© 2001 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 16 septembre 2001 |
Platon et ses dialogues :
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(vers la section précédente : le soleil, image du bien)
[509c]...
En tout cas, qu'en aucun cas, dit-il (2),
tu n'en restes là, ou au moins, cette similitude concernant le soleil,
expose-la de nouveau en détail, si tu es en train d'omettre quoi que
ce soit.
Mais bien sur ! dis-je, j'omets certainement des tas de choses !
Eh bien donc, dit-il, ne laisse pas la moindre chose de côté.
Je crois, repris-je, que ce sera encore beaucoup. Mais pourtant, autant qu'il
est à présent possible, je n'omettrai rien volontairement.
Surtout pas ! dit-il.
[509d]
Conçois donc, repris-je, que, comme nous le disons, ils sont deux, et
qu'ils règnent, l'un sur l'espèce et le domaine intelligible (3),
l'autre par contre sur le visible, je ne dis pas "céléste"
pour ne pas te paraître faire mon sophiste avec les mots. (4)
Mais saisis-tu donc bien ces deux sortes, visible, intelligible ?
Je saisis.
Eh bien donc, prenant par exemple une ligne segmentée en deux segments
(in)égaux (5),
segmente à nouveau chacun des deux segments (6)
selon la même raison (7),
celui de l'espèce vue et celui de celle perçue par l'intelligence (8),
et tu auras, selon la clarté et l'absence de clarté (9)
des uns par rapport aux autres, d'une part dans le vu, [509e]
d'une part avec l'un des deux segments, les images. (10)
Et j'appelle les images, tout d'abord [510a]
d'une part les ombres, ensuite les reflets (11)
sur les eaux et sur les choses pour autant qu'elles sont par leur constitution
à la fois compactes, lisses et brillantes, et tout ce qui est du même
ordre, si tu comprends bien. (12)
Mais oui, je comprends bien.
Eh bien donc, suppose que l'autre, auquel celui-là ressemble (13),
ce sont les êtres vivants autour de nous, et tout ce qui se plante, et
l'espèce entière de ce qui se fabrique. (14)
Je le suppose, dit-il.
Et est-ce que tu consentirais à dire de cela, repris-je, que c'est divisé,
pour ce qui est de la vérité ou pas, de manière que ce
que l'opinable/opiné est par rapport au connaissable/connu (15),
ce qui a été rendu semblable l'est par rapport à ce à
quoi il a été rendu semblable ? (16)
[510b]
Oui, dit-il, tout à fait.
Examine maintenant aussi à son tour la section de l'intelligible (17),
de quelle manière il doit être segmenté.
Comment ?
De manière que le premier [segment] de celui-ci, se servant des
choses qui, auparavant, étaient imitées comme d'images, une âme
est contrainte de mener sa recherche [sur lui] à partir d'hypothèses,
progressant, non jusqu'à un principe, mais jusqu'à un terme, alors
que l'autre, c'est en allant jusqu'à un principe non hypothétisé,
à partir d'une hypothèse et sans images comme pour celui-là,
se fabriquant avec les idées elles-mêmes le plan de marche à
travers elles. (18)
Ce que tu dis, dit-il, je ne l'ai pas convenablement saisi. (19)
[510c]
Eh bien ! encore une fois, repris-je. Ainsi tu saisiras plus facilement
ce qui a été dit auparavant. Je pense en effet que tu sais (20)
que ceux qui s'occupent de géométrie et de calcul (21)
et de ce genre de choses, supposant (22)
l'impair et le pair et les figures (23)
et trois sortes (24)
d'angles et autres choses apparentées à celles-ci selon chaque
plan de marche (25),
ces choses, d'une part, comme s'ils les connaissaient (26,)
s'en étant fait des hypothèses, ils estiment n'avoir plus en aucune
manière, ni à eux ni aux autres, à rendre de comptes à
leur sujet (27), [510d]
comme de choses en tous points évidentes, et les prenant d'autre part
comme point de départ, parcourant à partir de là de bout
en bout tout le reste, ils aboutissent (28)
de manière cohérente (29)
à ce à propos de quoi ils s'étaient lancés dans
leur examen. (30)
Bien sûr, dit-il, cela, je le sais en effet.
Et donc aussi qu'ils se servent en outre des formes vues (31)
et se font leurs raisonnements (32)
sur elles, ne réfléchissant pas (33)
sur elles, mais sur celles auxquelles celles-ci ressemblent (34),
se faisant leurs raisonnements par rapport au carré lui-même (35),
à la diagonale elle-même (36),
et non pas [510e]
à celle qu'ils dessinent, et de même pour le reste, ces choses
mêmes en effet qu'ils façonnent et dessinent (37),
et dont il y a des ombres et des images sur les eaux (38),
s'en servant en effet comme d'images à leur tour, cherchant [511a]
en outre à voir (39)
celles-là mêmes qu'on ne peut voir que par la réflexion.
Tu dis vrai,dit-il.
J'ai donc d'un côté appelé "intelligible" cette
sorte (40), mais où
l'âme est contrainte de se servir d'hypothèses dans sa recherche,
n'allant pas jusqu'à un principe, parce que n'ayant pas la puissance
de s'élever plus haut que les hypothèses, mais se servant à
titre d'images des choses mêmes qui sont copiées par celles d'en
bas et, celles-là par rapport à ces autres-là, parce que
visibles, réputées et estimées. (41)
[511b]
Je saisis (42), dit-il,
que tu parles de ce dont traite la géométrie et les arts (43)
qui lui sont apparentés. (44)
Saisis donc l'autre segment de l'intelligible lorsque je parle de ce que la
raison elle-même (45)
atteint par la puissance du dialegesthai (46),
considérant (47)
les hypothèses, non comme des principes, mais réellement comme
des hypothèses, comme des voies d'approche et des tremplins (48)
pour que, allant jusqu'au non hypothétisé, vers le principe du
tout (49), puis, ayant
mis la main dessus (50),
y rattachant en retour ce qu'y s'y rattache (52),
elle redescende ainsi juqu'au terme (53),
[511c]
ne se servant en complément d'absolument rien de sensible, mais qu'avec
les formes elles-mêmes à travers elles et en elles, il termine
dans des formes.
Je saisis, dit-il, certainement pas convenablement, car tu m'as l'air de parler
d'un travail de longue haleine (54),
que pourtant tu veux expliquer (55)
qu'est plus clair ce qui, de ce qui est et de plus [est] intelligible (56),
est observé (57)
sous la conduite de la science du dialegesthai (58)
que ce qui l'est sous la conduite de ce qu'on appelle "arts" (59),
où les hypothèses [sont] principes et ceux qui contemplent
sont contraints en effet de contempler ces choses par la réflexion (60),
et non pas par les sens, mais du fait qu'ils examinent (61),
non pas [511d]
en remontant jusqu'au principe, mais à partir d'hypothèses, ils
t'ont l'air de ne pas posséder l'intelligence (62)
de ces choses, quoiqu'elles soient intelligibles avec un principe. (63)
Et tu m'as l'air d'appeler "réflexion" l'état d'esprit (64)
de ceux qui sont versés dans la géométrie (65)
et celui de ceux qui le sont dans ce genre de choses, et non pas "intelligence",
estimant que la réflexion est quelque chose d'intermédiaire entre
l'opinion et l'intelligence.
Tu as très convenablement capté (66),
repris-je. Et maintenant, sur les quatre segments, amène-moi ces quatre
affections engendrées dans l'âme (67),
l'intelligence d'abord sur le plus haut, la réflexion [511e]
ensuite sur le second, au troisième ensuite attribue la croyance et au
dernier l'imagination (68),
et range-les en te guidant sur cette raison (69)
que, comme ce sur quoi c'est (70)
participe à la vérité, ainsi celles-ci participent à
la clarté. (71)
Je comprends, dit-il, et je te rejoins et les range comme tu dis.
(vers la section suivante : l'allégorie de la caverne)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) C'est Glaucon qui parle, en réponse à Socrate qui vient de l'accuser, sur le ton de la plaisanterie, d'avoir été cause des "hyperboles" verbales auxquelles il s'est livré en comparant le bien au soleil (voir la fin de la section précédente). (<==)
(3) "L'espèce
et le domaine intelligible" traduit le grec to noètou genous
te kai topou. L'expression noètos topos (traduite par "domaine
intelligible) avait déjà été utilisée en
508c1. Ici, Socrate introduit une nouvelle variation
de langage (voir la note sur 508c1 dans ma traduction
de cette section) en ajoutant au terme topos, qui a une connotation
spaciale fortement marquée, le terme genos, qui renvoie à
la génération, puisque le mot est dérivé
du verbe gignesthai, "devenir, naître", et que son sens
premier est "naissance", d'où dérive le sens de "progéniture",
puis celui de "famille", "parenté", et, en élargissant,
de "peuple, race", et par abstraction, de "genre", mot français
dérivé de genos via le latin genus, generis. En
juxtaposant ainsi un terme à connotation spaciale et un terme à
connotation temporelle, Platon montre que chacun de ces termes n'est utilisé
que métaphoriquement et qu'aucune des deux métaphores n'est appropriée,
bref, qu'il serait dangereux de vouloir se fixer sur tel ou tel terme pour parler
de ce dont il parle.
Mais il y a plus. Une analyse du vocabulaire des quelques lignes qui suivent
permet de voir comment Platon nous suggère de renoncer à tout
vocabulaire d'"école", à toute terminiologie "technique"
en de telles matières. D'une part, avant même la fin de la phrase
en cours, ces genè vont devenir des eidè :
"ces deux sortes", à la fin de la phrase, traduit le
grec tauta ditta eidè. Or eidos, mot qui sert souvent chez
Platon à parler des "formes", dans un sens quasi identique
à idea, mais qui veut aussi dire "aspect", ou encore
"sorte, espèce", est le terme qui, dans le vocabulaire d'Aristote,
se spécialisera pour parler de l'"espèce", par opposition
justement au genos, "genre", dont il est une division justifiée
par une "différence spécifique". Platon refuse de telles
spécialisations, comme le montre encore l'usage qu'il fait des termes
genos et eidos de manière quasi interchangeable dans les
divisions du Sophiste et du Politique, non pas, à mon point
de vue, pour de simples raisons stylistiques de non répétition
de mots, mais par un choix délibéré de non spécialisation,
comme le suggère entre autre la remarque que fait l'étranger d'Élée
à Socrate le jeune en Politique,
261e, ou encore ce que dit Socrate à Théétète
en Théétète,
184c. D'autre part, on constate qu'il utilise trois fois le terme genos
à quelque lignes d'intervalle, et chaque fois de manière différente :
ici, genos est explicite pour le noèton, et non répété,
et donc sans doute implicite, pour l'horaton ; au début de
la réplique suivante, il est explicitement associé à l'horômenon,
c'est-à-dire au "vu", et non répété pour
le nooumenon, "le perçu par l'esprit", qui suit (que
la non répétition soit imposée par des raisons stylistiques
reste possible, mais Platon était maître de l'ordre dans lequel
il listait les deux "espèces", et il a trouvé moyen
de l'inverser d'une phrase à l'autre) ; enfin, encore une réplique
plus loin, il utilise genos en association avec l'adjectif skeuaston,
"fabriqué", dans une énumération où c'est
là qu'on l'attendrait le moins, puisqu'il y est question auparavant des
"vivants" et des plantes, catégories pour lesquelles genos
vient plus naturellement à l'esprit, alors que justement le skeuaston,
l"'artificiel", c'est précisément tout ce qui ne "naît"
pas (je rappelle que le sens premier de genos, c'est "naissance").
Ainsi, en quelques lignes, Platon a trouvé le moyen d'utiliser le terme
genos dans son sens "analogique" à propos de tous les
"ordres", du plus "conceptuel" au plus "artificiel"
en passant par l'ordre du sensible, tout en l'évitant délibérément
là où il avait l'opportunité de l'utiliser dans un de ses
sens plus usuels (la manière dont est construit le grec, kai pan to
phuteuton kai to skeuaston holon genos, du fait que le genos vient
en dernier, qu'il est au singulier, et que holon ("entier")
fait double emploi avec le pan ("tout"), exclut que genos
puisse être compris comme s'appliquant à la fois au skeuaston
et au phuteuton). Il me semble que Platon veut ainsi nous suggérer
que ce mot est bel et bien pris de manière analogique, mais cependant
non "technique", et qu'il faut se garder de le prendre trop "au
pied de la lettre" et d'absolutiser quelque image que ce soit pour parler
de telles "abstractions". C'est pour rendre tout cela sensible en
français que j'ai choisi de traduire genos par "espèce"
et non par "genre", et eidè par "sortes" et
non par "espèces" (les traductions "aristotéliciennes"
de ces termes quand ils sont opposés l'un à l'autre), conservant
ainsi une traduction de genos qui reste proche de ses sens plus "premiers"
sans tomber dans le vocabulaire technique : on voit ainsi que le mot ne
peut être qu'une "image", tout comme "domaine", pour
parler de l'intelligible et du visible, et on sent tout ce qu'a d'incongru l'emploi
d'"espèce" pour le "fabriqué" après
qu'on ait parlé des animaux et des plantes sans l'employer.
Mais si, pour ces "ordres de choses" qu'on n'arrive pas à nommer
(l'intelligible et le visible), le vocabulaire passe son temps à changer,
pour les qualificatifs qui leur sont attribués, le vocabulaire reste
stable : il y a le noèton et le horaton, l'intelligible
et le visible, quand on les considère en eux-mêmes, le nooumenon
et l'horômenon quand on s'y intéresse du point de vue de
celui qui perçoit par la vue ou par l'esprit, et il y a le gignôskomenon,
quand on s'intéresse à l'âme pensante qui cherche à
les appréhender, les uns comme les autres, et par tous les moyens à
sa disposition (voir note 74 à ma traduction
de la section précédente). Notons que l'on revient justement
ici au noèton qu'on avait abandonné en 508d,
avec l'entrée en scène de l'âme, au profit du gignôskomenon,
pour se placer du point de vue de l'âme en train d'apprendre. L'image
de la ligne qui commence ici peut être vue comme une reprise et un approfondissement
de 508b12-c2 où Socrate a introduit les
deux "domaines", alors que l'allégorie de la caverne, qui suit
immédiatement, approfondit le point de vue du gignôskontos,
de celui qui apprend à connaître, qui occupe toute la fin de la
comparaison entre bien et soleil. (<==)
(4) "Faire
son sophiste" traduit le grec sophizesthai, verbe dérivé
du nom sophistès, dont le français "sophiste"
est le décalque, et qui était le qualificatif par lequel on désignait
au temps de Socrate et Platon les pareils de Protagoras, Gorgias, Hippias, Thrasymaque
et autres Prodicos. Le verbe avait une connotation péjorative, impliquant
une idée de mauvaise foi, de fraude, bref de recours à ce que
l'on appelle encore aujourd'hui des "arguments sophistiques".
La remarque de Socrate porte sur les deux mots grecs traduits respectivement
par "visible" et "céleste" : "visible",
c'est horatou en grec (génitif ici), alors que "céleste",
c'est ouranou (littéralement "du ciel", avec le nom,
et non pas "céleste", adjectif, qui serait ouraniou).
Les deux mots se ressemblent suffisamment pour qu'en Cratyle,
396b7-c3, Socrate dérive le nom ouranos ("ciel")
du verbe horan, "voir". Mais ce qui devrait nous faire dresser
l'oreille, c'est précisément que Socrate suggère qu'il
pourrait utiliser ce nom pour le visible, même s'il en fait le
royaume du soleil, sorte de dieu du ciel, alors que l'on s'attendrait à
ce que ce qualificatif de "céleste", dans le registre des images
dans lequel nous évoluons depuis quelque temps, serve plutôt à
qualifier l'intelligible, en tant que plus "divin" que le visible.
C'est d'ailleurs ce que même l'étymologie fantaisiste du Cratyle
suggère, puisqu'en faisant dériver le qualificatif ourania,
"céléste" (qui est aussi le nom d'une des 9 Muses),
qu'on donne à la vue que l'on a "es to anô (vers le
haut)", de "horôsa ta anô (regardant les choses
d'en haut", Socrate l'associe au "pur esprit (katharon noun)"
que procure cette vue. Et l'allégorie de la caverne confirme cette manière
de voir en faisant un usage intensif de l'image de l'ascension et de ce anô
(en haut) pour parler des "intelligibles" (ainsi, en 516a5,
on trouve l'expression ta anô pour parler de ce que voit le prisonnier
sorti de la caverne, et on la retrouve en 517b4,
et l'adverbe est utilisé plusieurs fois pour parler du but de l'ascension
du prisonnier libéré). Bref, en nous prenant ici à contrepied,
Socrate nous met en garde contre la tentation de prendre trop au pied de la
lettre les images qu'il nous donne ou celles qui ont cours dans l'opinion, et
de tout vouloir "spacialiser". Le "domaine" des idées
n'est pas un "ciel d'idées pures" dans lequel il faudrait aller
se mettre bien au chaud loin du bruit et de la fureur de la foule déchaînée,
car le "ciel" n'est encore qu'une partie du "visible". L'intelligible
est autre, pas ailleurs, même si le langage nous oblige
à utiliser des mots comme topos ("lieu, domaine"). Et
ce qui est vrai du spacial pour topos est transposable au "temporel"
pour genos qui implique une idée de "génération",
donc de temps. L'intelligible n'est pas avant, il est autre. Pas
d'une autre race, fût-elle divine, autre tout simplement.
(<==)
(5) Le texte
grec traduit par "(in)égaux" est anisa. C'est
la leçon donnée par le manuscrit A (Parisinus), l'un des
meilleurs pour l'établissement du texte grec des dialogues ; mais
un autre manuscrit, le Vindobonensis F, donne la leçon an,
isa, le an donnant un caractère hypothétique au verbe
qui précède, et le isa qualifiant d'"égaux"
les segments qui, dans l'autre leçon, sont inégaux. Cette leçon
est plus difficile à accepter, non pas tant par le fait qu'elle inverse
le sens, passant de segments inégaux à des segments égaux,
que par le fait qu'elle isole entre virgules le membre de phrase isa tmèmata,
"des segments égaux", dont on ne voit plus trop le rôle
par rapport à ce qui précède et à ce qui suit. Par
contre, une autre découpe possible (n'oublions pas qu'au
temps de Platon, les textes étaient écrits sans ponctuation
et sans espaces entre les mots, comme une suite ininterrompue de lettres), adoptée
par Stallbaum, est an' isa, où an' est un ana élidé
devant la voyelle initiale de isa. Dans cette lecture, an' isa tmèmata
se traduirait par "selon des segments égaux", soit,
avec le contexte, "prenant par exemple une ligne segmentée en
deux, selon des segments égaux". Certains éditeurs (Ast)
vont même jusqu'à supprimer purement et simplement le an,
ce qui conduit à "prenant par exemple une ligne segmentée
en deux segments égaux".
Les scholies (notes marginales d'érudits remontant aux premiers siècles
de notre ère et qu'à partir d'un certain moment, on s'est mis
à recopier en marge du texte de manuscrit en manuscrit, en même
temps que le texte lui-même) sur ce passage nous montrent que le débat
sur ce mot remonte à l'antiquité (voir note ad loc dans
la traduction de R. Baccou, chez Garnier, GF90, et dans l'édition d'E.
Chambry, chez Budé) ; ainsi par exemple, parmi les néoplatoniciens,
Jamblique lisait isa, et Proclus, anisa.
Si l'on admet que le texte écrit par Platon portait bien les lettres
alpha, nu, iota, sigma et alpha, la question est de savoir s'il faut en faire
un seul mot, anisa, ou deux, an' isa. Si, pour évaluer
la vraisemblance linguistique de la seconde option, on étudie les usages
d'ana, dont an' est la forme élidée, dans le reste
des dialogues, on constate que ce mot y est rare et qu'en dehors de son emploi
dans une citation de l'Odyssée en République,
III, 387a7, on ne le trouve, dans les 28 dialogues que j'inclus dans mes
tétralogies, qu'onze fois, et toujours dans l'une des deux formules
suivantes : ana logon (à la fin de notre section, en 511e2,
et aussi en Phédon,
110d3, Timée,
29c2, 37a4,
53e4,
56c7
et 82b3,
et Lois,
X, 893d1 ; pour les emplois, plus rares encore, de analogon
en un seul mot, voir la note 65 à ma traduction
de la section qui précède) ou ana ton auton logon (à
la ligne qui suit, en 509d7-8,
et aussi en Phédon,
110d5 et Timée,
32b5), c'est-à-dire associé à logon dans son
sens de "raison" au sens mathématique, c'est-à-dire
"rapport" d'une proportion ou "raison" d'une série.
Ceci rend moins probable la lecture an' isa, mais ne la rend pas totalement
invraisemblable : ana intervient toujours dans une expresiion qui
suggère une idée de proprotionnalité, ce qui resterait
le cas ici avec la lecture an' isa, à ceci près que, cette
fois, la proportion serait fixée et serait l'égalité.
Je reviendrai, au fil de prochaines notes, sur les raisons contextuelles qui
pourraient orienter vers une lecture plutôt que l'autre. Notons simplement
ici pour conclure provisoirement cette note qu'il y avait sans doute là
une ambiguïté du texte de Platon pour les lecteurs de son temps,
qui n'avaient sous les yeux qu'une suite ininterrompue de lettres, et qu'il
n'est pas impossible que cette ambiguïté ait été voulue
par Platon, pour justement nous inciter à nous demander de quelles "proportions"
il voulait parler, et qu'est-ce qui pourrait justifier que ces segments soient
plutôt égaux qu'inégaux, et, si inégaux, de quelle
manière et dans quelle proportion. Mais il faut avancer dans la caractérisation
de ces segments pour pouvoir progresser dans cette réflexion. Pour l'instant,
nous pouvons simplement remarquer que, si l'"analogie" qui commence
veut nous aider, à partir d'une comparaison "mathématique",
à mieux appréhender les divers ordres du réel, commencer
en demandant de couper une ligne en deux parties "inégales"
sans plus risque de poser à la fin plus de problèmes que ça
n'en résoudra, puisqu'on ne nous dit pas lequel des deux segments devrait
être le plus grand, dans quelle proportion, et pour quelle raison. Une
fois encore, il semble bien que Platon cherche plus à provoquer notre
réflexion qu'à nous donner les réponses toutes faites,
même quand il se donne des airs de rigueur en prenant des exemples mathématiques !...
(<==)
(6) Dans le début de cette phrase, on trouve deux fois le verbe temnein, "couper", et deux fois le nom tmèma, qui en dérive et qui veut dire "morceau coupé", et, en mathématiques, "segment". C'est pour rendre sensible ces assonnaces que j'ai traduit temnein par "segmenter" plutôt que par "couper". On notera au passage, par rapport à ce que je disais dans la note 3 des raisons stylistiques qui pouvaient pousser Platon à ne pas répéter le mot genos quand il parle dans la même phrase de l'"espèce" intelligible et de l'espèce visible, qu'à l'occasion, la répétition ne fait pas peur à Platon. (<==)
(7) "Selon
la même raison" traduit le grec ana ton auton logon. Logos
en grec, comme "raison" en français, signifie, entre autres
sens, à la fois la faculté qui fait de nous des êtres "raisonnables"
et le rapport mathématique entre deux grandeurs, sens qu'a le mot ici.
Puisque le français le permet, il ne me paraît pas inutile, plutôt
que de traduire logon par un plus usuel "proportion", de mettre
en évidence la dualité de sens du mot employé par Socrate.
Il ne faut pas sous-estimer l'influence qu'a pu avoir sur la pensée grecque,
et donc sur tout le développement de la pensée occidentale, le
fait que le même mot, logos, signifie à la fois, entre autres
sens, "parole", "discours", "raison" (notre faculté
de "raisonner") et "rapport mathématique" ("compter,
calculer", se dit en grec logizesthai, verbe de la famille de logos).
Quand Platon s'oppose aux sophistes et aux rhéteurs, il essaye de tirer
au clair la différence entre le logos "raison" et la
simple aptitude à parler (le logos "parole" ou "discours").
Suffit-il d'aligner des mots comme le font dans l'Euthydème Euthydème
et Dionysodore pour faire preuve de logos, c'est-à-dire de "raison" ?
Et quand Platon se frotte aux Pythagoriciens, il essaye de tirer au clair la
différence entre le logos "raison" (ici encore, notre
faculté de "raisonner") et le logos "rapport mathématique".
Est-ce que les "formules" qui assurerainet notre bonheur à
coup sûr sont susceptibles d'être mises en équations et en
"rapports" mathématiques ? (c'est toute la question du
Ménon, et, si Platon avait parlé français, il aurait
sans doute répondu : "Mais non !...")
Ceci étant dit, revenons à la dimension "mathématique"
de l'exemple proposé : lorsque Socrate dit qu'il faut segmenter
à nouveau chacun des deux segments obtenus après avoir segmenté
une première fois la ligne initiale en deux segments dont on ne sait
pas s'il les a qualifiés d'égaux ou d'inégaux (voir note
5) "selon la même raison/proportion", comment devons-nous
comprendre cela ? Il y a en effet deux manières de le comprendre :
selon la même proportion que lors de la première segmentation (ce
que semblent comprendre la plupart des commentateurs), ou bien selon la même
proportion l'un que l'autre, mais pas nécessairement celle qui a été
utilisée la première fois (qu'on ne connaît toujours pas).
Si ce qui est dit ici ne permet pas de trancher, ce que dit Socrate à
la fin du livre VII, lorsque, après avoir décrit les sciences
propres à former le philosophe et terminant par celle qui les domine
toutes, la dialectique, il revient sur le découpage des modes d'appréhension
du réel dans ce qu'il présente implicitement comme un rappel de
l'analogie de la ligne par un renvoi à ce qui a été dit
"auparavant", semble militer pour la seconde option. Le texte
est le suivant : "Il suffit donc, comme auparavant, d'appeler la
première part (moiran) 'science' (epistèmèn),
la deuxième 'réflexion' (dianoian), la troisième
'croyance' (pistin) et 'imagination' (eikasian) la quatrième ;
et ces deux-là ensemble, 'opinion' (doxan), et les deux autres,
'intelligence' (noèsin) ; et opinion d'une part [est]
à propos de devenir (genesin), intelligence d'autre part à
propos d'ousian (je laisse ici ousia non traduit ; pour les
problèmes que posent ce terme et les traductions possibles, voir
la note 89 à ma traduction de la section
précédente) ; et ce qu'[est] ousia par
rapport à (pros) devenir, intelligence [l'est] par rapport
à opinion, et ce qu'[est] intelligence par rapport à opinion,
science [l'est] par rapport à croyance et réflexion par
rapport à imagination ; mais l'analogie (analogian) avec
ce sur quoi ces choses [portent] et la division en deux de chacun des
deux, l'opinable (doxastou) et l'intelligible (noètou),
laissons tomber, Glaucon, pour ne pas nous rassasier de discours beaucoup plus
longs que ceux qui ont précédé." (République,
VII, 533e7-534a8 ; j'ai mis entre parenthèse les mots grecs
utilisés et entre crochets les verbes rajoutés, qui ne figurent
pas dans le grec).
Ce
que nous dit ce texte, c'est tout d'abord, vers la fin, de ne pas chercher à
savoir comment sont découpés chacun des deux segments du noèton
et du doxaston. Mais par ailleurs, les proportions qu'il énoncent
n'impliquent nullement que la proportion selon laquelle sont découpés
chacun des deux segments soit celle selon laquelle est découpée
la ligne la première fois, mais simplement qu'elle soit la même
pour les deux segments. Il ne parle en effet jamais du rapport entre les deux
sous-segments d'un même segment (dianoia par rapport à epistèmè,
ou eikasia par rapport à pistis), mais seulement du rapport
entre chacun des deux sous-segments d'un segment et son homologue dans l'autre
segment (epistèmè par rapport à pistis, et
dianoia par rapport à eikasia), et c'est de chacun de
ces rapports et de ceux-là seulement qu'il dit qu'ils sont égaux
au rapport selon lequel la ligne a été coupée la première
fois (rapport de noèsis à doxa, qui est dit être
le même que celui d'ousia à genesis). Or ceci est
vrai, dès lors que les deux segments sont coupés dans le même
rapport (ana ton auton logon), quel que soit ce rapport par rapport
à celui qui a servi à couper la ligne la première fois:
soient en effet a et b les longueurs respectives des deux segments
résultant du premier découpage (selon donc le rapport a/b) ;
si je coupe chacun de ces deux segments dans le rapport p/q, le premier
sous-segment du premier segment mesurera a.p/p+q, et le second, a.q/p+q,
alors que le premier sous-segment du second segment mesurera b.p/p+q,
et le second, b.q/p+q. Le rapport des premiers sous-segments de chaque
segment sera donc (a.p/p+q)/(b.p/p+q), soit a/b, c'est-à-dire
le rapport entre les deux segments résultant du premier découpage,
et de même, le rapport des seconds sous-segments de chaque segment sera
(a.q/p+q)/(b.q/p+q), soit encore a/b, et ce quels que soient
a, b, p et q (dans la figure ci-dessus, a=4
(doxa) et b=6 (noèsis), soit un premier rapport
de 2/3 ; chauqye segment est coupé en deux parties égales,
soit selon un rapport de 1/2 ; le segment eikasia vaut donc 1/2
de 4, soit 2, et le segment dianoia, 1/2 de 6, soit 3 ; ils sont
donc bien l'un par rapport à l'autre dans le rapport de 2/3, qui est
le rapport entre doxa et noèsis ; même chose
pour les deux autres sous-segments, puisque pistis est égal à
eikasia, et epistèmè à dianoia). Il
n'est donc pas nécessaire de supposer p/q égal à
a/b pour que tout ce que dit Socrate dans la phrase citée soit
vrai.
On verra dans la suite de notre section si le découpage proposé
dans le texte traduit dans cette note et illustré par la figure ci-dessus
correspond effectivement dans le détail à celui que propose l'analogie
de la ligne. Mais il nous montre au moins pour l'instant que la compréhension
du ana ton auton logon ne va pas de soi. (<==)
(8) Voir la
note 3 pour l'usage de genos, traduit par "espèce",
dans cette phrase, et sa non répétition pour le second terme de
la description. On peut remarquer que c'est au détour d'une phrase qui
développe la suite de l'analogie et introduit le second decoupage que
Socrate nous donne des indications sur ce que sont censés représenter
les deux segments du premier découpage, comme si cela allait de soi.
Et pourtant, par rapport à ce qui précédait immédiatement
l'analogie de la ligne, il y a eu un glissement de vocabulaire : alors
qu'en 509d2, Socrate parlait de noèton, traduit
par "intelligible", et d'horaton, traduit par "visible",
il parle ici de nooumenon et d'horômenon, utilisant le participe
présent passif des verbes noein, "concevoir par l'intelligence",
et horan, "voir", c'est-à-dire quelque chose comme "ce
qui est perçu par l'intelligence" et "ce qui est vu" (le
grec traduit par "celui de l'espèce vue et celui de celle perçue
par l'intelligence" est en effet to te tou horômenou genous
kai to tou nooumenou).
Faut-il déduire de ces glissements de vocabulaire que ces termes sont
équivalents dans l'esprit de Platon, ou y a-t-il là, encore une
fois, une incitation délibérée de la part de Platon à
nous faire réfléchir ? Si le sens "passif" des
participes passifs est clair et renvoie à ce qui subit l'acte d'être
perçu par l'intelligence (nooumenon) ou vu (horômenon),
et même s'il est beaucoup moins clair de savoir s'il s'agit des "objets"
extérieurs sur lesquels portent notre pensée ou notre vision ou
de leur représentation dans notre pensée, toute la question est
de savoir quel sens il faut donner aux adjectifs verbaux en -ton, noèton
et horaton. Les grammaires grecques nous disent qu'il s'agit là
de formes exprimant le possible, analogues aux mots français en -able
(ex.: "mangeable") et -ible (ex.: "accessible"), d'où
les traductions par "intelligible" et "visible". Si tel
est le cas pour les termes qui nous concernent ici, on voit bien que "visible"
n'a pas le même sens que "ce qui est vu" : "visible"
renvoie à une propriété en quelque sorte "objective"
de quelque chose, indépendamment de tout sujet voyant, alors que "vu"
suppose quelqu'un qui voit et pose le problème de savoir si ce que l'on
désigne par le terme "vu" est la chose elle-même existant
hors du sujet la voyant, telle qu'elle est, la même pour tous, ou une
"image mentale" de cette chose dans l'esprit de celui qui voit, qui
pourrait ne pas être la même pour différentes personnes.
Or, si, dans le cas de la vue, la tendance "naturelle" est de penser
que le "vu" est un 'objet externe, identique pour tous, c'est tout
le contraire dans le cas du "pensé", du "perçu
par l'intelligence", où, là, on hésite à considérer
l'"intelligible" comme ayant une existence "objective" en
dehors de tout sujet pensant, et l'on admet facilement que le "pensé",
le nooumenon, n'existe en fait que dans l'esprit, le nous, de
celui qui le pense. Et c'est en fait toute la problématique des "idées"
qui se joue là.
Mais ce n'est pas la grammaire qui pourra nous aider à mieux comprendre
ce que Platon avait en tête, car le sens des adjectifs en -ton
n'est pas aussi figé que pourraient le laisser penser les grammaires.
On a déjà vu, à propos de gnôston et de doxaston,
dans les notes à ma traduction de République,
V, 475c6-480a13 (voir en particulier les notes 36
et 62), que ces mots pouvaient aussi bien pouvoir
signifier "connaissable" que "connu" (pour gnôston),
et "opinable" (susceptible d'une opinion) qu'"opiné"
(résultat de l'expression d'une opinion) (pour doxaston), et que,
là aussi, il était difficile de savoir si l'on mettait l'accent
sur la "chose" extérieure à mon esprit que je connais
ou sur laquelle j'ai une opinion, ou sur la représentation mentale dans
mon esprit que constitue cette connaissance ou cette opinion, ou sur laquelle
elle porte. Et pour tout arranger, il semble que ces termes, ou certains d'entre
eux du moins, aient pu être créés par Platon lui-même
sur le modèle d'autres adjectifs verbaux similaires, ou en tout cas ne
soient apparus que de son temps : si en effet on liste les occurrences
de ces termes dans tout le corpus des classiques grecs disponibles sur le site
Perseus, on arrive aux résultats
suivants :
- gnôston : 44 occurences, soit 1 dans Eschyle, 1 dans
Sophocle, 2 dans Xénophon, 16 dans Platon (dont 7 dans la République
et 7 dans le Théétète), 10 dans les textes d'Aristote
disponibles sur ce site (dont 6 dans la Métaphysique) et 14 dans
le Nouveau Testament ;
- doxaston : 11 occurrences, toutes dans Platon (dont 7 dans
la République), sauf une dans Antiphon (orateur athénien
contemporain de Socrate) ;
- noèton : 49 occurrences, 28 dans Platon (dont 14 dans
la République et 8 dans le Timée) et 21 dans les
textes d'Aristote disponibles sur ce site (toutes sauf une dans la Métaphysique) ;
- horaton : 61 occurrences, soit 3 dans Xénophon (dont
2 dans le Mémorables), 51 dans Platon (dont 10 dans la République,
17 dans le Phédon et 17 dans le Timée), 1 dans Démosthène,
1 dans Démade (politicien et orateur Athénien contemporain de
Démosthène, à qui il s'opposait), 4 dans les textes d'Aristote
disponibles sur ce site (dont 3 dans la Métaphysique) et 1 dans
le Nouveau Testament.
On peut supposer qu'en jouant ainsi sur la dualité de termes entre un
cas, celui du visible, où le plus "objectif" des deux (horaton)
tire l'autre à lui dans le sens de l'"objectivité",
et un autre où, au contraire, c'est le plus "subjectif" des
deux (nooumenon) qui tire à lui l'autre dans le sens de la simple
représentation mentale sans existence "objective" hors de notre
esprit, Platon voulait nous inciter à réfléchir sur les
ressemblances et les différences entre les deux cas, non seulement pour
arriver à admettre que les "idées" abstraites (comme
le beau, le juste, le bien) pouvaient avoir une existence tout aussi "objective"
que le "visible", bien que d'un autre "ordre", mais aussi
pour prendre conscience du fait que le "vu" n'est pas aussi "objectif"
qu'on pourrait le penser intuitivement, puisque les "formes" (eidè,
ideai) "visibles" que l'on croit voir, celles des "objets"
du monde dit justement "visible", ne nous sont pas données
par la vue, qui, à proprement parler ne perçoit que des taches
lumineuses de couleur et d'intensité variables, mais par une opération
de notre esprit qui les "extrait" de ces amas de couleurs (c'est tout
ce qui se joue derrière l'exemple de "définition" de
schèma, "forme/figure", que Socrate donne à Ménon,
en disant, en Ménon,
75b10-11, que schèma, c'est ce qui accompagne toujours la
couleur : cf. ma traduction de
cette section du Ménon, et les notes qui l'accompagnent, en
particulier la note 34).
Mais, pour avoir seulement conscience de ces questions de vocabulaire et des
problèmes qu'elles posent lorsqu'on n'a pas accès au texte grec,
encore faudrait-il que les traducteurs respectent les fluctuations de vocabulaire
de Platon, ce qui est rarement le cas : de toutes les traductions que j'ai
consultées, seul Pachet (Folio) en français et Bloom (Basic Books)
en anglais respectent ces fluctuations de vocabulaire (Jowett, en anglais, reste
à mi-chemin, en utilisant "intellectual world" pour noèton,
et "intelligible" pour nooumenon, mais "visible"
aussi bien pour horaton que pour horômenon, ce qui romp
les symétries du texte de Platon)... (<==)
(9) "La clarté et l'absence de clarté" traduit le grec saphèneiai kai asapheiai. L'adjectif saphès, dont saphèneia est le substantif et asaphès, dont asapheia est le substantif, l'antonyme, veut dire "clair, manifeste, évident", et par suite, "véritable, sûr". Saphèneia a un sens qui recouvre en partie celui d'alètheia, "vérité", mais saphèneia met l'accent sur la simple évidence alors qu'alètheia souligne qu'il n'y a plus rien de caché. On voit en quoi saphèneia est plus adapté au visible : c'est en quelque sorte la "vérité" du visible, avec son évidence et ses limites. Comme on l'a vu dans la section précédente, elle ne peut que rester à la "surface" des choses, la chroa (voir note 75 à ma traduction de la section précédente). (<==)
(10) "Images" traduit le grec eikones, pluriel de eikôn, substantif du verbe défectif eoika, qui veut dire "être semblable, ressembler à", et aussi "paraître, avoir l'air, convenir", et dont le participe utilisé comme adjectif, eikôs, peut aussi bien vouloir dire "semblable" que "convenable" ou encore "vraisemblable" (tout le discours de Timée dans le Timée est qualifié par lui au début d'eikota muthon, de "mythe vraisemblable", Timée, 29d2). (<==)
(11) "Les
ombres (skias)" annoncent l'allégorie de la caverne qui
va suivre. "Les reflets" traduit le grec phantasmata,
terme générique pour désigner des visions sans consistence,
"apparitions, songes, fantômes", ou encore des phénomènes
célestes extraordinaires. C'est le mot dont vient le français
"fantasme". Je le traduis ici par "reflets" pour tenir compte
de ce qui qualifie la localisation de ces "visions", surface de l'eau
ou des corps réfléchissants. On retrouvera aussi ces "reflets",
qualifiés alors d'eidôla, mot de signification voisine mais
plus proche d'eikones, dans l'allégorie de la caverne, en 516a7.
On notera que les exemples d'eikonôn, d'images, que donne Socrate
renvoient tous à des images "naturelles", pas à des
produits de l'art humain, comme des peintures ou des sculptures. La seule intervention
éventuelle de l'art' supposée par ces exemples est le polissage
des surfaces susceptibles de servir de "miroirs". Ceci devrait nous
conduire à nous poser la question de la manière dont l'homme qui
voit ces images dont il n'est pas l'auteur est capable de faire la différence
entre l'original et son reflet : est-ce l'oeil lui-même qui donne
cette différence dans les taches de couleur qu'il perçoit ?
Est-ce l'oeil qui perçoit seul la différence de "consistence"
entre un objet et son reflet dans l'eau ou son ombre ? Cette apparente
immédiateté du visible qui nous fait lui accorder une telle confiance
pour appréhender le "réel" n'est-elle pas en fin de
compte le résultat d'un processus intellectuel qui nous est devenu inconscient
avec l'âge et qui implique bien plus que les seules données de
la vue proprement dite ? (<==)
(12) "Tu comprends bien" traduit le grec katanoeis, du verbe katanoein, qui ajoute à noein, "concevoir, comprendre", une notion de complétude introduite par le préfixe kata-, que je rends par le "bien" final. (<==)
(13) "Ressemble" traduit le grec eoiken, forme du verbe dont vient eikôn. (<==)
(14) "Les
êtres vivants" traduit ta zôia, substantif du verbe
zèn, "vivre" au sens le plus général,
dont vient en français le préfixe "zoo-" qu'on trouve
dans des mots comme "zoologie", l'étude des être vivants.
"Ce qui se plante" traduit to phuteuton, adjectif verbal
du verbe phuteuein, "planter", dérivé de phuein,
"croître, pousser" (dont vient phusis, "la nature"),
via le nom phuton, servant à désigner tout ce qui pousse,
et en particulier les végétaux (dont vient le préfixe français
phyto- qui entre dans la composition de nombreux mots savants désignant
des choses en rapport avec les plantes).
"L'espèce entière de ce qui se fabrique" traduit
le grec to skeuaston holon genos. Skeuaston est l'adjectif verbal
du verbe skeuazein, "préparer, apprêter" (des
accessoires, des plats cuisinés, des remèdes), ou encore "appareiller,
équiper, habiller", verbé dérivé du mot skeuè,
qui signifie "appareil", plutôt dans le sens de "vêtement"
(sens que le mot "appareil" avait en français jadis, comme
par exemple dans ce vers de Racine, "belle, sans ornements, dans le simple
appareil / d'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil"), "harnachement,
équipement d'un soldat", lui-même dérivé de
skeuos, qui, lui, peut désigner tout objet d'équipement,
meuble, outil, instrument, arme, etc. Le skeuaston, c'est, d'une manière
générale, l'"artificiel", le "fabriqué",
par opposition au "naturel", à ce qui "pousse" tout
seul.
Sur l'emploi de genos ici et sa traduction par "espèce",
voir la note 3. (<==)
(15) Pour la traduction de doxaston et gnôston par "opinable/opiné" et "connaissable/connu" respectivement, voir les notes 32, 36 et 62 à ma traduction de République, V, 475c6-480a13. (<==)
(16) "C'est
divisé, pour ce qui est de la vérité ou pas, de manière
que ce que l'opinable/opiné est au connaissable/connu, ce qui a été
rendu semblable l'est à ce à quoi il a été rendu
semblable" traduit le grec auto dièirèsthai alètheiai
te kai mè, hôs to doxaston pros to gnôston, houtô to
homoiôthen pros to hôi hômoiôthè.
Après avoir décrit le contenu de chacun des deux sous-segments
du vu, Socrate explicite maintenant le rapport, la raison qui
existe entre eux, le logon dont il a été question en 509d7-8
lorsqu'il nous a dit de couper chaque segment ana ton auton logon, et
il le fait en proposant un rapport d'analogie ! Il explique en effet
le rapport qui existe entre le premier et le second sous-segment du vu en le
disant identique à celui qui existe entre les "objets" de deux
de nos "facultés" dont il a été longuement question
à la fin du livre V, connaissance et opinion (voir ma
traduction de cette section et les notes associées sur le problème
que pose la notion d'"objet" de ces facultés).
Remarquons bien qu'il ne dit pas que le premier sous-segment, celui des images,
est celui de l'opinable/opiné (doxaston) et le second,
celui du connaissable/connu (gnôston), mais qu'il y a le même
rapport entre images et modèles qu'entre doxaston et gnôston
(dont toute la section qui leur est consacrée à la fin du livre
V ne nous a pas vraiment permis de savoir s'il s'agit des "objets"
sur lesquels portent nos opinions et nos connaissances, ou de ces opinions et
connaissances elles-mêmes en tant qu'"objets" immatériels
dans notre pensée, distincts de nous). Or ces deux dernières "catégories"
ne sont associées à aucun segment en particulier. Par contre,
si l'on assimile gnôston à noèton, ce qui
ne paraît pas absurde puisque tous deux s'opposent au doxaston,
en rapprochant notre texte de ce celui de la fin du livre VII traduit dans la
note 7, il semble qu'ici, Socrate égalise le rapport
qui sert à la première division de la ligne à celui qui
sert à diviser chaque segment ainsi obtenu.
Quoi qu'il en soit, il semble bien pour l'instant que Socrate distingue deux
ordres qu'il met en relation : d'une part, l'ordre des "choses",
qui semble être celui que représente la ligne en fonction de ce
qu'il a mis dans les deux premiers sous-segments, et d'autre part l'ordre des
"opérations de l'esprit" par lesquelles nous pouvons appréhender
ces "choses". Et on peut remarquer à ce propos que, si pour
l'instant il semble ici associer la ligne aux "objets" et utiliser
les opérations de l'esprit comme terme de comparaison, dans le texte
de la fin du livre VII, il présentait en fait un découpage des
opérations de l'esprit en prenant comme terme de comparaison le rapport
entre devenir (genesis) et ousia, c'est-à-dire l'ordre
des "choses". Ceci-dit, en y regardant de plus près, on remarque
que la formulation utilisée pour décrire dans l'analogie ici proposée
l'ordre des "choses" fait appel à des verbes d'action, pas
à des qualificatifs : il ne parle pas de l'image et du modèle,
mais de "ce qui a été rendu semblable" et de
"ce à quoi il a été rendu semblable",
en utilisant deux formes du verbe homoioun, "rendre semblable",
au passif. Les "objets" du premier sous-segment sont décrits
à l'aide de l'opération qui leur a donné "naissance"
à partir de ceux du second sous-segment. Et c'est cette mise en relation
qui permet de passer du concept de "clarté (saphèneia)"
qui a servi initialement de principe de division en sous-segments, et qui peut
être vue comme une propriété "intrinsèque"
de chaque "chose", à celui de "vérité (alètheia)"
dont il est maintenant question dans leur mise en relation avec les opérations
de l'esprit, et qui est plus la propriété d'un rapport que celle
d'une chose "en soi" (voir sur ce point la note
74 à ma traduction de la section précédente). .(<==)
(17) "La
section de l'intelligible" traduit le grec tèn tou noètou
tomèn. Deux remarques sur cette expression : d'une part, le
mot traduit par "section" est tomè, autre nom dérivé
du verbe temnein, tout comme tmèma, "segment",
utilisé jusqu'ici. Au sens premier, tomè veut dire "coupure",
soit au sens d'action de couper, soit au sens de trace laissée par l'outil
coupant, alors que tmèma désigne plutôt les morceaux
résultant du sectionnement. Je le traduis par "section" pour
conserver en français la parenté de racine avec "segment"
et "segmenter", que j'ai utilisés jusqu'ici pour traduire tmèma
et temnein. D'ailleurs, c'est un des sens possibles de tomè
dans un contexte mathématique, puisque c'est le terme utilisé
pour parler par exemple de "sections coniques".
D'autre part, Socrate revient ici au noèton, l'intelligible, utilisé
en 509d2, avant le début de l'analogie, pour désigner
le second segment, alors qu'on attendrait le nooumenon, le "perçu
par l'intelligence", comme en 509d7, pour faire pendant
à l'horômenon utilisé en 509d9
à propos des divisions du premier segment. Sur ces fluctuations de vocabulaire
et les problèmes qu'elles posent, voir la note 8.
On peut ajouter ici aux remarques faites dans cette note que si, dans le cas
du "visible", Platon a choisi de conserver le terme le moins "objectif"
des deux, horômenon, pour lutter contre notre tendance naturelle
à "objectiver" ce que l'on voit, il revient ici, à propos
de l'intellibgible, au terme le plus "objectif" des deux, noèton,
là aussi, pour lutter contre notre tendance naturelle à "sunjectiver"
la pensée. (<==)
(18) Il vaut
la peine de s'arrêter quelques instants sur cette phrase, dont toute la
suite va n'être qu'une reformulation.
La première remarque que l'on peut faire, c'est que, pour le segment
du noèton/nooumenon dont il est ici question, Socrate ne décrit
son contenu qu'à travers les processus cognitifs qui permettent à
l'âme (psuchè, sujet de toute cette phrase) de mener la
recherche (zètein) qui lui permettra de les appréhender,
alors que pour le segment de l'horaton/horômenon dont il a été
question auparavant, il a décrit d'abord des "contenus" (images,
puis "originaux", vivants ou artificiels) avant d'introduire vis à
vis de ces objets un critère de "vérité" par
une analogie avec l'opposition "connaissance/opinion", qui fait référence
à notre mode d'appréhension de ces choses. Ce choix semble suggérer
que les noèta/nooumena on un caractère "subjectif"
et que leur "existence" même est liée au processus cognitif
de notre "intelligence (en grec : no-os contracté en
nous)" (duquel ils reçoivent leur nom de no-èta
ou no-oumèna), alors que les horata/horômena, les
choses "visibles/vues" ont, elles, un caractère "objectif",
qui fait qu'on peut en parler indépendamment de notre appréhension
d'elles. Mais, si l'on y regarde de plus près, les choses ne sont pas
aussi simple qu'il y paraît. L'objectivité apparente de l'ordre
visible est modulée par le fait que Socrate le décrit en s'impliquant,
utilisant la première personne du singulier ("j'
appelle... (legô)"
en 509e1), et y implique son interlocuteur en sollicitant,
avant la fin de sa description, l'accord de celui-ci sur le sens qu'il donne
au mot "image (eikôn)". Ce que cette intervention
personnelle dans la description est censée nous rappeler, c'est
que, ce que nous sommes en train de faire, c'est de parler (legein)
du visible, de mettre en oeuvre notre logos, et que ce n'est que
sous réserve d'un accord préalable entre interlocuteurs sur le
sens des mots que nous employons que nous pouvons mettre en évidence
la supposée "objectivité" du visible. Nous ne voyons
pas l'objectivité des choses, des taches de couleur, que nous percevons
avec nos yeux, nous la disons avec nos mots, donc par un processus intellectuel
"subjectif". Ce n'est que parce que Socrate et Glaucon sont capables
de katanoein (le verbe employé par Socrate dans sa question
en 510a3, et par Glaucon dans sa réponse à
la ligne suivante, cf. note 12), de se "comprendre"
à l'aide de leur nous, de leur intelligence d'hommes doués
de logos qu'ils peuvent prendre conscience de ce que leur fait
percevoir leur vue. Rien de tel dans l'ordre du noèton/nooumenon :
il n'est pas nécessaire d'insister sur le fait qu'on est dans la sphère
de l'"intellection", puisque c'est précisément de cela
dont on parle. Ce que fait Socrate, c'est au contraire de minimiser la dimension
"subjective" de sa description. Plus d'implication personnelle, plus
de questions à Glaucon (c'est lui qui, de lui-même, dans la prochaine
réplique, va manifester ses difficultés de compréhension),
plus de "vivants autour de nous (peri hèmas
zôia)", plus de "tu consentirais à dire
(ethelois phanai)", plus de dialogue avec Glaucon, mais une
unique phrase (la suite n'est pas un complémént à la description
proposée par cette phrase de Socrate, comme dans le dialogue sur le visible,
où chaque nouvelle réplique de Socrate ajoute à la description
en cours, mais une explicitation et une reformulation, pour un Glaucon qui a
du mal à comprendre, de ce qui a été dit ici et épuise
la description nécessaire) dont le sujet est psuchè, c'est-à-dire,
non justement l'intelligence (nous) seule, mais ce qui, pour le Socrate
de Platon, constitue le moi propre de l'homme et prend en compte toutes les
dimensions de son être, passions et besoins aussi bien que raison et intelligence
ou volonté libre ; psuchè, sans article, c'est "une
âme", n'importe quelle âme, toute âme, et ce qui est
dit là dépasse le cadre de la conversation en cours et de l'accord
plus ou moins complet entre ses interlocuteurs pour atteindre à l'"universel".
Quant à l'unique activité prêtée à cette âme
de tout un chacun, elle est décrite par deux verbes : zètein
anagkazetai, traduits par "est contrainte de mener sa recherche",
qui associent l'ordre de la nécessité (anagkè, à
la racine du verbe anagkazein, "contraindre", utilisé
ici au présent passif) à l'ordre de la liberté (la "nécessité"
porte en effet, non sur la recherche elle-même, mais sur les moyens mis
en oeuvre) que suppose le zètein ("chercher, enquêter,
chercher à connaître"). Et si toute âme, tout homme,
doit "chercher", pour avoir accès à ces noèta/nooumena,
c'est sans doute qu'ils ne sont pas "en lui", "en elle".
Et de fait, on trouve dans cette phrase trois termes renvoyant à une
idée de "déplacement", de "marche", de "cheminement",
qui laissent supposer que l'âme progresse vers quelque chose qui lui est
donc "extérieur" :
- le premier de ces termes est le verbe poreuomenè
utilisé pour décrire le cheminement de l'âme dans son premier
type d'appréhension, "progressant, non jusqu'à
un principe, mais jusqu'à un terme". Le verbe poreuesthai
signifie au sens premier "traverser, être transporté, voyager",
et dérive du nom poros, "passage, gué, pont, ouverture,
pore", que l'on trouve aussi à la racine du mot aporia, "aporie"
et du verbe correspondant aporein "être dans l'embarras",
qui décrit souvent l'état dans lequel les discussions avec Socrate
laissent l'interlocuteur (voir par exemple, en Ménon,
84a7-b1, l'emploi de ce verbe pour qualifier l'état intermédiaire
de l'esclave qui ne croit plus savoir, mais ne connaît pas encore la réponse
au problème posé par Socrate) ; poreuesthai, c'est
donc quelque chose comme "se frayer un passage, trouver une issue".
- Le second terme évoquant un cheminement, c'est le verbe iousa
utilisé pour décrire, dans le second cas, l'âme "allant
jusqu'à un principe non hypothétisé, à partir d'une
hypothèse". Iousa est le participe présent nominatif
féminin du verbe ienai, "aller", et l'on peut remarquer
que c'est un anagramme de ousia, un terme dont les problèmes de
traduction sont évoqués dans la note
89 à ma traduction de la section précédente, et qui
pourrait bien décrire le but de ce cheminement (voir note
7). Un tel "jeu de mot" ne serait pas impensable de la part de
Platon.
- Enfin, le troisième terme évoquant un cheminement est le
mot methodon, l'avant-dernier mot de toute la phrase, que j'ai
traduit par "plan de marche" pour rendre sensible son
étymologie : methodos est en effet formé du préfixe
meta- ajouté au nom hodos, qui signifie "voie, route,
chemin" ou encore "marche, voyage" ; le préfixe meta-
ajoute une idée de succession dans le temps, de poursuite de quelque
chose d'entrepris, de changement de lieu. Methodos signifie au sens premier
"poursuite", et en est venu à signifier "recherche, investigation",
ou encore "méthode", qui en est le décalque français.
Et ces "déplacements" suggérés par les verbes
sont rendus encore plus sensibles par la multiplication des prépositions
de mouvement, ex ("hors de, à partir de, depuis" ;
2 occurrences), epi ("vers, jusqu'à" ; 3 occurrences)
et dia ("à travers" ; 1 occurrence). Bref, au lieu
de la progression dia-logique dans la saisie d'un monde visible qui est
là peri hèmas ("autour de nous",
510a5), Socrate nous présente ici le mouvement méthodique
de l'âme vers quelque chose qu'il lui faut chercher pour le trouver, sans
doute "hors" d'elle, au terme d'un "cheminement" qui n'est
autre que le processus éducatif, dont l'allégorie
de la caverne qui suit immédiatement nous donnera une "image".
Ceci dit, quelques remarques supplémentaires peuvent aider à mieux
appréhender ce concentré de "discours de la méthode"
proposé par Socrate, qui s'articule autour de trois couples de termes
s'opposant : hupothesis et anupotheton, teleutè
et archè, eikôn et eidos. Le premier processus
décrit par Socrate permet en effet à l'âme d'aller d'hupotheseôn
jusqu'à une teleutèn en se servant d'eikosin, le
second lui permet d'atteindre un anupotheton archèn en progressant
à travers les eidesi. Voyons de plus près ce que l'on peut
dire de ces termes :
- hupothesis a donné en français "hypothèse",
qui en est le décalque pur et simple. Mais de ce fait, on perd en français
ce que l'origine du mot pouvait rendre perceptible à un grec. Hupothesis
veut dire au sens propre "action de poser sous", par composition du
préfixe hupo- (sous) et du mot thesis, "action de
poser", lui-même issu du verbe tithenai, "poser"
via sa forme aoriste theinai, mais désigne plus généralement
"ce que l'on pose dessous" : il peut signifier aussi bien "fondement",
"principe", "base" que "supposition" (qui est
d'ailleurs l'équivalent latin exact de hupothesis, puisque ce
mot vient de sub-ponere, "poser dessous" en latin). Le mot
a donc en grec un sens plus large qu'en français, où l'on perd
le plus souvent de vue la relation qu'implique son étymologie avec autre
chose auquel l'hupothesis sert de "fondement", de "base",
pour ne retenir que le caractère quelque peu "arbitraire" ou
incertain de ce "fondement", dont on ne cherche pas à savoir
sur quoi lui-même "repose", ce qui conduit à mettre l'accent
sur le caractère non démontré de ce que l'on "pose
sous". Certes, ce sens existe aussi en grec, et ce dèja au temps
de Platon (c'est sans doute celui qu'a le mot dans la bouche de Zénon,
en Parménide,
128d5, lorsqu'il oppose les tenants de l'hupothesis que "la
pluralité est" à ceux de celle que "l'un est"),
mais il ne faut malgré tout pas predre de vue qu'une hupothesis,
c'est, avant d'être quelque chose d'"hypothétique", de
conjectural, un "point d'appui", une "base" sur laquelle
construire, et, dans le cas qui nous occupe, construire un raisonnement "déductif".
- anupotheton pose un problème de compréhension,
car c'est un mot rare qui pourrait bien être encore une création
de Platon. Dans tout le corpus des classiques grecs disponibles sur le site
Perseus, on n'en trouve que 3 occurrences,
2 chez Platon, toutes deux dans la section de la République ici
traduite (ici et en 511b6), et une dans la Métaphysique
d'Aristote (Métaphysique,
Gamma, 1005b14), dans un passage où Aristote explique que c'est la
même science, celle du philosophe, qui porte "sur ce qui est appelé
en mathématiques axiômatôn (axiôma,
dérivé de axios, "qui a de la valeur, digne, qui vaut
la peine", signifie au sens premier "prix, valeur, estime", avant
d'en venir à signifier en mathématiques "principe qui vaut
par lui-même", c'est-à-dire, "axiome") et sur
l'ousias" (1005a20),
que c'est lui, le philosophe, en tant qu'il étudie "les choses
qui sont en tant qu'étant (peri tôn ontôn hèi onta)",
qui est le plus apte à énoncer "le principe le plus ferme
de tous, à propos duquel il est impossible de se tromper (bebaiotatè
d' archè pasôn peri hèn diapseusthènai adunaton)",
principe qui doit être à la fois "le plus connaissable/connu
(gnôrimôtatèn)" et quelque chose d'"anupotheton",
un tel principe ne pouvant être une "hupothesis". Et
ce qu'aussitôt après, il énonce comme étant ce principe,
c'est le principe de non-contradiction : "il est impossible que
la même chose en même temps appartienne et n'appartienne pas à
la même chose selon le même rapport (to auto hama huparchein
te kai mè huparchein adunaton tôi autôi kai kata to auto)"
(1005b19-20).
Traduire anupotheton par "anhypothétique" (Robin, Baccou,
Dixsaut) ne résoud rien, puisqu'on ne fait que transcrire en français
(ou presque, car hupothetikos existe dans le grec tardif, et Platon n'a
pas dit anupothetikon, mais anupotheton) sans se soucier de savoir
s'il évoque la même chose dans les deux langues à deux mille
quatre cents ans d'écart. Traduire par "non hypothétique"
(Pachet) ou par "qui n'admet pas de présupposés" (Cazeaux)
force le sens d'an-hupotheton du côté du sens qu'hypothétique
a pris en français courant. Et traduire par "absolu" (Chambry,
Karsenti/Prélorentzos) est une interprétation qui fait perdre
l'opposition avec l'hupothesis dont il est question dans la même
phrase. Le problème, c'est qu'hupotheton est un de ces adjectifs
verbaux en -ton que nous avons déjà rencontré avec
gnoston, doxaston, noèton et horaton (voir note
8), qui, en principe, voudrait dire "posable sous" (expression
du possible). Cette forme dérivée du verbe hupothitenai
est théoriquement possible, mais extrêmement rare, et son sens
semble plutôt avoir évolué dans le registre médical,
vers celui de "suppositoire" (son presque décalque latin),
donc vers le sens "passif" de "posé sous" plus que
vers l'expression du possible. Dans cette perspective, anupothéton,
avec le a- privatif, qui en est donc le contraire, voudrait plutôt
dire "non posé sous", ou à la rigueur "non posable
sous". Faut-il donc comprendre ce mot comme signifiant que le principe
anupotheton ne repose sur rien, n'a pas lui-même besoin d'une hupothesis,
ou qu'il n'est posé sous rien, qu'il ne sert d'hupothesis à
rien ? Ou faut-il tout simplement le comprendre comme le contraire d'"hypothétique"
au sens de "non certain", comme semblent le faire la plupart des traducteurs ?
Il est prématuré de répondre à cette question ici,
et il vaut mieux attendre la reformulation de Socrate, où nous retrouverons
ce mot employé pour la seconde et dernière fois chez Platon. En
attendant, je traduis anupotheton par "non hypothétisé",
qui est tout autant un néologisme qu'anhypothétique, puisque le
verbe "hypothétiser" n'existe pas en français (au contraire
de "synthétiser", construit sur "synthèse"
et qui peut lui servir de modèle), mais qui me semble moins forcer le
sens dans la direction de l'hypothétique en tant qu'incertain.
- archè est le nom dérivé du verbe archein,
dont le sens premier est "marcher le premier, prendre l'initiative de,
commencer à", conduisant au sens de "commander". Des divers
sens de ce verbe dérivent les divers sens d'archè, soit
"commencement, principe, origine", soit "commandement, souveraineté,
pouvoir". C'est le premier de ces deux sens qu'a le mot ici, et l'on peut
remarquer qu'il recouvre en partie le sens d'hupothèsis, puisque
le sens de "principe" peut évoluer vers celui de "fondement".
- teleutè est un mot de la famille de telos,
"achèvement, terme, réalisation, but", mais aussi "point
culminant, sommet" ou encore "pelin développement", "plénitude
de puissance, plein pouvoir", et, dans un autre registre "ce qui est
dû, taxe, acquitement, paiement". Teleutè a un sens
plus limité, centré sur l'idée de "fin, accomplissement,
issue" et peut servir à désigner la fin de la vie, c'est-à-dire
la mort.
Socrate semble donc ici opposer une démarche "finaliste" dont
l'objectif est d'atteindre un but et qui se contente comme "fondements"
de simples "hypothèses" du moment qu'elles permettent de conduire
à ce but, à une démarche qui cherche à aller vers
un "principe" dont le qualificatif n'est pas clair pour l'instant,
mais qui semble suggérer l'idée qu'il se suffit à lui-même.
Restera à voir si ces deux démarches se tournent le dos sur le
même plan ou si elles ne sont pas du même ordre et répondent
à des problématiques fondamentalemnt différentes.
- nous avons déjà rencontré eikôn
et eidos : pour eikôn, voir les notes
10 et 11, et pour eidos, la note 3
(et aussi la note 15 à ma traduction de
la section finale du livre V). Mais si eikôn garde ici le sens
qu'il avait auparavant, et que Socrate a pris la peine de définir en
509e1-510a2, il n'en est pas de même pour eidos,
que Socrate utilise ici dans un sens différent de celui qu'il avait dans
les usages précédents qu'il en a fait dans notre section, sens
qui en fait un presque synonyme d'idea, et qu'on pourrait donc traduire
par "idée", si ce mot ne nous faisait pas, en français,
perdre de vue l'ancrage dans le voir qu'ont en grec idea aussi bien qu'eidos,
et ne conviendrait donc pas lorqu'un peu plus loin, il sera question des horômenois
eidesi, des "formes visibles" (510d5).
En fait, aucun mot, pas même "forme" utilisé ici, ne
peut vraiment suggérer à lui seul tout ce que pouvait évoquer
le mot eidos pour un Grec.
Quoi qu'il en soit, en opposant ainsi eikôn et eidos (choisi
par Platon de préférence à idea sans doute parce
qu'il est phonétiquements plus voisins d'eikôn, en particulier
au datif pluriel qu'on trouve dans notre phrase, qui parle successivement d'eikosi(n)
et d'eidesi), surtout après avoir défini les eikona
par référence aux images naturelles (cf. note
11), c'est que, si la nature nous donne bien à voir des images
que peuvent percevoir nos yeux aussi bien que les objets dont elles sont images,
ce ne sont pas nos yeux qui nous font percevoir les "formes", les
eidè que nous croyons pourtant voir avec eux, ni même, seuls,
différencier les originaux des eikones. Le saut dans le noèton
ne se fait pas lorsqu'on passe de "formes" visibles à des "idées"
abstraites, mais dès qu'on passe des taches de couleur que, seules, perçoivent
nos yeux aux "formes" que nous leur assignons à l'aide de notre
esprit. Ce qui se forme, non pas sur notre rétine, mais dans notre esprit,
ou plus précisément ce qu'appréhende notre esprit à
partir de ce que perçoivent nos yeux, ce n'est pas une eikôn,
une image "objective" de ce que nous "voyons", mais bien
une eidos, une "forme" résultant d'un travail d'élaboration
et d'abstraction de notre esprit, dont nous n'avons pas plus de raison de la
croire fidèle à ce qui la produit que lorsque nous "abstrayons"
des "idées pures" par la seule force de celui-ci sans le secours
des sens, mais sans plus de preuve que ces "idées" ne sont
pas suscitées par quelque chose qui existe selon un mode spécifique
"hors" de notre esprit, que nous n'avons de preuve que les choses
que nous voyons sont bien hors de nous telles que nous les voyons.
Et ce sont bien là, comme va nous le faire voir la suite, les deux ordres
de noèta que cherche à nous faire distinguer Platon :
les "formes visibles" et les "formes idéales"
qui en sont abstraites, d'une part, les "idées pures"
qui ne doivent rien au visible d'autre part. Le "saut dialectique"
qui nous fait changer d'ordre n'est pas entre le carré que dessine plus
ou moins rigoureusement la Place Vendôme à Paris et le carré
idéal, mais entre tous les carrés d'un coté, carré
"idéal" compris, et l'"idée" du beau, du juste,
du bien, etc. Le carré "idéal" et toutes les abstractions
de la géométrie et des mathématiques ne sont que la preuve
du pouvoir d'"abstraction" de notre esprit dans le cas où il
s'exerce sur le visible. Toute la difficulté pour nous est d'amettre
que les "idées pures" aussi ont leur "fondement"
hors de nous dans un ordre qui n'est pas "visible" mais qui n'en est
pas moins "réel" pour autant. C'est tout le débat qui
a eu lieu à la fin du livre V (voir ma traduction
de cette section) autour de la "science" et de l'opinion, à
partir de la confrontation simulée entre ceux qui voient de belles choses
mais pas "le beau lui-même (auto to kalon)", et ceux
qui sont capables de découvrir le beau lui-même derrière
la multitude des belles choses (cf. 476b4-8).
(<==)
(19) "Je n'ai pas convenablement saisi" traduit le grec ouch ikanôs emathon. Le verbe employé ici par Glaucon et que je traduis par "saisir" est manthanein, dont emathon est l'aoriste à la première personne du singulier. Le sens premier de manthanein est "apprendre", et par dérivation, "comprendre". C'est de l'infinitif aoriste mathein que dérivent des mots comme mathèsis, "apprentissage" et aussi "instruction, connaissance, science", mathèma, "étude, science, connaissance", et au pluriel mathèmata, les "sciences mathématiques", ou encore mathètès, "étudiant, disciple". Contrairement au katanoein utilisé dans la description du visible (cf. note 12), traduit par "comprendre", et qui renvoie à l'appréhension par le nous, et met Socrate et Glaucon sur un pied d'égalité dans la "compréhension" du langage qui permet de rendre compte de ce que l'on voit, le verbe utilisé ici met l'accent sur le processus d'apprentissage qui conduit à la compréhension et place implicitement Glaucon en situation d'"élève" par rapport au "maître" Socrate dans l'appréhension de l'ordre intelligible qui, comme le montrera bientôt l'allégorie de la caverne, suppose un "guide" qui montre le chemin à parcourir. C'est pour marquer cette différence que je n'ai pas traduit ouch emathon par "je n 'ai pas compris", et que j'ai utilisé, faute de mieux, le verbe "saisir", qui suggère un mouvement extérieur vers ce que l'on cherche à "saisir". (<==)
(20) "Tu sais" traduit le grec se eidenai (mot-à-mot, "toi savoir"), dans lequel on trouve l'infinitif parfait eidenai du verbe idein, "voir", dont le parfait veut dire "savoir, connaître", et dont les diverses formes sont à la racine aussi bien de eidos que d'idea, les mots traduits par "idées". Eidenai est phonétiquement proche de eidesi, datif pluriel de eidos, qui a été utilisé par Socrate dans sa première formulation pour parler des "isées" à travers lesquelle son progresse dans le second sous-segment du noèton. Dans sa reformulation, Socrate fait donc appel à la faculté d'avoir des "idées" de Glaucon. (<==)
(21) "Calcul" traduit le grec logismous, accusatif pluriel de logismos, mot dérivé de logos dans son sens de "compte-rendu, rapport, raison, proportion" via le verbe logizesthai, "calculer", et qui signifie au sens premier "compte, calcul", et au pluriel, "les nombres", et de là, "science des nombres, arithmétique". Je garde la traduction par "calcul" au singulier, puisque le mot français a, comme logismos, le double sens, selon que l'on parle de faire un calcul, ou de faire du calcul, expression utilisée au niveau de l'enseignement primaire, de préférence à arithmétique, pour parler de la matière par laquelle on apprend à compter. (<==)
(22) "Supposant" traduit le grec hupothemenoi, forme du verbe hupothitenai dont dérive hupothesis, que l'on trouve un peu plus loin dans la phrase (sur ce mot, voir la note 18). Il n'existe pas de verbe français construit sur cette même racine, mais "supposer", comme indiqué dans la note 18, en est le décalque latin. (<==)
(23) "Les figures" traduit le grec schèmata. A propos de ce mot, voir la note 7 à ma traduction de la section 73c6-77a5 du Ménon.(<==)
(24) "Sortes" traduit le grec eidè, accusatif pluriel de eidos. Le Socrate de Platon n'a pas peur d'utiliser ici le terme même qu'il a réservé dans la première formulation au second sous-segment, dans un sens apparemment plus "neutre". mais c'est aussi une manière discrète de nous suggérer que ces "sortes d'angles" sont bel et bien des "formes" qui ne nous sont pas données par la vue, mais par la conceptualisation des taches de couleur que nous percevons avec nos yeux (cf. note 18). (<==)
(25) Je traduis, ici comme en 510b8, le mot methodon par "plan de marche" pour rendre sensible le fait que c'est le même mot qui est employé dans les deux cas. L'idée est qu'on choisit ses hypothèses en fonction du but à atteindre en chaque cas, donc en fonction du "chemin" (hodos) que l'on veut parcourir et du "plan de marche" que l'on s'est tracé. (<==)
(26) "Comme s'ils les connaissaient" traduit le grec hôs eidotes, dans lequel on retrouve le verbe eidenai utilisé au début de la réplique de Socrate, et que j'ai traduit alors par "savoir" (voir note 20). (<==)
(27) "Rendre des comptes à leur sujet" traduit le grec logon peri autôn didonai. Dans cette formule, logon est utilisé dans un sens qui est à la frontière entre ceux relatifs au langage ("donner des explications" à l'aide de discours) et ceux relatifs aux mathématiques (les dirigeants élus qui "rendaient des comptes" devaient le faire sur le plan comptable et fournir le "compte" des sommes dépensées sur les fonds de la cité). (<==)
(28) "Les
prenant comme point de départ" traduit le grec ek toutôn
archomenoi, dans lequel on retrouve le verbe archein, dont dérive
archè. "Ils aboutissent" traduit le grec teleutôsin,
verbe de même racine que teleutè. Archè, "principe,
origine, commencement", et teleutè, "fin, aboutissement,
issue, résultat, mort" sont l'un des couples d'opposés qu'on
trouvait dans la première formulation de Socrate (voir note
18).
Le verbe traduit par "parcourant de bout en bout" est diexiontes,
participe présent du verbe diexienai, dans lequel on retrouve
les préfixes dia- ("à travers") et ex-
("hors de" ou "jusqu'au bout") devant le verbe ienai,
"aller", qui, lui aussi, était, dans la première formulation,
réservé au second sous-segment. (<==)
(29) "De manière cohérente" traduit le grec homologoumenôs, adverbe dérivé du verbe homologein, construit à partir du verbe legein, "dire, parler" (le verbe dérivé de logos), et le préfixe homo-, "le même". Homologein, c'est soit "dire la même chose", soit "être d'accord". L'idée est ici que les étapes du "raisonnement" sont en accord les unes avec les autres et avec les hypothèses posées au départ. C'est cette idée que je rend par l'idée de "cohérence". (<==)
(30) "Ils
s'étaient lancés dans leur examen" traduit le grec an
epi skepsin hormèsôsi. Hormèsôsi est le subjonctif
du verbe horman, dérivé de hormè, "assaut,
attaque, impulsion, désir, élan, ardeur, zèle", et
implique donc l'idée d'un mouvement violent, fruit des pulsions ou d'un
zèle pas toujours maîtrisé.
Skepsin, traduit par "examen", est l'accusatif de skepsis,
nom d'action dérivé du verbe skeptesthai qui signifie "regarder
attentivement, observer", et au figuré, "examiner, méditer,
réfléchir". Le sens premier de skepsis est "perception
par la vue, observation". Il s'agit encore ici d'un terme qui transpose
à l'ordre du noèton un sens premier relatif à la
vue. (<==)
(31) "Des formes vues" traduit la grec tois horômenois eidesi. Une fois encore, Socrate utilise, pour expliciter le contenu du premier sous-segment, le terme même qu'il avait, dans sa première formulation, associé au second sous-segment, cette fois dans le sens de "formes", mais en lui ajoutant le qualificatif, horômenon, qui décrit globalement le premier segment, celui du visible/vu. Comme je l'ai déjà suggéré dans la note 18, c'est une manière de nous inciter à dépasser les mots pour mieux appréhender ce qui se cache derrière, à réfléchir sur ce qu'il y a de commun entre "formes" vues, si tant est que nous "voyions" des formes, et "formes" simplement pensées, et sur ce qui les différencie. (<==)
(32) "Se font leurs raisonnements" traduit le grec tous logous poiountai. Selon les dictionnaires, logous poieisthai est souvent une simple périphrase pour legein, "parler". Cependant, dans le contexte actuel, il me semble important de rendre visible la périphrase, d'une part parce que, vu qu'elle concerne des géomètres et des arithméticiens, elle joue sur la multiplicité des sens de logos : ces gens font des discours (un des sens de logous), mais aussi des calculs, des "comptes" (un autre sens de logous) pour expliquer leurs raisonnements (encore un autre sens de logous). D'autre part, le verbe poiein implique une idée de "création", de "fabrication", pour le moins "matérielle" : même le poiètès, pris au sens de poète, "crée" une suite de sons audibles ou de mots écrits visibles. Le choix de cette expression par Platon peut donc être destiné à nous faire réfléchir sur la "matérialité" du langage, qui n'est encore, lui aussi qu'une "image" de ce dont il parle. Enfin, le verbe poiein est utilisé ici au moyen, mode qui renvoie au sujet (d'où ma traduction par "se font"), ce qui nous renvoie à la question de savoir s'il suffit que l'auditeur entende les paroles du maître de géométrie ou d'arithmétique pour qu'il comprenne le "raisonnement" de celui-ci, ou s'il ne faut pas plutôt qu'il s'approprie le raisonnement en se le faisant à lui-même avant de pouvoir dire qu'il l'a compris : c'est toute la problématique de l'expérience de Socrate avec l'esclave dans le Ménon. (<==)
(33) "Ne réfléchissant pas" traduit le grec ou dianooumenoi. Le verbe dianoeisthai, dans lequel on retrouve le préfixe dia- ("à travers", "jusqu'au bout") et le verbe noein, dérivé de nous, "esprit, intelligence", au moyen, veut dire "penser, concevoir, avoir dans l'esprit, réfléchir", et implique une idée de retour en soi-même qui s'oppose au logous poieisthai dont il vient d'être question. Ce n'est qu'à condition de rentrer en soi en dépassant la "matérialité" des mots, des nombres, des figures/formes visibles que l'esprit peut prétendre avoir accès aux "idées pures". (<==)
(34) "Ressemblent" traduit le grec eoike, forme du verbe eoikenai, "être semblable, ressembler", dont dérive, via le participe eikôs, le mot eikôn, "image", utilisé par Socrate dans sa première formulation. (<==)
(35) Socrate reprend ici l'expression tous logous poiesthai (le texte grec est tous logous poioumenoi, participe présent au nominatif masculin pluriel) qu'il a utilisé deux lignes plus haut (cf. note 32), mais en changeant la préposition qui en introduit le complément : la première fois, les logous étaient peri autôn, "sur elles" (les "formes vues"), cette fois-ci, ils sont tou tetragônou heneka, "par rapport au carré lui-même" (qui est une "forme" non visible, quiqu'abstraite du visible). Le sens premier de peri, "autour de", introduit une connotation plus spacilae et "physique" que heneka, qui n'a aucun sens spacio-temporel et fait seulement référence à un rapport abstrait entre les choses dont on parle. On peut en effet dire que le géomètre fait ses raisonnements autour de ses figures tracées sur le sable ou au tableau, au sens le plus "physique" du terme (il tourne autour pour les tracer et les examiner), mais que ses raisonnements sont "par rapport" à autre chose que ces figures. Socrate, sitôt après avoir opposé le logous poieisthai au dianoeisthai, les réconcilie pour montrer comment le logous poieisthai peut être le chemin vers la dianoia (le mot final de toute cette longue phrase, qui est la forme nominale de ce dont dianoeisthai est la forme verbale). Une fois encore, Socrate nous incite par de telles pratiques verbales à dépasser les mots pour accéder aux "idées" qu'ils expriment, nous incitant donc à pratiquer ce dont il parle. (<==)
(36) La référence au "carré lui-même (tou tetragônou autou)" et à la "daigonale elle-même (diametrou autès)" nous renvoient au Ménon et à l'expérience avec l'esclave (Ménon, 80d-86d), où Socrate propose au jeune accompagnateur de Ménon de trouver le carré double en surface d'un carré donné, et finit par lui faire découvrir que c'est le carré construit sur la diagonale du premier carré. Sur tous les problèmes que pose ce texte et sur l'interpretation que donne Socrate de cette "expérience" à l'aide de la soi-disant "théorie de la réminiscence", qu'il vaudrait mieux appeler "mythe des réincarnations", voir les notes à ma traduction de cette partie du Ménon. (<==)
(37) "Ils façonnent" traduit le grec plattousin, et "ils dessinent", le grec graphousin. Le verbe plattein signifie au sens premier "façonner, modeler" en parlant d'un artisan travaillant la cire, l'argile ou tout autre matière maléable (c'est le verbe qui est à la racine du mot français "plastique"), mais il peut aussi s'employer au sens figuré au sens de "former" une personnalité par l'éducation, ou de "façonner" avec art des discours travaillés, ou encore au sens de "fabriquer" des mensonges. Dans le contexte, où l'on va parler des "ombres" et "images" que les résultat de ce "façonnage" produisent, il doit s'agir de "façonner" avec de la cire, ou avec quelque autre matière, des modèles en trois dimensions de solides géométriques comme des cubes ou des sphères. Graphein, quant à lui, signifie au sens primitif "égratigner, érafler", et, à partir de là, "dessiner" ou "écrire". On voit donc que, derrière ces deux termes, et au delà de ce qu'ils peuvent évoquer dans le domaine spécifique de la géométrie et des mathématiques, se profilent la sculpture et la peinture, les deux arts majeurs de produciton d'images artificielles, mais aussi l'art de la parole qui "façonne" les discours et celui de l'écriture qui les fixe dans la cire ou sur quelque autre support. Il est vraisemblable que Socrate, en choisissant ces termes, veut effectivement évoquer des autres types d'"images" produites par l'homme, et nous inciter à réaliser que ce qui semble évident pour les "formes" les plus "abstraites", et donc les plus proches d'"idées" pures, manipulées par les mathématiciens, n'a pas de raison de ne pas l'être aussi pour des "formes" plus complexes, voire même pour des assemblages de sons ou de lettres. (<==)
(38) Même si l'on en reste à l'idée que graphousin ne renvoie qu'à des tracés "mathématiques", il n'en reste pas moins que ces tracés, que ce soit dans la cire ou sur le sable, ne sont visibles que par les reliefs producteurs d'ombres que créent dans la matière meuble les instruments de traçage, et que, si ces tracés sont faits sur des tablettes de cire, par exemple, on peut ensuite en voir des images, avec celles de la tablette, dans toute surface réfléchissante. Et ceci est a fortiori vrai de sculptures et de peintures. (<==)
(39) "Voir" traduit le grec idein, la forme verbale la plus proche d'idea, "idée", qui n'est pas utilisé ici. Mais l'utilisation de ce verbe dont le sens premier est bien "voir avec ses yeux" pour parler de l'accès aux eisesi qui ne sont "visibles" qu'à l'aide de la dianoia (traduit par "réflexion" à la fin de la phrase) est une incitation de plus à nous demander ce que "voir" veut dire. (<==)
(40) "J'ai appelé 'intelligible' cette sorte" traduit le grec touto noèton to eidos elegon. Une fois encore, Socrate utilise eidos, au singulier, dans un sens différent de celui qu'il avait, au pluriel, dans la phrase précédente, qui opposait les "formes (eidesi)" vues (horômenois) du début de la phrase à celles dont on disait à la fin de la phrase qu'on ne peut les voir (idein) qu'avec les yeux de l'esprit (dianoia). Et c'est à ces dernières que renvoie collectivement le touto to eidos, utilisant pour ce faire le même mot eidos dans son sens de "sorte, espèce" et non plus de "formes, idées". Cette "sorte", donc, Socrate l'appelle noèton, mais pas sans qualifications. Et tout le reste de laphrase va introduire ces qualifications et préciser de quelle "sorte" de noèta il s'agit, en réutilisant une partie du vocabulaire de la première formulation. (<==)
(41) Toute
cette qualification de la sorte de noèta dont parle Socrate ici
utilise un vocabulaire spacial où il est question de "haut"
et de "bas", qui laisse penser qu'il faut voir la ligne de l'image
comme verticale, avec le visible en bas et l'intelligible en haut (ce qui est
cohérent avec l'imagerie que l'on va trouver dans l'allégorie
de la caverne qui suit, où il est aussi beaucoup question d'ascension
et de redescente) : ici en effet, l'âme est dite ne pouvoir "s'élever
plus haut que les hypothèses (tôn hupotheseôn anôterô
ekbainein)" "jusqu'à un principe (ep' archèn)"
(le sens premier de epi, dont ep' est la forme élidée,
est "sur"), et elle utilise comme images "les choses mêmes
qui sont copiées par celles d'en bas (autois tois hupo tôn
katô apeikastheisin)" (tôn katô, "les
choses d'en bas", renvoie au premier segment du visible, celui des images,
et la préposition hupo, utilisée ici dans le sens de "par
le fait de", signifie au sens premier "sous"). Il semble bien
qu'on soit dans un schéma que l'on pourrait qualifier de bidimensionnel :
chaque segment de la ligne correspond à un "niveau" dans la
"dimension" verticale (que l'allégorie de la caverne déploiera
du fond de la caverne juqu'au sommet de la colline et au soleil au-dessus) à
l'intérieur duquel il est possible de progresser "horizontalement",
par exemple d'hypothèses à des conclusions dans un raisonnement
mathématique. Et ce que dit ici Socrate, c'est justement que ce mode
de raisonnement qui va d'hypothèses à des conclusions sur des
"formes" (au sens mathématique) abstraites de réalités
visibles et représentables par des dessins ou des modèles tridimensionnels
(la "forme" du carré ou de la sphère par opposition
à l'"idée" du beau ou du juste) ne peut pas nous faire
changer de niveau et passer du premier au second sous-segment de l'intelligible.
Par ailleurs, la fin de la phrase utilise des pronoms dont il n'est pas évident
de déterminer les antécédents : "eikosi de
chrômenèn autois tois hupo tôn
katô apeikastheisin kai ekeinois
pros ekeina hôs enargesi dedoxasmenois
te kai tetimèmenois". Le problème
est posé par le "ekeinois pros ekeina", dans lequel
on trouve deux fois le même pronom démonstratif, ekeinos,
"celui-là", une fois au datif neutre pluriel ekeinois
et une fois à l'accusatif neutre pluriel ekeina. La difficulté
vient de ce qu'ekeinos se comprend en général par rapport
à un autre démonstratif, houtos, "celui-ci",
le premier, ekeinos, renvoyant à la personne ou la chose la plus
éloignée, et l'autre, houtos, à la plus proche.
Or, ici, les deux choses qui sont mises en relation sont désignées
par le même ekeinos, et la phrase parle de trois "sortes"
de choses : les "intelligibles" du premier ordre qu'on est en
train de redéfinir, les choses qui servent d'images pour leur appréhension,
à savoir, celles du second sous-segment du visible, et les choses qui
en sont elles-mêmes des images, celles du premier sous-segment du visible.
Tous les mots en rouge sont au datif pluriel (pour les verbes, au participe
aoriste ou parfait passif), et l'on peut donc penser qu'ils renvoient tous à
la même chose, c'est-à-dire,comme le montre clairement le début
de la phrase, aux choses qui servent d'images pour l'accès aux intelligibles
du premier ordre et sont elles-mêmes copiées par les "images"
du premier segment du visible. Ceci règle le cas du ekeinois.
Reste donc à savoir si le ekeina renvoie aux tôn katô,
aux "choses d'en bas" qui sont images des précédentes
(le sous-segment des images dans le visible), ou aux intelligibles du premier
ordre représentés par le touto... to eidos du tout début
de la phrase, qui renvoie justement lui-même à un auta ekeina
à la fin de la réplique précédente de Socrate. La
plupart des traducteurs optent pour la première solution et voient là
une opposition entre objets et images de l'ordre visible. Mais, au delà
des indices grammaticaux qui prêchent pour l'autre option, le fait, d'une
part, que, s'il en était ainsi, les deux ekeinos renverraient
finalement aux deux choses qui sont les plus proches du renvoi dans la phrase,
et donc dans la mémoire des auditeurs (dans ce genre de phrases abstraites,la
"proximité" ou l'"éloignement" auxquels font
référence un "celui-ci" ou un "celui-là"
sont plus "linguistiques" que spaciaux, et concernent plutôt
ce dont on a parlé en dernier par rapport à ce dont on a parlé
auparavant), et d'autre part, la présence d'un autre ekeina à
la fin de la réplique précédente de Socrate, c'est surtout
le sens de ce qui est dit ensuite qui rend peu probable la première solution :
les qualifications qui sont attribuées aux ekeinois (le fait d'être
"réputées et estimées"), et sur lesquelles
je vais revenir dans un instant, le sont "parce qu'elles sont visibles
(hôs enargesi)". Or enargesi, datif pluriel neutre
de l'adjectif enargès, qui signifie "clairement visible,
brillant, évident, manifeste", n'est pas un comparatif, comme on
pourrait s'y attendre s'il s'agissait de comparer deux ordres du visible, celui
des originaux et celui des images. Sans compter que justement, certaines "images"
sont tout aussi "clairement visibles" que certains "originaux",
ce qui pose la question de savoir comment notre vue seule nous permet de distinguer
des "images" visibles d'"originaux". Alors que, s'il s'agit
de comparer les objets visibles (ceux qui ne sont pas des images) aux intelligibles,
le simple qualificatif de "visibles" est suffisant pour expliquer
la valeur qu'on leur donne.
Voyons maintenant comment est qualifiée cette "valeur". Les
deux verbes utilisés, dedoxasmenois et tetimèmenois
sont les participes parfait passif de doxazein et de timan respectivement,
verbes qui renvoient, le premier à la doxa, l'"opinion",
et le second à la timè, l'"évaluation",
la "valeur, l'"estime". Ces deux verbes sont pour le moins ambigus
dans la bouche de Socrate, pour lequel l'opinion, la doxa, n'est pas
ce qu'il tient en plus haute estime (voir, à la fin du livre V, la
section sur science et opinion). Bref, ce que veut dire Socrate, c'est que,
ce que nous prisons et de quoi nous avons bonne opinion, c'est ce qui est enargès,
c'est-à-dire, si l'on me passe l'expression, ce qui nous en met plein
la vue, et que notre appréciation de la valeur respective du modèle
et de l'image s'inverse quand on passe de la relation entre images visibles
et modèles visibles, où l'on accorde plus de valeur aux modèles,
à la relation entre "images" visibles et modèles intelligibles :
là, on accorde plus de valeur aux "images", parce que visibles,
sans réaliser qu'elles ne sont que des images, justement parce qu'on
les conçoit comme originaux par rapport aux images visibles de la première
catégorie. (<==)
(42) "Je saisis" traduit le grec manthanô, première personne du présent de l'indicatif du verbe dont emathon, utilisé par Glaucon en 510b10 pour dire qu'il n'avait pas "convenablement saisi" la première formulation de Socrate à propos du noèton, était l'aoriste. Voir la note 19 pour les raisons qui m'ont conduit à choisir cette traduction, à laquelle je reste fidèle ici par sousci de cohérence. (<==)
(43) "Les arts" traduit le grec tais technais, datif plurile de technè, le mot grec dont vient le français "technique", qui fait au sens premeir référence aux "arts manuels", au "savoir-faire", au "métier" de l'artisan, et qui s'oppose souvent à l'epistèmè, la "science", le savoir qui permet de dominer son sujet. Il ne faut pas oublier qu'à l'origine, geomètria, vient de gè-metrein, c'est-à-dire de "mesurer (metrein) la terre (gè)", et concerne l'art tout pratique de l'arpenteur qui mesure les champs avant de désigner un "art" plus noble raisonnant sur des figures "abstraites". (<==)
(44) Glaucon
ne voit que la dimension "mathématique" de ce dont a parlé
Socrate. mais il n'est pas sûr que Socrate n'ait eu que cela en tête,
ou du moins qu'il ait du rôle des "abstractions" mathématiques
dont il a parlé la même compréhension que celle qu'en a
Glaucon, et la plupart d'entre nous avec lui. Faut-il regarder les "formes
(eidè)" abstraites par la géométrie, les "figures
(schèmata)" élémentaires que sont le point,
la ligne, le carré, le cercle, etc., comme les plus "hautes"
abstractions de l'esprit human, ou au contraire, plus modestement, comme les
plus "simples" des "formes" qu'il est possible d'abstraire
à partir des "formee visibles (tois horômenois eidesi)"
(510d5) que notre esprit "abstrait" à
partir des taches de couleurs que perçoivent nos yeux ? Ces "formes"
abstraites de la géométrie pourraint bien en effet n'être
pour Platon, d'un certain point de vue du moins, que les "lettres"
de l'"alphabet" avec lequel nous pouvons rendre compte des formes
complexes que nous donnent à "voir (idein)" nos yeux.
Nous ne pouvons en effet décrire la "forme" de Socrate ("forme"
pris ici dans toute la richesse de sens, aussi bien de eidos que d'idea,
ou encore de schèma, dont les sens premiers sont "aspect
exterieur, silhouette, apparence") dans toute sa complexité par
des mots ; seule une "image" peinte, ou de nos jours une photographie,
peuvent cela, et encore ! On décrit le nez de Socrate en disant
qu'il est "concave", mais ce n'est qu'une simplification par référence
à une forme de courbe géométrique. Et d'une manière
générale, on ne peut rendre compte des "formes" que
nous "voyons" qu'en les simplifiant et en les ramenant à un
petit nombre de primitives "pures", droite, cercle, carré,
rectangle, etc. Mais on ne peut ainsi qu'abstraire à partir de ce que
l'on voit, à partir des "objets" de l'ordre visible. Et ce
genre de procédé ne nous donnera jamais accès à
un autre ordre d'"abstractions" qui ne sont pas extraites de "formes
visibles", l'"idée" du beau, du juste, etc.
Il y a donc bien deux ordres distincts de noèta, ceux qui sont
"abstrait" des "formes visibles" (ceux que vient de décrire
Socrate), et dont les concepts mathématiques, les "figures"
géométriques, les nombres (qui ne sont au départ que l'abstraction
du caractère répétitif de certains groupes de taches de
couleurs analogues que nous donnent à voir nos yeux et dont nous soupçonnons
que l'origine est dans des instances multiples de "choses" identiques
sous un certain point de vue), ne sont que l'exemple le plus "épuré",
et ceux qui ne sont pas le résultat d'une "abstraction" à
partir du "visible", mais des "idées" pures qui ne
peuvent se décrire qu'à l'aide d'autres "idées".
Et la véritable rupture n'est pas entre les formes visibles dont nous
croyons qu'elle nous sont données immédiatement par la vue et
les figures mathématiques qui en sont issues et n'en sont que la simplification
à l'extrême, car on passe de manière "continue"
des unes aux autres par simplifications successives, mais entre "formes"
extraites du visible dans leur ensemble, et "idées" n'ayant
aucun "substrat", aucune "hupo-thesis" visible, comme
le beau, le juste, le pieux, etc. Certes, le carré "idéal"
est purement abstrait, unique, et nulle part en particulier, mais il n'est en
fin de compte que le passage à la limite dans l'épuration d'un
concept qui prend sa source dans le visible. On est bien comme je le suggérais
dans la note 41, dans un schéma bidirectionnel:
l'abstraction à partir du visible nous fait progresser dans la dimension
"horizontale", pas verticalement. On n'abstraira jamais le juste d'un
nombre ou d'une figure, ou, ce qui revient au même en sens inverse, on
ne déduira jamais le juste d'une figure ou d'un nombre, contrairement
à ce que croyaient certains pythagoriciens !
Ceci ne veut pas dire que l'ordre des "idées pures" comme le
juste et le beau ne s'"instancient" pas dans l'ordre du visible, mais
qu'ils ne s'y instancient pas de la même manière que les abstractions
mathématiques. Le "rapport" qu'il y a entre le carré
en soi et n'importe quelle forme visible à peu près carrée
n'est pas du même ordre que celui qui existe entre l'idée du beau
et une belle action ou un beau paysage, ou entre l'idée du juste et une
action juste. C'est pour n'avoir pas compris ceci qu'Aristote n'imaginait qu'une
"idée/forme de l'homme" qui, restant dans le premier segment
du noèton, était passible de l'argument du troisième
homme (quelle "forme" est commune aux hommes et à la "forme
de l'homme", qui justifie qu'on leur donne le même nom d'"homme" ?)
Pour Platon, l'"idée/idéal" de l'homme, ce n'est pas
une abstraction du même ordre que celle qui fait passer du nez de Socrate
à l'équation plus ou moins exacte de sa courbe, et qui permettrait
d'en dessiner dans l'esprit l'image rendue éternelle et immuable, même
élargie à tout l'homme corporel, et incluant la description exacte,
sous forme d'équations là encore, des processus physiqco-chimiques
qui expliquent sa croissance, son mouvment, sa digestion, sa survie et sa mort,
et qui ne sont que l'abstraction de ce que l'on voit au microscope, mais bien
plutôt l'idéal de justice qu'il suggère dans la République,
harmonie intérieure d'une âme tripartite dont l'unité n'est
pas donnée d'avance comme fondement d'une harmonie sociale entre les
hommes dans la cité : pas la moindre "forme" visible là-dedans,
mais uniquement des "idées" liées à d'autres
"idées" pour donner un "sens" à notre vie.
Car l'harmonie dont il est question là-dedans, même si le mot est
le même, est d'un autre ordre que l'harmonie numérique entre les
fréquences de vibration des cordes d'une lyre.
Et c'est justement parce que l'homme attribue plus de "valeur" à
ce qu'il voit qu'à ce qu'il ne voit pas, alors que son organe le plus
noble n'est pas son oeil, mais son nous, sa "raison (logos)"
(dont il va très bientôt être question), qu'il a tant de
mal à donner de la valeur à ce que lui montre son esprit sans
l'aide de ses yeux, c'est-à-dire justement à ce dont il reste
à parler !... (<==)
(45) "La
raison elle-même" traduit le grec autos ho logos. Pour
décrire cette partie du noèton, Socrate ne nous renvoie
pas au nous, ou à l'âme (psuchè) tout entière,
mais au logos, qui en est la partie la plus noble, celle qui est spécifique
à l'homme. Il ne faut cependant pas oublier que logos,
c'est aussi tout simplement la parole, le discours, et que, dans le Théétète,
Socrate définit le penser (to dianoeisthai) comme "un
discours que l'âme elle-même parcourt de bout en bout avec elle-même
à propos de ce qu'elle examine (logon hon autè pros
autèn hè psuchè diexerchetai peri hôn an skopèi)"
(Théétète,
189e6-7). Il est difficile pour nous qui employons des mots différents
pour désigner les différents concepts réunis en grec sous
le même vocable de logos de réaliser toutes les implications
qu'une telle homonymie pouvait induire dans leur esprit et la coloration différente
que cela pouvait donner aux problèmes traités par les philosophes
et Platon en particulier.
Dans l'explicitation du premier segment des noèta, on a rencontré
deux fois le mot logos : une première fois en 510c7,
pour dire que les mathématiciens n'estimaient pas nécessaire de
"rendre des comptes (logon didonai)" au
sujet de leurs hypothèses (cf. note 27), et une
seconde fois en 510d6, pour dire qu'ils "se font
leurs raisonnements sur elles (tous logous peri autôn poiountai)"
à partir des "formes vues" (cf. note 32).
Le logos est partout, mais pas toujours dans le même sens, et il
ne suffit pas de mettre en oeuvre son logos-parole pour faire preuve
de logos-raison et accéder aux plus hautes cîmes que le
logos est capable d'atteindre !... Dit autrement, il ne suffit pas
d'être rhéteur, maître de logous, pour être
un maître à penser... (<==)
(46) "Par
la puissance du dialegesthai" traduit le grec tèi tou dialegesthai
dunamei. Je renonce à traduire en français le terme dialegesthai,
car le traduire ferait plus de mal que de bien. Les traducteurs traduisent classiquement
ce tou dialegesthai par "(de la) dialectique" ("de la"
présent ou pas selon qu'ils font de "dialectique" un nom complément
de nom ou un adjectif qualificatif du nom utilisé pour traduire dunamis)
ou par "du dialogue", transformant un infinitif substantivé
en un nom ou un adjectif, ce qui, déjà, fait perdre la vision
plus "dynamique" d'une activité en train de s'exercer que suggère
en grec cette construction. Le sens de cette tournure est plutôt quelque
chose comme "par la puissance/le pouvoir qui résulte du fait de
dialoguer/pratiquer la dialectique".
Mais là n'est pas le plus grave, car il ne s'agit somme toute que de
nuance de sens. le vrai problème est bien le sens qu'il faut donner à
dialegesthai, infinitif présent moyen du verbe dialegein,
formé du préfixe dia- ("à travers", "alternativement"
ou "jusqu'au bout") et du verbe legein, verbe dont dérive
le mot logos. Au moyen, le verbe dialegein signifie, au temps
de Socrate et Platon, "converser, discuter, s'entretenir avec", ou
encore, chez Hérodote par exemple, "parler telle ou telle langue
ou dialecte" (le mot français "dialecte", vient d'ailleurs
de cet emploi), mais c'est un verbe relativement rare avant Platon : là
où le site Perseus recense, dans l'ensemble des classiques grecs qui
y sont disponibles, 19400 occurrences du verbe legein, réparties
chez tous les auteurs, il ne recense que 663 occurrences de dialegein/dialegesthai,
dont seulement 38 chez des auteurs antétieurs ou contemporains de Socrate
(Homère : 5 ; Hérodote : 10 ; Thucydide :
3 ; Aristophane : 7 ; Antiphon : 6 ; Lysias :
7), alors qu'on en compte 216 chez Platon, 100 chez Xénophon et 76 chez
Isocrate). Pour ce qui est des autres mots de même racine :
- dialogos, qui a donné le français "dialogue",
n'apparaît que 13 fois en tout, 9 fois chez Platon, 1 fois chez Isocrate,
et le reste chez des auteurs tardifs (Plutarque et Flavius Josèphe) ;
- dialexis, nom d'action dérivé de dialegein,
n'apparaît que 3 fois, 2 fois chez Platon (mais jamais dans la bouche
de Socrate : une fois dans celle de Théétèté,
et une fois dans celle de Calliclès), et 1 fois chez Aristophane (justement
dans les Nuées, au vers 317,
et dans la bouche de Socrate, glorifiant "les Nuées, grandes
déesses des hommes oisifs, par lesquelles nous adviennent la connaissance
(gnômèn), la dialexis, l'esprit (noun), et
aussi la fabulation (terateian), la verbosité (perilexin),
le boniment (krousin) et le saisissement (katalepsin)"), alors
qu'on compte 120 occurrences de lexis, le dérivé equivalent
de legein, dont 28 chez Platon ;
- dialektikos, dont vient le français "dialectique",
et qui n'existe en grec que sous forme d'adjectif, pas de nom (bien que l'adjectif
se substantive en hè dialektikè, sous-entendu technè),
est recensé 50 fois (en incluant la forme adverbiale dialektikôs),
21 fois chez Platon, 27 fois chez Aristote et deux fois chez Xénophon.
Il semble donc bien que dialegesthai et les mots apparentés aient
pris une importance nouvelle dans la mouvance de Socrate, sans qu'on sache pour
autant le (ou les) sens que leur donnait celui-ci. Pour ce qui est de la compréhension
qu'a pu en avoir Platon, on dispose de ses "dialogues", justement,
mais ce n'est pas le fait qu'on ait transposé les mots à l'identique
en français qui nous éclaire sur leur sens, et ce n'est pas à
partir du sens que "dialogue" et "dialectique" ont pris
en français qu'il faut tenter de comrpendre Platon, mais au contraire
à partir de Platon et des usages qu'il fait de ces mots qu'il faut tenter
de déterminer le sens qu'il leur donnait, sans se laisser influencer
par le sens qu'a pu prendre leur transcription en français. C'est pour
cela qu'il me semble que le meilleur moyen de réduire l'influence du
français en la matière et de forcer le lecteur à se poser
des question et à comprendre le contexte au delà des mots pris
isolément est de ne pas traduire ce mot.
La première chose dont il faut se souvenir pour tenter de comprendre
dialegesthai, c'est à la fois de la pluralité des sens
du préfixe dia-, rappelée plus haut, et de la multiplicité
des sens de logos/legein, déjà évoquée dans
la note précédente. La question est de savoir
si le dialegesthai se limite à l'art de "dialoguer",
au sens que ce mot a pris en français, c'est-à-dire à une
technique de la discussion entre plusieurs personnes, auquel cas on ne verrait
pas bien ce qui différencie un Socrate des rhéteurs auxquels il
s'opposait, ou si le mot va plus loin et suppose une attitude différente
à l'égard du logos, qu'il faudrait "dépasser"
pour parvenir à une "vérité" supérieure,
sans que cela implique nécessairement un "dialogue" impliquant
deux ou plusieurs interlocuteurs : n'oublions pas la référence
au Théétète mentionnée dans la note
précédente, selon laquelle la pensée est un logos
de l'âme avec elle-même. Et notons d'ailleurs que cette idée
d'un dialegesthai qui resterait intérieur ne serait peut-être
qu'un retour aux sources, car les 5 utilisations de ce verbe recensées
chez Homère renvoient toutes les 5 à un même vers utilisé
5 fois à l'identique (Iliade,
XI, 407 ; XVII,
97 ; XXI,
562 ; XXII,
122 et XXII,
385), formule toute faite comme on en trouve plusieurs chez lui, dont le
texte est le suivant :
Alla ti è moi tauta philos dielexato
thumos;
qu'on peut traduire par :
Mais pourquoi mon âme discute-t-elle
ainsi avec moi ?
Cette formule est chaque fois mise dans la bouche d'un personnage différent
(Ulysse, Ménélas, Agénor, Hector et Achille, respectivement),
mais toujours, sauf pour la derniière, dans le cadre d'un "monologue"
intérieur introuduit par une autre formule toute faite :
Ochthêsas d' ara eipe pros hon
megalètora thumon :
"Ô moi egô(n)...
c'est-à-dire :
Affligé, il dit alors à
son âme au grand coeur :
"Pauvre de moi...
et dans lequel le héros balance entre deux options. Et si, lorsque la
formule est utilisée par Achille (dernière occurrence), c'est
dans le cadre d'un discours aux Achéens devant le cadavre d'Hector qu'il
vient de tuer, il n'en reste pas moins qu'elle introduit au milieu de ce discours
un a parte où Achille rentre en lui-même pour se remémorer
le triste sort de son ami Patrocle. Bref, pour Homère, le dialegesthai
est exclusivement "intérieur", et impique le seul thumos
du héros (mot que j'ai traduit, dans les vers d'Homère, par "âme",
et qui sert, chez Platon, à désigner la partie médiane
de la psuchè, de l'âme, celle qui justement est tiraillée
entre la voix du logos, et celle des "passions (epithumiai)").
Or tout Athénien du temps de Socrate ou de Platon, qui avait passé
son enfance à mémoriser les vers d'Homère en apprenant
à lire, ne pouvait pas ne pas avoir présent à l'esprit
ce vers passe-partout, lorsqu'il entendait parler de dialegesthai, même
si le mot avait trouvé d'autres emplois depuis.
Bref, au vu de tout ceci, "dialogue" ou "dialoguer" met
trop l'accent sur le dialogue oral entre plusieurs personnes (non que celui-ci
soit exclu du dialegesthai selon Platon, mais il n'est pas sûr
qu'il se limite à ça) et "dialectique" donne une connotation
par trop technique à un mot que ne l'avait justement pas encore pour
les interlocuteurs supposés de Socrate. Pour mieux comprendre ce que
Platon entend par dialegesthai, il faudra attendre qu'il nous fasse décrire
un peu mieux par son Socrate ce qu'il met derrière ce mot à la
fin du livre VII. (<==)
(47) "Considérant" traduit le grec poioumenos, participe présent moyen du verbe poiein, "faire". Ce sens du moyen poieisthai revient à quelque chose comme "se faire l'idée que". (<==)
(48) "Des
voies d'approche et des tremplins" traduit le grec epibaseis te
kai hormas. Epibasis, formé du préfixe epi-
("sur, vers") et de basis, "marche", nom dérivé
du verbe bainein, "marcher", veut dire au sens premier "action
de marcher sur, ou vers", soit "approche", ou "attaque",
ou encore "moyen d'approche, accès".
Le sens premier de hormè est "élan, assaut, effort,
départ". Le mot peut aussi vouloir dire, au sens moral, "impulsion,
désir, ardeur, zèle".
Les termes choisis par Socrate, on le voit, évoquent plus des actions
du logos que des instruments destinés à faciliter sa progression,
et impliquent tous deux une idée de mouvement, et même de mouvement
assez violent. (<==)
(49) Le texte
grec traduit par "allant jusqu'au non hypothétisé, vers
le principe du tout" est mechri tou anupothetou epi tèn tou
pantos archèn iôn. Il s'agit bien là de deux compléments
distincts du verbe iôn (allant) introduits par deux prépositions
différentes de sens voisin :
- mechri avec le génitif signifie "jusqu'à"
et introduit tou anupothetou, génitif neutre singulier, qui constitue
donc un adjectif substantivé (comme "le beau", to kalon,
ou "le bon", to agathon) ;
- epi avec un accusatif, dont le sens est beaucoup plus large, à
partir du sens premier de "sur", et qui peut signifier "à
travers" ou encore "dans la direction de, vers", et aussi "jusqu'à",
qui introduit tèn archèn, accusatif féminin singulier.
La reformulation semble disjoindre ici ce qui était joint dans la première
formulation, qui parlait d'aller ep' archèn anupotheton, faisant
d'anupotheton un qualificatif du "principe". Il s'agit sans
doute de mettre en valeur le anupotheton, plus important encore que l'appellation
d'archè, de "principe", qui, elle, est renforcée
par le complément qui en fait le principe "du tout". Ce qui
est anupotheton, pas "posé sous" quelque chose, c'est
ce qui est principe du tout, qui domine tout comme le soleil, dans la section
précédente, était présenté comme dominant
tout l'ordre du visible, ou le bien tout l'intellibgible. Il semble y avoir
dans l'esprit de Platon un conflit entre l'image associée au mot hupothesis,
qui est celle de "socle", de "base", que l'on met sous
des raisonnements pour leur servir de "béquilles", et l'image
associée au mot archè, qui implique une idée de
domination, d'origine dont tout ce qui "découle" est
nécessairement "plus bas" (un liquide coule de haut
en bas). Mais, au delà des images, ce qui est en jeu ici, c'est bien
le statut même du "principe (archè)" par rapport
à celui d'un "hypothèse". Le "principe de toutes
choses" n'est pas, pour Platon, une "hypothèse" plus "productive"
que toutes les autres, mais quelque chose qui est bien d'un autre ordre. Et
ce n'est pas en remontant d'hypothèses en hypothèses plus générales
qu'on trouvera le principe de toutes choses. Les "physiciens" qui
le pensent font fausse route et sont condamnés à l'échec,
car ils restent prisonniers du premier segment du noèton. Ce n'est
pas en "creusant la terre" pour trouver un "point d'appui"
plus stable tout en restant prisonnier de l'ordre du devenir et du "visible"
que l'on trouvera le "principe du tout", mais en "se retournant"
vers la source de la lumière pour escalader la pente qui mène
hors de la caverne (voir la section suivante avec l'allégorie
de la caverne, que toute cette description de la progression du logos
anticipe)...
Étant donné la position de ce passage dans la République,
au cours d'une discusison sur "l'idée du bien" (cf.
505a2), entre l'analogie
du bien et du soleil, que cette section prétend compléter,
et l'allégorie de la caverne que Socrate nous
explique aussitôt comme une allégorie de la marche de l'âme
vers cette "idée du bien" (cf. 517b9-c1),
il ne fait pas de doute que le "principe du tout" qui est anupotheton,
c'est cette "idée du bien". Or chacun sait que cette
"idée" n'est pas une "hypothèse", quel que
soit le sens que l'on donne à ce terme. Socrate nous l'a dit dès
le début de la discussion, en 505d5-9 :
si les hommes peuvent se contenter de l'apparence du beau ou du juste, personne
ne se satisfera de l'apparence du bien. Bref, le bien lui-même n'est pas
une "hypothèse" et c'est en vue de lui que tous font ce qu'ils
font. Ce qui est objet de discussion, ce n'est pas que tous ne recherchent pas
le bien, leur bien, mais ce qui constitue notre bien. Nous ne
raisonnons jamais en des termes du genre de : "si le bien existe,
alors...", mais toujours en des termes comme : "si ceci
conduit à mon bien, alors..." Et la manière dont on "déduit"
des "conséquences" du "principe du tout" qu'est le
bien n'a rien à voir avec la manière dont on déduit des
conséquences d'une hypothèse "scientifique". Le bien
n'est pas un point de départ, mais un point d'arrivée. Il n'est
pas ce sur quoi nous nous appuyons pour avancer, mais ce vers quoi nous devons
aller, ce que qui éclaire la manière dont chacun de nous doit
se construire. Notre problème n'est pas de le prendre pour "hypothèse",
mais de chercher à le "voir" pour orienter notre marche dans
la bonne direction. Il n'impose pas sa "loi" comme un "principe
physique" dont les conséquences découlent de manière
"nécessaire" et que nous pourrions "découvrir"
à partir de ses effets en essayant de trouver l"'hypothèse"
dont toutes les conséquences sont conformes aux faits observés
(c'est-à-dire donc en prenant appui sur le "visible"), mais
il est ce vers quoi nous ne pouvons pas ne pas aller dès qu'on en a pris
une claire conscience, mais qui ne s'impose pas à nous si nous ne faisons
pas effort pour le chercher. Il est ce que nous croyons voir, à tort
ou à raison, à l'horizon de tous les buts que nous nous fixons.
Il est ce qui donne à toutes choses leur "consistance", leur
"valeur", leur "ousia" (cf. 509b6-10).
Et donc, en fin de compte, il est bien anupotheton dans tous les sens
que l'on peut donner à ce terme. Il ne sert d'"hypothèse"
à aucun raisonnement "scientifique", et comment le pourrait-il,
puisque, bien que nous le cherchions tous, nous ne sommes pas tous d'accord
sur ce qu'il est ; et il n'est pas "hypothétique" au sens
de "pas certain", puisque tous sont certains que c'est lui qu'ils
recherchent, en vérité et pas en illusion.
Ayant dit ceci, il est intéressant de revenir maintenant à la
version d'Aristote du principe anupotheton, à laquelle j'ai fait
allusion dans la note 18. Dans le passage cité
(Métaphysique,
Gamma, 1005a19-b34), on voit le bon élève faire des efforts
intenses et pourtant infructueux pour tenter de s'élever jusqu'à
un "principe" qui réponde aux critères que suggère
Platon : il a bien compris que ce "principe" n'était pas
spécifique à tel ou tel domaine d'investigation et que donc il
n'était pas de ceux dont les géomètres ou les arithméticiens
("oute geômetrès out' arithmètikos...",
1005a31)
s'inquiètent ; il a bien compris qu'il transcendait l'ordre du "physique",
et qu'il ne pouvait donc être atteint par les "physiciens" ("tôn
phusikôn enioi", 1005a32)
qui pensent que la phusis est le tout de l'être ; il a bien
compris qu'il était de l'ordre du logos et que c'était
au philosophos de le rechercher ; mais hélas ! chez
lui, le dialegesthai est devenu sullogizesthai dans le sens le
plus technique du terme ("raisonner par voie de syllogismes"), le
plhilosophe doit se mettre en quête des "principes de l'art du
syllogisme (peri tôn sullogistikôn archôn)",
l'anupothetikon est pour lui synonyme de "certain (bebaios)",
même s'il ajoute que ce principe "ne doit pas être une hypothèse
(touto ouch hupothesis)" (1005b15),
et ce qui, dans cette perspective, est pour lui le premier et le plus certain
des principes c'est le principe de non contradiction ! Décidément,
la leçon du Parménide, dans lequel Platon a pris la peine
de choisir comme pâle interlocutuer de Parménide dans son "jeu
fastidieux" un homonyme de son élève, un jeune Aristote,
pour un exercice de pure logique dans lequel on démontre avec autant
de rigueur tout et son contraire, faute d'enraciner ses raisonnements dans le
"visible", au contraire de la "dialectique" que pratiquera
l'étranger d'Élée dans le Sophiste (il me suffit d'ouvrir
les yeux pour voir que "Théétète est assis" est
vrai et "Théétète vole" est faux, cf. Sophiste,
263a-b, et cela me suffit à priouver l'existence du discours faux),
ne semble pas avoir porté de fruits chez son premier destinataire !
D'une part, comme le montre la convergence de plus en plus grande des mathématiques
et de la logique, les principes de la logique ne sont que le dernier niveau
d'abstraction des principes mathématiques (la théorie des ensembles
fournit une reformulation mathématique des principes des syllogismes
énoncés par Aristote dans ses Analytiques), et donc le
principe de non contradiction ne nous fait pas sortir du premier ordre des noèta
tel que décrit par Platon (d'ailleurs, Aristote commence son exposé
en parlant non de "principe (archè)", mais de "ce
qu'on appelle axiomes (axiômatôn) en mathématiques",
et en se demandant si c'est du même ordre, et dans le champ d'investigation
de la même epistèmè que l'ousias, cf. 1005a20) ;
et d'autre part, ce principe qu'Aristote prétend irréfutable,
il est déjà obligé pour l'affirmer de contester que certains,
dès avant lui, aient voulu le mettre en doute (en 1005b25,
il met en doute la parole de ceux qui prétendent qu'Héraclite
le mettait en doute). Et l'on sait que depuis, d'autres ont tenté, avec
plus ou moins de succès, de développer des logiques qui s'affranchissent
de ce principe... Et, quoi qu'il en soit, ce principe peut tout au plus nous
aider à mieux nous servir de notre logos, en le rendant plus "productif",
plus apte à atteindre les "objectifs" (teleutai) que
nous nous fixons, par exemple, produire de l'énergie électrique,
ou produire une bombe atomique, à partir d'uranium enrichi, mais il ne
nous permettra jamais de savoir s'il est meilleur pour nous de faire ceci plutôt
que cela. On pourra rétorquer que le principe que pose Platon ne nous
aide guère plus, puisque, si nous savons que nous recherchons notre bien,
nous ne savons pas quel il est. Certes, mais le principe anupotheton
de Platon peut au moins nous inciter à nous mettre en recherche de la
seule chose qui devrait occuper notre vie, il nous indique une direction, alors
que celui d'Aristote ne nous donne que le mode d'emploi d'un "outil",
notre logos (n'oublions pas qu'Aristote était, à l'Académie,
après y avoir été élève, professeur de rhétorique),
dont le problème est justement que nous pouvons avec faire aussi bien
le bien que le mal, puisque nous sommes des êtres "libres" au
regard du bien et du mal, du fait justement de notre logos, qui nous
permet de prendre conscience de l'existence du bien et de sa non nécessité,
qui laisse place pour son "contraire", ou son "absence",
le mal. (<==)
(50) "Ayant mis la main dessus" traduit le grec hapsamenos autès. Le verbe haptesthai, dont hapsamenos est le participe aoriste, signifie au sens premier "toucher, mettre la main à", et est à l'origine de mots comme aptos, "tangible", et apsis, "le toucher". Il peut se traduire par "atteindre", mais il m'a semblé important de garder dans la traduction le caractère "tangible" que Platon cherche à donner à son "principe du tout" par le choix de ce verbe. Il y a là une manière de plus de suggérer qu'il ne s'agit pas d'une pure "invention" de notre esprit, mais de quelque chose qui lui est, sinon "extérieur", du moins "transcendant" en ce que son existence ne dépend pas de nous. (<==)
(52) "Y
rattachant en retour ce qu'y s'y rattache" traduit le grec palin
au echomenos tôn ekeinès echomenôn. Cette formule pose
un problème de traduction, en ce sens qu'elle utilise deux fois le participe
présent moyen du verbe echein, dont le sens premier est "posséder,
tenir, retenir", et de là "avoir", dans deux rôles
différents : d'une part en tant que verbe ayant pour sujet le autos
ho logos du début de la phrase, dans une série de propositions
utilisant des verbes au participe présent ou aoriste pour décrire
les étapes successives du processus suivi par le logos (iôn,
"allant" ; apsamenos, "ayant mis la main dessus" ;
echomenos, "rattachant" ; et un peu plus loin, proschrômenos,
"se servant") ; d'autre part, en tant que complément d'objet
de ce participe présent, au neutre, et substantivé par l'article.
Il n'est pas rare de trouver en grec une tournure où l'on utilise comme
complément d'objet direct d'un verbe le nom de même racine que
le verbe, mais le problème vient ici de la multiplicité des sens
possible de echein, et de la difficulté d'en trouver un qui convienne
aux deux emplois, actif du point de vue du logos et passif du point de
vue de ce sur quoi il exerce son action. Le sens qui semble convenir ici est
un sens qui dérive de "tenir" par l'idée de proximité,
de contiguïté, qui est celui de "suivre immédiatement".
Ainsi, ta echomena, c'est "ce qui suit", ou "ce qui se
rattache à" quelque chose qui est venu auparavant, ou "ce qui
concerne" quelque chose ou quelqu'un. J'ai chosi parmi ces traductions
possibles une qui permettait de garder le même verbe pour les deux emplois
de echomenos.
Ce qui est important à noter, c'est que l'accent n'est pas mis par ce
verbe sur l'idée d'un processus déductif rigoureux qui conduit
du principe à ses "conséquences", mais plutôt
sur l'idée de proximité : une fois le principe trouvé,
on cherche ce qui est dans son voisinage (un des sens possible de hoi echomenoi,
c'est "les voisins"). D'ailleurs, Socrate ne parle pas de ta echomena
au pluriel, mais de ton echomenon au singulier. Si l'on veut traduire
par "tirant les conséquences de celui-ci", ou quelque
chose d'approchant, c'est en se souvenant de l'étymologie de "conséquence",
dans laquelle on retrouve le verbe latin sequi, "suivre". (<==)
(53) "Elle redescende jusqu'au terme" traduit le grec epi teleutèn katabainèi. Dans la première formulation de la description des deux segments du noèton, Socrate caractérisait le processus donnant accès au premier par le fait qu'il progessait, non pas ep' archèn, mais epi teleutèn. (<==)
(54) "Un travail de longue haleine" traduit le grec suchnon ergon. Ergon, c'est l'action par opposition à l'inaction, mais aussi par rapport au logos, quand par exemple on dit qu'il faut traduire ses croyances "en paroles et en actes". Or Glaucon l'emploie ici pour parler d'une activité que Socrate vient de décrire comme étant celle du logos. Le terme utilisé par Glaucon pour qualifier cette activité, suchnon, signifie "long" dans un sens temporel, ou encore "fréquent, nombreux, abondant". (<==)
(55) "Expliquer" traduit le verbe diorizein, formé du préfixe dia- (comme dianoein, ou dialegesthai, que nous avons déjà rencontré dans la bouche de Socrate), et du verbe horizein, dérivé de horos, "limite" (dont vient le français "horizon"), qui signifie "limiter, borner", mais aussi "délimiter", et de là, "définir" (c'est-à-dire, "borner le sens"). Diorozein peut signifier "séparer par une limite", ou encore "distinguer, discerner" (et donc, d'une certaine manière, encore "définir", en séparant des mots de sens voisin), et aussi "expliquer". C'est un peu de tout cela que fait Socrate, mais la construction de la phrase de Glaucon, qui donne au verbe comme complément d'objet direct une proposition infinitive avec le verbe être : saphesteron einai (être plus clair), dont le sujet est tout ce qui suit, ne permet pas, en français, de retenir une traduction par "définir", ou "distinguer", sans modifier la tournure de la phrase grecque. (<==)
(56) "De ce qui est et de plus [est] intelligible" traduit le grec tou ontos te kai noètou. Le grec ne laisse pas de doute sur le fait que ce dont veut parler Glaucon ici, ce sont les chose qui, tout à la fois, "sont (ontos)" et "sont intelligibles (noètou)" : un seul article pour les deux participes, et un renforcement du kai ("et") par un te traduit ici par "de plus"). On remarquera d'autre part que, dans le grec, le "est" n'est pas redoublé (mot-à-mot : "de l'étant et de plus intelligible", d'où la mise entre crochets du second dans ma traduction), et que d'ailleurs, le second terme n'est pas un participe présent, mais un adjectif verbal. On aurait pu avoir tout simplement tou noètou ontos, pour "de l'étant intelligible", c'est-à-dire "de ce qui est intelligible", voire, en sous-entendant tout simplement le ontos comme le fait Socrate, tou noètou. En explicitant le ontos et en allant juqu'à le séparer du noètou par deux particules de coordination, Glaucon veut donc manifestement mettre en valeur ce ontos, qui d'ailleurs vient en premier. On peut voir dans cette formulation une affirmation de sa part, qu'on ne trouve pas explicitement dans ce qu'a dit Socrate, du fait que les noèta "sont" (c'est-à-dire, sont aussi des onta, des "étants"). Reste que cette formulation n'écarte pas la possibilité que certains noèta ne soient pas aussi des "étants (onta)", et que certains "étants" ne soient pas "intelligibles (noèta)". (<==)
(57) "Ce qui est observé" traduit le grec to theôroumenon, participe présent passif neutre substantivé du verbe theôrein, dérivé de theôros, dont le sens premier est "spectateur aux jeux publics", et particulièrement, "députés officiels" envoyés pour représenter une cité à ces jeux, et par extension, pour consulter un oracle ou faire une offrande au dieu, puis finalement, pour servir d'ambassadeur (sens assez voisin de celui du mot "observateur" utilisé de nos jours pour parler par exemple d'envoyés de l'ONU dans tel ou tel pays en proie à des difficultés internes). Theôrein, c'est donc au sens premier "assiter à des jeux, ou à une fête religieuse". Dans la suite de la phrase de Glaucon, on va trouver par deux fois un verbe de forme et de sens voisins, mais d'origine distincte, theasthai, que j'ai traduit par "contempler", et qui, lui, dérive de thea, "vue, spectacle, contemplation", dont vient aussi le mot theatron, "théâtre". Hoi theômenoi, que l'on trouve un peu plus loin, et que j'ai traduit par "ceux qui contemplent", veut en général dire "les spectateurs" (mot-à-mot, "les contemplants"). La discussion sur la différence entre science et opinion qui clôt le livre V commence à partir d'une tentative pour distinguer le philosophos du philotheamôn, c'est-à-dire de l'amoureux de toutes sortes de spectacles (qui deviendra à la fin de cette discussion un philodoxos, "ami de l'opinion"). Le mot theamôn est lui aussi dérivé de thea et désigne celui qui contemple, qui observe. "Contempler" est aussi un des sens possibles de theôrein, mais, pour le distinguer de theasthai utilisé dans la même phrase, j'ai ici préféré la traduction par "observer". C'est de cette idée de "contemplation" par les yeux de l'esprit que découle le sens du mot theôria qui a donné "théorie" en français (à côté d'autres sens de ce mot plus en rapport avec le sens premier de theôros). Dans un autre registre qu'avec idein, on est toujours dans une problématique du "voir" pour parler des activités de l'esprit. (<==)
(58) "Sous la conduite de la science du dialegesthai" traduit le grec hupo tès tou dialegesthai epistèmès. Pour les raisons qui me poussent à ne pas traduire le mot dialegesthai, voir la note 46. Noter que Socrate a parlé de tèi tou dialegesthai dunamei, c'est-à-dire "de la puissance du dialegesthai", de son "pouvoir", si l'on préfère, pas d'une epistèmè, d'une "science". Ce glissement de vocabulaire de la part de Glaucon n'est pas neutre, et trahit en quelque sorte l'état d'esprit d'une bonne partie de la jeunesse Athénienne du temps de Socrate, séduite par les sophistes et autres professeurs de rhétorique : ce qu'ils cherchent, c'est bien un "pouvoir", une dunamis, et ce, au sens le plus politique du terme, et, pour le conquérir, ils veulent qu'on leur enseigne une techè, une epistèmè (deux mots qu'on trouve, dans notre section, dans la bouche de Glaucon, mais pas dans celle de Socrate), bref des "recettes" pour en imposer au peuple et se hisser aux plus hautes places. Or ce n'est pas du tout cela que leur propose Socrate, du moins pas comme ils se l'imaginent, et le "pouvoir du dialegesthai" dont il parle n'a rien à voir avec une quelconque "technique oratoire", un "art du dialogue", qui assurerait la domination d'un interlocuteur sur les autres. Et c'est là une raison supplémentaire pour ne pas traduire dialegesthai par "dialectique", qui, de nos jours, suggère trop une technique spécifique, dont on ne sait d'ailleurs pas toujours en quoi elle consiste !... Il se pourrait bien que, plus que la confrontation des interlocuteurs, ce soit le choc des mots les uns avec les autres, et le réseau de relations qui se tisse ainsi à travers les mots, qu'ils soient prononcés ou simplement "pensés", par la même personne ou par plusieurs interlocuteurs, et, au-delà des mots, entre ce qu'ils tentent de désigner, qui fasse progresser celui qui est capable de voir clair dans cette "toile". Mais apprendre à y voir clair dans le labyrinthe du logos n'a pas grand chose à voir avec l'apprentissage de "recette" pour mieux convaincre... (<==)
(59) "Arts" traduit technôn, terme déjà employé par Glaucon dans sa réponse précédente (cf. note 43), mais que, là encore, Socrate n'a pas employé. Il semble que Glaucon essaye de jouer des bons élèves en suggérant une opposition entre technè et epistèmè que se garde bien de cautionner Socrate, pour le moment du moins. (<==)
(60) Je traduis dianoia par "réflexion", pour rester cohérent avec la traduction de dianoeisthai par "réfléchir" en 510d6 (cf. note 33). D'autres traductions sont possibles, mais toutes risquent de "polluer" la compréhension du texte, car ce qu'il faut, ce n'est pas comprendre le texte par le sens préalable du mot utilisé, quel qu'il soit, mais comprendre le mot, et surtout ce qui est derrière lui, à partir du jeu de relations et d'oppositions dans lequel il prend place dans le discours de Socrate. Par ailleurs, dans la mesure où ce terme semble associé au sous-segment "inférieur" (le premier décrit) de l'intelligible, qui est l'homologue dans l'intelligible du sous-segment des images dans le visible, le terme de "réflexion", qui évoque justement l'idée d'images, ne me semble pas trop déplacé. (<==)
(61) "Ils examinent" traduit le grec skopein, encore un autre verbe dont le sens premier a trait à la vision (c'est le verbe dont dérive le suffixe français "-scope" qu'on trouve dans tous les mots décrivant des appareils destinés à voir ou "observer", par opposition à "-graphe", dérivé de graphein, qui suggère l'écriture ou l'enregistrement). (<==)
(62) L'"intelligence" qui s'oppose ici à la "réflexion (dianoia)", c'est noun, accusatif de nous, que l'on retrouve d'ailleurs à la racine de dianoia. Mais noun ischein, "posséder l'intelligence" suggère une idée de stabilité et de résultat atteint, là où dianoia évoque plutôt un processus menant à ce résultat (ou à un autre). (<==)
(63) C'est délibérément que je n'ai pas coupé en français cette longue phrase à tiroirs de Glaucon, pas plus que je n'ai coupé, dans les répliques précédentes, les longues phrases de Socrate (une phrase par réplique, ou presque, depuis qu'il a entrepris de décrire le noèton), car je pense que le style oratoire que Platon prête à chacun de ses personnages fait partie des "indices" qu'il nous propose pour nous aider à percevoir ce qui se joue dans les dialogues. Les phrases de Socrate, en effet, étaient longues, mais assez faciles à analyser et grammaticalement correctes. Celle de Glaucon, par contre, pose plus de problèmes, et il semble avoir predu le fil de sa construction initiale avant d'en atteindre le terme. Ce qui se conçoit bien s'énnonce clairement, dit-on. Comparer la plus ou moins grande rigueur grammaticale de chacun des interlocuteurs fournit aussi des indications sur la clarté de leurs idées. Il est d'autant plus regrettable que certains traducteurs, pour faire montre de leur maîtrise du style, et sous couvert de nous "faciliter" la compréhension, "torpillent" ce que Platon a si savamment orchestré. (<==)
(64) "L'état d'esprit" traduit le grec hexin. Le mot hexis est le substantif décivé du verbe echein, "posséder, avoir". L"hexis, c'est donc au sens premier la possession, d'où dérive le sens de "manière d'être, état", qui est le résultat des "habitudes" que l'on "possède", et donc aussi le sens d'"habitude, état d'esprit". (<==)
(65) "De ceux qui sont versés dans la géométrie" traduit le grec tôn geômetrikôn. Geômetrikos n'est pas un nom, mais un adjectif signifiant "qui concerne la géométrie". Hoi geômetrikoi, c'est donc mot-à-mot "les géométriques", c'est-à-dire quelque chose comme ceux que Pascal décrirait comme ayant "l'esprit de géométrie". Il existe un nom de la même racine, en grec, geômetrès, mais il est probable que, pour Glaucon, il évoque plus les "arpenteurs", c'est-à-dire ceux qui font un usage pratique de la "géométrie", la science du mesurement de la terre (voir note 43), que les praticiens de la géométrie plus théorique auxquels il pense que Socrate fait référnce. (<==)
(66) Je traduis
par "tu as capté" le grec apedexô, bien
que l'usage du verbe "capter" dans le sens d'"entendre/comprendre"
soit plutôt réservé au langage familier, voire argotique,
des jeunes d'aujourd'hui, où il se fonde sur l'analogie avec la réception
d'un signal radiophonique ou télévisuel, parce que je pense que
le choix du verbe utilisé par Socrate est quelque peu ironique, ce que
ne laisserait pas percevoir un plus classique "tu as compris", surtout
lorsque la traduction de l'adverbe au superlatif ikanôtata par
"très bien" ou quelque chose d'équivalent donne à
la réplique de Socrate l'air d'un compliment on ne peu plus sérieux,
alors que cet ikanôtata dans la bouche de Socrate pourrait bien
n'être qu'un retour de manivelle en réponse à ce qui pourrait
n'être qu'accès de fausse modestie d'un Glaucon commençant
son pédant résumé par un ikanôs men ou, "certainement
pas convenablement", pour qualifier sa compréhension des explications
de Socrate.
En effet, Socrate n'utilise pas ici l'un des verbes qu'il a utilisé auparavant,
comme katanoein (voir note 12) ou manthanein
(voir note 19), le premier qui implique l'appréhension
par le nous (dont justement Glaucon avait plein la bouche), le second
qui implique le résultat d'un processus d'apprentissage, mais le verbe
apodechesthai, dont le sens premier est "recevoir". Au sens
figuré, le verbe veut aussi dire "accueillir dans son esprit, admettre,
approuver" et enfin "comprendre", mais il est clair que l'accent
n'est pas sur la compréhension, mais sur la réception, avec l'idée
implicite que si l'on a bien "reçu" (entendu), on a bien compris.
Resterait à démontrer que, parce que Glaucon a bien "reçu",
"capté", ce qu'a dit Socrate, il l'a aussi bien "compris".
Or, le moins qu'on puisse dire est que le résumé que vient de
faire Glaucon de ce qu'avait dit Socrate, au niveau du vocabulaire au moins,
n'est pas des plus fidèles. Comme je l'ai fait remarquer au fil des notes
sur son résumé, on y trouve plusieurs termes que n'a pas employé
Socrate, et certains des termes employés par Socrate, et non des moindres,
en sont absent (le tableau de la page "le vocabulaire
de la ligne" permet de se faire une idée de ces changements).
Ainsi, Glaucon transforme la "puissance (dunamis)" du dialegesthai
en une epistèmè ("science"), parle de technai
("arts", "techniques", "sciences" ?), terme
que n'a pas employé Socrate, et aussi de nous, terme qui est sous-jacent
à toute une partie de la terminologie employée par Socrate, à
commencer par noèton ("intelligible"), mais qu'il n'a
pas employé non plus (c'est que le terme est ambigu, puisqu'il peut aussi
bien désigner une "faculté" de l'homme, presque un "organe"
lui donnant cette faculté, que le bon usage que l'on peut en faire),
remplace l'opposition introduite par Socrate entre original et image, qui joue
à plusieurs niveaux, par une référence aux "sens"
(aisthèsesin, 511c8), introduit une opposition
entre opinion (doxa) et "intelligence" (nous) qui n'était
pas présente dans ce qu'a dit Socrate, pour placer entre les deux la
dainoia, la "réflexion", terme employé comme
en passant par Socrate, et peut-être dans un sens qui n'était pas
alors "technique" (je l'ai traduit par "réflexion"
pour rester cohérent avec ses autres emplois dans notre section, mais
une traduction par "pensée"--il s'agit de choses "qu'on
ne peut voir que par la dianoia"--, qui est celle de presque tous les
traducteurs à cet endroit, aurait été plus "naturelle"),
alors que Glaucon fait pratiquement de ses explications une définition
de ce terme, mais surtout, il ne fait aucune référence aux eidè,
qui étaient centrales chez Socrate dans la description du second segment
du noèton, ni non plus au logos, et évite consciencieusement
l'emploi des verbes idein et eidenai, proches d'eidos,
leur préférant theasthai, theorein ou skopein,
pour les activités des "scientifiques". Certes, la reformulation
dans d'autres mots que ceux qu "maître" peut être une
bonne manière de contrôler la compréhension, et c'est peut-être
ce que Glaucon a voulu faire, mais il reste à démontrer que sa
reformulation est bien fidèle à ce que voulait dire Socrate. Et
je n'en suis pas aussi sûr que les traducteurs qui voient dans cette remarquede
Socrate un compliment à l'égard de Glaucon. Aussi, dans le doute,
je préfère une traduction qui, en interpelant le lecteur, l'incite
à chercher plus loin et lui donne ainsi l'opportunité de se faire
sa propre opinion. (<==)
(67) "Affections engendrées dans l'âme" traduit le grec pathèmata en tèi psuchèi gignomena. Le mot pathèma, dérivé du verbe paschein qui veut dire "subir, éprouver, être affecté par", par opposition à "agir", peut désigner toute sorte d'événement qui affecte le corps ou l'âme, maldie, accident, affliction, etc. ou encore l'état qui en résulte, les dispositions qu'il y induit. Le verbe gignesthai, dont gignomena est le participe présent passif au neutre pluriel, ajoute l'idée d'"engendrement", de "devenir". Une autre traduction serait "les états produits dans l'âme". Ce qui est sûr, c'est que Socrate cherche à suggérer ici une certaine "passivité" de l'âme dans tout ce dont il va parler. C'est important de le noter, car, si l'on n'a pas de mal à admettre que, dans l'ordre du visible, notre vue, et nos sens en général, sont d'un certain point de vue "passifs" par rapport à des impressions qui leur viennent de l'extérieur et qu'ils "subissent" sans les solliciter, tout le problème est justement de savoir s'il en va de même dans l'ordre du noèton : sommes- nous "actifs" dans la production de nos pensées, ou sont-elles, elles aussi, induites par des "impressions" venues de l'"extérieur" ? En mettant sur le même pied les quatre pathèmata dont il va perler, Socrate prend clairement position sur ce point : notre "esprit", tout autant que nos sens, est fondamentalement "passif" par rapport à des "sollicitations" venues d'"ailleurs". Aussi, traduire pathèmata par "opérations", comme le font Chambry, Baccou et Karsenti/Prelorentzos, c'est tout simplement trahir Platon. (<==)
(68) Les quatres
pathèmata que mentionne Socrate sont, dans l'ordre :
- la noèsis ("intelligence"), terme nouveau qui
désigne l'activité correspondant au noein, et qui, plus
rare que nous, utilisé par Glaucon, à l'avantage sur lui
de ne pas prêter à confusion entre une "faculté"
et le bon usage que nous en faisons (nous, en effet, comme le français
"intelligence", peut aussi bien s'employer dans le sens où
l'on dit que "l'homme est un animal intelligent", c'est-à-dire
"doué d'intelligence", mais d'une intelligence qui n'est pas
la même en chaque individu, que dans le sens où l'on dit que "Einstein
avait une grande intelligence" pour manifester que, chez lui, l'intelligence
était plus grande que chez d'autres, ou que "Untel a fait preuve
d'intelligence en agissant de telle et telle manière") : la
noèsis, c'est l'appréhension par le nous, considéré
comme la "faculté" en nous qui nous donne accès aux
noèta, eux-mêmes vus comme extérieurs à notre
nous, qui en "subit" les impressions plus ou moins distinctes
(voir note précédente sur pathèma) ;
- la dianoia ("réflexion"), que nous avons déjà
rencontrée en 511a1 dans la bouche de Socrate, et dont Glaucon semble
faire grand cas : en tant que pathèma, il faut sans doute
la concevoir comme la faculté en nous qui est mise en mouvement par les
impressions sensibles, la vue en particulier, mais qui a le pouvoir de remonter
de là aux noèta, se distinguant donc de la noèsis
par le fait que son accès aux noèta n'est pas direct, et
qu'elle peut donc se tromper et "inventer" des noèta
à partir de ce qu'elle voit et perçoit, si la noèsis
ne lui fournit pas une "vision" adéquate des noèta
"instanciés" dans les objets visibles dont elle "abstrait"
ce qu'elle manipule ;
- la pistis ("croyance"), terme nouveau, lui aussi, qui
définit, dans le sens le plus général, et pas simplement
"religieux", l'attitude de l'âme qui "croit" ce qu'elle
voit pour conduire sa vie ; certes, on parle d'un "acte" de foi,
mais pour que la "foi", la "croyance", quelle qu'elle soit,
devienne "acte", il faut une intervention de la volonté, et
donc de l'"intelligence" ; le pathèma dont parle
ici Socrate est en amont de cet éventuel "acte de foi" :
même les animaux peuvent en un certain sens être dits "croire"
en ce qu'ils voient et sentent et dont dépend leur comportement, et souvent
leur survie, mais les actes qui en découlent dans leur comportement instinctif
sont distincts du pathèma qui les inspire ;
- l'eikasia ("imagination"), terme lui aussi nouveau,
qui, en tant que pathèma, peut être décrit comme
la capacité de nos sens à former, à partir de certaines
sollicitations, des "repésentations" analogues à d'autres
dont l'origine est différente, comme par exemple dans des rêves
où l'on croit voir quelque chose ou quelqu'un, alors que nos yeux ne
voient pas ce qu'on croit voir, et que cette "image" résulte
d'autres sensations.
Ce n'est là qu'une compréhension possible de ces termes. Le tableau
de la page "le vocabulaire de la ligne"
montre qu'il y a d'autres compréhensions possibles de ceux-ci. Mais ce
que j'ai surtout voulu montrer, c'est comment la compréhension d'un seul
mot, le terme pathèmata utilisé par Socrate pour qualifier
globalement ce sur quoi portent les quatre termes qu'il va ensuite employer,
peut complètement changer la compréhension qu'on peut avoir de
ceux-ci. Toute la question est de savoir si l'on traduit pathèmata
en fonction de la précompréhension que l'on a des mots que va
employer ensuite Socrate ou de ce qu'on croit qui se cache sous ces mots, ou
si l'on part de ce qu'implique pathèma pour essayer de mieux comprendre
ce qui suit.
Pour continuer dans la même ligne et approfondir ce qu'implique l'idée
que même la noèsis est un pathèma, j'ajouterai
que, si Platon insiste pour rester, à propos des noèta,
dans l'analogie du "visible", en empoyant un mot comme eidos,
dérivé d'un verbe signifiant "voir", et en parlant de
ce "qu'on ne peut voir (idein) que par la réflexion",
c'est sans doute, comme je l'ai déjà dit, pour nous faire prendre
conscience que les "formes visibles (horômena eidè)"
que nous croyons voir ne sont pas des données brutes de la vue, mais
des "abstractions" impliquant déjà notre nous,
mais c'est probablement aussi, en sens contraire, pour nous faire réaliser
que, si, comme il le suggère, il existe des noèta qui sont
"extérieurs" à notre nous et dont notre nous
"subit" les "effets" tout comme notre oeil perçoit
les rayons lumineux issus des corps visibles, noèta que nous pouvons
"voir" à l'aide de notre noèsis ou de notre dianoia,
le même phénomène se produit dans cette "vision"
que dans la vision par les yeux, à savoir que la "perception"
que nous avons de la chose n'est pas la chose même et que notre vue "spirituelle",
tout comme notre vue "sensible", peut nous donner une "image",
une "silhouette", une eidos, de la chose vue (par l'oeil du
corps ou par celui de l'esprit) qui la déforme, ou ne permet pas d'en
avoir une claire appréhension. Et surtout, que, de même que c'est
notre nous qui, dans la vision sensible, détermine en fin de compte
comment découper dans les taches de couleurs que nous percevons des "entités"
distinctes et qui "déduit" les relations qui peuvent exister
entre ces entités, au risque de se tromper, de même, notre nous,
en "percevant" les noèta "transcendants",
peut se tromper dans la détermination des relations qui peuvent exister
entre eux, et qui sont en fin de compte ce qui leur donne, non pas sens, mais
"valeur" par rapport à nous : ainsi, on peut percevoir
par l'esprit une "idée du bien" et une "idée du
plaisant" comme deux choses distinctes ou comme la même chose, et
se faire une fausse "idée" des relations qui unissent, en ce
qui nous concerne, le bien et le plaisir. En allant plus loin dans cette direction,
on pourrait se demander si, lorsque le Socrate de Platon parle tantôt
de auto to agathon ("le bien lui-même"), tantôt
de hè tou agathou idea ("l'idée du bien"), il
désigne la même chose par les deux expressions, ou s'il parle dans
un cas de la "chose" en elle-même et dans l'autre de l'"idée"
que nous nous en faisons, de la perception que nous pouvons en avoir par les
"yeux de l'esprit' dans des conditions "idéales" d'appréhension
par notre noèsis (pour anticiper sur l'allégorie
de la caverne qui suit, le prisonnier libéré ne monte pas
jusqu'au soleil lui-même, mais seulement jusqu'au haut de la colline d'où
il voit le soleil au loin ; et ce qu'il voit de là et le soleil
en lui-même, ce n'est pas la même chose...)
Pour en revenir à la liste des quatre pathèmata proposée
ici par Socrate, si on le compare à celle du résumé qui
sera donné par Socrate à la fin du livre
VII, et que j'ai traduit dans la note 7, on remarque
deux différences : la noèsis y est remplacée
par l'epistèmè, et par contre, noèsis y sert
à désigner l'ensemble des deux pathèmata supérieurs,
en opposition à doxa ("opinion") qui regroupe les deux
pathèmata inférieurs. Peut-être faut-il voir là
une adaptation de Socrate au niveau de compréhension de ses interlocuteurs :
Glaucon, qui n'avait peut-être pas si bien compris que cela ce qu'a dit
Socrate (voir note 66), vient d'utiliser le mot nous
pour l'opposer à dianoia, et par ailleurs, il a parlé d'epistèmè
dans un sens qui n'est peut-être pas celui qu Socrate veut donner ç
ce terme lorsqu'il l'utilise pour décrire le pathèma supérieur.
Il se contente donc dans un premier temps de corriger nous en noèsis,
se réservant pour plus tard de revenir sur cette classification, une
fois décrit en détail le processus éducatif et précisé
ce qu'il entend par hè tou dialegesthai dunamis ("la puissance
du dialegesthai") et en quel sens on peut parler d'epistèmè
à ce niveau.
Remarquons pour finir que le vocabulaire utilisé par Platon confirme
ce que je disais dans la note 41 et implique une hiérarchisation
"verticale" plutôt qu'une ligne horizontale, comme on la voit
représentée dans beaucoup de commentaires : il dit en effet
que la noèsis doit être amenée epi tôi anôtatô,
"sur le plus haut" des segments, et non pas "sur le premier",
alors qu'il parle ensuite du second (epi tôi deuterôi) du
troisième (tôi tritôi) et du dernier (tôi
teleutaiôi). S'il a pris la peine d'introduire cette dissymétrie
dans la formulation, ce n'est sans doute pas sans raison. Certes, on peut penser
que Socrate utilise anôtatô ("le plus haut") au
sens "figuré" pour marquer la primauté de la noèsis
sur les autres segments, mais puisque justement son analogie est destinée
à "figurer", à rendre visible et représentable,
ce dont il parle, pourquoi ne pas utiliser les indications "figuratives"
qu'il donne par le choix de son vocabulaire pour "illustrer" ce dont
il parle ?! Pour tous, l'analogie du haut et du bas est parlante pour "illustrer"
une hiérarchie de "noblesse", alors que l'horizontalité
évoque plutôt une idée d'égalité. Alors, pourquoi
ne pas en tenir compte ? (<==)
(69) "sur
cette raison" traduit le grec ana logon. Comme pour l'expression
ana ton auton logon utilisée au début de notre section,
en 509d7-8, je conserve la traduction de logon par
"raison". On voit d'ailleurs ici, par l'analogie entre l'ordre
noétique et l'ordre mathématique qu'introduit l'image de la ligne,
comment on passe du sens de raison/justification au sens de raison mathématique,
puisque Socrate cherche à utiliser une "raison" entre grandeurs
mathématiques (les segments) comme illustration de la "raison",
qu'on pourrait qualifier, elle, d'épistémologique, qui justifie
le classement des pathèmata les uns par rapport aux autres. En
d'autres termes, au dela du problème strictement mathématique
qui ne doit pas nous obnubiler au point de nous faire perdre de vue ce dont
il n'est qu'une image (Socrate a passé son temps, dans le développement
de ses explications, à nous répéter ques les géomètres
et autres mathématiciens raisonnaient à partir d'images
et que c'est précisément cela qui imposait des limites à
leur capacité d'accès au second ordre des noèta),
ce dont il s'agit, c'est de fonder en raison le classement des pathèmata
du point de vue de la "clarté" de ce à quoi ils nous
donnent accès.
En traduisant le grec taxon auta ana logon... hègèsamenos...
par "range-les en te guidant sur cette raison que...", je fais
porter, dans ma traduction, ce ana logon sur le hègèsamenos
qui vient plus loin dans la phrase (dans le grec, il est l'avnat-dernier mot
de la réplique de Socrate), de manière à mettre en relief
le sens étymologique du verbe hègeisthai, dont hègèsamenos
est le participe aoriste, qui est "marcher devant, conduire, guider",
mais qui, après Homère, en vient aussi à signifier "croire,
penser". Plus textuellement, on pourrait sans doute traduire par "range-les
selon une raison, en pensant que...", mais ceci introduirait dans le
français un verbe "penser" dont on ne verrait pas qu'il rend
un original grec qui n'a aucun lien avec le nous, mais qui, par contre,
met en relief le rôle "directeur" du logos en nous.
Ceci étant dit, on peut remarquer que Socrate demande à Glaucon
à la fin de son énumération de "ranger (taxon)"
les quatre pathèmata qu'il vient de nommer, alors qu'en le nommant,
il a lui-même introduit un ordre ("le plus haut", "le
second", "le troisième", "le dernier")
qui n'est d'ailleurs pas celui dans lequel il a présenté les segments,
mais l'ordre exactement inverse. Il faut donc bien voir là une question
à Glaucon destinée à le faire réfléchir sur
l'ordre que lui donnerait, en utilisant le critère fourni par Socrate,
aux quatre pathèmata qu'il vient de lister. (<==)
(70) "Ce sur quoi c'est" traduit le grec eph' hois estin. Socrate a demandé à Glaucon d'amener les pathèmata epi tois tettarsi tmèmasi, "sur les quatre segments", et ensuite, l'intelligence "sur le plus haut (epi tôi anôtatô)", la réflexion "sur le second (epi tôi deuterôi)", (le epi disparaît pour les deux derniers, mais le datif reste). On peut donc penser que le eph' hois (eph' est une élision de epi devant un mot commençant par une voyelle avec un esprit rude, ce qui est le cas de hois), "sur lesquels" renvoie aux segments. Mais deux des segments, les deux derniers dans la description devenus les deux premiers dans l'énumération finale, ceux du noèton, pour lesquels Socrate apris la peine ici de répéter le epi, n'ont été décrits que par ce qui semble bien au final être le pathèma qui y donne accès. Or l'"analogie", le "rapport" que Socrate demande à Glaucon d'établir, semble bien supposer qu'il y a deux séries à mettre en relation, celle des pathèmata, et celle des eph' hois estin, celle des "ce sur quoi c'est". Toute la question est de savoir ce qui constitue cette seconde série. Certains traducteurs (Chambry, Baccou, Dixsaut, Karsenti/Prélorentzos) parlent ici d'"objets" sur lesquels portent ces pathèmata. Cette problématique de possibles "objets" nous renvoie à toute la discussion sur science et opinion à la fin du livre V, où l'on a déjà justement rencontré ce même genre de formulations "vagues" utilisant la préposition epi associée à divers verbes. J'ai examiné dans plusieurs des notes à ma traduction de cette section, et en particulier dans les notes 42, 51 et 62, auquelles on pourra se reporter, les questions que soulevaient cette notion de "sur quoi". Reste que, pour le Socrate de Platon, il ne faut pas confondre ce qu'il appelle ici des pathèmata et appelait dans la section sur science et opinion des dunameis (des "puissances") et ce "sur quoi" elles s'exercent, et que, de plus, en faisant ici de ces dunameis de pathèmata, des "affections" qui "subissent", il semble bien donner effectivement un caractère "objectif" aux "sur quoi". Mais comme c'est tout le débat derrière ces textes qui est en jeu ici, je préfère rester aussi près que possible du grec de Platon, et rester vague au risque de paraître obscur là où lui le reste, pour permettre à chaque lecteur de se faire son opinion, plutôt que de forcer le texte dans tel ou tel sens en fonction de mes préférences. (<==)
(71) Socrate
met en parallèle une "participation" (le verbe traduit par
"participe" est metechein dans les deux cas, formé
du préfixe meta-, qui implique une idée de participation,
et du verbe echein, "avoir, posséder", et qui signifie
donc quelque chose comme "avoir à voir avec, avoir part à")
des eph' hois, des "sur quoi", à l'alètheia,
la "vérité", et une participation des pathèmata
à la sapheneia, la "clarté". Il reprend ici deux
termes qu'il avait introduit au début de l'analogie, puisqu'il avait
commencé à décrire les segments "selon la clarté
et l'absence de clarté des uns par rapport aux autres", pous
ajouter ensuite que la division des "objets" qu'il avait décrit
à propos du visible, ombres, reflets et images d'une part, vivants et
objets manufacturés d'autre part, étaient les uns par rapport
aux autres, "pour ce qui est de la vérité ou pas",
dans le même rapport que l'opinable/opiné (doxaston) au
connaissable/connu (gnôston). Mais on peut remarquer que, si Socrate
semble ici supposer un parallèlisme rigoureux entre deux ordres bien
distincts, les choses n'étaient justement pas aussi "claires"
au départ, puisque la description des segments a commencé, pour
le "visible", par une description d'"objets", pour se finir,
dans l"'intelligible", par une description de pathèmùata,
de mode d'accès, de l'âme à quelque chose dont on ne nous
a pas trop dit ce que c'était. Plus, si l'on en reste à la description
du visible, on peut, comme je le suggère dans la note
16, arriver à une conclusion exactement opposée à ce
que suggère ici Socrate, voyant dans le degré de clarté
le critère de distinction des segments, ceux-ci décrivant des
"sur quoi", et dans la problématique de la vérité
un critère de distinction de la relation de nos différents "modes"
d'appréhension à ce qu'ils appréhendent, dans la mesure
ou la "vérité" porte sur les rapports plutôt que
sur les "choses" prises en elles-mêmes. Pour pouvoir parler
de "vérité" à propos des eph' hois, des
"sur quoi", il faut voir en eux, non pas les "objets" qui
sollicitent nos "facultés", sensibles ou intellectuelles, mais
déjà les "images", les "eidè"
(visibles ou purement intelligibles) que ces "objets" (horômena
ou nooumena) induisent en nous et sur lesquelles travaillent nos facultés.
On retrouve d'ailleurs ainsi la distinctionque je suggérais dans la note
68 entre ce que pourrait désigner les formules du type auto to
agathon, "le bien lui-même", et des formules du type hè
tou agathou idea, "l'idée du bien". Et cela rejoint la
conclusion à laquelle j'arrivais à la fin de la section
sur science et opinion, dans la note 91,
en constatant que le "sur quoi" intermédiaire entre ce qui
est absolument et ce qui n'est pas du tout auquel aboutissait Socrate, c'était
des nomima, mot que j'ai traduit par "idées reçues",
et non pas quelque catégorie d'objets changeants, en constant devenir,
comme on aurait pu s'y attendre. Il semble bien qu'il y ait, non pas deux, mais
trois "ordres" à considérer pour comprendre ce qu'essaye
de nous suggérer Socrate : les pathèmata, c'est-à-dire
les différentes "puissances" qui nous permette d'appréhender
le "réel", les "eph' hois", c'est-à-dire
ce sur quoi s'exerce chacune de ces "puissances", et qui est toujours
de l'ordre des eidè/ideai, visibles ou pas, et enfin, ce qui
suscite ces eidè/ideai, lorsque celles-ci ne sont pas de purs
produits de notre "imagination", car, en disitnguant ainsi le
niveau des eidè/ideai de celui de leur cause possible, Socrate
laisse la place à la possibilité que certaines n'aient pas de
cause "externe" (comme les songes), ou encore que l'eidos/idea
qu'on en a soit non conforme au modèle qui l'a suscitée (comme
l'image que nous pouvons avoir d'un objet vu à travers un verrre déformant),
ce qui donne sens à la notion de "vérité" à
ce niveau.
La saphèneia ("clarté, évidence"), elle,
est bien une propriété intrinsèque de ce à quoi
elle s'applique (sur ce mot, voir la note 9). Et c'est
encore un terme qui oscille entre les deux registres, celui du visible et celui
de l'intelligible. Mais lorsque Socrate demande à Glaucon de mettre en
parallèle un ordre de "vérité" et un ordre de
"clarté", il est quelque peu provocateur, et la réponse
ne va pas de soi, car, intuitivement, la plupart des gens trouveraient plus
"clair" ce que l'on voit que ce que l'on pense, et donc, si l'on en
restait là, il faudrait dire plus vraies les eidè/ideai
visibles que celles qui nous sont données par la noèsis.
A chacun de nous donc, prenant la place de Glaucon, de s'interroger sur la pertinence
du classement que propose Socrate. (<==)
(72) La réponse de Glaucon est ambiguë. Veut-elle dire qu'il adop(<==)