant sur cette idée qu'une opinion est à une connaissance sur le même sujet ce qu'une « image » est à son original. Si l'on en reste aux exemples d'images donnés par Socrate, ombres et reflets, on peut en effet dire qu'une opinion exprimée n'est qu'un simple « reflet » de savoir : je puis exprimer une opinion, un doxaston, qui a la même apparence « externe » (qui utilise les mêmes mots) que ce que pourrait dire sur le même sujet celui qui sait, qui affirme ce qu'il dit en tant que gnôston (« connu ») par lui, mais si l'on creuse, si l'on cherche à savoir ce qu'il y a derrière ce doxaston, on découvre qu'il n'y a rien, que l'opinion n'est pas argumentée, ou en tout cas pas de manière probante, qu'elle n'a aucune « épaisseur », qu'elle ne repose sur aucun fondement (un des sens possibles de hupothesis en grec, mot qu'on va bientôt rencontrer dans l'analogie). Et si je croise plusieurs opinions, elles ne font que se mélanger comme des ombres qui se superposent sans pour autant donner de l'épaisseur à leur superposition. Alors que pour celui qui sait, ce qu'il sait n'est pas que la conclusion qu'il peut énoncer, car cette conclusion s'appuie, pour être connaissance, sur tout un soubassement de raisonnements logiques qui démontrent la conclusion, et c'est tout cet enchaînement logique qui donne son « épaisseur » à la connaissance qui en résulte. Une opinion n'est pas nécessairement fausse, mais elle n'est qu'une affirmation plus ou moins stable qui ne repose sur rien tant qu'elle reste une opinion et ne s'appuie pas sur des raisonnements ou des connaissances qui en fondent la validité, comme l'explique Socrate à Ménon pour lui faire comprendre la différence entre opinion vraie et savoir (epistèmè) en Ménon 97e6-98a4, en lui disant que l'opinion vraie devient savoir lorsqu'on la lie « par un raisonnement sur la cause » (aitias logismôi). Elle n'est au mieux que la « surface » visible au terme de tout un raisonnement ou d'une expérience antérieure qui n'est pas là, qui est ailleurs et qui reste à découvrir, et au pire le produit déformé de bouts de raisonnements pris ici ou là qui n'ont plus aucune cohérence une fois mis côte à côte. Et tant qu'elle reste une simple opinion, je n'ai aucun moyen de savoir si elle est vraie ou pas. Ce qui, au contraire, constitue l'« épaisseur » du savoir, c'est justement qu'il ne se limite pas à l'affirmation qui l'exprime, mais qu'il trouve sa solidité dans tous le soubassement d'expériences, de raisonnements et de démonstrations qui le fondent : on peut « creuser » en questionnant celui qui sait et on trouvera du répondant et la justification du savoir, d'une manière qui s'impose à tout être raisonnable.
Bref, dans une opinion, les mots y sont, mais pas les ideai ! Et les mots, en tant que phénomènes sonores, s'il sont parlés, ou visuels, s'ils sont écrits, sont à l'expression de la pensée ce que les schèmata, les « formes », sont à la perception visuelle. On peut répéter ou recopier des mots, comme peuvent se refléter des formes, sans en avoir perçu le sens profond, sans avoir maîtrisé les « idées » dont ils sont la « forme »(/formulation), le schèma (mot qui, en grec, pouvait aussi désigner une « figure » de rhétorique).
Socrate nous propose donc trois critères liés qui fondent la division des segments : le critère de saphèneiai (« clarté »), le critère d'alètheia (« vérité ») et le rapport d'« image » à original, image étant pris dans un sens très large permettant, par exemple, de considérer une opinion comme une « image » de connaissance. De ces trois critères, le premier, la clarté, qui est le premier qu'il avait introduit, est le moins discriminant puisque la clarté varie de manière continue, et le second est le plus difficile à assurer, puisqu'il est justement la cible que nous cherchons à atteindre et que ce n'est que lorsqu'on l'aura atteinte que nous serons en mesure de trier ce qui est vrai ou pas. C'est donc le troisième, le rapport d'image à modèle, qui est le plus opérationnel, et c'est bien celui qu'a utilisé Socrate pour nous faire comprendre concrètement comment il découpait le segment du visible. Il faut donc nous préparer à l'idée qu'on va retrouver ce rapport d'image à modèle pour la division du segment de l'intelligible et que la distinction entre image et modèle est peut être aussi pertinente entre les « populations » du segment du visible et de celui de l'intelligible. Mais il est clair maintenant que ce qui intéresse Socrate au premier chef, plus que ces « populations » des deux segments, ce sont encore, comme c'était déjà le cas dans l'analogie du bon et du soleil, les manières pour nous d'appréhender le réel, qu'on est toujours dans une perspective gnoséologique et non pas ontologique, puisque le rapport d'image à original n'a de sens que par rapport à un observateur et que la notion de vérité s'applique à l'adéquation de ce que perçoit un observateur à ce qu'il observe, qu'il s'agisse de « choses » ou de relations entre « choses ». (<==)

(20) « La segmentation de l'intelligible » traduit le grec tèn tou noètou tomèn. Deux remarques sur cette expression : d'une part, le mot traduit par « segmentation » est tomè, autre nom dérivé du verbe temnein, tout comme tmèma, « segment », utilisé jusqu'ici. Au sens premier, tomè veut dire « coupure », soit au sens d'action de couper, soit au sens de trace laissée par l'outil coupant (comme quand on dit en français qu'on s'est fait une « coupure » au bout du doigt), alors que tmèma désigne plutôt les morceaux résultant du sectionnement. Je le traduis par « segmentation » pour conserver en français la parenté de racine avec « segment » et « segmenter », que j'ai utilisés jusqu'ici pour traduire tmèma et temnein. On pourrait aussi le traduire par « section », qui est un des sens possibles de tomè dans un contexte mathématique, puisque c'est le terme utilisé pour parler par exemple de « sections coniques », mais alors la parenté avec « segment » et « segmenter » serait moins apparente.
D'autre part, remarquons que Socrate revient ici au terme noèton (« intelligible »), utilisé en 509d2, avant le début de l'analogie, pour désigner le second segment, alors qu'on attendrait nooumenon (« perçu par l'intelligence »), comme en 509d7, pour faire pendant à l'horômenon utilisé en 509d9 à propos des divisions du premier segment. Comme je l'ai expliqué dans la note 11, le passage de la terminologie noèton/horaton à la terminologie horômenon/nooumenon faisait passer d'un point de vue « objectif » à un point de vue « subjectif » en choisissant des formes verbales qui montrent plus clairement que ces termes renvoient à des modes d'appréhension par nous du réel. Et ce changement de perspective venait au moment de parler du visible, qui est celui des deux ordres qui nous paraît le plus « objectif », justement pour nous inciter à relativiser la confiance que nous pouvons avoir dans la vue qui parfois, peut avoir du mal à distinguer une simple image, un reflet par exemple, de ce dont elle est l'image. Mais maintenant qu'il est question de l'ordre du pensé/pensable, c'est le caractère « objectif » de ce qui est à l'origine de nos pensées qui pose problème, la réalité de ce qui suscite en nous des concepts comme le beau, le juste, le bon, c'est-à-dire des eidè qui ne sont qu'ideai et n'ont pas de schèma visible (non que les réalités qui suscitent ces eidè soient les seules à « peupler » le segment de l'intelligible, mais elles font aussi partie de sa « population » et sont justement les plus difficile à considérer comme « objectives »), et c'est sans doute pour cela que Socrate revient au vocabulaire plus objectif du noèton, comme pour nous suggérer que, si personne ne doute que, s'il y a du « vu (horômenon) », c'est qu'il y a quelque chose à voir, du « visible (horaton) », il n'y a pas de raison de douter que, s'il y a du « pensé (nooumenon) », c'est qu'il y a quelque chose à l'origine de ces pensées, du « pensable (noèton) », qui n'est pas plus une pure création de notre esprit que les images qui se forment dans notre œil ne sont une pure création de celui-ci. (<==)

(21) Le texte grec de cette réplique de Socrate, dont toute la suite va être une reformulation plus développée, est le suivant, présenté sur deux colonnes, pour en faire en apparaître la structure et mettre en évidence les parallèles et les oppositions entre les deux parties décrivant les deux démarches caractéristiques chacune d'un des deux sous-segment du segment de l'intelligible (les membres de phrases dans lesquels certains mots sont colorés sont celles où l'on retrouve le même mot des deux côtés, ceux qui sont sur fond coloré sont ceux qui utilisent des mots différents mais sont à mettre en regard pour comprendre les différences entre les deux démarches) :

hèi TO MEN autou
[c'est] là où, l'un [des segments] de celui-ci,

TO D' au heteron,
le par contre au contraire autre,
tois tote mimètheisin
des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées
to ep' archèn
[c'est] celui [où c'est] jusqu'à un principe (directeur)
  anupotheton
[qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose],
hôs eikosin
comme d'images
ex hupotheseôs
à partir d'un soutien
chrômenè
se servant
iousa
en allant
psuchè zètein anagkazetai
une âme de mener sa recherche est contrainte/
à mener sa recherche se contraint
 
ex hupotheseôn,
à partir de soutiens
kai aneu tôn peri ekeino eikonôn,
et sans les images [gravitant] autour de ça,
ouk ep' archèn
non pas jusqu'à un principe (directeur)
autois eidesi
avec les apparences elles-mêmes
  di' autôn tèn methodon
à travers elles le plan de marche
poreuomenè
conduite/progressant,
poioumenè.
se faisant.
all' epi teleutèn,
mais jusqu'à une fin/un résultat,
 

Comme on le voit, la phrase est très rigoureusement structurée en deux parties exactement de la même longueur (elles comptent exactement le même nombre de lettres grecques : 111 lettres pour la première partie, si l'on ne compte pas le iota souscrit du hèi initial comme une lettre, 111 lettres pour la seconde partie) introduites respectivement par to men et to d(e). Chacune des deux parties décrit, en utilisant des verbes qui mettent l'accent sur l'idée de mouvement, une démarche intellectuelle distincte menée par « une âme » (psuchè), n'importe quelle âme puisque le mot est employé sans article, aboutissant à des résultats différents :
- pour la première démarche, la forme verbale utilisée pour traduire cette idée de mouvement est poreuomenè, participe présent moyen ou passif (on verra plus loin dans cette note ce qui se joue dans le choix de lecture entre ces deux options) au nominatif féminin (pour l'accord avec psuchè, féminin aussi) du verbe poreuein, dérivé du nom poros, « passage, gué, pont, ouverture, pore », et signifiant au moyen poreuesthai « se transporter, voyager, marcher, cheminer, progresser » et au passif « être transporté, être conduit », verbe qui évoque aussi son contraire, aporein, « être dans une situation sans issue », c'est-à-dire « être dans l'embarras », et la situation d'aporia qui en résulte, autres mots issus de la même racine poros, qui décrivent souvent l'état dans lequel les discussions avec Socrate laissent l'interlocuteur (voir par exemple, en Ménon, 84a7-b1, l'emploi du verbe aporein pour qualifier l'état intermédiaire de l'esclave qui ne croit plus savoir, mais ne connaît pas encore la réponse au problème posé par Socrate) ;
- pour la seconde démarche, la forme verbale utilisée est iousa, participe présent actif du verbe ienai, « aller », qui pourrait bien avoir été choisi par Platon parce que c'est un anagramme de ousia, un terme dont les problèmes de traduction sont évoqués dans la note 103 à ma traduction de la section précédente et qui pourrait bien décrire l'objet de cette démarche.
Un autre terme utilisé à la fin de la phrase, donc à propos de la seconde démarche, évoque aussi l'idée de mouvement, c'est le mot methodon, l'avant-dernier mot de toute la phrase, que j'ai traduit par « plan de marche » pour rendre sensible son étymologie : methodos est en effet formé du préfixe meta- ajouté au nom hodos, qui signifie « voie, route, chemin » ou encore « marche, voyage » ; le préfixe meta- ajoute une idée de succession dans le temps, de poursuite de quelque chose d'entrepris, de changement de lieu. Methodos signifie au sens premier « poursuite », et en est venu à signifier « recherche, investigation », ou encore « méthode », qui en est le décalque français.
Et ces « déplacements » suggérés par les verbes sont rendus encore plus sensibles par la multiplication des prépositions de mouvement (trois de chaque côté), ex (« hors de, à partir de, depuis » ; deux occurrences, une de chaque côté), epi (« vers, jusqu'à » ; trois occurrences, deux dans la première partie, une dans la seconde) et dia (« à travers » ; absent de la première partie, une occurrence dans la seconde partie). Bref, alors que, dans sa présentation du segment du visible, Socrate se contentait de décrire avec les mots de tout le monde un monde visible qui est là peri hèmas (« autour de nous », 510a5), il nous présente ici le mouvement, qu'il faudra tenter de rendre méthodique, de l'âme vers quelque chose qu'il lui faut chercher (zetein) pour le trouver, sans doute « hors » d'elle, au terme d'un « cheminement » qui peut prendre plusieurs formes.
La présentation que j'ai faite de la structure de la phrase, en utilisant des couleurs, permet de voir que certains mots se retrouvent dans les deux parties, soit dans des expressions voisines mais différentes (ex hupotheseôn, pluriel, d'un côté et ex hupotheseôs, singulier, de l'autre), soit dans des expressions contraires (hôs eikosin, « comme images », d'un côté opposé à aneu tôn eikonôn, « sans les images », de l'autre ; ouk ep' archèn, « pas vers un principe (directeur) », d'un côté s'opposant à ep' archèn, « vers un principe (directeur) », de l'autre), et que ces mots et les expressions qui les contiennent se succèdent dans le second membre dans l'ordre inverse de leur apparition dans le premier. À côté de ces mots communs aux deux parties, on trouve des mots qui n'apparaissent que d'un côté ou de l'autre : c'est le cas de teleutèn (accusatif singulier du nom féminin teleutè), utilisé pour désigner le terme de la démarche décrite par la première partie, qui s'oppose d'une certaine manière à anupotheton (accusatif féminin singulier de l'adjectif verbal anupothetos) archèn (accusatif singulier du nom féminin archè), expression qui désigne, sinon le terme de la démarche décrite dans la seconde partie, du moins la « boussole » qu'il faut tout d'abord trouver pour s'orienter ensuite dans le plan de marche, comme le montre le epi qui l'introduit, pendant du epi qui introduit teleutèn, et de eidesi (datif pluriel du nom neutre eidos), qui n'apparaît que dans la seconde partie où il est présenté comme ce qui prend la place des images (eikonôn) et constitue le « milieu » à travers lequel (di' autôn) progresse la seconde démarche. De manière synthétique, on peut donc dire que le premier processus décrit par Socrate permet à l'âme de prendre appui sur des hupotheseôn multiples pour progresser jusqu'à une teleutèn en se servant d'eikosin, alors que le second lui permet, en prenant appui sur une unique hupothesis, d'atteindre un anupotheton archèn qui lui permettra de trouver son chemin à travers les eidesi. Pour comprendre ce que veut dire Socrate et ce qui se joue dans ces deux démarches intellectuelles opposées, il nous faut donc examiner de plus près le sens de ces mots, que l'on peut regrouper en trois couples d'opposés, hupothesis et anupotheton, teleutè et archè, eikôn et eidos, et voir comment on peut les traduire en français sans trahir le grec de Platon.
hupothesis, qui désigne dans les deux cas quelque chose qui se situe au point de départ de la démarche, est à la racine du mot français « hypothèse », qui en est le décalque pur et simple. Il est donc tentant de le traduire, ou plutôt de le transcrire, par son décalque français « hypothèse ». Mais, ce faisant, on perd en français ce que l'origine du mot pouvait rendre perceptible à un grec et toute la multiplicité de sens à laquelle cette origine avait conduit. Hupothesis est en effet le substantif d'action du verbe hupotithenai, formé du préfixe hupo- (« sous ») et du verbe tithenai, « poser », qui signifie donc au sens premier « poser sous ». Hupothesis signifie donc au sens propre « action de poser sous », mais en vient à désigner plus généralement « ce que l'on pose dessous » : il peut signifier aussi bien « fondement », « principe » (en tant que fondement, par exemple d'une organisation politique), « base » (d'un raisonnement, d'un discours, d'un écrit, etc.), « sujet, thème » (d'une discussion, d'un débat, d'une délibération soumise au vote, etc.) ou encore « idée directrice » que « supposition » (qui est d'ailleurs l'équivalent latin exact de hupothesis, puisque ce mot vient de sub-ponere, « poser dessous » en latin) ou même « suggestion, proposition », voire « dessein, résolution ». Le mot a donc en grec un sens beaucoup plus large qu'en français où l'on perd le plus souvent de vue la relation qu'implique son étymologie avec autre chose auquel l'hupothesis sert de « fondement », de « base », pour ne retenir que le caractère quelque peu « arbitraire » ou incertain de ce « fondement », dont on ne cherche pas à savoir sur quoi lui-même « repose », ce qui conduit à mettre l'accent sur le caractère non démontré, incertain, « hypothétique », de ce que l'on « pose sous », comme le montre justement le sens usuel de l'adjectif « hypothétique » qui en dérive. Certes, ce sens existe aussi en grec, et ce dès le temps de Platon (c'est sans doute celui qu'a le mot dans la bouche de Zénon, en Parménide, 128d5, lorsqu'il oppose les tenants de l'hupothesis que « la pluralité est » à ceux de celle que « l'un est »), mais hupothesis est un mot récent à cette époque, dont on ne trouve pas de traces avant l'époque de Socrate et Platon, au contraire du verbe hupotithenai qui, lui, apparaît déjà chez Homère dans le sens premier de « poser sous », et, selon le LSJ, le sens le plus ancien de hupothèsis, contemporain de Socrate (le premier exemple donné provient de Xénophon), est « proposition » (comme on dit en français qu'on « soumet » une proposition à quelqu'un, « soumettre » étant un équivalent français possible de hupotithenai), et de là « suggestion, conseil », ou encore « prétexte » (en tant qu'il sert de « fondement » à un comportement), et il est fort possible que l'évolution du sens du mot vers celui d'« hypothèse » au sens moderne soit justement dû à Platon, relayé par Aristote. Dans ces conditions, traduire, ou plutôt transcrire, le mot par « hypothèse » présente deux inconvénients majeurs pour la compréhension de notre texte : d'une part d'y tirer vingt-cinq siècles d'évolution sémantique du mot, en grec, puis en français, avec en particulier l'accent mis sur le caractère incertain, « hypothétique », de ce qu'on « pose sous », et aussi le fait que le langage moderne, au moins dans le registre mathématique que la plupart des commentateurs supposent être celui de cette analogie, distingue plus clairement que ne le faisait le grec définition,  axiome et hypothèse, alors que, comme va le montrer la suite, les exemples d'hupotheseis que va donner Socrate dans le registre mathématique, pair et impair, figures, angles, sont en fait de l'ordre des définitions, des données initiales du problème, de ce que l'on « suppose » dans son énoncé comme donné au départ, et non des hypothèses au sens moderne ; d'autre part de faire perdre au lecteur français ce qui était perceptible pour un grec du temps de Platon à travers l'étymologie du mot, l'image sous-jacente à hupothesis, celle de quelque chose que l'on met sous autre chose, au sens propre ou au sens figuré. C'est pourquoi j'ai préféré traduire hupothesis par « soutien » (et hupotithenai, utilisé au moyen dans la réplique suivante de Socrate, par « se faire des soutiens (de quelque chose) »), de préférence même à « proposition », qui modifie quelque peu l'image spatiale induite par le mot hupothesis en évoquant l'idée de quelque chose simplement « posé devant » l'interlocuteur plutôt que sous autre chose à venir, c'est-à-dire une simple mise en évidence plutôt qu'un réel soutien en vue d'une « construction ». On va d'ailleurs voir tout de suite que les défauts inhérents à la transcription d'hupothesis en « hypothèse » sont la cause majeure de l'incompréhension que manifestent la plupart des commentateurs face au second mot du couple, anupotheton.
anupotheton pose en effet un problème de compréhension encore plus grand, car c'est un mot rare qui pourrait bien être une création de Platon. Dans tout le corpus des classiques grecs disponibles sur le site Perseus, on n'en trouve que trois occurrences, deux chez Platon, toutes deux dans la section de la République ici traduite (ici et en 511b6), et une dans la Métaphysique d'Aristote (Métaphysique, Gamma, 1005b14), dans un passage où Aristote explique que c'est la même science, celle du philosophe, qui porte « sur ce qui est appelé en mathématiques axiômatôn (axiôma, dérivé de axios, « qui a de la valeur, digne, qui vaut la peine », signifie au sens premier « prix, valeur, estime », avant d'en venir à signifier en mathématiques « principe qui vaut par lui-même », c'est-à-dire « axiome ») et sur l'ousias (rappelons-nous ici que le sens usuel, non technique et métaphysique, d'ousia est « richesse, fortune, biens », ce qui explique qu'Aristote puisse le rapprocher d'un autre mot évoquant aussi l'idée de valeur) » (1005a20), que c'est lui, le philosophe, en tant qu'il étudie « les choses qui sont en tant qu'étant (peri tôn ontôn hèi onta) », qui est le plus apte à énoncer « le principe le plus ferme de tous, à propos duquel il est impossible de se tromper (bebaiotatè d' archè pasôn peri hèn diapseusthènai adunaton) », principe qui doit être à la fois « le plus connaissable/connu (gnôrimôtatèn) » et quelque chose d'« anupotheton », un tel principe ne pouvant être une « hupothesis » (on voit là poindre la différence moderne entre « axiome » et « hypothèse » en mathématiques). Et ce qu'aussitôt après, il énonce comme étant ce principe, c'est le principe de non-contradiction : « il est impossible que la même chose en même temps appartienne et n'appartienne pas à la même chose selon le même rapport (to auto hama huparchein te kai mè huparchein adunaton tôi autôi kai kata to auto) » (1005b19-20). Traduire anupotheton par « anhypothétique » (Robin, Baccou, Dixsaut) ne résout rien, puisqu'on ne fait que transcrire maladroitement en français le mot grec sans chercher à comprendre ce qu'il pouvait évoquer pour Platon et ses contemporains et à vérifier que sa transcription évoque la même chose pour nous (je dis « transcrire maladroitement » parce que « hypothétique » n'est pas la transcription d'hupothetos, mais d'hupothetikos, qui existe dans le grec tardif, et que les deux suffixes, adjectif verbal en -tos et substantif en -ikos, n'ont pas en grec le même registre de sens, si bien que cette pseudo-transcription constitue une trahison, surtout quand on sait la dérive de sens qui a affecté « hypothétique » en français). Expliciter le a(n) privatif initial en traduisant par « non hypothétique », comme le fait Pachet, ne change rien au fait qu'on force le sens d'an-hupotheton du côté du sens qu'hypothétique a pris en français courant. Expliciter le sens supposé du mot par « qui n'admet pas de présupposés », comme le fait Cazeaux, est encore pire puisqu'il inverse complètement l'idée sous-jacente au mot grec, qui ne dit pas que le principe anupotheton ne repose sur rien, qu'il n'y a rien de « supposé » avant (pré-) lui, mais qu'il ne sert de sou(hupo-)tien à rien, qu'il n'y a rien « au-dessus » de lui. Et traduire par « absolu » (Chambry, Karsenti/Prélorentzos) est une interprétation vague qui fait perdre l'opposition avec l'hupothesis dont il est question dans la même phrase et n'a aucun pouvoir évocateur de relations spatiales ou temporelles susceptibles d'aider à sa compréhension. Le problème, c'est qu'hupotheton est un de ces adjectifs verbaux en -ton dont nous avons déjà rencontré d'autres exemples avec gnoston, doxaston, phuteuton, skeuaston, noèton et horaton (voir notes 17 et 18), qui, en principe, voudrait dire « posable sous » (expression du possible). Cette forme dérivée du verbe hupotithenai est théoriquement possible, mais extrêmement rare, et son sens semble plutôt avoir évolué dans le registre médical, vers celui de « suppositoire » (son presque décalque latin), donc vers le sens « passif » de « posé sous » plus que vers l'expression du possible. Dans cette perspective, anupotheton, qui en dérive par ajout du alpha privatif en préfixe et du nu introduit pour l'euphonie et en est donc le contraire, voudrait plutôt dire « non posé sous ». Et c'est bien ainsi que je propose de le comprendre, plutôt que dans le sens de « qui n'a pas un caractère hypothétique », c'est-à-dire pour nous aujourd'hui « qui est certain, qui n'a pas besoin de démonstration ». En fait, comme le confirme l'analyse plus précise de la seconde démarche proposée par Socrate, dans laquelle anupotheton sert à qualifier un archè (terme dont je vais aussi préciser le sens une fois qu'on en aura fini avec anupotheton) qui doit se trouver au terme de la démarche, ce que cherche à dire Socrate c'est que l'archè qui peut être qualifié d'anupotheton, dans une démarche où chaque hupothesis est conçue comme un « tabouret » sur lequel on prend appui pour s'élever un peu plus après l'avoir posé sur le « tabouret » précédent (qui lui sert donc d'hupothesis), c'est celui qui constitue le sommet de la « pyramide » et au-delà duquel il n'y a rien, c'est-à-dire celui sur lequel il n'est plus nécessaire de poser autre chose et qui donc n'est hupothesis, « soubassement, soutien, support » de rien d'autre. Cette manière de comprendre anupotheton nous renvoie à 505d5-9, où Socrate énonçait comme évident pour tous que si, quand il est question de juste ou de beau, les gens sont prêts à s'accommoder de ce qui en a les apparences sans être véritablement ça, pour le bon (agathon), personne ne se satisfera de ce qui n'en a que l'apparence et tous veulent ce qui l'est vraiment : la raison de cette évidence est que le juste ou le beau ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, mais comme moyens en vue d'autre chose, plaisir, richesse, pouvoir, etc., et ne sont donc que des hupotheseis, des « soubassements » pour accéder à autre chose, alors que le bon, ou le bon-heur, qui n'est autre que le bon dans la vie humaine, est recherché pour lui-même et non pas comme moyen en vue d'autre chose, c'est-à-dire ne sert d'hupothesis à rien d'autre et est donc anupotheton, ce qui ne l'empêche pas d'être évident pour tous (au sens où il est évident que tous veulent le vrai bonheur), comme l'a dit Socrate sans être contredit, d'une évidence que chacun peut éprouver en lui-même et qui se passe de démonstrations mathématiques (ce qui est moins évident pour tous, c'est ce qui constitue le bon(-heur) pour nous).
Comme il n'existe pas de mot français qui puisse rendre ce sens d'anupotheton, je l'ai traduit par une périphrase qui en explicite le sens : « [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] », dans laquelle les mots que je n'ai pas mis entre crochets sont ceux qui rendent les différentes composantes du mot grec (« pas » rend le alpha privatif initial, « posé » traduit theton et « pour soutenir » rend l'idée impliquée par le préfixe hupo et plus globalement le sens de hupothetos) et les mots entre crochets sont ceux que j'ai ajoutés pour rendre plus claire la périphrase.
archè est le nom dérivé du verbe archein, dont le sens premier est « marcher le premier, montrer le chemin », et par suite « guider, prendre l'initiative de, commencer à », conduisant au sens de « diriger, commander ». Des divers sens de ce verbe dérivent les divers sens d'archè, soit « commencement, principe, origine », soit « commandement, souveraineté, pouvoir ». Mais le problème avec ce mot, surtout lorsqu'il est, comme c'est le cas ici, opposé à teleutè qui renvoie à l'idée de terme, comme on va le voir bientôt, c'est qu'il se produit dans notre compréhension, ou en tout cas dans les images qu'évoque le mot, une inversion qui finit par fausser complètement cette compréhension. Partant de l'idée, impliquée par le sens premier du verbe archein, de quelqu'un qui est devant, qui marche le premier et montre le chemin, et qu'on suit, ou de quelque chose devant nous qui nous sert d'objectif vers lequel on avance, on en arrive, via l'idée de commencement, puis de principe, et enfin d'origine, à l'image de quelque chose qui est au départ et dont on s'éloigne, et donc finalement qui est derrière nous. Cette inversion est particulièrement sensible dans le domaine de la « physique » où l'on cherche un « principe » du monde que l'on imagine le plus souvent à l'origine des temps, donc loin « derrière » nous, ou dans le domaine des mathématiques, où les principes sont les axiomes posés au départ et dont découlent les raisonnements qui nous mènent aux conclusions (voir le passage de la Métaphysique d'Aristote cité plus haut à propos d'anupotheton, dans lequel sont rappochés les termes axiôma et archè). Et comme l'analogie que propose Socrate se donne des airs d'analogie géométrique, la tentation est encore plus grande ici d'associer archè a l'idée de quelque chose qui est au départ des raisonnements. Or ce n'est pas ce que fait ici Socrate, qui place dans les deux cas au départ du cheminement une (dans la seconde démarche, où le mot est au singulier) ou plusieurs (dans la première démarche où il est au pluriel) hupotheseis, et qui en voit une, la première, conduire epi teleutèn, et l'autre, la seconde, conduire ep' archèn. Pour lui donc, archè n'est pas à l'origine et teleutè à la fin des cheminements intellectuels qu'il décrit, mais tous deux sont au terme et c'est justement la différence entre ces deux aboutissements qui distingue les deux démarches. Cela suggère que le sens qu'il donne ici à archè, au moins lorsqu'il décrit la seconde démarche, est plus proche de celui de « guide » que l'on suit que de « principe originel » dont on part, que l'image mentale que doit évoquer pour nous ce mot a plus à voir avec l'étoile que suivaient les rois mages pour trouver leur chemin qu'avec les axiomes que posent au départ les mathématiciens ou le principe de non contradiction dont Aristote fait son anupotheton archèn pour en dériver une logique. Mais s'il est un guide que l'on doit « suivre », cela revient à dire qu'il ne suffit pas de l'identifier et d'en rester là, mais qu'on cherche à l'identifier pour progresser ensuite à sa suite, ce qui veut dire que, d'une certaine manière, il est à la fois au début et au terme de la démarche, que c'est lui qui l'éclaire et la guide de bout en bout une fois qu'on l'a découvert, au contraire d'une teleutè qui, elle, n'est que « terme » après lequel il n'y a plus rien : le problème posé est résolu, on passe à autre chose (c'est en ce sens qu'elle est « mort »). C'est pour essayer de rendre sensible ce sens que j'ai traduit archè par « principe (directeur) », expression qui permet de conserver dans la traduction les deux registres de sens du mot, celui de « principe » et celui de « dirigeant » ; mais j'ai mis « directeur » entre parenthèses pour faire percevoir au lecteur que cette nuance de sens ne va pas de soi, qu'archè peut être compris dans plusieurs sens et que, comme va le montrer la suite de l'analogie, c'est finalement autour de la compréhension de ce mot parmi tous ses sens possibles que se joue la différences entre les deux démarches.
On voit maintenant, en rapprochant ce que je viens de dire du sens d'archè de ce que j'ai dit avant du sens d'anupotheton, comment parler d'un anupotheton archèn, ce n'est pas évoquer un axiome non démontrable au départ de raisonnements, mais bien suggérer un « guide », un « principe directeur », qui nous trace le chemin et vers lequel on se dirige pour lui-même et non pas comme moyen, comme tremplin, vers autre chose, parce qu'il n'y a rien au-delà de lui, un guide qui n'est pas lui-même guidé par un autre guide plus avant. Et l'on comprend que le bon lui-même (auto to agathon), perçu par notre esprit/intelligence (nous) à travers l'idée du bon (hè tou agathou idea) dont Socrate nous a dit en 505a2 qu'elle est le plus important objet d'étude et en 508e2-3 que c'est elle qui est source de vérité pour nous, est cet anupotheton archèn vers lequel nous cheminons tous en le cherchant pour lui-même comme notre fin et que la question n'est pas de savoir si c'est bien ça le but, car nous en sommes tous convaincus, mais de s'en approcher pour mieux le « voir », mieux le comprendre et ne pas nous tromper de chemin, car cet archè qui nous sert de guide n'est pas de l'ordre du visible, mais ne peut être saisi que par les « yeux » de l'esprit, par le nous (l'intelligence).
teleutè est un mot de la famille de telos, « achèvement, terme, réalisation, but », mais aussi « point culminant, sommet » ou encore « plein développement », « plénitude de puissance, plein pouvoir », et, dans un autre registre « ce qui est dû, taxe, acquittement, paiement ». Teleutè a un sens plus limité que telos, centré sur l'idée de « fin, accomplissement, issue » et peut servir à désigner le « résultat » d'un processus et aussi la fin de la vie, c'est-à-dire la « mort ». Et là encore, il est important de ne perdre aucune nuance de sens du mot, y compris celle qui renvoie à la mort, pour bien comprendre ce qui oppose les deux démarches, la première dont Socrate prend la peine de nous dire qu'elle ne conduit pas à un archèn mais seulement à une teleutèn, et la seconde qui, elle, conduit non seulement à un archèn, mais à un anupotheton archèn. Le premier type de processus dont nous parle Socrate, ce sont les raisonnements dont l'archétype est une démonstration mathématique ou géométrique : on part d'hupotheseôn posées au départ comme « bases » (au pluriel, car il y en a plusieurs) du raisonnement, définitions, axiomes et simples hypothèses au sens moderne, et on déroule les implications de ces pré-sup-posés pour parvenir à un résultat, une teleutè, qui est la conséquence logique des hupotheseôn posées au départ, comme par exemple on peut montrer que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double de celle du carré de départ, comme le fait découvrir Socrate à l'esclave de Ménon dans le dialogue du même nom. Mais une fois qu'on est arrivé à la teleutè, au terme du raisonnement, au résultat de la démonstration, à la fin des enchaînements logiques impliqués par les présupposés de départ, on n'en sait pas plus sur les seules questions qui devraient nous occuper, celles qui concernent la manière de mener notre vie pour parvenir au bonheur, car en fait, on a choisi arbitrairement un point de départ et on a suivi à partir de là une démarche que l'on pourrait dire « descendante » vers des conclusions qui n'expliquent pas le pourquoi du point de départ, mais se contentent d'en enrichir la connaissance en en déclinant les propriétés ; et on pourra repartir d'autres hupotheseôn, en choisissant tout aussi arbitrairement un autre point de départ, et, si l'on sait raisonner, on arrivera avec la même rigueur à d'autres teleutais tout aussi inutiles pour donner un sens à notre vie, à des teleutais qui ne sont pas archai, principes directeurs pour nous, hommes, et qui donc ne peuvent nous conduire qu'à notre « fin (teleutè) », la mort faute de nous dire quoi que ce soit sur ce qui est bon pour nous. C'est pour conserver toutes ces résonnances que j'ai choisi, pour traduire teleutè, le français « fin » qui, lui aussi, peut évoquer la mort en tant que « fin » de la vie.
- les mots eikôn et eidos ont déjà été utilisés dans la première partie de l'analogie. J'ai examiné dans les notes 5 et 17 le sens dans lequel il me semblait que Platon utilisait eidos et précisé à la note 17 qu'eidos désigne en quelque sorte pour lui l'« apparence » que prend pour nous une réalité, quelle qu'elle soit, qui nous est perceptible, que ce soit avec l'aide des sens ou par l'intelligence seule, et que cet eidos pouvait s'analyser en termes de schèma (« forme, figure ») en s'en tenant à l'apparence « visible », au « comment (c'est) ? », et en termes d'idea (« idée ») quand on cherche à découvrir les raisons, le logos, qui est à l'origine de cet eidos, le « pour quoi ? », bien qu'il n'ait ici employé aucun de ces deux termes. J'ai par ailleurs examiné à la note 13 le sens général d'eikôn, « image, ressemblance », avant de préciser à la note 14 que, lorsqu'il utilisait ce mot à propos du premier sous-segment du visible, Socrate privilégiait une catégorie particulière d'eikonôn, celles qui résultaient de processus naturels ayant pour particulatiré de produire quelque chose de visible sur une surface naturelle (par exemple la surface d'un lac ou d'un plan d'eau) ou fabriquée par l'homme (par exemple la surface d'un miroir) dans lequel ne subsistait que le schèma plus ou moins fidèlement reproduit sous un certain angle de vue et réduit à deux dimensions (même si la surface porteuse de l'image, ombre ou reflet, n'est pas plane, l'ombre ou le reflet n'a pas d'épaisseur et est donc limité à une « surface ») ailleurs que là où est ce dont c'est le schèma, laissant de côté celles qui résultaient de l'activité créatrice de l'homme, peintures ou sculptures, du fait que, même si elles s'inspiraient de modèles issus de la nature, ce qui n'est pas toujours le cas, elles étaient avant tout des skeuasta, des objets fabriqués, dans lesquels le schèma reproduit servait à exprimer une idea présente dans l'esprit de l'artiste et non celle qui rendait compte de ce qui était reproduit par l'artiste.
Ici, la première chose que suggère Socrate en disant que, dans le premier segment de l'intelligible, on procède en « se servant des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées comme d'images » (tois tote mimètheisin hôs eikosin chrômenè), c'est que les réalités sensibles du segment du visible, celles qui étaient susceptibles de produire des ombres et des reflets, c'est-à-dire d'être imitiés dans des images, peuvent elles-mêmes êtrre considérées comme des images de réalités intelligibles. On a vu dans la note 19 que le segment du visible était le lieu de l'opinion et le segment de l'intelligible le lieu de la quête de connaissance et qu'on pouvait considérer l'opinion comme une simple « image » de connaissance sans consistance et sans profondeur, ce qui établissait entre ces deux segments un rapport d'image à original, ou plus globalement d'imitation à original (l'opinion singe la connaissance sans être connaissance, même lorsqu'elle est opinion vraie), analogue au rapport d'image à original utilisé par Socrate pour distinguer le premier segment du visible du second. Il nous suggère ici que ce rapport d'image à original n'est pas seulement dans ce que nous pouvons dire sur les deux ordres de réalités, visibles, et intelligibles, sur la compréhension que nous pouvons en avoir, mais qu'il existe aussi entre ces réalités elles-mêmes, en ce que les réalités visibles qui naissent et meurent, deviennent et se perdent (to gignomenon te kai apollumenon, 508d7), sont eikones (« images », « ressemblances ») de réalités intelligibles, dans un sens qu'il reste à préciser.
Avant de nous demander quel rôle spécifique ces « images/ressemblances » que sont les réalités visibles par rapport à des réalités intelligibles qui seraient pour elles « ce à quoi elles ont été rendues semblables » (to hôi hômoiôthè, 510a10) jouent dans le premier segment de l'intelligible, on peut donc chercher à comprendre ce que peut vouloir dire qu'une réalité visible est une « image », est faite à la « ressemblance » d'une réalité intelligible. La suite de la conversation nous donnera de cela un exemple particulièrement simple et élémentaire, et donc facilement compréhensible par tous, celui de constructions géométriques : tout le monde ou presque est à même de comprendre qu'un carré ou un cercle dessiné sur le sable ou, de nos jours, sur une feuille de papier ou sur un écran d'ordinateur n'est qu'une image approximative d'une réalité mathématique qui, en tant que telle, est invisible, n'a pas de dimension spécifique, n'est située nulle part, ni dans le temps, ni dans l'espace, ce que, dans un contexte « platonicien », on a l'habitude d'appeler le « carré idéal » ou l'« idée du carré » (un quadrilatère ayant ses quatre côtés égaux et ses quatre angles droits) ou le « cercle idéal » ou l'« idée du cercle » (une ligne fermée dont tous les points sont situés à la même distance d'un point appelé « centre du cercle »). Or, ce que veut ici nous faire comprendre le Socrate de Platon, c'est que, loin que ces objets particuliers que sont les objets mathématiques constituent un cas à part qui en ferait une catégorie à part entière d'« êtres » dont certains voudraient faire la « population » exclusive du premier sous-segment de l'intelligible, ils ne sont que l'exemple le plus élémentaire du cas général qui s'applique à tout ce que nous pouvons percevoir par l'esprit (d'où la phrase dont la tradition dit qu'elle était inscrite au fronton de l'Académie, ageômetrètos mèdeis eisitô (« que pas un d'inapte à la géométrie n'entre »), qui, même si l'anecdote est une invention de la tradition postérieure (cf. la page de ce site sur cette anecdote), rend bien compte de ce qui est ici en cause : si, même dans le cas de la géométrie, on ne se rend pas compte de la distinction entre image et « idée », alors ce n'est pas la peine d'essayer d'aller plus loin dans l'abstraction en direction de concepts d'ordre moral). Pour comprendre comment se généralise cette manière de voir aux autres cas que ceux des objets mathématiques, repartons du cas plus simple des objets visibles, comme Socrate nous invite à le faire par sa comparaison. Imaginons un touriste sur le Champ-de-Mars qui regarde par dessus son épaule dans un petit miroir portatif la Tour Eiffel qui se trouve derrière lui. Ce qu'il voit à proprement parler, ce n'est pas la Tour Eiffel elle-même, mais une image de celle-ci, vue sous un certain angle, qui ne lui permet pas, tant qu'il ne change pas de place, et même s'il bouge le miroir, de percevoir la Tour Eiffel sous tous ses aspects, d'en voir tous les côtés, et encore moins de la toucher, d'en éprouver la consistance, d'en mesurer l'épaisseur, etc. Et si maintenant on suppose que des dizaines, des centaines ou des milliers de touristes, chacun muni d'un miroir, font comme lui, on aura autant d'iimages d'une seule et unique Tour Eiffel que de miroirs, chacune en donnant une vue partielle différente, qui n'existe sur le miroir que parce que la Tour Eiffel est là, sans que le fait que les images se multiplent ne change d'un iota la Tour Eiffel elle-même qui en est la source. Transportons-nous maintenant par la pensée dans l'ordre intelligible et remplaçons « Tour Eiffel » par « idée de l'Homme », « touriste » par « âme humaine » et « miroir » par « corps humain ». Ces corps font bien partie des zôia (« êtres vivants ») dont il était question à propos du second sous-segment du visible (cf. note 17) et dont on pouvait voir des ombres ou des reflets (tout comme la Tour Eifel de notre exemple rentre, elle, dans la catégorie des skeuasta, de « ce qui se fabrique »). Eh bien, chacun d'eux constitue un « miroir » qui reflète, qui donne une « image », sous un certain angle et avec toutes les contraintes liées au processus produisant cette « image », contraintes de la matière et de la vie, de l'existence dans le temps et l'espace, etc., de cette « idée de l'Homme » dont ils sont tous un « reflet » différent. La seule chose qui change entre les deux ordres, c'est que, dans l'ordre du visible, l'original est matériel et l'immage immatérielle, alors que c'est le contraire dans l'ordre intelligible : l'« idée de l'Homme » est immatérielle, alors que ses images, les hommes faits de chair et de sang, sont matériels. Mais dans un cas comme dans l'autre, les images ne peuvent exister que parce qu'existe ce dont elles sont images, le nombre d'image que l'on peut donner de l'original est potentiellement infini, aucune image n'est parfaitement identique à une autre, bien qu'elles soient toutes des images d'une même réalité unique, la multiplication des images n'atteint en rien l'intégrité de l'original, elle se situe dans un autre ordre qui fait qu'aucune image ne peut être la reproduction complète et intégrale de l'original (passage de trois à deux dimensions et perte de la composante « matérielle » pour les reflets visibles, inclusion dans le temps et l'espace et acquisition de la composante matérielle pour les reflets d'intelligibles). Bref, on a là une analogie de la « participation » entre réalités visibles et intelligibles qui échappe à toutes les objections que fera Parménide au jeune Socrate lorsque, dans le Parménide, ils discuteront ensemble des eidè (voir ma traduction de cette section du dialogue). Et ce n'est pas tout. Dans les miroirs des touristes, on pouvait voir la Tour Eiffel, mais aussi les touristes qui étaient aux différents étages, des oiseaux posés sur la tour, etc. Et toutes les images de ces différentes réalités se combinaient pour composer une seule image sur le miroir. De la même manière, un homme de chair et de sang peut « refléter » non seulement un aspect particulier de l'« idée de l'Homme », mais aussi un aspect particulier de l'« idée du beau », de l'« idée de justice », etc., et aussi, à l'autre extrémité de l'échelle des valeurs, de l'« idée de cercle » dans la forme des pupilles de ses yeux, de l'« idée de deux » dans le nombre de ses bras, de ses jambes, de ses yeux, de ses oreilles, etc., le tout se fondant en une unique « image » dans l'amas de chair qui le compose. Et de même que les touristes pouvaient se rendre compte sur l'image de la Tour Eiffel qu'ils regardaient que celle-ci était composée d'un assemblage de poutres fixées entre elles par des boulons, que des ascenseurs permettaient de monter aux étages, qu'il y avait des bâtiments sur chacun de ces étages, etc., de même les âmes observant l'idée de l'Homme à traves les corps humains qui s'offrent à leur vue peuvent y voir que cette idée implique l'asssemblage d'organes et de membres, la circulation du sang, la respiration et l'alimentation, etc. Par ailleurs, l'image qu'un touriste pouvait avoir de la Tour Eiffel dépendait de la qualité de son miroir de poche : si la surface n'était pas plane, l'image serait déformée ; si le miroir était sale, ou recouvert de buée, ou si le tain du miroir était tacheté, voire décollé par endroits, l'image serait altérée en conséquence, jusqu'à devenir dans certains cas pratiquement impossible à reconnaître. De la même manière, la « qualité » d'un corps peut altérer l'image qu'il donne de l'idée de l'Homme au point, dans certains cas, de la rendre presque méconnaissable, sans que cela remette en cause le moins du monde l'idée elle-même, pas plus que les mauvaises images de la Tour Eiffel dans certains miroirs défectueux n'altéraient la Tour elle-même. Car pas plus que la Tour Eiffel n'est la somme de toutes les images qu'on peut en voir, mais quelque chose qui préexiste à toutes ces images et en conditionne l'existence, l'idée de l'Homme n'est la somme de toutes les vies d'hommes qui se succèdent au fil du temps, mais quelque chose qui préexiste à toute vie d'homme dans le temps et l'espace et les rend toutes possibles. Et c'est la même chose pour n'importe quelle autre idée, celle de justice comme celle de carré ou de cercle. Et de même que, pour que l'on puisse voir les images de la Tour Eiffel dans un miroir, il faut non seulement que la Tour Eiffel soit là, mais aussi que le miroir soit lui-même un objet visible, qu'on puisse voir directement, mais dont on puisse aussi voir des images dans d'autres miroirs, tout comme les touristes eux-mêmes, qui appartiennent aussi au registre du visible, de même, les âmes qui contemplent des images de l'idée de l'Homme dans les hommes qui les entourent sont elle-mêmes de l'ordre de l'intelligible et chaque corps d'homme pris dans la totalité de sa vie terrestre constitue un « intelligible » que l'on pourrait appeler l'« idée de Socrate », ou l'« idée de Glaucon », etc.
Remarquons que le passage de l'original à l'image implique un changement de nature : l'image n'est pas un clône de l'ogininal, mais quelque chose d'un autre ordre, qui ne conserve que certaines caractéristiques de l'original (cf. Cratyle, 432b1-c5). Ainsi, l'image « optique » d'un être vivant visible n'est pas vivante et ne se meut que pour autant que ce dont elle est image se meut pendant qu'on regarde l'image ; elle n'est pas matérielle alors que son original est constitué de matière ; elle est bidimensionnelle alors que l'original est tridimensionnel ; et l'image « sensible » d'un intelligible qui est hors du temps et de l'espace n'est pas un intelligible, mais un être matériel dans le temps et l'espace.
Au point où nous en sommes, nous avons donc établi que nous avons accès à deux ordres de réalités, le visible/sensible et l'intelligible (les deux segments de départ), que les réalités de l'ordre visible/sensible sont dans un rapport (logon) d'image à modèle avec les réalités de l'ordre intelligible, et que, dans chaque ordre, il y a, pour nous, êtres humains doués de sens et de raison, et donc ayant accès à la fois au visible par les sens et à l'intelligible par la raison, deux manières d'appréhender les mêmes réalités de cet ordre (le découpage de chaque segment en deux sous-segments, qui n'est pas un partitionnement de sa « population »), qui sont dans le même rapport l'une par rapport à l'autre dans les deux cas (ana ton auton logon,« selon la même raison », 509d7-8 ; cf. note 10) : soit on les appréhende à travers des « images » (eikones), soit on les appréhende directement. Ce que nous dit ici Socrate, en même temps qu'il nous suggère que les réalités visibles/sensibles sont images de réalités intelligibles, c'est que le premier mode d'appréhension des réalités intelligibles, c'est celui où on les appréhende à travers leurs « images » que sont les réalités sensibles. Et le danger qui nous guette ce faisant, c'est justement de ne pas réaliser que ces « images » ne sont que cela par rapport à l'intelligible, de simple « images », et de les prendre pour la réalité (intelligible) même. Pour accéder à l'intelligibilité même des réalités visibles, il faut admettre qu'au-delà de ce qui est visible, il y a des réalités d'un autre ordre. Socrate n'est pas que ce que vous voyons et entendons (ou lisons) de lui. Et il ne suffit pas d'en avoir conscience, comme ces géomètres dont il va bientôt être question, qui comprennent bien que ce qu'ils démontrent du carré n'est pas vrai des images approximatives de carrés qu'ils dessinent, mais seulement d'une « abstration » qui est « le carré lui-même » (to tetragônon auto), accessible seulement par la pensée, mais qui sont incapable d'en tirer les conséquences, d'approfondir le statut ontologique de ces « abstractions » et de comprendre ce que cela implique pour le reste des objets de connaissance. Pour avoir une chance de connaître les réalités intelligibles, il faut les penser autrement qu'à travers leurs images sensibles, il faut les penser en elles-mêmes à travers les eidè (« apparences ») qui en sont accessible à notre esprit. Car penser un eidos (intelligible) du beau, ou du juste, ou de Socrate, c'est penser que ce qui les rend intelligibles, c'est autre chose que ce que nous en révèlent les yeux et les sens, autre chose que ce qu'il peut y avoir de matériel en eux. C'est, dans le cas du beau par exemple, admettre l'existence de auto to kalon à côté de celle de toutes les belles « choses » que nous pouvons inventorier (cf. République, V, 476b, 479e et 480a, où Socrate parle de « ceux qui observent une multitude de belles [choses], mais ne voient pas le beau lui-même..., ou une multitude de [choses] justes, mais [ne voient] pas le juste lui-même, et ainsi pour tout » (V, 479e1-3)), comme le fait Hippias par exemple dans sa discussion sur le sujet avec Socrate : avec sa culture encyclopédique, il est capable de disserter sur des belles choses mais pas sur le beau lui-même et il est incapable de le définir autrement que par des exemples (une belle fille, l'or, etc.) qui n'en sont que des eikones, c'est-à-dire qu'il parvient à percevoir le beau dans des « images » qu'on en voit dans les réalités qui nous entourent, qu'il est aussi capable de transposer cette notion de beau dans d'autres registres sensibles que celui de la vue et d'admettre, par exemple, qu'il existe de beaux sons, mais pas de concevoir le beau lui-même en tant qu'idea hors de toute réalité sensible. C'est cette reconnaissance, qui nous fait passer du raisonnement sur des « images » où nous restons encore prisonnier du sensible, au raisonnement assumé sur des eidè, des « concepts » débarassés de toute attache avec des instances particulières de réalités visibles/sensibles, qui contribue à distinguer le premier segment de l'intelligible du second. L'important ici n'est pas tant que le terme d'eidos soit réservé aux réalités purement intelligible, mais le fait qu'en reconnaissant qu'il y a aussi des « apparences » (eidè) de ces abstractions intelligibles que nous manipulons par la pensée, cela implique qu'elles ont une « existence » propre, objective, distincte de l'« existence » des réalités matérielles qui en exhibent des « images ».
Et puis il y a encore une autre sorte d'« image » dont il est plus difficile encore de se défaire parce que nous ne la pensons pas spontanément comme « image » alors qu'elle envahit notre pensée, ce sont les mots, qui ne sont en effet que des « images » sensibles, non pas visibles (quoi qu'ils peuvent le devenir lorsqu'ils sont écrits), mais sonores, voire seulement intelligibles lorsqu'ils ne sont que pensés, de ce qu'ils cherchent à désigner. Et lorsque Socrate caractérise la seconde démarche par le fait qu'elle n'opère que sur les eidè, on peut se demander si ce à quoi s'opposent les eidè, ce n'est pas à la fois aux « images » visibles que sont les réalités matérielles du monde en devenir et aux « images » sonores, visibles ou seulement intelligibles que sont les mots. En d'autres termes, ce qui caractériserait la seconde démarche, c'est qu'elle cherche à comprendre ce qui est au-delà des mots, à s'affranchir des contraintes du langage parlé ou même seulement pensé pour accéder à une appréhension non médiatisée de ce qui s'offre à sa perception (à supposer que cela lui soit possible, ce qui n'est pas démontré). Non médiatisée, mais néanmoins conditionnée par la nature de notre esprit d'êtres humains : il ne s'agit pas d'accéder aux réalités intelligibles elles-mêmes et en fin de compte à auto to agathon (« le bon lui-même »), mais à leur « apparences » (eidè) pour nous, êtres humain, et donc en fin de compte à hè tou agathou idea (« l'idée du bon »). Dans cette perspective, on comprend que le besoin de qualifier les eidè d'intelligibles par opposition à visibles soit moins impérieux, afin de ne pas focaliser notre attention sur un seul registre d'opposition (eidè intelligible par rapport à eidè visibles) quand justement l'opposition la plus difficile à percevoir et celle entre eidè et mots.
Mais notons que, si cette reconnaissance est une condition nécessaire pour accéder au second segment de l'intelligible, elle n'est pas suffisante. Il ne suffit pas de détourner son esprit de « ce qui devient et de perd » (to gignomenon te kai apollumenon, 508d7) pour le tourner vers « ce qui est » (to on, 508d5), ni même de s'affranchir des mots, pour accéder à la connaissance et à la vérité, encore faut-il regarder « ce qui est » sous l'éclairage approprié, c'est-à-dire à la lumière du bon (cf. 508d3-9), cet archèn anupotheton jusqu'auquel il est nécessaire de remonter pour donner sens et « valeur » (ousia) à ce à quoi nous nous intéressons, à ce que nous cherchons à connaître.
Si l'on revient maintenant à l'analyse détaillée de la phrase qui nous occupe, tant au niveau du choix des mots qu'à celui de son organisation, on peut voir que c'est cela qui est suggéré en filigrane dans la description des deux démarches propres au « segment » de l'intelligible. Il faut, pour le voir, bien repérer les mots spécifiques à chaque démarche et s'intéresser aux formes verbales employées dans chaque cas.
Commençons par remarquer que, pour chacun des trois couples de mots qu'on vient d'analyser en détail, hupothesis et anupotheton, teleutè et archè, eikôn et eidos, l'un des deux termes du couple n'apparaît que d'un côté, teleutè (« fin ») à propos de la première démarche seulement, anupotheton (« [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] ») et eidos (« apparence ») à propos de la seconde seulement, et l'autre apparaît des deux côtés, mais dans des expressions qui se distinguent ou s'opposent : la première démarche s'appuie sur des eikosin (« images », le mot qui s'oppose à eidos) au contraire de la seconde, elle part d'hupotheseôn (« soutiens », le mot qui s'oppose à anupotheton) multiples alors que la seconde se contente d'un seul, et elle ne va pas vers un archèn (« principe directeur », le mot qui s'oppose à teleutè) alors que la seconde y va, et va même vers un anupotheton archèn. En ce qui concerne les formes verbales, on trouve dans la description de la première démarche la forme poreuomenè, dont on a vu qu'elle pouvait se lire soit comme un passif dans le sens de « conduite », soit comme un moyen dans le sens de « progressant », qui s'oppose à la forme iousa, actif, utilisée dans la description de la seconde démarche. On trouve encore, explicité du côté de la description de la première démarche même si c'est dans un groupe de mots (psuchè zètein anagkazetai) qui, par le sens, est commun aux deux parties de la phrase puisqu'elle en constitue la proposition principale, la forme anagkazetai, troisième personne du singulier de l'indicatif présent du verbe anagkazein (« contraindre, forcer »), dans lequel on retrouve la racine anagkè (« nécessité »), qui peut, là aussi, se lire comme un passif au sens de « est contrainte », d'une contrainte qui provient d'une source extérieure à l'âme (psuchè sujet de toute notre phrase) ou comme un moyen au sens de « se contraint », cette contrainte ayant alors sa source dans l'âme elle-même, anagkazetai qui s'oppose à l'idée de liberté que suggère l'expression tèn methodon poioumenè (« se faisant le plan de marche »), dans laquelle la forme poioumenè, qui, dans l'absolu, peut, elle aussi, être lue soit comme un moyen, soit comme un passif, ne peut ici être lue que comme un moyen puisqu'elle a un complément d'objet direct, tèn methodon.
Mais qu'en est-il des deux autres formes ambiguës, anagkazetai et poreuomenè ? Faut-il y voir des passifs ou des moyens ? La question que pose anagkazetai est celle de savoir d'où vient la contrainte qui s'exerce sur l'âme, à laquelle fait référence ce verbe. Si on le comprend comme un passif (« l'âme est contrainte de chercher »), ce que font tous les traducteurs que j'ai consultés, on implique que cette contrainte vient de l'extérieur, alors que, si on y voit un moyen, on suggère que cette contrainte, c'est l'âme qui se l'impose à elle-même. Et pour tout arranger, comme tout le membre de phrase psuchè zètein anagkazetai (« une âme est contrainte de/se contraint à chercher... ») est ce qui commande les deux descriptions, complété dans la première par les participes poreuomenè... chrômenè... (« conduite/progressant... en se servant... ») et dans la seconde par les participes iousa... poioumenè... (« allant... en se faisant... »), il n'est pas certain qu'il faille chercher la même cause de cette contrainte dans les deux cas. Si l'on prend un peu de recul par rapport au mot à mot, ce qui semble ressortir de la comparaison des deux démarches caractérisant chacun des deux sous-segments de l'intelligible, c'est que la première est plutôt passive, subie, alors que la seconde est plus active, librement menée. Dans la première en effet, même si l'âme « progresse » (poreuomenè compris comme un moyen) de sa propre initiative, elle a besoin pour cela de se servir (chomenè) d'eikosin, d'« images », et, sauf à considérer que cette démarche est limitée à la résolution de problèmes de type géométriques et mathématiques, dans la plupart des cas, ce n'est pas elle qui fabrique ces images, qui lui sont données par « les choses auparavant imitées (tois tote mimètheisin) », formule qui renvoie à la présentation du découpage du premier segment, celui du visible et vise sans restrictions les objets visibles, êtres vivants, plantes et objets fabriqués (cf. 510a5-6) et pas spécifiquement les figures géométriques, qui peuvent à la rigueur entrer dans la catégories des skeuasta (« les objets fabriqués »), mais dont il n'a pas encore été question et qui ne sont certainement pas la première catégorie de choses à laquelle on pense comme origine de reflets et d'ombres, les modes d'« imitation » évoqués par Socrate à propos du premier sous-segment du visbile (cf. 509e1-510a3). En d'autres termes, même si sa progression paraît spontanée, elle est en fait conditionnée par les images qui sont ou ont été à sa disposition, dont elle ne fait que se sevir comme d'outils, sans chercher à dépasser leur statut d'« images » et à chercher à « voir » ce dont elles sont images. Et finalement, les « résultats » (teleutai) auxquels elle peut arriver sont conditionnés par la nature et le statut de simple « image » dans le registre intelligible des « outils » dont elle se sert et la démarche ne permet pas de sortir du « visible ».
Dans la seconde démarche, au contraire, dans la mesure où l'on reconnaît et admet le statut de simples images de réalités intelligibles de ce qui s'offre à nos sens (dont on ne nie pas pour autant l'existence), il devient possible de chercher à mieux « voir » et comprendre les réalités intelligibles dont nous avons perçu les « reflets ». Mais le seul outil qui nous reste pour ce faire est le logos, le langage, qui n'a pas la même évidence que les impressions sensibles, celles de la vue en particulier, et qui ne s'impose pas de manière univoque pour tous, dans la mesure où tous ne mettent pas la même signification sur les mêmes mots dès qu'on est dans le registre de l'abstraction, et dont on a vu qu'il s'appuie sur ce qui n'est encore que des « images » d'un autre ordre, les mots. La liberté est donc plus grande de suivre des chemins différents, et chacun en est donc réduit à se faire son « plan de marche (methodos) » dia eidesi (« à travers les apparences ») et nous pouvons ajouter dia logos (l'expression qui finira par donner son nom à la démarche, la « dia-lectique »), en comprenant cette expression comme siginfiant qu'il nous faut passer « à travers » (l'un des sens de dia) le domaine des mots sans s'y laisser piéger pour tenter de percevoir ce qui est au-delà d'eux. Et cette démarche, elle, ne peut être que volontaire, c'est nous et nous seul qui « y allons (iousa, actif) », car rien ne nous oblige à « voir » des eidè/ideai derrière les réalités sensibles et derrière les mots, et rien ne nous oblige, une fois que nous avons pris conscience de cela, à chercher plus loin que les eidè des réalités sensibles individuelles concrètes, celles qui correspondent à leurs « espèces » et sont désignées par les mots qui servent à les nommer (en rester à « homme », « cheval », « platane », « maison », etc. sans chercher à s'intéresser à « beau », « juste », « pieux », etc.), et son résultat n'est pas imposé d'avance puisqu'il dépend de notre plus ou moins grande aptitude à discerner les réalités intelligibles à la fois derrière leurs reflets dans le sensible et derrière les mots dont nous les affublons, mais toute cette démarche n'a de sens que si elle conduit à un principe (archè) d'intelligibilité capable de nous guider dans l'existence et ne peut trouver son terme que dans un principe qui ne soit pas lui-même « soumis » (hupotheton) à un principe supérieur, c'est-à-dire dans un principe qui soit anupotheton. Pour employer un langage moderne, d'un côté on a la démarche « scientifique », qui est contrainte par la réalité « physique » qu'elle perçoit et dont elle cherche à expliquer les mécanismes avec des mots qu'on essaye de « définir » aussi rigoureusement que possible dans des dictionnaires, mais qui ne peut nous expliquer que des « comment ? », sans nous permettre de savoir « pourquoi ? » il nous faudrait agir comme ceci plutôt que comme cela ; de l'autre on a la démarche « métaphysique » (Platon l'appelle « dialectique ») qui essaye de remonter jusqu'au principe ultime de toutes choses en dépassant les querelles de mots pour tenter de voir au-delà d'eux et cherche à nous donner des règles de vie plutôt que des « modes d'emploi » du monde sensible qui nous entoure. Et toutes deux prennent comme point de départ les mêmes réalités, à la fois sensibles et intelligibles.
Dans cette perspective, on peut dire qu'il n'est pas nécessaire de choisir, pour anagkazetai, entre le moyen et le passif, les deux options conduisant à un sens, dans chacune des deux parties de la phrase (c'est-à-dire à propos de chacune des deux démarches), qui nous dit quelque chose sur la démarche correspondante. Si on lit le verbe comme un passif, la contrainte qui est imposée à l'âme dans la première démarche est celle qui résulte du fait qu'elle utilise des images pour progresser et qui fait qu'elle ne peut progresser que vers une teleutè, une conclusion, un résultat, une fin, qui était déjà contenue en puissance dans les « hypothèses » de départ, et non pas vers un principe directeur susceptible de la guider dans la vie ; celle qui lui est imposée dans la seconde démarche, c'est d'avoir à se construire elle-même son plan de marche pour remonter vers ce principe directeur qu'elle entreprend de chercher, ce qu'elle ne peut faire que toute seule si elle veut aussi s'affranchir des mots, dont on ne peut se passer pour dialoguer avec d'autres. Si on le lit comme un moyen, il signifie que c'est l'âme qui se pose à elle-même la règle méthodologique, dans la première démarche, de ne voir dans les réalités sensibles que ce qu'elles sont dans l'ordre « visible », sans se poser de questions sur les principes d'intelligibilité qu'elles instancient et en en restant à l'aspect concret des choses dans leurs raisonnements sur elles visant à tirer des conclusions concrètes des faits concrets observés, et dans la seconde démarche, de voir au contraire en ces réalités sensibles, et dans les mots eux-mêmes, le « reflet » de réalités intelligibles parmi lesquelles et au-delà desquelles il faut chercher un principe d'intelligibilité.
Et à ce point, il n'est pas nécessaire non plus de choisir si, dans la description de la première démarche, il faut lire poreuomenè comme un passif (« conduite ») ou comme un moyen (« progressant/se frayant un passage »), car là encore, les deux options sont compatibles : l'âme qui cherche dans la démarche « scientifique » est active dans cette recherche même si ce n'est pas elle qui détermine le chemin qui la conduira au bon résultat, mais les principes méthodologiques de la démarche et les résultats de l'expérience.
Si l'on s'intéresse maintenant au point de départ de chaque démarche, il faut chercher à comprendre ce que veut dire Socrate lorsqu'il le fixe pour la première dans des hupotheseis multiples (dans ex hupotheseôn, la forme hupotheseôn est un genitif (commandé par la préposition ex) pluriel) alors que pour la seconde, il ne suppose qu'une seule hupothesin (dans ex hupotheseôs, la forme hupotheseôs est encore un génitif, mais cette fois au singulier). Pour ce faire, commençons par rappeler ce que j'ai dit plus haut sur la multiplicité des sens de hupothesis en grec, qui vont de la simple « proposition » à l'« hypothèse » au sens moderne en passant par « sujet » (d'une discussion), « principe » ou « fondement » (d'un comportement, par exemple), etc., à partir d'un sens étymologique qui évoque l'idée de « soutien », de « support », bref de quelque chose qui est « posé sous » autre chose. Remarquons par ailleurs que le même mot peut prendre des nuances de sens différentes selon qu'il est utilisé au singulier ou au pluriel, comme par exemple en français le mot « plan » dans des expressions comme « j'ai un plan pour nous sortir de là » et « j'ai des plans pour ce week-end » : dans le premier cas, l'idée est celle d'un plan d'action assez détaillé dans lequel chacun aura un rôle précis à jouer et qui pourra même aller jusqu'à prévoir plusieurs cours d'action selon l'issue des étapes antérieures, alors que, dans le second cas, « plans » est presque synonyme de « projets », qui peuvent rester très vagues.
Dans le cas qui nous occupe, la première démarche prend appui sur le monde sensible, et en particulier visible, qui nous entoure, c'est-à-dire sur le registre du multiple et elle ne cherche qu'à comprendre et expliquer avec des mots les relations qui existent entre toutes ces réalités visibles pour en tirer des conclusions (teleutai) en termes d'action. Les hupotheseis multiples qui « supportent » de tels raisonnements, ce sont donc les réalités sensibles auxquelles on s'intéresse dans chaque cas particulier, représentés par les mots qu'ils choisissent pour les désigner. Et, puisque c'est aux relations entre réalités « visibles » (ou susceptibles d'être rendues visibles par des « figures ») qu'on s'intéresse, il faut qu'il y ait au moins deux termes dans la relation, quand bien même l'un des deux serait partie du tout que constitue l'autre, tout comme il faut plusieurs mots pour faire une phrase. Pour prendre un exemple simple dans le registre de la géométrie, si je me limite à dire : « soit un carré », cela ne constitue pas l'énoncé d'un problème ; et si je demande : « c'est quoi, un carré ? », on me donnera une définition du genre « c'est une figure plane fermée ayant quatre côté rectilignes égaux et quatre angles droits », chacun des termes de cette définition renvoyant à d'autres « soutiens » que je suis supposé connaître, ou dont on peut me montrer des images. Des images, et non pas une image, car, pour me faire comprendre à quoi fait référence un mot dont je ne connais pas le sens sans renvoyer à d'autres mots par le biais d'une définition qui suppose que je connaisse ces autres mots, il faut me montrer plusieurs occurrences du même concept pour me permettre de repérer ce qui constitue les spécificités de ce concept par rapport à d'autres voisins mais distincts : lorsqu'un jeune enfant voit pour la première fois un animal et qu'on lui dit : « chien », il ne sait pas encore ce qu'est un chien, tant qu'il n'a pas vu d'autres animaux qui ne sont pas des chiens, des chats, par exemple, pour voir qu'il ne suffit pas d'avoir quatre pattes pour être un chien, et d'autres chiens d'espèces différentes du premier qu'il a vu, un caniche par exemple, après avoir vu un épagneul, pour voir que ce n'est ni la taille, ni la couleur, ni la longueur des poils qui caractérisent l'espèce « chien ». Et en fin de compte, pour le géomètre, la définition du carré n'est qu'un point de départ, et ce qui l'intéresse, c'est la résolution de problèmes qu'il va se poser ou qu'on va lui poser dans lesquels des carrés entrent en jeu, par exemple, construire un carré de surface double de celle d'un carré donné (problème qui, malgré les apparences et la manière dont le traite Socrate avec l'esclave de Ménon, ne part pas d'un unique « soutien (hupothèsis) » qui serait le carré de départ, mais bien de deux, deux carrés dont l'existence est « supposée (hupotheton) » possible, même si le second n'est pas dessiné au départ, et dont on veut que l'un soit double en surface de l'autre, le problème consistant à chercher le rapport qui doit exister entre les dimensions de leurs côtés respectifs pour que le second ait bien une surface double de celle du premier ; et ces deux carrés ne sont ni l'un ni l'autre le carré « idéal », qui n'a pas de dimension spécifique, mais bien deux instances dans l'ordre spatio-temporel de l'« idée de carré » caractérisées au moins par des dimensions spécifiques, différentes pour l'un et l'autre). Si cette démarche prend appui sur des « soutiens » multiple dans le registre du « visible », c'est aussi parce qu'elle vise des « accomplissements », des « réalisations » (teleutai) concrètes dans l'ordre spatio-temporel de notre monde matériel à partir des « données » présentes et perceptibles dans ce monde. L'intelligibilité qu'elle cherche est d'ordre « technique », même lorsque cette technicité passe par des connaissances que l'on dirait aujourd'hui « théoriques », comme la géométrie et les mathématiques, et vise à permettre aux hommes d'agir sur et dans le monde qui les entoure, et les un susr les autres grâce au langage, pour « réaliser » les « fins (teleutai) » qu'ils se fixent à eux-mêmes (« géométrie » signifie au sens étymologique « mesure de la terre » et les problèmes qu'elle se pose partent de problèmes très concrets d'apenteurs ou d'architectes : celui du doublement du carré, par exemple vise à répondre à des questions comme « quelle dimension doit avoir le côté d'une cour, ou d'une maison, carrée pour que la cour, ou la maison, soit deux fois plus grande qu'une autre cour, ou maison, donnée ? »). Et dans cette perspective purement pratique et matérielle, la « fin (teleutè) » ultime de l'homme, la seule constatable par la vue, c'est la mort.
Dans la seconde démarche au contraire, on cherche, non à rester dans le registre du multiple, mais à s'élever vers des principes d'intelligibilité, voire en fin de compte à parvenir au principe ultime d'intelligibilité du tout qui donne à chaque être sa « valeur », constitue sa « richesse » (ousia) et permet de répondre aux questions de type « pourquoi ? » et plus seulement aux questions de type « comment ? », le « bon » dont on vient de dire qu'il est au-delà de l'ousia (509b9 ; voir la note 103 à ma traduction de la section précédente sur « le soleil, image du bien). Dans ces conditions, même si l'on ne peut éviter de partir du sensible qui fournit la matière brute à notre réflexion, il convient de choisir un thème de discussion/réflexion (hupothesis) à partir duquel on va tenter cette « ascension » et, si l'on veut éviter de se disperser et maximiser nos chances d'arriver à quelque chose, il vaut mieux, dans chaque cas, se focaliser sur un thème unique. Et peu importe alors le point de départ que l'on choisit, le beau par exemple dans le discours de Diotime du Banquet, la piété dans la discussion entre Socrate et Euthyphron, ou encore, dans la République, l'ousia de l'Homme (voir note 35 à ma traduction de la discussion entre Céphale et Socrate au début de la République) que l'on va chercher dans la justice, puisqu'en fin de compte, cette remontée trouve toujours son terme dans le même « principe directeur (archè) » au-delà duquel il n'y a plus rien, principe qui, bien évidemment, ne peut être qu'« intelligible » et hors du temps et de l'espace, immatériel et non perceptible par les sens. Donc cette remontée, pour ne pas rester au ras des pâquerettes et s'élever au-dessus du sensible, suppose qu'à un moment, on accepte de commencer à nager dans l'abstraction sans chercher à toujours se raccrocher au sensible/visible : c'est de cela dont il est question lorsque Socrate, dans son autobiographie intellectuelle en Phédon 95e-102a, parle de « la seconde navigation en vue de la recherche de la cause » (99d1), qui marque le passage d'une approche « scientifique » décrite par lui dans la première partie de son exposé, correspondant au premier type de démarche envisagé ici, prenant appui sur les « images » que constituent les réalités sensibles, à une approche « métaphysique » correspondant au second type de démarche décrit dans la phrase qui nous occupe et constituant la « seconde navigation » dont parle le Socrate du Phédon, fondée sur le logos (cf. 99e4-100a3) et conduisant à poser (hupothemenos, 100b5-6) les concepts de beau, de bon, de grand, etc. (100b5-7), seuls capables de nous conduire à des explications faisant référence au meilleur (voir les considérations de Socrate en Phédon, 98c2-99a4 sur les deux types d'explications des raisons pour lesquelles il est assis dans sa prison au moment où il fait son récit).
Il nous reste à voir maintenant en quel sens la démarche du premier sous-segment de l'intelligible, celle qui s'appuie sur les « images » sensibles, est elle-même « image » de la démarche du second sous-segment, celle qui raisonne sur les eidè, puisque nous savons que les deux segments sont découpés ana ton auton logon (« selon la même raison ») et que ce logon est le rapport d'image à modèle. Pour ce faire, nous pouvons partir de ce que je disais vers la fin de la note 19 sur la manière dont on pouvait comprendre l'opinion comme « image » de savoir, en faisant référence aux propos de Socrate dans le Ménon sur ce qui fait la différence entre opinion vraie et savoir : l'opinion vraie qui, du seul point de vue du résultat, ne se distingue pas du savoir, ne devient un savoir, qui ne risque plus de changer comme l'opinion, qui a, elle, une fâcheuse tendance à ne pas rester en place, que lorsqu'on la lie « par un raisonnement sur la cause » (aitias logismôi) (Ménon 98a3-4). Toute la question est alors de savoir en quel sens il faut prendre le mot aitia, que je traduit ici par « cause » et que j'avais traduit par « le pourquoi » en 508e3, lorsque Socrate demandait à Glaucon de concevoir l'idée du bon (tèn tou agathou idean) « en tant qu'on apprend à la connaître, comme étant le pourquoi du savoir et de la vérité » (aitian d' epistèmès ousan kai alètheias, hôs gignôskomenèn). Sur la multiplicité des sens de ce mot, on se reportera à la note 90 sur ma traduction de l'analogie du bon et du soleil, qui commente justement ce membre de phrase. Je me contenterai de reprendre ici la remarque de Socrate dans le Phédon que j'y cite : « autre chose est le responsable réellement, autre ce sans quoi le responsable ne pourrait être responsable (allo men ti esti to aition tôi onti, allo de ekeino aneu hou to aition ouk an pot' eiè aition) » (Phédon, 99b2-4), faite par lui à propos de ce qui fait qu'il est actuellement assis dans sa prison à attendre de boire la ciguë, dont il ne faut pas chercher l'explication dans la position de ses muscles et de ses os, mais dans le fait qu'il a décidé qu'« il était meilleur pour [lui] de rester assis ici même (emoi beltion au dedoktai enthade kathèsthai) », à partir d'une opinion du meilleur (hupo doxès tou beltistou) qui lui faisait penser « qu'il était plus juste et plus beau, plutôt que de fuir et de s'évader, de subir de la part de la cité la peine, quelle qu'elle soit, qu'elle ordonnerait (dikaioteron... kai kallion einai pro tou pheugein te kai apodidraskein hupechein tèi polei dikèn hèntin' an tattèi) » (Phédon, 98e2-3 ; 99a2-4). Socrate distingue dans ces propos ce qu'on a pris l'habitude d'appeler depuis la « cause finale », qui pour lui est « le meilleur » (beltion, comparatif d'agathon ; beltiston, superlatif d'agathon), d'autres sortes de « causes » de nature purement « physiques ». Il résulte de cela qu'il peut y avoir plusieurs manières de « lier » une opinion vraie par un raisonnement causal pour en faire un savoir, selon qu'on cherche la « cause finale » ou une autre sorte de cause. Et il est clair que pour le Socrate de Platon tous ces « liens » n'ont pas la même valeur. Tout ce qu'il vient de dire dans le parallèle entre le bon et le soleil montre que, pour lui, il n'y a de réelle connaissance, de dévoilement de la vérité (alètheia) sur quoi que ce soit, que si l'on a mis en évidence le lien que relie ce à quoi on s'intéresse au bon, que si l'on en connait la « valeur » (ousia) à l'aune du bon. Et c'est bien ce qu'il nous invite à faire dans la description du processus associé au second sous-segment de l'intelligible, sans nommer explicitement le bon, mais en y faisant référence sous le vocable d'archèn anupotheton, nous laissant le soin de faire le lien entre ces deux appellations (que cela soit effectivement faisable ou pas est une autre histoire). Dès lors, s'il n'y a de réelle connaissance que sous la lumière du bon, seule susceptible de nous dévoiler l'ousia de toutes choses, une « connaissance » qui « lie » des opinions par des raisonnements s'appuyant sur d'autres types de « causes » que la cause finale que constitue le bon, ne sont peut-être plus de simples opinions, mais ne sont pas pour autant de réelles connaissances. Elles ne sont que des « images » de connaissances, qui ont le même caractère de « certitude » que les vraies connaissances (ce qui les distingue de simples opinions), mais pas le même caractère de « vérité » (alètheia) qu'elles au sens où Socrate entend ce mot et l'utilise dans l'analogie du bon et du soleil.
Pour le Socrate de Platon donc, si l'on veut actualiser ses propos, toute la connaissance « scientifique » que nous avons accumulée depuis son époque n'est qu'une « image », une parodie de connaissance, qui nous a fait faire d'immense progrès sur la manière de faire ci ou ça, le « ce sans quoi le responsable ne pourrait être responsable », mais aucun progrès sur la connaissance de la réelle « valeur » pour nous de ce que nous sommes capables de faire, des raisons pour lesquelles nous devrions faire ci plutôt que ça. Nous nous vautrons dans le troisième segment et devenons de plus en plus réticents à nous intéresser au quatrième. (<==)

(22) « Je ne l'entends pas trop bien » traduit le grec ouch ikanôs emathon. Le verbe employé ici par Glaucon et que je traduis par « entendre », pris au sens de « comprendre », est manthanein, dont emathon est l'aoriste à la première personne du singulier. Le sens premier de manthanein est « apprendre », et par dérivation, « comprendre ». C'est de l'infinitif aoriste mathein que dérivent des mots comme mathèsis, « apprentissage » et aussi « instruction, connaissance, science », mathèma, « étude, science, connaissance », et au pluriel mathèmata, les « sciences mathématiques », ou encore mathètès, « étudiant, disciple ». Contrairement au katanoein utilisé par Socrate au terme de la description du visible (cf. note 15), traduit par « comprendre », qui renvoie à la compréhension par le nous (racine du verbe noein) en dehors de toute relation de maître à élève, le verbe utilisé ici par Glaucon met l'accent sur le processus d'apprentissage qui conduit à la compréhension et suggère que Glaucon se place implicitement en situation d'« élève » par rapport au « maître » Socrate dans l'appréhension de l'ordre intelligible qui, comme le montrera bientôt l'allégorie de la caverne, suppose un « guide » qui montre le chemin à parcourir. C'est pour marquer cette différence que je n'ai pas traduit ouch emathon par « je n'ai pas compris », mais par « je n'entends pas » (au présent, qui reste une traduction possible de l'aoriste grec qui, comme son nom l'indique, décrit une action en dehors de toute considération de temps, parce que « entendre » au sens de « comprendre » ne s'emploie pas au passé), de même sens, mais qui suggère l'idée de quelqu'un qui écoute quelqu'un d'autre et se rapproche en cela un peu de la relation maître-élève.
Pour permettre au lecteur français de repérer le verbe grec sous-jacent, je conserve la traduction de manthanein par « entendre » pour les cinq autres occurrences de ce verbe dans l'analogie de la ligne (510c2, au début de la réponse de Socrate à cette remarque de Glaucon, 511b1, sous la forme manthanô, « j'entends », comme premier mot d'une réplique de Glaucon, 511b3, au début de la réponse que lui fait Socrate, 511c3 et 511e5, là encore sous la forme manthanô, « j'entends », comme premier mot d'une réplique de Glaucon). (<==)

(23) « Tu sais » traduit le grec se eidenai (mot à mot, « toi savoir »), dans lequel on trouve l'infinitif parfait eidenai du verbe idein, « voir », dont le parfait veut dire « savoir, connaître » (pour « avoir vu » : j'ai vu donc je sais), et dont les diverses formes sont à la racine aussi bien de eidos que d'idea, les mots souvent traduits par « idées ». Eidenai est phonétiquement proche de eidesi, datif pluriel de eidos, qui a été utilisé par Socrate dans sa première formulation pour parler des « apparences » à travers lesquelles on progresse dans le second sous-segment du noèton. Dans sa reformulation, Socrate souligne donc qu'il fait appel à la faculté qu'a Glaucon de raisonner sur les eidesi. (<==)

(24) « Ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul » : « calcul » traduit le grec logismous, accusatif pluriel de logismos, mot dérivé de logos dans son sens de « compte-rendu, rapport, raison, proportion » via le verbe logizesthai, « calculer », et qui signifie au sens premier « compte, calcul », et au pluriel, « les nombres », et de là, « science des nombres, arithmétique ». Je garde la traduction par « calcul » au singulier, puisque le mot français a, comme logismos, le double sens, selon que l'on parle de faire un calcul, ou de faire du calcul, expression utilisée au niveau de l'enseignement primaire, de préférence à arithmétique, pour parler de la matière par laquelle on apprend à compter.
C'est bien, comme je l'ai laissé entendre dans la note 7, et à nouveau dans la note 21, en prenant ses exemples dans le domaine « propédeutique » de la géométrie et du calcul, qui traitent des constructions les plus faciles à « abstraire », que Socrate va tenter d'expliciter la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible qu'il a décrite dans la phrase extraordinairement dense de sa précédente réplique. Mais ce serait une erreur de croire que cette démarche se limite à ce registre et qu'elle ne peut porter que sur les « objets mathématiques », comme le font certains commentateurs qui veulent que les quatre segments de la ligne se distinguent par leur « population ». (<==)

(25) « Se posant pour soutiens » traduit le grec hupothemenoi, participe aoriste moyen au nominatif masculin pluriel du verbe hupotithenai dont dérive hupothesis, d'une manière qui reste cohérente avec ma traduction de hupothesis par « soutien », justifiée dans la note 21. On va voir que, comme je le laissais entendre dans cette note, les hupotheseis que Socrate présente ici comme exemples ne sont pas des hypothèses au sens moderne du mot, mais bien plutôt des concepts mathématiques élémentaires désignés par des noms techniques qui supposent connues les définitions de ces concepts. En langage moderne, on parlerait, non d'hypothèses, mais de définitions, voire simplement de données initiales. En fait, hupothemenoi a ici exactement le sens qu'a le verbe « supposer » (qui est l'exact équivalent latin de hupotithenai, comme je l'ai indiqué dans la note 21 en expliquant le mot hupothesis) dans une phrase comme « supposons un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... » prononcée par un professeur de mathématiques dictant un énoncé de problème à ses élèves. Dans cet emploi du verbe « supposer », l'accent n'est pas sur le caractère incertain des éléments listés, mais veut simplement dire que, comme ces éléments ne sont pas présents dans l'environnnement immédiat des élèves, il faut « supposer » qu'ils le sont pour traiter le problème. Le professeur aurait pu tout aussi bien dire « soit un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... » sans que le sens soit changé. Malheureusement, ce sens du verbe « supposer » n'est pas conservé dans le substantif « supposition » qui en dérive, et qui, lui, met l'accent, tout comme « hypothèse », sur le caractère incertain de ce qui est « supposé ». C'est la raison pour laquelle je ne retiens pas « supposition » pour traduire hupothesis, ce qui m'interdit d'utiliser « supposer » pour traduire hupotithenai si je veux rendre sensible en français la parenté qui existe en grec entre les deux mots. (<==)

(26) « Les figures » traduit le grec schèmata, pluriel du mot schèma. J'ai déjà évoqué ce terme, de sens voisin de eidos et idea, servant comme eux pour désigner l'apparence externe de quelque chose ou de quelqu'un, mais qui a aussi le sens plus spécialisé de « figure » en géométrie, dans la seconde partie de la note 17, où j'ai tenté de distinguer les nuances de sens que Platon semblait donner à ces trois termes, suggérant que schèma insiste sur l'apparence strictement visuelle de la chose ou de la personne considérée, telle qu'elle pourrait être reproduite dans un dessin, ce qui est cohérent avec la spécialisation géométrique du mot pour parler de « figures » au sens mathématique (spécialisation qui rend le mot ambigu puisqu'il peut aussi bien désigner l'image mentale que nous nous faisons d'une réalité visible en se limitant à ses contours plus ou moins simplifiés que la représentation matérielle que nous pouvons en donner par un dessin sur le sable, sur un papier ou sur tout autre support matériel). À la lumière de ces remarques, on comprendra que ce n'est sans doute pas par hasard que, dans le Ménon, Socrate choisit le mot schèma pour donner à Ménon un exemple de ce qu'il cherche lorsqu'il lui demande quel est, selon lui, l'eidos commun entre toutes les aretai (mot souvent traduit par « vertus », mais qui signifie plutôt « excellence, perfection » d'une personne ou d'une chose, le fait qu'elle a au plus haut point possible les qualités propres à son espèce), qui justifie qu'on les appelle toutes du même nom d'aretai, comme je l'explique dans la note 7 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon : selon l'explication que je propose dans la note 17 ci-dessus, le schèma est en effet la variété la plus facilement appréhendable d'eidos, celle qui s'offre à la vue seule, et à laquelle nous familiarise justement la géométrie sur des exemples qu'on peut qualifier d'élémentaires (formes simples, régulières et faciles à reproduire même par quelqu'un qui n'est pas doué pour le dessin).
Remarquons encore que Socrate vient de mentionner la géométrie et le calcul et que la référence aux schèmata fait la transition entre deux exemples de concepts arithmétiques, le pair et l'impair, et des exemples de concepts géométriques, les trois « apparences » d'angles (voir note suivante). C'est que cette notion de « figure » peut se raccrocher aux deux domaines. Il faut en effet se souvenir que, du temps de Socrate et Platon, il était usuel de représenter les nombres par ce qui s'apparente à des figures : des groupes de points organisés en lignes et colonnes susceptibles de former des « rectangles » (par exemple 21 représenté par trois lignes de sept points chacune) ou des « carrés » (par exemple 16 représenté par quatre lignes de quatre points chacune), et que c'est justement de cette manière de faire que vient le nom de « carré » donné, en grec comme en français, au produit d'un nombre par lui-même, représentable donc par un nombre de lignes égales au nombre de points dans chacune des lignes, et par extension celui de « cube » lorsqu'on introduit la troisième dimension (on trouve un exemple de cette manière de faire dans le dialogue initial du Théétète entre Socrate et Théétète, en Théétète, 147d-148b, lorsque Théétète explique à Socrate ce qu'il vient de faire avec le jeune Socrate sous la houlette de Théodore). Ainsi, un nombre est « pair » si l'on peut le représenter par deux lignes contenant le même nombre de points, et « impair » dans le cas où l'une des deux lignes contient un point de plus que l'autre. S'il est important d'avoir cela présent à l'esprit, c'est parce que cela nous permet de réaliser que notre connaissance des nombres aussi prend naissance dans des images : nous savons ce que signifie trois par référence à la vision de trois personnes, ou de trois vaches, ou de trois chaises, ou de trois points sur une feuille de papier ou sur le sable, et nous savons que deux fois trois font six pour avoir expérimenté visuellement sur nos doigts ou sur des points qu'il en était bien ainsi. Et même si nous n'utilisons plus aujourd'hui la représentation graphique des nombres par des points et ne comptons plus avec des bouliers, il n'en reste pas moins que c'est encore par des expériences visuelles que les enfants apprennent à compter, en commençant par les premiers nombres entiers, en particulier en comptant sur leurs doigts avant de compter « de tête » ; et c'est par généralisation de la confiance que notre vue nous a donnée sur les premiers nombres et sur les tables d'addition, de soustraction et de multiplication des dix premiers nombres entiers qu'aidés en cela par l'utilisation de la notation décimale (que ne connaissaient pas les grecs, qui représentaient les nombres par des lettres et ne connaissaient pas le zéro), nous étendons cette confiance à tous les nombres, entiers ou pas, petits ou grands, rationnels ou irrationnels. Et lorsque les mathématiciens modernes étendent le concept de nombres pour introduire ce qu'ils appellent les « nombres complexes », ils ont de nouveau recours à une représentation géométrique dans un espace à deux dimensions pour rendre appréhendable ce dont ils parlent et nous faire comprendre ce qu'ils entendent par « partie réelle » et « partie imaginaire » d'un tel nombre. Bref, il n'y a pas que la géométrie qui est tributaire de la vue et des « images/figures », mais, comme le suggère à juste titre le Socrate de Platon ici, le calcul (logismos) aussi, même si l'on peut plus vite s'affranchir du recours aux « figures » pour le calcul. (<==)

(27) « Trois apparences d'angles » traduit le grec gôniôn tritta eidè, que l'on pourrait être tenté de traduire tout simplement par « trois sortes/espèces d'angles » en donnant à eidè un sens « neutre » (ce que font d'ailleurs tous les traducteurs que j'ai consultés). Mais, comme je l'ai dit dans la note 5 en expliquant pourquoi j'avais pris le parti de traduire toutes les occurrences de eidos dans l'analogie de la ligne par le même mot « apparence », on perdrait alors de vue le fait que c'est le même mot, eidos, qui est utilisé par Socrate ici et lorsqu'il vient de parler des eidesi à propos du second sous-segment du segment de l'intelligible. Cette constance dans la traduction d'eidos trouvera d'ailleurs sa justification dans la réplique suivante de Socrate, lorsqu'il parlera d'horômena eidè (« apparences vues »), montrant clairement qu'il ne limite pas l'usage du terme eidos aux abstractions de l'ordre intelligible (cf. note 34). Les trois eidè d'angles dont il parle sont l'angle aigu, l'angle droit et l'angle obtu, et ces termes renvoient bien à des concepts qui trouvent leur origine dans la vue (je sais reconnaître du premier coup d'œil un angle aigu ou un angle obtu sur un dessin), à des « apparences » différentes d'angles selon qu'ils sont plus ouverts ou plus fermés que l'angle droit qui sert de référence médiane et est celui formé par deux droites perpendiculaires, c'est-à-dire qui délimitent à leur intersection des angles adjacents égaux. Mais si la vue est à l'origine de ces concepts, il ne s'agit pas pour autant de données « immédiates » de la vue, qui ne perçoit à proprement parler que des taches de couleur et non pas des formes, mais de concepts abstraits par notre esprit des données saisies par la vue, ce qui justifie le qualificaitf d'eidè qui leur est donné, si bien qu'il n'y a pas une grande différence de nature entre l'eidos d'angle aigu que j'abstrais de la vision de deux segments de droites ayant une extrémité commune, en m'intéressant, pour reprendre l'analyse de la seconde partie de la note 17, au schèma que je contemple, et l'eidos de beau que j'abstrais à la vue d'un tableau de maître dans un musée, en me préoccupant plus de l'idea qui a présidé à la réalisation du tableau : dans un cas comme dans l'autre, on a affaire à quelque chose qui ne m'est pas donné directement par les sens, mais résulte d'une élaboration de mon esprit. Simplement, dans le premier cas, ce que je regarde est directement une image (eikôn) d'angle aigu, alors que dans le second cas ce n'est pas une image du beau en tant que tel, mais une belle image, et je puis concevoir une multitude de belles images qui n'auront aucune caractéristique purement visuelles en commun les unes avec les autres, sans compter qu'il n'y a pas que des tableaux qui peuvent être beaux, si bien que le beau lui-même n'est pas susceptible de représentation visuelle directe.
Le fait que Socrate utilise ici, à propos de la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible, le terme eidè qu'il avait réservé, dans sa première explicitation (celle qui est longuement analysée dans la note 21) à la description de la démarche caractéristique du second sous-segment est destinée à nous faire comprendre que ce n'est pas l'usage d'eidè qui caractérise cette seconde démarche. Comme on l'a vu à la note 21, ce qui opposait les deux démarches, c'était l'opposition entre eikôn (« image ») et eidos (« apparence »). Ce que nous sommes maintenant invités à réaliser, c'est que la perception que nous avons d'une « image » par la vue se fait aussi par le biais d'un eidos, l'« apparence » que prend cette eikôn pour notre esprit à partir des données que lui en fournit la vue. Et l'enjeu de toute cette réflexion est en fin de compte de savoir si nous sommes prêts à accepter qu'il puisse exister une autre catégorie de réalités, non visibles, susceptible malgré tout de susciter des eidè dans notre esprit et si nous sommes capables de raisonner sur ces réalités, ou du moins sur les eidè sous lesquelles elles se présentent à notre esprit, sans le secours des sens. Bref, pour un lecteur contemporain de Platon, le problème n'est pas de « dégrader » la compréhension hautement abstraite qu'il pourrait avoir d'eidos pour accepter de l'appliquer au visible, mais au contraire de partir de cette compréhension commune d'« apparence » prenant sa source dans le visible pour l'étendre à l'ordre intelligible en réalisant que, même dans le visible, eidos renvoie à une construction de l'esprit, pas à une donnée immédiate de la vue. Et c'est ce à quoi les exemples élémentaires de la géométrie et du calcul peuvent aider en mettant en évidence la proximité qu'il y a entre schèma et eidos pour ceux qui ont moins de difficultés à accepter qu'un schèma comme le carré ou le cercle renvoie bel et bien à une réalité abstraite qui n'est pas la figure qu'on dessine et qu'on peut voir qu'à accepter qu'un eidos comme « beau » renvoie aussi à une réalité transcendante de même nature que le « carré lui-même (to tetragônon auton) » ou « la diagonale elle-même (hè diametros autè) ». (<==)

(28) Je traduis, ici comme en 510b8, le mot methodon par « plan de marche » pour que le lecteur qui n'a accès qu'au français voie que c'est le même mot qui est employé les deux fois. Socrate est en train d'expliciter pour Glaucon une phrase très condensée dont on a vu qu'elle était construite avec une extrême rigueur et que les mots y avaient été choisis avec beaucoup de soin. Dans cette description synthétique des deux démarches du segment de l'intelligible, que j'ai longement analysée dans la note 21, methodos, tout comme eidos (cf. note précédente), n'est utilisé que dans la description de la seconde démarche. Et comme pour eidos, son réemploi ici à propos de la première démarche suggère que ce n'est pas le mot en lui-même qui est caractéristique de la seconde démarche, mais quelque chose de plus large dont il n'est qu'une composante. Comme on l'a vu dans la note 21, methodos signifie au sens premier « chemin (hodos) à travers (meta) », et de là « poursuite, recherche, investigation », sans que cela implique nécessairement le caractère « méthodique » qui s'attache à sa transcription en français dans le mot « méthode ». De ce point de vue, toute démarche intellectuelle investigative de quelque sujet que ce soit et par quelque moyen que ce soit peut être qualifiée de methodos. Ce qui, dans la première description, opposait les deux démarches, ce n'était pas tant que l'une suivait une methodos et pas l'autre que le caractère plus ou moins contraint de la première par rapport à la plus grande liberté dans laquelle se faisait la seconde : l'opposition était entre le poreuomenè (« conduite » ou « progressant » selon qu'on le lit comme un passif ou un moyen) d'une part et le iousa (« allant, actif)... tèn methodon poioumenè (« en se fabriquant le plan de marche ») d'autre part. Ce que dit ici Socrate de la démarche caractéristique du premier sous-segment, c'est que, tant qu'on ne veut s'appuyer que sur des « soutiens » perceptibles dans le registre visible, ces « soutiens » s'imposent en quelque sorte au chercheur en fonction de la recherche (un des sens possibles de methodos) qu'il entreprend, et qu'il n'en remet pas en cause l'évidence apparente. Son « plan de marche » est entièrement balisé par les données sensibles que lui fournir l'expérience et il ne peut donc s'élever hors du sensible et parvenir à des conclusions faisant autre chose que d'expliquer et de rendre compte des phénomènes sensibles. Il est en quelque sorte prisonnier des sens.
Mais pour que l'attention du lecteur qui n'a pas accès au texte grec original puisse être éveillée par de tels réemplois de mots d'une réplique à l'autre, encore faudrait-il que les traducteurs s'astreignent à les reproduire dans leur traduction, ce qui n'est pas plus le cas ici qu'à propos d'eidos, objet de la note précédente, comme on pourra s'en rendre compte en se reportant à la page de ce site sur « Le vocabulaire de la ligne », dans laquelle je présente la manière dont sont traduits les mots importants de l'analogie de la ligne à chacune de leurs occurrences par les différents traducteurs que j'ai consultés : on y verra que chez aucun d'entre eux le eidesi de 510b8 et le eidè de 510c5 ne sont traduits par le même mot, le premier étant toujours traduit par un terme « noble » renvoyant au vocabulaire de la supposée « théorie des idées/formes », le plus souvent « idées » ou « formes », avec ou sans majuscule, et le second par un banal « sortes » ou « espèces » selon les cas, et que seuls Baccou et Karsenti/Prélorentzos traduisent les deux occurrences de methodos par le même mot, « recherche » pour les deux. (<==)

(29) « Comme des [gens] sachant » traduit le grec hôs eidotes, dans lequel on retrouve le verbe eidenai utilisé au début de la réplique de Socrate, et qui signifie, comme je l'ai indiqué dans la note 23 « savoir » pour « avoir vu ». (<==)

(30) « Donner de raison à leur sujet » traduit le grec logon... peri autôn didonai. En fait, logon didonai est une expression toute faite signifiant « rendre des comptes », ou encore « rendre compte, rendre raison », dans laquelle le sens de logos, comme celui de « compte(s) » en français dans un tel contexte, est à cheval sur un sens purement langagier (« explication » donnée au moyen de « discours », autre sens de logos) et un sens plus comptable et mathématique, qui est celui qui a conduit à logismos dans le sens de « calcul » (cf. note 24) : cette expression s'employait en particulier à propos des dirigeants élus, à qui on demandait, au terme de leur mandat, de « rendre des comptes », ce qui impliquait en particulier de fournir le « compte », c'est-à-dire la comptabilité, des sommes dépensées sur les fonds de la cité. C'est donc le contexte qui permet de savoir si les « comptes » que l'on doit rendre sont de l'ordre du simple discours ou doivent prendre une forme plus « comptable » et chiffrée, un peu comme à propos de l'expression ana ton auton logon (« selon la même raison ») rencontrée au début de l'analogie et analysée en note 10, dont on a vu qu'elle aussi pouvait se comprendre dans un sens général n'impliquant qu'une « raison » exprimée par des mots, ou dans un sens plus technique et mathématique renvoyant à une « proportion » entre nombres. Mais si, comme je l'avais souligné alors, dans le cas de ana ton auton logon en 509d7-8, le doute était permis, ici, le contexte montre sans ambiguïté que ce dont il est question avec l'expression logon didonai, c'est d'expliquer par des discours ce que sont ces éléments que le géomètre ou l'arithméticien choisit comme données de départ, comme hupotheseis, lorsqu'il dit par exemple : « supposons un cercle de centre O et une droite D qui le coupe... », pour reprendre l'exemple de la note 25. Or, comme je l'ai déjà dit, en disant cela, le géomètre ne cherche pas, par le « supposons » initial, à mettre en doute l'existence du cercle et de la droite (à la considérer comme « hypothétique » au sens moderne, c'est-à-dire « incertaine »), mais au contraire à affirmer leur existence comme éléments de départ, comme « données » du problème qu'il va poser. Et son problème n'est pas de se poser des questions sur le mode d'existence de ces objets mathématiques qu'il « suppose » dans l'énoncé d'un problème, qui n'est pourtant pas celui des êtres du monde visible, mais de partir de ce qu'il « suppose » pour en tirer des conséquences non évidentes au départ. Pour lui, en tant que géomètre du moins, se poser la question de leur statut ontologique n'a pas de sens. Ils existent, puisqu'il peut les dessiner. C'est en ce sens que Socrate dit qu'il les considère comme « évidents pour tous » et estime n'avoir pas à en « donner raison » (traduction littérale de logon didonai).
C'est pour rendre perceptible la présence du même mot logon dans l'expression ana ton auton logon et dans logon didonai que je traduis mot à mot chacune des deux expressions en utilisant « raison » comme traduction de logon dans les deux cas. (<==)

(31) « Les prenant comme principes de départ » traduit le grec ek toutôn archomenoi, dans lequel on retrouve le verbe archein, dont dérive archè, un autre des mots employés dans la précédente réplique, d'une part pour dire que la démarche du premier sous-segment n'aboutissait pas à un archèn, et d'autre part pour dire qu'au contraire la démarche du second sous-segment aboutissait à un archèn anupotheton, à un principe directeur ultime qui valait pour lui-même et pas comme soutien (hupothesis) en vue d'autre chose. L'association de ce verbe avec la préposition ek (« hors de ») pour introduire son complément montre bien qu'il faut comprendre archein dans un sens qui renvoie à un archè « origine », ce que j'ai rendu par « prendre comme principes de départ », utilisant « principes » au pluriel, plutôt que « point » au singulier (« prendre pour point de départ »), à la fois pour mieux marquer la parenté du verbe avec archè, que j'ai traduit par « principe (directeur) » et pour rendre plus sensible la pluralité qui est au départ de cette démarche, indiquée par le pluriel hupotheseôn, auquel renvoie le pluriel toutôn de ek toutôn (un des sens de archein est « commencer » et on pourrait donc aussi traduire tout simplement par « commençant à partir d'elles », mais on perdrait alors toutes ces résonnances avec ce qui a précédé). On a là la confirmation de ce que je disais dans la note précédente sur le fait que ce que Socrate désigne ici comme des hupotheseis, ce sont bien les données du problème « supposées » au départ.
« Ils finissent » traduit le grec teleutôsin, verbe de même racine que teleutè, le mot qui servait justement dans la précédente réplique à désigner ce à quoi conduisait la démarche caractéristique du premier sous-segment, et que j'ai traduit par « fin ». Ce choix de vocabulaire confirme ce que je disais dans la note 21 sur le fait que, dans la démarche caractéristique du premier sous-segment, l'archè n'est pas considéré comme un principe directeur vers lequel on avance, mais seulement comme un principe initial dont on part. Dans cette démarche, archè et hupothesis sont pratiquement synonymes et désignent tous deux les données de départ.
Le verbe que j'ai traduit par « parcourant de bout en bout » est diexiontes, participe présent du verbe diexienai, dans lequel on retrouve les préfixes dia- (« à travers ») et ex- (« hors de » ou « jusqu'au bout ») devant le verbe ienai, « aller », qui, lui aussi, tout comme le préfixe dia- (« à travers » ou « au moyen de  ») était, dans la première formulation, réservé au second sous-segment. Mais, comme je l'ai déjà dit en note 28 à propos de methodos, ce n'est pas plus le fait de progresser de prémisses à des conclusions que d'avoir un « plan de marche (methodos) » qui est caractéristique de l'une ou l'autre démarche, mais l'attitude par rapport au visible/sensible et l'acceptation ou non de s'en affranchir pour « remonter » jusqu'à un principe ultime qui nous servira de guide pour progresser vers des conclusions. (<==)

(32) « De manière cohérente » traduit le grec homologoumenôs, adverbe dérivé du verbe homologein, construit à partir du verbe legein, « dire, parler » (le verbe dont dérive logos), et du préfixe homo-, « le même ». Homologein, c'est soit « dire la même chose », soit « être d'accord ». L'idée est ici que les étapes du « raisonnement » sont en accord les unes avec les autres et avec les hypothèses, définitions et principes posées au départ. C'est cette idée que je rend par l'idée de « cohérence ».
On peut aussi comprendre ce homologoumenôs comme signifiant « de manière telle que tout le monde ne peut qu'être d'accord », c'est-à-dire, de manière telle qu'un interlocuteur présent ou supposé sera(it) d'accord avec vous.
En un certain sens, il y a derrière l'emploi de cet adverbe l'idée que toute démonstration de ce genre est d'une certaine manière tautologique. Tout ce qu'on découvre au fil du raisonnement était déjà contenu dans les prémisses et ne fait donc que redire la même chose : lorsque je dis « carré », j'implique aussitôt quatre côtés égaux, quatre angles droits, une diagonale sur laquelle on peut construire un carré de surface double, etc. (<==)

(33) « Ils s'étaient lancés dans leur examen » traduit le grec an epi skepsin hormèsôsi. Hormèsôsi est le subjonctif du verbe horman, dérivé de hormè, « assaut, attaque, impulsion, désir, élan, ardeur, zèle », et implique donc l'idée d'un mouvement violent, fruit des pulsions ou d'un zèle pas toujours maîtrisé.
Skepsin, traduit par « examen », est l'accusatif de skepsis, nom d'action dérivé du verbe skeptesthai qui signifie « regarder attentivement, observer », et au figuré, « examiner, méditer, réfléchir ». Le sens premier de skepsis est « perception par la vue, observation ». Il s'agit encore ici d'un terme qui transpose à l'ordre du noèton un sens premier relatif à la vue. (<==)

(34) « Ils se servent en plus des apparences vues » traduit la grec tois horômenois eidesi proschrôntai. L'expression tois horômenois eidesi (« des apparences vues ») confirme que le Socrate de Platon ne perd pas de vue l'étymologie du mot eidos et son enracinement dans le « voir », et qu'il ne limite pas le sens d'eidos au seul cas des « apparences/formes » intelligibles. Lorsqu'un géomètre regarde le carré qu'il a dessiné pour mener ses raisonnements, ce qu'il perçoit est bien un eidos, appréhendé par la vue et dans lequel le nous identifie un schèma qu'il désigne par le nom de « carré » (pour Aristote, De anima, II, 418a7-26, le schèma fait partie de ce qu'il appelle « sensibles communs », au même titre que le mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos) et la grandeur (megethos), c'est-à-dire des notions perçues par tous les sens ou au moins plusieurs d'entre eux, le « sensible propre » de la vue, celui que la vue seule peut percevoir, étant pour lui la couleur (chrôma), ce qui montre qu'il a bien conscience, après avoir longtemps fréquenté Platon, que ce n'est pas la vue en tant que telle qui reconnaît les « formes », mais qu'il répugne à renoncer à en faire des données perçues par les sens). Mais ce schèma suscite aussi dans son esprit un eidos purement intelligible, une idea, qui est l'idea de carré, renvoyant à la réalité intelligible du « carré lui-même (to tetragônon auton) » comme origine de cette idea dont sa figure visible ne donne qu'une « image ». Et pas plus que le carré dessiné n'est dans l'esprit du géomètre qui le regarde, mais seulement son eidos (visible) perçu par lui, le « carré lui-même », dont le carré dessiné est une piètre image, n'est dans son esprit, mais seulement son eidos (intelligible), son idea, qui n'est que la perception intelligible que lui permettent d'en avoir les spécificités de l'esprit humain ; l'image dessinée du carré existe dans le temps et l'espace, en tant que réalité matérielle, sur le sable ou sur le papier où l'a dessinée le géomètre et le « carré lui-même », dont cette figure matérielle cherche à donner tant bien que mal l'image d'une instance particulière, existe en dehors du temps et de l'espace, sans taille ni position spécifique et indépendamment du fait que quelqu'un pense à lui ou pas.
Dans un cas comme dans l'autre, qu'il s'agisse d'eidos « visible » ou d'eidos « intelligible », on est donc bien en présence d'une « apparence », d'une « représentation » d'une réalité, visible (la figure dessinée) ou intelligible (le « carré lui-même »), qui est autre que la « représentation » qui s'en forme dans notre esprit. Et c'est bien parce que, dans un cas comme dans l'autre, c'est dans notre esprit que se forment ces repésentations, suscitées dans un cas par les données fournies par la vue, dans l'autre par le résultat de nos réflexions sur ces données, que l'on peut utiliser le même mot pour les deux, celui d'eidos. Et c'est parce qu'au point où l'on en est, il est plus important d'insister sur les similitudes que sur les différences, que Socrate utilise ici le même mot dans les deux cas, plutôt que de réserver schèma à l'un et idea à l'autre.
Mais remarquons aussi que la difficulté qu'ont les traducteurs déformés par deux mille cinq cents ans de « platonisme » et dont le grec ancien n'est pas la langue maternelle devant la formule horômena eidè est très probablement inverse de celle que devaient avoir les lecteurs contemporains de Platon : pour un contemporain de Platon, ce qui devait paraître curieux dans cette formule, c'est que Socrate éprouve le besoin de préciser horômenon (« visible ») en parlant d'eidos (« apparence »), alors que pour un « platonicien » moderne, qui donne à eidos, au moins dans le contexte de l'analogie de la ligne, un sens « technique » renvoyant à une supposée « théorie des formes/idées », ce qui paraît inacceptable, c'est que Socrate associe ici deux termes, horômenon (« visible ») et eidos (supposé signifier « Forme » au sens « noble », surtout dans une explication qui cherche à décrire une démarche spécifique d'un sous-segment de l'intelligilbe) qui sont pour eux incompatibles, ce qui les conduit à refuser de donner ici à eidos le même sens « noble » que celui qu'a eidè dans la réplique que Socrate est ici en train d'expliciter, comme on s'en rendra compte en examinant les diverses traductions de cette réplique ou en se reportant à la page sur « Le vocabulaire de la ligne » déjà mentionnée. Certains traducteurs (Chambry, Baccou, Robin, Cazeaux) n'hésitent pas à utiliser le même mot, « figure », pour traduire dans cette réplique de Socrate schèma et eidos, ce qui interdit de voir qu'il y a deux mots différent en grec, dont un, eidos, dont l'usage ici pourrait aider à préciser la portée ; Karsenty/Prélorentzos, pour leur part, traduisent horômenois eidesi par « images visibles », créant la confusions entre eidos et eikôn ; d'autres (Dixsaut, Pachet) traduisent horômenois eidesi par « formes visibles », mais sans donner à ce mot le poids qu'ils lui donnent ailleurs, Dixsaut en le traduisant ici par « formes » avec un f minuscules là où elle utilisait « Formes » avec un F majuscule auparavant, Pachet en utilisant ici « formes » là où il traduisait précédemment eidè par « formes idéales »; seul Leroux traduit ici et auparavant eidè par « formes » sans faire de distinctions par la graphie ou un qualificatif ajouté.
Il me semble pourtant que, par cette formule qui, pour ses contemporains, devait paraître redondante, Platon voulait justement les interpeler sur le fait que, contrairement à leur manière habituelle de penser et d'utiliser ce terme, toutes les eidè ne sont pas « visibles (horômena) » (puisqu'il éprouve le besoin de préciser que certaines le sont, ce qui implique que d'autres ne le soient pas), mais que pourtant toutes ont en commune quelque chose qui justifie qu'on les désigne par le même nom, eidos, (même si, dans d'autres contextes, on peut spécialiser le vocabulaire pour distinguer celles qui sont visibles de celles qui ne le sont pas en parlant dans un cas de schèma et dans l'autre d'idea), le fait d'être des « représentations », des « apparences », pour notre esprit.
Cette impression est confirmée par le verbe utilisé, proschrôntai. Proschrôntai est la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent moyen du verbe proschresthai, dans lequel le préfixe pros ajouté au verbe chresthai (« utiliser, se servir de ») introduit l'idée de « en plus, en outre », qui implique donc que ce qui est mentionné après comme « utilisé » n'est pas la seule chose qui est utilisée. Si les gens dont parle Socrate « se servent en plus des apparences vues », c'est qu'ils ne se servent pas que de ça. Et si, comme je viens de le dire, il a éprouvé le besoin de préciser que les eidè dont ils se servent en plus sont des eidè « visibles » alors qu'eidè renvoie naturellement pour ses contemporains au visible, c'est bien pour suggérer que les choses en plus desquelles ils utilisent des eidè qu'il a pris soin de qualifier de « visibles » sont elles aussi des eidè, mais des eidè qui, elles, ne sont pas visibles, mais seulement intelligibles. Ces eidè qui ne sont pas « visibles », ce sont par exemple les « concepts » associés à ce qu'il vient de donner, dans la réplique précédente, comme exemples d'hupotheseôn : l'impair et le pair, ou encore les trois eidè d'angles (cf. note 27), qui, dans la mesure où il précise « trois », font évidemment référence aux notions d'angle aigu, d'angle droit et d'angle obtu, qui, en tant qu'eidè, ne sont pas visibles. Et c'est bien en plus (pros-) du fait de mentionner ces concepts commes données (hupotheseis) dans leurs énoncés, et parce que ces mots ne renvoient qu'à des eidè purement intelligibles, que les géomètres tracent des dessins qui leur donnent une « apparence » (eidos) visible pour s'aider dans leur réflexion.
Le Socrate de Platon ne cherche en effet pas à opposer une démarche, celle du premier sous-segment de l'intelligible, qui n'utiliserait que des « images » et donc des horômena eidè, des « apparences visibles », à l'exclusion de toute « abstraction », à une démarche, celle du second sous-segment de l'intelligible, qui n'utiliserait que des eidè intelligibles, des abstractions, sans aucune référence au sensible. Pas plus qu'il n'est possible, dans le segment du visible, de se trouver dans un contexte où on ne verrait que des images au sens du premier sous-segment du visible, c'est-à-dire que des ombres ou des reflets, car il ne peut pas ne pas y avoir aussi, visibles pour nous en même temps qu'eux, ce sur quoi se produisent ces ombres et ces reflets, et ce qui les produit, les objets dont ils sont ombres ou reflets, il n'est possible de penser sans avoir présentes à l'esprit des « abstractions » sous-jacentes aux mots de notre langage, qui ne renvoient pas tous à des réalités visibles et, comme va le dire ici Socrate, même celui qui a besoin de dessiner une figure pour s'aider dans ses raisonnements est capable de comprendre que la figure qu'il dessine n'est pas la réalité dont sont vraies les propriétés géométriques ou mathématiques qu'il met en évidence. Toute la question est de savoir jusqu'à que point chacun peut aller dans des raisonnements sur des réalités qui ne sont pas susceptibles d'être « visualisées » par des figures mais ne nous sont perceptibles par l'esprit que sous forme d'eidè exclusivement intelligibles, et quel degré de confiance il aura en de tels raisonnements, s'il acceptera de voir des réalités transcendantes derrière ces eidè ou ne les considérera que comme de simples mots.
Il est donc regrettable là encore, mais cohérent avec leur manière de comprendre ici eidè, que la plupart des traducteurs ne rendent pas ce pros- dans leur traduction : ainsi Chambry et Baccou (« ils se servent de figures visibles »), Dixsaut (« ils se servent de formes visibles »), Cazeaux (« ils s'aident de figures visibles »), Karsenti/Prélorentzos (« ils se servent d'images visibles »), Leroux (« ils ont recours à des formes visibles »). (<==)

(35) « Se font leurs raisonnements » traduit le grec tous logous poiountai. Selon les dictionnaires, logous poieisthai est souvent une simple périphrase pour legein, « parler ». Mais ici, cette expression associe à logos, mot déjà rencontré en 509d7-8 dans l'expression ana ton auton logon (cf. note 10) et en 510c7 dans l'expression logon didonai (cf. note 30), un autre des mots issus de la première formulation de Socrate en 510b4-9, le verbe poiein au moyen, qui, sous la forme poioumenè, constituait le dernier mot de toute cette réplique et dont nous avons vu dans la note 21 qu'il y jouait un rôle important, ce qui nous invite à mettre en regard ce tous logous poiountai (« ils se font les raisonnements/discours ») avec le tèn methodon poioumenè (« se faisant le plan de marche ») d'alors, et par la même occasion, avec le poièsamenoi hupotheseis (« s'en étant fait des soutiens ») de la réplique précédente, et aussi avec le logon didonai de cette même réplique, qui concerne justement les hupotheseis (« soutiens ») que se sont faits les gens que Socrate a pris comme exemples (géomètres et arithméticiens).
Notons pour commencer que le verbe poiein a un sens très concret : « faire, fabriquer, créer, produire », et qu'il est à la racine du mot poiètès, dont le sens premier est « créateur » ou encore « auteur » dans le sens le plus général avant d'en venir à désigner un « auteur » particulier, celui d'ouvrages, de logoi, écrits, initialement en vers, c'est-à-dire un « poète » (le mot français qui en est la transcription). Le fait que le verbe soit utilisé au moyen ajoute l'idée que la création, la fabrication, est faite dans l'intérêt personnel du sujet auquel il s'applique. Ainsi, on a vu à la note 28 que Socrate semblait opposer la démarche du second sous-segment de l'intelligible où l'on « se fait (soi-même) le plan de marche (tèn methodon poioumenè) » à travers les eidè (« apparences ») en vue d'atteindre un archèn anupotheton (« un principe directeur [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] »), sans avoir recours aux images (aneu tôn eikonôn), à la démarche du premier sous-segment où le « plan de marche », la « méthode » est plutôt imposée par la nature du problème posé, les propriétés inhérentes aux éléments « supposés (hupothemenoi) » au départ et les règles du raisonnement. Et c'est justement à propos des hupotheseis et pas de la methodon que, dans ce cas, Socrate avait employé le verbe poeisthai dans l'expression poièsamenoi hupotheseis (« s'en étant fait des soutiens ») : pour le géomètre ou l'arithméticien, la part de créativité qui lui revient n'est pas dans le chemin qui mène au résultat, mais dans le choix du problème qu'il cherche à résoudre et des données dont il part. Car même s'il est le premier à résoudre le problème qu'il s'est posé, il ne « crée » pas le chemin vers la solution, il ne fait tout au plus que le découvrir : celui qui, le premier, a « trouvé » que le carré double d'un carré donné était celui construit sur la diagonale du carré de départ (voir l'expérience de Socrate avec l'esclave dans le Ménon) n'a pas « inventé » cette solution, ce n'est pas lui qui a décidé qu'il fallait multiplier la longueur du côté du carré inital par racine de deux et que c'était justement là la longueur de la diagonale, mais cette solution était imposée, à lui comme à tous par la nature même du carré et il n'a eu qu'à la « découvrir ». C'est justement pour cela qu'une fois trouvée, elle s'impose à tous. Il n'a fait que « baliser » par un raisonnement logique un « chemin » qui était là depuis toujours (ou plus précisément, qui est hors du temps).
Ce qu'ajoute ici Socrate, c'est qu'en plus de « se faire » des hupotheseis, il « se fait » aussi des logous, des discours, ou encore des raisonnements (le mot que j'ai retenu ici pour traduire logos, pour rester proche de « raison » que j'avais utilisé pour les occurrences précédentes, mais qui ne convient pas ici). Socrate nous rappelle donc ici que la pensée ne peut se traduire que dans des logoi (« paroles, discours »), qu'il s'agisse de logoi prononcés et audibles, ou d'un « discours » intérieur, puisque, dans le Théétète, Socrate définit le penser (to dianoeisthai) comme « un discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi) » (Théétète, 189e6-7). Qu'il s'agisse donc de raisonner en soi-même (logous poieisthai) ou de rendre des comptes aux autres (logon didonai), c'est toujours de logoi qu'il s'agit, ce qui introduit une problématique supplémentaire à côté de celle du voir et de celle du penser, celle du legein (« parler », le verbe dont dérive logos), celle du langage et des mots. Car qui dit paroles ou discours dit mots, et se pose donc la question du statut des mots à côté de la question du statut des eidè, les deux étant indissociables l'une de l'autre puisque justement on ne peut penser sans le secours des mots.
Or, il me semble que si le Socrate de Platon utilise ici cette expression spécifique qui associe le verbe très concret poieisthai à logous, c'est entre autres choses pour nous amener à réfléchir sur la matérialité du langage, sur le fait que les mots qui servent à « construire » des discours et des raisonnements (logoi) ne sont en fait que des créations de l'homme et, à ce titre, d'autres formes d'« images » de ce qu'ils servent à désigner, « images » pour les oreilles et non plus pour les yeux, images audibles et non plus visibles, mais toujours sensibles. Dans la description synthétique du second sous-segment, il a introduit les eidè, les « apparences » ; en introduisant maintenant dans l'explicitation du premier sous-segment, celui dans lequel on a besoin d'images, les logous, il veut nous amener à réfléchir sur le rapport entre eidè et logoi, entre les « apparences » que nous percevons grâce à notre nous (« intelligence ») avec ou sans l'aide des yeux et les mots que nous utilisons pour en parler ou y penser, ou plutôt pour désigner dans notre pensée ou dans nos propos ce que nous soupçonnons être à l'origine de ces eidè, et donc prendre conscience de la distinction entre la « chose » elle-même et l'idea que l'on peut en avoir en tant qu'homme, c'est-à-dire d'animal doué de logos, l'« apparence » qu'elle a pour un esprit/intelligence (nous) humain. (<==)

(36) « Réfléchissant » traduit le grec dianooumenoi, participe présent moyen au nominatif masculin pluriel de dianoeisthai. Le verbe dianoeisthai, dans lequel on retrouve le préfixe dia- (« à travers », « jusqu'au bout ») et le verbe noein, dérivé de nous, « esprit, intelligence », au moyen, veut dire « penser, concevoir, avoir dans l'esprit, réfléchir ». J'ai cité dans la note précédente la définition que donne Socrate du dianoeisthai dans le Théétète, selon laquelle c'est un logon (« discours ») de l'âme avec elle-même. Avec ce verbe, Socrate commence à introduire dans la discussion des termes construits sur la racine nous, qui est aussi celle de noèton, le terme servant à désigner le segment que l'on cherche ici à diviser. Mais ce vocabulaire est plus problématique que celui relatif au visible. Tout le monde sait, ou croit savoir, ce que c'est que « voir (horan) », au point que la tendance spontanée est même d'étendre les termes relatifs au voir au registre de la pensée et d'employer des mots dérivés des diverses formes du verbe voir, comme eidos et idea, pour parler de ce que l'on saisit par le nous. Par contre, dans le registre de la pensée, le mot nous lui-même est assez ouvert, puisqu'il peut désigner aussi bien ce qui, dans le registre de la pensée, pourrait correspondre à l'organe de la vue dans le registre du visible, l'esprit qui nous rend aptes à penser, que la faculté qui résulte de l'existence de cet « organe », la faculté de penser ou intelligence, ou même la pensée elle-même, voire une pensée particulière, ou encore la qualité qui résulte de cette aptitude bien utilisée, l'intelligence en tant que qualité et non plus que faculté bien ou mal utilisée. Et de cette multiplicité de sens découle la multiplicité de sens du verbe qui dérive de nous, noein, qui peut aussi bien vouloir dire « penser, méditer » que « comprendre » ou « avoir dans l'esprit », ou encore « faire preuve de bon sens ».
Ici, le verbe utilisé par Socrate est un composé de noein, dianoeisthai, qui est formé à partir de noein de la même façon que dialegesthai, un verbe que nous allons bientôt trouver dans la bouche de Socrate pour l'explicitation du second sous-segment, à partir de legein (« parler »). Si l'on s'en tient aux dictionnaires, le sens de dianoeisthai n'est pas très différent de celui de noein. On peut penser qu'ici, Socrate utilise ce verbe, de manière cohérente avec la définition qu'il en donnera dans le Théétète (cf. Théétète, 189e4-190a6), pour désigner l'activité intérieure qui est celle d'une personne réfléchissant pour résoudre un problème, c'est-à-dire faisant marcher son intelligence pour progresser vers la solution de ce problème « à travers (dia-) » tout un raisonnement qui se traduira par des logoi à l'aide de mots pensés ou prononcés.
Ainsi comprise, cette activité n'est pas plus spécifique à l'un des sous-segments du noèton que le voir ne l'est à l'un des sous-segments du visible : c'est la même faculté de voir qui nous permet de voir des ombres et des reflets ou ce dont ces ombres et ces reflets sont des « images » ; de même, c'est la même faculté de penser qui nous permet de penser les horômena eidè (« apparences vues », voir note 34) suscitées dans notre esprit par des données issues de la vue et de penser les nooumena eidè, les « apparences » seulement accessibles par la pensée.
Mais nous verrons dans la suite de la discussion qu'il y a peut-être une autre manière plus restrictive de comprendre dianoeisthai (et le nom associé dianoia qui va bientôt apparaître dans la bouche de Socrate) qui, sans être en contradiction avec ce qui vient d'être dit, en restreint la portée au seul premier sous-segment de l'intelligible. Il n'en reste pas moins qu'à ce point de la discussion et du fait du large registre de sens de ce terme, rien ne permet encore de faire du dianoeisthai l'opération propre du premier sous-segment de l'intelligible. (<==)

(37) « Ressemblent » traduit le grec eoike, forme du verbe eoikenai, « être semblable, ressembler », dont dérive, via le participe eikôs, le mot eikôn, « image », utilisé par Socrate dans sa première formulation. (<==)

(38) Socrate reprend ici l'expression tous logous poiesthai (le texte grec est tous logous poioumenoi, participe présent au nominatif masculin pluriel) qu'il avait déjà utilisée deux lignes plus haut (cf. note 35), en semblant dire à peu près le contraire de ce qu'il disait au début de la réplique avec cette même expression quant à l'objet des logous que se font les géomètres. Mais si l'on regarde attentivement le texte, on remarque qu'il a changé la préposition qui en introduit le complément, et c'est ce changement qui fait qu'il ne se contredit pas : la première fois, les logous étaient peri autôn, « sur elles » (les horômenois eidesi, « apparences vues »), cette fois-ci, ils sont tou tetragônou autou heneka, « par rapport au carré lui-même » (qui n'est pas même un eidos, mais ce dont l'eidos intelligible du « carré lui-même », être mathématique abstrait hors du temps et de l'espace, est l'« apparence » dans notre esprit). Peri est une préposition à connotation spatiale, dont le sens premier est « autour de », alors que heneka, dont le sens est « à cause de, en faveur de, par rapport à », renvoie à un rapport abstrait entre deux termes sans aucune connotation spatiale ou temporelle. Socrate dit donc pour commencer que le géomètre fait ses raisonnements peri (« autour de ») ses figures tracées sur le sable ou sur une tablette de cire, y compris au sens le plus « physique » du terme (il tourne autour pour les tracer et les examiner, ou bien lui et ses auditeurs/élèves sont placés en cercle autour de ces figures), pour préciser dans un second temps que ses raisonnements sont en fait « par rapport» à autre chose que ces figures, « au profit » ou « en faveur » d'autre chose qui est en dehors du temps et de l'espace, de cela seul dont les propriétés démontrées sont vraies, puisque elles ne sont pas vrai stricto sensu des figures approximatives qu'il a tracées, mais seulement des êtres mathématiques abstraits qu'elles illustrent (on se rappellera ici la formule qui définit la géométrie comme « l'art de raisonner juste sur des figures fausses »). Le logos a donc le pouvoir de parler non seulement de ce qui est accessible par la vue, mais aussi de ce qui n'est appréhendable que par l'esprit et de nous permettre d'exprimer des vérités non seulement sur ce que nous voyons, mais aussi sur cela même qui, bien que non visible et hors du temps et de l'espace, est à la source de certaines des eidè, des « apparences » que notre esprit perçoit. (<==)

(39) Le choix comme exemples du « carré lui-même (tou tetragônou autou) » et de la « diagonale elle-même (diametrou autès) » nous renvoie au Ménon et à l'expérience avec l'esclave (Ménon, 80d-86d), à laquelle j'ai déjà fait allusion par anticipation dans les notes précédentes, où Socrate propose au jeune accompagnateur de Ménon de trouver le carré double en surface d'un carré donné, et finit par lui faire découvrir que c'est le carré construit sur la diagonale du premier carré. Sur tous les problèmes que pose ce texte et sur l'interprétation que donne Socrate de cette « expérience » à l'aide de la soi-disant « théorie de la réminiscence », qu'il vaudrait mieux appeler « mythe des réincarnations », voir les notes à ma traduction de cette partie du Ménon.
Ceci étant dit, notons que to tetragonon auton (« le carré lui-même ») n'est pas la même chose que to tou tetragonou eidos (« l'apparence du carré »), ni même que to tou tetragonou idea (« l'apparence intelligible du carré »), expressions que n'emploie pas Socrate ici. Le « carré lui-même », ou la « diagonale elle-même », ce sont les réalites transcendantes hors du temps et de l'espace dont les carrés dessinés sont des images et dont notre esprit, du fait de sa constitution, de ses capacités et de ses limites en tant qu'esprit humain (et non pas des particularités et des imperfections de l'intelligence propre de tel ou tel individu plus ou moins doué), ne peut percevoir que l'« apparence », l'idea. C'est ce dont sont vraies les propriétés qui seront démontrées « par rapport (heneka) » au carré. Toute la question est alors de savoir ce que chacun de nous, du fait des limites propres de son esprit, est capable de percevoir de cette idea du « carré lui-même » (ou de tout autre « abstraction ») et de sa « richesse (ousia) » au-delà de l'apparence purement visuelle, le schèma, que nous en suggèrent les images visibles que nous en faisons, et surtout si nous sommes capables de réaliser que le carré lui-même n'est ni l'image que nous en dessinons, ni même la représentaiton mentale que nous nous en faisons. Et si nous essayons de penser le carré sans lui donner une dimension, sans nous représenter mentalement une image plus ou moins précise de carré dessiné, sans « voir » quatre côtés égaux et quatre angles droits, n'y a-t-il pas un risque que ce à quoi nous pensons ne soit plus rien du tout ou ne soit plus qu'un simple mot ?
Que le géomètre sache, lorsqu'il fait sa démonstration, que le carré qu'il dessine est choisi arbitrairement, qu'il n'est qu'approximativement un « carré » et que sa démonstration ne s'applique pas à lui à proprement parler, et encore moins à lui tout seul, mais à n'importe quel carré, est une chose, mais cela ne veut pas dire qu'il a une claire compréhension de la nature de ce à quoi s'applique sa démonstration, ni même qu'il ait envie de se poser ce genre de questions. En fait, on peut même penser que c'est là-dessus en particulier que, comme l'a dit Socrate, il estime ne pas avoir à rendre de comptes (logon didonai, cf. note 30). Il fait sa démonstration sur « le carré » et de fait, le mot lui suffit, sans qu'il cherche à savoir quel est le statut ontologique de ce qui se cache derrière. Qu'est-ce que « le carré » qui n'est aucun carré particulier mais qui les est en quelque sorte tous à la fois ou, si l'on préfère, qui est leur modèle à tous, et qui pourtant n'a ni position précise ni dimension spécifique ? « Où » est-il ? Et cette question a-t-elle même un sens à son propos ? Ce sont là des questions qui n'intéressent pas le géomètre en tant que tel. Les questions qui l'intéressent et auxquelles il sait répondre sont de ce genre : « j'ai construit une maison carrée et je voudrais maintenant en construire une autre, deux fois plus grande, mais toujours carrée ; quelle taille dois-je donner aux côtés de ma maison ? » À cela, il saura répondre : « quelle que soit la taille de votre première maison, mesurez avec une corde, par exemple, la diagonale du carré qu'elle forme et prenez cette mesure comme taille des côtés de votre nouvelle maison. » (<==)

(40) « Ils façonnent » traduit le grec plattousin, et « ils dessinent », le grec graphousin. Le verbe plattein signifie au sens premier « façonner, modeler » en parlant d'un artisan travaillant la cire, l'argile ou tout autre matière malléable (c'est le verbe qui est à la racine du mot français « plastique »), mais il peut aussi s'employer au sens figuré au sens de « former » une personnalité par l'éducation, ou de « façonner » avec art des discours travaillés, ou encore au sens de « fabriquer » des mensonges. Dans le contexte, où l'on va parler des « ombres » et « images » que les résultat de ce « façonnage » produisent, il doit s'agir de « façonner » avec de la cire, ou avec quelque autre matière, des modèles en trois dimensions de solides géométriques comme des cubes ou des sphères. Graphein, quant à lui, signifie au sens primitif « égratigner, érafler », et, à partir de là, « dessiner » ou « écrire », et renvoie donc aux dessins que fait le géomètre des figures sur lesquelles il raisonne.
En utilisant ces verbes très concrets, Socrate veut insister sur le caractère matériel des images dont se servent les géomètres, ou les arithméticiens qui tracent des chiffres pour faire leurs opérations ou utilisent des boules ou des cailloux pour les représenter, en les assimilant même aux ouvrages de l'art humain de fabrication d'images, puisque ces deux verbes renvoient aux deux arts majeurs que sont la sculpture et la peinture.
Et dans un contexte où il vient d'être question à deux reprises de logous poieisthai (« fabriquer/faire des discours/raisonnements »), on peut aussi remarquer que ces verbes pourraient ne pas concerner que les dessins de figures ou de chiffres faits par ceux dont parle Socrate, mais aussi leurs discours qu'ils « fabriquent » en les façonnant (plattein) avant de les écrire (graphein), et que leur emploi pourrait donc être aussi de la part de Socrate une manière de nous rappeler discrètement que les mots aussi sont des créations humaines et des « images ». (<==)

(41) Même si l'on en reste à l'idée que graphousin ne renvoie qu'à des tracés « mathématiques », il n'en reste pas moins que ces tracés, que ce soit dans la cire ou sur le sable, ne sont visibles que par les reliefs producteurs d'ombres que créent dans la matière meuble les instruments de traçage, et que, si ces tracés sont faits sur des tablettes de cire, par exemple, on peut ensuite en voir des images, avec celles de la tablette, dans toute surface réfléchissante. Et ceci est a fortiori vrai de sculptures et de peintures. Ces « images » ne sont donc pas dans le premier sous-segment du visible, mais bien dans le second, comme toute autre « image » fabriquée par l'homme, qui entre dans la catégorie du skeuaston (cf. note 17), et Socrate insiste encore un peu plus en en donnant pour preuve le fait qu'elles peuvent elles-mêmes donner naissance à des image du premier sous-segment du visible en produisant des ombres ou en donnant naissance à des reflets. (<==)

(42) « Voir » traduit le grec idein, la forme verbale la plus proche d'idea, « idée », qui n'est pas utilisé ici. Idein signifie au sens premier « voir avec ses yeux » et peut aussi avoir le sens figuré de « voir avec les yeux de l'esprit », si bien que son utilisation ici par Socrate, pour parler de l'accès à des choses dont il va nous dire qu'elles ne sont « visibles » (seconde utilisation de idein sous la forme idoi, optatif, qui, là, ne peut se comprendre qu'au sens figuré) qu'à l'aide de la dianoia (traduit par « réflexion » à la fin de la phrase) est ambiguë car on peut aussi bien le prendre au sens propre, comme voulant dire que ces personnes qui ont besoin d'images pour servir de « soutiens » à leurs raisonnements prouvent ainsi qu'elles voudraient voir avec leurs yeux ce qui ne peut se « voir » qu'avec les « yeux » de l'esprit, et donc que leur recherche est vouée à l'échec et qu'elles montrent ainsi les limites de leur intelligence, que le prendre comme le idoi qui suit, au sens figuré et comprendre que Socrate veut dire qu'ils cherchent ainsi à atteindre ce qui ne peut être atteint que par la pensée, sans exclure qu'ils y parviennent. (<==)

(43) « Réflexion » traduit le grec dianoia, dernier mot de cette réplique de Socrate, qui est le nom d'action dérivé du verbe dianoeisthai dont il a été question à la note 36. En déclarant ici que les réalités de l'ordre intelligible ne peuvent être « vues » qu'à l'aide de la dianoia, sans prendre d'ailleurs la peine de préciser ce qu'il met sous ce mot de sens assez ouvert (cf. la fin de la note 36), Socrate semble pour l'instant faire de celle-ci l'équivalent de la vision dans le domaine du noèton. Ce faisant, Il veut sans doute nous amener à nous demander pourquoi nous ne faisons aucune difficulté à accorder l'existence à ce que nous voyons mais que nous sommes réticents à accorder l'existence à ce que nous offre notre réflexion dès lors qu'on ne peut l'associer à quelque chose de « visible », alors même que, d'une part, ce que nous désignons par des noms pour décrire ce que nous voyons n'est pas à proprement parler ce que nous voyons, qui se limite à des taches de couleurs, mais des abstractions dégagées de ces impressions sensibles par notre réflexion, à l'aide d'un processus devenu dans la plupart des cas automatique et inconscient avec l'âge (un nom dit « commun » désigne par nature un ensemble d'êtres similaires constituant les instances multiples d'un même eidos, cf. République X, 596a6-7, déjà mentionné en note 21), et qu'en plus, ce n'est pas la vue à elle seule qui nous conduit à accorder une telle confiance à ce qu'elle nous offre à voir, mais, si l'on y réfléchit bien, le toucher, qui seul garantit le caractère « tangible » (mot dérivé du verbe latin tangere, qui signifie « toucher ») de ce que l'on voit, là encore en résultat d'un processus qui a pris place dans les premières années de notre vie et qui nous a appris que la plupart des « choses » que l'on voit, on peut aussi les toucher, soit en étendant les mains si elles sont assez proches, soit en se déplaçant vers elles si elles sont plus lointaines, et que nous avons inconsciemment généralisé au fil des ans en admettant implicitement que c'est la distance seule qui peut dans certains cas nous empêcher de toucher certaines des choses que nous voyons, comme le soleil et les étoiles. Et c'est d'ailleurs ce même processus qui nous a appris à distinguer les choses elles-mêmes de leurs ombres et de leurs reflets, c'est-à-dire à faire la différence entre la vue directe et la vue indirecte, c'est-à-dire entre les deux processus visuels par lesquels Socrate a distingué les deux sous-segments du segment du visible : si je cherche à toucher l'image de moi ou de ma mère qui me tient dans ses bras devant la glace, ce n'est pas moi ou elle que je vais toucher, mais la surface du miroir, qui n'a ni la même texture, ni la même température, ni la même extension spatiale ; bref, ma main ne ressentira pas les mêmes sensations si je caresse le bras ou le visage de ma mère et si j'en caresse l'image sur le miroir, c'est-à-dire en fait le miroir en suivant tant bien que mal les contours de ce qui n'est qu'une image et qui est donc incapable de guider mes mouvements au toucher comme le ferait le « vrai » visage ou le « vrai » bras de ma mère.
Une des raisons qui peut nous faire accorder plus de confiance à la vue qu'à la réflexion est que la vue s'impose à nous « de l'extérieur » (c'est du moins le sentiment que nous en avons), alors que la réflexion nous semble être un processus se déroulant à l'intérieur de nous et dont nous pensons susciter le déroulement : nous ne choisissons pas ce que nous voyons « autour » de nous et nous avons appris, là encore avec l'âge, que, si d'autres personnes sont dans le même lieu que nous, elles voient la même chose que nous, alors que nous croyons être maîtres de notre réflexion, et nous savons que les autres ne « lisent » pas dans nos pensées et ne peuvent savoir, même en étant près de nous, ce à quoi nous pensons, si nous ne l'explicitons pas par des paroles. Mais en fait, ce n'est que grâce au langage, et donc à la réflexion, que nous pouvons savoir que ceux qui sont à côté de nous « voient » les mêmes choses que nous, et ce que nous leur désignons pour nous en assurer, à l'aide des mots que nous utilisons, ce sont justement des eidè et non pas des perceptions visuelles que nous transmettrions à leurs yeux pour qu'ils les comparent à leurs propres perceptions. Car la vue sans la réflexion qu'elle suscite et le logos qui permet d'en rendre compte n'est pas différente des sensations que produit sur un taureau le chiffon rouge qu'agite devant ses yeux un toréador et qui le font s'agiter en tous sens sans comprendre ce qui se passe et tomber sous le pouvoir de celui qui le mène par le bout du museau pour finir par le tuer. Et c'est exactement de la même façon que, par le dia-logos, nous pouvons comparer nos pensées, nos réflexions, et même les mener en commun, comme ne cesse de le faire le Socrate de Platon, si bien qu'il n'y a pas plus de raison objectives de croire que, parce que nous sommes d'accord sur ce que nous voyons (ce qui veut seulement dire que nous mettons les mêmes mots sur ce que nous supposons être les mêmes perceptions visuelles), cela prouve que ça existe, que de douter de l'existence de ce sur quoi nous réfléchissons ensemble mais qui n'est pas appréhendé par notre vue (et surtout notre toucher).
Il y a, pour Platon, un lien très étroit entre logos, et plus spécifiquement dia-logos, et dianoia, comme on s'en rendra compte en relisant Sophiste, 263e3-8, où l'étranger définit la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même, reprenant presque la formulation de Socrate en Théétète, 189e4-190a6, à laquelle je renvoyais dans la note 36, à ceci près que Socrate définit le dianoeisthai (le verbe dont dérive dianoia) en le décrivant comme un logon intérieur de l'âme, alors que l'étranger définit la dianoia (le nom d'action dérivé du verbe dianoeisthai) en en faisant un dialogos intérieur de l'âme. Au-delà de ces différences de détail, ce qui est important dans ces deux séries de termes, dia-logos/dia-legesthai et dia-noia/dia-noeisthai, c'est le préfixe dia- qu'ils ont en commun et qu'il faut prendre dans toutes ses résonnances : il évoque à la fois une idée de moyen (c'est « au moyen » du logos, « au moyen » du nous, que nous pouvons rendre raison de nos perceptions sensibles et intelligibles et justement les rendre intelligibles), une idée de séparation (c'est en sachant distinguer les unes des autres nos perceptions que nous pouvons les concevoir comme des entités distinctes, les identifier individuellement et les nommer convenablement), une idée de réciprocité (c'est dans l'échange avec d'autres, le dia-logos, ou avec soi-même, la dia-noia, que nous donnons sens à ce que nous percevons) et celle de « traversée » (dia dans le sens de « à travers ») d'un « espace » de sens qui nous renvoie à un au-delà (des mots aussi bien que des pensées) que les mots et les pensées cherchent à appréhender (les « êtres eux-mêmes » que nous voyons ou sur lesquels nous réfléchissons) sans que nous ayons la certitude de les saisir tels qu'ils sont, ou plutôt, si nous avons bien compris les limites du logos aussi bien que de nos perceptions sensibles, en ayant la certitude que nous n'en saisissons que des « apparences », des eidè, soit visibles/sensibles, soit intelligibles.
Pour en revenir à notre texte, ce que veut nous faire percevoir ici Socrate, c'est que les géomètres, grâce au caractère simple et « schématique » des concepts qu'ils manipulent, et indépendamment de la complexité des problèmes qu'ils cherchent à résoudre sur ces concepts simples, ont en main tout ce qu'il faut pour comprendre les mécanismes de la pensée et du discours et n'auraient qu'un pas de plus à faire pour y parvenir. En fait, ils se tiennent à un point où, selon qu'ils se tournent d'un côté ou de l'autre, selon qu'ils se contentent de chercher à résoudre les problèmes qu'on leur a posés ou qu'ils se sont posés en « redescendant » vers une teleutè mortifère ou qu'ils cherchent à comprendre ce sur quoi ils travaillent et ce qui rend possible pour eux ce travail, c'est-à-dire font un pas de plus vers le « haut », vers l'abstraction et la compréhension d'eux-mêmes en tant qu'animaux dotés de ces capacités, ils restent des géomètres guère plus avancés que les arpenteurs dont ils ont pris le nom (geometrès en grec signifie « mesureur de la terre () »), même si leurs élucubrations peuvent en mettre plein la vue aux profanes, ou ils font un grand pas vers l'état de philosophoi, quitte à perdre leurs admirateurs. Comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 21, c'est exactement cela que voulait signifier la formule dont on dit qu'elle était gravée sur le fronton de l'Académie,  ageômetrètos medeis eisito (« que pas un [qui est] inapte à la géométrie n'entre [ici] » (voir sur cette formule et ses sources, la page qui lui est consacrée dans la foire au questions de ce site) : si l'on n'est pas capable de percevoir que les constructions géométriques sur lesquelles on raisonne ne sont pas les figures qu'on utilise comme « soutiens (hupotheseis) » de nos raisonnements et qu'elles ne sont accessibles que par la dainoia, pas par la vue qui ne nous en donne que des approximations, ce n'est pas la peine d'aller plus loin sur la voie de l'abstraction et de la philosophia, car on sera encore moins capable d'admettre l'existence du beau dont une belle fille nous donne un exemple !
Et il y a fort à parier que Platon a donné à son analogie des colorations géométriques en parlant de ligne segmentée et y a utilisé des expressions qui pouvaient avoir une connotation technique en géométrie, comme ana ton auton logon (cf. note 10), pour mettre à l'épreuve ses lecteurs et séparer ceux qui en resteraient au niveau de la géométrie en se focalisant par exemple sur la question de savoir si les deux segments sont isa (« égaux ») ou anisa (« inégaux ») (cf. note 8), et sur la signification que peut avoir cette (in)égalité, de ceux qui sauraient voir qu'il ne s'agissait que d'images, d'ana-logies, qu'il fallait dépasser pour comprendre ce qu'il cherchait à nous faire découvrir, par et au-delà de la géométrie, et voir que le logon dont il était question n'était justement pas géométrique. (<==)

(44) « Eh bien, je disais en effet intelligible cette apparence, mais l'âme contrainte de/se contraignant à se servir de soutiens dans sa recherche sur elle » traduit le grec touto toinun noèton men to eidos elegon, hupothesesi d' anagkazomenèn psuchèn chrèsthai peri tèn zètèsin autou. Si tous les traducteurs ignorent joyeusement l'indétermination qu'on retrouve ici, après l'avoir déjà rencontrée sur la forme anagkazetai du même verbe anagkazein en 510b5 (cf. note 21), sur la manière dont il faut lire le participe anagkazomenèn, comme un moyen ou comme un passif, il ne sont par contre pas d'accord entre eux sur la manière dont il faut comprendre ce membre de phrase et donc sur le sens général de cette réplique de Socrate (voir à la fin de cette note les diverses traductions que j'ai consultées), et la source de leur difficultés n'est pas d'ordre grammatical, mais a plus à voir avec le sens qu'il faut ici donner à eidos. Grammaticalement en effet, la phrase s'analyse assez simplement : un verbe principal avec sujet implicite, elegon (1ère personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif actif du verbe legein), « je disais », commande deux séries de doubles compléments à l'accusatif opposés par men... de... (le de étant élidé en d' devant la voyelle initiale de angkazomenèn), le premier complément indiquant dans chaque cas de quoi Socrate « disait » quelque chose et le second ce qu'il en disait ; le premier groupe de deux compléments est constitué de touto to eidos (« cette apparence ») en tant que ce dont il dit quelque chose et de noèton (« intelligible ») en tant que qualificatif appliqué à ce dont il parle ; le second groupe est constitué de psuchèn (« l'âme ») en tant que ce dont il dit quelque chose, et de tout le reste de la réplique, constitué de participes successifs (anagkazomenèn, « contrainte de/se contraignant à » ; ouk iousan, « n'allant pas » ; chrômenèn, « se servant de ») complétés chacun par des membres de phrase plus ou moins complexes (dans le cas du premier participe, auquel je me suis arrêté ici, anagkazomenèn est complété par la proposition infinitive hupothesesi chrèsthai peri tèn zètèsin autou (« se servir de soutiens dans sa recherche sur elle »). Le problème est que cette traduction naturelle ne satisfait pas les traducteurs qui voudraient que chaque sous-segment soit constitué d'une « population » distincte et que Socrate soit ici en train de distinguer une « sorte/espèce/genre (leur compréhension de l'eidos utilisé ici par Socrate) » de noèta (« intelligibles ») « peuplant » le premier sous-segment de l'intelligible (les « objets mathématiques ») qui s'opposerait à une autre « sorte/espèce/genre » peuplant le second sous-segment de l'intelligible (les « formes/idées » au sens noble). Et cette tentation remonte à loin puisqu'elle a laissé des traces dans la tradition manuscrite, certains manuscrits donnant noètou (génitif) au lieu de noèton (accusatif), ce qui en fait un complément de nom de touto to eidos et force la traduction par « cette sorte d'intelligible », mais, du coup, déséquilibre la construction grammaticale de la phrase en empêchant que elegon puisse s'appliquer aux deux groupes opposés par men... de..., ce qui laisse toute la seconde partie de la réplique, à partir de hupothesesi d' sans verbe principal.
Mais même pour ceux qui respecte la structure grammaticale de la phrase, l'idée que Socrate décrit une catégorie distincte d'intelligibles n'est pas perdue pour autant, du fait du anagkazomenèn (« contrainte »), qui, lu comme un passif plutôt que comme un moyen, leur redonne la possibilité de supposer deux catégories distinctes d'intelligibles en situant dans la nature même des intelligibles en cause la « nécessité » (anagkè, racine du verbe anagkazein) qui impose la méthode de raisonnement qui serait alors propre à ces intelligibles et exclusive de tout autre pour les appréhender. Pour eux, au vu des deux précédentes répliques de Socrate, ce dont il est question ici c'est de la méthode de raisonnement hypothético-déductive des géomètres et autres mathématiciens, impliquée par les exemples géométriques précédemment utilisés par Socrate et par des expressions comme hupothesesi chrèsthai compris comme signifiant « se servir d'hypothèses » en donnant au mot « hypothèses » son sens moderne et spécifiquement mathématique, et, dans cette perspective, ils en viennent à considérer les « objets mathématiques » comme une catégorie particulière de noèta dont ils font la « population » du premier sous-segment de l'intelligible, réservant les concepts moins faciles à cerner mais plus « nobles » comme le beau, le juste, le bien, au second sous-segment.
Mais y a-t-il quoi que ce soit dans les propos antérieurs de Socrate qui suggère que les exemples géométriques qu'il utilise sont plus que des exemples, que le mode de raisonnement qu'il décrit ne concerne que les géomètres et les mathématiciens, et surtout qu'il est le seul utilisable pour réfléchir sur des concepts comme le carré et la diagonale ? Certes non ! Je dirais même qu'au contraire, tout son discours antérieur suggère qu'il est parfaitement possible de raisonner sur les concepts mathématiques en philosophos et non en mathématicien, et qu'il en donne justement un exemple par son discours, où il parle du « carré lui-même (tou tetragônou autou) » et de la « diagonale elle-même (diametrou autès) » et insiste sur le fait qu'il s'agit de concepts « qu'on ne peut voir que par la réflexion ». Et plusieurs éléments de ses deux précédentes répliques accréditent l'idée qu'il faut lire anagkazomenèn, et donc le anagkazetai de 510b5 dont il est la reprise, comme un moyen et non comme un passif : il nous y présente en effet les géomètres comme posant comme évidents les concepts qu'ils prennent pour point de départ de leurs raisonnements (les hupotheseis comprises comme « soutiens », comme ce que l'on « suppose » dans l'énoncé du problème, cf. note 21) et comme refusant d'en logon didonai, d'en rendre raison (sur l'expression logon didonai, voir la note 30). Bref, ce sont bien eux qui s'interdisent certains types de questionnements et qui s'obligent à ne faire que des raisonnements déductifs « descendant » à partir des données « supposées » au départ, et qui s'interdisent de remonter plus haut que ces hupotheseis vers des principes ; mais rien ne dit qu'il n'est pas possible à d'autres de logon didonai de ces concepts que sont le carré, la diagonale, etc. en acceptant de mettre en doute leur supposée « évidence » et en privilégiant un autre type de démarche, comme le fait justement Socrate en distinguant le carré lui-même des images sensibles de carrés dont ont besoin les géomètres pour mener leurs raisonnements déductifs.
En fait, la difficulté qu'éprouvent les traducteurs ici est directement liée à celle qu'ils éprouvaient face à horômenois eidesi, qui ouvrait en 510d5 sa réplique précédente (sur cette expression et les difficultés qu'elle pose aux traducteurs, voir la note 34), car les deux expressions, noèton eidos ici et horômena eidè (au datif horômenois eidesi) dans la réplique précédente, se renvoient l'une à l'autre, si bien que, si l'on n'a pas compris la première, ou pas accepté le sens naturel qu'il faut lui donner, on ne peut pas voir que l'autre y renvoie, ni comprendre pourquoi l'une est au pluriel, celle concernant le visible, et l'autre au singulier, celle concernant l'intelligible. Ce n'est pas pour signifier qu'il n'y aurait qu'un seul eidos qui serait noèton dans tout ce dont a parlé Socrate auparavant, où il a mentionné à la fois le « carré lui-même (tou tetragônou autou) » et la « diagonale elle-même (diametrou autès) », mais pour suggérer que, par rapport à chaque terme que mentionne le géomètre, carré, diagonale, ou tout autre objet géométrique qu'il met en œuvre dans ses raisonnements, il y a une multiplicité d'images qui peuvent en être données et qui produiront en nous des horômena eidè distinctes par leur taille, leur position, leur orientation, la matière dans laquelle elles sont tracées, etc., mais que toutes renvoient à un unique noèton eidos qui est la perception par notre esprit de l'idea sous-jacente à ce terme, l'idée de carré, ou de diagonale, ou de quoi que ce soit d'autre. Ainsi, pour faire trouver à l'esclave de Ménon la solution au doublement du carré, Socrate est amené à tracer sur le sol au moins quatre carrés qui forment ensemble un cinquième carré quatre fois plus grand que chacun des quatre premiers et quatre diagonales, qui forment ensemble un sixième carré, deux fois plus grand que chacun des quatre premiers ; mais tous sont des « images (eikones) » dans le monde visible du « carré lui-même », unique et hors du temps et de l'espace, qui suscite en nous cette « idée de carré », unique elle aussi dans notre esprit. Et cet unique noèton eidos est celui « en plus » duquel (voir la note 34 sur le pros- de la forme verbale proschrôntai dont tois horômenois eidesi est le complément) les géomètres « utilisent » les multiples horômena eidè autour (peri, voir note 38) desquelles ils construisent leurs raisonnements. Mais comment comprendre que Socrate éprouve ici le besoin de préciser à propos de quoi il parle de noèton eidos (« apparence (au singulier) intelligible ») quand on refuse de voir qu'il parlait auparavant de horômena eidesi (« apparences (au pluriel) visibles ») ?...
S'il faut supposer des « populations » différentes accessibles aux deux démarches correspondant aux deux sous-segments de l'intelligible, c'est seulement que tous les intelligibles ne sont pas accessibles par la première démarche, mais seulement ceux qui sont susceptibles d'« images » visibles, ce qui inclut non seulement les objets de la géométrie de du calcul représentables par des figures, mais aussi tous les êtres visibles du second sous-segment du visible : êtres vivants et objets fabriqués, ou plus précisément, toutes les « idées » que matérialisent ces êtres, les hommes, qui sont des « images » de l'Homme, les lits, qui sont des « images » du Lit, etc., mais exclut des « idées » comme celle du beau, du juste, et surtout du bon. Mais après tout, dans l'ordre visible, toutes les réalités sensibles ne sont pas susceptibles de produire des ombres et des reflets : ainsi il n'y a pas d'ombres ou de reflets du vent, tout au plus du mouvement qu'il produit dans les plantes ou des tissus, pas d'ombres ou de reflets de sons ou d'odeurs, et pourtant nul ne conteste la réalité de ces choses. Reste que tout ce qui peut donner des ombres ou des reflets fait partie de ce qui est accessible dans le second sous-segment du visible. Et de même, dans le registre de l'intelligible, tout ce qui est accessible par la démarche du premier sous-segment l'est aussi par la démarche du second. Mais la démarche du second sous-segment donne accès en plus à des réalités qui ne sont pas accessibles à la démarche du premier, et qui se trouvent justement être les plus importantes pour la conduite de notre vie.
Voici pour finir la traduction de ce membre de phrase chez les divers traducteurs que j'ai consultés, avec, entre parenthèses à la suite, le rappel de leur traduction du tois horômenois eidesi proschrôntai de 510d5, et, en rouge dans chaque traduction, les mots servant dans chaque cas à traduire eidos.
- Chambry (Budé) : « Voilà ce que j'entendais par la première classe des choses intelligibles, où, dans la recherche qu'il en fait, l'esprit est obligé d'user d'hypothèses, sans aller au principe... » (510d5 : « ils se servent de figures visibles ») : Chambry opte résolument pour un découpage de « populations » entre les divers sous-segments, en ajoutant un « première » qui n'est pas dans le grec devant « classe » par lequel il traduit eidos et en traduisant comme s'il lisait le génitif noètou alors que dans le grec, il donne la leçon noèton. Pour lui, c'est donc bien la nature des intelligibles considérés qui impose le mode d'appréhension que nous pouvons en avoir et non pas l'homme qui choisit de ne pas chercher plus loin que les « soutiens » sur lesquels il s'appuie, ou qui en est incapable du fait des limitations de son esprit. S'il traduit eidos de manière différente ici et en 510d5, il ne donne à aucune de ces deux occurrences un sens spécifiquement « platonicien » qui renverrait à la supposé « théorie des formes/idées ».
- Robin (Pléiade) : « Ainsi donc, tandis que je disais intelligible cette façon de penser, d'un autre côté, je disais que, pour y conduire sa recherche, l'âme est contrainte de recourir aux hypothèses... » (510d5 : « ils font en outre usage de figures visibles ») : la traduction d'eidos par « façon de penser » laisse rêveur, surtout quand c'est pour en venir à qualifier cette « façon de penser » d'« intelligible » ! Que serait une façon de penser qui ne serait pas intelligible ? Une pensée inintelligible ? Est-ce à dire que pour Robin, le problème que se poserait ici Socrate serait de distinguer les personnes qui savent raisonner de celles qui tiennent des propos inintelligibles ?!... Mais alors, que restera-t-il pour le second sous-segment de l'intelligible ?... Et en 510d5, il traduisait eidos comme s'il lisait schèma.
- Baccou (GF90) : « Je disais en conséquence que les objets de ce genre sont du domaine intelligible, mais que, pour arriver à les connaître, l'âme est obligée d'avoir recours à des hypothèses... » (510d5 : « ils se servent de figures visibles ») : Baccou respecte la structure générale de la phrase et l'opposition introduite par le men... de...., mais s'appuie sur une lecture d'angkazomenèn comme passif pour faire des « objets de ce genre » (sa traduction de touto to eidos) un genre distinct spécifique du premier sous-segment de l'intelligible. Même remarque pour Baccou que pour Chambry en ce qui concerne les deux traductions de eidos.
- Dixsaut (Bordas) : « En cela consiste donc le premier aspect de l'intelligible dont je te parlais ; en lui l'âme est contrainte d'user d'hypothèses pour conduire sa recherche... » (510d5 : « ils se servent de formes visibles ») : Dixsaut gomme l'opposition introduite par men... de... pour la remplacer par une opposition implicite entre les deux sous-segments de l'intelligible qu'elle souligne en introduisant, comme Chambry, un « premier » devant « aspect » (sa traduction de eidos) et en lisant noètou plutôt que noèton ; et, comme tout le monde, elle lit angkazomenèn comme un passif. Et paradoxalement, alors qu'en 510d5, elle accepte de parler de « formes visibles » (mais sans le « F » majuscule à « formes » qu'elle utilise lorsqu'elle pense que Socrate parle des « formes » au sens de la supposée « théorie des formes/idées » platonicienne), elle ne voit pas l'intérêt ici de parler de « Forme intelligible », sans doute parce que, pour elle, c'est une telle expression qui serait une redondance.
- Pachet (Folio essais 228) : « Voilà donc l'espèce intelligible dont je parlais, et je disais que l'âme y était contrainte de se servir d'hypothèses pour sa recherche... » (510d5 : « ils se servent en outre de formes visibles ») : Pachet, lui aussi, gomme l'opposition introduite par men... de... pour la remplacer par un « et » de coordination entre les deux parties de la réplique et, de ce fait, il est obligé de traduire elegon deux fois par des verbes différents (« je parlais », puis « je disais ») ; par ailleurs il fait de noèton un épithète d'eidos, ce qui revient à peu près au même que de lire noètou, mais est inacceptable du point de vue de l'ordre des mots : touto... noèton... to eidos (en ignorant le toinun et le men) n'est pas un ordre de mots acceptable en grec si noèton est épithète d'eidos ; et pour finir, il ne déroge pas à la règle et lit angkazomenèn comme un passif. Enfin, comme Dixsaut, il accepte de parler de « formes visibles » en 510d5, mais répugne aussi à l'idée de « forme intelligible », sans doute pour les mêmes raisons qu'elle.
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « C'est ce que je voulais mettre dans la ligne figurée du monde spirituel : les postulats sont nécessaires pour la recherche que l'âme veut y faire... » (510d5 : « ils s'aident de figures visibles ») : comme à son habitude, Cazeaux ne traduit pas mais paraphrase ; et sa paraphrase montre que, comme les autres, il comprend que c'est la nature même des objets supposés peupler le premier sous-segment qui impose la manière de raisonner sur eux. En ce qui concerne eidos, il est à peu près impossible de savoir quel mot ou groupe de mot de sa paraphrase le « traduit » (« ligne figurée » ? « monde » ? les deux ensemble ?), alors qu'en 510b5, lui aussi le traduisait comme s'il lisait schèma.
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Voilà donc ce que j'appelais le monde intelligible : pour le connaître, l'âme est obligée d'user d'hypothèses...  » (510d5 : « ils se servent d'images visibles ») : ici aussi, l'opposition introduite par men... de... est supprimée, mais de plus, Karsenti/Prélorentzos laissent entendre par leur traduction que c'est de tout le « monde intelligible » que parle ici Socrate, ce qui suppose qu'ils lisent noèton comme épithète d'eidos (ce qui, on l'a vu à propos de la traduction de Pachet, est impossible avec l'ordre des mots du grec) et qu'ils comprennent noèton eidos comme s'opposant à horômenon eidos au singulier (et non aux horômenois eidesi de 510d5, où ils traduisent eidesi comme s'il y avait eikosi), en gommant en fait le touto initial ; et eux aussi lisent angkazomenèn comme un passif, pour finir par considérer que le mode de raisonnement décrit ici par Socrate s'applique à tous les intelligibles.
- Leroux (GF653) : « Eh bien, voilà présenté ce genre que j'appelais l'intelligible : dans sa recherche de ce genre, l'âme est contrainte d'avoir recours à des hypothèses... » (510d5 : « ils ont recours à des formes visibles ») : même compréhension générale de cette réplique par Leroux que par Karsenti/Prélorentzos : Socrate parle ici de tout l'intelligible (pour traduire noèton par « l'intelligible », Leroux suppose un article substantivant l'adjectif verbal qui n'est pas dans le grec) et c'est la nature de ces objets qui impose la méthode de raisonnement sur eux. Et lui aussi, alors qu'il admet l'expression « formes visibles » en 510d5, ne voit pas l'intérêt de supposer que Socrate parle ici de « forme intelligible ». (<==)

(45) Toute cette réplique utilise un vocabulaire spatial où il est question de « haut » et de « bas », qui laisse penser qu'il faut voir la ligne de l'image comme verticale, avec le visible en bas et l'intelligible en haut (ce qui est cohérent avec l'imagerie que l'on va trouver dans l'allégorie de la caverne qui suit, où il est aussi beaucoup question d'ascension et de redescente) : ici en effet, l'âme est dite ne pouvoir « s'élever plus haut que les soutiens (tôn hupotheseôn anôterô ekbainein) » « jusqu'à un principe (directeur) (ep' archèn) » (le sens premier de epi, dont ep' est la forme élidée, est « sur »), et elle utilise comme images « les choses mêmes qui sont copiées par celles d'en bas (autois tois hupo tôn katô apeikastheisin) » (tôn katô, « les choses d'en bas », renvoie au premier segment du visible, celui des images, et la préposition hupo, utilisée ici dans le sens de « par le fait de », signifie au sens premier « sous »).
Par ailleurs, la fin de la phrase utilise des pronoms dont il n'est pas évident de déterminer les antécédents : « eikosi de chrômenèn autois tois hupo tôn katô apeikastheisin kai ekeinois pros ekeina hôs enargesi dedoxasmenois te kai tetimèmenois ». Le problème est posé par le « ekeinois pros ekeina », dans lequel on trouve deux fois le même pronom démonstratif, ekeinos, « celui-là », une fois au datif neutre pluriel ekeinois et une fois à l'accusatif neutre pluriel ekeina. La difficulté vient de ce qu'ekeinos se comprend en général par rapport à un autre démonstratif, houtos, « celui-ci », le premier, ekeinos, renvoyant à la personne ou la chose la plus éloignée, et l'autre, houtos, à la plus proche. Or, ici, les deux choses qui sont mises en relation sont désignées par le même ekeinos, et la phrase parle de trois « sortes » de choses : les « apparences (eidè) » que l'on qualifie d'« intelligibles » sur lesquelles porte toute cette réplique, les réalités visibles appréhendées selon la démarche propre au second sous-segment du visible qui servent d'images pour leur appréhension, et les images visibles de celles-ci que peuvent donner ombres et reflets, selon le mode d'appréhension propre au premier sous-segment du visible. Tous les mots en rouge sont au datif pluriel (pour les verbes, au participe aoriste ou parfait passif), et l'on peut donc penser qu'ils renvoient tous à la même chose, c'est-à-dire, comme le montre clairement le début de la phrase, aux réalités visibles qui servent d'images pour l'accès aux intelligibles selon la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible et sont elles-mêmes copiées par les « images » dont il est question à propos du premier segment du visible. Ceci règle le cas du ekeinois. Reste donc à savoir si le ekeina renvoie aux tôn katô, aux « choses d'en bas » qui sont images des précédentes (le sous-segment des images dans le visible), ou aux intelligibles dont les réalités visibles nous donnent une image représentés par le touto... to eidos du tout début de la phrase, qui renvoie justement lui-même à un auta ekeina à la fin de la réplique précédente de Socrate. La plupart des traducteurs optent pour la première solution et voient là une opposition entre objets et images de l'ordre visible. Mais, au-delà des indices grammaticaux qui prêchent pour l'autre option, le fait, d'une part, que, s'il en était ainsi, les deux ekeinos renverraient finalement aux deux choses qui sont les plus proches du renvoi dans la phrase, et donc dans la mémoire des auditeurs (dans ce genre de phrases abstraites, la « proximité » ou l'« éloignement » auxquels font référence un « celui-ci » ou un « celui-là » sont plus « linguistiques » que spatiaux, et concernent plutôt ce dont on a parlé en dernier par rapport à ce dont on a parlé auparavant), et d'autre part, la présence d'un autre ekeina à la fin de la réplique précédente de Socrate, c'est surtout le sens de ce qui est dit ensuite qui rend peu probable la première solution : les qualifications qui sont attribuées aux ekeinois (le fait d'être « réputées et estimées »), et sur lesquelles je vais revenir dans un instant, le sont « parce qu'elles en mettent plein la vue (hôs enargesi) ». Or enargesi, datif pluriel neutre de l'adjectif enargès, qui signifie « qui se rend (en-) clairement visible, brillant (argès), évident, manifeste » (par exemple en parlant d'un dieu qui se rend visible aux hommes, mais aussi d'images vues en songe), n'est pas un comparatif, comme on pourrait s'y attendre s'il s'agissait de comparer deux ordres du visible, celui des originaux et celui des images. Sans compter que justement, certaines « images » sont tout aussi « clairement visibles » que certains « originaux », ce qui pose la question de savoir comment notre vue seule nous permet de distinguer des « images » visibles d'« originaux ». Alors que, s'il s'agit de comparer les objets visibles (ceux qui ne sont pas des images) aux intelligibles, le simple qualificatif de « visibles » est suffisant pour expliquer la valeur qu'on leur donne.
Voyons maintenant comment est qualifiée cette « valeur ». Les deux verbes utilisés, dedoxasmenois et tetimèmenois sont les participes parfait passif de doxazein et de timan respectivement, verbes qui renvoient, le premier à la doxa, l'« opinion », et le second à la timè, l'« évaluation », la « valeur », l'« estime ». Ces deux verbes sont pour le moins ambigus dans la bouche de Socrate, pour lequel l'opinion, la doxa, n'est pas ce qu'il tient en plus haute estime (voir, à la fin du livre V, la section sur science et opinion). Bref, ce que veut dire Socrate, c'est que, ce que nous prisons et de quoi nous avons bonne opinion, c'est ce qui est enargès, c'est-à-dire, si l'on me passe l'expression, ce qui nous en met plein la vue, et que notre appréciation de la valeur respective de l'original et de l'image s'inverse quand on passe de la relation entre images visibles et originaux visibles, où l'on accorde plus de valeur aux originaux, à la relation entre « images » visibles et originaux intelligibles : là, on accorde plus de valeur aux « images », parce que visibles, sans réaliser qu'elles ne sont que des images, justement parce qu'on les conçoit comme originaux par rapport aux images visibles de la première catégorie. (<==)

(46) Glaucon ne fait ici que constater une évidence, à savoir, que Socrate vient de parler de la géométrie, et, comme on va le voir à la réplique suivante, Socrate n'éprouve pas le besoin de relever cette constatation et enchaîne directement sur l'explication de ce qui concerne le second sous-segment de l'intelligible. Glaucon constate aussi ici que Socrate n'a pas limité ses considérations à la géométrie, mais qu'elles s'appliquent aussi tais tautès adelphais technais (« aux arts qui lui sont apparentés », ou, mot-à-mot « aux arts sœurs de celle-ci »), formule assez vague et ouverte, qui fait écho à une formule encore plus vague de Socrate, qui avait commencé en renvoyant Glaucon aux hoi peri tas geômetrias te kai logismous kai ta toiauta pragmateuomenoi (« ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul et des [choses] comme ça », 510c2-3). Technais, datif pluriel de technè (féminin en grec, d'où la référence de Glaucon à ses « sœurs »), le mot employé par Glaucon, dont vient le français « technique », fait au sens premier référence aux « arts manuels », au « savoir-faire », au « métier » de l'artisan, et s'oppose souvent à l'epistèmè, la « science », le savoir qui permet de dominer son sujet. Pour chercher à mieux comprendre ce que Glaucon met sous le mot technè dans ce contexte, il faudra attendre sa prochaine réplique où, après avoir entendu Socrate expliquer la seconde des deux démarches caractéristiques des deux sous-segments de l'intelligible, il va reformuler sa compréhension de ces explications. Notons simplement pour l'instant que, comme je l'ai déjà dit à la note 43, geomètria vient de gè-metrein, c'est-à-dire de « mesurer (metrein) la terre () », et désigne à l'origine l'art tout pratique de l'arpenteur qui mesure les champs avant de désigner un « art » plus noble raisonnant sur des figures « abstraites », mais dont les finalités ne s'étaient peut-être pas complètement dissociées des applications pratiques que pouvaient en faire, non seulement les arpenteurs, mais aussi les architectes et d'autres corps de métiers ayant à travailler sur des formes régulières, des surfaces et des volumes.
On ne peut donc pas arguer de cette réplique de Glaucon pour affirmer que Socrate n'a en vue pour le premier segment de l'intelligible que les abstractions et les méthodes des mathématiques en général. J'ai déjà dit qu'il ne cherchait pas à isoler des noèta distincts dans chacun des deux sous-segments, mais seulement à décrire des modes de pensée spécifiques à chacun d'eux, mais, même à ce niveau-là, rien ne nous oblige à supposer qu'il limite ce qu'il a décrit aux raisonnements mathématiques. L'expression tais tautès adelphais technais, en l'absence de précisions ou de corrections de la part de Socrate, est suffisamment ouverte pour pouvoir englober tous les raisonnements de type « scientifique ». Et, comme je l'ai déjà dit, la géométrie n'est mise en avant par Socrate que comme l'exemple le plus élémentaire et à la portée du plus grande nombre d'une telle démarche (<==)

(47) « Le raisonnement lui-même » traduit le grec autos ho logos, qu'on pourrait aussi traduire par « la raison elle-même ». Pour décrire cette seconde démarche dans le registre du noèton, Socrate ne nous renvoie pas au nous, ou à l'âme (psuchè) tout entière, mais au logos, qui en est le produit, l'activité la plus noble, celle qui est spécifique à l'homme et qui, à travers le langage parlé, devient perceptible par les sens. Et de fait, logos, c'est d'abord tout simplement la « parole », le « discours », et, dans le Théétète, Socrate définit le penser (to dianoeisthai) comme « un discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi) » (Théétète, 189e6-7), comme je l'ai déjà signalé dans les notes 36 et 43.
Ceci étant, Socrate ne fait pas ici du logos l'élément caractéristique du seul second sous-segment de l'intelligible. Il faut comprendre l'expression « le logos lui-même » comme s'opposant à une expression (que Socrate n'emploie pas dans l'analogie et ne fait que suggérer) comme « le logos piloté par la vue, et plus généralement par les données des sens ». Bref, le logos est l'outil d'appréhension de l'intelligible dans son ensemble tout comme la vue est l'outil d'appréhension du visible dans son ensemble, ombres et reflets compris. C'est à travers le logos que l'on prend conscience que l'homme a un nous (« esprit, intelligence ») qui lui permet de penser. Et ce que Socrate veut nous faire réaliser par cette formulation concise, c'est d'une part que la réflexion, le raisonnement, ne peuvent se passer du langage (exprimé vocalement dans la conversation ou simplement pensé dans la réflexion intérieure), si bien que le logos est partout dans le segment du noèton, qu'il en est en quelque sorte la « matérialisation » pour nous, qu'il constitue le passage obligé du raisonnement et de la réflexion, et d'autre part que tous les mots du langage ne renvoient pas à des réalités sensibles, si bien qu'à un moment, le logos nous donne le pouvoir de raisonner sur des « idées » qui ne correspondent à aucune réalité sensible, et c'est là qu'on est dans le registre du « logos lui-même » dont il parle ici. C'est donc bien tout le registre de sens de logos qu'a en vue ici Socrate : l'aptitude à raisonner en ce qu'elle s'exprime dans le langage par des mots. Cela montre, une fois encore, toute la difficulté à laquelle est confronté le traducteur devant un mot comme logos, difficulté que j'ai déjà évoquée dans les notes associées aux précédentes occurrences de logos dans l'analogie : note 10 à propos de l'expression ana ton auton logon, note 30 à propos de l'expression logon didonai et note 35 à propos de l'expression tous logous peri autôn poiountai) pour tenter de justifier mon choix de le traduire à chaque fois par le même mot ou presque (« raison » ou « raisonnement » selon les cas). On voit clairement ici les limites de ce choix, car ni « raison », ni « raisonnement » ne renvoient pour nous aussi clairement que logos pour un grec contemporain de Platon au langage dans lequel se « matérialise » pour nous le raisonnement. (<==)

(48) « Par le pouvoir du dialegesthai » traduit, en partie seulement, le grec tèi tou dialegesthai dunamei. Je renonce en effet à traduire en français le terme dialegesthai, car le traduire ferait plus de mal que de bien. Les traducteurs traduisent classiquement ce tou dialegesthai par « (de la) dialectique » (« de la » présent ou pas selon qu'ils font de « dialectique » un nom complément de nom ou un adjectif qualificatif du nom utilisé pour traduire dunamis) ou par « du dialogue », transformant un infinitif substantivé en un nom ou un adjectif, ce qui, déjà, fait perdre la vision plus « dynamique » d'une activité en train de s'exercer que suggère en grec cette construction. Le sens de cette tournure est plutôt quelque chose comme « par la puissance/le pouvoir qui résulte du fait de dialoguer(/pratiquer la dialectique) ».
Mais là n'est pas le plus grave, car il ne s'agit somme toute que de nuance de sens. Le vrai problème est bien le sens qu'il faut donner à dialegesthai, infinitif présent moyen du verbe dialegein, formé du préfixe dia- (« à travers », « alternativement » ou « jusqu'au bout ») et du verbe legein, verbe dont dérive le mot logos. Au moyen, le verbe dialegein signifie, au temps de Socrate et Platon, « converser, discuter, s'entretenir avec », ou encore, chez Hérodote par exemple, « parler telle ou telle langue ou dialecte » (le mot français « dialecte », vient d'ailleurs de cet emploi), mais c'est un verbe relativement rare avant Platon : là où le site Perseus recense, dans l'ensemble des classiques grecs qui y sont disponibles, 19 400 occurrences du verbe legein, réparties chez tous les auteurs, il ne recense que 663 occurrences de dialegein/dialegesthai, dont seulement 38 chez des auteurs antérieurs à ou contemporains de Socrate (Homère : 5 ; Hérodote : 10 ; Thucydide : 3 ; Aristophane : 7 ; Antiphon : 6 ; Lysias : 7), alors qu'on en compte 216 chez Platon, 100 chez Xénophon et 76 chez Isocrate). Pour ce qui est des autres mots de même racine :
dialogos, qui a donné le français « dialogue », n'apparaît que 13 fois en tout, 9 fois chez Platon, 1 fois chez Isocrate, et le reste chez des auteurs tardifs (Plutarque et Flavius Josèphe) ;
dialexis, nom d'action dérivé de dialegein, n'apparaît jamais chez Platon (une précédente version de cette page mentionnait deux occurrences données par Perseus chez Platon, en Gorgias, 505d5 et en Théétète, 196e8, mais il s'agit en fait de deux occurrences de dialexèi, forme conjuguée de dialegesthai, confondues à tort par Perseus avec le datif dialexei de dialexis), et 1 fois en tout et pour tout, chez Aristophane (justement dans les Nuées, au vers 317, et dans la bouche de Socrate, glorifiant « les Nuées, grandes déesses des hommes oisifs, par lesquelles nous adviennent la connaissance (gnômèn), la dialexis, l'esprit (noun), et aussi la fabulation (terateian), la verbosité (perilexin), le boniment (krousin) et le saisissement (katalepsin) »), alors qu'on compte 120 occurrences de lexis, le dérivé équivalent de legein, dont 28 chez Platon ;
dialektikos, dont vient le français « dialectique », et qui n'existe en grec que sous forme d'adjectif, pas de nom (bien que l'adjectif se substantive en hè dialektikè, sous-entendu technè), est recensé 52 fois (en incluant la forme adverbiale dialektikôs), 21 fois chez Platon, 29 fois chez Aristote et 2 fois chez Xénophon.
Il semble donc bien que dialegesthai et les mots apparentés aient pris une importance nouvelle dans la mouvance de Socrate, sans qu'on sache pour autant le (ou les) sens que leur donnait celui-ci. Pour ce qui est de la compréhension qu'a pu en avoir Platon, on dispose de ses « dialogues », justement, mais ce n'est pas le fait qu'on ait transposé les mots à l'identique en français qui nous éclaire sur leur sens, et ce n'est pas à partir du sens que « dialogue » et « dialectique » ont pris en français qu'il faut tenter de comprendre Platon, mais au contraire à partir de Platon et des usages qu'il fait de ces mots qu'il faut tenter de déterminer le sens qu'il leur donnait, sans se laisser influencer par le sens qu'a pu prendre leur transcription en français. C'est pour cela qu'il me semble que le meilleur moyen de réduire l'influence du français en la matière et de forcer le lecteur à se poser des question et à comprendre le contexte au-delà des mots pris isolément est de ne pas traduire ce mot.
La première chose dont il faut se souvenir pour tenter de comprendre dialegesthai, c'est à la fois de la pluralité des sens du préfixe dia-, rappelée dans la note 43 à propos de dianoia (« réflexion »), et de la multiplicité des sens de logos/legein, déjà évoquée dans la note précédente. La question est de savoir si le dialegesthai se limite à l'art de « dialoguer », au sens que ce mot a pris en français, c'est-à-dire à une technique de la discussion entre plusieurs personnes, auquel cas on ne verrait pas bien ce qui différencie un Socrate des rhéteurs auxquels il s'opposait, ou si le mot va plus loin et suppose une attitude différente à l'égard du logos, qu'il faudrait « dépasser » pour parvenir à une « vérité » supérieure, sans que cela implique nécessairement un « dialogue » impliquant deux ou plusieurs interlocuteurs : n'oublions pas la référence au Théétète mentionnée dans la note précédente, selon laquelle la pensée est un logos de l'âme avec elle-même et celle à Sophiste, 263e3-8, mentionnée à la note 43, où l'étranger définit la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même. Et notons d'ailleurs que cette idée d'un dialegesthai qui resterait intérieur ne serait peut-être qu'un retour aux sources, car les 5 utilisations de ce verbe recensées chez Homère renvoient toutes les 5 à un même vers utilisé 5 fois à l'identique (Iliade, XI, 407 ; XVII, 97 ; XXI, 562 ; XXII, 122 et XXII, 385), formule toute faite comme on en trouve plusieurs chez lui, dont le texte est le suivant :
      Alla ti è moi tauta philos dielexato thumos;
qu'on peut traduire par :
      Mais pourquoi mon âme discute-t-elle ainsi avec moi ?
Cette formule est chaque fois mise dans la bouche d'un personnage différent (Ulysse, Ménélas, Agénor, Hector et Achille, respectivement), mais toujours, sauf pour la dernière, dans le cadre d'un « monologue » intérieur introduit par une autre formule toute faite :
      Ochthêsas d' ara eipe pros hon megalètora thumon :
      « Ô moi egô(n)...
c'est-à-dire :
      Affligé, il dit alors à son âme au grand cœur :
      « Pauvre de moi...
et dans lequel le héros balance entre deux options. Et si, lorsque la formule est utilisée par Achille (dernière occurrence), c'est dans le cadre d'un discours aux Achéens devant le cadavre d'Hector qu'il vient de tuer, il n'en reste pas moins qu'elle introduit au milieu de ce discours un a parte où Achille rentre en lui-même pour se remémorer le triste sort de son ami Patrocle. Bref, pour Homère, le dialegesthai est exclusivement « intérieur », et implique le seul thumos du héros (mot que j'ai traduit, dans les vers d'Homère, par « âme », et qui sert, chez Platon, à désigner la partie médiane de la psuchè, de l'âme, celle qui justement est tiraillée entre la voix du logos et celle des « passions (epithumiai) »). Or tout Athénien du temps de Socrate ou de Platon, qui avait passé son enfance à mémoriser les vers d'Homère en apprenant à lire, ne pouvait pas ne pas avoir présent à l'esprit ce vers passe-partout, lorsqu'il entendait parler de dialegesthai, même si le mot avait trouvé d'autres emplois depuis.
Bref, au vu de tout ceci, « dialogue » ou « dialoguer » met trop l'accent sur le dialogue oral entre plusieurs personnes (non que celui-ci soit exclu du dialegesthai selon Platon, mais il n'est pas sûr qu'il se limite à ça) et « dialectique » donne une connotation par trop technique à un mot que ne l'avait justement pas encore pour les interlocuteurs supposés de Socrate. Pour mieux comprendre ce que Platon entend par dialegesthai, il faudra attendre qu'il nous fasse décrire un peu mieux par son Socrate ce qu'il met derrière ce mot à la fin du livre VII. (<==)

(49) « Faisant » traduit littéralement le grec poioumenos, participe présent moyen du verbe poiein, « faire », dont il a déjà été question aux notes 21 (à propos de l'expression tèn methodon poioumenè qui clot la phrase éliptique dans laquelle Socrate introduit les deux démarches propres au segment de l'intelligible), 35 et 38 (à propos de l'expression tous logous poiesthai). Ce sens du moyen poieisthai revient ici à quelque chose comme « se faire l'idée que ». (<==)

(50) « Voies d'approche et tremplins » traduit le grec epibaseis te kai hormas. Epibasis, formé du préfixe epi- (« sur, vers ») et de basis, « marche », nom dérivé du verbe bainein, « marcher », veut dire au sens premier « action de marcher sur, ou vers », soit « approche », ou « attaque », ou encore « moyen d'approche, accès ».
Le sens premier de hormè est « élan, assaut, effort, départ ». Le mot peut aussi vouloir dire, au sens moral, « impulsion, désir, ardeur, zèle ».
Bien que Socrate utilise ces termes en tant qu'images du rôle que jouent les hupotheseis dans la seconde démarche, on voit qu'ils évoquent plus des modes d'action du logos que des instruments destinés à faciliter sa progression, et impliquent tous deux une idée de mouvement, et même de mouvement assez violent de l'âme dans son ascension vers le principe directeur du tout, c'est-à-dire vers le bien. (<==)

(51) Le texte grec traduit par « allant jusqu'à ce [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose], vers le principe (directeur) du tout » est mechri tou anupothetou epi tèn tou pantos archèn iôn. Il s'agit bien là de deux compléments distincts du verbe iôn (allant) introduits par deux prépositions différentes de sens voisin :
mechri avec le génitif signifie « jusqu'à » et introduit tou anupothetou, génitif neutre singulier, qui constitue donc un adjectif substantivé (comme « le beau », to kalon, ou « le bon », to agathon) ;
epi avec un accusatif, dont le sens est beaucoup plus large, à partir du sens premier de « sur », et qui peut signifier « à travers » ou encore « dans la direction de, vers », et aussi « jusqu'à », qui introduit tèn archèn, accusatif féminin singulier.
La reformulation semble disjoindre ici ce qui était joint dans la première formulation, qui parlait d'aller ep' archèn anupotheton, faisant d'anupotheton un qualificatif du « principe ». Il s'agit sans doute de mettre en valeur le anupotheton, plus important encore que l'appellation d'archè, de « principe », qui, elle, est renforcée par le complément qui en fait le principe « du tout ». Ce qui est anupotheton, pas « posé sous » quelque chose, c'est ce qui est principe du tout, qui domine tout comme le soleil, dans la section précédente, était présenté comme dominant tout l'ordre du visible, ou le bon tout l'intelligible. Il semble y avoir dans l'esprit de Platon un conflit entre l'image associée au mot hupothesis, qui est celle de « socle », de « base », que l'on met sous des raisonnements pour leur servir de « béquilles », et l'image associée au mot archè, qui implique une idée de domination, d'origine dont tout ce qui « découle » est nécessairement « plus bas » (un liquide coule de haut en bas). Mais, au-delà des images, ce qui est en jeu ici, c'est bien le statut même du « principe (archè) » par rapport à celui d'une « hypothèse ». Le « principe de toutes choses » n'est pas, pour Platon, une « hypothèse » plus « productive » que toutes les autres, mais quelque chose qui est bien d'un autre ordre. Et ce n'est pas en remontant d'hypothèses en hypothèses plus générales qu'on trouvera le principe de toutes choses. Les « physiciens » qui le pensent font fausse route et sont condamnés à l'échec, car ils restent prisonniers du premier segment du noèton. Ce n'est pas en « creusant la terre » pour trouver un « point d'appui » plus stable tout en restant prisonnier de l'ordre du devenir et du « visible » que l'on trouvera le « principe du tout », mais en « se retournant » vers la source de la lumière pour escalader la pente qui mène hors de la caverne (voir la section suivante avec l'allégorie de la caverne, que toute cette description de la progression du logos anticipe)...
Étant donné la position de ce passage dans la République, au cours d'une discussion sur « l'idée du bon (hè tou agathou idea) » (cf. 505a2), entre l'analogie du bien et du soleil, que cette section prétend compléter, et l'allégorie de la caverne que Socrate nous explique aussitôt comme une image de la marche de l'âme vers cette « idée du bon » (cf. 517b9-c1), et la manière dont est introduite l'analogie de la ligne elle-même, qui présente le premier segment, celui du visible, comme image du « royaume » du soleil et le second, celui de l'intelligible, comme image du « royaume » du bon (cf. 509d), il ne fait pas de doute que, comme je l'ai déjà dit dans la note 21 en expliquant anupotheton, le « principe du tout » qui est anupotheton, c'est le bon lui-même (auto to agathon), qui se montre à notre intelligence sous l'« apparence (eidos) » intelligible de cette « idée du bon ». Or chacun sait que le bon n'est pas une « hypothèse », quel que soit le sens que l'on donne à ce terme. Socrate nous l'a dit dès le début de la discussion, en 505d5-9 : si les hommes peuvent se contenter de ce qui a seulement l'air (dokein) beau ou juste sans l'être vraiment, personne ne se satisfera de ce qui a seulement l'air bon (agathos), mais ne l'est pas en vérité. Bref, le bon lui-même n'est pas une « hypothèse » (au sens moderne) et c'est en vue de lui que tous font ce qu'ils font. Ce qui est objet de discussion, ce n'est pas que tout homme ne recherche pas le bon, ce qui est (ou lui paraît) bon pour lui, mais ce qui est réellement bon pour lui. Nous ne raisonnons jamais en des termes du genre de : « si le bon existe, alors... », mais toujours en des termes comme : « si ceci est bon pour moi, alors... » Et la manière dont on « déduit » des « conséquences » du « principe du tout » qu'est le bon n'a rien à voir avec la manière dont on déduit des conséquences d'une hypothèse « scientifique ». Le bon n'est pas un point de départ, mais un point d'arrivée. Il n'est pas ce sur quoi nous nous appuyons pour avancer, mais ce vers quoi nous devons aller, ce qui éclaire la manière dont chacun de nous doit se construire. Notre problème n'est pas de le prendre pour « hypothèse », mais de chercher à le « voir » pour orienter notre marche dans la bonne direction. Il n'impose pas sa « loi » comme un « principe physique » dont les conséquences découlent de manière « nécessaire » et que nous pourrions « découvrir » à partir de ses effets en essayant de trouver l'« hypothèse » dont toutes les conséquences sont conformes aux faits observés (c'est-à-dire donc en prenant appui sur le « visible »), mais il est ce vers quoi nous ne pouvons pas ne pas aller dès qu'on en a pris une claire conscience, mais qui ne s'impose pas à nous si nous ne faisons pas effort pour le chercher. Il est ce que nous croyons voir, à tort ou à raison, à l'horizon de tous les buts que nous nous fixons. Il est ce qui donne à toutes choses leur « consistance », leur « valeur », leur « ousia » (cf. 509b6-10).
Et donc, en fin de compte, il est bien anupotheton dans tous les sens que l'on peut donner à ce terme. Il ne sert d'« hypothèse » à aucun raisonnement « scientifique », et comment le pourrait-il, puisque, bien que nous le cherchions tous, nous ne sommes pas tous d'accord sur ce qu'il est ; et il n'est pas « hypothétique » au sens de « pas certain », puisque tous sont certains que c'est lui qu'ils recherchent, en vérité et pas en illusion.
Tout se joue, entre les deux démarches du segment de l'intelligible, sur le sens qu'il faut donner dans chacune d'elles au mot archè. Lorqu'au début de cette réplique, Socrate commence par préciser que, dans cette seconde démarche, il faut faire « des soutiens (tas hupotheseis), non des principes (directeurs) (archas) , mais réellement des soutiens [utilisés] comme voies d'approche et tremplins », reprenant de manière négative ce qu'il avait dit précédemment en déclarant que, dans la première démarche, on prenait pour principes de départ (archomenoi, 510d1, verbe construit sur la racine archè) ce dont on s'était fait des soutiens (poièsamenoi hupotheseis, 510c6), il implique que, dans cette première démarche, archè signifie « principe » au sens de « point de départ » dans une perspective temporelle, et que donc, ce qui pourrrait, dans cette démarche, constituer un « principe du tout » (tou pantos archèn), ce serait ce que les « physiciens » ioniens cherchaient, l'un dans l'eau (Thalès), un autre dans l'air (Anaximène), un autre dans l'apeiron (« indéterminé », « illimité », « infini ») (Anaximandre), etc., bref un principe « physique », donc probablement « matériel », expliquant le monde visible par son « origine » dans le temps. Avec la seconde démarche, il y a un renversement de perspective, en ce sens qu'on ne cherche plus un principe « originel », mais un principe « directeur », hors du temps et de l'espace, donc intelligible et non physique, un « principe » qui n'est pas derrière nous à l'origine des temps, mais « devant » nous en tant que « fin », que ce qui donne sens et valeur à tout et oriente notre action.
On retrouve ici pour archè la même polysémie que celle que j'ai signalée à la fin de la note 21 à propos du mot aitia (« cause/responsable »), dont les sens sont d'ailleurs assez proches de ceux d'archè, puisque, en Métaphysique, A, 983b, sq., Aristote, dans des développements sur les différentes sortes d'archai proposés par les philosphes ioniens, assimile plus ou moins archè et aitia. L'archè du premier segment de l'intelligible peut être vu comme « cause » motrice ou matérielle dans une perspective temporelle où la cause précède l'effet, alors que l'archè du second segment de l'intelligible est « cause finale ». Et c'est bien cette différence dans la nature du principe (archè) auquel on lie ce à quoi on s'intéresse pour en faire le « responsable » (aitia) dont l'identification transforme une simple opinion en savoir qui, comme je l'ai dit dans la note 21, différencie le type de « savoir » auquel conduit chaque démarche, une image/parodie de savoir dans un cas qui ne nous dit rien de plus que comment faire les choses, un savoir vrai et complet dans l'autre, qui nous dit pourquoi il vaut mieux faire ci que ça.
Cette ambiguïté assumée par Platon conduit à des difficultés insurmontables de traduction, dans la mesure où il n'y a pas de mot français unique qui couvre tout ce registre de sens, si bien qu'on a le choix entre traduire le même mot par des mots différents en français selon le contexte, ce qui fait perdre de vue que c'est le même mot grec qui est sous-jacent, et donc rend incompréhensible l'effort de clarification sémantique de Socrate, ou conserver la même traduction pour le même mot, ce qui fait perdre de vue dans la traduction le fait que ce mot a, en grec, plusieurs sens possibles, et rend donc tout aussi incompréhensible l'effort de Socrate ! J'ai choisi la seconde approche (traduction du même mot grec par le même mot français tout au long de l'analogie, « principe (directeur) », avec le mot « directeur » entre parenthèses) en privilégiant le sens adapté à la seconde démarche et en mettant entre parenthèses le « directeur » de « principe directeur » pour essayer de faire percevoir qu'archè n'a pas toujours le même sens dans l'analogie et que c'est au lecteur moderne, comme c'était déjà le cas pour le lecteur contemporain de Platon, de déterminer par le contexte quel sens il faut donner dans chaque cas au mot.
Ayant dit ceci, il est intéressant de revenir maintenant à la version d'Aristote du principe anupotheton, à laquelle j'ai fait allusion dans la note 21. Dans le passage cité (Métaphysique, Gamma, 1005a19-b34), on voit le bon élève faire des efforts intenses et pourtant infructueux pour tenter de s'élever jusqu'à un « principe » qui réponde aux critères que suggère Platon : il a bien compris que ce « principe » n'était pas spécifique à tel ou tel domaine d'investigation et que donc il n'était pas de ceux dont les géomètres ou les arithméticiens (« oute geômetrès out' arithmètikos... », 1005a31) s'inquiètent ; il a bien compris qu'il transcendait l'ordre du « physique », et qu'il ne pouvait donc être atteint par les « physiciens » (« tôn phusikôn enioi », 1005a32) qui pensent que la phusis est le tout de l'être ; il a bien compris qu'il était de l'ordre du logos et que c'était au philosophos de le rechercher ; mais hélas ! chez lui, le dialegesthai est devenu sullogizesthai dans le sens le plus technique du terme (« raisonner par voie de syllogismes »), le philosophe doit se mettre en quête des « principes de l'art du syllogisme (peri tôn sullogistikôn archôn) », l'anupothetikon est pour lui synonyme de « certain (bebaios) », même s'il ajoute que ce principe « ne doit pas être une hypothèse (touto ouch hupothesis) » (1005b15), et ce qui, dans cette perspective, est pour lui le premier et le plus certain des principes c'est le principe de non contradiction ! Décidément, la leçon du Parménide, dans lequel Platon a pris la peine de choisir comme pâle interlocuteur de Parménide dans son « jeu fastidieux » un homonyme de son élève, un jeune Aristote, pour un exercice de pure logique dans lequel on démontre avec autant de rigueur tout et son contraire, faute de s'entendre dans chaque cas sur le sens qu'il faut donner aux mots qu'on utilise, et en particulier à des mots aussi abstraits que « être/étant (on), « un (en, neutre de eis) », ou encore ousia (qui ne semble pas avoir fait partie du vocabulaire du Parménide historique, mais fera fortune avec Aristote), au contraire de la « dialectique » que pratiquera l'étranger d'Élée dans le Sophiste (il me suffit d'ouvrir les yeux pour voir que « Théétète est assis » est vrai et « Théétète vole » est faux, cf. Sophiste, 263a-b, et cela me suffit à prouver l'existence du discours faux), ne semble pas avoir porté de fruits chez son premier destinataire ! Le principe de non contradiction ne peut être le « principe du tout » au sens où l'entend ici le Socrate de Platon, pour la simple raison qu'il est de l'ordre des moyens et non des fins et, qui plus est, des moyens pour nous les hommes, de raisonner juste. Il n'est donc tout au plus qu'une partie du mode d'emploi de notre intelligence (nous), de notre raison (logos), et il ne peut donc tout au plus que contribuer à nous permettre, à nous les hommes et à nous seuls, de faire bon usage de ce qui nous spécifie en tant qu'hommes pour comprendre et expliquer ce qui nous entoure et préexiste à nous. Il ne peut donc en aucune manière être principe du tout, et ne peut même pas à lui seul nous permettre de comprendre le tout sans le recours à l'expérience, car ce n'est pas le logos, le langage, ni même la logique, qui impose ses règles au tout, mais au contraire le tout qui impose ses règles, constatables et vérifiables à travers les données de l'expérience, au logos, qui ne fait qu'en rendre compte. C'est exactement cela que Platon cherchait à faire comprendre à Aristote, et à tous ses lecteurs, par l'exemple, avec le Parménide : à première vue, une succession de raisonnements menés sur les mêmes concepts (« un » et « être ») avec la même rigueur logique, semble arriver à des conclusions contraires les unes aux autres et ce n'est que lorsqu'on réalise que ces mêmes mots en sont pas pris dans le même sens d'un raisonnement à l'autre, comme le montre bien Mitchell H. Miller, Jr (dans Plato's Parmenide, The Conversion of the Soul, Princeton University Press, Princeton, 1986), que l'on peut faire disparaître les contradictions et trouver une cohérence d'ensemble à leur enchaînement dans une lecture « au second degré », ce qui montre bien que c'est au-delà des mots (dia logos) dans ce qu'ils cherchent à « imager » et non pas dans les mots et la logique qu'il faut chercher la vérité. Aristote se rend d'ailleurs plus ou moins compte du problème que pose son choix du « principe du tout », puisqu'il commence son exposé en parlant non de « principe (archè) », mais de « ce qu'on appelle axiomes (axiômatôn) en mathématiques », et en se demandant si c'est du même ordre, et dans le champ d'investigation de la même epistèmè que l'ousias (cf. 1005a20) : en cherchant à rapprocher axiôma, dont le sens premier est « prix, valeur, estime », d'ousia, dont le sens premier est « propriété, fortune, richesse », il semble vouloir caresser Platon dans le sens du poil en s'élevant dans l'abstraction à propos de ce qui fait la « richesse » des êtres, en passant d'un terme, ousia, qui évoque une « richesse » toute matérielle, terrienne ou monétaire, à un terme, axiôma, qui évoque une « valeur » beaucoup plus abstraite, d'ordre qualitatif plus que quantitatif, qui renvoie aux idées de « convenance », d'« estime », de « considération » (les axiômata des mathématiciens sont des propositions qui valent par elles-mêmes, sans qu'il soit besoin de chercher à les démontrer, donc qui ont une « valeur » propre), mais en même temps, il semble pencher du côté des Pythagoriciens, en allant chercher dans les mathématiques les principes ultimes du tout, alors que pour Platon, les mathématiques, tout autant que la logique chère à Aristote (qui a fini par être absorbée par les mathématiques, puisque la théorie des ensembles propose une reformulation des règles de la logique d'Aristote à travers les règles d'inclusion des ensembles, et que l'algèbre de Boole permet de transformer en opérations arithmétiques des opérations logiques), restent de l'ordre de moyens et ne peuvent tout au plus que nous aider à comprendre des « comment ? », mais jamais des « pourquoi ? », alors que les seules questions qui devraient nous intéresser sont celles qui concernent les « pourquoi ? » : pourquoi vaut-il mieux pour nous faire ci que ça ? C'est la « valeur » impliquée par les questions de ce type qui seule devrait nous importer, et cette valeur est ce que nous appelons tous « bon », ou « bien », sans pour autant être d'accord sur ce qui est « bon » pour nous, ce qui constitue notre « bien ». Quant à savoir si ce principe, dont Aristote voudrait faire le principe du tout, est certain et incontestable, il est le premier à nous en faire douter, puisque, pour l'affirmer irréfutable, il est déjà obligé de contester que certains, dès avant lui, aient voulu le mettre en doute (en 1005b25, il met en doute la parole de ceux qui prétendent qu'Héraclite le mettait en doute). Et l'on sait que depuis, d'autres ont tenté, avec plus ou moins de succès, de développer des logiques qui s'affranchissent de ce principe... (<==)

(52) « Ayant mis la main dessus » traduit le grec hapsamenos autès. Le verbe haptesthai, dont hapsamenos est le participe aoriste, signifie au sens premier « toucher, mettre la main à », et est à l'origine de mots comme aptos, « tangible », et apsis, « le toucher ». Il peut se traduire par « atteindre », mais il m'a semblé important de garder dans la traduction le caractère « tangible » que Platon cherche à donner à son « principe du tout » par le choix de ce verbe. Il y a là une manière de plus de suggérer qu'il ne s'agit pas d'une pure « invention » de notre esprit, mais de quelque chose qui lui est, sinon « extérieur », du moins « transcendant » en ce que son existence ne dépend pas de nous. (<==)

(53) « Y rattachant en retour ce qui s'y rattache » traduit le grec palin au echomenos tôn ekeinès echomenôn. Cette formule pose un problème de traduction, en ce sens qu'elle utilise deux fois le participe présent moyen du verbe echein, dont le sens premier est « posséder, tenir, retenir », et de là « avoir », dans deux rôles différents : d'une part en tant que verbe ayant pour sujet le autos ho logos du début de la phrase, dans une série de propositions utilisant des verbes au participe présent ou aoriste pour décrire les étapes successives du processus suivi par le logos (iôn, « allant » ; apsamenos, « ayant mis la main dessus » ; echomenos, « rattachant » ; et un peu plus loin, proschrômenos, « se servant en plus ») ; d'autre part, en tant que complément d'objet (au génitif pluriel tôn echomenôn) de ce participe présent, au neutre, et substantivé par l'article. Il n'est pas rare de trouver en grec une tournure où l'on utilise comme complément d'objet direct d'un verbe le nom de même racine que le verbe, mais le problème vient ici de la multiplicité des sens possible de echein, et de la difficulté d'en trouver un qui convienne aux deux emplois, actif (pour traduire le moyen echomenos) du point de vue du logos et passif du point de vue de ce sur quoi il exerce son action. Le sens qui semble convenir ici parmi ceux qui commandent un complément au génitif, est un sens qui dérive de « tenir » par l'idée de proximité, de contiguïté, qui est celui de « suivre immédiatement ». Ainsi, ta echomena, c'est « ce qui suit », ou « ce qui se rattache à » quelque chose qui est venu auparavant, ou « ce qui concerne » quelque chose ou quelqu'un. J'ai choisi parmi ces traductions possibles une qui permettait de garder le même verbe pour les deux emplois de echomenos.
Ce qu'il est important de noter, c'est que l'accent n'est pas mis par ce verbe sur l'idée d'un processus déductif rigoureux qui conduit du principe à ses « conséquences », mais plutôt sur l'idée de proximité : une fois le principe trouvé, on cherche ce qui est dans son voisinage (un des sens possible de hoi echomenoi, c'est « les voisins »). Si l'on veut traduire par « tirant les conséquences de celui-ci », ou quelque chose d'approchant, c'est en se souvenant de l'étymologie de « conséquence », dans laquelle on retrouve le verbe latin sequi, « suivre ». (<==)

(54) « Il redescende jusqu'à une fin » traduit le grec epi teleutèn katabainèi. Dans la première formulation de la description des deux segments du noèton, Socrate caractérisait le processus mis en œuvre dans le premier sous-segment par le fait qu'il progressait, non pas ep' archèn, mais epi teleutèn. Or ici, en explicitant la démarche caractéristique du second sous-segment, il la fait arriver, elle aussi, jusqu'à une teleutèn. Une fois encore, comme dans la reformulation de la démarche caractéristique du premier sous-segment, où il utilisait les termes eidos (cf. note 27) et methodos (cf. note 28) qu'il avait dans sa formulation synthétique réservés à la démarche propre au second sous-segment, Socrate intervertit certains mots entre les deux démarches, pour nous montrer que ce ne sont pas ces mots qui sont caractéristiques de l'une ou l'autre des deux démarches. Et de fait, dans toute réflexion, dans tout raisonnement, qu'il s'agisse de démontrer un théorème, d'expliquer un phénomène observé ou de décider d'un cours d'action, il y a un point de départ et un point d'arrivée qui peut être qualifié de teleutè.
Si l'on cherche à utiliser le vocabulaire pour déterminer ce qui est le propre de chaque démarche, on voit que le seul mot de la description synthétique de 510b4-9 qui n'est jamais utilisé à propos de la première démarche, ni dans sa description synthétique, ni dans son explicitation, c'est l'adjectif anupotheton. Dans la description synthétique, cet adjectif qualifie le mot archè (que j'ai traduit par « principe (directeur) »). Or, si ce mot apparaît aussi dans la description synthétique de la première démarche, celle qui caractérise le permier sous-segment de l'intelligible, c'est dans une formule négative, pour dire que cette démarche ne progresse « pas vers un principe (directeur) (ouk ep' archèn) » (et pour cause, puisqu'on a vu dans la note 51 que, pour elle, l'archè est « principe » en tant que point de départ). Et de la même manière, dans la description synthétique de la démarche caractéristique du second sous-segment de l'intelligible, on trouve une formule négative reprenant un terme utilisé affirmativement pour la première démarche, le mot eikôn (« image »), dans la formule aneu tôn peri ekeino eikonôn (« sans les images [gravitant] autour de ça »). On peut en conclure que ce qui caractérise le mieux chaque démarche, ce n'est pas quelque chose qu'une seule des deux fait (ou utilise) et pas l'autre, mais quelque chose qu'une seule des deux ne fait pas (ou n'utilise pas) alors que l'autre le fait (ou l'utilise). Et ce quelque chose c'est, pour la démarche caractéristique du premier sous-segment de l'intelligible, de ne pas chercher à remonter vers un archè qui soit anupotheton, et pour la démarche propre au second sous-segment de l'intelligible, de ne pas avoir recours aux eikones que constituent les réalités visibles pour remonter jusqu'à ce principe et en tirer les conséquences.
Dit positivement, ce qui caractérise donc la première démarche, c'est de ne pas pouvoir se passer d'« images » et ce qui caractérise la seconde démarche, c'est de commencer par chercher à remonter jusqu'au principe directeur du tout, le bon, pour s'en faire une idée (c'est-à-dire, pour parler plus rigoureusement, pour tenter de percevoir quelque chose de l'idea qu'il présente à notre intelligences d'êtres humains doués de logos) qui lui permettra de donner à la teleutè vers laquelle elle progressera ensuite, en plus d'un caractère de certitude qui dépendra de la rigueur des raisonnements (dont un des fondements est bien ce principe de non contradiction dont Aristote voulait faire l'anupotheton archè, cf. note 51), et qu'on associe de nos jours à la « vérité » telle qu'on comprend ce mot, un critère de « valeur » qui suppose de se placer sous l'éclairage du bon, principe de valeur des conclusions, et non plus seulement du raisonnement, et seul capable de dévoiler la vérité des êtres (a-lètheia, qui signifie au sens étymologique « dévoilement ») telle que la comprend Socrate (cf. 508e1-6). En fait, dans sa première formulation, Socrate avait quelque peu occulté cette « redescente » dont il parle ici pour mieux opposer une démarche strictement « descendante » (ou plutôt, qui vagabonde en restant toujours sur le même plan, celui des réalités visibles), qui part de n'importe quelles prémisses fournies par les circonstances et se hâte vers des conclusions concrètes sans moyens d'en apprécier la valeur, quelle que soit la rigueur du raisonnement qui y conduit, bref, qui ne s'intéresse qu'aux « comment ? » et jamais aux « pourquoi ? », à une démarche qui n'entame la phase « descendante » vers des conclusions qu'après avoir cherché comment ce à quoi elle s'intéresse se rattache au principe du tout qui lui donne sa plus ou moins grande valeur et peut donc orienter nos choix en nous permettant, plus encore que de savoir comment faire ci ou ça, de pouvoir déterminer s'il est meilleur pour nous par rapport à la finalité ultime qui est la notre, ce qui est bon pour nous, notre plus grand bien (megiston agathon), de faire ci plutôt que ça. Car la valeur d'une conclusion, ou d'une fin proposée à notre action, ne résulte pas de la seule certitude résultant de la rigueur du raisonnement qui y conduit, de sa « vérité » au sens moderne, purement factuelle et confirmable par l'expérience, une expérience qui ne peut que rester dans le registre matériel et spatio-temporel. La « vérité » n'est pas pour le Socrate de Platon la même chose que cette certitude : ce n'est pas parce que j'ai trouvé le « bon » résultat du problème qui m'était posé et que je suis « certain » de mon raisonnement et des conclusions auxquelles il mène que le résultat est « bon » au sens où l'entend Socrate. C'est une certitude que, si je construis une maison carrée dont le côté a la longueur de la diagonale de ma maison actuelle, cette maison sera deux fois plus grande en superficie, mais cela ne me dit pas s'il est bon pour moi d'engager les dépenses pour me construire une maison deux fois plus grande ; c'est encore une certitude que, si je rapproche deux demi sphères d'uranium enrichi de taille appropriée, je vais déclencher une explosion atomique, mais cela ne me dit pas s'il est bon ou pas pour moi de provoquer cette explosion.
Dans toute cette réflexion, Socrate ne nie pas l'intérêt pratique des conclusions auxquelles peut mener le premier type de démarche par le seul fait qu'il hiérarchise les quatre démarches qu'il nous présente, pas plus qu'il ne condamne, dans le registre du visible, l'observation des ombres et des reflets, qui peuvent même parfois nous être utiles si l'on ne tombe pas dans les excès d'un Narcisse (c'est par exemple la seule façon que nous avons de savoir à quoi ressemble notre visage, ou notre dos). Et de fait, l'allégorie de la caverne qui suit l'analogie de la ligne va tenter de nous faire comprendre qu'il est impossible d'arriver à ce niveau d'appréhension sans s'être préalablement attardé au niveau correspondant au premier segment de l'intelligible pour accoutumer (sunètheia, 516a5), familiariser notre esprit avec ce qu'il peut « voir » dans l'intelligible. Il veut seulement nous faire comprendre que cette démarche dans le registre intelligible n'est pas la seule possible, ni même la plus importante pour nous et qu'on ne peut en rester là, que celui qui ne va pas plus loin peut peut-être devenir l'homme le plus « savant » du monde, un Hippias capable de fabriquer lui-même tout ce qu'il porte sur lui, de répondre avec assurance à toutes les questions qu'on peut lui poser sur quelque sujet que ce soit, de savoir reconnaître une jolie fille ou une belle vie selon les critères du plus grand nombre de ses concitoyens, mais qu'il ne méritera pas le nom de sophos (« sage ) car son savoir ne sera qu'une « image » de savoir, un « savoir-faire » et non pas un « savoir », puisqu'il lui manquera la connaissance qui lui permettrait de savoir, dans chaque situation, quel est le meilleur pour lui, c'est-à-dire pour son âme, pour lui permettre d'atteindre le vrai bonheur, faute d'avoir pris le temps de remonter vers le principe du tout avant de se hâter vers des conclusions pratiques et de faire des choses parce qu'il peut les faire sans savoir s'il doit les faire (Hippias, tout « savant » qu'il est, se trouve en même temps être le plus « injuste » des hommes selon les critères du Socrate de la République, puisqu'il n'a pas su comprendre que le bien de l'homme, animal doté d'une raison (logikos) et destiné à vivre en société (politikos) passait par le partage raisonné des tâches dans la vie en société). (<==)

(55) « Ne se servant en plus d'absolument rien de sensible, mais qu'avec les apparences elles-mêmes à travers elles et en elles, il finisse aussi dans des apparences » traduit le grec aisthètôi pantapasin oudeni proschrômenos, all' eidesin autois di' autôn eis auta kai teleutai eis eidè. Ce membre de phrase fait écho au « sans les images [gravitant] autour de ça, se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à travers elles » (aneu tôn peri ekeino eikonôn, autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè) de la première formulation concise de 510b4-9, en décrivant, dans des termes voisins successivement ce qu'il ne faut pas faire et ce qu'il faut faire et s'oppose au « ils se servent en plus des apparences vues et se font leurs raisonnements sur elles » (tois horômenois eidesi proschrôntai kai tous logous peri autôn poiountai, 510d5-6) de la description détaillée de la démarche du premier segment, opposition clairement marquée par la réutilisation du même verbe proschresthai (« utiliser en plus », dont proschrômenos est le participe présent et proschrôntai la troisième personne du pluriel de l'indicatif présent), ici dans une clause négative (sur ce verbe et son utilisation en 510d5, voir la note 34).
Remarquons pour commencer que la description plus détaillée de la démarche associée au second segment de l'intelligible fournie ici par Socrate distingue deux phases successives dans cette démarche que ne distinguait pas explicitement la formulation synthétique de 510b4-9 : une phase ascendante vers « ce qui n'est pas posé pour soutenir autre chose, le principe directeur du tout » (ton anupotheton, tèn tou pantos archèn), suivie d'une phase descendante (katabainèi, cf. note précédente) vers une « fin » (teleutè), et que, dans ce nouveau contexte, le membre de phrase qui nous intéresse, de par sa position dans la phrase, semble ne concerner que la redescente, et non pas l'ensemble de la démarche. Ce n'est qu'à partir de ce qui était dit dans la formulation concise que l'on peut supposer qu'il concerne en fait toute la démarche. Mais cette indétermination n'est pas trop grave car ce qui est important, c'est bien que, quel que soit le point de départ, l'hupothesis qui a suscité la réflexion, qu'il soit de l'ordre du visible ou déjà de l'intelligible, cette réflexion remonte jusqu'au principe directeur qui, comme on l'a vu, est l'idée du bon, c'est-à-dire un pur intelligible sans rien de « sensible » en lui, et qu'à partir de là, elle reste dans le registre des intelligibles et prenne bien garde de ne pas retomber dans le matériel/sensiblle/visible. Les conclusions auxquels un raisonnement (logos, cf. note 47) de ce type doivent conduire, qui doivent mettre en évidence les liens qui unissent ce à quoi on s'intéresse au bon pour constituer un véritable savoir et la « vérité » (au sens que donne Socrate au mot alètheia) sur ce qui est en question, ne peuvent que se formuler en termes d'eidè intelligibles. Après tout, c'est presque une tautologie que de dire que, pour rendre intelligible quoi que ce soit, il faut s'exprimer en termes d'intelligibles ! Et de toutes façons, un logos est constitué de mots qui, pour la plupart, renvoient à des eidè, comme le dira Socrate en République X, 596a6-7 : « Nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom ».
Mais Socrate parle ici, pour décrire ce qu'il faut faire après avoir précisé ce qu'il faut éviter, d'eidè (« apparences »), sans qualifier ces eidè, alors que, dans les répliques précédentes, il a successivement parlé d'horômena eidè (« apparences vues », 510d5) et de noèton eidos (« apparence intelligible », 511a3). Il nous laisse donc le soin de qualifier ces eidè à partir du contexte et des résonnances qu'il a établies avec ses répliques précédentes, rappelées au début de cette note. C'est donc en s'intéressant à ce dont il exclut l'usage ici que l'on pourra préciser quel type d'eidè il a en tête dans la partie positive de sa description de la démarche. Or ce qu'il exclut est décrit à chaque fois dans des termes différents : dans la description concise de 510b4-9, il utilise le mot eikones (« images », au génitif pluriel eikonôn), qui renvoie à la première partie de la description, où il parlait de se servir « des [choses qui,] auparavant[, étaient] imitées comme d'images » (tois tote mimètheisin hôs eikosin), c'est-à-dire de tout ce qu'il avait listé auparavant comme « peuplant » le second segement du visible : « les êtres vivants autour de nous, et tout ce qui se plante, et l'espèce entière de ce qui se fabrique » (510a5-6), considérés comme des « images » de réalités intelligibles ; dans la description de la première démarche, celle à laquelle s'oppose celle qu'il décrit maintenant, ce qui était « utilisé en plus », c'était les horômena eidè (« apparences vues »), et ici, ce qui ne doit pas être « utilisé en plus », c'est tout ce qui est « sensible » (aisthèton, ici au datif neutre singulier aisthètôi), mot plus général que « visible », puisqu'il renvoie à n'importe lequel de nos sens, et dont c'est la seule occurrence dans l'analogie. Derrière ces désignations multiples, c'est bien tout ce qui est matériel et sensible, ou plus précisément toutes les perceptions, les « apparences » (eidè) directement perçues par nos sens qui sont désignées, et ce sont donc par élimination les eidè qu'il vient de qualifier de noèta (cf. note 44) qui sont concernées par la suite de la phrase.
Est-ce à dire qu'il donne brusquement un sens nouveau au mot eidos, pour en faire les réalités ultimes objet de notre recherche, comme le pensent la plupart des commentateurs, sens nouveau qui, remarquons-le, serait à cent quatre vingt degrés du sens premier du mot, celui d'« apparence » pour la vue ? Je ne le crois pas et je crois qu'au contraire, s'il ne qualifie pas les eidè dont il parle ici, et dont il parlait déjà dans la version concise de 510b4-9, ce n'est pas pour sortir soudain du chapeau un mot utilisé dans d'autres sens quelques lignes plus tôt en lui donnant soudain je ne sais trop quel privilège « ontique » qui ferait de ce qu'il désigne ici les seules réalités vraiment « existentes », mais au contraire pour souligner la continuité de sens entre le registre visible et le registre intelligible. Ce qu'il veut nous faire comprendre, c'est qu'il n'y a pas de savoir digne de ce nom possible si l'on n'a pas d'abord pris conscience du « pouvoir du dialegesthai » (hè tou dialegesthai dunamis, 511b4) et de ses limites, qui conditionnent ce à quoi le logos peut avoir accès. Et ce seul mot d'eidos (« apparence ») concentre en lui à la fois ce pouvoir et ces limites, que nous acceptons sans difficultés dans le registre visible, mais que nous avons un mal fou à accepter quand on le transpose dans le registre de l'intelligible : limites d'abord, en ce qu'une « apparence » n'est rien de plus que cela, une simple « apparence », pas la chose elle-même dont elle est apparence ; pouvoir ensuite en ce qu'une « apparence » est nécessairement « apparence » de quelque chose, et de quelque chose qui est « hors » de nous, de nos yeux pour une apparence vue, de notre esprit pour une apparence intelligible. Pour pouvoir raisonner sainement sur les eidè qui n'ont plus d'ancrage dans le sensible, comme le requiert la démarche que Socrate est en train de décrire, il faut garder présent à l'esprit à la fois qu'elles ne sont pas les réalités elles-mêmes, mais seulement ce que notre esprit d'êtres humains est capable d'en saisir, et qu'elles sont bel et bien apparences de quelque chose, mais de quelque chose qui ne sollicite que notre esprit, notre intelligence, pas nos sens. Le mot important est donc bien eidè (« apparences »), pas noèton (« intelligible »), implicite du fait qu'on décrit une démarche propre au segment de l'intelligible.
La question n'est absolument pas une question d'« existence » : une apparence vue (horômenon eidos) est une apparence, et donc apparence de quelque chose qui est capable de solliciter notre vue, tout comme une apparence intelligible (noèton eidos) est une apparence de quelque chose qui est capable de solliciter notre esprit. La différence n'est pas d'ordre existentiel, mais d'ordre gnoséologique. En fait, le Socrate de Platon est en train ici de préciser ce qu'il avait dit en 508d4-9 dans l'analogie entre le bon et le soleil : « chaque fois que ce qu'éclaire d'en haut la vérité et ce qui est, [c'est] sur cela [qu']elle (l'âme) s'appuie, elle perçoit par l'intelligence et apprend à connaître cela même et se montre [comme] ayant de l'intelligence, alors que chaque fois que [c'est] sur ce qui se dilue dans l'obscurité, ce qui devient et se perd, elle se forme des opinions et voit faiblement, [cela] retournant ces opinions dans tous les sens, et elle semble alors [comme] n'ayant pas d'intelligence » (hotan men hou katalampei alètheia te kai to on, eis touto apereisètai, enoèsen te kai egnô auto kai noun echein phainetai, hotan de eis to tôi skotôi kekramenon to gignomenon te kai apollumenon, doxazei te kai ambluôttei, anô kai katô tas doxas metaballon kai eoiken au noun ouk echonti), dans lequel, comme je l'ai indiqué dans la note 86 à ma traduction de cette section, les expressions to on (« ce qui est ») et to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd »), toutes deux désignant des plurailtés, doivent se comprendre l'une par rapport à l'autre. Le prorpe des sens, c'est de percevoir en continu des phénomènes physiques, lumière, sons, odeurs, etc., qui se déroulent dans le temps et n'ont aucune permanence en ce qu'ils passent leur temps à évoluer, à changer plus ou moins vite et plus ou moins profondément, qui « coulent », naissent et meurent (sens possible de gignomenon te kai apollumenon). En opposition à cela, l'intelligence de l'homme ne peut saisir une quelconque intelligibilité qu'à des « choses » qui ont une certaine permanence, une certaine stabilité, non pas en ce qu'elles « existeraient » alors que ce qui active nos sens n'« existerait » pas, mais en ce qu'elles ont un caractère de stabilité, de permanence, que les autres n'ont pas. Et si nous n'avons aucune difficulté à admettre que nous avons des sens parce qu'« existent » des choses susceptibles de les solliciter, il nous faut aussi admettre que nous avons une intelligence parce qu'« existent » des choses susceptibles de l'activer. Et Socrate nous a fait comprendre dans l'analogie du bon et du soleil que ce qui active au premier chef notre intelligence, c'est l'« idée du bon » en tant qu'elle est ce que recherche inconditionnellement toute intelligence humaine dans tout ce qu'elle fait.
Il ne suffit donc pas d'éliminer toute référence au sensible et de ne s'intéresser qu'aux eidè purement intelligibles, pour être dans la démarche spécifique du second sous-segment de l'intelligible, car ce qui caractérise positivement cette démarche, c'est le fait de commencer par remonter jusqu'au « principe directeur du tout (tèn tou pantos archèn) » dont la caractéristique est d'être anupothethon (« pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] »), c'est-à-dire le bon (to agathon) dont Socrate a longuement parlé juste avant en nous donnant toutes les indications nécessaires pour nous permettre de le reconnaître comme ce principe ultime (voir en particulier les notes 21 et 51).
Il y a un lien entre les sens et l'intelligence en ce que ce sont les sens qui alimentent notre réflexion, qui lui fournissent des « points d'appui » (hupotheseis), mais ces données brutes ne sont que cela, des points d'appui à partir desquelles il nous appartient de nous élever vers les principes d'intelligibilité que révèlent plus ou moins bien ces hupotheseis. Un premier niveau de réflexion se contente de « vagabonder » au milieu de toutes ces hupotheseôn pour investiguer les liens qui existent entre elles, les relations qui les unissent, les « lois » qui les régissent, et conduit à un premier niveau de connaissance, mais qui ne peut conduire au « savoir » véritable tant qu'il reste au niveau du sensible et n'utilise pas l'intelligence pour ce pourquoi elle nous a été donnée, déterminer ce qui est bon pour nous. Vient donc le moment où il faut s'affranchir du sensible et s'élever dans la lumière du bon pour investiguer les liens qu'il entretient avec les autres « concepts » que nous avons pu abstraire des données sensibles, la « lumière » qu'il jette sur eux et qui, seule, en dévoile la « vérité » (alètheia). Mais, du début à la fin de cette démarche, nous resterons au niveau des eidè des « apparences », sans pouvoir avoir accès aux réalités elles-mêmes, pas plus dans l'intelligible que dans le sensible.
Si maintenant on veut comparer les deux démarches caractéristiques de chacun des deux segments de l'intelligible, on voit que la différence entre elles n'est donc pas à chercher dans un mode particulier de raisonnement, dans une « méthode » au sens que pourrait donner à ce terme Aristote en développant sa logique et son Organon, ni même dans le degré d'abstraction mis en œuvre dans ces raisonnements ou dans le statut ontologique de ce qu'elle considère, mais dans la problématique qui préside à chacune d'elles, dans le type de questions qu'on se pose : soit on cherche des solutions à des problèmes concrets, au besoin par des méthodes impliquant un haut degré d'abstraction, dans une démarche « scientifique », en ne s'intéressant qu'à des questions de type « comment ? », sans s'intéresser à la « valeur » (ousia) de ce qu'elle étudie au regard du bon (to agathon), et l'on reste dans la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible qui, en fin de compte, ne trouve ses « soutiens » que dans les réalités du monde sensible, dans le matériel, dans la vérification par l'expérience et ne peut aboutir qu'à des technai (« techniques ») pratiques aussi bien que théoriques plus ou moins sophistiquées, mais pas au seul « savoir (sophia) » qui pourrait donner un sens à notre vie d'hommes, soit on s'intéresse à la « valeur » (ousia) des choses à la lumière du bon, on cherche à comprendre pourquoi il serait meilleur ou plus mauvais pour nous d'agir de telle ou telle manière, à éclairer notre vie et à orienter notre action, sans se contenter de faire les choses parce qu'on sait comment les faire et qu'on peut effectivement les faire, et l'on est dans la démarche propre au second sous-segment de l'intelligible, la seule qui puisse donner un sens à notre vie, mais qui suppose qu'on accepte de s'élever de la « physique » à la « méta-physique », pour autant que nos capacités intellectuelles nous le permettent. Mais ce faisant, il faut, comme je l'ai déjà dit, être conscient des limites de notre nature humaine. Nous n'avons pas accès aux réalités elles-mêmes, mais seulement à leur « apparence » pour nos yeux et notre esprit. Et, oui, la différence entre les deux démarches se joue bien autour de l'ousia, mais encore faut-il comprendre le sens de ce mot pour le Socrate de Platon et réaliser qu'il n'a rien à voir avec une problématique d'« existence » dans une perspective exclusivement ontologique, mais renvoie à la « valeur » des choses au regard du bon (to agathon), c'est-à-dire à ce que j'appelle une « agathologie ».
Une dernière remarque pour conclure cette note : lorsque Socrate dit qu'on n'« utilise en plus » (proschrômenos) rien de « sensible » (aisthèton), et pas seulement rien de visible, cette restriction de portée plus large qu'il introduit tout à coup ici, au terme de toute ses explications sur les démarches associées à chacun des quatre segments, pourrait aussi concerner les sons, et donc les paroles prononcées, et suggérer que ce savoir n'est pas de l'ordre des mots prononcés, qui ne sont encore que d'autres sortes d'« images » de ce qu'ils désignent, mais ne peut être atteint, s'il peut l'être, que par la réflexion intérieure, le (dia)logos de l'âme avec elle même (cf. Théétète, 189e6-7, cité dans la note 47)... Resterait alors à savoir si « le pouvoir du dialegesthai » mentionné au début de cette réplique (511b4 ; cf. note 48) est suffisant pour nous permettre, au moyen (dia-) du logos (« parole/discours »), de traverser de part en part (autre idée impliquée par dia-) l'écran que les mots qui le composent interpose entre nous et les réalités qu'ils servent à désigner, pour parvenir au-delà de ceux-ci jusqu'à une appréhension directe, sans le secours des mots du langage, non pas des réalités elles-mêmes, mais de leurs ideai, et en particulier de l'idée du bon (hè tou agathou idea). Après tout, les mots sont aux ideai, et plus généralement aux eidè intelligibles, ce que les couleurs sont aux eidè visibles, ce qui les rend perceptibles par nos sens, et si notre esprit est capable d'abstraire des formes (eidè) et des figures (schèma) des taches de couleur perçues par nos yeux, il devrait être capable d'abstraire des espèces (eidè) et des idées (ideai) des mots et des discours que perçoivent nos oreilles, qui ne sont pas plus les mots eux-mêmes que les couleurs ne sont les formes qui les délimitent.
Dans cette perspective, la substitution ici d'aisthèton (« sensible ») à horaton (« visible ») ou à horômenon (« vu ») serait une discrète confirmation de ce que je disais dans la note 21 en analysant la description concise donnée par Socrate du découpage du segment de l'intelligible : lorsque celui-ci insiste sur le fait que la seconde démarche s'intéresse aux eidè (« apparences ») et seulement aux eidè, ce n'est peut-être pas tant pour opposer eidè vus à eidè intelligibles que pour opposer eidè (« apparences ») à mots. La connaissance n'est possible pour nous, la « vérité » ne nous est accessible, que si nous savons dépasser les mots pour accéder à ce qui n'est encore qu'une « apparence » des réalités, tant visibles qu'intelligibles, qui sont accessibles à notre intelligence, et non pas ces réalités « elles-mêmes », mais une « apparence » qui s'affranchisse de tout élément sensible, mots compris. Et de ce fait, cette perception, si quelqu'un y parvient, est par nature incommunicable puisque sa communication à d'autres ne peut se faire que par les mots (cf. Lettre VII, 341c, sq.). Tout ce que peut faire le philosophos qui a réussi à en arriver là, c'est d'essayer avec les mots de susciter chez son interlocuteur le même mouvement de pensée que celui qui a été le sien en essayant de l'aider à s'affranchir de l'emprise des mots, ce qui suppose justement qu'il n'en absolutise pas la valeur et joue au contraire avec leur polysémie pour obliger l'interlocuteur à chercher au-delà des mots multiples qu'il utilise pour approcher sous des angles différents les eidè en cause dans la discussion. C'est très exactement ce qu'a tenté de faire Platon à travers tous ses dialogues et qui distingue sa démarche dialectique de la démarche syllogistique de son plus brillant élève, Aristote, qui, lui, voulait clarifier les définitions de mots. (<==)

(56) « Un travail de longue haleine » traduit le grec suchnon ergon. Ergon, c'est l'action par opposition à l'inaction, mais aussi par rapport au logos, quand par exemple on dit qu'il faut traduire ses croyances « en paroles et en actes ». Or Glaucon l'emploie ici pour parler d'une activité que Socrate vient de décrire comme étant celle du logos. Le terme utilisé par Glaucon pour qualifier cette activité, suchnon, signifie « long » dans un sens temporel, ou encore « fréquent, nombreux, abondant ». (<==)

(57) « Expliquer » traduit le verbe diorizein, formé du préfixe dia- (comme dianoein, ou dialegesthai, que nous avons déjà rencontré dans la bouche de Socrate), et du verbe horizein, dérivé de horos, « limite » (dont vient le français « horizon »), qui signifie « limiter, borner », mais aussi « délimiter », et de là, « définir » (c'est-à-dire, « borner le sens »). Diorozein peut signifier « séparer par une limite », ou encore « distinguer, discerner » (et donc, d'une certaine manière, encore « définir », en séparant des mots de sens voisin), et aussi « expliquer ». C'est un peu de tout cela que fait Socrate, mais la construction de la phrase de Glaucon, qui donne au verbe comme complément d'objet direct une proposition infinitive avec le verbe être : saphesteron einai (être plus clair), dont le sujet est tout ce qui suit, ne permet pas, en français, de retenir une traduction par « définir », ou « distinguer », sans modifier la tournure de la phrase grecque.
Glaucon semble avoir bien compris que Socrate essayait de « distinguer » des concepts voisins comme epistèmè (« science, savoir ») et technè (« art, savoir technique »), ou encore nous (« intelligence »), dianoia (« réflexion ») et doxa (« opinion »), mais ce que trahit l'usage par lui de ce verbe, c'est qu'il en reste au niveau des mots et aurait aimé que Socrate en donne des « définitions » plus structurées, alors que, comme à son habitude, lui essaye de faire comprendre les concepts, et non les mots, dans les jeux de relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres. Et c'est bien ce que traduit la reformulation de Glaucon, qui ne peut extraire des propos tenus par Socrate des « définitions » de ces mots et ne peut que tenter de reproduire ces jeux de relations en les résumant. (<==)

(58) « Est plus clair » traduit le grec saphesteron, comparatif de l'adjectif saphès, qui signifie « clair, manifeste, évident », dont dérive le substantif saphèneia (« clarté, évidence »), que Socrate avait utilisé au début de l'analogie, en 509d9, pour en faire le critère de distinction des différents sous-segments dans lesquels il demandait de diviser les deux segments du visible et de l'intelligible (cf. note 12). Glaucon se montre donc bon élève en réformulant la distinction faite par Socrate entre les deux sous-segments de l'intelligible en termes de saphèneia et en supposant donc que Socrate estime plus claire l'appréhension liée à la démarche caractéristique du second sous-segment que celle liée à la démarche caractéristique du premier sous-segment. Mais en retenant le concept de « clarté » qui renvoie au sens premier à la vue, plutôt que celui de « vérité » (alètheia) introduit par Socrate en 508a8-10 (cf. note 19), qui, lui, est plus approprié au registre de l'intelligible, et même si l'un des sens dérivés de saphès est « vrai, véritable », il trahit son ancrage encore important dans le sensible. (<==)

(59) « De ce qui est et de plus [est] intelligible » traduit le grec tou ontos te kai noètou. Le grec ne laisse pas de doute sur le fait que ce dont veut parler Glaucon ici, ce sont les chose qui, tout à la fois, « sont (ontos) » et « sont intelligibles (noètou) » : un seul article pour les deux participes, et un renforcement du kai (« et ») par un te traduit ici par « de plus »). On remarquera d'autre part que, dans le grec, le « est » n'est pas redoublé (mot à mot : « de l'étant et de plus intelligible », d'où la mise entre crochets du second dans ma traduction), et que d'ailleurs, le second terme n'est pas un participe présent, mais un adjectif verbal. On aurait pu avoir tout simplement tou noètou ontos, pour « de l'étant intelligible », c'est-à-dire « de ce qui est intelligible », voire, en sous-entendant tout simplement le ontos comme le fait Socrate, tou noètou. En explicitant le ontos et en allant jusqu'à le séparer du noètou par deux particules de coordination, Glaucon fait manifestement référence à ce que disait Socrate en 508d4-9 dans l'analogie entre le bon et le soleil, que j'ai rappelé dans la note 55, sur l'opposition entre to on (« ce qui est ») et to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd »). Mais en séparant les deux mot, il montre qu'il n'a peut-être pas compris en quel sens Socrate utilisait to on et qu'il lui donne peut-être une valeur existentielle trop forte. Toute la question est de savoir s'il faut comprendre cette disjonction syntaxique comme suggérant que tous les « étants » ne sont pas nécessairement « intelligibles » et que, par exemple, il y en a aussi de « visibles » (« tu veux parler du sous-ensemble des étants qui sont aussi intelligibles ») ou comme suggérant une simple équivalence entre deux termes considérés comme interchangeables (« tu veux parler des étants, qui ont tous en tant que tels la propriété d'être intelligibles »). (<==)

(60) « Ce qui est observé » traduit le grec to theôroumenon, participe présent passif neutre substantivé du verbe theôrein, dérivé de theôros, dont le sens premier est « spectateur aux jeux publics », et particulièrement, « députés officiels » envoyés pour représenter une cité à ces jeux, et par extension, pour consulter un oracle ou faire une offrande au dieu, puis finalement, pour servir d'ambassadeur (sens assez voisin de celui du mot « observateur » utilisé de nos jours pour parler par exemple d'envoyés de l'ONU dans tel ou tel pays en proie à des difficultés internes). Theôrein, c'est donc au sens premier « assister à des jeux, ou à une fête religieuse ». Dans la suite de la phrase de Glaucon, on va trouver par deux fois un verbe de forme et de sens voisins, mais d'origine distincte, theasthai, que j'ai traduit par « contempler », et qui, lui, dérive de thea, « vue, spectacle, contemplation », dont vient aussi le mot theatron, « théâtre ». Hoi theômenoi, que l'on trouve un peu plus loin, et que j'ai traduit par « ceux qui contemplent », veut en général dire « les spectateurs » (mot à mot, « les contemplants »). La discussion sur la différence entre science et opinion qui clôt le livre V commence à partir d'une tentative pour distinguer le philosophos du philotheamôn, c'est-à-dire de l'amoureux de toutes sortes de spectacles (qui deviendra à la fin de cette discussion un philodoxos, « ami de l'opinion »). Le mot theamôn est lui aussi dérivé de thea et désigne celui qui contemple, qui observe. « Contempler » est aussi un des sens possibles de theôrein, mais, pour le distinguer de theasthai utilisé dans la même phrase, j'ai ici préféré la traduction par « observer ». C'est de cette idée de « contemplation » par les yeux de l'esprit que découle le sens du mot theôria qui a donné « théorie » en français (à côté d'autres sens de ce mot plus en rapport avec le sens premier de theôros). Dans un autre registre qu'avec idein, on est toujours dans une problématique du « voir » pour parler des activités de l'esprit. (<==)

(61) « Sous la conduite de la science du dialegesthai » traduit le grec hupo tès tou dialegesthai epistèmès. Pour les raisons qui me poussent à ne pas traduire le mot dialegesthai, voir la note 48. Noter que Socrate a parlé de tèi tou dialegesthai dunamei, c'est-à-dire « du pouvoir du dialegesthai », pas d'une epistèmè, d'une « science ». Ce glissement de vocabulaire de la part de Glaucon n'est pas neutre, et trahit en quelque sorte l'état d'esprit d'une bonne partie de la jeunesse athénienne du temps de Socrate, séduite par les sophistes et autres professeurs de rhétorique : ce qu'ils cherchent, c'est bien un « pouvoir », une dunamis, et ce, au sens le plus politique du terme, et, pour le conquérir, ils veulent qu'on leur enseigne une technè, une epistèmè (deux mots qu'on trouve, dans notre section, dans la bouche de Glaucon, mais pas dans celle de Socrate), bref des « recettes » pour en imposer au peuple et se hisser aux plus hautes places. Or ce n'est pas du tout cela que leur propose Socrate, du moins pas comme ils se l'imaginent, et le « pouvoir du dialegesthai » dont il parle n'a rien à voir avec une quelconque « technique oratoire », un « art du dialogue », qui assurerait la domination d'un interlocuteur sur les autres. Et c'est là une raison supplémentaire pour ne pas traduire dialegesthai par « dialectique », qui, de nos jours, suggère trop une technique spécifique, dont on ne sait d'ailleurs pas toujours en quoi elle consiste (au moins quand on l'attribue à Platon) !... Il se pourrait bien que, plus que la confrontation des interlocuteurs, ce soit le choc des mots les uns avec les autres, et le réseau de relations qui se tisse ainsi à travers les mots, qu'ils soient prononcés ou simplement « pensés », par la même personne ou par plusieurs interlocuteurs, et, au-delà des mots, entre ce qu'ils tentent de désigner, qui fasse progresser celui qui est capable de voir clair dans cette « toile ». Mais apprendre à y voir clair et à « dévoiler » le vrai (alèthès) dans le labyrinthe du logos n'a pas grand chose à voir avec l'apprentissage de « recette » pour mieux convaincre, comme le suggère Socrate dans le Gorgias, lorsqu'il compare la rhétorique que prétend enseigner Gorgias à la cuisine, la première étant à l'âme ce que la seconde est au corps (Gorgias, 463a-465e), et lui reproche de n'avoir cure du vrai (Gorgias, 454c-455a)... (<==)

(62) « Arts » traduit technôn, terme déjà employé par Glaucon dans sa réponse précédente (cf. note 46), mais que, là encore, Socrate n'a pas employé. Il semble que Glaucon essaye de jouer des bons élèves en suggérant une opposition entre technè et epistèmè que se garde bien de cautionner Socrate, pour le moment du moins. (<==)

(63) « Sont contraints de/se contraignent à » : on trouve ici la forme anagkazontai qui fait écho au anagkazetai de Socrate en 510b5, verbe principal de la description synthétique de la division du segment de l'intelligible, longuement commentée en note 21, qui avait pour sujet l'âme et dont j'avais alors fait remarquer qu'il pouvait se lire soit comme un moyen soit comme un passif. C'est encore le cas ici et c'est pourquoi je laisse coexister les deux options dans ma traduction, mais il est probable que, pour Glaucon, dans le contexte de sa phrase, c'est un passif qu'il a en tête : c'est le fait que ceux dont il parle s'intéressent à des réalités abstraites comme le carré en soi qui les contraignent à les examiner par la réflexion plutôt que par les sens. La formulation de Socrate était, elle, plus ambiguë, puisque le verbe anagkazetai apparaissait dans la formule psuchè zètein anagkazetai (« une âme est contrainte de/se contraint à mener sa recherche »), qui laissait ouverte la possibilité que ce soit l'âme elle-même qui se fixe des contraintes méthodologiques dans la manière de mener sa recherche et non pas la nature des réalités étudiées qui les lui imposent. (<==)

(64) Le mot employé par Glaucon que je traduis par « réflexion » est dianoia, mot qu'avait employé Socrate en 511a1 pour parler des concepts mathématiques comme le carré lui-même, « qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion ». Si la traduction de dianoia par « réflexion » ne posait pas de problèmes alors, pas plus que celle de dianoeisthai, le verbe de même racine, par « réfléchir » en 510d6 (cf. note 36), elle devient plus problématique ici dans la mesure où elle fait perdre de vue la communauté de racine entre noèton (traduit par « intelligible »), dianoia (traduit par « réflexion ») et nous (traduit par « intelligence »), dans une phrase où il semble bien que Glaucon joue justement sur cette communauté de racine pour reformuler ce qu'il a compris de la pensée de Socrate à propos du noèton en établissant une gradation entre dianoia et nous et en associant le premier au premier sous-segment du noèton, ce que n'avait pas fait Socrate, et le second au second sous-segment, ayant donc soin d'utiliser pour les deux un terme issu de la racine de nous, qui est aussi celle de noèton (je préciserai ces points au terme de la réplique de Glaucon, lorsque la gradation à laquelle je fais allusion ici aura été explicitée). Certes, dans la mesure où le premier sous-segment de l'intelligilble est à mettre en rapport avec le premier sous-segment du visible, caractérisé par la vision d'images sur des surfaces « réfléchissantes », la pluralité de sens du mot français « réflexion » peut faciliter cette mise en relation, mais elle ne se trouve pas dans le grec, où le mot que j'avais traduit par « reflets » dans la description du premier sous-segment du visible était phantasmata, qui n'a rien de commun avec dianoia. (<==)

(65) « Ils examinent » traduit le grec skopein, encore un autre verbe dont le sens premier a trait à la vision (c'est le verbe dont dérive le suffixe français « -scope » qu'on trouve dans tous les mots décrivant des appareils destinés à voir ou « observer », par opposition à « -graphe », dérivé de graphein, qui suggère l'écriture ou l'enregistrement). (<==)

(66) L'« intelligence » qui s'oppose ici à la « réflexion (dianoia) », c'est noun, accusatif de nous, que l'on retrouve, comme je l'ai signalé à la note 64, à la racine de dianoia. Remarquons que ce mot, s'il est à la racine de plusieurs mots utilisés par Socrate dans l'analogie de la ligne (noèton, nooumenon, dianoeisthai, dianoia), n'y est jamais utilisé par Socrate, sans doute du fait de son ambiguïté, soulignée dans la note 36.
Noun ischein, « posséder l'intelligence » suggère une idée de stabilité et de résultat atteint, là où dianoia évoque plutôt un processus, une « traversée » (dia au sens de « à travers »), et donc une recherche qui n'a pas encore atteint son but. (<==)

(67) C'est délibérément que je n'ai pas coupé en français cette longue phrase à tiroirs de Glaucon, pas plus que je n'ai coupé, dans les répliques précédentes, les longues phrases de Socrate (une phrase par réplique, ou presque, depuis qu'il a entrepris de décrire le noèton), car je pense que le style oratoire que Platon prête à chacun de ses personnages fait partie des « indices » qu'il nous propose pour nous aider à percevoir ce qui se joue dans les dialogues. Les phrases de Socrate, en effet, étaient longues, mais assez faciles à analyser et grammaticalement correctes. Celle de Glaucon, par contre, pose plus de problèmes, et il semble avoir perdu le fil de sa construction initiale avant d'en atteindre le terme. Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement, dit-on. Comparer la plus ou moins grande rigueur grammaticale de chacun des interlocuteurs fournit aussi des indications sur la clarté de leurs idées. Il est d'autant plus regrettable que certains traducteurs, pour faire montre de leur maîtrise du style, et sous couvert de nous « faciliter » la compréhension, « torpillent » ce que Platon a si savamment orchestré. (<==)

(68) « L'état d'esprit » traduit le grec hexin. Le mot hexis est le substantif dérivé du verbe echein, « posséder, avoir », dont ischein, de même racine, que l'on vient de trouver dans la formule noun ischein (cf. note 66), est une variante. L'hexis, c'est donc au sens premier la possession, d'où dérive le sens de « manière d'être, état », qui est le résultat des « habitudes » que l'on « possède », et donc aussi le sens d'« habitude, état d'esprit ». Il s'agi d'un mot que Socrate n'a pas employé dans l'analogie de la ligne proprement dite, mais peu avant, en 509a5, dans une formule, tèn tou agathou hexin, que j'avais traduite par « la possession du bon », c'est-à-dire dans un sens quelque peu différent (sur cette expression et sa traduction, voir la note 97 à ma traduction de la section précédente, intitulée « Le soleil, image du bien »). (<==)

(69) « De ceux qui sont versés dans la géométrie » traduit le grec tôn geômetrikôn. Geômetrikos n'est pas un nom, mais un adjectif signifiant « qui concerne la géométrie ». Hoi geômetrikoi, c'est donc mot à mot « les géométriques », c'est-à-dire quelque chose comme ceux que Pascal décrirait comme ayant « l'esprit de géométrie ». Il existe un nom de la même racine, en grec, geômetrès, mais il est probable que, pour Glaucon, il évoque plus les « arpenteurs », c'est-à-dire ceux qui font un usage pratique de la « géométrie », la science de la mesure de portions de la terre (voir note 46), que les praticiens de la géométrie plus théorique auxquels il pense que Socrate fait référence. (<==)

(70) « Opinion » traduit le mot doxa, mot que n'a pas employé Socrate dans l'analogie de la ligne proprement dite, mais peu avant, là encore, comme pour ontos au début de cette phrase, dans sa réplique en 508d4-9 (cf. note 59), où l'on trouve à la fois le verbe doxazein et le substantif doxa pour caractériser le résultat des efforts de l'âme ne s'intéressant qu'à to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd »). C'est dans cette même réplique que Socrate opposait l'âme incapable d'arriver à autre chose qu'à des opinions à celle qui, s'intéressant à to on (« ce qui est ») dans la lumière du bon (to agathon), finissait par paraître noun echein (« avoir de l'intelligence »). Glaucon essaye donc de mettre en cohérence les propos généraux de Socrate dans cette réplique et ce qu'il vient de dire ici des deux modes d'appréhension associés au segment du noèton (« intelligible »), dans le souci de spécialiser (et donc de délimiter, cf. le diorizein initial et la note 57) certains des mots employés par Socrate pour désigner l'une ou l'autre des démarches qu'il a décrites, ce que Socrate s'est bien gardé de faire jusqu'à présent, préférant faire comprendre les concepts plutôt que de régenter le vocabulaire. (<==)

(71) Nous avons vu, au fur et à mesure du déroulement de cette réplique de Glaucon, quels mots il avait repris à Socrate et lesquels il avait introduit de sa propre initiative. Arrivés au terme de sa reformulation, il est intéressant d'en prendre une vue d'ensemble et de faire le point sur la manière plus ou moins fidèle dont Glaucon reformule les propos de Socrate et cherche à spécialiser des mots spécifiques pour désigner les différentes démarches qu'il vient de décrire.
Remarquons tout d'abord que Glaucon a essayé de caractériser les deux opérations spécifiques chacune de l'un des deux sous-segments du noèton au moyen de mots issus de la même racine que noèton, dianoia pour le premier sous-segment et nous pour le second, mais qu'en cela, il trahit doublement Socrate, d'une part parce que ce dernier n'a pas fait de la dianoia une opération spécifique du premier sous-segment en remarquant seulement que les concepts mathématiques comme le carré lui-même n'étaient visibles que par la dianoia, sauf à supposer que la dianoia, mot qui, dans le contexte de sa réplique, pourrait se traduire tout simplement par « pensée », ne porte que sur de tels concepts (mais lesquels exactement ? par quoi se caractériseraient-ils? et qu'est-ce qui serait hors du champ de la dianoia dans le noèton ?) et que ces concepts sont la « population » exclusive du premier sous-segment, ce dont j'ai abondamment laissé entendre que ce n'était pas l'intention de Socrate, qui n'a nullement cherché à caractériser chaque sous-segment par des « populations » différentes, mais par des modes d'appréhension spécifiques, et d'autre part parce que lui n'a jamais dans l'analogie employé le mot nous, qu'il jugeait sans doute trop ambigu, puisqu'il peut aussi bien désigner une « faculté » de l'homme, presque un « organe » lui donnant cette faculté, que le bon usage que l'on peut en faire, ou encore, selon le sens que lui donne sans doute ici Glaucon, le résultat de cet usage, l'« intelligence » au sens de « compréhension », de « fait de comprendre » une situation, un fait ou une réalité donnée. En fait, à ce point, Socrate n'a pas encore cherché à donner de nom à chacune des deux démarches qu'il décrivait comme spécifique à chacun des deux sous-segments de l'intelligible, pas plus d'ailleurs qu'il n'avait donné de nom aux opérations propres au deux sous-segments du visible.
Mais si Glaucon a cherché à rester dans le registre du nous (« intelligence, esprit ») pour reformuler les propos de Socrate sur les opérations spécifiques de ce segment, il a tout aussi consciencieusement évité les mots de la famille de horan (« voir »), idein, qui lui sert d'aoriste, et eidenai, autre verbe voisin signifiant « voir », qui renvoyaient sans doute pour lui au segment de l'horaton. Même dans le choix des verbes qu'il a utilisés pour décrire les activités de ceux dont il parlait, il a préféré les verbes theasthai (« contempler »), theorein (« observer ») et skopein (« examiner »). Et surtout, il n'a pas utilisé le mot eidos, pourtant utilisé plusieurs fois par Socrate et qui joue un rôle important dans ses explications, sans doute parce qu'il le trouvait trop ambigu (alors qu'il ne trouvait pas nous ambigu pour parler du segment du noèton), ou trop connoté par ce qu'il associe au premier segment, ou simplement parce qu'il n'avait pas compris ce que Socrate voulait dire en parlant à la fois d'horômena eidè (« apparences visibles ») et de noèta eidè (« apparences intelligibles »), ou encore parce qu'il en avait déduit que, puisque les eidè peuvent être aussi bien « visibles » qu'« intelligibles », elles ne jouent pas un rôle discriminant dans toutes ces explications et distinctions.
Dans la continuité de ce refus de mêler toute référence au visible à sa reformulation, il a complètement occulté la référence de Socrate aux eikones (« images »), dont ce dernier faisait pourtant un des éléments discriminants entre les deux démarche, celle associée au premier sous-segment ne pouvant s'en passer alors que celle propre au second sous-segment s'en passait. Sans doute n'a-t-il pas compris en quoi les réalités visibles du second sous-segment du visible pouvaient être appelées « images » dans le registre de l'intelligible, ne voyant pas trop de quoi elles pouvaient bien être « images » après avoir commencé par occulter la référence aux eidè. En fait, sa reformulation inverse presque les propos de Socrate car, à avoir trop mis l'accent sur le fait que Socrate admettait que les géomètres et autres tenants de la démarche propre au premier sous-segment réalisaient que les réalités comme le carré sur lesquelles il faisaient leurs raisonnements n'étaient perceptibles que par la dianoia, au point de faire de celle-ci l'opération propre du premier sous-segment, il en est arrivé, partant de l'idée que la dianoia s'opposait à la saisie par les sens (aisthèsesin, 511c8), à dire que ces personnes « contempl[aient] ces choses par la réflexion, et non pas par les sens », là où Socrate disait au contraire que, même s'il réalisaient que ce dont étaient vraies les conclusions auxquelles ils arrivaient n'était pas les « images » matérielles qu'ils en contemplaient, ils ne pouvaient se passer d'« images » visibles pour mener à bien leurs raisonnements.
Il y a par contre un aspect des explications de Socrate que Glaucon semble avoir bien perçu, c'est le rôle discriminant entre les deux démarches que joue le fait de remonter ou pas vers un archè (« principe (directeur) »), même si rien dans ses propos ne permet de savoir s'il a compris à quel « principe » Socrate faisait implicitement référence en parlant de « principe » anupotheton, terme que d'ailleurs Glaucon ne reprend pas, sans doute justement faute d'avoir compris ce qu'il signifiait et ce qu'il visait. Il a retenu que l'intelligibilité pleine et entière des noèta suppose un « principe » d'intelligibilité, sans qu'on sache si, pour lui, ce « principe » est le même dans tous les cas, faute de savoir quel sens il donne au mot archè et s'il lui donne le même sens que Socrate.
Mais il ne fait aucune référence au logos, que ce soit pour clarifier en quoi le découpage du segment de l'intelligible est fait ana ton auton logon (« selon la même raison ») que celui du segment du visible ou pour en faire le support des opérations portant sur l'intelligible, comme le fait Socrate au début de la réplique précédente, et par contre il transforme le « pouvoir (dunamis) du dialegesthai » en une « science (epistèmè) du dialegesthai », ce qui déforme complètement les propos de Socrate et peut conduire à une compréhension différente du dialegesthai, en lui donnant un caractère plus « technique » et en suggérant que Socrate aurait en vue une espèce plus performante de « rhétorique » (science du discours, c'est-à-dire du logos), capable de nous faire accéder à une plus claire (saphesteron) intelligence du monde qui nous entoure. Car Glaucon a bien retenu qu'au début de son analogie, Socrate avait annoncé que le découpage en sous-segments se ferait dans une perspective de clarté (sapheneia) de plus en plus grande, et sa reformulation vise à montrer en quoi, selon Socrate, l'une des deux démarches conduit à une appréhension plus claire (saphesteron, 511c4) des intelligibles. Peut-être même voit-il dans cette plus ou moins grande clarté le logon qui préside au découpage en sous-segments, ce qui expliquerait qu'il n'essaye pas de le chercher ailleurs. Malheureusement pour lui, la « clarté » est une chose qui varie de manière continue et qui donc n'est pas adaptée pour servir de critère discriminant pour un découpage net.
Bref, Glaucon n'a vraisemblablement pas tout compris des subtilités des explications de Socrate, parce que, comme le montre son emploi du diorizein au début de sa réplique, qu'il comprend sans doute dans le sens de « définir », il s'attache plus aux mots qu'aux concepts désignés tant bien que mal par ces mots, et cherche donc à séparer (l'un des sens de diorizein) les mots les uns des autres pour donner à chacun un sens clair et univoque, là où le Socrate de Platon s'intéresse bien plus aux relations qui existent entre ce que désignent les mots et n'hésite pas à varier délibérément son vocabulaire pour parler des mêmes choses, précisément pour qu'on ne s'attache pas aux mots (voir la note 55 pour des exemples particulièrement criants de cela avec les différentes formulations qu'utilise successivement Socrate pour parler de ce qui a trait au sensible, en opposition avec l'apparente décontraction avec laquelle il utilise eidos) ou à utiliser des expressions qui ne se comprennent qu'en opposition les unes aux autres, comme par exemple to on (« ce qui est ») et to gignomenon te kai apollumenon (« ce qui devient et se perd ») (voir la note 55 ci-dessus et la note 86 à ma traduction de l'analogie entre le bon et le soleil), qui conduit à une compréhension différente de to on de celle à laquelle conduisait son utilisation, sous la forme ta onta (« les qui sont »), en opposition à ta dokouta (« les qui semblent/on l'air ») en 505d5-9 (cf. note 23 à ma traduction de l'analogie entre le bon et le soleil). Sans attendre que Socrate le fasse, il cherche donc à donner des noms aux démarches que vient de décrire Socrate, suggérant que, pour lui, « comprendre » quelque chose, c'est lui donner le nom qui convient, alors que, pour Socrate, le nom n'est qu'un outil plus ou moins conventionnel qui peut nous aider une fois qu'on a compris ce dont on parle (voir la manière dont, dans le Ménon, en 85b, Socrate ne donne le nom de la ligne qui constitue la réponse au problème posé au petit esclave (le doublement du carré), diametron (« diagonale »), qu'une fois que celui-ci lui a montré cette ligne avec son doigt et compris que c'était elle la ligne constituant le côté d'un carré double du carré de départ, dont il est d'ailleurs impossible d'exprimer en chiffres le rapport au côté, puisqu'il est « irrationnel »).
Platon avait-il Aristote en tête lorsqu'il écrivait cette réplique de Glaucon ?... (<==)

(72) Je traduis par « tu as capté » le grec apedexô, bien que l'usage du verbe « capter » dans le sens d'« entendre/comprendre » soit plutôt réservé au langage familier, voire argotique, des jeunes d'aujourd'hui, où il se fonde sur l'analogie avec la réception d'un signal radiophonique ou télévisuel, parce que je pense que le choix du verbe utilisé par Socrate est quelque peu ironique, ce que ne laisserait pas percevoir un plus classique « tu as compris », surtout lorsque la traduction de l'adverbe au superlatif ikanôtata par « très bien » ou quelque chose d'équivalent donne à la réplique de Socrate l'air d'un compliment on ne peut plus sérieux, alors que cet ikanôtata dans la bouche de Socrate pourrait bien n'être qu'un retour de manivelle en réponse à ce qui pourrait n'être qu'accès de fausse modestie d'un Glaucon commençant son pédant résumé par un ikanôs men ou, « certainement pas convenablement », pour qualifier sa compréhension des explications de Socrate.
En effet, Socrate n'utilise pas ici l'un des verbes qu'il a utilisé auparavant, comme katanoein (voir note 14) ou manthanein (voir note 21), le premier qui implique l'appréhension par le nous (dont justement Glaucon avait plein la bouche), le second qui implique le résultat d'un processus d'apprentissage, mais le verbe apodechesthai, dont le sens premier est « recevoir ». Au sens figuré, le verbe veut aussi dire « accueillir dans son esprit, admettre, approuver » et enfin « comprendre », mais il est clair que l'accent n'est pas sur la compréhension, mais sur la réception, avec l'idée implicite que si l'on a bien « reçu » (entendu), on a bien compris. Resterait à démontrer que, parce que Glaucon a bien « reçu », « capté », ce qu'a dit Socrate, il l'a aussi bien « compris ». Or on vient de voir dans la note précédente que ce n'était probablement pas le cas. Le seul point qui pourrait justifier les compliments sincères de Socrate est que Glaucon a mis le doigt sur ce qui, finalement, comme je l'ai expliqué à travers les notes antérieures, constitue la différence majeure entre les deux démarches, plus encore que l'usage ou le non usage d'eikones (« images »), qui est pourtant le logon commun aux deux divisions en sous-segments, ou que la référence aux eidè, le fait de remonter ou pas vers un archè. Mais même ce point doit être modulé par le fait que rien ne permet de savoir si Glaucon comprend le mot archè comme Socrate, s'il a compris ce que signifiait anupotheton, qu'il ne reprend pas, ni surtout s'il a réalisé que ce principe vers lequel il fallait remonter était le bon (to agathon) dont Socrate avait fait au début de l'analogie le « roi » de l'intelligible.
Bref, contrairement aux traducteurs qui voient dans ces mots de Socrate un compliment sincère à Glaucon (sans doute faute d'avoir eux-mêmes compris les explications de Socrate), j'y vois au mieux un demi-compliment non dénué d'une bonne dose d'ironie de la part d'un Socrate qui pense que ce qu'a compris Glaucon est suffisant pour l'instant et qu'il est prématuré, vu le jeune âge de son interlocuteur et de la plupart de ses auditeurs, de vouloir aller plus loin dans les explications. (<==)

(73) « Prends-moi » traduit le grec moi... labe, dans lequel moi, datif du pronom personnel ego (« moi ») a une valeur explétive (comme quand on dit en français « regarde-moi ça »), et labe est l'impératif aoriste actif du verbe lambanein (« prendre, saisir » au sens propre et au sens figuré), pris ici dans le même sens qu'au début de l'analogie, lorsque Socrate dit : « prenant (labôn) une ligne segmentée... ». C'est un sens quelque peu « technique » analogue à celui qu'a en français le verbe « prendre » lorsqu'on dit par exemple, dans l'énoncé d'un problème de géométrie : « prenez un cercle de centre O et de rayon r... ». Par l'usage de ce verbe, Socrate renoue avec l'habillage géométrique de son analogie, qu'il avait quelque peu délaissé dans ses dernières explications. (<==)

(74) « Affections engendrées dans l'âme » traduit le grec pathèmata en tèi psuchèi gignomena. Le mot pathèma (dont pathèmata est le pluriel) est dérivé du verbe paschein qui veut dire « subir », par opposition à poiein (« faire, agir ») ou à prattein (« accomplir, agir »), ou encore « éprouver, être affecté par », en prenant « être affecté par » dans le sens le plus neutre possible, n'impliquant aucune idée de tristesse, c'est-à-dire, non pas comme dans « il a été affecté par la mort de sa femme », mais comme dans « le cours de l'euro est affecté par la situation économique en Grèce », selon la définition de « affecter » III, 1° du Grand Robert, édition de 1980 : « Exercer une action sur. Agir, causer une impression sur l'organisme. ». Pathèma peut désigner toute sorte d'événement qui affecte le corps ou l'âme, souvent, mais pas exclusivement, en mauvaise part, maladie, accident, affliction, etc. ou encore l'état qui en résulte, les dispositions qu'il y induit, d'où ma traduction par « affection », qu'il faut comprendre dans le sens de « fait (pour l'âme) d'être affecté par quelque chose » ou « résultat du fait (pour l'âme) d'être affecté par quelque chose », en prenant « affecter » dans le sens que je viens de préciser (c'est le sens d'« affection » que le Grand Robert donne en premier, comme sens étymologique : « modification de l'être physique ou moral quelle qu'en soit la cause »). Le verbe gignesthai, dont gignomena est le participe présent passif au neutre pluriel, ajoute l'idée d'« engendrement », de « devenir ». Une autre traduction serait « les états produits (ou se produisant) dans l'âme ». Ce qui est sûr, c'est que Socrate cherche à suggérer ici une certaine « passivité » (mot français dans lequel on trouve une certaine parenté de racine avec le paschein grec, qui donne pathein à l'aoriste, dont dérive pathèma, via le patior latin, qui fait passus au participe passé) de l'âme dans tout ce dont il va parler. Il est important de le noter, car, si l'on n'a pas de mal à admettre que, dans l'ordre du visible, notre vue, et nos sens en général, sont d'un certain point de vue « passifs » par rapport à des affections qui leur viennent de l'extérieur et qu'ils « subissent » sans les solliciter, tout le problème est justement de savoir s'il en va de même dans l'ordre du noèton : sommes-nous « producteurs » de nos pensées, qui ne seraient alors que des créations de notre esprit sans réalité autonome, ou sont-elles, elles aussi, induites par des « impressions » venues de l'« extérieur » ? En mettant sur le même pied les quatre pathèmata dont il va parler, Socrate prend clairement position sur ce point : notre « esprit », tout autant que nos sens, est, sinon totalement « passif », du moins stimulé, activé par des « sollicitations » venues de l'« extérieur », et pas seulement par les sens : tout comme les eidè « visibles » sont « apparences » de quelque chose d'extérieur, les eidè « intelligibles » sont, elles aussi, « apparences » de quelque chose d'« extérieur ». Aussi, traduire pathèmata par « opérations », comme le font Chambry, Baccou et Karsenti/Prelorentzos, c'est tout simplement trahir Platon en occultant la part de passivité qu'implique le mot grec (à côté de la traduction par « opérations » (« de l'esprit » chez Chambry, « de l'âme » chez Baccou et Karsenti/Prelorentzos), on trouve « états » (« dans l'âme » chez Robin, « se produis[ant] dans l'âme et l'affect[ant] » chez Dixsaut), « attitudes (dans l'âme) » chez Pachet, « dispositions (effectives dans l'âme) » chez Cazeaux, « états mentaux (de l'âme) » chez Leroux).
Par ailleurs, l'usage du mot pathèmata par Socrate pour introduire la conclusion de son analogie confirme que ce qu'il avait en vue tout au long de cette analogie, c'était bien les modes d'appréhension par nous des réalités qui nous entourent, à la fois par nos sens (pour les réalités « visibles », les horata) et par notre esprit (pour les réalités « intelligibles », les noèta), et non pas une classification de ces réalités au-delà de la distinction initiale entre visible et intelligible. Dans les notes précédentes, à propos des deux sous-segments de l'intelligible, j'ai parlé de « démarches », plutôt que d'« affections », en utilisant donc un terme qui implique une activité de l'individu et non une attitude passive, parce que ce qu'y décrivait Socrate, c'était en effet des modes de raisonnement. En parlant ici de pathèmata, il change de registre et s'intéresse maintenant, non plus directement aux démarches intellectuelles, aux différentes manières de raisonner, mais aux « états d'esprit » (l'un des sens possibles de pathèma) dont elles procèdent, induits par les sollicitations extérieures des réalités tant visibles qu'intelligibles selon la plus ou moins grande attention que nous portons aux unes et aux autres et le degré de « réalité » que nous leur accordons. Il ne faudra donc pas perdre de vue dans la suite la part de passivité que suggère Socrate par le choix du mot pathèma et se souvenir que ces « états d'esprit » sont produits en nous par la conjugaison de « sollicitations » (visuelles, tactiles, auditives, intellectuelles, etc.) venues de réalités extérieures, des contraintes et des limites de nos organes de perception sensible (les sens) et intelligible (le nous) et de l'influence du « milieu » à travers lequel nous parviennent ces sollicitations (comme par exemple les lois de la réflexion de la lumière lorsque nous voyons des reflets, qui nous permettent de voir des choses là où elles ne sont pas, ou les règles du langage à travers lequel s'expriment nos pensées).
Quoi qu'il en soit du sens précis qu'il faut donner ici à pathèma, sur lequel nous pourrons revenir lorsque nous aurons examiné plus en détail les pathèmata spécifiques auquel fait référence Socrate, ce qui est sûr, c'est que, si, en ce qui concerne la vue (et plus généralement les sens), nous n'avons pas de mal à admettre que, comme je viens de le dire, nous sommes passifs par rapport à l'appréhension qu'elle permet (qu'ils permettent), en ce sens que nous voyons dès que nous avons les yeux ouverts, que nous ne doutons pas de la réalité de ce que nous voyons et que nous partons du principe que les autres voient comme nous les mêmes choses que nous quand ils sont à côté de nous, en ce qui concerne la « vue » de l'esprit, il en va tout autrement, et ce n'est que par le logos (intérieur ou vocalement exprimé) et le raisonnement que nous pouvons rendre perceptible à nous-même et aux autres le fait que nous « pensons » à telle ou telle réalité, concrète ou abstraite. Et c'est bien la manière dont nous articulons discours et raisonnements qui permet d'appréhender le degré de « connaissance » que nous avons des réalités dont nous parlons et des pensées que nous développons et la manière dont nous nous situons par rapport à elles. Ainsi, lorsque les géomètres pris en exemple par Socrate dans ses explications du premier sous-segment de l'intelligible raisonnent sur le carré ou la diagonale, sans chercher à en « rendre raison (logon didonai, 510c7 ; cf. note 30) » et en se contentant de les poser en « soutiens (hupotheseis) », en « données », et de s'empresser de mener sur eux des raisonnements les conduisant à des conclusions (teleutai) à leur sujet, même s'ils savent que ce qu'ils démontrent n'est pas à proprement parler vrai des figures qu'ils tracent mais seulement d'une réalité qui n'est accessible qu'à la dianoia, ils montrent implicitement qu'ils ne se soucient pas de la nature propre de ces réalités, le carré lui-même, la diagonale elle-même, et encore moins de la relation que ces réalités peuvent avoir avec le bon (to agathon), avec ce qui est bon pour eux, mais seulement des raisonnements qu'ils peuvent mener sur elles avec les mots qu'ils utilisent à travers les images qu'ils en produisent. Ils sont en quelque sorte comme Narcisse, fasciné par son reflet visible (premier sous-segment du visible) sur la surface de l'eau, qui ne parviendra jamais à se connaître lui-même par la simple contemplation béate de son reflet et ne pourra tout au plus que tomber amoureux de sa propre apparence visuelle, de son schèma, sans pouvoir en tirer le moindre principe d'action, sans apprendre quoi que ce soit sur son âme (psuchè), qui est pourtant son être intime au sens le plus plein, puisque elle, elle ne produit pas de reflet visible, et qui finira par tomber à l'eau et se noyer, atttiré par cette apparence purement visuelle. Mais, me direz-vous, quelle autre démarche pourrait avoir le géomètre intéressé par les carrés et les diagonales, qui pourrait l'aider à mieux se connaître plutôt que de se « noyer » dans des démonstrations plus ou moins sophistiqués ? La réponse est donnée par Socrate dans la suite de la discussion, lorsqu'après l'allégorie de la caverne, il va passer en revue les disciplines propres à assurer la formation des philosophes en expliquant en quoi elles contribuent à sa formation : après avoir explique en 523a-524d comment l'arthmétique peut être « solliciteur et éveilleur de l'intelligence (noèseôs paracklètikon kai egertikon) » (523d8-e1), il attribue comme mérite à la géométrie le fait qu'elle porte sur la « connaissance de ce qui est toujours (tou aei ontos gnôseôs) » (527b5), affirmation qu'il ne développe pas, mais qui doit se lire à la lumière de ce qui a été dit dans l'analogie de la ligne à propos du carré lui-même et de la diagonale elle-même qui sont les vrais sujet des démonstrations des géomètres. C'est cette compréhension qui a manqué à Ménon pour saisir ce que voulait lui faire comprendre Socrate à travers l'expérience avec l'esclave bien comprise, qui portait justement sur le carré et la diagonale, mais prenait place dans le cadre d'une discussion sur l'aretè (« excellence, perfection ») de l'homme. L'objectif avoué par le Socrate de Platon de cette « expérience » était de montrer à Ménon qu'il est possible d'apprendre quelque chose que l'on ne sait pas, pour ruiner le paradoxe qu'il vennait d'énoncer selon lequel on n'a pas besoin de chercher ce qu'on connaît déjà et il ne sert à rien de chercher ce qu'on ne connaît pas puisque, ne le connaissant pas, on sera incapable de le reconnaître si l'on tombe dessus. Mais le plus important est ailleurs, dans les réflexions qu'aurait dû provoquer en lui, et que devraient provoquer en nous, cette expérience : ce qu'elle fait toucher du doigt à chaque lecteur qui peut revivre en lui les souvenirs de ses débuts en géométrie, sans qu'il soit besoin pour cela de supposer qu'elle a réellement eu lieu dans la vie historique de Socrate, ce qui n'est bien évidemment pas le cas, c'est que la vérité du théorème que Socrate fait découvrir à l'esclave (le carré double en surface d'un carré donné est le carré construit sur la diagonale du carré de départ) est une vérité qui s'impose à toute personne saine d'esprit et capable de comprendre les termes employés pour l'énoncer et de suivre le raisonnement qui y conduit ; en d'autres termes, cette vérité n'est pas le produit d'un cerveau humain qui aurait été le premier à l'énoncer, mais une vérité trancendante indépendante de l'esprit humain, et donc le carré lui-même, la diagonale elle-même, réalités que seule la dianoia nous permet de « voir », à propos desquels elle énonce une vérité, ne sont pas de simple produits de l'esprit humain, mais ont une réalité immatérielle transcendante hors du temps et de l'espace et possèdent des propriétés que l'on peut découvrir (et non pas inventer). Et donc leur perception par l'esprit humain est bien un pathèma subi par lui au même titre que la vue de Socrate par ses interlocuteurs, ou la vue de son reflet dans l'eau par Narcisse, est un pathèma produit par une réalité extérieure au sujet subissant ce pathèma. Et la réflexion ne devrait pas s'arrêter là ! Car la question suivante est alors : si cela est vrai du carré et de la diagonale, est-ce vrai aussi des autres noèmata (« intelligibles ») que discerne mon esprit, mon nous ? Et donc est-ce vrai de « juste », de « beau », de « bon », etc. ? Et l'aretè, l'excellence de l'homme est-elle alors ce que chacun individuellement a envie de mettre derrière ces mots ou ce que le plus grand nombre en un lieu et un temps donné juge tel selon les us et coutumes de sa « cité », ou bien est-ce la conformation à une idea/idéal de l'homme qui ne dépend pas plus de ce que Ménon, moi ou le plus grand nombre en pensent que la réponse à la question du doublement du carré posée à l'esclave de Ménon par Socrate ne dépend de ce qu'il en pensait avant l'échange avec Socrate, de l'opinion qu'il avait sur le sujet au début de l'expérience ? Voilà le genre de démarche qui constitue pour Socrate une remontée vers l'archè, le principe, et qui permet d'avoir une idée correcte des réalités intelligibles. (<==)

(75) Les quatre pathèmata que mentionne Socrate sont, dans l'ordre où il les nomme, en « redescendant » du second sous-segment de l'intelligible au premier sous-segment du visible, c'est-à-dire dans l'ordre inverse de celui dans lequel il les a décrits dans l'analogie, noèsis, dianoia, pistis et eikasia. À ce point de la réplique de Socrate, et sans attendre la suite, qui nous donnera des éléments supplémentaires pour mieux comprendre ce qu'il a en tête, je propose dans cette note quelques éclairages sur les sens possibles de chacun de ces mots.
La ligne de République VI, 509d6-511e5Noèsis (« appréhension par l'intelligence » ; ou encore « intelligence » (Chambry, Baccou, Dixsaut, Pachet, Karsenti/Prélorentzos ; « intellection » (Robin, Leroux) ; « activité spirituelle » (Cazeaux)), est un terme nouveau dans l'analogie, dont c'est la première utilisation dans la République. Il est formé sur le verbe noein à l'aide du suffixe -sis, qui renvoie à l'action correspondant au verbe de départ. C'est un mot plus rare que nous, utilisé par Glaucon, qui à l'avantage sur lui de ne pas prêter à confusion entre une « faculté », l'usage que nous en faisons et le résultat pour nous d'un bon usage de celle-ci. Comme je l'ai déjà dit dans les notes précédentes, nous, peut en effet, comme le français « intelligence », aussi bien s'employer dans le sens où l'on dit que « l'homme est un animal intelligent », c'est-à-dire « doué d'une faculté appelée "intelligence" » plus ou moins dévelopée selon les individus, que dans le sens où l'on dit que « Einstein avait une grande intelligence » pour manifester que, chez lui, l'intelligence était plus grande que chez d'autres, ou que « Untel a fait preuve d'intelligence en agissant de telle et telle manière », pour indiquer qu'il a fait bon usage dans des circonstances précises de la faculté qui est en lui. La noèsis, c'est plus spécifiquement l'appréhension par le nous, considéré comme la « faculté » en nous qui nous donne accès aux noèta, eux-mêmes vus comme extérieurs à notre nous, qui en « subit » les impressions plus ou moins distinctes (voir note précédente sur pathèma), d'où ma traduction par « appréhension par l'intelligence » plutôt que par « intelligence » tout court, destinée d'une part à montrer que le mot employé par Socrate n'est pas celui que vient d'employer Glaucon, et d'autre part à level l'ambiguiïté qui subsiterait avec une traduction plus classique par « intelligence » alors que justement noèsis utilisé à la place de nous est supposé la lever. Par le choix de ce mot en remplacement de celui qu'avait utilisé Glaucon, Socrate le corrige discrètement, sans insister, mais lorsqu'il reprendra cette énumération des quatre pathèmata dans le rappel qu'il fera en 533e7-534a8 des propos tenus ici, noèsis deviendra l'appellation commune des deux pathèmata du noèton (« intelligible ») (et doxa l'appellation commune des deux pathèmata de l'horaton), et c'est epistèmè (« savoir ») qui prendra sa place pour désigner ce qui est ici appelé nous (« intelligence ») par Glaucon et noèsis par Socrate, et cette correction en deux temps est une indication de plus que le compliment de Socrate à Glaucon n'était pas dénué d'ironie, qu'il a cherché ici à ne pas trop l'enfoncer et qu'il ne redresse ses approximations que progressivement. Au vu de tout ce qui se joue dans ces subtils glissements de vocabulaire, il est donc regrettable que tous les traducteurs que j'ai consultés sauf Cazeaux traduisent par le même mot à la fois le nous de Glaucon et le noèsis de Socrate (« intelligence » pour tous sauf Robin, qui traduit par « intellection ») ;
Dianoia (« réflexion » ; ou encore « connaissance discursive » (Chambry, Baccou) ; « discursion » (Robin) ; « raison » (Dixsaut, Karsenti/Prélorentzos) ; « pensée » (Pachet, Cazeaux, Leroux)) est le seul des quatre termes choisis par Socrate pour désigner les quatre pathèmata qui a déjà été utilisé dans l'analogie. Socrate confirme ainsi maintenant, mais maintenant seulement, qu'il en fait le pathèma associé au premier sous-segment de l'intelligible. Mais de ce fait, la question se pose de manière plus pressante de savoir quel sens précis Socrate, en considérant dianoia comme désignant un pathèma, entend donner à ce terme dont le registre de sens recouvre en grande partie celui de nous, et aussi celui de noèsis (on trouvera plus de précisions sur les différents sens de ces mots dans la section Vocabulaire de ce site, qui reproduit pour certains d'entre eux l'entrée correspondante du dictionnaire grec-français Bailly et, dans l'entrée consacrée à nous, l'entrée correspondante du dictionnaire étymologique de la langue grecque de Chantraine, qui examine nous et tous ses dérivés). Cette qualification de pathèma peut en cela nous aider à lever, en partie au moins, l'indétermination qui subsistait dans les usages antérieurs de dianoeisthai et de dianoia, comme je l'avais fait remarquer à la fin de la note 36 sur dianoeisthai. Pour nous aider dans ce travail, remarquons que Socrate, et derrière lui Platon qui tient la plume, en spécialisant ainsi le mot dianoia pour le premier sous-segment de l'intelligible et en utilisant ici noèsis pour le second, font porter tout le poids de la différence entre les deux par le dia- de dianoia, préfixe dont nous avons déjà vu qu'il intervenait dans des mots lourds de sens chez Platon, comme dialegesthai, que j'ai renoncé à traduire (voir la note 36 sur dianoeisthai, la note 43 sur la première occurrence dans l'analogie de dianoia, et la note 48 sur dialegesthai). Pour tenter d'y voir plus clair, repartons donc des divers sens possible de ce préfixe : lorsqu'il est utilisé en composition, le préfixe dia-, dont le sens premier en tant que préposition est « à travers », peut introduire une idée (1) de séparation, au sens, selon les cas, de division (comme dans di-airein, qui signifie « diviser, séparer », à partir du verbe airein signifiant, lui, « saisir, prendre dans ses mains »), de distribution (ici et là, comme dans diaphorein, qui signifie « disperser, répandre », à partir du verbe phorein signifiant « porter »), de diversité (de manière différente, diversement, comme dans certains sens de daipherein, qui peut vouloir dire « différer, être différent », à partir de pherein signifiant, comme phorein mentionné précédemment qui en dérive, « porter ») ou de distributivité (l'un avec l'autre ou l'un contre l'autre, comme justement dans dailegesthai, dont le sens étymologique est « parler l'un avec l'autre, dialoguer »), (2) de pénétration (à travers, comme dans diabainein, qui signifie « traverser », à partir de bainein signifiant « marcher »), (3) de supériorité ou (4) d'achèvement (à travers d'un bout à l'autre, c'est-à-dire jusqu'au bout, comme dans diaprattein, « achever », à partir de prattein signifiant « agir »), étant entendu que plusieurs de ces nuances de sens peuvent se retrouver dans un même composé, conduisant à des sens différents du même mot. L'idée d'achèvement, qui est celle que l'on attribue en général au dia- du verbe dianoeisthai et du nom dianoia qui en dérive, finit par s'affaiblir dans l'usage courant pour donner au composé des sens très voisins de ceux du verbe de départ (noein dans ce cas) : au départ, dianoia, c'est une pensée menée à son terme, c'est-à-dire une ferme intention, une résolution bien arrêtée, mais à l'usage, le mot finit par désigner une pensée comme une autre, ou tout simplement l'intelligence, comme nous. Mais on peut se demander si Platon n'a pas aussi en tête l'idée première à laquelle renvoie dia qui est celle de séparation : la dianoia serait alors pour lui la pensée dans son activité de distinction, de discernement entre les concepts qui sont présentés à sa réflexion. Cette compréhension est tout a fait compatible avec l'usage qu'a fait Socrate de dianoeisthai (510d6) et dianoia (511a1) dans sa réplique en 510d5-511a1, lorsqu'il parlait des géomètres qui réfléchissent (dianooumenoi) sur le carré en cherchant à voir, au-delà des dessins qu'ils peuvent faire, ce qui n'est visible que par la dianoia : la dianoia est alors ce qui, à la fois, distingue le carré lui-même des images dessinées de carrés, mais aussi distingue le carré du cercle ou de tout autre figure, aussi bien lorsqu'il s'agit d'images de ces concepts que lorsqu'il s'agit des concepts eux-mêmes de carré ou de cercle ou d'autre chose ; et elle est compatible avec la définition de la dianoia comme un dialogos intérieur de l'âme avec elle-même donnée par l'étranger d'Élée en Sophiste, 263e3-8 et avec celle du dianoeisthai comme logos que l'âme se tient à elle-même, un dialegesthai de l'âme avec elle-même, donnée par Socrate en Théétète, 189e4-190a6, puisque, pour discourir il faut nommer, et que nommer, c'est distinguer sur la base des ressemblances et des différences pertinentes (on se souviendra dans cette perspective que le sens premier du verbe legein, c'est « cueillir, choisir, trier » avant d'être « énumérer », puis simplement « dire »). Mais le fait de distinguer et de donner un nom à chaque réalité ou espèce (eidos) différente, le fait de « discerner » quelque chose de commun à toutes les figures que l'on désigne par le nom de « carré », ou à toutes les « apparences » que l'on désigne par le nom d'homme, ou de cheval, ou de platane, etc., sans aller plus loin que de leur donner un nom commun et sans s'interroger sur leur statut « ontologique » ni sur leur place dans l'ordre de l'univers, ne veut pas dire qu'on connaît chacune de ces réalités ou espèces dans toute leur complexité et donc, de ce point de vue, la dianoia (« discernement/pensée ou réflexion discriminante ») n'est bien qu'une première étape, encore très liée aux sens, vers la pleine « intelligence » (noèsis, qui deviendra epistèmè en 533d9) de ce que saisit la pensée. Les mots ne sont pas les choses qu'ils désignent, ils n'en sont qu'une sorte d'« image (eikôn) » parmi d'autres, et pouvoir nommer ce qu'on voit atteste d'un certain « discernement (dianoia) » mais ne veut pas dire qu'on connaît ce qu'on nomme. On peut encore penser, à la lumière des explications antérieures de Socrate sur le rôle des images dans la démarche propre au premier sous-segment de l'intelligible, et bien que les dictionnaires ne retiennent pas cette nuance de sens pour dia- utilisé en composition, que Platon pouvait aussi avoir présent à l'esprit, en spécialisant dia-noia pour le pathèma associé à ce premier sous-segment de l'intelligible, le sens de dia préposition signifiant « au moyen de » et voir dans la dianoia une connaissance médiate en ce qu'elle reste tributaire des « images » que constituent, non seulement les réalités visibles/sensibles, mais encore et surtout les mots eux-mêmes, même si c'est pour « séparer » (l'un des sens de dia en composition évoqué plus haut) la composante intelligible de son emballage sensible, là où la démarche du second-sous-segment s'affranchirait de ces intermédiaires. Pour aller plus loin, pour passer de la dianoia à la noèsis/epistèmè, ce que nous a dit Socrate dans ses explications, c'est qu'il faut faire usage du « pouvoir du dialegesthai », donc Glaucon veut faire une « science (epistèmè) ». Mais ce que veut simplement dire Socrate, c'est que, pour progresser dans la connaissance, il faut accepter de « dialoguer (dialegesthai) » avec d'autres, de confronter nos perceptions noétiques avec celles d'autres personnes, tout comme c'est en confrontant nos perceptions visuelles avec d'autres que nous avons pu apprendre à parler : tout comme nous finissons par réaliser, au fil des années d'enfance, que nous voyons la même chose que les autres et apprenons à distinguer les choses que nous voyons, à comprendre qu'elles nous sont extérieures et à les nommer avec l'aide de ceux qui nous entourent, c'est a fortiori en confrontant nos perceptions purement intelligibles avec celles de ceux qui nous entourent au moyen du dialogue (dia- pris ici dans le sens de « l'un avec l'autre ») que nous aurons une chance de réaliser que nos pensées ne sont pas une pure création de notre esprit et de mieux approcher la réalité de ce qui suscite en nous ces perceptions. Et ce pouvoir du dialegesthai se révélera alors peut-être comme le moyen de dépasser le stade du simple dianoeisthai qui se satistait de nommer ce qu'il distingue avec les sens pour percevoir, au-delà (autre nuance de sens de dia-) du langage et des mots, quelque chose des réalités intelligibles que désignent ces mots prises en elles-mêmes et plus seulement dans leurs relations les unes avec les autres, ou plus simplement encore dans les relations qu'entretiennent entre elles les images qu'en donnent les réalités sensibles.
Pistis (« confiance » ; ou encore « foi » (Chambry, Baccou) ; « créance » (Robin) ; « conviction » (Dixsaut, Pachet, Cazeaux) ; « croyance » (Karsenti/Prélorentzos, Leroux)) est un autre terme nouveau dans l'analogie, qui signifie « foi, confiance inspirée à d'autres ou que d'autres inspirent », d'où « garantie, assurance, gage ». C'est la deuxième occurrence de ce mot dans la République, la première se trouvant en 505e2, dans la section où Socrate énonce le caractère anupotheton (sans toutefois utiliser ce qualificatif) du « bon » (to agathon) : après avoir déclaré que si, quand il s'agit de rechercher « les [choses] justes ou belles (dikaia kai kala) », la plupart des gens se contentent de celles qui en ont seulement l'air (ta dokounta), quand il s'agit des [choses] bonnes (agatha), ils recherchent celles qui le sont vraiment (ta onta) et pas seulement celles qui en ont l'air, et tiennent dans ce cas la simple opinion (doxa) en piètre estime, il ajoute que ces mêmes personnes, concernant ce en vue de quoi elles font tout ce qu'elles font (le « bon »), « ne parv[iennent] pas à saisir adéquatement ce que ça peut bien être ni jouir à son sujet d'une confiance (pistei) stable ». En dehors de sa réutilisation dans la reformulation des conclusions de l'analogie de la ligne en 533e7-534a8, le mot ne réapparaît qu'une fois dans la République, au livre X, en 601e7, dans une discussion, à travers l'exemple de la flûte, sur la différence entre la « connaissance (epistèmè) » qu'en a l'utilisateur, dans ce cas le joueur de flûte, et la « droite croyance (pistis orthè) » qu'à a son sujet l'artisan qui la fabrique (poiètès) de par la fréquentation des joueurs de flûte.
L'usage du mot pistis pour désigner le pathèma lié au second sous-segment du visible peut nous aider à comprende en quel sens Socrate parle ici de pathèmata : la pistis dont il parle ici, ce n'est bien sûr pas, si l'on s'en tient à l'exemple de la vision qui domine cette analogie, la vision proprement dite, dans laquelle celui qui voit est passif, mais un « état d'esprit » induit par l'expérience de la vision depuis la plus tendre enfance vis à vis de ce qui suscite cette vision, celui de « croire (pisteuein, dont pistis est le substantif d'action) » que ces choses existent hors de nous et sont bien telles que nous les voyons, même si la vue ne nous en donne qu'une connaissance purement extérieure et le plus souvent constamment changeante. Socrate ne veut pas dire ici que la pistis, la « croyance », la « confiance », la « foi », suppose la vue, mais que la vue induit par l'habitude la pistis. Il fait référence ici à l'attitude de l'âme qui est en mesure d'apprécier le degré de « confiance » qu'elle peut avoir en ce qu'elle voit pour conduire sa vie, et pas seulement en ce qu'elle voit, mais plus généralement en ce que lui permettent d'appréhender ses sens, c'est-à-dire non seulement ce qu'elle peut voir, mais aussi ce qu'elle peut entendre et toucher, en sachant faire la différence entre ce qui est perception directe et ce qui est perception indirecte, ce qui est « modèle » et ce qui n'est qu'« image » au sens le plus large du terme, étant entendu que les seules données de nos sens ne sont pas le dernier mot sur les réalités qui nous entourent et qu'elles ne peuvent nous en donner tout au plus qu'une connaissance empirique impliquant de notre part « confiance » dans la régularité des « lois » de la nature. Ceci confirme qu'il faut bien comprendre aussi les deux premiers pathèmata, la noèsis et la dianoia, comme des états d'esprit, des activités mentales, suscitées par une certaine manière d'appréhender les réalités intelligibles auxquelles est exposé notre esprit, notre nous. Je peux les appréhender comme de simples « données » (des hupotheseis), des mots sur lesquels je conduis mes raisonnements pour arriver à des conclusions, sans chercher plus loin ce qui se cache derrière ces « apparences (eidè) » dont je perçois les traces dans la réalité visible qui m'entoure, et je suis dans le registre de la dianoia, ou bien je peux les considérer comme des réalités à part entière qu'il serait bon pour moi de connaître en elles-mêmes pour mieux comprendre le monde qui m'entoure et m'y situer pour interagir avec lui, et je suis dans le registre de la noèsis/epistèmè.
Eikasia (« conjecture » ; même traduction pour Chambry ; ou encore « simulation » (Robin) ; « imagination » (Baccou, Cazeaux, Karsenti/Prélorentzos) ; « illusion » (Dixsaut) ; « faculté de se fonder sur des ressemblances » (Pachet) ; « représentation » (Leroux)), est lui aussi un terme nouveau dans l'analogie, dont c'est la seule utilisation dans tous les dialogues (ici et repris par deux fois dans le rappel, en 533e7-534a8, des pathèmata introduits ici). Il est formé à partir du verbe eikazein, « représenter, comparer, conjecturer », dérivé, tout comme eikôn (« image »), dont il a été question dans l'analogie aussi bien dans le registre du visible que dans celui de l'intelligible, du verbe eoikenai qui signifie « être semblable, ressembler à », et aussi « paraître » ou encore « convenir », et qui siginifie « représentation, image », « comparaison » ou encore « conjecture ». C'est un terme rare, dont on ne trouve, dans l'ensemble du corpus grec disponible sur Perseus, que deux occurrences en dehors des trois utilisations par Platon dans la République (ces cinq occurrences constituent les trois seuls exemples d'usage de ce mot que donne le Bailly, les trois occurrences chez Platon comptant pour une seule du point de vue du sens), une chez Xénophon (Mémorables, III, 10, 1, où le mot est mis dans la bouche de Socrate discutant avec le peintre Parrhasios de la possibilité de représenter les sentiments de l'âme dans une peinture, considérée comme eikasia tôn horômenôn, « représentation des [choses] vues ») et une chez Plutarque (auteur postérieur de plusieurs siècles à Platon, qui l'utilise dans sa vie de Thémistocle pour faire référence à une « comparaison » faite par celui-ci devant le roi des Perses Artaxerxès entre le discours des hommes et une tapisserie), ce qui ne facilite pas la compréhension précise du sens que veut lui donner Platon.
Puisque le mot eikasia lui-même est peu utilisé, nous pouvons nous tourner vers les usages du verbe eikazein, plus fréquent, dont eikasia est le substantif d'action. On trouve 23 occurrences de ce verbe dans les 28 dialogues des tétralogies :
Alcibiade, 105c7 : Socrate décrit les ambitions d'Alcibiade en lui déclarant qu'il n'accepterait de vivre que si son nom et son pouvoir étaient connus de toute la terre et qu'il fait peu de cas de qui que ce soit en dehors de Cyrus et Xerxès, et il ajoute : « que donc tu aies cet espoir, je le sais bien et je ne le conjecture pas (hoti men oun echeis tautèn tèn elpida, eu oida kai ouk eikazô) »
Ménon, 80c1, 4 (avec anteikazein en c3, 6) : Ménon vient de comparer Socrate au poisson-torpille qui engourdit ses proies, à quoi Socrate lui répond : « Je sais pourquoi tu as donné de moi une image ! (gignôskô hou heneka me èikasas.) », avant de préciser en réponse à Ménon « Pour qu'en retour, je donne une image de toi ! Car moi, je sais ceci de tous ceux qui sont beaux, qu'ils prennent plaisir à être dépeints en images. En effet, ça les avantage : belles en effet, je suppose, sont aussi les images de ce qui est beau. Mais je ne ferai pas d'image de toi en retour. (hina se anteikasô. egô de touto oida peri pantôn tôn kalôn, hoti chairousin eikazomenoi--lusitelei gar autois: kalai gar oimai tôn kalôn kai hai eikones--all' ouk anteikasomai se.) »
Ménon, 89e2, 2 : Socrate met en doute que l'aretè (« excellence » dans l'homme) soit une epistèmè (« science/savoir ») car, dit-il, ce qui est epistèmè, est « enseignable (didakton) » et il y en a enseignants (didaskaloi) et étudiants (mathètai), la question étant alors de savoir s'il y a enseignants et étudiants d'aretè, car « si c'est le contraire, qu'il n'y ait ni enseignants, ni étudiants, est-ce bien conjecturer que de conjecturer que ce n'est pas enseignable ? (oukoun tounantion au, hou mète didaskaloi mète mathètai eien, kalôs an auto eikazontes eikazoimen mè didakton einai;) »
Ménon, 98b1, 3 : Dans la discussion sur la différence entre opinion droite (orthè doxa) et savoir (epistèmè), Socrate déclare : « Et pour sûr aussi, moi, je parle, non pas comme sachant, mais conjecturant. Mais que ce soient deux choses différentes, opinion droite et savoir, je pense pour ma part ne pas du tout le conjecturer, mais s'il restait quelque chose que je dirais savoir--et je le dirais de peu de choses--, une à coup sûr, et c'est çà, je l'admettrais au nombre de celles que je sais. (kai mèn kai egô hôs ouk eidôs legô, alla eikazôn: hoti de estin ti alloion orthè doxa kai epistèmè, ou panu moi dokô touto eikazein, all' eiper ti allo phaièn an eidenai--oliga d' an phaièn--hen d' oun kai touto ekeinôn theièn an hôn oida.) »
Banquet, 190a4 : Aristophane décrit les hommes originels de son mythe, sphériques, avec quatre jambes, quatre bras et deux visages (prosôpa) similaires, et précise : « la tête pour les deux visages disposés dans des directions opposées [était] unique, avec quatre oreilles, et [ils avaient] deux exemplaires des parties honteuses, et tout le reste comme on peut imaginer à partir de ça (kephalèn d' ep' amphoterois tois prosôpois enantiois keimenois mian, kai ôta tettara, kai aidoia duo, kai talla panta hôs apo toutôn an tis eikaseien.) »
Banquet, 216c6 : Alcibiade fait l'éloge de Socrate en utilisant l'image des statues de Silène, ou encore du satyre Marsias ; après un premier développement de ces comparaisons, il ajoute : « mais écoutez-moi encore [vous dire] à quel point il est semblable à ceux par lesquels j'en ai donné une image et à quel point est étonnant le pouvoir qu'il a (alla de emou akousate hôs homoios t' estin hois egô èikasa auton kai tèn dunamin hôs thaumasian echei) »
Phèdre, 248a2 : Socrate décrit, dans son second discours, dans le cadre de la comparaison de l'âme à un char portant un cocher conduisant deux chevaux, la procession des dieux que suivent les âmes vers l'autre côté de la voute du ciel, où ils peuvent contempler « la justice elle-même (autèn dikaiosunèn), la modération (sôphrosunèn), le savoir (epistèmèn) » avant d'en venir aux âmes humaines qui tentent de les suivre, pour dire que « des autres âmes, celle qui suit le mieux un dieu et l'a le mieux imité dresse vers le lieu extérieur la tête du cocher et est entraînée avec [le dieu] dans le mouvement circulaire, perturbée par le tumulte des chevaux et observant avec peine les [réalités] qui sont [là] (hai de allai psuchai, hè men arista theôi hepomenè kai eikasmenè huperèren eis ton exô topon tèn tou hèniochou kephalèn, kai sumperiènechthè tèn periphoran, thoruboumenè hupo tôn hippôn kai mogis kathorôsa ta onta) »
Phèdre, 250b5 : Plus loin dans le même discours, Socrate décrit la situation des âmes revenues sur terre et dit : « de la justice en effet et de la modération et autres [biens] précieux pour l'âme autant qu'ils sont, il n'y a aucun éclat dans les similitudes d'ici-bàs, mais au moyen d'organes manquant de précision, avec peine, certaines d'entre elles en petit nombre, en se penchant sur leurs images voient le genre de ce qui est reproduit en image (dikaiosunès men oun kai sôphrosunès kai hosa alla timia psuchais ouk enesti pheggos ouden en tois tèide homoiômasin, alla di' amudrôn organôn mogis autôn kai oligoi epi tas eikonas iontes theôntai to tou eikasthentos genos) »
République, II, 377e1 : Socrate blâme les poètes comme Homère et Hésiode pour les mensonges qu'on trouve dans leurs œuvres, car on commet un vilain mensonge « lorsqu'on donne une mauvaise image par le discours, à propos des dieux et des héros, de ce qu'ils sont, comme un peintre peignant [des choses] ne ressemblant en rien à celles auxquelles il voudrait les peindre semblables (hotan eikazèi tis kakôs tôi logôi peri theôn te kai hèrôôn hoion eisin, hôsper grapheus mèden eoikota graphôn hois an homoia boulèthèi grapsai) »
République, VI, 488a2, 5 : Socrate annonce que, pour expliquer pourquoi il faudrait que les philosophes gouvernent les cités pour faire cesser leurs maux, il va avoir recours à une « image (eikôn) », et il ajoute, en introduction de l'analogie du navire sans pilote : « Allons ! dis-je, tu te moques de moi après m'avoir jeté dans une discussion où est si difficile la démonstration. Mais écoute donc l'image, pour que tu voies encore mieux avec quel acharnement je peux faire des images !Tellement pénible en effet est le sort que subissent les plus convenables de la part des cités, que n'est réservé à rien d'autre un tel sort mais qu'il faut le composer à partir de plusieurs [choses] pour en donner une image et parler en leur défense, tout comme les peintres peignent des bouquebiches et ce genre de choses en faisant des mélanges. (eien, eipon: skôpteis embeblèkôs me eis logon houtô dusapodeikton; akoue d' oun tès eikonos, hin' eti mallon idèis hôs glischrôs eikazô. houtô gar chalepon to pathos tôn epieikestatôn, ho pros tas poleis peponthasin, hôste oud' estin hen ouden allo toiouton peponthos, alla dei ek pollôn auto sunagagein eikazonta kai apologoumenon huper autôn, hoion hoi graphès tragelaphous kai ta toiauta meignuntes graphousin.) »
Phédon, 99e6 : dans le cours de son autobiographie intellectuelle, Socrate, en introduction à la présentation de sa « seconde navigation » évoque les gens qui se brûlent les yeux en regardant directement le soleil pendant une éclipse, plutôt que d'en regarder une image par réflexion et explique qu'il a décidé, plutôt que de regarder les choses avec ses sens, d'en chercher la vérité en se réfugiant dans les raisonnements (eis tous logous kataphugonta), mais il ajoute aussitôt « mais peut-être bien que ce par quoi je fais image ne convient pas d'une certaine manière, car je ne suis pas du tout d'accord que celui qui examine dans des paroles/discours/raisonnements examine les *** qui sont plus en images que celui qui [les examine] en actes (isôs men oun hôi eikazô tropon tina ouk eoiken: ou gar panu sugchôrô ton en logois skopoumenon ta onta en eikosi mallon skopein è ton en ergois) »
Cratyle, 425c3 : Socrate, après avoir proposé à Hermogène de définir les noms comme une « imitation (mimèma) » par le son de ce qu'on cherche à nommer, l'invite ensuite à examiner en quoi les consituants élémentaires des mots, lettres et syllabes, peuvent être une imitation correcte de ce qu'ils servent à nommer par imitation et, comme Herrmogène s'en déclare incapable, Socrate lui propose néanmoins de se lancer dans cette tentative « en déclarant au préalable, comme il y a peu de temps, aux dieux, [nous déclarions] que, ne sachant rien de la vérité, nous nous figurons les opinions des hommes à leur sujet... (proeipontes, hôsper oligon proteron tois theois, hoti ouden eidotes tès alètheias ta tôn anthrôpôn dogmata peri autôn eikazomen) »
Cratyle, 432b3 : Socrate explique à Cratyle que la rectitude d'une image (eikôn) ne consiste pas à reproduire en tous points son original, « mais au contraire, elle ne doit absolument pas restituer tout comme c'est dans ce qu'elle représente, si elle doit être une image (alla to enantion oude to parapan deèi panta apodounai hoion estin hôi eikazei, ei mellei eikôn einai) », et il donne aussitôt l'exemple d'une image de Cratyle faite par un dieu qui reproduirait non seulement son apparence selon la figure (schèma) et la couleur (chrôma), comme le ferait un peintre, mais encore l'intérieur, le mouvement, l'âme et la pensée (phronèsin) dans leur moindres détails, ce qui conduirait à deux Cratyles, et non pas à un original et une image
Cratyle, 439a8 : Socrate fait admettre à Cratyle que, si c'est par leur composition à partir des lettres et des syllabes que les noms donnent une image correcte de ce qu'ils désignent, il fallait bien que ceux qui ont institués les noms aient eu un moyen de connaître les choses désignées par ces noms autrement qu'à l'aide des noms, à quoi il ajoute  : « si donc il est possible d'étudier le plus complètement possible les choses au moyen des noms, mais que c'est aussi possible au moyen d[es choses] elles-mêmes, laquelle des deux sera l'étude la plus belle et la plus claire ? À partir de l'image, l'étudier, elle, [pour voir] si elle est elle-même bien ressemblante, et la vérité de ce dont elle était image, ou à partir de la vérité, [l'étudier] elle et si l'image d'elle a été convenablement réalisée ? (ei oun esti men hoti malista di' onomatôn ta pragmata manthanein, esti de kai di' autôn, potera an eiè kalliôn kai saphestera hè mathèsis; ek tès eikonos manthanein autèn te autèn ei kalôs eikastai, kai tèn alètheian hès èn eikôn, è ek tès alètheias autèn te autèn kai tèn eikona autès ei prepontôs eirgastai;) », pour conclure que c'est à partir des choses elles-mêmes et non pas des noms qui les désignent qu'il faut étudier.
Ion, 532c5 : à Ion qui se demande pourquoi il s'endort lorsque la conversation ne porte pas sur Homère, mais se réveille et a toutes sortes de choses à dire dès qu'il est question d'Homère, Socrate répond : « pas bien difficile de le conjecturer, camarade, mais il est clair pour tous que tu es incapable de parler d'Homère en faisant preuve de compétence technique ou de savoir (ou chalepon touto ge eikasai, ô hetaire, alla panti dèlon hoti technèi kai epistèmèi peri Homèrou legein adunatos ei) »
Parménide, 132d4, 6 : dans la discussion entre Parménide et Socrate, Socrate propose une explication de la « participation » aux eidè/ideai en ces terme : « voilà ce qui au plus haut point, à moi du moins, apparaît clairement comme [la position] à avoir : que d'une part ces eidè se tiennent comme modèles dans la nature, que d'autre part les autres [choses] leur ressemblent et en sont des copies, et cette participation par les autres [choses] aux eidôn en arrive à n'être pas autre chose que d'être faits à leur ressemblance (malista emoige kataphainetai hôde echein: ta men eidè tauta hôsper paradeigmata hestanai en tèi phusei, ta de alla toutois eoikenai kai einai homoiômata, kai hè methexis hautè tois allois gignesthai tôn eidôn ouk allè tis è eikasthènai autois) », à quoi Parménide répond : « Si donc quelque chose ressemble à l'eidei, est-il possible que cet eidos-là ne soit pas identique à ce qui est fait à sa ressemblance, selon ce en quoi il lui est rendu identique ? (ei oun ti eoiken tôi eidei, hoion te ekeino to eidos mè homoion einai tôi eikasthenti, kath' hoson autôi aphômoiôthè;) »
Politique, 260e3 (avec pareikazein) : dans le cadre de sa tentative de définir l'art politique par la méthode de divisions, l'étranger d'Élée en est arrivé à le placer dans la catégorie donneuse d'ordres (epitaktikè) et propose ensuite de diviser celle-ci par analogie avec la manière dont, dans le Sophiste, il avait divisé l'art de commercer entre les commerçants vendant leur propre production (autopôlikè) et ceux qui achètent la production d'autrui pour la revendre, ce qui conduit à distinguer ceux qui donnent des ordres dont ils sont les auteurs et ceux qui, comme le héraut, se contentent de transmettre des ordres donnés par d'autres, et comme il n'existe pas de nom pour ces catégories, l'étranger propose : « ou veux-tu que, comme en ce moment même nous procédons par comparaison, nous procédions parallèlement par comparaison aussi pour le nom (è boulei, kathaper èikazomen nundè, kai tounoma pareikasômen) » et suggère de nommer autepitaktikè l'art de donner des ordres dont on est soi-même l'auteur
Philèbe, 55e5 : Socrate se pose la question de savoir ce qui resterait des arts et techniques manuels (cheirotechnikai) si l'on en retirait les savoirs (epistèmai) qui y jouent un rôle directeur (hègemonikon) comme l'art de calculer (arithmètikè), de mesurer (metrètikè) et de peser (statikè) et répond qu'il n'en resterait pas grand chose de valeur, ajoutant : « il nous resterait en effet [comme seules possibilités] de faire preuve d'imagination à leur égard et d'exercer nos sens par l'expérience et une longue pratique en utilisant en plus les pouvoirs de l'habileté à conjecturer que le plus grand nombre appelle « arts/techniques », [ceux-ci] ayant construit leur force par l'application et l'effort laborieux (to goun meta taut' eikazein leipoit' an kai tas aisthèseis katameletan empeiriai kai tini tribèi, tais tès stochastikès proschrômenous dunamesin has polloi technas eponomazousi, meletèi kai ponôi tèn rhômèn apeirgasmenas) » (on trouve dans ce passage deux termes qui évoquent l'idée de « conjecture/conjecturer », eikazein et stochastikè, le premier pouvant se traduire dans ce contexte par « conjecturer » et le second par « habileté à conjecturer » ou « art de la conjecture », mais ils le font à partir de deux points de départ différents : eikazein part de l'idée d'« image » (eikôn), de « ressembler à » (eoikenai), alors que stokastikè par de la notion de stochos, dont le sens premier est « cible, but » et le sens dérivé « conjecture », l'idée étant que conjecturer, c'est essayer de trouver un chemin qui mêne au but que l'on s'est fixé, sans la certitude d'y arriver ; c'est la raison pour laquelle je n'ai pas traduit ici eikazein par « conjecturer », mais par « imaginer », réservant le vocabulaire de la conjecture à la traduction de stochastikè).
On peut classer ces emplois d'eikazein dans trois grands registres de sens :
  1. la problématique de relation entre une image et son modèle (7 occurrences) : Phèdre, 248a2 (l'âme en tant qu'imitant un dieu) et 250b5 (faiblesse du reflet de la justice elle-même, de la modération, etc. dans les comportements humains) ; République, II, 377e1 (l'image fausse des dieux et des héros chez les poètes) ; Cratyle, 432b4 (pour être une image, l'image ne peut pas être une reproduction rigoureusement identique à tous points de vue à son modèle) et 439a8 (vaut-il mieux partir de l'image ou de l'original pour déterminer à quel point l'image est fidèle à son original ?) ; Parménide, 132d4, 6 (la participation des autres choses aux eidôn serait une relation d'image à modèle) ;
  2. la notion d'image utilisée de manière analogique à travers des comparaisons, des analogies, des parallèles, des métaphores, des allégories, etc. (7 occurrences) : Ménon, 80c1, 4 (la comparaison de Socrate avec un poisson-torpille par Ménon) ; Banquet, 216c6 (la comparaison fait par Alcibiade de Socrate avec une Silène ou le satyre Marsias) ; République, VI, 488a2, 5 (l'analogie du navire sans pilote) ; Phédon, 99e6 (la comparaison que fait Socrate de diverses approches intellectuelles avec les différentes manières d'observer une éclipse de soleil) ; Politique, 260e3 (même dichotomie « activité concernant ce qui est produit par soi-même/activité portant sur ce qui est produit par autrui » dans le cadre du commerce et dans le cadre de l'activité consistant à donner des ordres)
  3. le registre de la conjecture, qui implique plus ou moins une forme affaiblie d'analogie supposant une mise en parallèle implicite de la situation présente et de l'expérience acquise dans des cas similaires et qui s'oppose au registre du savoir, de manière explicite dans les références suivies d'une astérisque (9 occurrences) : Alcibiade, 105c7 (*) ; Ménon, 89e2, 2 et 98b1, 3 (*) ; Banquet, 190a4 ; Cratyle, 425c3 (*) ; Ion, 532c5 ; Philèbe, 55e5.
On pourrait encore ajouter à cela 55 occurrences de apeikazein (plus fréquent dans les dialogues qu'eikazein), verbe formé sur eikazein par adjonction du préfixe ap(o), qui induit une idée d'achèvement qui ne change guère le sens général du verbe, et 3 occurrences de apeikasia, le substantif d'action dérivé de ce verbe, mais cela ne changerait pas substantiellement les résultats. Je me contenterai de mentionner deux occurrences d'apeikazein voisines du texte qui nous occupe, l'une dans l'analogie de la ligne elle-même, en 511a7, dans l'explicitation du premier sous-segment de l'intelligible, où Socrate parle de personnes « se servant à titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en bas (eikosi de chrômenèn autois tois hupo tôn katô apeikastheisin) », et l'autre au début de l'allégorie de la caverne qui suit immédiatement l'analogie de la ligne, en 514a1, que Socrate introduit par ces mots : « représente-toi d'après une épreuve telle que celle-ci notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué (apeikason toioutôi pathei tèn hèmeteran phusin paideias te peri kai apaideusias) ». La première se situe dans le registre de la relation entre image et modèle, la seconde dans le registre de l'analogie.
Ce qu'on peut retenir de cet inventaire, c'est qu'eikazein, lorsqu'il est employé pour parler d'une activité intellectuelle (registres 2 et 3), et non pas d'une relation entre réalités (registre 1) renvoie à une alternative au savoir véritable ou à l'aptitude à restituer ce savoir directement par des mots, mais que, si cette alternative est effectivement plus loin de la vérité que le savoir proprement dit (epistèmè), son usage n'est pas à proscrire dans tous les cas, en tout cas pour Platon, témoin l'usage intensif qu'il fait des comparaisons, analogies, allégories et autres mythes dans les dialogues. L'important dans de tels cas est de bien prendre consciences que les images ne sont que cela, des images, et de ne pas prendre l'image, quelle qu'elle soit, pour la réalité qu'elle ne fait qu'illustrer ou que chercher à reproduire tant bien que mal.
Dans le contexte immédiat de l'analogie de la ligne, eikasia est associée au premier sous-segment du visible, celui des « images (eikones) », et s'oppose à la pistis (« confiance ») associée au second sous-segment du visible, dont on vient de voir qu'elle renvoyait à l'attitude d'esprit qui sait évaluer le degré de confiance qu'on peut avoir dans les perceptions sensibles, en sachant distinguer ce que n'est qu'« image (eikôn) » de ce qui est « modèle » pour en déduire la valeur plus ou moins grande des images pour nous fournir des informations sur ce dont elles sont images, on peut penser que l'eikasia désigne l'attitude opposée à celle-là, celle d'un esprit qui ne sait pas vraiment faire la différence entre image et modèle, ou du moins pas en tirer proprement les conséquences sur la valeur des informations fournies par les images. Et cette mise en regard nous invite à réaliser que, pour que nous puissions accorder à notre vue la confiance (pistis) que nous lui accordons, il faut justement que nous soyons capable de faire la distinction entre un objet vu et son reflet ou son ombre. Or cette distinction n'est pas le fait de la vue elle-même, qui ne perçoit que des taches de couleur, mais de notre esprit interprétant les données brutes de la vue avec l'aide de celles des autres sens (au moins le toucher) et elle ne va pas de soi, elle a été l'objet d'un apprentissage dans les premières années de la vie, aisé quand il s'agit des ombres, mais déjà moins évident quand il s'agit de reflets (plus encore aujourd'hui, du fait de la qualité des miroirs dont nous disposons, que du temps de Platon). Et si, en fin de compte, on arrive assez vite, dans le cas de la vue, à savoir identifier une image quand on en voit une, même dans un bon miroir, il n'est pas aussi évident qu'on sache toujours tirer toutes les conséquences du fait qu'on a affaire à une image (on dira par exemple « je me vois dans la glace » et non pas « je vois mon image dans la glace », alors que ce que je vois n'est tout au plus qu'une reproduction de mon apparence (eidos) extérieure et non pas mon moi le plus profond), et les choses se compliquent encore lorsqu'on passe aux données des autres sens (réaliser par exemple que lorsqu'on entend un récit de fait dont on n'a pas été témoin direct, on n'a affaire qu'à une perception indirecte, et donc une « image », de ce dont il est question), et plus encore lorsqu'on en arrive aux intelligibles, pour comprendre en quoi, puisque Socrate nous a averti que le découpage du visible et celui de l'intelligible se faisaient ana ton auton logon et que nous avons compris que ce logon était justement celui qui existe entre modèle et image, la dianoia est dans l'ordre de l'intelligible un analogue de l'eikasia dans l'ordre du visible, car là, le risque de se laisser prendre au piège des images et de ne pas réaliser ce qui est image et ce qui est modèle est beaucoup plus réel (les mots, qui sont le seul outil dont dispose la dianoia, ne sont en fin de compte qu'une forme d'« images »), ce qui nous invite à comprendre eikasia dans un sens beaucoup plus large et à nous dire que ce n'est peut-être pas par hasard que Socrate a utilisé le verbe apeikazein en 511a7, dans l'explication du segment qu'il associe maintenant à la dianoia.
Pour en revenir à la liste des quatre pathèmata introduits par Socrate, remarquons pour terminer que le vocabulaire utilisé confirme ce que je disais dans la note 45 et implique une hiérarchisation « verticale » plutôt qu'une ligne horizontale, comme on la voit représentée dans beaucoup de commentaires : il dit en effet que la noèsis doit être amenée epi tôi anôtatô, « sur le plus haut » des segments, et non pas « sur le premier », alors qu'il parle ensuite du second (epi tôi deuterôi) du troisième (tôi tritôi) et du dernier (tôi teleutaiôi). S'il a pris la peine d'introduire cette dissymétrie dans la formulation, ce n'est sans doute pas sans raison. Certes, on peut penser que Socrate utilise anôtatô (« le plus haut ») au sens « figuré » pour marquer la primauté de la noèsis sur les autres segments, mais puisque justement son analogie est destinée à « figurer », à rendre visible et représentable, ce dont il parle, pourquoi ne pas utiliser les indications « figuratives » qu'il donne par le choix de son vocabulaire pour « illustrer » ses propos ?! Pour tous, l'analogie du haut et du bas est parlante pour « illustrer » une hiérarchie de « noblesse », alors que l'horizontalité évoque plutôt une idée d'égalité. Alors, pourquoi ne pas en tenir compte, comme je l'ai fait dans le schéma qui illustre l'analogie au début de cette note ? (<==)

(76) « Sur cette raison » traduit le grec ana logon, formule voisine du ana ton auton logon utilisée au début de notre section, en 509d7-8, que j'avais traduite par « selon la même raison », en précisant en note (cf. note 10) que le mot logon pouvait dans ce cas se comprendre soit dans le sens mathématique de « proportion » ou de « rapport » (numérique), soit dans le sens non mathématique de « raison (de découper le segment) » renvoyant à l'idée d'un critère de découpage n'ayant rien de numérique et non pas à la taille supposée des segments. J'ai précisé au fil des notes qu'une bonne compréhension de l'analogie conduisait à choisir ce second sens, la « raison » de découper chaque segment en deux sous-segments étant la séparation entre ce qui conduit à une perception en « vue » indirecte (ombres et reflets dans le visible, réalités visibles en tant qu'« images » de réalités intelligibles dans l'intelligible) et ce qui conduit à une perception en « vue » directe soit des réalités visibles, soit des réalités intelligibles. Ici, il ne s'agit plus de la « raison » qui préside au découpage en sous-segments, mais de la raison qui préside à la hiérarchisation des quatre pathèmata qui viennent d'être listés par Socrate, ce qui n'est pas la même chose. Et de ce fait, il n'y a guère plus d'ambiguïté sur le sens à donner à logon, qui ne peut ici renvoyer à un rapport numérique. Mais cela ne semble pas avoir incité les traducteurs à se poser des questions sur le sens de logon dans le ana ton auton logon initial tant il est évident pour eux que, puisque Socrate parle de segments, il ne peut envisager alors que des rapports numériques ! Et la plupart d'entre eux n'hésitent pas, malgré la ressemblance entre les deux expressions, à traduire logon de manière différente dans les deux cas, comme on pourra s'en rendre compte en se reportant à la page sur le vocabulaire de la ligne.
En traduisant le grec taxon auta ana logon... hègèsamenos... par « range-les en te guidant sur cette raison que... », je fais porter, dans ma traduction, ce ana logon sur le hègèsamenos qui vient plus loin dans la phrase (dans le grec, il est l'avant-dernier mot de la réplique de Socrate), de manière à mettre en relief le sens étymologique du verbe hègeisthai, dont hègèsamenos est le participe aoriste, qui est « marcher devant, conduire, guider », mais qui, après Homère, en vient aussi à signifier « croire, penser ». Plus textuellement, on pourrait sans doute traduire par « range-les selon une raison, en pensant que... », mais ceci introduirait dans le français un verbe « penser » dont on ne verrait pas qu'il rend un original grec qui n'a aucun lien avec le nous, mais qui, par contre, met en relief le rôle « directeur » du logos en nous.
Notons encore que Socrate invite ici Glaucon, par cet impératif taxon (« range, mets en ordre »), à ordonner les quatre pathèmata sur la base d'un critère qu'il va fournir, alors qu'en les nommant, il a lui-même introduit un ordre (« le plus haut », « le second », « le troisième », « le dernier ») qui n'est d'ailleurs pas celui dans lequel il a présenté les segments, mais l'ordre exactement inverse. Il ouvre ainsi la porte à une possible contestation par Glaucon de cet ordre, maintenant qu'il en donne la clé. (<==)

ICI

(77) « Et range-les en te guidant sur cette raison que, comme les *** sur lesquels c'est  participent à la vérité, ainsi celles-ci participent à la clarté. » traduit le grec kai taxon auta ana logon, hôsper eph' hois estin alètheias metechei, houtô tauta saphèneias hègèsamenos metechein.
Pour conclure l'analogie, Socrate, après avoir pour ainsi dire sorti du chapeau à la dernière minute dans la première partie de cette réplique un nom pour chacun des quatre pathèmata (« affections » engendrée dans l'âme) qu'il propose d'associer à chacun des quatre segments de la ligne, utilisant pour ce faire des termes qui, sauf pour un (dianoia), sont des termes nouveaux dans l'analogie, semble proposer à Glaucon de les classer « selon une raison (ana logon, cf. note précédente) » qui mettrait en relation chaque pathèma avec quelque chose qui est désigné par la formule eph' hois estin (que je traduis par « les *** sur lesquels c'est » pour en conserver le caractère peu explicite et rester au plus près du grec), et qui permettrait de déterminer pour ces affections un ordre de plus ou moins grande « participation » à la « clarté (saphèneia) » (notion de « participation » exprimée par le verbe metechein, formé du préfixe meta-, qui, à partir du sens premier de « au milieu de, parmi », implique cette idée de participation, et du verbe echein, « avoir, posséder », et qui signifie donc quelque chose comme « avoir quelque chose à voir avec, avoir part à ») en se fondant sur la plus ou moins grande « participation » (même verbe que précédemment) de ces eph' hois estin à la « vérité » (alètheia).
Socrate rapproche ici le critère qu'il avait proposé au tout début de l'analogie, celui de la saphèneia (« clarté/évidence », 509d9), de celui qu'il avait fait intervenir à la fin de son découpage du segment du visible, l'alètheia (« vérité/dévoilement », 5010a8-10) pour montrer qu'il avait découpé le visible selon la même « raison » (ana ton auton logon) que celle qui avait présidé au découpage entre visible et intelligible en passant par la médiation de l'opposition entre doxaston (« opiné/opinable ») et gnôston (« connu/connaissable ») (cf. note 19). La manière dont il formule sa prescription suggère que, pour lui, la « vérité » est un critère relatif à « ce sur quoi » (eph' hois) porte la démarche dans chaque cas, ce qui est cohérent avec l'idée de vérité assimilée à la lumière dans l'analogie entre le bon et le soleil, et que la clarté est une propriété de la démarche et du résultat auquel elle conduit : plus ce à quoi s'intéresse la démarche est proche de la vérité, c'est-à-dire de la lumière du bon, plus elle est claire. Dit ainsi, et si l'on se place dans la cohérence des propos du Socrate de Platon, il n'y a rien qui devrait nous surprendre. La difficulté est d'accepter la manière dont Socrate conçoit l'alètheia; et en particulier le rôle déterminant et normatif qu'y joue to agathon (« le bon »), c'est-à-dire le passge d'une approche ontologique à une approche « agathologique ». Cette formulation introduit une distinction entre les démarches décrites et le eph' hois estin, le « sur quoi c'est » de chacune d'elles qui nous invite à approfondir cette notion de « sur quoi c'est » qui, à première vue, semble nous ramener à la problématique de « population » de chacun des quatre segments et suggérer qu'il pourrait bien y avoir une « population » distincte pour chaque segment, contrairement à ce que j'ai laissé entendre dans les notes précédentes, où je suggérais qu'il n'y avait de « populations » distinctes qu'entre le segment du visible dans son ensemble et le segment de l'intelligible dans son ensemble.
Du point de vue du vocabulaire et de la grammaire, cette formule eph' hois estin reprend la préposition epi (« sur », devenue ici eph' du fait que le mot qui suit, hois, commence par une diphtongue avec un esprit rude) qui vient d'être utilisée par Socrate plusieurs fois au début de cette réplique pour demander à Glaucon d'amener les affections (pathèmata) qu'il va lister epi tois tettarsi tmèmasi, « sur les quatre segments », et ensuite, l'intelligence « sur le plus haut (epi tôi anôtatô) », la réflexion « sur le second (epi tôi deuterôi) », associée à un relatif, hois, datif neutre pluriel de hos, sans antécédent explicite, les deux ensemble commençant une proposition relative réduite au verbe estin (« est »), sans sujet explicite, mais dont il est clair que le sujet implicite est le auta qui a précédé et qui renvoie lui-même aux quatre pathèmata qu'il s'agit de classer (il est classique en grec de mettre au singulier un verbe dont le sujet est un neutre pluriel, comme on le fait en français avec le pronom « on » qui, bien qu'ayant un sens collectif, donc pluriel, commande comme sujet un verbe au singulier). Il est par contre plus difficile de décider si le hois est au pluriel (que j'ai conservé en français en traduisant par « les *** sur lesquels c'est » plutôt que par un plus léger « ce sur quoi c'est ») du simple fait qu'il y a quatre affections, ou parce que les *** sur quoi c'est sont multiples pour chaque affection.
Quoi qu'il en soit, cette formule nous rappelle la discussion sur science et opinion à la fin du livre V (cf. note 19), où l'on a déjà rencontré ce même genre de formulations utilisant la préposition epi associée à divers verbes (voir les notes à ma traduction de cette section, et spécialement les notes 42, 51 et 62), et en particulier République V, 477c1-d6, où Socrate a précisé ce qu'il entendait par dunamis (« pouvoir ») et expliqué qu'il distinguait les dunameis les uns des autres par deux critères associés à chacun d'eux : « ce sur quoi il est et ce qu'il accomplit (eph' hôi te esti kai ho apergazetai) » (V, 477d1). Et de fait, les pathèmata sont une catégorie particulière de dunameis, de « pouvoirs », même si ce n'est dans leur cas qu'un pouvoir de « subir » (les exemples de dunameis que donne Socrate dans le passage auquel je viens de faire référence sont le vue et l'ouie, dans lesquels nos organes sont passifs par rapport aux sollicitations de la lumière et du son), ce qui implique qu'il y a donc bel et bien pour Socrate « quelque chose » de spécifique « sur lequel » s'exerce chacun des pathèmata listés. Or, dans le cas qui nous occupe ici, ce « quelque chose » devrait être différent pour chaque affection puisque, selon la demande de Socrate, c'est le eph' hois esti (« sur quoi c'est ») seul qui devrait servir à les classer. Mais remarquons aussi qu'au terme de toute cette discussion qui cherchait à établir que l'opinion (doxa) ne portait pas sur la même chose que le savoir (epistèmè), après avoir suggéré que ce sur quoi porte l'opinion se situe « dans l'intervalle entre l'ousia et le ne pas être » (metaxu ousias te kai tou mè einai) (sur cette expression et le sens qu'il faut y donner à ousia, voir la note 103 à ma traduction de l'analogie entre le bon et le soleil), ce que mentionne Socrate comme le « sur quoi » porte l'opinion, ce sont « les nombreuses idées reçues du grand nombre sur le beau et les autres choses » (ta tôn pollôn polla nomima kallou te peri kai tôn allôn, République V, 479d3-4), c'est-à-dire, non pas les « objets » sur lesquels portent ces opinions, mais les formulations matérielles dans lesquelles elles s'expriment dans la cité pour y prendre un caractère normatif (les nomima, mot proche de nomos, « loi ») qui n'est sans doute qu'un très pâle reflet du « bon ». Transposé dans le domaine de la géométrie que prenait en exemple Socrate dans l'analogie, cela revient à dire que le « sur quoi » de la connaissance que, dans le Ménon, il essayait de transmettre au petit esclave n'est pas le carré, mais le « théorème » (pour employer un langage moderne) selon lequel le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une surface double du carré de départ ; et en revenant de là au domaine « moral », que le « sur quoi » de l'opinion des juges qui ont condamné Socrate à mort, n'est pas Socrate, mais le caractère à leurs yeux suffisamment nuisible pour la cité de son comportement pour mériter la mort, en d'autres termes, la « valeur » (ousia) de Socrate pour leur cité à la lumière de leur conception du bon forgée par les nomima (« coutumes, usages, idées reçues ») de celle-ci.
La ligne de la République selon 534aSocrate a conscience du caractère problématique de cette notion de « sur quoi », comme le montre le rappel qu'il fait à la fin du livre VII de l'analogie de la ligne, où il cherche à préciser ce qu'il entend par to dialegesthai. En 533e7-534a8, il revient sur la liste des quatre pathèmata qu'il vient d'introduire ici, mais dans un contexte un peu différent : il ne parle plus de la ligne, mais de développement intellectuel et des noms qu'il faut donner aux différentes « portions/parts/parties (moira) » de ce développement en proposant qu'on en reste, pour ces noms, à ceux qui ont été proposés antérieurement, à savoir, nos quatre pathèmata, à ceci près qu'il remplace noèsis (que j'ai traduit par « appréhension par l'intelligence ») par epistèmè, qu'on peut traduire par « science » ou mieux par « savoir ». Il ajoute alors que les deux « affections de l'âme » qui étaient ici associées aux segments du visible constituent ensemble la doxa (« opinion »), comme le laissaient effectivement entendre ses propos en 508d4-9 (cf. note 19), et les deux associés ici aux segments de l'intelligible la noèsis ; et il ajoute que l'opinion (doxa) est dans la mouvance du devenir (peri genesin : peri suivi de l'accusatif signifie « autour de, dans la région de », ou encore « à l'égard de ») et la noèsis (« exercice de l'intelligence ») dans la mouvance de l'ousia, qui prend donc ici la place de to on dans la formulation de 508d4-9 pour bien marquer que ce qui est en cause, ce n'est pas l'« être » sans qualification, mais l« être bon », la « valeur » à la lumière du bon (voir schéma ci-contre, que l'on pourra comparer au schéma proposé dans la note 75), que l'ousia est au devenir ce que l'exercice de l'intelligence (noèsis) est à l'opinion, et que ce qu'est l'exercice de l'intelligence (noèsis) par rapport à l'opinion (doxa), le savoir (epistèmè) l'est par rapport à la confiance (pistis), et la réflexion (dianoia) par rapport à la conjecture (eikasia), pour terminer en annonçant qu'il se refuse à en dire plus sur le rapport de ceux-ci avec les « sur quoi » (tèn eph' hois tauta analogian) et sur la division en deux du doxaston d'une part et du noèton de l'autre, « pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus longs que ceux qui ont précédé ».
C'est que, là encore, plutôt que de nous « rassasier » de discours théoriques et abstraits, il a préféré, pour nous faire comprendre ce qu'il entendait par eph' hois estin (« sur quoi c'est »), utiliser une image, l'allégorie de la caverne qui suit immédiatement notre texte. Et il le fait en utilisant un exemple que l'on va pouvoir suivre à travers les quatres segments de la ligne, les quatre pathèmata, celui des hommes (hoi anthrôpoi au pluriel) en tant qu'objet privilégié de connaissance pour les hommes en tant que sujets connaissant. En effet, en anticipant sur la page suivante de la République, résumons ce dont il est question dans cette allégorie que Socrate introduit comme une image de « notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué (tèn hèmeteran phusin paideias te peri kai apaideusias) » (514a1-2), en nous attachant à repérer les mentions qui y sont faites d'anthrôpôn, à l'aide de ce mot ou de termes voisins : des « hommes » (anthrôpous, 514a3) sont enchaînés dans une caverne, sans aucune possibilité de bouger ni même de simplement tourner la tête et ne voient que la paroi de la caverne qui leur fait face ; derrière eux, un feu éclaire la caverne et, entre le feu et eux, passe une route bordée par un mur ; sur cette route passent des « hommes » (anthrôpous, 514b8), cachés par le mur qui borde la route, qui portent « des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que des statues d'hommes et autres animaux en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles (skeuè te pantodapa huperechonta tou teichiou kai andriantas kai alla zôia lithina te kai xulina kai pantoia eirgasmena) » (514c1-515a1), si bien que les seules choses que voient les enchaînés, ce sont les ombres (tas skias, 515a7) produites par la lumière du feu d'eux-mêmes, de leurs compagnons d'infortune et des objets qui dépassent du mur, dont les andriantas (accusatif pluriel du mot andrias), « statues d'hommes », désignées par un mot formé sur la racine aner, andros, qui signifie « homme », mais non plus en tant qu'espèce, comme anthrôpos, mais en tant qu'être sexué, c'est-à-dire par opposition à « femme (gunè) », et ce qu'ils entendent, c'est l'écho renvoyé par le fond de la caverne de leur propre voix et de celle des porteurs marchant le long du mur. Socrate imagine ensuite qu'un de ces prisonniers est délivré de ses chaînes et forcé de se lever, de se retourner, de marcher et de regarder ce dont jusqu'alors il ne voyait que les ombres, et aussi la lumière du feu ; puis il l'imagine forcé d'escalader la pente de la caverne pour sortir à la lumière du soleil, capable seulement, dans un premier temps, de voir les ombres projetées par le soleil, puis avec l'habitude, « les images dans les eaux des hommes et des autres [choses], puis enfin cela même (en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, husteron de auta) » (516a7-8), puis de regarder ce qui est dans le ciel et le ciel lui-même, d'abord de nuit pour contempler la lumière des astres et de la lune, puis de jour enfin pour regarder le soleil et la lumière du soleil. Au terme de cette allégorie (qui se termine par le retour dans la caverne du prisonnier libéré et les réactions à son propos de ses compagnons restés enchaînés), Socrate prends la peine de nous en faire un « décodage » partiel, déclarant qu'il faut « assimil[er] d'une part la place rendue apparente par la vue (tèn di' opseôs phainomenèn hèdran) à l'habitation de la prison, d'autre part la lumière du feu en elle à la puissance du soleil ; la montée en haut d'autre part, et la contemplation des choses d'en haut, la regard[er] comme la route ascendante de l'âme vers le domaine intelligible (ton nèton topon) » (517b1-5) et que « dans le connaissable (en tôi gnôstôi), l'ultime est l'idée du bien (hè tou agathou idea), et elle est vue avec peine, mais une fois vue, elle force à déduire par raisonnement (sullogistea) qu'elle est, et comment donc ! pour toutes choses cause de tout ce qui est droit et beau, et dans le visible (en horatôi), enfantant la lumière et son souverain, et dans l'intelligible (en noètôi), souveraine elle-même, procurant de son propre fond vérité (alètheian) et intelligence (noun), et que doit la voir quiconque est destiné à agir sensément (emphronôs praxein) dans la vie privée ou dans la vie publique » (517b8-c5).
Comme on le voit dans ce bref résumé, il est plusieurs fois question d'anthrôpôn dans l'allégorie, et ce, à toutes les étapes du processus qui y est décrit et en dehors de la référence au prisonnier libéré, mais bien en relation avec ce qu'il peut voir aux différents niveaux, et ce, toujours au pluriel. C'est même la seule « chose » explicitement mentionnée aussi bien parmi ce qu'on peut voir à l'intérieur de la caverne que parmi ce qu'on peut voir à l'extérieur. Et par ailleurs, ces mentions se font dans des contextes qui rappellent fortement le vocabulaire de l'analogie de la ligne : ainsi, les statues d'hommes/de mâles (andrianta) sont mentionnées dans la liste des objets portés par les passants le long du mur et visibles au-dessus de lui, en même temps que des skeuè (« équipements », pluriel de skeuos), mot qui nous renvoie au skeuaston de 510a6 (cf. note 17), et les zôia, autre mot qu'on trouve dans la liste des « contenus » du second sous-segment du visible, à côté du skeuaston (cf. 510a5-6) ; et les anthrôpoi qui sont en dehors de la caverne sont mentionnés comme observés dans un premier temps à travers leurs ombres, puis à travers leurs reflets dans l'eau, avec un vocabulaire très proche de celui de la description du premier sous-segment du visible en 510a1 : il est question de skias (« ombres ») des deux côtés et, alors que Socrate mentionne dans l'analogie de la ligne ta en tois hudasi phantasmata, il mentionne dans l'allégorie de la caverne en tois hudasi ta (tôn anthrôpôn kai...) eidôla, remplaçant donc un mot utilisé quand il parlait du visible, phantasmata (pluriel de phantasma), dérivé, à travers le verbe phantazein (« faire voir en apparence »), du verbe phainein (« faire paraître »), dont le participe présent phainomenon, à l'origine du français « phénomène », peut désigner ce qui se révèle à la vue sans nécessairement être véritablement (comme par exemple en République X, 596e4, où phainomena est opposé à onta, à propos justement de réalités vues dans un miroir), par un mot de sens très voisin, eidôla (pluriel de eidôlon), dérivé, lui, de eidos, mot dont on a vu qu'il était plus ouvert sur des « apparences » intelligibles. Et aussi bien dans la caverne qu'hors de celle-ci, ces anthrôpoi sont d'abord vus à travers leurs ombres (et, à l'extérieur, leurs reflets), avant d'être contemplés en vue directe. Mais, si l'on est attentifs aux détails de l'allégorie, ce ne sont pas les mêmes « hommes » dans les deux cas, puisque, dans la caverne, ce ne sont que des statues d'hommes, des andrianta, ou leurs ombres (nulle part, Socrate ne précise que le prisonnier délivré voit derrière le mur les hommes qui portent ces statues, il dit simplement qu'on le force à regarder « ce dont auparavant il voyait les ombres (ekeina hôn tote tas skias heôra) » (515c9-d1), ce qui suggère uniquement ce qui dépasse du mur, et la référence un peu plus loin à hekaston tôn pariontôn (« chacune des *** qui passent », 515d4), pour lui demander d'expliquer ce qu'est chacune d'entre elles n'implique pas qu'il voit plus que ce qui dépasse du mur ; et il paraît plus raisonnable de penser que l'ouverture de la caverne donnant vers l'extérieur n'est pas derrière le feu, mais plutôt sur un côté, dans une direction plus ou moins perpendiculaire à l'axe qui va du feu aux prisonniers, de manière à ce que la lumière venant de l'extérieur ne soit pas perceptible par les prisonniers enchaînés et n'interfère pas avec la lumière du feu, ce qui impliquerait que la progression du prisonnier délivré ne se fait pas vers le feu, et donc vers le mur et la route, mais dans une direction latérale si bien qu'il finit par leur tourner plus ou moins le dos pour sortir de la caverne et ne voit jamais ce qu'il y a derrière le mur), alors que dehors, ce sont des hommes à part entière, des anthrôpoi, distincts des porteurs qui restent sur leur chemin dans la caverne, ou leurs ombres et leurs reflets, mais ombres et reflets produits ici par la lumière du soleil et non plus par celle du feu.
Il me semble que tout cela nous incite à voir dans ces différentes « images » d'hommes clairement distinguées dans l'allégorie et situées dans des « localisations » différentes (les ombres des andriantôn sur la paroi de la caverne, les andriantes au-dessus du mur qui borde la route, les ombres et reflets des anthrôpôn du dehors sur le sol et les surfaces des eaux, les anthrôpoi du dehors eux-mêmes à l'air libre) les eph' hois distincts des quatre pathèmata listés par Socrate, correspondant à quatre points de vue distincts sur les hommes que nous cotoyons : les ombres des statues d'hommes, des andrianta, correspondent à l'eikasia (« conjecture ») ; les statues elles-mêmes, vues lorsque le prisonnier libéré se retourne mais est encore dans la caverne, c'est le point de vue de la pistis (« croyance ») ; les ombres et les reflets des anthrôpôn qui sont à l'extérieur de la caverne, c'est le point de vue de la dianoia (« réflexion ») ; enfin, ces anthrôpoi eux-mêmes, c'est le point de vue de la noèsis (« appréhension par l'intelligence »), qui deviendra l'épistèmè (« savoir ») en 533e8. Et dans tous les cas, il s'agit d'un point de vue sur les hommes individuels que nous cotoyons, pas de l'« idée de l'Homme », qui serait, elle, unique, et dont il ne semble pas être question ici, du moins explicitement. Essayons alors de voir plus précisément à quoi correspond, dans le cas des hommes, chacun de ces points de vue en termes moins imagés.
Les anthrôpoi enchaînés représentent les âmes humaines incarnées (rappelons-nous qu'en Alcibiade, 130c5-6, Socrate déclare à Alcibiade, au terme d'un raisonnement qui exclut que l'homme soit son corps, ou la combinaisons du corps et de l'âme, que « l'âme est l'homme (hè psuchè estin anthrôpos) »), prisonnières de leur corps, et plus spécifiquement leur composante logistikon, cette partie immortelle douée de logos et qui a part à l'intelligible, celle donc qui est au premier chef concernée par l'éducation intellectuelle dont l'allégorie nous donne une image. Les anthrôpoi qui défilent derrière le mur, ce sont encore les âmes humaines, mais cette fois dans leurs composantes liées aux corps, les parties qui animent le thumos (le « tempérament ») et les epithumiai (les « désirs/pulsions/passions »), et ces âmes « portent » et font bouger leurs corps, figurés par les « statues d'hommes », les andrianta, seules visibles au-dessus du mur, images d'êtres sexués (andrianta, comme je l'ai dit plus haut, est construit sur la racine aner, andros, qui signifie « homme » au sens de « mâle », par opposition à anthrôpos, qui signifie « homme » en tant qu'espèce, sans distinction de sexe).
Dans la caverne, c'est-à-dire, dans l'ordre visible, les âmes sont invisibles : les prisonniers ne se voient pas eux-mêmes et ne voient pas les porteurs derrière le mur. Dans leur état initial, les seules perceptions accessibles aux prisonniers sont les données de leurs sens : des ombres sur le fond de la caverne (la leur, celles des autres prisonniers et celles des statues qui dépassent du mur derrière eux) et les échos de voix que cette paroi leur renvoie : ce niveau de perception est celui de l'eikasia, de la conjecture, de la représentation par eikones (le mot à la racine de eikasia via le verbe eikazein, « se faire une image de, se représenter, s'imaginer ») et il correspond à une compréhension de l'homme limitée à l'image que chacun donne de lui à travers ses actes (les mouvements des ombres) et ses paroles (les échos renvoyés par le fond de la caverne), observés au premier degré comme des successions de mouvements et de sons dont on ne cherche pas à comprendre les causes ; il est bien décrit vers la fin de l'allégorie, lorque le prisonnier retourne dans la caverne et que Socrate mentionne, à propos des prisonniers restés dans la caverne, « les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre eux, et les prérogatives accordées à celui qui examinait de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver (timai de kai epainoi ei tines autois èsan tote par' allèlôn kai gera tôi oxutata kathorônti ta parionta, kai mnèmoneuonti malista hosa te protera autôn kai hustera eiôthei kai hama poreuesthai, kai ek toutôn dè dunatôtata apomanteuomenôi to mellon hèxein) » (516c8-d2) : il n'y est question que d'observer (kathorônti) avec le regard le plus pénétrant possible (oxutata), de mémoriser (mnèmoneuonti) des séquences qui semblent se répéter, pour être mieux à même de deviner (apomanteuomenôi), de conjecturer, ce que réserve le futur.
Mais on va m'objecter que, s'il est vrai que le mot « ombres (skias) » utilisé dans l'allégorie à ce premier niveau est bien le même que celui qui était utilisé dans l'analogie en 510a1 pour décrire ce qui était associé au premier sous-segment du visible, il est utilisé de manière analogique dans l'allégorie alors qu'il l'était au sens propre dans l'analogie et que donc, si les ombres de la caverne représentent, comme je le prétends, l'apparence visuelle des hommes eux-mêmes, elles ne peuvent être associées avec le premier sous-segment du visible, celui de l'eikasia, qui est concerné par les reproductions, sous formes d'images, ombres ou reflets, de cette apparence visuelle. Pour surmonter cette objection, il faut bien comprendre que ce qu'a cherché à mettre en évidence Socrate dans le découpage du segment du visible, ce n'est pas la distinction entre deux « populations », mais une relation, un logon (cf. le ana ton auton logon de 509d7-8 et la note 10), qui va servir à d'autres découpages, à commencer par celui du segment de l'intelligible, et que ce logon, c'est le rapport (un des sens possibles de logon) entre « ce qui a été rendu semblable (to homoiôthen) » et « ce à quoi il a été rendu semblable (to hôi hômoiôthè) » (510a10), entre l'image et l'original de cette image. Mais l'analogie de la ligne nous a laissé entendre que ce qui est « original » d'un certain point de vue (les réalités du second sous-segment du visible) peut devenir image quand on change de point de vue, et que ces réalités visibles peuvent servir d'images de réalités intelligibles. Avec l'allégorie, Socrate va encore plus loin, et veut nous faire comprendre que si notre corps n'est en quelque sorte qu'une « image » matérielle en trois dimensions de ce qu'est réellement anthrôpos, une « statue (andrias) » animée par une âme invisible, la vision que nous en donnent nos yeux n'est elle-même qu'un image de cette image, réduite à deux dimensions, et d'ailleurs reproductible à l'infini dans des images, peintures (figées), mais surtout reflets (mouvants), qui peuvent être tellement ressemblantes qu'un Narcisse s'y laisse prendre. En fin de compte, ce qui importe à Socrate, ce n'est pas tant la nature intrinsèque pour telle ou telle « réalité » d'être image d'autre chose, mais l'attitude d'esprit de celui qui observe : la différence entre l'eikasia et la pistis n'est pas tant que l'une s'intéresse à des images et l'autre à des « originaux », mais que l'une ne fait pas vraiment la distinction entre images et originaux et traite les images comme si elles étaient des perceptions adéquates et suffisantes de ce dont elles sont images, alors que la seconde intègre le fait qu'une image n'est pas la même chose que ce dont elle est image et que donc la première question à se poser en termes de connaissance induite est celle de la plus ou moins grande fidélité du processus de reproduction par rapport à son modèle, c'est-à-dire a conscience du fait que l'image renvoie à autre chose dont elle ne dévoile qu'un aspect et raisonne en termes de plus ou moins grande « confiance (pistis) » que l'on peut avoir dans l'image pour connaître l'original. C'est tout ce qui est sous-jacent au ei katanoeis (« si tu comprends bien ») de Socrate en 510a2, qui conclut sa description du premier sous-segment du visible, et en particulier au kata- de katanoeis (cf. note 15) : il ne s'agit pas simplement de « comprendre » ce qu'est un reflet et de savoir en reconnaître un quand on en voit un, mais d'en tirer toutes les conséquences et de « comprendre » (noein) toutes les implications (kata-) du fait qu'il s'agit d'un reflet et pas de l'original sur les informations que je puis tirer de la vue de ce reflet pour mieux connaître l'original dont il n'est que le reflet. Or il est plus facile qu'on ne croit de se laisser leurer par des « images (eikones) » (comme par exemple de prendre l'analogie de la ligne pour une analogie géométrique alors qu'elle est en fait une analogie « logique »). C'est sans doute pour cela que Socrate, lorsqu'il introduit le concept d'eikones à propos du premier sous-segment du visible, explicite ce terme à l'aide de deux exemples qui constituent deux extrêmes opposés dans le registre des « ressemblances » visuelles animées, les ombres et les reflets. Comme je l'ai fait remarquer au début de la note 14, la plupart des gens ne considèrent pas une ombre comme une image tant elle est imprécise et susceptible de déformations liées aux irrégularités des surfaces sur lesquelles elle se forme et à l'angle de la lumière qui la produit par rapport à ces surfaces, au fait qu'elle ne dessine que les contours de ce dont elle est ombre, qu'elle peut se mélanger à d'autres ombres, etc. ; au contraire, la plupart des gens, devant un reflet dans un miroir ou sur la surface d'une étendue d'eau, surtout si le miroir est de bonne qualité ou la surface de l'eau parfaitement immobile et exempte de plantes et d'animaux susceptibles de la troubler, oublient qu'ils ne voient qu'une image au point de dire « je me vois dans la glace (ou dans l'eau) », alors qu'ils ne diront jamais « je me vois sur le mur » devant leur ombre projetée sur ce mur, mais bien « je vois mon ombre sur le mur ». Certes, ce n'est qu'une façon de parler, mais elle est significative et crée une habitude d'esprit qui nous incline à court-circuiter les intermédiaires à travers lesquels nous percevons ce que nous percevons. Mais il y a plus encore ! Car ce « je me vois dans la glace » traduit sans qu'on en soit conscient le sentiment que notre moi se réduit à notre apparence physique visible externe, puisque, dans la glace, je ne vois que l'enveloppe de mon corps (le reflet de l'ombre de la statue, dans le langage de l'analogie), et encore, en partie seulement, mais ni l'intérieur de celui-ci, ni surtout mes pensées et mon « âme ». Et il n'est encore ici question que d'images visuelles, dans la mesure où, dans toutes ces analogies (bien et soleil, ligne, caverne), Socrate prend la vue comme représentant les sens en général. Mais il faut bien voir qu'eikôn, dont l'étymologie renvoie à la notion très générale de « ressemblance », peut se prendre dans un sens beaucoup plus large que celui d'image peinte, ou plus généralement visible, comme le montre la discussion entre Socrate et Cratyle à la fin du Cratyle (430a8, sq.), où le mot eikôn est appliqué aux noms (onomata) en 431d5, après celui de mimèma (« imitation ») utilisé en 430a12 pour suggérer que les mots ne sont que des « images » faites de lettres et de syllabes de ce qu'ils désignent. Dans cette perspective, lorsqu'un contemporain de Socrate ou Platon lisait l'Iliade ou assistait à une exhibition d'un raphsode comme Ion, mis en scène par Platon dans le dialogue qui porte son nom, ce qui lui était proposé, aussi bien par le texte d'Homère que par la gestuelle du raphsode, c'était une eikôn d'Achille ou de tel ou tel autre des personnages mis en scène par Homère ; et lorsque le même ou un autre assistait à une représentation des Nuées d'Aristophane, ce qui lui était proposé, là encore à travers les mots tout autant que le jeu des acteurs, c'était une eikôn de Socrate. Et c'était encore d'une eikôn de Socrate qu'il s'agissait lorsqu'un des amis d'Anytos lui racontait un entretien de Socrate dont il avait été témoin. Bref, si l'on suppose que l'« apparence (eidos) » visible/sensible d'un homme pour d'autres hommes est constituée, non seulement par son apparence purement visuelle changeante au fil du temps, mais aussi par l'ensemble de ses actes et de ses paroles, la connaissance qu'un homme peut avoir d'un autre homme dans sa dimension strictement « visible »/sensible repose le plus souvent en majeure partie sur des « images », c'est-à-dire sur une perception indirecte de ses faits et gestes transmis par l'intérmédiaire de chaînes plus ou moins longues de témoins successifs, et dans certains cas seulement, et seulement s'il s'agit d'un contemporain, sur des rencontres ayant permis de voir et d'entendre la personne en chair et en os. Toute la question est alors de savoir jusqu'à quel point, pour composer à partir de cet ensemble d'informations éparses un portrait unique de la personne en cause, on intègre le fait que certaines informations proviennent d'une « vue » directe et que d'autres (toutes dans le cas d'une personne du passé, comme Achille pour les contemporains de Platon et Socrate pour nous, et même pour certains contemporains de Platon comme Aristote) ne sont que des eikones, c'est-à-dire nous proposent une « vue » indirecte, un simple « reflet » de la personne à laquelle nous nous intéressons dans les yeux et les oreilles d'autres personne, voire une « image » d'« image » ou pire, en fonction du nombre d'intermédiaires entre le témoin direct (s'il y en a eu un !) et celui qui nous transmet le témoignage dans la forme dans laquelle nous le recevons. Combien des jurés chargés de juger Socrate mettaient sur le même plan la caricature faite par Aristophane dans sa comédie, les racontars multiples qu'ils avaient pu entendre sur Socrate ici et là au fil des ans et les propos que Socrate lui-même tenait devant eux ? Combien d'entre eux jugeaient ses propos (« vue » directe) à la lumière des « image » antérieures qu'ils avaient eues de lui (« vues » indirectes, de seconde, troisième ou ennième main) plutôt que le contraire, c'est-à-dire, pour reprendre la problématique de Cratyle, 439a6-b2 cité dans la note 75 à propos d'eikasia, jugeaient l'original à partir de l'image plutôt que le contraire ? Et lorsqu'ils jugaient à partir de l'influence réelle ou supposée qu'avait pu avoir Socrate sur un Alcibiade ou un Critias et sur la part de responsabilité que pouvait avoir Socrate dans les méfaits de l'un ou de l'autre, ce n'est même plus un « reflet » qu'ils prenaient en compte, mais une « ombre » ! Et lorsqu'Hippias dissertait (comme Platon nous en donne dans l'Hippias mineur une « image », sans doute fabriquée de toutes pièces par lui, mais conservant l'« esprit » de telles discussions) sur le caractère plus ou moins sincère d'Achille et d'Ulysse à partir de ce que nous en dit Homère, pour conclure qu'Achille est toujours sincère dans ses propos, même s'il passe son temps à changer d'avis, alors qu'Ulysse est roué et retors et tient le plus souvent des propos trompeurs qui cachent ses véritables intentions, alors même que son but ultime, rejoindre sa femme et son fils dans sa patrie malgré tous les obstacles et les pièges qu'il rencontre sur sa route, ne change pas du début à la fin du récit, sans chercher à savoir si l'Achille et l'Ulysse d'Homère sont des portraits fidèles de leurs modèles historiques, et encore moins si ces personnages ont réellement existé, il montrait qu'il n'avait pas une conscience claire du fait que l'Iliade ne donnait qu'une eikona de ces deux personnages et qu'il prenait au premier degré les propos d'Homère. À une telle attitude consistant à lire Homère sans aucun recul s'oppose celle du Socrate de Platon qui, dans la République, n'hésite pas à contester de multiples passages d'Homère, à commencer par certains concernant les dieux (cf. République, II, 379d, sq.) à partir de la conception que lui s'en fait, lorsqu'il lui semble qu'Homère ne les a pas figurés tels que sa propre réflexion lui suggère qu'ils devraient être pour mériter le nom de « dieux », montrant ainsi qu'il sait ne trouver dans Homère que des « images » pas nécessairement fidèles des dieux, qui n'expriment que l'idée que se faisait d'eux Homère, mettant ainsi en question la confiance (pistis) que l'on peut avoir en lui, non seulement à propos des dieux, mais, par contrecoup, sur tout le reste. Ces réflexions nous permettent de mieux comprendre ce que le Socrate de Platon met sous le terme d'eikasia : l'eikasia, mot de même racine que eikôn, c'est dans un premier temps (celui de l'analogie de la ligne) le fait de ne pas faire la différence, dans les impressions sensibles qui alimentent notre réflexion et orientent nos jugements, entre eikôn (« image ») et vue directe, au moins pas dans tous les cas et pas complètement, c'est-à-dire sans toujours tirer toutes les conséquences épistémologiques du fait que certaines des données qui s'offrent à nous ne sont que des images, et c'est surtout, dans un second temps (celui de l'allégorie de la caverne), le fait de ne pas réaliser que nos sens, même lorsqu'ils perçoivent ce qui passe à nos yeux pour des originaux que l'on sait distinguer d'images comme des ombres ou des reflets, ne nous donnent pourtant encore qu'une « image » de la réalité plus profonde et plus complexe dont ils nous permettent de percevoir quelque chose et de s'en tenir aux apparences sensibles.
Le retournement à l'intérieur de la caverne, qui permet de voir en trois dimensions ce qui est à l'origine des ombres, c'est-à-dire avec un peu plus de « profondeur » (on prend conscience que la vue ne nous dévoile encore qu'une « enveloppe » derrière laquelle se cache une réalité complexe), mais en en restant cependant à la dimension exclusivement matérielle, c'est l'appréhension de l'homme qui devient possible à celui qui commence à utiliser son intelligence pour creuser au-delà de ce qu'il voit lorsqu'il ne fait que regarder les ombres. Cela se traduit, au niveau de la connaissance des individus, par une approche que nous dirions aujourd'hui « critique », qui commence par s'intéresser au degré de fiabilité des perceptions qui s'offrent à nos sens pour déterminer le degré de confiance (pistis) que l'on peut avoir en elles dans chaque cas, et pas seulement de manière générale pour éliminer les illusions d'optiques et autres limites de nos sens, mais au cas par cas pour faire la distinction entre ce que l'on perçoit de première main et ce qui n'est que témoignage indirect, qu'il s'agisse, dans le cas de la connaissance des hommes qui nous occupe ici, d'un portrait peint ou d'un buste d'Alcibiade (que je vois de première main en tant que portrait ou buste, mais qui sont une image de ce qu'ils prétendent représenter et donc pour moi une perception indirecte de leur modèle), ou des ragots colportés sur Socrate par mon voisin (que j'entends de mes propres oreilles, mais qui me rapportent des faits ou des propos dont je n'ai pas été le témoin direct), avant d'exploiter ces perceptions pour juger ceux qui en sont l'objet direct ou indirect et pour en tirer éventuellement des conclusions pour ma propre vie, par exemple en imitant ou pas les comportements d'autres personnes.
Et par un mouvement inverse de celui qui conduit Socrate à partir de la division du segment du visible pour nous faire comprendre la division du segment de l'intelligible « selon la même raison (ana ton auton logon) », nous pouvons voir dans la remontée vers l'« origine première (archè) » des perceptions indirectes qui alimentent notre réflexion pour nous aider à constituer un eidos « visible/sensible » de ce à quoi (ou celui à qui) nous nous intéressons un analogue de la remontée préalable vers l'archèn anupotheton (« le principe (directeur) [qui n'est] pas [lui-même] posé pour soutenir [autre chose] ») qui distingue la seconde démarche de la première dans le segment de l'intelligible, seul susceptible de nous permettre de mesurer la valeur, le degré de vérité (d'une « vérité » qui n'est ici qu'« historique », pas encore « transcendante »), de l'information que cette perception sensible nous offre, étant entendu que, puisqu'on n'est pas dans l'intelligible, mais dans le « visible », l'archè n'est plus (ou pas encore) principe (directeur) « logique », mais « origine » temporelle et que ces « origines » sont tout aussi multiples que les objets d'investigation qui s'offrent à nos sens.
Cette démarche conduit, lorsqu'on dépasse le niveau des individus, à un premier niveau de connaissance « scientifique » de l'homme, mais d'une « science » qui reste purement empirique et matérialiste (on est encore dans la caverne), faute d'accepter de voir en l'homme plus que son corps et les lois physiques et biologiques qui le gouvernent (les porteurs sont toujours cachés par le mur). Cette connaissance est de l'ordre de la pistis, de la croyance, de la confiance en la régularité des « lois » physiques ; c'est celle du médecin ou du biologiste qui savent regarder au-delà de la simple apparence visuelle, qui ne constitue pour eux qu'un symptôme, et sont capables de découvrir les causes physiques d'un teint jaunâtre ou de rougeurs sur la peau, d'un ventre balonné ou d'une jambe paralysée.
La sortie de la caverne traduit, pour ce qui est de la connaissance de lui-même et de ses semblables par l'homme, le moment où il accepte de voir en lui une composante purement intelligible, qui échappe à la perception par les sens, et réalise que cette composante, à laquelle Platon donne le nom de psuchè (« âme »), joue un rôle déterminant dans la compréhension de ses comportements, et que c'est elle, plus encore que son corps périssable, qui consitue son moi profond. Les anthrôpoi dont Socrate mentionne la présence en dehors de la caverne, ce ne sont pas les autres prisonniers libérés qui ont précédé celui dont il décrit les progrès et qui auraient refusé de retourner dans la caverne, mais bien tous ses compagnons d'infortune, qu'ils aient eux-même suivi le même chemin ou pas, car, qu'ils le sachent ou non, tous les hommes ont une âme et ceux qui cherchent à l'appréhender pour mieux comprendre leurs concitoyens peuvent en saisir quelque chose même si celui dont elle est l'âme refuse de la « voir ». Et il s'agit bien ici, même si l'on est dans le registre de l'intelligible, des âmes individuelles permettant de mieux comprendres des hommes et des femmes particuliers, ayant un nom « propre », une histoire spécifique, etc. (dans cette perspective, on peut dire qu'un des objectifs de Platon à travers ses dialogues est de nous donner en exemple l'âme de Socrate hors de la caverne, à travers des « images » qui, même si elles trahissent l'histoire individuelle du Socrate de la caverne, sont un reflet vrai de son esprit).
Mais ces « âmes » d'anthrôpôn visibles hors de la caverne peuvent encore être comprises de différentes manières. N'en voir que les ombres et les reflets dans l'eau, c'est certes ajouter la psychologie à la biologie dans la compréhension des hommes, accepter de ne pas tout ramener à des processus physico-chimiques (pour le dire dans nos catégories modernes), mais c'est faire de la psychologie sans principe directeur ultime, c'est rester au stade de la dianoia, de la réflexion, qui prend pour « fondements (hupotheseis) », sans chercher à en donner raison (logon didonai, cf. 510c7 à propos des géomètres et de leurs hupotheseôn), les préceptes moraux, les lois, us et coutumes de la cité et juge des comportements des citoyens par rapport à ces principes tout relatifs et non fondés en raison. Certes, la lumière du bon/soleil est à la source de ces ombres et de ces reflets, mais elle n'est pas vue en elle-même, mais dans ses reflets plus ou moins fidèles dans la cité, dans ses lois, dans les principes moraux de ses citoyens.
Regarder enfin les hommes eux-mêmes, c'est-à-dire leurs âmes raisonnables dans toute leur profondeur sous la lumière directe du bien, et non plus seulement à travers les reflets qu'en donnent leurs comportements (ombres, qui renvoient aux ombres de la caverne, traces visibles de leurs comportements) et leur motivations apparentes (reflets dans le « miroir » des lois et coutumes de la cité), c'est cela et cela seul qui permet de les connaître pour ce qu'ils sont vraiment, de prendre conscience de leur ousia (« valeur » mesurée à l'aune du bon), de parvenir à l'epistèmè (« savoir ») et d'être enfin au plus près de la vérité (alètheia) sur chacun d'eux, et sur soi par la même occasion (« apprends à te connaître toi-même (gnôthi sauton) »).
Mais cette compréhension suppose qu'on voie les hommes dans leur environnement, c'est-à-dire qu'on prenne conscience que, même sorti de la caverne et parvenu dans le registre de l'intelligible, on est encore sur terre, avec le ciel au-dessus de nous et très très loin dans le ciel, des astres et le plus brillant d'entre eux, le soleil. Dans ce contexte, et dans ce contexte seulement, et en ayant pleine conscience qu'on est dans le registre de l'analogie, de l'allégorie, on peut parler de « ciel » des idées pures, dont les astres de l'allégorie nous donnent une image, sans d'ailleurs que le Socrate de Platon éprouve le besoin de s'étendre sur cet aspect des choses. Mais il faut noter que ce ciel n'est pas un autre monde, mais une partie du « monde » dont la caverne est une autre partie, une partie qui ne se distingue du reste que par le fait que, tant que nous restons des âmes incarnées, nous ne pouvons la contempler que de loin, capables pourtant, si nous nous en donnons la peine, de réaliser que le bon est ce qui illumine tout le reste et d'en contempler l'idea, l'« apparence » intelligible qu'il a pour les yeux de notre esprit lorsque, sortis de la caverne, nous pouvons le regader directement, qui n'est pas le bon lui-même (auto to agathon), mais l'appréhension que peut en avoir notre esprit avec les limites qui sont les siennes.
Aucune des mentions d'anthrôpôn, toujours au pluriel dans l'allégorie, ne renvoie donc à ce qu'on pourrait appeler une « idea/eidos (idée/forme) de l'Homme », unique et à laquelle tous les hommes participeraient plus ou moins. Est-ce à dire que cette « idée » est absente de l'allégorie et que l'homme peut avoir une claire connaissance de lui et de ses semblables sans référence à elle ?
Avant de proposer une réponse à cette question, commençons par remarquer qu'on ne trouve nulle part dans les dialogues l'expression anthrôpou idea (« idée de l'homme ») dans le sens qu'on voudrait lui donner ici et qu'elle n'y figure qu'une seule fois (par recomposition, le idea n'y étant que sous-entendu), et ce dans un sens beaucoup plus concret, puisque c'est en République, IX, 588d3-4, où Socrate, pour donner en paroles (logôi) une image (eikona) de l'âme, propose de façonner (plasantes) cette image à partir d'une part d'une idean thèriou poikilou kai polukephalou (« une apparence de monstre à l'humeur changeante et doté de multiples têtes »), en y ajoutant mian... allèn idean leontos, mian de anthrôpou (« une autre apparence de lion et une autre d'homme ») ; quant à l'expression anthrôpou eidos, on ne la trouve qu'une fois dans tous les dialogues dans le sens dont il est ici question, en Parménide, 130c1, non pas dans la bouche de Socrate, mais dans celle de Parménide cherchant à savoir de quoi Socrate accepte des eidè, ce qui lui permet d'apprendre que, si Socrate accepte « un certain eidos du juste lui-même tel qu'en lui-même et du beau et du bon et de toutes les *** similaires (dikaiou ti eidos auto kath' hauto kai kalou kai agathou kai pantôn au tôn toioutôn) », il est dans l'aporia (« embarras ») en ce qui concerne « un eidos d'homme distinct de nous et de tous ceux [qui sont] tels que nous sommes (anthrôpou eidos chôris hèmôn kai tôn hoioi hèmeis esmen pantôn) » ; on la trouve par ailleurs trois fois dans la formule en/eis anthrôpou eidos au sens de « sous/dans une forme humaine » pour parler de l'âme incarnée (Phèdre, 249a8-b1 ; Phédon, 76c12 et 92b6) et une fois au pluriel en République, VIII, 544d6, où Socrate dit qu'il doit y avoir autant d'anthrôpôn eidè (« d'apparences/sortes d'hommes ») que de régimes politiques.
Pour trouver un fondement à cette notion d'eidos/idea de l'homme, il faut donc se reporter à la discussion de République, X, 595c7-598d6 sur les trois sortes de klinai (« couches », pour rester au plus près du grec où klinè dérive du verbe klinein (« incliner, coucher, étendre »), ou, selon la traduction usuelle « lits »), où Socrate prend comme point de départ de la discussion le fait que « nous avons l'habitude de poser un certain eidos unique pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom (eidos ti hen hekaston eiôthamen tithesthai peri hekasta ta polla hois tauton onoma epipheromen) » (596a6-7) et fait ensuite référence à l'idean unique de lit que contemple l'artisan qui fabrique un lit (596b3-10), et se dire que, s'il existe une idea de quelque chose d'aussi trivial que « lit/couche (klinè) », il doit a fortiori exister une idea d'homme. Mais dans cette discussion sur les lits/couches, Socrate distingue celle (féminin parce que le mot grec klinè, comme « couche » en français, est féminin), unique, qu'il désigne par l'expression « celle qui est dans la nature (hè en tèi phusei ousa) » (597b5-6) et dont il attribue la paternité à un dieu, celles, multiples, qui sont fabriquées par les artisans et enfin les images de lits/couches qui sont produites par les imitateurs comme les peintres ou les sculpteurs, pour conclure en listant « peintre, fabriquant de couches, dieu, ces trois responsables pour trois eidesi de couches (zôgraphos dè, klinopoios, theos, treis houtoi epistatai trisin eidesi klinôn) » (597b13-14). Trois eidè de ce qui est désigné par un même nom, quatre niveaux de compréhension mis en évidence par l'allégorie de la caverne lue à la lumière de l'analogie de la ligne, y a-t-il moyen de concilier ces deux approches ?
Pour y voir clair dans tout cela, il faut, me semble-t-il, renoncer à cloisonner les divers sens d'eidos et chercher au contraire à laisser résonner dans chaque cas tous les registres de sens que pouvait avoir ce mot pour un grec du temps de Platon, à commencer par son sens premier d'« apparence », c'est-à-dire « ce qui apparaît, ce qui se voit », en se contentant d'accepter que « voir » puisse être pris dans un sens analogique pour parler aussi de ce qui se « voit » avec les « yeux » de l'esprit (cf. 511a1 : « cherchant à voir celles-là mêmes qu'on ne peut pas voir autrement que par la réflexion (zètountes de auta ekeina idein ha ouk an allôs idoi tis è tèi dianoiai) » et note 42) et qu'il y ait donc continuité de sens du mot eidos et seulement enrichissement de « contenu » lorsqu'on passe des horômena eidè (« apparences vues », cf. 510d5 et note 34) aux noèta eidè (« apparences intelligibles », cf. 511a3 et note 44) et surtout qu'il ne s'agisse dans un cas comme dans l'autre que d'« apparences » pour nous, pour nos yeux et notre esprit avec les limites qui sont les leurs, et non de cela même que sont les réalités en cause. Et il faut comprendre que l'allégorie de la caverne nous décrit justement l'enrichissement progressif dont peut être l'objet en particulier la notion d'« homme » (celle qu'il est pour nous le plus important d'approfondir : « gnôthi sauton, apprends à te connaître toi-même ») dans notre esprit si nous acceptons de ne pas en rester aux « apparences » les plus immédiates offertes par nos sens, et tout spécialement par nos yeux, mais que nous cherchons à faire (bon) usage des « yeux » de notre esprit à la « lumière » de l'« idée du bon » (hè tou agathou idea) qui est l'« apparence » du bon lui-même (auto to agathon) accessible à nos esprits humains. Ce qu'elle nous suggère aussi, c'est que connaître l'Homme suppose de commencer par comprendre les hommes (au pluriel) qui nous entourent et que cette connaissance peut s'approfondir à plusieurs niveaux, qu'elle représente successivement dans l'imagerie qui est la sienne par les ombres des andriantôn (« statues de mâles »), par ces statues elles-mêmes, par les ombres et les reflets des anthrôpôn hors de la caverne, et enfin par les anthrôpoi hors de la caverne eux-mêmes, qui, dans chaque cas, nous sont perceptibles à travers des eidè, des « apparences » d'hommes individuels. Mais, quel que soit le niveau de compréhension des hommes auquel est parvenu chaque homme, quel que soit le point où il en est dans sa progression des chaînes vers l'extérieur de la caverne, il attribue le même nom anthrôpos à une pluralité d'individus dont il perçoit quelque chose, ce qui fait qu'on peut supposer, selon ce que dit Socrate en 596a6-7, qu'il pose un eidos unique commun à tout ce qu'il désigne par anthrôpos. En d'autres termes, il y a un eidos unique qui permet à ceux qui ne s'intéressent qu'aux apparences visuelles et en restent donc à l'eikasia d'identifier toutes les ombres de statues de mâles (et bien sûr de femelles, le andr- de andrias n'étant fait que pour insister sur le caractère sexué des anthrôpôn du point de vue purement corporel et biologique, pas sur le fait que seul les mâles seraient des humains dignes de ce nom, même si cette idée pouvait germer dans l'esprit de certains de ceux qui, au temps de Platon, ne s'intéressaient aux humains que du point de vue biologique et sans égards à leur psuchè (« âme ») !) ; il y en a un autre, plus « riche », qui permet à tous ceux qui se sont retournés vers les statues et autres ustensiles qui dépassent au-dessus du mur de donner le même nom d'anthrôpos à toutes celles d'entre les multiples statues d'hommes et d'animaux qui sont des andriantes, un eidos qui ne se limite pas à l'apparence purement visuelle, mais sait analyser le corps de l'homme en termes de membres et d'organes, visibles et cachés, dont il étudie les fonctions en faisant confiance (pistis) à l'investigation et à l'expérience pour l'aider à comprendre la nature matérielle ; il y en a un autre, encore plus riche, qui permet à ceux qui sont sortis de la caverne mais n'ont pas encore accoutumé leurs « yeux » à la lumière extérieure, d'attribuer le nom d'anthrôpos aux ombres, puis aux reflets des anthrôpôn sur la surface des eaux, un eidos maintenant noèton (« intelligible ») et non plus seulement horômenon (« vu ») comme les deux précédents, qui sait prendre en compte l'âme et plus seulement le corps, qui sait faire usage de la réflexion (dianoia) pour cela mais ne la comprend encore qu'à la lumière des normes de la cité, c'est-à-dire du jugement des autres hommes qui l'entourent ; il y en a enfin un dernier, le seul qui rende compte, dans la limite de ce qui est accessible à notre nature humaine et à ses moyens, de toute la « richesse » (ousia) de la « nature » humaine, qui permet à ceux qui sont capable de voir les hommes eux-mêmes hors de la caverne de leur donner le même nom d'anthrôpos, un eidos qui cherche à comprendre l'âme humaine à la lumière du bon qui lui donne sa valeur, son ousia, seul moyen d'arriver à la connaissance (noèsis/epistèmè) réelle et adéquate de l'Homme. Et bien sûr, chacun de ces niveaux d'eidos d'anthrôpos inclut d'une certaine manière les précédents, mais en les resituant à leur juste place, celui d'une vision partielle de ce dont ils sont eidos, « apparence », qui n'a pas encore pris en compte toute la richesse de cette réalité et n'en donne donc qu'une « image (eikôn) » partielle. Et de fait les trois premiers niveaux sont tous trois figurés dans l'allégorie par des termes qui désignent des « images » : ombres de statues de personnes, statues de personnes, ombres et reflets de personnes. Et ces eidè, ces « apparences » plus ou moins « riches » évoluent entre deux pôles extrêmes qui correspondent aux deux eidè extrêmes que liste Socrate lorsqu'il parle de trois eidè de couches/lits : à une extrêmité, l'apparence purement visuelle sans consistance propre, qui peut être reproduite à l'infini dans des images, des « imitations » de toutes sortes qui méritent tout autant le nom d'anthrôpos (ou de klinè) que de vrais personnes (ou lits) pour celui qui ne s'attache qu'aux apparences externes accessibles par la vue (ainsi, pour l'enfant qui apprend à parler à l'aide de livres d'images, il y a un grand nombre de choses dont il connaîtra le nom sans en avoir jamais vu un exemplaire réel, même si, de nos jours, la photo et la vidéo permette d'avoir des images d'une très grande ressemblance avec ce dont elles donnent des images) ; à l'autre extrémité, l'idea unique d'anthrôpos (ou de klinè), qui est l'ouvrage d'un dieu et qui seule permet de comprendre (et non de voir) ho estin anthrôpos, « ce qu'est "homme" » (ou ho estin klinè, « ce qu'est "couche/lit" »). Et si ces eidé, en tant que telles, sont déterminées à chaque niveau par ce que la nature humaine est susceptible de saisir, à ce niveau, des hommes (ou de ce qui est l'objet de leur examen), leur perception par chacun de nous se fait dans le cadre d'un progrès continu (la marche qui permet de sortir de la caverne et d'explorer l'extérieur) dans le « dévoilement (alètheia) » de la vérité sur les hommes (et plus généralement les réalités qui nous entourent), qui va plus ou moins loin selon les individus, leurs capacités naturelles et leurs choix de perséverer ou pas, progrès continu dans lequel il y a néanmoins à certains moments (ceux qui permettent de distinguer les quatre niveaux) des « ruptures », comme il y en a lorsqu'en chauffant de manière continue de l'eau gelée, on passe successivement de l'état solide à l'état liquide, puis de l'état liquide à l'état gazeux. La première rupture (le retournement une fois libéré des chaînes) est celle qui permet de comprendre que l'apparence visible(/sensible) n'est pas la vérité des choses, et donc de passer de l'eikasia à la pistis (confiance) qui résulte du fait de savoir distinguer ce qui est tangible et palpable de ce qui n'est qu'image immatérielle, ce qui est perçu directement de ce qui l'est indirectement, la seconde (la sortie de la caverne) est celle qui permet de comprendre que la réalité matérielle n'est pas encore la vérité des choses, qui se produit lorsqu'on accepte de faire usage de la dianoia pour dépasser les limitations de nos sens, la troisième, moins clairement tranchée (elle résulte de l'habitude (sunètheia, 516a5)/habituation (ètheia, 532c1, cf. note 20 sur ma traduction de cette section pour cette lecture d'un texte corrompu) à la lumière extérieure une fois sorti de la caverne et de l'aptitude à lever les yeux vers le ciel, de nuit, puis de jour), est celle qui permet de comprendre que l'opinion des hommes n'est pas la vérité des choses en prenant conscience de ce que c'est le bon (le soleil à l'extérieur de la caverne) qui donne sa valeur à toutes choses en les éclairant de la lumière de la vérité (alètheia) et que celui-ci n'est pas l'image fluctuante qu'en donnent les hommes dans leurs discours pas toujours d'accord entre eux, ce qui nous fait passer de la dianoia (réflexion) vagabonde sans orientation fixe à la véritable connaissance orientée une fois pour toute vers le bon qui lui sert d'archèn (principe directeur) anupotheton (510b7), chaque rupture nous rapprochant donc un peu plus de cette vérité des êtres, sans pour autant invalider les visions partielles qui ont précédé, mais en en montrant simplement les limites.
Il faut cependant noter que cette perception des limites de chaque niveau n'est accessible qu'à celui qui est parvenu au moins au niveau supérieur : chaque niveau, c'est-à-dire chaque pathèma, donne accès à une compréhension de son objet (les anthrôpoi dans le cas qui nous occupe) qui se suffit à elle-même dans les limites qui sont les siennes et dans laquelle rien n'impose de passer au niveau supérieur. Les prisonniers qui restent enchaînés n'ont aucune raison de chercher quelque chose au-delà des ombres sur la paroi et le prisonnier libéré qui n'a encore fait que se retourner, s'il comprend maintenant que les ombres étaient les ombres de quelque chose d'autre, n'a aucune raison de chercher au-delà de ce qu'il voit au-dessus du mur, et rien de ce qu'il voit ne peut lui suggérer qu'il y a moyen de sortir de la caverne et de voir autre chose à la lumière du jour puisqu'il ne voit pas les porteurs/âmes cachées par le mur. À chaque niveau, on découvre quelque chose de nouveau qu'on met un certain temps à appréhender convenablement et dont on comprend qu'il est en rapport avec ce que l'on voyait au niveau inférieur, mais qui, en tant que tel, ne nous force pas à chercher plus loin autre chose encore qui en serait cause. Rien n'oblige le chirurgien à supposer une âme humaine qu'il n'a jamais trouvée sous son bistouri ! C'est en ce sens qu'on peut parler de eph' hois estin (« sur quoi c'est ») distincts pour chaque pathèma, alors même que chacun d'entre eux n'est qu'une compréhension partielle d'une même réalité : le eph' hois estin de l'eikasia, ce sont les ombres, celui de la pistis, ce sont les statues d'hommes, celui de la dianoia, ce sont les ombres et les reflets des hommes hors de la caverne, celui de la noèsis, ce sont ces hommes eux-mêmes.
Aussi, lorsque Socrate, dans sa description synthétique des deux démarches associées aux deux sous-segments de l'intelligible, en 510b4-9, dit à propos de la seconde démarche, celle qui a identifié cet archèn anupotheton, qu'elle progresse aneu tôn peri ekeino eikonôn, autois eidesi di' autôn tèn methodon poioumenè (« sans les images [gravitant] autour de ça, se faisant avec les apparences elles-mêmes le plan de marche à travers elles »), il ne veut pas dire qu'il n'y a que là qu'on a affaire à des eidèsi, en donnant à ce mot un sens maintenant spécialisé qu'il n'avait pas auparavant et qui en ferait, non plus une « apparence » pour nous, mais la réalité même des choses, mais que c'est alors et alors seulement qu'on perçoit les eidè dans toute leur richesse, les eidè auta (les « apparences elles-mêmes ») débarassées de tout ce qui en elles n'est encore qu'images (eikones), c'est-à-dire perceptions indirectes, et qu'on peut découvrir dans toute sa vérité l'eidos unique de chaque pluralité à laquelle on associe un même nom.
Dans l'imagerie de l'allégorie de la caverne, ces eidè ne sont pas explicitement mentionnées :  il n'y a pas d'Anthrôpos au-delà des anthrôpoi visibles à l'extérieur de la caverne, mais seulement des astres dans le ciel, et c'est donc là que, si l'on veut trouver une « idée de l'Homme » dans l'allégorie, il faut supposer qu'elle se trouve. Le fait que cette identification ne soit pas explicitement faite par le Socrate de Platon, mais laissée à notre initiative, peut nous aider à comprendre que, tout comme c'est par abus de langage qu'on appelle encore « homme » un reflet ou une image d'homme peinte ou sculptée alors que ce n'est pas à proprement parler un homme, c'est par abus de langage qu'on appelle « homme » l'eidos unique que l'on suppose derrière toutes les créatures auxquelles on applique ce nom, qui est d'un tout autre ordre et ne fait pas nombre avec les eidè individuels des hommes particuliers (ce qui tord le cou à l'argument du troisième homme). S'il y a continuité lorsqu'on passe des ombres de statues aux statues de mâles(/femelles), puis des statues aux reflets d'hommes réels, puis de ces reflets aux hommes hors de la caverne vus directement, et que tous incluent une part plus ou moins grande de ce qui fait partie de l'« apparence » des hommes (au pluriel) et peuvent donc se voir désigner par le mot « homme », ce n'est plus le cas lorsqu'on passe des hommes multiples hors de la caverne compris dans toute leur richesse à l'astre qui constitue l'eidos unique commun à tous les hommes : cet astre a plus de ressemblance avec les autres astres, les eidè d'autres réalités saisies dans toute leur richesse, qu'avec ce dont il est l'eidos spécifique, du moins dans son « apparence » pour nous. De fait, pour nous, l'« apparence » que prend le plus souvent un tel eidos est celle d'une suite de mots, d'un logos cherchant à en rendre raison (logon didonai), à en délimiter (horizein) les contours, à en épuiser l'ousia (« richesse »), et une suite de mots ressemble plus à une autre suite de mots qu'à ce dont elle parle ! Mais il ne faut pas oublier que les mots, qui sont le seul outil dont dispose la dianoia, ne sont eux-mêmes que des « images » de ce qu'ils cherchent à nommer (voir sur ce point la discussion entre Socrate et Cratyle à la fin du Cratyle (430a8, sq.), à laquelle j'ai déjà fait référence plus haut dans cette note) et que la compréhension de ce qu'ils tentent d'exprimer, la connaissance ultime accessible à l'esprit humain de ces eidè, qui ne sont pas encore ce dont ils ne sont qu'« apparences », ne peut venir que d'une illumination de l'esprit au terme d'un long travail d'étude qui est par nature incommunicable aux autres et ne peut être pour chacun que le résultat d'un travail personnel (cf. Lettre VII, 341c-344b).
À ce point, bien qu'ayant pris appui sur la discussion sur les trois eidè de couches/lits du début du livre X pour guider mon analyse, j'ai surtout parlé des niveaux d'eidos relatifs à « homme (anthrôpos) », dans la mesure où c'est ce qui était mis en avant par l'allégorie de la caverne où, comme je l'ai fait remarquer, il n'y a que les anthrôpoi ou leurs images que l'on retrouver explicitement mentionnés aux quatre niveaux de l'allégorie, comme pour nous rappeler que c'est là la réaltité qu'il est le plus important pour nous de connaître dans toute sa vérité. Et, par rapport à « homme », j'ai dit que la sortie de la caverne marquait le moment où l'on prend conscience que l'homme n'est pas que son corps matériel mais possède aussi une composante purement intelligible que Platon désigne par le mot psuchè, mot que nous traduisons en français par « âme ». Mais qu'en est-il alors d'une réalité comme klinè (« couche/lit ») ? Faut-il aussi lui supposer une « âme » ? Ou faut-il supposer qu'elle ne donne prise qu'aux deux premiers pathèmata, l'eikasia et la pistis, c'est-à-dire qu'elle n'« existe » qu'à l'intérieur de la caverne, dans le monde matériel ? Il me semble que si c'est justement une réalité de ce type que Socrate a prise comme exemple dans la discussion où il met en évidence les trois eidè, images, réalités matérielles et eidos unique de ho estin *** (« ce qu'est *** »), œuvre d'un dieu, c'est justement pour nous suggérer que ce n'est pas le cas et que, s'il n'est pas question de supposer une « âme » à des objets matériels, cela ne dispense pas de chercher en eux un principe d'intelligibilité, même si ce principe d'intelligibilité leur est extérieur (c'est en cela qu'ils diffèrent des hommes dotés d'une âme). Et c'est bien ce que suggère l'allégorie de la caverne si l'on fait attention aux détails du texte. En effet, dans la caverne, les porteurs qui défilent sur la route et « animent » le théâtre d'ombres sont tous des anthrôpoi, dont j'ai dit qu'ils représentaient les âmes des hommes dans leurs composantes thumoeidès et epithumètikon (« faisant preuve de caractère » et « désirante, en proie aux passions »), et Socrate nous dit qu'ils portent « des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que des statues d'hommes et autres animaux de pierre et de bois et façonnés de toutes les manières possibles (skeuè te pantodapa huperechonta tou teichiou kai andriantas kai alla zôia lithina te kai xulina kai pantoia eirgasmena) » (514c1-515a1) : la liste commence par un terme évoquant des ouvrages de l'art humain, skeuè, nom qui, comme je l'ai dit en note 17, peut désigner tout objet d'équipement, meuble, outil, instrument, arme, etc., et l'emploi du participe eirgasmena à la fin, participe parfait passif à l'accusatif neutre pluriel du verbe ergazesthai, dérivé de la racine ergon (« travail, ouvrage »), qui signifie « travailler, façonner, produire, faire », appliqué à tout ce qui a été listé auparavant et complété par un pantoia (« de toutes les manières possibles ») suggère que ce qui compte, ce n'est pas de savoir qui, du « démiurge » divin, pour les hommes et les animaux, ou des artisans humains, pour les skeuè, a fabriqué ce dont il est question, mais le fait que ce soit le résultat d'une activité dirigée par la raison. Et quand le prisonnier libéré sort de la caverne, Socrate dit qu'il commence par voir « les images dans les eaux des hommes et des autres [choses] (en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla) » (516a7) avant de pouvoir voir auta (« ces ***-mêmes », accusatif neutre pluriel). L'inventaire de ce qui peut être vu dans la caverne est donc assez exhaustif et, comme je l'ai déjà dit, recoupe celui qui est fait par Socrate de ce qu'il met dans le second sous-segment du visible, et il inclut sans ambiguïté aucune les ouvrages de l'art humain, donc en particulier les klinai (« couches/lits »), à propos desquels Socrate emploi le mot skeuè en 596b3. Que représentent alors les anthrôpoi qui portent des skeuè dans l'allégorie ? Notons tout d'abord à propos de ces porteurs que la description de Socrate ne précise à aucun moment si chaque porteur ne porte qu'une et une seule chose et toujours la même chose. L'évocation sous-jacente d'un théâtre de marionnettes, même si les termes employés par Socrate ont un sens moins spécialisé, suggère au contraire que chaque « montreur » peut présenter plusieurs figurines, et pas toujours les mêmes. Et de même, le fait que Socrate utilise plusieurs fois le verbe parienai (« passer (le long de) ») à propos des porteurs et des ombres (515b8, 515b9, 515d4, 516c9) n'implique nullement que chaque porteur ne passe qu'une fois, et au contraire, le passage déjà cité de 516c8-d2 où il est question des honneurs accordés à ceux qui savaient le mieux prédire ce qui allait arriver suggère que ces porteurs vont et viennent derrière le mur. Bref, rien n'empêche qu'un porteur qui passe à un moment en tenant un lit porte aussi une statue d'homme (son corps dans l'imagerie de l'allégorie) et on peut penser que le lit qu'il porte est son ouvrage du moment et qu'il est l'artisan qui l'a fabriqué en fixant son regars sur l'idea de lit, selon ce que dit Socrate en 596b7. Et dès lors que ces ouvrages des hommes répondent à un principe d'intelligibilité, quelque chose d'eux a sa place hors de la caverne, parmi les tôn allôn de 516a7, expression certes très vague, mais de ce fait même très ouverte, surtout reprise par un auta au neutre pluriel lorsqu'il n'est plus question de voir des reflets ou des images, mais les originaux eux-mêmes, et dont on peut penser qu'elle renvoie à la liste de ce qui était visible au-dessus du mur dans la caverne, même si Platon, fidèle à son habitude de faire travailler nos méninges, nous laisse le soin de tirer ou pas cette conclusion.
On peut alors se livrer sur klinè (« couche/lit ») au même exercice que sur anthrôpos (« homme ») et chercher à préciser à quoi correspondent les perceptions qu'en donnent les quatre pathèmata listés ici par Socrate. Au niveau de l'eikasia, on se limite à l'apparence visible du meuble spécifique qu'on a devant les yeux, reproductible par un peintre dans une image qui n'en montrera que cette apparence sous un certain angle et sous un certain éclairage (cf. 598b-c), et on pourra même être trompé par une image faite d'imagination. Au niveau de la pistis, on approfondit la structure matérielle des lits en s'intéressant au choix des matériaux, aux dimensions des différentes pièces et aux techniques d'assemblage utilisées pour qu'ils présentent la solidité voulue, etc. et l'apprenti d'un fabriquant de lits peut même, avec les conseils de son maître, fabriquer un lit tout à fait convenable sans même savoir à quoi il sert. Sortir de la caverne, c'est prendre acte du fait qu'un lit est destiné à un certain usage et qu'il y a un lien entre l'usage qu'on en attend et la manière dont on doit le fabriquer : c'est le fait qu'il doivent permettre à des êtres humains de s'allonger dessus qui en détermine les dimensions et les critères de solidité et, de ce point de vue, un lit de bébé ne répondra pas aux mêmes critères qu'un lit d'adulte. L'artisan devra donc faire preuve de dianoia, de réflexion, pour être capable de fabriquer des lits autrement qu'un copiant servilement des lits faits par d'autres sans chercher à comprendre pourquoi ils sont ainsi faits. Mais, dans cette réflexion, il pourra se laisser guider par la mode, par les traditions de sa corporation, par des études de marché pour définir les formes et les matières qui plaisent au plus grand nombre, et même utiliser son intelligence pour optimiser les processus de fabrication et maximiser ses profits, et il ne fera que mettre en œuvre une dainoia de plus en plus élaborée, sans arriver vraiment à la connaissance complète de ce qu'est un lit. Pour y parvenir, il lui faudra faire un pas de plus et faire entrer en ligne de compte la perspective du bon, non pas seulement du plaisant pour ses clients ou du bon pour ses affaires à lui, mais en se demandant non seulement comment faire les lits les mieux adaptés à chaque type d'utilisateur et d'utilisation (un lit de bébé n'est pas le même qu'un lit d'adulte, un lit pour malade à l'hôpital n'est pas le même qu'un lit pour adultes bien portants à la maison, un lit de camp n'est pas le même qu'un lit destiné à rester dans une chambre à la maison, etc.), comment choisir les meilleurs matériaux dans chaque cas, comment tirer parti d'études morphologiques des hommes pour faire des sommiers et des matelas mieux adaptés aux utilisateurs, mais encore et surtout s'il est bon pour les humains de dormir sur des lits trop moelleux, non seulement pour la santé du corps, mais aussi pour celle de l'âme, c'est-à-dire en partant d'une connaissance (epistèmè) réelle, non seulement de son art, mais encore des destinataires de ce qu'il fabrique, c'est-à-dire, une fois encore, des anthrôpoi. Et c'est à l'horizon de cette réflexion qu'il pourra contempler l'eidos/idea unique de ho estin klinè (« ce qu'est "lit" ») qui, dans l'imagerie de l'allégorie, est un astre parmi les autres dans le ciel. Mais le Socrate de Platon, en n'entrant pas dans le détail de ce qui est en dehors de la caverne et de ce qui est dans le ciel, ne nous impose pas cette conclusion. À chacun d'entre nous de décider s'il ne veut voir parmi les astres que les eidè de beau, de juste, de pieux, etc., ou aussi des eidè comme celle d'anthrôpos (et quoi d'autre ? de tous les êtres « animés » ?) ou s'ils acceptent d'y voir aussi des astres moins brillants que sont les eidè de tout ce qui répond à un principe d'intelligibilité, qui vient de lui-même ou d'ailleurs, en se posant les mêmes questions que le Socrate jeune du Parménide dans l'échange que j'ai mentionné plus haut dans cette note et où figure la seule occurence dans tous les dialogues de l'expression anthrôpou eidos (Parménide, 130c1). Quoi qu'il en soit, on voir bien que les différentes manières d'appréhender les réalités, ces quatre pathèmata dont il est ici question, tels que je les ai décrits à propos d'« homme » et de « lit », sont applicables à tout ce que nous pouvons appréhender.
Mais si, comme Calliclès (cf. Gorgias, 491a1-3), on trouve par trop triviales ces histoires d'artisans fabriquants de lits, disons-nous qu'en choisissant ces exemples, le Socrate de Platon voudrait nous faire comprendre que chacun est l'artisan de lui-même et de sa propre vie et qu'à ce titre, il se trouve confronté aux mêmes types de choix, impliquant la connaissance de ce qu'il est appelé à « fabriquer », soi-même en tant qu'« homme » (gnôthi sauton, « apprend à te connaître toi-même ») : faut-il se contenter d'imiter les anciens, de voir dans tous les honnêtes (kaloi kagathoi) citoyens les éducateurs de la jeunesse à l'excellence (aretè), comme le pense Anytos (cf. Ménon, 92e), de reproduire les modèles que met en avant la cité, sans se poser de questions sur le bien-fondé de ses choix, prendre pour modèle Achille, dont Homère, au moins dans la lecture qu'en faisaient les contemporains de Socrate et Platon, fait un héros digne d'admiration et un modèle à imiter alors qu'en fait, il n'est qu'un chef de guerre dont le comportement infantile a provoqué la mort de son plus cher ami et conduit son peuple et tous ses alliés au bord de l'anéantissement pour une vulgaire histoire de fesses, une dispute personnelle avec le général en chef autour d'une captive, qui l'a conduit en pleine guerre à une bouderie prolongée à peine digne d'un gosse, révélant qu'il donnait la priorité à ses affaires personnelles sur le bien de son peuple, et finir comme Alcibiade, qui, pour des raisons similaires d'incapacité à dominer ses pulsions, a causé la ruine d'Athènes, sa défaite dans la guerre du Péloponnèse et l'arrivée au pouvoir des Trente Tyrants, ou bien faut-il, chacun à son niveau, reprendre soi-même à frais nouveaux, par le dialogue et avec l'aide des autres, l'examen de ce que signifie vraiment « être un anthrôpos », prendre le risque (cf. Phédon, 114d6 sur le « beau risque (kalos kindunos) » qu'a pris Socrate) d'une navigation (cf. Phédon, 99d1, sur la « seconde navigation (deuteron ploun) ») pas toujours facile à travers les épreuves de la vie et suivre Socrate qui, tel Ulysse cherchant envers et contre tout à regagner sa patrie terrestre, l'île d'Ithaque, cherche envers et contre tout à atteindre au terme de sa vie sa patrie céleste, les îles des bienheureux (cf. Gorgias, 523b1 et République, VII, 519c5) ? Être un humain digne de ce nom, est-ce en rester au niveau de l'eikasia, de l'image, en cherchant à devenir top model pour avoir sa photo en couverture des magazines, ou bien faire confiance (pistis) à la médecine pour me conserver le plus longtemps possible en mesure de profiter d'une vie de plaisirs, ou bien vouloir plaire au plus grand nombre pour se faire élire président de la République en ne pensant qu'à ça chaque matin en se rasant et en passant son temps à réfléchir (dianoia) au moyen d'y arriver plutôt qu'à savoir ce que l'on fera une fois élu, ou... ?
Quoi qu'il en soit, si l'objectif cherché est bien de parvenir à cette illumination hors de la caverne, cela ne veut pas dire que les autres démarches sont sans valeur et que les images de toutes sortes sont à mépriser purement et simplement, puisqu'elles sont les étapes, les points de passage obligé entre le statut de prisonniers et l'illumination finale. Il serait aussi stupide de vouloir renoncer aux mots et aux discours, comme aurait fini par le faire Cratyle (cf. Aristote, Métaphysique, Gamma, 1010a11-13) que de refuser d'ouvrir les yeux pour ne pas risquer de voir, non seulement les ombres et les images dans des miroirs, mais encore les réalités physiques parce qu'elles ne sont que les images de réalités intelligibles ! Il ne s'agit pas pour le Socrate de Platon de nier la réalité de l'un ou l'autre de ces eidè, des images pas plus que des réalités matérielles et sensibles (ce sont encore des anthrôpoi multiples, des individus particuliers, que l'on trouve hors de la caverne), mais de nous inciter à les considérer chacune à sa juste place (comme c'est le cas pour les parties de l'âme), sans leur demander plus qu'elles ne peuvent donner. Une image existe en tant qu'image et nous dit quelque chose de ce dont elle est image pourvu qu'on prenne en compte sa nature propre d'image, image visuelle ou image verbale, et qu'on prenne conscience des biais qui peuvent être ceux du fabriquant de cette image, peintre, sculpteur ou poète, ainsi que de ceux qui sont liés au mode de représentation qu'il utilise. Et de la même manière, chaque homme particulier, qui constitue une « image » particulière de « ce qu'est anthrôpos », nous dit quelque chose de cette réalité purement intelligible. Mais aucun d'entre eux, aussi parfait soit-il et aussi parfaite soit la « connaissance » que l'on a de lui (qui n'est pas « science » au sens propre du terme, puisqu'elle est connaissance d'un singulier, mais qui peut néanmoins être connue avec un plus ou moins grand degré de « vérité », comme le suggère ma lecture de l'allégorie de la caverne en ce qui concerne les anthrôpoi hors de la caverne, même s'il ne s'agit que de « vérité historique »), pas même Socrate, ne nous permettra de comprendre tout ce qu'implique « être Homme », car il est prisonnier d'un corps particulier, soit d'homme, soit de femme, d'un lieu et d'une époque particulières qui conditionnent les circonstances particulières de sa vie, et de toutes façons, nous ne pouvons juger de la plus ou moins grande conformité de cet individu particulier à « ce qu'est anthrôpos », c'est-à-dire de sa plus ou moins grande aretè (« excellence ») en tant qu'Homme, qu'à la lumière de l'idea d'« Homme ». Et pas plus que nous ne pourrons décider quel est le meilleur portrait d'Alcibiade, c'est-à-dire le plus ressemblant à son modèle, sans avoir jamais vu celui-ci, et en comparant simplement entre eux les multiples portraits dont nous disposons, pas plus ne pourrons-nous juger de l'excellence d'un homme, quel qu'il soit, en nous contentant de comparer entre eux les hommes que nous cotoyons et ceux que nous connaissons à travers des « images » (témoignages, récits, portraits peints ou sculptés, etc.), sans commencer par nous demander ce qui fait l'excellence d'un homme en tant qu'Homme : « apprends à te connaître toi-même (gnôthi sauton) », c'est, avant de signifier « connais-toi en tant que tu es Socrate », « puisque tu es un Homme, commence par chercher à comprendre ce que signifie "être un Homme" pour en tirer les conséquences sur ta propre vie et la manière de la conduire ».
Plus donc que le « degré d'être » de ces différentes réalités, qui n'a, en tant que tel, aucun intérêt pour nous puisqu'il n'implique aucune échelle de valeur et ne peut que nous entraîner dans un cercle vicieux autour de la signification de « exister », ce qui intéresse le Socrate de Platon, c'est, comme il le suggère dans la réplique qui nous intéresse ici, le rapport à la vérité de ces différents niveaux de compréhension, mais d'une vérité qui est éclairage sous la lumière du bon, mesure de la « valeur » (ousia) de ce à quoi on s'intéresse : plutôt que de se poser la question de savoir si ce que je perçois par les sens ou par l'intelligence « existe » ou pas, question oiseuse puisque justement il s'agit de quelque chose que je perçois et qui donc « est » à tout le moins une de mes perceptions, « existe », ne serait-ce qu'un instant dans mon esprit comme perception, les questions pertinentes sont : de quoi cette perception est-elle perception ? y a-t-il hors de mon esprit « quelque chose », matériel ou pas, qui est à l'origine de cette « perception », de cet eidos ? et, si c'est le cas, jusqu'à quel point cette perception est-elle fidèle à ce dont elle est perception? que me permet-elle de connaître de ce qui en est à l'origine ? Quel lien cela entretient-il avec le bon ? Quelle « valeur » (ousia) cela a-t-il à la lumière du bon (to agathon), en particulier du bon pour moi ? ce qui est très précisément la question de la « vérité », du « dévoilement » (alètheia) conduisant au savoir bénéfique, tel que le conçoit Socrate. Car pour nous êtres humains, la « vérité » ultime qui doit être notre seul souci en cette vie est celle sur « Homme » : que signifie « être Homme » et comment approcher au plus près de l'excellence (aretè) qu'implique cette nature, ce qui constitue son plus grand bien, puisqu'après tout nous sommes des hommes et que nous recherchons tous ce qui est bon pour nous ? Comment passer des ombres au fond de la caverne aux statues qui dépassent du mur, puis des statues aux reflets d'hommes hors de la caverne, puis des reflets aux hommes eux-mêmes, puis des hommes aux étoiles, comme va nous y inviter par l'image la section suivante de la République ? (<==)


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Première publication le 16 septembre 2001 (V1) ; 23 octobre 2012 (V2) ; dernière mise à jour le 12 juillet 2015
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