© 2009 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 26 avril 2011 |
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(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
[327a] J'étais
descendu (2) (3) hier
au Pirée (4) avec
Glaucon, le [fils] d'Ariston, (5) pour
adresser mes prières à la déesse (6) et
en même temps parce que je voulais
voir de quelle manière ils agenceraient la fête, vu qu'ils la
conduisaient alors pour la première fois. (7) Eh
bien ! belle en effet m'a semblé être la procession des
gens du lieu, (8) mais
pas moins en tout cas n'a paru convenir celle que les Thraces menaient. [327b] Puis,
ayant présenté nos prières et observé [ce
que nous voulions voir], (9) nous
retournions vers la ville. Nous remarquant donc de loin pressés de
rentrer chez nous, Polémarque, le [fils] de Céphale, (10) exhorta
son jeune esclave (11) à
courir nous exhorter à l'attendre. (12) Et
le jeune esclave, se saisissant par derrière de mon manteau : « Polémarque,
dit-il, vous exhorte à l'attendre ». Et moi, je me
retournai et demandai où était celui-ci. « Le
voilà, dit-il, qui s'approche derrière [moi].
Mais attendez. » « Mais nous allons attendre » reprit
Glaucon.
[327c] Et
peu après, Polémarque arriva, ainsi qu'Adimante, le frère de Glaucon, (13) et
Nicératos, le [fils] de Nicias, (14) et quelques autres, comme [revenant] de
la procession.
Alors Polémarque dit : « Socrate, vous me semblez
être pressés de retourner vers la ville, en nous quittant ! »
Tu n'en juges en effet pas mal, repris-je.
Vois-tu donc, nous, dit-il, combien nous sommes ?
Et comment donc [ne le verrais-je] pas ?
Ou bien, alors, dit-il, vous devenez plus fort que ceux-ci, ou bien vous
restez là.
Ne reste-t-il donc pas encore une [option], le cas où nous vous persuaderions
qu'il faut nous laisser partir ?
Mais pourriez-vous, reprit-il, persuader ceux qui n'écoutent pas ?
En aucune manière ! dit Glaucon.
Eh bien ! ce sont des gens qui n'écouteront pas, concevez-le bien (15) comme ça ! (16)
[328a] Et
Adimante : serait-ce donc, reprit-il, que vous ne savez pas qu'il y
aura une course aux flambeaux, vers le soir, à cheval en l'honneur de la déesse ?
À cheval ? repris-je ; voilà qui est pour le moins nouveau !
Est-ce en ayant de petits flambeaux qu'ils se passeront les uns aux autres
tout en disputant une course à cheval ? Ou bien de quoi parles-tu ?
De cela même, dit Polémarque.
Et en plus de ça, ils feront une fête de nuit qui vaut le coup d'être vue. Nous
nous lèverons donc après le dîner et irons voir la fête de nuit. Et nous aurons
des relations (17) avec
un grand nombre des jeunes sur place et nous discuterons. Alors restez [328b] et
ne faites pas autrement.
Et Glaucon : il semble, dit-il, qu'il faille rester.
Eh bien ! si tu le penses, repris-je, il faut faire comme ça. (18)
Nous allâmes donc à la maison de Polémarque, et là,
nous mîmes la main sur (19) Lysias
et Euthydème, les frères de Polémarque, (20) et
en plus de ça, sur Thrasymaque de Chalcédoine (21) et
Charmantide de Pæania (22) et
Clitophon, le [fils] d'Aristonyme (23) ; était
par ailleurs aussi dans la maison le père de Polémarque, Céphale.
Et il me sembla être très vieux ; et en effet, il s'était
écoulé un certain temps [328c] depuis
que je l'avais vu. Il était assis couronné sur une sorte de siège avec un
oreiller, (24) car
il se trouve qu'il venait de faire un sacrifice dans la cour. Nous nous assîmes
donc à côté de lui ; quelques sièges étaient en
effet disposés là en cercle.
Sitôt donc qu'il me vit, Céphale me salua chaleureusement et
dit : « Socrate,
tu ne prends pas souvent la peine de descendre jusque chez nous au Pirée.
Il le faudrait pourtant : si en effet j'étais moi-même encore
en capacité
de parcourir facilement le chemin vers la ville, il ne te serait pas nécessaire
de venir [328d] ici,
mais c'est nous qui irions chez toi ; mais à présent, c'est
toi qui doit plus souvent venir ici. Car, sache bien que, pour moi du moins,
autant les autres plaisirs, ceux qui ont rapport au corps, s'étiolent,
autant s'accroissent les désirs et les plaisirs concernant les discussions. (25) Ne
fais donc pas autrement, mais aies des relations (26) avec ces jeunes gens et reviens
souvent ici chez nous comme chez des amis et des personnes qui te sont tout
à fait familières. » (27)
Et en effet, repris-je, Céphale, je me réjouis vraiment de dialoguer [328e] avec
les gens très âgés, car il me semble qu'il faut apprendre (28) d'eux
comme [de gens] ayant marché avant
nous sur une route que nous aussi, il nous faudra également parcourir,
[pour savoir] de quelle sorte elle est, rude et difficile ou aisée
et facile à parcourir. Et justement, de toi aussi, j'apprendrais avec plaisir
ce qu'il t'en semble, puisque tu es maintenant à cet âge de la vie que précisément
les poètes disent être « au seuil de la [mort
de] vieillesse » (29) :
est-ce [une période] difficile de la vie, ou bien qu'est-ce
que toi, tu viens nous annoncer là-dessus ?
[329a] Moi,
dit-il, par Zeus, je vais te dire, Socrate, comme ça me paraît.
Souvent, en effet, nous nous réunissons à quelques uns ayant à peu
près le même âge,
conservant sa validité à l'antique proverbe ; (30) la
plupart donc de ceux d'entre nous qui se réunissent se lamentent, regrettant
les plaisirs du temps de leur jeunesse et se ressouvenant des plaisirs d'Aphrodite
et des beuveries et des festins et des autres choses qui viennent
à la suite de celles-ci, et ils s'irritent, comme des gens privés
de choses de grande importance et qui alors vivaient bien, mais
à présent ne vivent même plus. [329b] Quelques
uns se plaignent aussi des outrages [qu'ils subissent] de la part
de leur proches du fait de leur grand âge et en plus après ça
ressassent des lamentations (31) sur
la vieillesse cause de si grands maux pour eux. Mais ils me semblent, Socrate,
ceux-là, ne pas rendre responsable
le [vrai] responsable. Car si c'était
là le responsable, j'aurais moi aussi subi ces mêmes [effets],
du fait justement du grand âge, ainsi que tous les autres parvenus à cet âge.
Cependant, moi du moins, j'ai déjà eu l'occasion d'en rencontrer
aussi d'autres qui n'ont pas une telle opinion, et justement, je me trouvais
un jour à côté de Sophocle, le poète, interrogé par
quelqu'un : « Comment,
dit-il, [329c] Sophocle,
te comportes-tu vis à vis des plaisirs d'Aphrodite ? Es-tu encore
capable d'avoir des rapports avec une femme ? » Et lui : « Surveille
tes paroles ! (32) dit-il,
mon bonhomme ; fort heureusement en effet
j'échappe à ça, comme si j'avais fui un maître
enragé et sauvage ». Eh bien ! déjà alors
il m'avait semblé que celui-là avait bien parlé, et non
moins aujourd'hui. Car à tous
points de vue, en de telles matières, dans la vieillesse, advient un
grande paix et beaucoup de liberté ; dès lors que les désirs
cessent de nous mettre à la torture et relâchent leur tension,
advient à tous points
de vue ce que dit Sophocle : [329d] c'est
être délivré de despotes en très grand nombre et
en furie. Mais
à propos aussi bien de ces choses que de celles concernant nos relations
avec nos proches, il
n'est qu'une seule sorte de cause, non pas la vieillesse, Socrate, mais la
manière d'être des hommes. (33) Car,
pour peu qu'on soit de mœurs
bien réglées et facile à vivre, (34) la
vieillesse aussi est modérément difficile à supporter ;
si par contre ce n'est pas le cas, aussi bien la vieillesse, Socrate, que
la jeunesse se révèle pénible à une telle personne.
Et moi, l'admirant de dire ces choses, voulant encore [329e] qu'il
parle, je l'y poussais et dis : Céphale, je suppose que, [venant] de
toi, la plupart des gens, lorsque tu dis ces choses, ne l'accepteront pas,
mais penseront que tu supportes facilement la vieillesse, non du fait de ta
manière d'être, mais du fait que tu possèdes une grande
richesse ; (35) car
aux gens fortunés, (36)
nombreuses,
disent-ils, sont les consolations. (37)
[C'est] vrai, dit-il, [ce que] tu dis ; car
ils ne l'acceptent pas. Et ils disent effectivement quelque chose [de
valable],
mais pourtant pas tout à fait autant qu'ils pensent : mais la [réponse] de
Thémistocle convient bien [ici], qui, à l'homme de Sériphos
l'injuriant et lui disant [330a] que
ce n'était pas grâce à lui-même, mais grâce à sa
ville qu'il avait bonne réputation,
répondit que pas plus que lui-même, en étant natif de Sériphos,
ne se serait fait un nom, pas plus lui en étant Athénien. (38) Et
à ceux qui, n'étant effectivement pas fortunés, supportent
difficilement la vieillesse, ce même raisonnement convient bien :
pas plus que l'homme convenable ne supporterait tout à fait facilement
la vieillesse accompagnée
de pauvreté, pas plus celui qui n'est pas convenable, ayant de la fortune, ne deviendrait un jour facile à vivre pour lui-même. (39)
Mais, repris-je, Céphale, ce que tu possèdes, en as-tu reçu
la plus grande part [en héritage] ou bien l'as-tu acquise en
sus [de ce dont tu as hérité] ?
[330b] Qu'est-ce
que j'ai acquis en sus, dit-il, Socrate ? Je suis devenu un homme d'affaire
tenant en quelque sorte le milieu entre mon grand-père et mon père. Car mon
grand-père et homonyme, ayant reçu [en héritage] une
richesse (40) à peu près aussi grande que celle que j'ai acquise à présent, la fit
croître plusieurs fois, alors que Lusanias, mon père, rendit celle-ci encore
plus petite qu'elle ne l'est aujourd'hui. Quant à moi, je serai satisfait
pour peu que je laisse à ceux-ci (41) non pas moins, mais du moins un peu plus que
ce que j'ai reçu.
La raison pour laquelle je t'ai demandé ça, repris-je, est que
tu m'as semblé
ne pas exagérément [330c] chérir
les biens matériels ; (42) ainsi
pourtant font le plus souvent ceux qui ne les ont pas acquis eux-mêmes,
alors que ceux qui les ont acquis les chérissent deux fois plus que les autres :
comme en effet les poètes chérissent leurs propres poèmes et les pères leurs
enfants, ainsi donc aussi ceux qui ont fait des affaires montrent-ils de l'empressement
à l'égard de leurs biens matériels (43) comme étant leur œuvre
propre, et du point de vue de leur utilité, tout comme les autres ;
c'est aussi pourquoi ils sont pénibles à fréquenter, ne voulant rien louer
d'autre que l'abondance.
[C'est] vrai, dit-il, [ce que] tu dis.
[330d] Tout
à fait, repris-je. Mais dis-moi encore juste ça : quel
plus grand bien penses-tu avoir retiré du fait d'avoir acquis une
grande richesse ? (44)
Quelque chose, reprit-il, dont probablement je ne convaincrais pas beaucoup
de gens en le disant. Car sache bien, dit-il, Socrate, que lorsque quelqu'un
est proche du moment où il pense qu'il va atteindre le terme [de
sa vie], s'insinue en lui une crainte et une préoccupation
à propos de choses qui auparavant ne lui venaient pas à l'esprit. En effet,
les fables (45) qu'on raconte sur ceux qui sont dans l'Hadès, comment celui qui,
ici-bas, a commis des injustices doit là-bas en rendre [330e] justice, (46) après qu'il en ait bien ri jusqu'alors, à ce moment-là en tout cas, elles retournent
son âme (47)[par crainte] qu'elles ne soient vraies, et lui, ou bien du fait du manque de force lié au grand âge, ou encore que, en tant qu'étant dès lors plus près des [choses] de là-bas, il porte sur elles un regard en quelque sorte plus intense, il devient donc plein de méfiance et de frayeur et il calcule dès lors rétrospectivement et examine s'il a commis quelque injustice envers quelqu'un. Celui donc qui découvre dans sa propre vie de nombreuses injustices, et en s'éveillant souvent de son sommeil, comme les enfants, éprouve de la frayeur [331a] et vit dans une attente mauvaise (48), alors que pour celui qui n'a conscience en lui-même de rien d'injuste (49), une attente plaisante l'accompagne toujours, ainsi qu'une bonne « nourrice de vieillard », comme aussi dit Pindare. Car [c'est] pour sûr avec grâce, Socrate, [que] celui-là a dit que qui traverserait la vie justement (50) et pieusement,
Douce, eux, nourrice de vieillards
Rassasiant leur cœur, [les] accompagne
L'attente qui au plus haut point, des mortels,
Pilote le jugement (51) versatile. (52)
Eh bien, il parle bien, de manière tout à fait merveilleuse ! Partant alors de là, moi du moins, je pose que la possession des biens matériels est digne de la plus grande considération, en aucune [331b] façon pour tous les hommes, mais pour celui [qui est] convenable et de mœurs bien réglées (53). Car le fait de ne pas, même involontairement, tromper quelqu'un ou lui mentir, ni non plus, étant redevable, soit à un dieu de quelques sacrifices que ce soit, soit à un homme de dettes d'argent (54), de partir ensuite là-haut en ayant peur, [c'est] pour une grande part [qu']à cela contribue la possession des biens matériels. Ça a d'autre part encore beaucoup d'autres utilités, mais, en comparant bien les unes aux autres, moi du moins, je n'en poserais pas moins que, [c'est] à cette fin [que], pour un homme en possession de toutes ses facultés (55), la fortune est le plus utile.
[331c] [C'est] de manière tout à fait belle, repris-je, [que] tu parles, Céphale. Mais cela même, la justice (56), dirons-nous qu'elle est cela même comme ça tout simplement, [le fait de dire] la vérité et rendre au cas où on recevrait quelque chose de quelqu'un (57), ou bien ces choses mêmes, c'est agir tantôt justement, tantôt injustement ? Je veux dire quelque chose comme ça : tout le monde dirait sans doute, si quelqu'un recevait d'un ami qui est sain d'esprit des armes, si, étant devenu fou, il demandait qu'on lui rende, qu'il ne faut pas les rendre et que ne serait pas juste celui qui les rendrait ou encore, à celui qui est dans un tel état, voudrait dire toute la vérité.
[331d] Tu parles droitement, dit-il.
Ce n'est donc pas une définition (58) de la justice : « dire vrai et rendre ce qu'on aurait reçu ».
Tout à fait, au contraire, Socrate, dit Polémarque en prenant la parole, si du moins il faut accorder quelque créance à Simonide (59) !
Et comment ! dit Céphale, et je vous confie [la suite de] la discussion (60), car il me faut à présent m'occuper du sacrifice (61).
Eh bien alors, dit Polémarque, [c'est] moi l'héritier de tes [affaires] ? (62)
Tout à fait en effet, reprit-il en riant et en même temps, il s'en alla à son sacrifice. (63)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) Comme on va le découvrir dans la suite, lors de la première intervention de Polémarque (327c4), celui qui parle est Socrate. Toute la République est donc le récit fait par Socrate le lendemain des faits d'une conversation tenue la veille au soir, et sans doute tard dans la nuit du fait de sa longueur. Mais aucune indication ne nous sera donnée sur la ou les personnes à qui Socrate raconte cette conversation.(<==)
(3) Le verbe qui constitue le premier mot de la République, katebèn, première personne du singulier de l'aoriste indicatif actif du verbe katabainein, mot à mot « marcher (bainein) de haut en bas (kata) », c'est-à-dire « descendre », est le même que celui qu'utilisera Socrate dans l'allégorie de la caverne pour parler du retour dans la caverne du prisonnier qu'on a détaché et qui a gravi le chemin qui lui permettait de sortir de la caverne (katabas, République, VII, 516e4) et qu'il reprendra dans la conclusion de son commentaire de l'allégorie pour dire qu'il ne faut pas permettre à ceux qui ont fait cette ascension de rester là-haut et de ne pas vouloir redescendre dans la caverne (katabainein, 519d5). Ce verbe est d'un emploi peu fréquent dans les dialogues (16 occurrences en tout : 1 dans le Lachès, 1 dans le Phèdre, 7 dans la République, 1 dans le Théétète, 1 dans le Sophiste, 3 dans le Critias, 2 dans les Lois), si bien qu'on peut penser que cette coïncidence n'est pas tout à fait fortuite, ce d'autant plus qu'une tradition ancienne rapportée par Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres, III, 37) et Denys d'Halicarnasse (De la composition stylistique, 25) suggère qu'on aurait retrouvé à la mort de Platon plusieurs version de la première phrase de la République. Il n'est peut-être pas inutile de garder présent à l'esprit que le dialogue qui nous présente certaines des plus hautes spéculations du Socrate de Platon sur le comportement de l'homme en cette vie et l'idéal de justice dont il doit s'inspirer, à la fois comme personne privée et comme citoyen dans la cité où il a un rôle politique à jouer, se développent dans le cadre d'une descente, alors que ce que l'on considère en général comme une vision plus pragmatique de Platon sur l'action politique, les Lois, son dernier ouvrage, se développe dans le cadre d'une ascension, celle du mont Ida, en Crète, pour se rendre à la grotte où, selon la légende, était né et avait été élevé Zeus, caché par sa mère Rhéa pour le soustraire aux entreprises de son père Cronos qui dévorait ses enfants les uns après les autres (cf. Lois, I, 625a-b). Platon pourrait bien vouloir ainsi nous suggérer que la République est le retour de Socrate dans la caverne pour y faire profiter ses concitoyens des lumières qu'il a contemplées hors de celle-ci, alors que les Lois illustrent le cheminement de l'homme s'élevant à l'aide de sa raison jusqu'au divin dans la tâche la plus noble pour laquelle cette raison lui a été donnée, l'instauration de l'ordre (kosmos) dans la cité dont il est en quelque sorte le créateur/démiurge. (<==)
(4) Le Pirée
est le principal port d'Athènes, distant du centre de la ville (l'agora)
d'environ huit kilomètres (voir plan
d'Athènes). Depuis 457 avant J.C. deux murailles
rectilignes, les Longs Murs, protégeaient un chemin qui conduisait de
la ville située sur la hauteur au port du Pirée. Les Athéniens
furent contraints d'abattre ces murailles après leur défaite
finale dans la guerre du Péloponnèse, en 404
avant J.C. La date vraisemblable de la conversation rapportée dans la République,
sur laquelle tous ne sont pas d'accord, se situe dans tous les cas dans la
période où ces fortifications existaient.
Sur les dangers que
pose pour une cité, selon Platon, la proximité d'un port et l'activité navale
et commerciale que cela induit, on pourra lire le début du livre IV des Lois.
Si l'on se souvient par ailleurs que, sauf dans le cadre de ses obligations
militaires, Socrate quittait rarement Athènes et que c'est là que se passent
la plupart des dialogues de Platon le mettant en scène (sauf le Phèdre,
qui se passe dans la campagne avoisinante), voir Socrate descendre au Pirée,
c'est vraiment le voir descendre au plus profond de la « caverne »,
dans le lieu de toutes les compromissions, des brassages de population et des
activités mercantiles qu'il tenait en piètre estime. (<==)
(5) Glaucon, et Adimante dont il va être bientôt question, étaient deux frères de Platon, probablement tous deux plus âgés que lui. Ils étaient tous trois fils d'Ariston et de Périctionè. (<==)
(6) Thrasymaque nous apprendra en 354a11, en donnant le nom de la fête, les Bendideia, que la déesse en cause était Bendis, une déesse Thrace assimilée par les Grecs à Artémis. Il semble que cette fête, célébrée au Pirée, port grouillant d'esclaves et de marchands de toutes nationalités, le 19 et le 20 du mois de thargelion (correspondant à peu près au mois de mai), y avait été officialisée par Athènes sous la pression des Thraces qui y résidaient (la Thrace est une région située au nord de la mer Égée, à cheval sur le nord de la Grèce moderne, le sud de la Bulgarie et l'ouest de la partie européenne de la Turquie). Selon certains historiens, se fondant sur une inscription du Pirée, la fête y aurait été célébrée pour la première fois vers 430 avant J.C., mais d'autres contestent cette date et situent plutôt cette introduction vers 424. Mais les tentatives pour utiliser cette indication pour fournir ce que l'on appelle une « date dramatique » à la République (c'est-à-dire la date à laquelle la conversation imaginée par Platon dans le dialogue aurait pu prendre place dans la réalité) se heurtent à d'autres problèmes, comme le fait qu'à ces dates, Adimante et Glaucon, les frères de Platon qui servent d'interlocuteurs à Socrate, auraient été trop jeunes, ou encore que Lysias et son frère Polémarque n'étaient pas à Athènes à cette époque, mais à Thourioi, une colonie grecque en Italie du sud. Mais, outre que chacun de ces éléments d'information est lui-même sujet à caution, le problème majeur que posent ces tentatives de datation est celui de savoir si Platon s'est astreint a chercher à respecter la vraisemblance historique dans ses dialogues, dès lors qu'ils étaient des produits de son imagination créatrice répondant à d'autres fins que de satisfaire les historiens des siècles à venir sur l'histoire d'Athènes et des personnages qu'il met en scène. Si en effet on part de l'hypothèse que chaque élément de mise en scène--choix des interlocuteurs, indications de localisation et de datation, etc.--répond à des considérations plus liées aux thèmes du dialogue et aux réflexions que Platon veut susciter en nous qu'à des soucis de vérité « historique », alors on peut se dire que ces tentatives de chercher une date pour la République qui soit compatible avec toutes les indications à caractère historique que fournit le dialogue sont vaines et qu'il vaudrait mieux passer ce temps à essayer de comprendre pourquoi chacun de ces éléments d'information a été retenu par Platon comme digne d'être mentionné. Et nous verrons au fil des notes suivantes que cette recherche peut être fructueuse et riche pour la compréhension du dialogue. (<==)
(7) Socrate
précise ici que la fête de Bendis à laquelle il voulait
assister était la première
célébration de cette nouvelle fête. Ainsi donc, Platon
va nous présenter ici
celui qui a été condamné à mort par Athènes
pour avoir été accusé de corrompre
la jeunesse et d'introduire de nouvelles divinités à la place
de celles qu'honorait la cité, venant assister à la première
célébration d'une fête organisée par
sa cité en l'honneur d'une déesse étrangère dont
elle introduisait le culte au Pirée et détournant des jeunes
gens de la partie de la fête qui risquait
de dégénérer en orgie pour leur faire passer la nuit chez
le père de l'un d'entre
eux (Polémarque, comme on va le voir dans la suite) à discuter
de la justice comme idéal de l'homme aussi bien dans ses agissements
individuels que dans son comportement en société !
On peut voir en filigrane de ce dialogue comme un second plaidoyer de Socrate
pour sa défense, en contrepoint de celui de l'Apologie, dont
il adopte la même présentation :
un monologue de Socrate dont seul le contenu nous permet de savoir qui parle
et dans quel contexte.
Dans l'Euthyphron, Socrate expliquait à son interlocuteur que Mélétos
l'accusait de « fabriquer » des dieux nouveaux (hôs
kainous poiounta theous, Euthyphron,
3b2), en utilisant le verbe poiein, « faire, fabriquer,
créer » (dont vient le français « poète » à
travers le substantif grec poiètès qui en dérive et
qui est aussi utilisé par Socrate dans la même réplique de l'Euthyphron pour
dire que Mélétos l'accuse de poiètèn einai theôn,
d'« être fabriquant/créateur de dieux »).
Ici, c'est la cité dont Socrate veut observer/contempler (theasasthai) comment
elle va en quelque sorte « créer » (poièsousin,
que j'ai traduit par « ils agenceraient ») cette nouvelle
fête organisée pour la première fois en l'honneur d'une déesse étrangère dont
elle introduisait le culte dans ses bas quartiers.
On a là un premier exemple de ce que je laissais entendre dans la note
précédente : Platon n'a sans doute pas mentionné les
Bendidies dans la République et situé ce dialogue lors
de la première occurrence de cette fête à Athènes
pour permettre de dater précisément la conversation imaginée
par lui dans ce dialogue, information qui n'apporterait rien pour une meilleure
compréhension de son propos, mais pour nous suggérer que la cité d'Athènes
elle-même introduisait à l'occasion le culte de nouvelles divinités dans
son calendrier, que Socrate respectait ces choix et que, quand bien même il
aurait « créé
de nouveaux dieux »,
comme le suggérait l'acte d'accusation contre lui, il n'aurait en cela rien
fait de différent de ce que faisait la cité lorsque ses intérêts étaient en
jeu (certains historiens suggèrent en effet qu'Athènes aurait pu officialiser
ce culte de Bendis au Pirée pour se concilier les bonnes grâces des Thraces
et s'en faire des alliés combattant à ses côtés dans la guerre qu'elle menait
alors contre Sparte). (<==)
(8) « Des gens du lieu » traduit le grec tôn epichôriôn (mot à mot « ceux qui sont sur (epi) place (chôra) »), expression qui désigne les résidents du Pirée, dont la plupart étaient des métèques (étrangers de naissance résident de manière plus ou moins permanente à Athènes) ou des esclaves, par opposition aux citoyens d'Athènes. Socrate semble donc prendre quelque peu ses distances par rapport aux habitants du bord de mer qu'il s'est contenté d'observer. (<==)
(9) Socrate a commencé par indiquer qu'il était descendu au Pirée pour deux raisons : proseuchesthai (présenter ses prières) à la déesse et theasthai (voir) comment allait se passer la cérémonie, utilisant dans les deux cas des participes au singulier (proseuxomenos, participe futur nominatif masculin de proseuchesthai, et boulomenos theasasthai, participe présent nominatif masculin singulier du verbe boulesthai, « vouloir », associé à l'infinitif aoriste de theasthai). Il reprend ici ces deux objectifs à l'aide de deux participes aoristes sans compléments qui sous-entendent tout ce qui suivait chacun des deux verbes initiaux : proseuchomenoi, participe du verbe proseuchesthai, et theôrèsantes, participe, non pas de theasthai, mais de theôrein, verbe de sens voisin et de même racine, tous deux au nominatif masculin pluriel, associant donc Glaucon à Socrate. Socrate nous fait ainsi comprendre qu'il a fait ce qu'il était venu faire et qu'il n'a donc plus de raison de rester là. Mais il ne nous a rien dit des intentions initiales de Glaucon, qui l'accompagne, seulement des siennes, ce qui ne l'empêche d'associer maintenant Glaucon à sa décision de revenir en ville, sans qu'on sache s'il lui a demandé son avis. On constate seulement implicitement que Glaucon le suit. (<==)
(10) Polémarque et son père Céphale sont des personnages historiques, respectivement frère ainé et père de l'orateur Lysias (que l'on retrouvera bientôt dans la maison de son père). L'essentiel de ce que l'on sait sur ces deux personnages provient du discours autobiographique de Lysias, le Contre Ératosthène, dans lequel il raconte entre autres comment son père, Syracusain d'origine, vint s'établir à Athènes à la demande de Périclès vers les années 450 av. J.C. et y installa une activité prospère de fabriquant et marchand d'armes (une fabrique de boucliers, semble-t-il), vivant une trentaine d'années, jusqu'à sa mort, à Athènes. Il y raconte aussi comment lui et son frère ainé Polémarque, qui, dans un premier temps, étaient partis (vers 430) comme colons dans la ville de Thourioi, colonie panhellénique en Italie du sud principalement supportée par Athènes et dont les plans avaient été établis par Hippodamas de Milet en 444/3, mais en avaient ensuite été exilés, après l'expédition de Sicile menée par Athènes en 415-413 (durant la guerre du Péloponnèse) à l'initiative d'Alcibiade, du fait de leurs sentiments pro-Athéniens, avaient été victimes en 404 des « purges » de la tyrannie des Trente, comment lui, Lysias, avait pu échapper à la mort en soudoyant les personnes venues l'arrêter, mais comment son frère Polémarque, lui, avait été arrêté et condamné à boire la ciguë. Céphale et ses fils étaient donc à Athènes ce que l'on appelait des « métèques », c'est-à-dire des étrangers résidents libres (par opposition aux esclaves), même si Céphale avait manifestement des appuis haut placés, puisqu'il était l'ami de Périclès. On dirait aujourd'hui qu'il faisait parti de ce qu'on appelle le complexe militaro-industriel. (<==)
(11) Le mot grec traduit par « jeune esclave » est pais, dont le sens premier est « enfant », mais qui peut aussi servir à désigner un serviteur ou un esclave, comme le français « garçon » dans des expressions comme « garçon de café » ou « garçon de courses ». (<==)
(12) Socrate
utilise le même verbe keleuein pour parler du comportement de
Polémarque par rapport à son esclave (donc d'une relation de
maître à esclave)
et du comportement qu'il demande à son esclave d'avoir vis à vis
de Socrate et Glaucon (donc d'une relation d'esclave à homme libre).
Ce verbe signifie au sens premier « pousser vers, inviter à,
exhorter »,
mais peut aussi signifier « ordonner, commander ». Mais,
quelle que soit la manière dont on le traduit, ce double usage semble
suggérer
que Polémarque
ne fait pas la différence
entre la manière dont il s'adresse à ses serviteurs et celle
dont il s'adresse, par serviteur interposé, qui plus est, à quelqu'un
comme Socrate, qui est nettement plus âgé que lui, et
en outre citoyen athénien alors que lui
n'est qu'un métèque (voir note 10), et
qu'il n'hésite pas à lui faire donner des quasi-ordres par un
de ses esclaves pour le plier à sa volonté. Si l'on rapproche
cette attitude de la description que donnera Socrate au livre VIII de la République de
l'homme démocratique
(voir en particulier République,
VIII, 562e7-563b2 et
la traduction que j'en donne dans l'une des
pages de réponse à la foire aux questions sur Platon de ce site),
on réalise que, par ces quelques touches discrètes, Socrate nous présente Polémarque
comme un « démocrate ». Mais comment voir ça dans
des traductions qui rendent le même verbe grec utilisé deux fois à cinq mots
d'écart par des verbes différents en français pour justement corriger ce que
peut avoir de choquant le comportement prêté par Socrate à Polémarque. Ainsi :
- Chambry (Budé) : « Polémarque, fils de Céphale,
dit à son esclave de courir après nous et de nous prier de
l'attendre » (terme neutre pour la relation de Polémarque à
son esclave, et terme poli dans les instructions données à l'esclave vis à
vis de Socrate et Glaucon) ;
- Robin (Pléiade) : « Polémarque, le fils de
Céphale avertit son petit valet de nous avertir,
au galop, que nous eussions à l'attendre » (le seul à
utiliser le même verbe français dans les deux cas, mais en en choisissant un
qui ne traduit pas vraiment keleuein et
l'affadit complètement) ;
- Baccou (Garnier) : « Polémarque, fils de Céphale
ordonna à son petit esclave de courir après nous et de nous prier de
l'attendre » (on est ici aux deux extrêmes du sens du
même verbe, « ordonner » dans un cas, le sens le
plus fort, « prier » dans l'autre, le sens le plus atténué) ;
- Pachet (Folio essais) : « Polémarque, fils de Céphale,
fit courir son petit serviteur pour nous inviter à l'attendre » (la
première occurrence de keleuein a purement et simplement disparu
dans la traduction, remplacée par un « fit » qui
n'a plus rien à voir avec le verbe grec) ;
- Cazeaux (Livre de Poche) : « Polémarque, le fils
de Céphalos... a fait courir son esclave pour nous prier de
l'attendre » (même chose qu'avec Pachet) ;
- Leroux (Flammarion) : « Polémarque, fils de Céphale,
nous dépêcha son jeune serviteur pour nous prier de
l'attendre » (même
chose qu'avec Pachet et Leroux, à ceci près que « fit/a
fait courir » devient « nous dépêcha »).
On a là un bon exemple des méfaits résultants du souci du traducteur de faire
élégant dans la traduction sans même se rendre compte du soin avec lequel Platon
a choisi le moindre de ses mots. Cela ne veut certes pas dire qu'il faut s'astreindre
dans tous les cas, à toujours traduire le même mot grec par le même
mot français car, dans de nombreux cas, un mot grec peut avoir plusieurs registres
de sens qu'aucun mot français ne recouvre (par exemple logos, « langage,
discours, raison, compte, etc. » ou eidos, « apparence,
espèce, forme, etc. »), mais avant
de décider que le même mot grec employé à quelques mots d'intervalle l'est
dans deux sens différents, il faut y regarder à deux fois, et il n'est pas
toujours aisé d'en décider ! Ce d'autant plus que bien souvent,
même lorsque le même mot est employé à quelques mots ou lignes de distance dans
des sens différents, Platon joue en fait sur la polysémie du mot qu'il emploie
et la fait servir à son propos, auquel cas il ne reste plus que les notes pour
rendre sensible au lecteur ce que la simple traduction ne peut rendre. (<==)
(13) Adimante était l'ainé des trois frères, et Platon le plus jeune, Glaucon étant entre les deux. (<==)
(14) Nicias était un des hommes politiques et généraux les plus en vue de l'époque, qui, durant la guerre du Péloponnèse qui opposa Athènes à Sparte de 431 à 404 avant J.C., négocia avec Sparte la paix qui porte son nom et dura de 423 à 421, et qui, plus tard, s'opposa de tout son poids au projet d'expédition en Sicile d'Alcibiade. Alcibiade obtint néanmoins gain de cause, mais les Athéniens, pour modérer ses ardeurs, nommèrent Nicias stratège avec lui à la tête de l'expédition, qui quitta Athènes en 415. Compromis au moment du départ de l'expédition dans deux scandales, celui de la profanation des Hermès et celui de la parodie des mystères d'Éleusis, Alcibiade parvint néanmoins à conserver la confiance des Athéniens et son poste à la tête de l'expédition qu'il avait conçue, mais dès qu'il eut quitté Athènes, ses opposants parvinrent à le faire condamner à mort et rappeler. Mais lui, averti avant que ne le rejoignent les envoyés d'Athènes chargés de l'arrêter, s'enfuit à Sparte, laissant le commandement de l'expédition de Sicile à Nicias, qui la mena au désastre, fut fait prisonnier et exécuté à Syracuse en 413. Son fils, Nicératos, fut, comme Polémarque, une des victimes de la tyrannie des Trente, le régime installé à Athènes en 404, à la fin de la guerre, avec l'appui de Sparte, le vainqueur dans cette longue guerre (cf. Xénophon, Helléniques, II, 3, 39). Nicias et Nicératos apparaissent dans le Lachès, le premier comme l'un des interlocuteurs principaux du dialogue, le second comme auditeur muet de la conversation de son père et de Lachès, autre général fameux de l'époque, avec Socrate sur la meilleure manière d'éduquer ses enfants. (<==)
(15) Le verbe grec que je traduis par « concevez-le bien » est dianoeisthe, deuxième personne du pluriel de l'impératif présent de dianoeisthai, verbe signifiant « penser, concevoir, réfléchir » et qui est construit sur le verbe noein, lui-même dérivé de la racine nous, « esprit, intelligence », par adjonction du préfixe dia-, le même que l'on retrouve dans dialegesthai (« dialoguer ») par exemple, et qui introduit une idée d'accomplissement, de « jusqu'au bout », que je rend par l'adjonction du « bien ». Dianoeisthai renvoie à la dianoia, la « pensée », l'« intelligence », qui jouera un rôle important dans l'analogie de la ligne, plus loin dans le dialogue. Sur ces termes, voir la page qui leur est consacrée dans la section « Vocabulaire » de ce site. Le sens immédiat de dianoeisthe houtô est, en français plus populaire, quelque chose comme « mettez-vous bien ça dans la tête ! », mais on perd alors quelque peu la référence à l'intelligence dont on va voir qu'elle n'est peut-être pas tout à fait innocente de la part de Platon. (<==)
(16) De même
que, par le seul choix des verbes en décrivant le premier geste de Polémarque,
le Socrate de Platon l'a implicitement présenté dans l'attitude du démocrate
qui ne tient compte ni de l'âge, ni du statut social des uns et des autres,
mais situe tout le monde à égalité (voir note
12), dans ces quelques répliques du premier dialogue de la République,
Platon nous suggère le mode de fonctionnement de la démocratie, la critique
qu'on peut en faire et les conséquences auxquelles elle expose.
Le mode de fonctionnement de la démocratie d'abord : il est fondé
sur un simple rapport de forces dans lequel les forces en présence sont
mesurées
de façon strictement quantitative sans égards à la qualité des
personnes. C'est le principe même du scrutin électoral, dans lequel
chacun a une voix, qui pèse
la même chose que celle de tous les autres. Ici, deux groupes sont en
présence :
celui composé de Socrate et Glaucon, soient deux personnes, et celui
dont la composition ne nous est pas décrite de manière exhaustives,
mais juste assez pour que nous sachions qu'ils sont plus de trois, et même
de quatre, puisqu'après
en avoir nommé trois, Polémarque, Adimante et Nicératos,
Socrate ajoute qu'il y en avait « quelques autres (alloi tines) » au
pluriel, ce qui fait au moins deux de plus, soit un groupe de cinq personnes
au minimum ;
et qu'importe le nom de ces autres, puisque seul compte ici le nombre, sans égards
pour la qualité :
ils sont plus du double du groupe auquel ils s'opposent, donc ils ont largement
la majorité et peuvent donc imposer leur volonté, sauf à ce
que les deux qui sont en face d'eux trouvent moyen d'inverser le rapport de
force et de « devenir
plus forts qu'eux (toutôn kreittous genesthe) ».
Mais ce n'est pas tout. Trois des membres du groupe « majoritaire » sont
nommés et leurs noms nous en disent long aussi. Le premier, Adimante
nous est présenté comme étant frère de Glaucon,
introduit antérieurement par Socrate comme fils d'Ariston. Adimante, dont le
nom, a-deimantos,
signifie « sans crainte, intrépide », est
donc comme lui fils d'Ariston, dont le nom dérive
d'aristos,
superlatif d'agathos (« bon,
bien »), et signifie « le meilleur ». Et
de fait, la famille de Platon, qui était le frère d'Adimante
et de Glaucon, et fils lui aussi d'Ariston, était une des plus nobles
et des plus anciennes familles d'Athènes, qui faisait remonter ses origines à Codros,
le dernier roi légendaire d'Athènes. Le second, Nicératos,
dont le nom signifie quelque chose comme « aimé (eratos)
par la victoire (Nikè) », est fils de Nicias, dont
le nom évoque aussi Nikè,
la « victoire » et
dont on a évoqué
les titres de gloire à la note 14. Et pourtant,
celui qui mène
le groupe n'est aucun de ces deux aristocrates athéniens, mais le troisième,
un métèque
dont le nom signifie
« chef de guerre » (le nom de Polémarque vient
en effet de polemos, qui signifie « guerre, combat »,
et de archôn, qui signifie « chef », et
polemarchos est un nom commun avant d'être un nom propre) et qui est
le fils d'un marchand d'armes nommé « Tête » (c'est
en effet la signification du nom Kephalos, dérivé de kephalè, « tête »,
au sens anatomique d'abord, puis dans divers sens analogiques ensuite) qui
a dû sa fortune à sa fréquentation des plus hautes sphères du pouvoir et à
son amitié avec Périclès
dont il a équipé les armées impérialistes (voir note
10). Bref, la transmission du pouvoir qu'effectue la démocratie des aristocrates
qui doivent leur position à leur naissance vers les hommes d'affaire qui la
doivent à leur fortune et à leur travail est en marche et les fils de bonnes
familles sont à la remorque des fils d'industriels fortunés.
La critique de ce régime est suggérée par Socrate lorsqu'il oppose la persuasion
à la simple supériorité numérique et par l'échange qui s'ensuit. Parler de
persuader, de convaincre
(peithein), c'est opposer implicitement le pouvoir des mots à la force
brute, mais aussi suggérer toutes les dérives que rend possible ce pouvoir,
spécialement en démocratie, si l'on pense au Gorgias,
où le sophiste professeur de rhétorique définit son art comme art de « persuader
par les discours (to peithein tois logois) » (Gorgias,
452e1), mais admet qu'il cherche plus à produire la conviction (to
pisteuein )
que le savoir (to eidenai) (454e5-9),
sans réel souci de la vérité. Mais de plus, comme le
fait remarquer Polémarque en réponse à Socrate, la persuasion, qu'elle ait
ou pas souci de la vérité, suppose le consentement préalable de ceux que l'on
veut convaincre, qui doivent au moins prêter l'oreille aux paroles de celui
qui cherche à les convaincre, accepter de l'écouter et plus encore, de l'entendre
(akouein). Et quand ce sont les plaisirs qui prennent le dessus, la
plupart des gens ne veulent rien entendre, surtout dans le registre politique.
Bref, lorsque Polémarque demande à Socrate et à Glaucon de faire usage, eux
et non lui et ses compagnons, de leur réflexion (dianoeisthe, « concevez
bien »)
face à un groupe qui ne veut pas entendre ce qu'ils ont à dire pour justifier
leur conduite, il illustre le travers de la démocratie où la foule veut que
ses dirigeants usent de leur intelligence pour comprendre ses désirs, pas pour
lui faire la leçon et chercher à l'éduquer en l'incitant à faire usage, elle
aussi, de son intelligence.
Enfin, le choix des personnages suggère à des lecteurs qui lisent le dialogue
plusieurs dizaines d'années après l'époque à laquelle il est supposé avoir
pris place, et donc connaissent la suite des événements et le destin des personnages
mis en scène, les conséquences à plus ou moins long terme de la démocratie,
telles qu'elles sont décrites au livre VIII cité à la note
12, la tyrannie. En effet, aussi bien Polémarque le métèque que Nicératos,
l'aristocrate, seront au nombre des victimes de la tyrannie des Trente qui
eut brièvement le pouvoir à l'issue de la guerre du Péloponnèse et de la défaite
d'Athènes.
On peut penser que toutes ces considérations avaient infiniment plus de poids
dans les choix de circonstances, de lieux et de personnages faits par Platon
écrivant la République (ou des considérations similaires
lorsqu'il écrivait n'importe quel autre dialogue) que la question de savoir
à quelle date exacte la rencontre imaginée par lui entre tous ces personnages
aurait pu avoir lieu dans la réalité, élément qui n'a aucun intérêt par rapport
à son propos dès lors qu'on admet que la conversation décrite n'a jamais eu
lieu dans la réalité et que Platon ne cherchait pas à écrire, tourné vers le
passé, une biographie de Socrate, mais à faire penser ses lecteurs pour l'avenir
à construire. Et à ceux qui penserait que j'essaye de donner une signification
à des éléments dont Platon n'était pas maître, comme le fait que son frère
s'appelait « Intrépide (Adeimantos) » et
son père « Le Meilleur (Ariston) » ou que
vécut à Athènes du temps de Socrate un métèque du nom de « Tête
(Kephalos) » dont le fils s'appelait « Chef-de-Guerre
(Pomemarchos) », je
répondrai que c'est vrai, mais qu'il n'en reste pas moins que c'est Platon
et personne d'autre qui a choisi de mettre en scène ces personnages-là plutôt
que d'autres, historiques ou inventés par lui, dans un contexte où la signification
de leurs noms pouvait contribuer à faire naître les réflexions
qu'il voulait susciter chez ses lecteurs, et donc, si j'ai raison, d'exploiter
les opportunités que la chance lui mettait sous la main, tout comme un peintre
ou un sculpteur ne crée pas le modèle dont il s'inspire, mais le choisit néanmoins
parmi de multiples candidats en fonction de sa conception de l'œuvre
pour laquelle il veut l'utiliser comme modèle et de ce qu'il veut y signifier. (<==)
(17) Le verbe grec que je traduis par « nous aurons des relations avec » est sunesometha, première personne du pluriel du futur de l'indicatif du verbe suneinai, dont le sens premier est « être avec ». Il peut aussi signifier « fréquenter », par exemple pour parler d'un disciple fréquentant son maître, mais il peut encore signifier « avoir des relations avec », relations qui peuvent être des relations d'affaire, mais aussi des rapports sexuels. Dans le contexte d'une fête de nuit qui a toutes chances de dégénérer en orgie, il m'a paru important de trouver une traduction qui reste ouverte sur cette connotation sexuelle du verbe mis par Socrate dans la bouche de Polémarque. Certes, Polémarque ne parle pour l'instant que d'aller « voir (theasasthai) » la fête, mais il est peu probable qu'il n'y aille que pour y rester un simple spectateur. (<==)
(18) Toute cette scène est destinée, entre autres, à nous montrer que, tout comme c'est la cité d'Athènes, et non Socrate, qui est coupable d'introduire de nouveaux dieux (voir note 7), ce n'est pas Socrate qui court après les jeunes pour les corrompre, mais les jeunes qui lui courent après pour en faire leur compagnon de débauche, ne voyant dans les discussions avec lui (dialexometha, « nous discuterons ») qu'une distraction supplémentaire entre la course aux flambeaux à cheval et les beuveries de la fête de nuit. (<==)
(19) Le verbe grec traduit par « nous mimes la main sur... » est katelabomen, première personne du pluriel de l'aoriste indicatif actif du verbe katalambanein, dont le sens premier est « saisir, s'emparer de, prendre ». Il peut aussi signifier « trouver, rencontrer » comme le français « mettre la main sur ». Mais la traduction par un simple « nous trouvâmes » fait perdre l'image qu'implique le verbe grec, et qui me semble importante dans le contexte de l'échange qui a eu lieu juste avant : Polémarque et sa bande viennent, pourrait-on dire, de mettre le grappin sur Socrate et Glaucon, ils ont laissé entendre qu'ils étaient prêts à employer la force pour les contraindre à rester avec eux, et ils sont sans doute prêts à faire de même avec les nouveaux venus, si tel est leur bon plaisir. « Mettre la main » sur les nouveaux venus est donc bien le terme approprié. (<==)
(20) On a
déjà parlé de Lysias, le plus connu des fils de Céphale, dans
la note 10, à propos de ce dernier et de son fils Polémarque. Lysias est l'un
des orateurs attiques dont on a conservé le plus de discours (plus d'une trentaine
dans son cas). C'est ce qui est supposé être l'un de ses discours (mais qui
est très probablement un pastiche par Platon) que Phèdre lit à Socrate dans
le dialogue qui porte son nom. Métèque de naissance, comme son père Céphale
né à Syracuse en Sicile, il passa la plus grande partie de sa vie à Athènes,
qu'il dut fuir pour aller s'établir à Mégare lors
de la tyrannie des Trente, en 404, pour échapper à la mort (ce que ne put faire
son frère Polémarque). Mais il y revint après le rétablissement de la démocratie
et obtint la citoyenneté athénienne en remerciement de l'assistance, principalement
financière, qu'il avait fournie aux démocrates exilés sur les restes de sa
fortune dont une partie avait été confisquée par les Trente, pour les aider
à renverser la tyrannie en place et à reprendre le pouvoir. Toutefois, le décret
qui lui octroyait cette citoyenneté fut ensuite abrogé et il conserva seulement
un statut intermédiaire entre les simples métèques et les citoyens à part entière.
L'Euthydème dont il est ici question, frère de Polémarque et Lysias, n'est
pas le sophiste ridicule que Platon met en scène dans le dialogue du même nom.
(<==)
(21) Thrasymaque, dont le nom signifie « audacieux combattant », était un professeur de rhétorique originaire de Chalcédoine, ville d'Asie Mineure proche de Byzance et colonie de Mégare. On n'a pratiquement rien conservé de ses discours et de ses écrits, qui incluaient des traités de rhétorique. Outre le rôle qu'il joue dans la République, il est aussi mentionné par Platon dans le Phèdre (261c2, 266c3, 269d7, 271a4), plusieurs fois en même temps que Lysias. (<==)
(22) Charmantide
est présenté ici, non pas en faisant suivre son nom par celui de son père,
mais en mentionnant le dème auquel il appartient, le dème Paeania, dème rural
situé au centre de l'Attique. Un Charmantide, qui est probablement celui dont
il est question ici, est mentionné par Isocrate dans l'Antidosis (Sur
l'échange) dans la liste de ses élèves (Sur
l'échange, 93). On ne sait rien de plus sur ce personnage, mais
comme la liste que fournit Isocrate se limite à quelques noms, et ce, dans
un discours écrit vers la fin de sa vie pour sa défense dans le cadre d'un
procès fictif où il imagine qu'il est accusé, comme Socrate avant lui, d'avoir
corrompu la jeunesse et de s'être enrichi sur le dos de ses concitoyens (ce
qui n'est qu'un artifice pour faire le bilan de sa vie et justifier son action
et sa fortune), on peut penser qu'il n'y cite que les plus notables de ses
élèves, et en se limitant à ceux dont l'activité ultérieure avait été jugée
positivement par la cité.
Le nom de Charmantide évoque la joie, le plaisir
(charma,
dérivé du verbe chairein, « se
réjouir, être joyeux »). (<==)
(23) Un
homme politique athénien du nom de Clitophon est mentionné par Aristote dans
La constitution des Athéniens (Constitution
des Athéniens, XXIX, 2-3 ; XXXIV, 3) et
par Aristophane dans Les Grenouilles (Grenouilles,
965-967), comme un proche de Théramène (un membre modéré du parti oligarchique
qui fit parti des Trente, mais finit par s'opposer à Critias devant la multiplication
des exactions commises par le nouveau régime et fut exécuté à l'initiative de
Critias) et d'Anytos (le futur accusateur de Socrate) au moment de l'instauration
de la tyrannie des Trente. Un dialogue apocryphe de Platon porte le nom de
Clitophon, et présente celui-ci comme critique de certaines des méthodes
d'enseignement de Socrate et plutôt favorable à Lysias et Thrasymaque, mais
il est probable que ce dialogue apocryphe a été inspiré par le début de la
République. Il s'agit probablement du même personnage dans
tous les cas.
Son nom signifie « gloire clairement visible », et celui
de son père Aristonyme, « le meilleur nom ». (<==)
(24) Les termes utilisés par Platon pour décrire la position de Céphale offrent une image quelque peu pompeuse et ridicule : le mot choisi pour décrire le siège sur lequel il est assis est diphros, terme peu fréquent dans les dialogues (6 occurrences en tout) et qui désigne au sens premier la partie d'un char de guerre ou de course qui portait le conducteur, et par métonymie, le char lui-même. C'est d'ailleurs dans ce sens que le mot se trouve ailleurs dans les dialogues : ainsi la seule autre occurrence que l'on trouve dans la République, en dehors des deux occurrences dans notre passage (le mot revient dans la phrase qui suit celle qui nous occupe ici), est en République, VIII, 566d2, dans l'expression en tôi diphrôi tès poleôs, que l'on peut traduire par « dans le char de l'État » ; en Ion, 537a8, le mot apparaît dans une citation d'Homère (Iliade, XXIII, 335) pour désigner le char dans lequel Antiloque, le fils de Nestor, va concourir lors des jeux donnés pour les funérailles de Patrocle ; et enfin, en Critias, 119b1, il désigne encore des chars de guerre. Son utilisation dans le sens dérivé de « siège » est plutôt rare et ce n'est pas le mot usuel pour désigner un tel meuble, qui serait plutôt hedra (21 occurrences dans les dialogues). Associé à ce « char », on trouve un proskephalaion, mot construit sur la racine kephalè, « tête », qui est aussi la racine du nom de Céphale, et signifiant littéralement « contre la tête », soit au sens premier « oreiller » et, par extension « coussin ». C'est la seule occurrence de ce mot dans tous les dialogues et l'on peut penser que Platon n'a pas été insensible à la pointe d'humour qu'il y avait à parler de proskephalaion pour Kephalos, transposé en français, le « pourcéphale » de Céphale, ou l'appuie-tête de Tête ! Ce d'autant plus que cette Tête, dont il y a tout lieu de croire que ce sont ses fesses qui reposent sur le proskephalaoin posé sur son « char », il nous la dit « couronnée (estephanômenos) », non parce qu'elle venait de gagner la course de chars, mais parce qu'elle venait d'offrir un sacrifice à quelque divinité tutélaire. Bref, après nous avoir laissé pressentir un vieillard rabougri (« il me sembla être très vieux »), voilà que Socrate nous dresse, sourire au coin des lèvres, un tableau qui pourrait être celui d'un vainqueur à la course de char des jeux olympiques (de la vie). D'un vainqueur, certes, mais d'un vainqueur qui prend ses aises (un coussin sous les fesses sur son « char »), d'un vainqueur qui se retrouve en quelque sorte cul par dessus tête (puisque ce sont ses fesses qu'il pose sur un appuie-tête), et surtout d'un vainqueur autoproclamé, puisque c'est lui-même qui s'est couronné pour célébrer les rites privés qu'il s'impose à lui-même. Car après tout, ce que sous-entend cette mention d'un sacrifice dans la cour (en tèi aulèi), c'est qu'au moment où tout le monde était dehors pour célébrer la fête organisée par la cité, lui était resté chez lui pour pratiquer un culte privé à l'écart de tout le monde. C'est donc en quelque sorte lui, plutôt que Socrate, qui ne respectait pas les cultes prescrits par la cité.(<==)
(25) Céphale oppose ici les plaisirs (hèdonai) kata to sôma (« selon le corps ») et ceux peri tous logous (« au sujet des paroles / discours / discussions »), pour lesquels il parle non seulement de plaisirs, mais d'epithumiai, de « désirs / passions », rapprochant ainsi ce qui constituera dans la suite de la République les deux pôles opposés de l'âme tripartite, le pôle du logos, de la raison, et celui des epithumiai, des désirs, des pulsions résultant de notre nature corporelle, de notre sôma. Les deux mots se suivent même dans la phrase, dans l'expression hai peri tous logous epithumiai te kai hèdonai. Pour Céphale, il semble donc que le logos ne soit qu'un passe-temps de vieillard qui vient prendre la place d'activités plus « physiques » quand celles-ci ne sont plus possibles. Bref, quand on ne peut plus rien faire d'autre, on discute pour passer le temps qui nous reste ! Et ces discussion ne sont destinées qu'à nous procurer un peu de plaisir quand les plaisirs de la chair ne nous sont plus accessibles... Voilà qui doit plaire à Socrate ! (<==)
(26) On retrouve ici dans la bouche de Céphale le même verbe suneinai employé un peu plus tôt par son fils Polémarque et dont j'avais alors souligné l'ambiguïté (cf. note 17). Il est probable qu'ici, la connotation sexuelle n'est plus de mise, mais je conserve cependant la même traduction par « avoir des relations ». « Fréquenter », qui a aussi en français une connotation sexuelle, conviendrait sans doute mieux ici, mais n'aurait pas convenu dans le contexte de la réplique de Polémarque. (<==)
(27) Rappelons-nous que parmi les jeunes gens que Céphale encourage Socrate à fréquenter assidument, il y a Lysias, l'un de ses fils, et Thrasymaque, tous deux maîtres de rhétorique, et justement de cette rhétorique que critique Socrate dans le Gorgias. Et remarquons par ailleurs que ce que propose Céphale à Socrate, ce n'est même pas de venir lui faire la conversation, à lui, mais de venir chez lui pour discuter « avec ces jeunes gens (toisde tois neaniskois) » : en d'autres termes, ce dont il a envie et qui lui ferait plaisir, c'est simplement d'assister en spectateur, le plus souvent possible, aux discussions (logous) de ses enfants et de leurs copains avec Socrate. Il faut dire qu'il n'y avait pas encore la télévision à cette époque ! Mais alors ? Alors, c'est lui qui incite Socrate à fréquenter les jeunes, et non pas Socrate qui les poursuit pour les corrompre ! C'est lui qui incite Socrate à se joindre à Lysias et Thrasymaque dans des joutes oratoires privées sous sa surveillance en présence de jeunes des meilleures familles d'Athènes. Car si lui et ses enfants, et même Thrasymaque, ne sont que des métèques ou des « étrangers » de passage, on trouve dans la compagnie le fils de Nicias, Nicératos, et les cousins de Critias, Adimante et Glaucon. Une fois encore, on constate que, lue à la lumière des accusations portées contre Socrate et qui lui ont valu la mort, toute cette scène introductive remet discrètement un certain nombre de choses à leur place et disculpe implicitement Socrate des accusations portées contre lui. (<==)
(28) Le verbe employé par Socrate et traduit par « apprendre » est punthanesthai. Ce verbe a le sens général d'« apprendre », mais apprendre par enquête et interrogations, c'est-à-dire « s'informer, interroger pour chercher à savoir ». Il ne s'agit pas de l'apprentissage dans une relation de maître à élève, qui serait manthanein, mais d'apprendre comme lorsqu'on dit : « j'ai appris par mes voisins » ou « ...par la rumeur publique », ou comme peut « apprendre » un journaliste ou un enquêteur interrogeant des témoins pour tenter de reconstituer les faits auxquels il s'intéresse, ou encore, comme dans l'image utilisée ici par Socrate, comme peut « apprendre » un visiteur ou un touriste s'informant des différents chemins pour se rendre à tel ou tel lieu d'intérêt pour lui en interrogeant ceux qui y sont déjà allés et les personnes qu'il rencontre sur son chemin. (<==)
(29) L'expression epi gèraos oudôi se trouve chez Homère en Iliade, XXII, 60 ; XXIV, 487 et Odyssée, XV, 348 (et sous la forme légèrement différente gèraos oudon, en Odyssée, XV, 246 et XXIII, 212) et chez Hésiode dans Les travaux et les jours, 331. Mot à mot, elle signifie « au seuil de la vieillesse », mais comme le montre le contexte de la réplique de Socrate, il ne faut pas la comprendre comme désignant le moment où l'on entre dans la vieillesse, où l'on passe de l'âge mur à l'état de vieillard, mais plutôt comme désignant le seuil que constitue la vieillesse, c'est-à-dire le seuil de la mort naturelle, pour ceux qui ne sont pas morts auparavant d'accident ou de maladie. (<==)
(30) Le proverbe (paroimia) auquel fait ici allusion Céphale sans le citer, et qui est appelé par hèlikian (« âge ») dans l'expression tines eis tauton paraplèsian hèlikian echontes (« quelques uns ayant à peu près le même âge ») qu'il emploie, est cité ailleurs par Platon : hèlix terpei ton hèlika (Phèdre, 240c1), qui signifie « celui qui est du même âge charme celui qui est du même âge ». (<==)
(31) « Ressassent des lamentation » traduit le grec humnousin, troisième personne du pluriel du présent de l'indicatif actif du verbe humnein, dérivé de humnos, dont vient le français « hymne ». Humnos désigne un chant ou un poème, notamment en l'honneur d'un dieu, et aussi un chant de deuil. Humnein, c'est donc réciter ou chanter un humnos. Mais le verbe peut aussi être utilisé en mauvaise part et en venir à signifier « ressasser, radoter », comme c'est le cas ici. (<==)
(32) L'expression employée par Sophocle est euphèmei, qui veut dire au sens propre « parle bien ! », mais qui est souvent employée par antiphrase pour dire « Tais-toi ! ». C'est ce verbe dont vient le mot français « euphémisme » pour désigner une expression qui dit le moins pour signifier le plus sans choquer. (<==)
(33) « La manière d'être des hommes » traduit le grec ho tropos tôn anthrôpôn. Le substantif tropos dérive du verbe trepein, qui veut dire au sens premier « tourner » (origine du suffixe français -trope dans des mot comme héliotrope, « qui se tourne vers le soleil », ou phototrope, « qui se tourne vers la lumière ») ; le tropos, c'est donc au sens premier la « direction » vers laquelle on se tourne, la « tournure » que l'on prend, et donc la « manière d'être », le « caractère », l'« attitude », mais aussi les habitudes, la conduite, et finalement la « manière » dans toutes sortes de sens, non limités à des personnes, comme par exemple pour désigner un « mode » musical ou un « style » oratoire. (<==)
(34) Les adjectifs utilisés ici par Céphale sont kosmios et eukolos. Le premier, kosmios, est dérivé de kosmos qui signifie « ordre », et plus spécifiquement « bon ordre », « bonne organisation », jusqu'à en venir à désigner l'univers (d'où le français « Cosmos ») conçu comme le modèle de l'organisation bien réglée. Être kosmios, c'est donc être en bon ordre, bien réglé, bien rangé, et donc, pour une personne, « prudent, sage, décent, convenable », bref, rester à sa place dans un ensemble pensé comme convenablement organisé. Le second, eukolos, est d'étymologie obscure et il n'est pas sûr que le eu initial renvoie à l'adverbe signifiant « bien » qui sert de préfixe à de nombreux mots grecs, mais sa signification va dans ce sens, puisqu'il veut dire « content, de bonne humeur » ou encore « facile » (à vivre). (<==)
(35) Première apparition dans la République d'un mot qui y joue un grand rôle, le mot ousia. Sur la dualité de sens de ce mot, l'usage qu'en fait Platon et la manière dont il joue, en particulier ici, sur cette dualité de sens, on se reportera à l'article que j'ai écrit en 2006 pour la revue philosophique en ligne Klèsis, sous le titre La fortune détournée de Platon, une étude sur le mot ousia dans les dialogues, dont une copie est accessible sur ce site. La section intitulée Une fortune plein la tête, pages 17 à 21 de la seconde partie de l'article (la première partie est une présentation de mes hypothèses de lecture des dialogues en prélude à l'étude proprement dite du mot ousia dans la seconde partie) est consacrée à la discussion entre Socrate et Céphale ici traduite. Qu'il suffise donc ici de dire que ce mot a un sens usuel qui est « fortune, richesse » et un sens que je qualifie de « métaphysique » où il est généralement traduit par « essence » ou « substance », et qui désigne selon moi l'être (de quoi que ce soit, d'une « idée » aussi bien que d'une personne ou une chose) dans toute sa richesse, et justement pas réduit à sa « substantifique moelle » (comme le laisse malheureusement supposer la traduction par « essence » ou « substance »), par opposition à to on, qui désigne le simple fait d'être, prédicat applicable à absolument tout sans exception et qui ne dit donc rien sur ce qu'est ce à quoi on l'attribue. Ici, Socrate l'emploie dans son sens usuel de « richesse » au sens matériel, renvoyant à la fortune accumulée par Céphale grâce à son commerce d'armes, mais dans une discussion qui porte dans son esprit sur ce qui fait la « valeur » d'une vie et permet d'affronter le grand âge et la mort prochaine dans le calme et la sérénité, donc en ayant aussi en tête ce qui constitue la véritable ousia des hommes, c'est-à-dire, en remplaçant dans la formule que vient d'employer Céphale, le mot tropos (manière d'être) que récuse Socrate par celui par lequel il le remplace, hè ousia tôn anthrôpôn. Et c'est bien là le sujet véritable de la République : qu'est-ce qui constitue la véritable ousia, la véritable « richesse » des hommes, aussi bien en tant qu'individus qu'en tant que vivant en société avec leurs semblables ? (<==)
(36) Je traduis ici tois plousiois par « aux gens fortunés » plutôt que par un plus naturel « aux riches » parce que je ne veux pas utiliser deux mots de la même racine, « richesse » et « riches » pour traduire deux mots grecs qui ne sont pas de la même famille, ousia et plousios, après tout ce que j'ai dit dans la note précédente de l'importance du mot ousia, et que je préfère garder « richesse » plutôt que « fortune » pour traduire ousia, parce que « richesse » est ouvert en français sur un sens analogique proche de celui qui a fait évoluer ousia vers son sens « métaphysique », sens analogique que n'a pas « fortune », qui reste plus strictement matériel (ou alors dérive vers l'idée de « chance » qui n'a rien à faire ici et aiguillerait sur une fausse piste). Plousios dérive de ploutos, qui désigne la richesse, l'abondance de biens le plus souvent matériels. Si le Socrate de Platon a choisi un ousia potentiellement ambigu, surtout dans sa bouche, pour parler de la fortune de Céphale, alors qu'il aurait pu fort bien utiliser justement ploutos, et parle ensuite des ploutoi, pour lever l'ambiguïté s'il en était besoin, ce n'est sans doute pas pour des raisons stylistiques, pour éviter des rapprochements de mots de même famille qui ne choquaient justement pas les grecs, qui en étaient au contraire friands, mais, à mon avis, pour suggérer cette double lecture de la discussion en cours. (<==)
(37) Le mot grec traduit par « consolations » est paramuthia, pluriel de paramuthion, nom dérivé du verbe paramutheisthai, composé du préfixe para- (« à côté de ») et du verbe mutheisthai, lui-même dérivé de muthos, le mot qui a donné en français « mythe ». Mais avant de signifier « fable, fiction, mythe », le mot muthos désigne une suite de paroles sensées, un discours, et a donc un sens voisin de logos, dans certaines au moins de ses acceptions, si bien que le verbe mutheisthai qui en dérive signifie « parler, converser, raconter », et que paramutheisthai, à partir de l'idée de « parler à côté de (quelqu'un) », signifie « encourager, conseiller, rassurer, consoler, apaiser, etc. », selon la motivation implicite que l'on suppose à celui qui « parle à côté ». Un paramuthion, ce peut donc être aussi bien, selon le contexte, une exhortation, un encouragement qu'une consolation, un réconfort. (<==)
(38) Thémistocle
(515-450) est un des plus célèbres hommes politiques athéniens
de la première
moitié du Vème siècle avant J.C. C'est lui qui tourna
les Athéniens vers la
mer en les incitant à utiliser les ressources produites par les mines
d'argent du Laurion pour construire une flotte de guerre et les conduisit à la
victoire
à la bataille navale de Salamine contre les Perses lors de la seconde
guerre médique. Il fut plus tard ostracisé, comme la plupart
des hommes politiques athéniens qui sortaient du lot, et mourut en exil.
Si Thucydide en fait un portrait élogieux dans son Histoire de la
guerre du Péloponnèse (Histoire,
I, 138, 3), l'opinion de Platon sur lui, comme sur
la plupart des hommes politiques athéniens de son temps, est plus réservée,
comme on pourra s'en rendre compte en Gorgias,
503b-d.
Sériphos est l'une des îles des Cyclades, dans la mer Égée, au sud est d'Athènes.
Hérodote raconte dans son Enquête une anecdote similaire
(Enquête,
VIII, 125, 1).
(<==)
(39) À la fin de sa réplique précédente, Céphale parlait de personnes kosmioi kai eukoloi (« de mœurs bien réglées et facile à vivre », cf. note 34) ou pas. Ici il oppose celui qui est epieikès à celui qui ne l'est pas. L'adjectif epieikès est un dérivé de la famille du parfait eoika, « ressembler à, sembler », et de là « sembler bon, convenir », et signifie « convenable, raisonnable, équitable », ou encore « modéré ». Il renvoie donc à une idée de valeur morale fondée sur le respect des convenances et prend la place du terme kosmios, qui renvoyait, lui, à l'idée d'ordre, de chacun à sa place. Ces qualificatifs peuvent donc aussi bien s'appliquer à celui qui règle sa vie par pur conformisme, en faisant comme tout le monde, qu'à celui qui fait ce qui lui semble convenir à un homme au terme d'une réflexion sur la condition humaine dans la ligne du « apprends à te connaître toi-même » cher à Socrate. Mais pour l'instant, Céphale ne nous dis pas ce qu'il considère comme « convenable ». Il nous dit simplement ici que celui qui n'est pas epieikès ne parviendra jamais, jeune ou vieux, à être heautôi eukolos, quelque chose comme « bien dans sa peau » ou encore « en paix avec lui-même ». (<==)
(40) Céphale reprend ici le mot ousia utilisé précédemment par Socrate pour parler de sa « fortune », mais, pour les raisons expliquées dans la note 35, je préfère le traduire, ici encore, par « richesse » même si cela donne un français un peu « limite ». Notons encore que Platon met ici dans la bouche de Céphale une phrase qui se termine par le participe présent au génitif féminin singulier du verbe einai (« être »), ousès, qui est précisément la forme (ousa au nominatif féminin singulier) dont dérive le mot ousia : la phrase se termine en effet par Lusanias de ho pater eti elattô epoièse tès nun ousès (« Lusanias, mon père, rendit celle-ci encore plus petite qu'elle ne l'est aujourd'hui »). On peut penser que, par ce rapprochement, Platon veut nous inciter à nous rappeler que ce qui est appelé ousia et qui renvoie dans le langage courant de son temps à des possessions strictement matérielles, c'est en fait à l'origine ce qu'on pourrait appeler en français, à l'aide d'un néologisme formé sur le même mode que ousia en grec, l'« étance » d'une personne, c'est-à-dire « ce qu'elle est », et à nous demander pourquoi on en est venu à comprendre ce « ce qu'on est » comme un « ce qu'on a ». (<==)
(41) Céphale désigne par ce pronom, accompagné sans doute d'un geste de la tête qu'il nous faut imaginer, ses fils, Polémarque, Lysias et Euthydème, dont on a appris par le début du récit de Socrate qu'ils étaient tous les trois parmi les auditeurs de cette conversation : Polémarque est celui qui a rattrapé Socrate et Glaucon qui s'apprêtaient à remonter vers la ville et les a traînés chez lui, où ils ont retrouvé ses deux frères, Lysias et Euthydème (cf. 328b5-6). (<==)
(42) « Les biens matériels » traduit le grec chrèmata, pluriel de chrèma, mot désignant tout ce dont on peut « user, se servir (chrèsthai en grec, de même racine) », dont les biens, les richesses, en particulier lorsqu'il est utilisé au pluriel, et plus spécifiquement l'argent, mais qui peut aussi désigner les « affaires », voire même signifier tout simplement « chose ». Préalablement, en répondant à la question de Socrate sur l'origine de sa fortune, Céphale s'est qualifié de chrèmatistès, mot dérivé du verbe chrèmatizein, « s'occuper de chrèmata, d'affaires », que j'ai traduit par « homme d'affaire », et qui peut aussi signifier « négociant » ou « commerçant ». Pour les mêmes raisons que celles développées dans la note 36 à propos de plousiois, je renonce à traduire chrèmata par « richesses » pour ne pas créer de confusion avec la traduction que j'ai retenue pour ousia, dans un contexte où, justement, comme on va bientôt le voir, toute la question est de savoir quelle sorte de « richesse » est la plus importante pour l'homme, et si effectivement ce sont ta chrèmata, des choses désignées par un mot qui, quel que soit le sens qu'on retient pour lui, ne désigne que des « biens » purement matériels, ou s'il y a autre chose présentant une plus grande « valeur » pour l'homme. (<==)
(43) « Ceux qui ont fait des affaires » traduit le grec hoi chrèmatisamenoi, substantivation du participe aoriste du verbe chrèmatizein dont il a été question dans la note précédente, de manière cohérente avec la traduction de chrèmatistès en 330b2 par « homme d'affaire ». Mais le résultat, c'est qu'on perd la communauté de racine entre le mot qui désigne ces chrèmatisamenoi et celui qui désigne ce qu'ils chérissent, leurs chrèmata, que je traduis ici encore par « les biens matériels » plutôt que par « leurs affaires », qui détournerait l'esprit de la matérialité de ce à quoi ils sont attachés, le produit de leurs « affaires », pour l'orienter vers des activités abstraites. Pour rendre perceptible en français le lien évident en grec qu'il y a entre hoi chrèmatizamenoi et les chrèmata qui accaparent toute leur attention, il me faudrait soit traduire hoi chrèmatizamenoi par une périphrase comme « ceux qui ont accumulé des biens en faisant des affaires » si je veux garder la traduction de chrèmata par « biens (matériels) », soit revenir à une traduction plus restrictive de chrèmata par « argent » et traduire hoi chrèmatizamenoi par « ceux qui ont fait de l'argent » ou « ceux qui ont gagné beaucoup d'argent ». (<==)
(44) Cette question de Socrate nous fait entrer, sans en avoir l'air, au cœur du problème qui va occuper la suite du dialogue car, dans sa formulation, elle annonce un des thèmes centraux de la République, le rapport entre l'ousia et le bien : le texte grec en est en effet ti megiston oiei agathon apolelaukenai tou pollèn ousian kektèsthai; Certes, dans le contexte de la conversation en cours lue au premier degré, ousian est à comprendre dans son sens usuel de « richesse, fortune » (cf. note 35). Mais lorsqu'on trouve dans la même phrase, à quelques mots d'intervalles, une référence au megiston agathon, au « plus grand bien », au « bien suprême », et à l'ousian, et qu'on sait le rôle que va jouer le bien dans la suite du dialogue, il y a de quoi nous faire dresser l'oreille ! Car la question sous-jacente, c'est bien celle de savoir, comme je le laissais pressentir dans la note précédente, si c'est dans la richesse toute matérielle que Céphale associe au mot ousia que se trouve le vrai bien de l'homme, son megiston agathon, ou bien s'il faut chercher ailleurs une autre sorte d'ousia qui puisse constituer pour nous ce bien suprême. La réponse viendra dans les livres VI et VII, où ousia prendra un tout autre sens, plus en rapport avec l'« être » dont le mot dérive qu'avec l'« avoir » qu'il en est venu à désigner. (<==)
(45) Le mot grec traduit par « fables » est muthoi, pluriel de muthos, dont vient le français « mythe. Sur ce mot et ses divers sens, voir la note 37 ci-dessus. (<==)
(46) Premières apparitions de mots de la famille de dikè, la « justice », qui est le thème avoué du dialogue. Le premier terme de cette famille employé par Céphale est adikèsanta, accusatif masculin singulier du participe aoriste actif du verbe adikein, qui signifie « faire tort, être injuste, être coupable, commettre une injustice ». Ainsi donc, la première chose qui vient à l'esprit de Céphale, ce n'est pas la justice, en tant qu'elle pourrait être un idéal à rechercher pour lui-même, mais son contraire, l'injustice, ou plus précisément, car Céphale est un homme d'affaires, un homme d'action, pas un penseur nageant dans l'abstraction, l'activité qui ne respecte pas la justice, et seulement, comme le montre la suite, dans la mesure où elle est susceptible de nous valoir des représailles dans l'au-delà même si on n'a pas été rattrapé par la justice des hommes en cette vie. La justice, dikè, ne vient qu'en second, dans l'expression didonai dikèn, « rendre justice, subir son châtiment », c'est-à-dire seulement comme punition de l'acte injuste, dans une expression où dikè a un sens dérivé, qui n'est plus celui de « justice », mais de conséquence requise par la justice de celui qui ne l'a pas respectée, c'est-à-dire de « condamnation », de « châtiment » imposé par le juge à l'issue d'un procès. (<==)
(47) « Elles retournent son âme » traduit le grec strephousin autou tèn psuchèn. Encore une expression qui, sans en avoir l'air, prend des résonnaces particulières à la lumière des développements ultérieurs de Socrate dans les livres suivants de la République. Notons d'abor que c'est la première apparition dans la République du mot psuchè (« âme »), mais qu'il n'a pas du tout le même sens ici dans la bouche de Céphale que celui qu'il prendra dans la bouche de Socrate dans la suite du dialogue. Pour Socrate, comme il le dit à Alcibiade en Alcibiade, 130c5-6, « L'âme (et non pas le corps ni même l'assemblage du corps et de l'âme) est l'homme », et c'est pour cette raison qu'il prendra du temps dans la suite du dialogue d'analyser la structure intime de l'âme humaine. Pour Céphale ici par contre, le mot est utilisé dans une expression toute faite du même genre qu'en français « avoir du vague à l'âme » ou « il n'y a pas âme qui vive à un kilomètre à la ronde », dans lesquelles on ne pense même plus à ce que signifie le mot « âme » qui y figure. « Ça me retourne l'âme » est pour Céphale, et sans doute pour les grecs de son temps, une manière de dire « ça sème le trouble dans mon esprit », sans plus préjuger des croyances profondes que peut avoir celui qui dit ça par rapport à l'âme que pour un français dire « j'ai du vague à l'âme » implique qu'il adhère à tous les développements de la théologie chrétienne sur l'âme (il en sera de même pour Thrasymaque lorsqu'en République, I, 345b5, il demandera s'il faut, pour convaincre Socrate que « eis tèn psuchèn pherôn enthô ton logon (j'introduise le raisonnement/l'argument en le portant jusque dans ton âme) », c'est-à-dire « je fasse entre de force l'argument dans ta tête/dans ton esprit », et il faudra attendre la fin du livre I pour voir apparaître, dans la bouche de Socrate, cette fois, le mot psuchè (8 occurrences entre 353d3 et 353e10) dans le sens propre qu'il lui donne, pour parler, dans l'ultime argument qui va faire rendre les armes à Thrasymaque, de ce dont la justice est une, sinon la, perfection (aretè)).
Mais il y a plus ! Car l'idée de « retourner l'âme (psuchèn strephein) », qu'utilise ici Céphale pour parler au moyen d'une expression toute faite de l'effet que produisent sur lui à l'approche de la mort les « fables (muthoi) » sur l'au-delà, est centrale dans l'un des passages les plus célèbres de la République, l'allégorie de la caverne, au début du livre VII, où elle donne une image de ce que devrait être l'éducation de l'homme pour lui permettre d'avoir accès aux réalités purement intelligibles auxquelles son âme, justement, est capable de lui donner accès, et en fin de compte à l'idée du bon/bien, seule susceptible de donner un sens à sa vie (le verbe strephein est utilisé en 518c8, dans l'explication que donne Socrate de l'allégorie, lorsqu'il explique que, pas plus qu'on ne peut tourner (strephein) l'œil du corps de l'obscurité vers la lumière sans tourner tout le corps, on ne peut tourner l'« organe » (organon) qui donne à l'âme le pouvoir (dunamis) d'accéder aux intelligibles sans détourner (periagein) l'âme entière de l'ordre du devenir (ek tou gignomenou) vers celui de l'être). Ainsi donc, tout comme s'oppose la conception toute matérielle qu'a Céphale de l'ousia (cf. note 35) à la conception épurée et « métaphysique » qu'en développera Socrate dans la suite du dialogue, s'oppose le « retournerment » de l'âme de Céphale perturbé, au terme de sa vie seulement, par les contes de bonnes femmes sur l'au-delà, qui n'est qu'une manière de parler du trouble qui envahit son esprit, au « retournement » dont parlera Socrate à travers une image, l'allégorie de la caverne, qui n'est autre que l'effort continu de toute une vie, et pas seulement du grand âge, pour essayer de mettre à profit l'aptitude dont est dotée notre âme, conçue comme notre être propre au sens le plus plein du terme, d'avoir part aux réalités intelligibles et de pouvoir contempler le bien qui doit orienter toute notre vie. (<==)
(48) « Dans une attente mauvaise » traduit le grec meta kakès elpidos. Le mot grec elpis, dont elpidos est le génitif singulier, signifie « attente, espoir ». En Lois, I, 644c9-d1, Platon définit elpis comme le terme général pour désigner les doxas mellontôn, les « opinions sur les choses à venir », ajoutant qu'on appelle phobos men hè pros lupès elpis, tharros de hè pros tou enantiou, « crainte (phobos, qu'on peut aussi traduire par « frayeur » ou « peur », et dont vient le français « phobie ») l'attente d'une peine (lupè), et confiance (tharros) celle du contraire (le contraire de lupè est hèdonè, « plaisir ») ». Kakès, l'adjectif qui qualifie elpis, est le génitif féminin de kakos, le contraire d'agathos (« bon »), qui signifie au sens premier « mauvais ». Il n'est donc pas neutre que ce soit justement cet adjectif que choisisse Céphale pour répondre à une question de Socrate sur le megiston agathon, le « plus grand bien » qu'il a retiré de sa fortune. Notons encore que la formulation utilisée par Céphale ne préjuge pas de la véracité des récits sur l'au-delà dont celui dont il parle riait étant jeune, puisque c'est l'attente elle-même qui est qualifiée de « mauvaise », ce qui peut aussi bien vouloir dire qu'elle est attente de quelque chose de mauvais au terme de cette attente, un sort funeste au terme de la vie, dont la perspective pourrit le temps qui reste à vivre que suggérer que l'attente elle-même est pénible du fait justement de l'incertitude sur ce qui advient au terme de celle-ci, c'est-à-dire à la mort. Dans la suite de la phrase, ce qui va s'opposer à cette kakès elpidos, c'est une hèdeia elpis, une « plaisante attente », qualifiée à l'aide de l'adjectif hèdus, de même racine que hèdonè, le « plaisir », mot utilisé par Céphale au début de sa conversation pour opposer les plaisirs de la chair à ceux de la discussion (cf. note 25). Par ce choix de vocabulaire, Céphale nous montre que pour lui, bon (agathos) et plaisant (hèdus), c'est la même chose, puisqu'ils ont le même contraire, kakos (« mauvais »). (<==)
(49) Comme on le voit dans la continuité de la note précédente, Céphale ne parle que d'avoir commis des injustices envers quelqu'un d'autre (tina èdikèsen, 330e5), d'injustices (adikèmata, 330e6), ou au rebours, de n'avoir fait rien d'injuste (mèden adikon, 331a1, au neutre, s'appliquant donc à des actes, pas à la personne). Bref, il ne connaît la justice que par son contraire, l'injustice, dont il faut redouter les conséquences et qui ne concerne que les relations entre personnes (on n'est injuste que dans les relations avec quelqu'un d'autre) et son idéal n'est pas d'être juste, mais simplement de ne faire rien d'injuste (aux autres) : la justice, ou plutôt l'injustice, n'est pas pour lui une qualité d'une personne, mais une caractéristique d'un acte. (<==)
(50) Dernier emploi par Céphale d'un mot de la famille de dikè, la « justice » : l'adverbe dikaiôs, « justement, de manière juste, dans le respect de la justice ». Et c'est pratiquement la seule fois où il utilise un terme « positif », c'est-à-dire renvoyant à la justice et non pas à son contraire. Notons toutefois qu'il le fait dans le cadre d'une paraphrase d'un poème de Pindare en prélude à une citation textuelle d'un extrait de celui-ci. (<==)
(51) Le mot traduit par « jugement » est gnôma, variante dorienne de gnômè, terme dérivé du verbe gignôskein signifiant « connaître. Gnomè implique à la fois une idée de connaissance et une idée de décision prise en connaissance de cause. Il peut se traduire par « intelligence », « décision », « esprit », ou encore par « avis » ou « opinion ». La qualificatif appliqué par Pindare à ce gnôma est polustrophon, qui signifie « qui se tourne (strephein) dans de nombreuses (polus) directions ». (<==)
(52) L'œuvre de Pindare dont provient cet extrait est perdue et on ne sait pas de quel genre elle faisait partie. Ces quelques vers sont cités en tant que fragment d'origine incertaine n° 91 dans le volume IV, Isthmiques, Fragments, des œuvres complètes de Pindare éditées et traduites par Aimé Puech dans la collection Budé (Les Belles Lettres, Paris, 1961). C'est de ces vers que Céphale extrait le qualificatif de gèrotrophos, traduit par « nourrice de vieillard » qui en est la décomposition en ses composants, qui y est aussi mis en relation avec elpis, une elpis qui, pour Pindare, est qualifiée de glukeia, « douce » (glukeia est le féminin de glukos, dont vient le français « glucose », ou encore des termes savants comme « glycémie »). Il est probable que, dans le contexte des vers de Pindare, une traduction d'elpis par « espoir » ou « espérance » serait plus appropriée, mais on perdrait alors le lien entre les termes employés par Céphale et les mots du poème qui les lui a inspirés (ce qui ne semble pas gêner outre mesure la plupart des traducteurs). (<==)
(53) On retrouve ici dans la bouche de Céphale les adjectifs epieikès (« convenable ») et kosmios (que j'ai traduit par « de mœurs bien réglées ») qu'il avait employés auparavant. Sur kosmios, voir la note 34 et sur epieikès, la note 39. (<==)
(54) Le mot grec que je traduis ici par « dettes d'argent » est chrèmata, le même que je traduis, quelques lignes auparavant et quelques lignes plus bas par « biens matériels » dans l'expression hè tôn chrèmatôn ktèsis (« la possession des biens matériels »), comme je l'avais déjà fait en 330c1, lors de sa première apparition dans la bouche de Socrate, pour des raisons exposées dans la note 42. Ici, il est utilisé comme complément du verbe opheilein, qui signifie « devoir, être obligé à, avoir une dette, être redevable de ». C'est donc plutôt le verbe lui-même qui appelle l'idée de « dettes », le mot chrèmata ne faisant que préciser que ces dettes portent sur de l'argent, ou, si l'on se souvient du registre de sens très large de chrèma, sur des biens matériels quels qu'ils soient. Reste que « redevable de biens matériels », la traduction qui me permettrait de garder le même mot français pour toutes les occurrences de chrèmata dans cette discussion, paraît étrange en français, ce qui m'oblige à utiliser ici une autre traduction pour ce mot, sauf à utiliser partout « argent » comme traduction de chrèmata, ce qui, comme je l'ai déjà dit dans la note 43, serait quelque peu réducteur dans certains de ses autres emplois, en particulier dans l'expression tèn tôn chrèmatôn ktèsis. Ceci étant, dans l'esprit d'un homme d'affaire (chrèmatistès) comme Céphale, la valeur de ce que l'on pourrait devoir à un autre ne se mesure probablement qu'en termes monétaires, qu'on soit amené à la rembourser en nature ou en espèces, et ce qui n'a aucune valeur marchande ne l'intéresse sans doute pas et le détourner ne constitue vraisemblablement pas une faute pour lui. Comme on le voit à ses propos ici, pour lui, ce qui est important dans la vie de l'homme, ce sont les sacrifices (thusias) dans ses relations avec les dieux et les transactions commerciales dans ses relations avec les hommes. La tromperie et le mensonge dont il a été question auparavant ne sont sans doute répréhensibles à ses yeux qu'en tant qu'ils sont des moyens de frauder, c'est-à-dire de fausser les relations commerciales.
À titre d'information et en guise de conclusion au diverses notes concernant les mots de la famille de chrèmata, je reproduis ici la traduction retenue pour les différentes occurrences de ce mot et les mots de même racine apparaissant dans cette discussion par les traducteurs que j'ai consultés. On y verra que même celui qui est le plus homogène dans sa traduction, Pachet, qui retient le mot de « richesses », que je me suis interdit d'utiliser pour chrèmata, le réservant pour ousia, ne fait qu'une exception à cette règle, et c'est justement pour l'occurrence qui nous occupe, où il traduit chrèmata par « argent » lorsqu'il est question d'en « devoir ».
Chambry (Budé) |
Robin (Pléiade) |
Baccou (Garnier) |
Pachet (Folio) |
Cazeaux (Poche) |
Leroux (GF) |
|
chrèmatistès (C, 330b2) |
dans cette question de fortune | au point de vue des affaires | en fait de richesse | pour l'acquisition des richesses | comme financier | en ce qui concerne l'accroissement de ma fortune |
ta chrèmata (S, 330c1) |
la richesse | les richesses | les richesses | les richesses | l'argent | la possession de la richesse |
hoi chrèmatisamenoi (S, 330c5) |
les hommes d'affaire | ceux qui travaillent à gagner de l'argent | les hommes d'affaires | ceux qui se sont enrichis | ceux qui produisent l'argent | ceux qui se sont enrichis |
ta chrèmata (S, 330c5) |
leur fortune | leur argent | leur fortune | leurs richesses | l'argent | leur fortune |
tèn tôn chrèmatôn ktèsin (C, 331a11) |
la possession des richesses | la possession de la fortune | la possession des richesses | la possession de richesses | la possession de la fortune | la possession des richesses |
chrèmata (C, 331b3) |
argent | (acquitter ses dettes) d'argent | de l'argent | de l'argent | dette d'argent | une créance |
tèn tôn chrèmatôn ktèsin (C, 331b4) |
la possession des richesses | la possession des richesses | la possession des richesses | la possession de richesses | la possession d'une fortune | la possession des richesses |
(<==)
(55) « En possession de toutes ses facultés » traduit le grec noun echonti, qui signifie mot à mot « ayant un nous », c'est-à-dire une « aptitude à penser », un « esprit », une « intelligence », selon les divers sens du mot nous (sur ce mot, voir la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site). Noun echein est une expression toute fait qui en vient à signifier « être intelligent/raisonnable, faire preuve de prudence/bon sens, etc. », mais qui, si l'on y regarde de plus près, ne dit rien sur la manière dont on peut se servir bien ou mal de ce nous qu'on est supposé avoir, d'où ma traduction par une expression plus neutre que « intelligent », « sensé » (Chambry, Baccou), « raisonnable » (Robin), « de bon sens » (Pachet). En disant cela, Céphale suggère surtout qu'il se classe implicitement parmi les personne qui répondent à ce critère et que donc le fait de prêter plus d'attention aux discours sur l'au-delà en vieillissant n'est pas un signe de gâtisme, mais au contraire une preuve d'intelligence, tout comme l'ensemble de son propos dans cette réplique peut être lu comme une affirmation de sa part qu'il a fait des affaires sans jamais frauder. (<==)
(56) C'est donc Socrate qui introduit ici la notion de dikaiosunè, de « justice », qui va constituer le sujet central du dialogue. Mais il ne faudra jamais perdre de vue dans la suite que c'est une question sur le megiston agathon, le « plus grand bien » de l'homme (cf. note 44) qui a conduit à cette notion de justice, même si elle apparaît ici en quelque sorte « par le petit bout de la lorgnette », dans la vision on ne peut plus réductrice qu'en a Céphale. (<==)
(57) Pour extraire des propos de Céphale, qui n'avait en vue que l'injustice, une « définition » de la justice, Socrate est obligé d'inverser ses propos : là où Céphale ne parlait que de ce qu'il ne faut pas faire, ne pas tromper (exapatèsai), ne pas mentir (pseusasthai), ne pas rester redevable (opheilonta) de quoi que ce soit envers un dieu ou un homme, Socrate présente la justice comme se limitant à faire le contraire de ce que réprouve Céphale dans une formule d'une concision extrême en suggérant que la justice selon Céphale serait tèn alètheian kai to apodidonai, mot à mot « la vérité et le rendre ». Là encore, comme à propos de l'ousia (voir note 35) et le megiston agathon (voir note 44), ces deux termes d'apparence anodine, alètheia et apodidonai, sont susceptible d'une double lecture si l'on remarque qu'on les retrouve associés dans une phrase relative à l'idée du bien (tèn tou agathou idean) au livre VI, en 508e1-3, lorsque Socrate, peu avant de placer le bien « au-delà de l’ousia », dit : « Eh bien donc, ce qui procure la vérité aux choses qu'on apprend à connaître et, à celui qui apprend à connaître, donne la puissance, dis-toi que c'est l'idée du bien (touto toinun to tèn alètheian parechon tois gignôskomenois kai tôi gignôskonti tèn dunamin apodidon tèn tou agathou idean phati einai) ». Cette phrase, qui arrive au terme de l’analogie entre le soleil et le bien, résume les effets de l’idée du bien à la fois sur ce qui peut être objet de connaissance (les gignôskomenois) et sur ceux qui sont capables de connaître (les gignôskonti). Pour les premiers elle est source de vérité (alètheia) et aux second, elle donne (apodidon, participe présent de apodidonai) justement ce pouvoir (dunamin) de connaître qui les caractérise. Or l’homme est celui qui est à la fois objet de connaissance et sujet apte à connaître, dont le premier souci devrait être de retourner ce pouvoir sur lui-même, en tant qu’individu et en tant qu’homme ayant des similitudes avec tous les autres hommes (gnôti sauton, « apprends à te connaître toi-même »). En anticipant discrètement cette synthèse des effets du bien dans une proposition de définition de la justice qu’il va aussitôt s’attacher à critiquer et qui ne retient de chacun des deux effets de l’idée du bien que la moitié de ce qui en est dit dans chaque cas, le nom d’un côté, tèn alètheian (« vérité »), qui renvoie à l’être, sans le verbe parechon qui suit, le verbe de l’autre, apodidonai (« donner »), qui renvoie à l’action, sans le complément tèn dunamin qui précède, Socrate suggère dès le début du dialogue, pour celui qui le relit à la lumière de la suite, que la justice est la vérité de l’homme en tant qu’être connaissable contemplé à la lumière de l’idée du bien et que cette idée lui donne en retour le pouvoir de se connaître en tant que créature destinée à la justice. Ce que va en effet essayer de nous faire comprendre la République, c'est que la justice bien comprise est bel et bien la vérité (tèn alètheian) de l’homme en ce qu’elle seule lui donne en retour (apodidonai) le moyen de construire en lui l’unité qui ne lui est pas donnée d’avance entre toutes les parties de son être, et entre lui et le monde qui l’entoure, les autres hommes et toute la création, et donc d'atteindre en cette vie l'excellence (aretè) à laquelle il est appelé en tant qu'animal doté d'un logos qui lui donne accès à l'intelligible là où ses sens ne lui donnent accès qu'au « visible » (pris ici comme métaphore de tout l'ordre sensible, c'est-à-dire du monde matériel situé dans le temps et l'espace). (<==)
(58) Socrate utilise ici le mot horos dans un sens qui deviendra usuel chez Aristote, celui de « définition ». Ce sens est beaucoup plus rare chez Platon, où le mot est le plus souvent utilisé dans son sens premier de « limite ». Platon le met ici dans la bouche de son Socrate au début d'un de ses plus longs dialogues, entièrement consacré à réfléchir sur le « justice (dikaiosnè) », pour justement qualifier une formule concise dont tout le monde voit bien qu'elle ne peut embrasse toute la richesse, l'ousia, pourrait-on dire en s'inspirant de Platon, du concept qu'elle prétend justement « définir ». Il faut sans doute y voir une critique voilée implicite par l'exemple des définitions à la manière d'Aristote, qui n'ont rien à voir avec ce qui intéresse le Socrate de Platon lorsqu'il cherche à « délimiter » (horizein en grec, le verbe dérivé de horos), et non pas, comme on le croit trop souvent à « définir », un concept ou un autre, comme l'andreiai dans le Lachès, le beau dans l'Hippias majeur, la piété dans l'Euthyphron, etc. Le Socrate de Platon n'a que faire de ce genre de formules lapidaires qui ne nous apprennent rien. Dans le cas de la justice, à aucun moment dans la République, il ne proposera une formule du même genre en remplacement de celle qu'il soumet ici comme pour nous montrer une bonne fois pour toute au début du dialogue que, s'il le voulait, il serait parfaitement capable de produire de telles « définitions » et que, s'il ne le fait pas, ce n'est pas par incapacité de le faire, mais par choix délibéré. Pour lui, c'est tout ce qui sera dit au long du dialogue et les réflexions que cela induira en nous qui contribueront à mieux délimiter les contours de ce qu'on appelle « justice », en les élargissant d'ailleurs considérablement pour leur faire englober non seulement les relations strictement commerciales, comme le fait ici Céphale, ou même les relations sociales dans leur ensemble, mais encore les conflits internes entre les composantes de notre moi intérieur, de notre « âme » tripartite. (<==)
(59) Simonide est un poète originaire de l'île de Céos, dans les Cyclades, qui a vécu à la fin du VIème et au début du Vème siècle avant J.C. (vers 556- vers 467 avant J.C.). Il ne nous reste de ses œuvres que des fragments. C'est d'un de ses poèmes que Socrate propose une analyse sophistique dans le Protagoras, lui faisant dire à peu près le contraire de ce qu'il semble dire à tout lecteur sensé, pour nous montrer par l'exemple comment on peut faire dire ce qu'on veut à un écrit dont l'auteur n'est plus là pour vous contredire. (<==)
(60) « Je vous confie [la suite de] la discussion » traduit le grec paradidômi humin ton logon. Une autre traduction possible serait tout simplement « je vous cède la parole ». Mais la suite du dialogue, dans laquelle Polémarque et Socrate parlent d'héritier (klèronomos en 331d8, repris par Socrate en 331e1) joue sur le fait qu'un des sens du verbe paradidônai est « transmettre par héritage ». Par ailleurs, le sens à donner au verbe paradidônai dépend aussi du poids qu'on donne à logon qui en est le complément et réciproquement. Polémarque et Socrate, en parlant d'héritage, montrent qu'ils ont tous deux compris que le fils, Polémarque, « héritait » du rôle du père, Céphale, dans la discussion (autre sens possible du mot logos) et devait continuer à défendre l'argumentation (encore un autre sens possible de logos) initiée par son père. Il n'en reste pas moins que Céphale n'est pas aussi précis, puisqu'il emploie un « vous (humin) », pluriel, qui ne s'adresse donc pas seulement à son fils. (<==)
(61) Céphale semble bien accaparé par les rites religieux puisqu'il nous est présenté, à l'arrivée de Socrate, comme « venant de faire un sacrifice (tethukôs) » et que le voilà qui prend prétexte d'un nouveau sacrifice dont il doit s'occuper (tôn hierôn epimelèthenai) pour s'éclipser après quelques minutes au plus d'échanges de courtoisie, au moment où la conversation commence à devenir sérieuse. On le voit mettre en pratique ce qu'il a théorisé auparavant : l'avantage d'une grande fortune, c'est de pouvoir ne rester redevable d'aucun sacrifice envers les dieux, et même les plaisirs du logos qu'il revendiquait pour son âge au début de la conversation cèdent devant les devoirs envers les dieux destinés à apaiser la crainte d'un châtiment dans un hypothétique au-delà. Et ces rites semblent plus importants pour lui que de chercher à mieux comprendre ce qu'est réellement la justice, dont il semble ne connaître que l'envers comme quelque chose à éviter. (<==)
(62) Les traducteurs hésitent sur l'attribution de cette réplique : Chambry, Robin et Shorey l'attribuent à Socrate, Baccou, Pachet, Cazeaux, Leroux et Bloom à Polémarque. Le texte grec est, sans la ponctuation ajoutée bien après Platon, oukoun ephè egô [selon les manuscrits A, D et M ; egô ephè, selon le manuscrit F] ho Polemarchos tôn ge sôn klèronomos, et un codex vénitien porte la leçon corrigée ephèn egô, à la place de ephè egô, c'est-à-dire « dis(-je) » (1ère personne du singulier) à la place de « dit(-il) moi » (3ème personne du singulier), nécessaire pour attribuer cette réplique à Socrate. La raison probable de cette correction est que, si le texte du manuscrit F ne pose guère de problèmes et se ponctue ainsi : oukoun egô, ephè ho Polemarchos, tôn ge sôn klèronomos, et se traduit par « donc moi, dit Polémarque, des effectivement/du moins (selon le sens qu'on donne à ge) tiennes [affaires] [je suis] héritier », le texte des autres manuscrits, qui est sans doute celui qu'avait sous les yeux le correcteur du codex vénitien, implique, si l'on ne le corrige pas, un ordre des mots pour le moins inhabituel, qui se ponctue ainsi : oukoun, ephè, egô, ho Polemarchos, tôn ge sôn klèronomos et se traduit mot à mot en respectant l'ordre du grec : « donc, dit, moi, Polémarque, des effectivement/du moins tiennes [affaires] [je suis] l'héritier », c'est-à-dire que le egô mis dans la bouche de Polémarque vient s'intercaler dans le groupe de mots ephè ho Polemarchos, mot-à-mot « dit le Polémarque » (l'utilisation de l'article devant un nom de personne est usuelle en grec), qui vont pourtant ensemble. Cet ordonnancement des mots est certes inhabituel, mais pas impossible, puisqu'on en trouve un similaire pas plus loin que dans la réplique précédente de Polémarque : panu men oun, ephè, ô Sokratès, hupolabôn ho Polemarchos, eiper..., c'est-à-dire, en conservant en français l'ordre du grec, « tout à fait au contraire, dit, ô Socrate, prenant [la parole] le Polémarque, si... ». Dans cette réplique, c'est le groupe de mots ô Sokratès qui vient s'intercaler entre ephè et ho Polemarchos (et aussi le participe hupolabôn, mais pour lui, c'est plus normal, puisqu'il précise ho Polemarchos). Il n'y a donc aucune raison d'accepter ce découpage insolite dans la première réplique attribuée à Polémarque et de le refuser dans la seconde. Il est d'ailleurs possible que ce découpage quelque peu insolite des deux premières répliques de Polémarque par les précisions qu'implique le style indirect du récit fait par Socrate soit le moyen trouvé par Platon pour rendre perceptible à l'écrit l'impétuosité de ce Polémarque, dont le nom signifie « chef de guerre », faisant irruption dans la conversation dès qu'il sent son père en difficulté, lui qui n'avait pas hésité à envoyer un de ses esclaves « arrêter » Socrate et Glaucon pour leur imposer son programme pour la suite de la journée. (<==)
(63) Au terme de la lecture de ce premier épisode de la République, on pourra lire la page que je consacre aux principes de scénarisation de ce dialogue, ce qui permettra de voir tout ce qui vient d'être lu sous un jour nouveau. (<==)