© 1999, 2001, 2013, 2015, 2023 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 2 janvier 2024 |
Platon et ses dialogues :
Page d'accueil - Biographie
- Œuvres et liens
vers elles - Histoire de l'interprétation
- Nouvelles hypothèses - Plan
d'ensemble des dialogues. Outils : Index
des personnes et des lieux - Chronologie détaillée
et synoptique - Cartes
du monde grec ancien. Informations sur le site : À
propos de l'auteur Tétralogies : Page d'accueil de la République - Page d'accueil de la 4ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus |
![]() |
![]() (4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie) |
![]() |
Édition du 17 avril 2023 (V4) : cette nouvelle version de ma traduction annotée de l'allégorie de la caverne, tout comme la version du 6 novembre 2022 de ma traduction de l'analogie de la ligne, prend en considération le dernier état de mes réflexions sur ce texte majeur et en particulier ma nouvelle compréhension de la différence entre eidos et idea. Une idea est le principe d'intelligibilité objectif d'une famille d'« étants » sensibles et intelligibles (par exemple homme, lit) ou seulement intelligibles (par exemple beau, juste) partageant ce même principe d'intelligibilité qui les fait comprendre à l'intelligence humaine, alors qu'un eidos est la représentation que se fait, consciemment ou inconsciemment, une personne donnée à un moment donné de sa vie de ce qui justifie pour elle qu'elle attribue un même nom ou qualificatif à un ensemble d'« étants », qui peut être fondé sur des critères sensibles (par exemple l'apparence pour la vue) ou intelligibles (la finalité et sa valeur au regard du bon) selon son niveau de développement intellectuel et dont la cible est une idea. La version du 6 novembre 2022 de ma traduction de l'analogie de la ligneque je viens de mentionner, révisée pour être en parfaite cohérence avec cette nouvelle version de ma traduction de l'allégorie de la caverne, est précédée d'une longue introduction qui concerne à la fois l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne et en montre les liens étroits et la manière dont chacune de ces deux images complémentaires éclaire l'autre et est éclairée par elle. Cette introduction commune peut donc être lue avec profit avant de lire cette page (ou après une première lecture de ma traduction si l'on préfère se faire une opinion sur l'allégorie avant d'en lire mes commentaires explicatifs).
Avec cette mise à jour, on a ainsi pour la première fois sur ce site une traduction de l'analogie de la ligne et une traduction de l'allégorie de la caverne mises en ligne le même jour et donc reflétant le même état de ma réflexion sur ces deux textes majeurs.
Historique des versions précédentes
Première publication le 11 avril 1999 (V1)
Édition de mai 2001 (V2) : la traduction a été revue et enrichie
de notes plus abondantes et complétée par une page intitulée « L'allégorie de la caverne - 2. Le commentaire de Socrate » proposant une traduction de la section 517a8-519c7
Édition de mars 2013 (V3) : la traduction a été revue et la plupart des notes ont été réécrites et amplifiées suite à ma nouvelle traduction de l'analogie de la ligne (République VI, 509c5-511e5) d'octobre 2012 qui m'avait conduit à une nouvelle compréhension de cette analogie, ouvrant elle-même sur une nouvelle compréhension de l'allégorie de la caverne, dont j'avais esquissé les grandes lignes dans la note finale à ma traduction de l'analogie (note de 2022 : cette esquisse a été reprise et amplifiée dans la version de 2022 dans l'introduction commune à l'analogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne).
Note d'août 2015 (V3-1) : la version de mars 2013 de cette page a été revue après la mise en ligne de la seconde version, datée de juin 2015, de la traduction commentée de l'analogie du bon et du soleil, qui précède immédiatement l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. La traduction n'a pas été modifiée, seules certaines notes ont été revues à la lumière d'une analyse plus fouillée de l'analogie du bon et du soleil.
Note du 7 décembre 2016 : on trouvera dans mon article « Platon : mode d'emploi » (version du 6 décembre 2016, fichier pdf de 200 pages, pages 27 à 79) une analyse suivie de l'ensemble des trois textes majeurs de la République que sont la mise en parallèle du bon et du soleil, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, qui s'éclairent les uns les autres et forment un tout, à la lumière de mes récentes découvertes sur le Sophiste, qui jettent un jour nouveau sur la démarche de Platon (fonder la philosophie, non pas sur une ontologie, mais sur une analyse des mécanismes, du pouvoir et des limites du dialegesthai (la pratique du dialogue comme moyen de valider le logos à la lumière de l'expérience partagée). Les grandes lignes de mon interprétation de ces pages célèbres ne sont pas remises en cause, mais certaines notes auraient besoin d'être adaptées à cette nouvelle compréhension (j'espère pouvoir le faire dans les mois qui viennent).
(vers la section précédente : l'analogie de la ligne)
[514a] (3) Eh
bien ! après cela, dis-je (4), représente-toi d'après une épreuve telle que celle-ci
notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être
éduqué. (5)
Vois (6) donc
des hommes (7) comme dans une habitation souterraine ressemblant à une
caverne (8),
ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur
de la caverne, dans laquelle ils sont depuis [qu'ils sont] enfants, les jambes et le cous
[pris] dans des liens pour qu'ils restent en place et [514b]
voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait
du lien / de l'enfermenent ; et encore la lumière sur eux, venant d'en
haut et de loin, d'un feu brûlant derrière eux ;
et encore, entre le feu et les prisonniers, une route au-dessus,
le long de laquelle vois un mur construit tout du long, semblable aux palissades
placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges (9),
par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (10)
Je vois, dit-il
Eh bien vois (11)
maintenant le long de ce mur des hommes portant [514c]
et des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur et des statues d'hommes [515a]
et autres êtres vivants en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles (12), certains, comme c'est probable, faisant entendre des sons (13),
d'autres restant silencieux parmi les porteurs.
Étrange,
dit-il, [l']image [que] tu dis, et prisonniers étranges ! (14)
Semblables à nous, repris-je ; ceux-ci en effet, pour commencer,
d'eux-mêmes et les uns des autres, penses-tu qu'ils voient autre
chose que les ombres tombant sous l'effet du feu sur la [paroi] de la caverne
qui leur fait face ?
Comment donc, dit-il, si en effet ils sont contraints de garder leurs têtes
immobiles [515b]
tout au long de leur vie ?
Mais quoi des [objets] transportés ? Ne [serait-ce] pas pareil pour ça ? (15)
Et comment !
Eh bien ! sans doute, s'ils étaient capables de dialoguer entre
eux (16), les [choses] présentes étant les mêmes, ne crois-tu pas qu'ils prendraient
l'habitude de donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient ? (17)
Nécessairement.
Et quoi encore si de plus la prison produisait un écho en provenance
de la [paroi] leur faisant face ? Chaque fois qu'un des passants ferait
entendre un son, penses-tu qu'ils pourraient croire ce qui fait entendre un son autre que l'ombre qui passe ? (18)
Par Zeus, certes non !
[515c]
Très certainement, repris-je, ceux-là ne pourraient tenir pour
le vrai autre
chose que les ombres des objets fabriqués. (19)
De toute nécessité, dit-il. (20)
Examine maintenant, repris-je, leur libération et leur guérison
des liens et de l'absence de bon sens (21) :
que serait-elle si, de manière naturelle, (22) il leur arrivait les [avatars, péripéties,...] que voici ? Chaque fois que (23)
quelqu'un aurait été libéré et serait contraint
subitement de se lever (24) et aussi de tourner le cou et de marcher
et d'élever son regard vers la lumière, mais en faisant tout cela, éprouverait
de la douleur et en outre, du fait des scintillements, serait incapable de voir distinctement (25) ce dont [515d]
auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu'il dirait si quelqu'un lui
disait qu'auparavant il voyait des frivolités (26)
alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers
des [choses] qui sont plus (27),
il porte un regard empreint de plus de rectitude (28),
et [si] de plus,
chacune des [choses] qui passent (29), [en les] lui montrant (30),
il [le] contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses
ce que c'est ? (31)
Ne penses-tu pas qu'il serait dans l'embarras (32)
et qu'il croirait les [choses] vues auparavant plus vraies que celles maintenant
montrées ? (33)
Et même de beaucoup ! dit-il.
[515e]
Et si donc en outre il le contraignait à porter son regard vers la lumière
elle-même, (34) que ses yeux lui feraient mal (35)
et qu'il se déroberait en se retournant vers ce qu'il est capable de voir distinctement,
et qu'il tiendrait celles-ci pour réellement plus claires (36)
que celles qui seraient montrées ?
C'est ça, dit-il.
Si alors, repris-je, de là quelqu'un le tirait de force (37)
tout au long de la montée rocailleuse et escarpée (38),
et ne le lâchait pas avant de l'avoir tiré dehors à la lumière
du soleil, est-ce qu'il ne s'affligerait pas [516a]
et ne s'indignerait pas d'être tiré, et, quand il serait arrivé
à la lumière, ayant les yeux pleins de l'éclat [du soleil] (39),
ne pourrait rien voir de ce qui est maintenant dit vrai (littéralement : ne pourrait pas même voir un [seul] des [***] maintenant dits vrais) ? (40)
Probablement pas, dit-il, du moins pas tout de suite. (41)
Accoutumance donc (42),
je suppose, [voilà ce dont] il aurait besoin pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même les [***] d'en haut, (43) et
tout d'abord [ce sont] sans doute les ombres
[que,] le plus facilement, il verrait distinctement, et au milieu de ça les images sur les eaux (44) des hommes
et celles des autres [***], et même plus tard ceux-là mêmes (45), puis à partir de ceux-là (46), les [***] dans le ciel et le ciel lui-même, (47)
il les contemplerait probablement plus facilement de nuit, en dirigeant son regard vers (48) la [516b]
lumière des astres et de la lune, que pendant le jour [en le dirigeant] vers le soleil et celle du soleil. (49)
Comment donc n'[en serait-il] pas [ainsi] ?
À la fin (50) donc,
je suppose, [c'est] le soleil, non pas des reflets de lui (51)
sur des eaux ou en quelque autre place (52),
mais lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre,
[qu']il serait éventuellement capable de voir distinctement et de contempler (53) tel qu'il est. (54)
Nécessairement, dit-il.
Et au milieu de ces [réflexions], (55) il déduirait donc par un raisonnement
à son sujet (56)
que c'est lui qui produit les saisons et les années et qu'il supervise
tout [516c]
ce qui est dans le domaine vu (57),
et que, de ces [choses] qu'eux-mêmes voyaient (58), [il est] d'une certaine manière, de
toutes, responsable. (59)
C'est évident, dit-il, qu'après cela, il en viendrait à
ça !
Et quoi encore ? Se remémorant (60)
sa première habitation et la sagesse (61)
de là-bas et ses compagnons de prison d'alors, ne penses-tu pas
que lui, d'une part, se déclarerait heureux (62)
du changement et qu'eux par contre, il les prendrait en pitié ?
Tout à fait !
Et puis, les honneurs et les louanges, si certaines avaient cours alors entre
eux, et les prérogatives accordées à celui qui voyait
de la manière la plus pénétrante (63)
ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en
premier, ou en dernier, [516d]
ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver, (64) crois-tu qu'il en aurait encore le désir (65)
et qu'il envierait ceux d'entre eux qui étaient honorés et investis
du pouvoir, ou qu'il éprouverait ce [que décrit / qu'éprouve] Homère
et préférerait mille fois être « un cultivateur
travaillant
à gages pour un autre homme sans ressources » (66)
et subirait n'importe quoi plutôt que cette manière de se former des opinions (67) et
cette vie là ?
[516e]
C'est ça, dit-il, je le pense moi aussi : accepter de tout subir plutôt que de vivre ainsi !
Et maintenant, réfléchis en toi-même à ceci (68),
repris-je. Si en sens inverse un tel [homme], [re]descendant (69)
vers son siège (70),
s'[y r]asseyait, est-ce qu'il n'aurait pas les yeux pleins d'obscurité, (71) venant subitement du soleil ?
Tout à fait certes, dit-il.
Et alors ces ombres, si de nouveau (72) il devait, lui émettant des jugements étayés par des investigations, entrer en compétition avec ceux-là [qui ont] toujours [été] prisonniers, (73) au moment où il aurait la vue faible, [517a]
avant que ses yeux ne fussent rétablis --et le temps ne serait pas court,
tant s'en faut ! jusqu'à l'accoutumance--, (74) ne prêterait-il pas
à rire et ne dirait-on pas de lui qu'étant monté là-haut,
il est revenu les yeux endommagés, (75) et que ça ne vaut vraiment
pas la peine d'essayer (76) d'aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait
de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu'ils puissent
le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? (77)
À toute force ! dit-il.
(vers la seconde partie : le commentaire de Socrate)
(1) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République. (<==)
(2) Pour un historique des versions successives de cette page, voir la section « Historique des versions précédentes » en début de page. (<==)
(3) Les références aux pages de l'édition Estienne sont celles fournies par l'édition des Platonis Opera, Oxford Classical Texts, édition ancienne de John Burnet. Chaque référence constitue un lien vers le texte grec correspondant sur le site Perseus (pour la manière d'afficher le texte grec si ce n'est pas lui qui s'affiche, voir les instructions données dans la page de présentation des extraits traduits de la République). (<==)
(4) C'est Socrate
qui parle et c'est toujours Glaucon qui est son interlocuteur dans cette section.
« Après cela » traduit le grec meta tauta, mot à mot « après ces [propos] ». L'allégorie de la caverne, qui ouvre le livre VII de la République, est indissociable des deux images qui l'ont précédée à la fin du livre VI, la mise en parallèle du bon et du soleil et l'analogie de la ligne. L'ensemble constitué par ces trois « images » est la réponse donnée par Socrate à la question posée par Adimante en 506b2-4 et reprise par Glaucon en 506d2-5 sur to agathon (« le bon ») après que Socrate ait introduit, en 505a2, hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») comme « l'objet d'étude le plus important » (megiston mathèma). Socrate, ne s'estimant pas en mesure de donner sur le sujet une réponse certaine, et convaincu que, quand bien même il en aurait été capable, ses interlocuteurs n'auraient pas été en mesure de comprendre, propose de procéder par analogie (analogon, 508b13), en comparant le rôle du bon dans l'ordre intelligible, c'est-à-dire dans le fonctionnement de notre intelligence pour appréhender ce qu'elle est faite pour appréhender, au rôle du soleil dans l'ordre visible, c'est-à-dire dans le fonctionnement de nos yeux pour voir ce qu'ils sont faits pour voir. Mais cette première analogie, simplement posée dans la section qui se termine en 509c4, est ensuite éclairée par deux autres « images », l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. L'analogie de la ligne compare les modes d'appréhension dont nous disposons en tant qu'être humains dans les deux registres, que Socrate assimile à deux « royaumes » (cf. 509d1-4 et l'emploi du verbe basileuein, « régner », commenté dans la note 3 à ma traduction de l'analogie de la ligne), et suggère que, dans chaque ordre, nous pouvons être affectés par deux « affections » (pathèmata) différentes, c'est-à-dire être dans deux « états d'esprits » (autre traduction possible de pathèma) distincts, selon qu'on a conscience ou pas que ce que nous appréhendons dans cet ordre, les images formées par la vue dans nos yeux dans l'ordre visible, les mots que nous utilisons pour en parler ou y penser dans nos logoi (paroles, propos, discours, raisonnements..., énoncés ou simplement pensés) dans l'ordre intelligible, n'est qu'« images » (eikones) / « apparences » (eidè) de ce qui nous affecte (les pragmata (« faits / choses »)) ou, pour le dire autrement, selon que nous considérons, dans l'ordre du visible, que la vue est le juge ultime de l'« existence » (n'« existe » que ce que je peux (ou pourrais) voir) et dans l'ordre de l'intelligible, que les noms sont l'objectif ultime de la connaissance (connaître quelqu'un ou quelque chose, c'est connaître son nom) (pour plus de précisions sur tout cela, et en particulier sur le(s) sens des mots grecs utilisés ici, voir l'introduction à ma traduction de l'analogie de la ligne), les deux « royaumes », celui du soleil (visible) et celui du bon (intelligible), qu'il propose de se représenter comme deux segments contigus d'une même ligne, étant donc découpés « selon le même logos » (ana ton auton logon, 509d7-2) par notre manière de les appréhender, selon que l'on croit que nous appréhendons par ce moyen de manière adéquate et tels qu'ils sont effectivement en eux-mêmes les « ça-mêmes » (ta auta) qui affectent nos yeux et notre esprit (noûs) ou qu'on a conscience que nous n'en appréhendons que des « apparences » (eidè), visibles (horômena) ou intelligibles (noèta), conformées à nos organes d'êtres humains et à leurs limites (naturelles et individuelles), des yeux humains pour le visible (horaton), un esprit / intelligence (noûs) humain pour l'intelligible (noèton). L'analogie de la ligne se termine sur l'attribution par Socrate d'un nom à chacun des quatre modes de perception ainsi mis en évidence, noèsis (« appréhension par l'intelligence ») pour la perception de celui qui a compris que les mots en eux-mêmes ne nous apprennent rien sur ce qu'ils désignent et que les eidè (« apparences ») qu'on associe, consciemment ou inconsciemment, aux mots qu'on emploie, différents d'une personne à une autre et, pour une même personne, d'un moment de sa vie à un autre, ne sont pas les « ça-mêmes » qui nous affectent, ni même les ideai (« idées ») qui en sont la cible objective lointaine (l'« apparence » qu'elles peuvent prendre pour un esprit (noûs) humain aussi parfait que possible), dianoia (« réflexion / pensée (discursive / vagabonde) ») pour la perception de celui qui n'a pas compris cela et croit que les mots qu'il emploie sont une représentation adéquate de ce qu'ils ne font que désigner et permet donc de les connaître adéquatement, pistis (« confiance ») pour la perception de celui qui a compris que la vue ne nous donne que des « images » (eikones) de ce qui l'affecte et n'est pas le critère ultime d'« existence » (ce n'est pas parce que je ne peux pas voir quelque chose que ça n'« existe » pas, même dans l'ordre matériel, seul concerné à ce stade) et que de toutes façons, chacun de nous ne peut pas voir de ses propres yeux tout ce qui « existe » et doit donc faire confiance à d'autres pour compléter ses « connaisssances »,, eikasia (« conjecture ») pour la perception de celui qui croît que la vue nous donne une appréhension adéquate de ce qui l'active et constitue le critère ultime d'« existence », et la suggestion que « ce sur quoi » (eph' hois) porte chacun de ces modes d'appréhension pris dans cet ordre participe de moins en moins à la vérité (alètheia), dont il a fait par ailleurs l'équivalent dans l'ordre intelligible de la lumière dans l'ordre visible. L'allégorie de la caverne est destinée à illustrer de manière quasi cinématographique la manière dont l'intelligence humaine peut progresser à travers ces divers modes de perception / états d'esprit tout au long d'un processus éducatif (au sens le plus large possible) pour tenter de s'approcher de la vérité, ce qui va lui permettre d'« illustrer » picturalement ces « ce sur quoi » (eph' hois) porte chacun de ces modes d'appréhension à l'aide d'un exemple qui devrait être celui qui nous importe le plus, la connaissance de la vérité sur l'homme (anthrôpos) (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »). (<==)
(5) « Représente-toi
d'après... » traduit le grec apeikason,
du verbe apeikazein,
formé du préfixe apo- et du verbe eikazein,
lui-même
de même racine que le mot eikôn, « image, tableau,
reflet (dans un miroir), simulacre, fantôme », dont vient
le français « icône ». Apeikazein veut
dire « représenter
d'après un modèle, copier », ou encore « se
représenter
par l'imagination, conjecturer, assimiler, comparer ». On a rencontré le mot eikôn, traduit alors par « image », dans l'analogie de la ligne qui précède l'allégorie, où il joue un rôle central (voir notes 13, 14 et 21 à ma traduction de l'analogie) dans la distinction entre les deux sous-segments de chaque segment, celui du vu et celui du perçu par l'intelligence. C'est en particulier le fait de s'appuyer ou pas sur des eikones (« images ») qui distingue la démarche intellectuelle du premier sous-segment du perçu par l'intelligence de celle du second et ce qui constitue, dans ce second segment, celui du perçu par l'intelligence, des eikones, ce sont non seulement tous les objets et êtres visibles, animaux, plantes et objets fabriqués dont il avait été question à propos du second sous-segment du vu, mais aussi les dessins ou modèles que peuvent produire les géomètres et autres savants pour s'aider dans leurs recherches et leurs démonstrations, et surtout les mots eux-mêmes, qui ne sont encore que des sortes d'« images » de ce qu'ils désignent (Socrate parle des noms (onomata) comme d'eikones (« images ») en Cratyle, 431d5 ; 433c3-7 ; 439a1-b3). En demandant à Glaucon d'apeikazein, en lui proposant donc une eikôn, Socrate se met donc à la portée de ses jeunes interlocuteurs en se situant délibérément dans une démarche caractéristique du premier sous-segment du perçu par l'intelligence. On notera que c'était déjà le mot eikôn qui avait été utilisé à propos de l'analogie du navire sans pilote, au livre VI (cf. 487e5, 487e6, 488a1, 489a5, 489a8) et que déjà auparavant, au livre III, en 401b2, Socrate parlait de contrôler les poètes pour qu'ils ne présentent dans leurs œuvres que tèn tou agathou eikona (« l'image du bon »), avant de généraliser cette exigence à toutes les catégories d'artistes / artisans (dèmiourgoi). En d'autre termes, le mot eikôn, qui évoque de par sa racine l'idée de ressemblance dans toutes sortes de registres, ne renvoie pas qu'à des images visibles, mais aussi, comme c'est le cas ici, à des « images » d'ordre littéraire exprimées à travers des mots.
« Une épreuve » traduit le grec pathei,
datif du mot pathos, dérivé du verbe paschein, dont
le sens le plus général est « subir » par opposition à « agir », « éprouver (une affection, une sensation, un sentiment) », qui est aussi à la racine du mot pathèma qu'on vient de trouver dans la conclusion de l'analogie de la ligne (cf. 511d7 et la note 74 à ma traduction de l'analogie), où je l'ai traduit par « affection » (au sens de « quelque chose qui affecte le sujet »), mais qu'on peut aussi traduire par « état d'esprit ».
Le « tableau » qui suit, et qui doit nous aider à nous faire
une « image » de ce qu'est pour nous l'éducation, n'est donc
pas purement statique, mais dynamique, et on doit le prendre du point de vue
de celui qui « subit » ce dont il sera question : plutôt
qu'un « tableau », c'est donc un « film » qui nous est proposé,
et nous devons nous identifier dans ce film aux prisonniers qui « subissent » ce qui va nous être raconté. Il n'y a pas de mot français
qui rende parfaitement le sens de pathos ainsi employé. Et il
est possible que, même pour les lecteurs grecs de Platon, l'idée
de « se faire une image » d'après un « pathos » ait semblé incongrue. « Épreuve » conserve, plus que d'autres
mots auxquels on pourrait penser, comme « situation », « conjoncture », « condition », l'idée de quelque chose qu'on subit (« expérience », autre traduction possible de pathos, a aujourd'hui un sens trop « concret » et « scientifique » pour quelque chose qui reste de l'ordre de l'imaginaire)
et rejoint en quelque sorte, par le sens que le mot prend en photographie, l'ordre
de l'image dans lequel on se situe.
« Notre nature » : « nature » traduit
le grec phusin, nom qui vient du verbe phuein, qui veut
dire « pousser, faire naître, faire croître ».
La phusis
(dont vient le mot français « physique »), c'est
donc la « nature », mais en tant qu'elle résulte
d'un processus, d'une « croissance » (sens premier de phusis).
C'est le processus autant que le résultat,
jamais achevé, auquel il conduit. Ici encore, la vision dynamique prime
sur la vision statique. On pourrait presque traduire ici phusin par « croissance », son sens premier, ou encore par une périphrase rendant mieux compte des registres de sens du mot comme « le développement de notre nature ».
« Par rapport à l'éducation et au
fait de ne pas être éduqué » : « éducation » traduit le grec paideia, et « fait de ne pas être éduqué », apaideusia.
Paideia vient du verbe paideuein, lui-même construit sur
la racine pais (« enfant »). La paideia, c'est donc au sens premier
le processus éducatif qui transforme l'enfant en homme fait, c'est-à-dire,
non pas le processus de croissance naturelle par l'alimentation (trophè,
du verbe trephein, qui veut dire « épaissir, rendre compact,
engraisser », et de là, « nourrir »), qui concerne tous les
êtres vivants, mais plus spécifiquement ce qui fait l'homme par
opposition aux autres animaux, à savoir, la « culture » de l'esprit,
du logos, l'instruction qui développe son aptitude à avoir
part à l'ordre de l'intelligible (voir en Lois,
VII, 788a1-2, la mention côte à côte de trophèn
et de paideian au début d'un livre consacré à l'« éducation » des enfants au sens large, et toute la suite de ce livre pour la distinction
entre les deux et des précisions sur la paideia). Il est intéressant
de noter que le mot paideia est très proche du mot paidia,
lui aussi dérivé de pais, mais via le verbe paizein, « se comporter comme un enfant, jouer, s'amuser », et qui veut dire « jeu d'enfant, jeu, amusement ». Cette parenté n'est d'ailleurs
pas que linguistique pour Platon, pour qui, comme le montre le livre VII des
Lois précédemment cité, la paidia est, ou
devrait être, pour les enfants le premier stade de la paideia (voir
en particulier Lois,
VII, 793d7, sq. et 797a7,
sq., et aussi 819a8-d3,
pour la place des jeux dans l'éducation des enfants). Remarquons encore
que si paideia décrit un processus, apaideusia décrit
plutôt un état, celui d'être apaideutos, c'est-à-dire
de ne pas avoir reçu de paideia.
Ce dont il va être question dans cette « épreuve » que
nous propose Socrate, c'est de phusis, mais pas de n'importe quelle phusis,
pas de la phusis des « physiciens » qui écrivaient des
Peri phuseôs, mais de notre phusis (hèmeteran
phusin) : on n'est pas loin du gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même »)...
Et le moyen qui nous est proposé pour approfondir cette connaissance
de soi, ce n'est pas l'exposé magistral d'une « théorie », mais une « image », une analogie, une « ressemblance » (autre traduction possible d'eikôn) proposée à travers des mots, que nous devons nous approprier et « décoder » :
en effet, quand Socrate nous demande de « nous représenter d'après
(apeikazein) » ce qu'il va nous décrire notre nature, ou plus précisément le développement de celle-ci, ce qu'il nous
propose est bien déjà une analogie, pas la réalité
qu'il veut nous aider à découvrir. Il nous demande d'imaginer,
pas de théoriser, et d'imaginer à partir d'une image qu'il nous
propose. De ce fait, on peut déduire deux conséquences :
d'une part, que le passage par l'image, par la représentation, est une étape indispensable
pour arriver à la connaissance ; d'autre part, que le travail qui permet
de passer de l'image à la réalité dont elle est l'image
ne peut être fait que par chacun pour soi. Le maître peut montrer
à l'élève, mais il ne peut montrer que du sensible, du
visible, ou, par le biais du langage, solliciter l'imagination de l'élève,
mais pas faire pour lui le travail qui permet de passer de l'image à
l'intelligible dont elle est image. Cela, chacun doit le faire pour soi-même.
Dans le Ménon, Socrate
peut bien montrer au serviteur de Ménon des figures tracées sur
le sol, mais la découverte du « théorème » géométrique
dont il est question, en tant qu'il est une vérité « transcendante » qui s'impose à l'esprit de tout homme « raisonnable », doit être
le fait du jeune homme. Ici, la « figure » qui nous est proposée
est de l'ordre du pur discours, du logos, elle n'est faite que de mots,
les mots de l'« allégorie » qui va suivre, mais elle reste une « figure », une « image » que nous devons nous approprier en
tant que telle, en tant qu'image (apeikazein), pour pouvoir ensuite y
découvrir, chacun pour soi, une vérité sur nous-mêmes
que le discours du maître ne peut nous servir toute faite.
Comme je l'ai déjà souligné, les termes mis par Platon dans la bouche de Socrate, pathos, phusis, paideia, mettent l'accent
sur un processus plutôt que sur un état. Et j'ai dit aussi que
pathos met l'accent sur le caractère « passif » de l'homme
qui subit ce processus. On verra dans l'allégorie qui va suivre que tout
le problème est justement le passage d'une situation de pure passivité,
l'apaideusia, à une situation où l'on devient actif, acteur
de sa propre éducation, de sa propre paideia : le maître
peut partager avec le prisonnier qui se libère de ses liens sa propre expérience et l'aider à comprendre ce qui lui arrive, mais il ne peut gravir
le chemin à la place de l'élève. Platon peut proposer les
images qui mettent sur la voie, mais c'est au lecteur d'en tirer les conclusions
sur lui-même et sur son comportement...
Que Platon nous suggère cela au moment où il va nous parler de
l'éducation devrait faire réfléchir ceux qui veulent à
tout prix trouver des « théories » dans les dialogues. Platon
montre ici qu'il est parfaitement conscient de la vanité du procédé
qui consiste à servir des « théories » toutes faites au
lecteur ; il s'agit seulement d'alimenter sa propre réflexion, de solliciter sa « nature (phusis) » d'animal doué de logos, de
le mettre en mouvement à l'aide d'images, d'allégories, de mythes,
de ces « images » de conversations que sont les dialogues, mais en fin
de compte, chacun doit faire pour lui-même le chemin vers le point le plus haut qu'il pourra atteindre hors de la caverne, celui qui l'approchera le plus du soleil... Platon n'a pas l'intention de nous donner les réponses, ses
réponses, mais seulement de nous apprendre à penser par nous-mêmes...
En ce sens, ce dont il s'agit ici, aussi bien dans l'allégorie qui nous
est proposée que dans l'attitude que nous devons avoir à son égard,
c'est bien en quelque sorte d'une « épreuve » : il s'agit
de savoir si nous serons capables de passer de l'état passif dans lequel
nous place notre « nature » initiale d'apaideutoi (« sans éducation »), celle qui n'a pas encore atteint son plein développement, à
l'état actif de celui qui prend en mains sa destinée et se met
en chemin sur la route de la paideia, vers les sommets hors de la caverne, pour
revenir mieux armé dans la caverne où réside une partie de nous tant que nore âme est associée à un corps...
(<==)
(6) « Vois » traduit
le grec ide, impératif aoriste du verbe horan, « voir ». Socrate, après avoir demandé à Glaucon de s'« imaginer », de se forger une image mentale (apeikazein, voir note précédente) qui illustre notre nature par rapport à l'éducation à partir des éléments qu'il va lui proposer, lui demande de « voir » une telle image à partir de ce qu'il va lui décrire à l'aide de logoi, de mots et de discours, que Glaucon ne peut donc « voir » au sens premier du verbe « voir ». Dès le début de cette allégorie, Socrate rappelle donc implicitement à ses auditeurs (et Platon à ses lecteurs) qu'on peut utiliser le verbe « voir » de manière analogique pour parler d'une « vue » de l'esprit qui ne s'appuie pas sur les yeux, comme il va justement le faire dans l'allégorie, où il sera question de « voir » aussi bien dans la caverne (le visible) qu'hors de la caverne (l'intelligible) sur terre et dans le ciel. Et, alors que le verbe horan utilise trois racines distinctes pour ses diverses formes, comme en français le verbe « aller » (j'allais, je vais, j'irai), la racine hor-, qu'on trouve par exemple dans l'infinitif horan, la racine id- qu'on trouve en particulier à l'aoriste (infinitif idein) et au parfait (infinitif eidenai au sens de « savoir » pour « avoir vu ») et la racine ops- qu'on trouve entre autre au futur (ainsi en 516a5 l'infinitif futur opsesthai), alors qu'il avait à sa disposition l'infinitif présent hora, qu'on trouve quelques lignes plus loin, en 514b8, il le fait en utilisant l'impératif aoriste ide, beaucoup moins fréquent dans les dialogues (13 occurrences, dont 4 dans la République, contre 76 pour hora, dont 11 dans la République), construit sur la racine id- commune avec le mot idea, qui n'en diffère que par l'ajout d'un alpha et qui joue justement un rôle majeur dans la compréhension de l'ordre du perçu par l'intelligence par opposition à celui du vu (par les yeux). On peut donc penser que ce choix n'est pas le fait du hasard. Ce qu'il demande donc à Glaucon, c'est de se faire une « idée » par l'esprit de ce qu'il va lui décrire avec des mots sans faire appel à ses yeux.
Et avant qu'il en revienne en 514b8 à la forme hora (« vois », présent), déjà utilisée six fois auparavant dans la République, au moment où, après avoir planté le décor intemporel (d'où l'aoriste), l'image va s'animer, on va retrouver ide (« vois », aoriste) en 514b4, pour introduire une image dans l'image, celle qui assimile le mur longeant la route qu'il cache aux palissades qui cachent aux yeux du public les montreurs de marionnettes et autres faiseurs de prodiges. (<==)
(7) « Des hommes » traduit le grec anthrôpous, accusatif pluriel de anthrôpos, mot qui désigne l'homme en tant qu'espèce (c'est le mot qui est à la racine de mots français comme anthropologie, « étude de l'homme », ou anthropophage, « mangeur d'hommes »), c'est-à-dire en tant qu'il se distingue d'autres espèces animales comme le cheval ou le chien, ou encore des dieux, qui se caractériesent, eux, par leur immortalité, et non pas l'homme en tant que représentant mâle de cette espèce, par opposition à « femme », qui serait, en grec, anèr (génitif andros), par opposition à gunè (qu'on trouve associés dans le mot français « androgyne » pour parler d'une personne qui présente à la fois des caractérisitiques masculines et féminines).
Comme je l'ai expliqué dans l'introduction commune à l'analogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne, ce mot, et ce qu'il désigne, vont jouer un rôle majeur dans cette allégorie. Ici le mot est utilisé pour identifier les sujets du processus éducatif dont Socrate nous dit qu'il va nous offrir une eikôn (« image »). Mais ce mot va revenir plusieurs fois dans l'allégorie, pour désigner cette fois l'un des objets de connaissance auxquels les hommes en tant que sujets doués de logos, et donc capables de connaissance, sont confrontés, et pour les identifier à différents niveaux de connaissance possible, correspondant aux différents pathèmata identifiés à la fin de l'analogie de la ligne. Ce sont les hommes qui sont les sujets à éduquer, et ce sont les hommes qui sont l'objet principal sur lequel doit se concentrer cette éducation : c'est bien, comme je l'ai déjà laissé entendre dans les notes 4 et 5, ce que suggère le gnôthi sauton (« apprends à te connaître toi-même ») du temple de Delphes dont Socrate avait fait l'un de ses préceptes favoris et dont le sens est non pas tant « apprends à te connaître toi-même en tant que tu es Socrate ou Glaucon ou tel autre encore », mais surtout « apprends à te connaître toi-même en tant que tu es un anthrôpos », c'est-à-dire « cherche à comprendre ce qui fait la perfection (aretè) propre de l'être humain afin de t'efforcer tout au long de ta vie d'atteindre la perfection qui peut être la tienne en tant que l'un d'entre eux dans le contexte qui est le tien et avec les potentialités propres dont t'a doté la nature ».
Plus spécifiquement, ces hommes prisonniers que nous décrit Socrate au début de l'allégorie, ce sont, si l'on se souvient de ce qu'il disait en Alcibiade, 130c5-6, à savoir, que hè psuchè estin anthrôpos, que c'est l'âme (psuchè) qui constitue l'homme (anthrôpos), les âmes des hommes, et plus spécifiquement le principe raisonnable en elles doué de logos, le logistikon, ces âmes prisonnières de leur corps qui ne leur permet d'avoir accès au monde qui les entoure qu'à travers les données des sens et les « apparences » (eidè) que peuvent en appréhender leur intelligence, compte-tenu pour chacun(e) de sa nature propre, avec ses qualités et ses déficiences spécifiques, et du niveau d'« éducation » (paideia) auquel il est arrivé à ce point de sa vie (cf. note 5 à ma traductionde l'analogie de la ligne). (<==)
(8) « Comme
dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne » traduit
le grec hoion en katageiôi oikèsei spèlaiôdei.
Dans ce membre de phrase, on ne parle pas de « caverne », spèlaion
en grec (dont vient le préfixe français « spéléo- »),
mais de quelque chose qui est spèlaiôde, mot formé
en ajoutant à spèlaion le suffixe -ôdès,
où l'on peut voir une contraction de spèlaio-eidès,
c'est-à-dire « en forme de caverne » (-eidès renvoyant
à eidos, « forme », dérivé d'une des formes
du verbe horan, « voir », voir note 6 ci-dessus),
ou, avec P. Chantraine, « Dictionnaire étymologique de la langue
grecque », un suffixe dérivé du verbe ozein, « sentir,
exhaler une odeur », concurrent justement du suffixe -eidès
pour signifier « qui ressemble à » (on retrouve en français
aussi un appel à l'analogie de l'odorat dans des expressions comme « cette
affaire sent la magouille »). Il n'est question de « caverne (spèlaion) » proprement dite que dans la suite de la phrase, lorsqu'on dit que la lumière
pénètre « sur toute la longueur de la caverne ».
Le mot revient ensuite en 515a8
pour parler de « la partie de la caverne » sur laquelle se projettent
les ombres que voient ses occupant, et ne se retrouve ailleurs dans Platon qu'à
la fin de ce livre VII de la République, en 539e3,
pour dire qu'au terme de leur formation dialectique, les aspirants gouvernants
devront « descendre à nouveau dans cette caverne » pour
subir les dernières épreuves avant d'être admis à
gouverner.
Ce qui est ici qualifié de spèlaiôdei, c'est une
oikèsis, mot que j'ai traduit par « habitation ». Comme
le mot français « habitation », le mot grec oikèsis
(ici au datif, oikesei), désigne d'abord le fait, l'action,
d'habiter ou de s'établir quelque part avant d'en venir à désigner
le lieu de cette habitation. Oikèsis dérive en effet
du verbe oikein, « habiter », lui-même dérivé
du mot oikos , « maison, lieu d'habitation, lieu de résidence » (d'où vient, en association avec nomos, « loi, règle », le composé oikonomia, « administration de la maison », et par extension, « administration, gouvernement », qui a donné « économie » en français).
Cette habitation qui « sent la caverne (spèlaiôdei) » est
aussi décrite comme katageios, « souterraine ».
Ces adjectifs incitent à comprendre oikèsis comme désignant
le lieu d'habitation plutôt que l'acte d'habiter (et alors, on n'est
pas loin de l'image donnée par le mythe final du Phédon,
de ces « creux (koila) » de la terre que nous
habitons et prenons pour sa partie « supérieure » (Phédon,
109b-110c)). Mais on peut se demander si ce qui intéresse le plus
Platon, c'est la description du lieu, de la caverne, ou la description
de l'état de ces hommes qui sont « comme s'ils
habitaient sous terre un lieu caverneux ». Ce « comme (hoion) » redouble
l'image, en faisant de la description une image dans l'image. Ceci nous
invite à ne pas accorder trop d'importance à la « caverne » elle-même,
qui n'est qu'une « idée » (spèlaio-eidès)
utilisée dans une comparaison (hoion en...) à l'intérieur
même de l'allégorie pour décrire l'« obscurantisme » de
ces prisonniers qui ne font pas l'effort de chercher plus loin que le
petit monde clos et sombre dans lequel ils sont confinés et « demeurent », c'est-à-dire qui se contentent des données de leurs sens, de ce qu'ils peuvent voir et entendre, et surtout voir.
(<==)
(9) « Les
faiseurs de prodiges » traduit le grec tois thaumatopoiois, composé
dans lequel on retrouve le mot thauma (pluriel thaumata, qu'on
trouve à la fin de la phrase), « prodige, merveille, objet d'étonnement ».
Ce terme n'est sans doute pas choisi au hasard, puisqu'en Théétète,
155d2-4, Socrate fait du thaumazein, du fait de s'étonner,
l'origine de la philosophie. Les « phénomènes » que nous
voyons doivent provoquer notre étonnement pour que nous commencions à
chercher plus loin que les apparences et ayons une chance de nous mettre un
jour en route vers la lumière. C'est pourquoi traduire thaumatopoiois
par « montreurs de marionnettes », comme le font la plupart des traducteurs
(E. Chambry, Budé ; L. Robin, Pléiade ; R. Baccou, Garnier ;
B. Piettre, Nathan ; M. Dixsaut, Bordas ; P. Pachet, Folio ;
T. Karsenti / Y. Prélorentzos, Hatier ; G. Leroux, GF Flammarion ; ou, en anglais, « exhibitors
of puppet-shows », P. Shorey, Loeb ; « puppeteers », G. M.
A. Grube, Hackett ; « puppet-handlers », A. Bloom, Basic Books)
en spécialisant un mot grec qui n'a pas un
sens aussi précis à partir de son emploi en Lois, I, 644d7 et 645b1, où l'Athénien meneur de jeu propose d'assimiler les hommes à des thaumata fabriqués par les dieux en employant des termes, neura (« nerfs, fibres, cordes ») et smèrinthoi (« corde, ficelle, fil ») pour décrire ce qui les actionne, qui orientent naturellement la pensée vers des marionnettes, c'est « brider » un texte qui ne laisse
rien au hasard en privant le lecteur de « résonnances » destinées
justement à éveiller son « étonnement »...
Même chose pour la traduction du grec « pro tôn
anthrôpôn », « devant les hommes »,
par « entre eux et le public » (E. Chambry, T. Karsenti), « entre
eux et les spectateurs » (M. Dixsaut), « devant le public » (B.
Piettre, J. Cazeaux), pour ne rien dire d'un R. Baccou qui fait simplement
disparaître ces « hommes », ou d'un
L. Robin qui va plus loin dans la description de son spectacle de marionnettes
en ajoutant au texte de Platon des précisions techniques qui n'y sont
pas : « pareil à la cloison que les montreurs
de marionnettes placent devant les hommes qui manœuvrent celles-ci et
au dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes au regard
du public » (pour rendre
le grec « hôsper tois thaumatopoiois pro tôn anthrôpôn
prokeitai ta paraphragmata, huper hôn ta thaumata deiknuasin » que
j'ai traduit par « semblables aux palissades placées
devant les hommes par les faiseurs de prodiges, par dessus lesquels ils font
voir leurs prodiges »). Même si hoi anthrôpoi peut
vouloir dire « les gens » (traduction utilisée
par P. Pachet), toute traduction qui gomme le fait que le mot utilisé est le même que celui qui a été utilisé au début de la phrase pour désigner les prisonniers masque le fait que cette nouvelle analogie dans l'analogie, introduite cette fois par hôsper (« comme »), qui assimile les prisonniers à des spectateurs et le mur qui borde la route à la palissade qui masque les faiseurs de prodiges à leur public est destinée en fait à nous inciter à voir les prisonniers comme les spectateurs des « prodiges (thaumata) » que constitue le monde qui les entoure. Ceci nous rappelle le début de la discussion sur savoir et opinion, à la fin du livre V, où Socrate définit les philosophes comme « amoureux de spectacle(s) » (philotheamones), mais pas de n'importe quel spectacle, seulement « du spectacle de la vérité (alètheia) » (République V, 475e4).
Plutôt donc que de pousser le vocabulaire ambigu de Platon dans le sens de l'image en proposant au lecteur un bon spectacle de marionnettes, qui distrait (dans
tous les sens du mot) sans piquer sa curiosité, mieux vaut, me semble-t-il, tenter de conserver l'ambivalence des termes retenus par l'auteur en choisissant pour les traduire des mots qui peuvent être compris à la fois dans un sens en ligne avec l'imagerie de l'allégorie et dans un sens relatif à ce dont l'allégorie veut donner une image, quitte à ce que cette traduction « étonne » en français, puisque c'est justement cet étonnement qui peut le mettre sur la voie de la philosophie. (<==)
(10) Tout
le texte depuis « Figure-toi donc... » jusqu'ici,
qui met en place le « théâtre » de notre
vie, notre condition d'anthrôpoi
et notre « résidence (oikèsis) » en
ce bas monde, constitue une seule phrase dans le texte de Platon.
Nous allons maintenant essayer de préciser ce cadre, en commençant par noter que Platon, s'il donne un certain nombre de précisions, ne répond pas à toutes les questions que nous pourrons nous poser au fur et à mesure que nous allons avancer dans l'allégorie. Je pense que ces incertitudes sont voulues
par Platon pour laisser à chaque lecteur une marge d'interprétation
dans la mise en relation de l'allégorie telle qu'il se la « figure » avec l'image qu'il se fait de la réalité qu'elle est censée
refléter. En fait, pour essayer de préciser la configuration des lieux, il faut compléter les quelques éléments donnés dans la description sommaire qu'il met dans la bouche de son Socrate en déduisant certains aspects de la « caverne » et de son environnement de ce qui est dit dans la suite et de ce qui s'y passe selon ce que nous dit Socrate. Cette manière de faire de la part de Platon est destinée à nous rendre participants de l'élaboration de l'allégorie et à nous obliger à faire travailler nos méninges pendant qu'il la développe pour nous. Pour rendre compréhensibles les explications qui suivent, il faut donc anticiper sur la suite et en particulier préciser ce que j'ai commencé à suggérer dans la note 7 à propos du mot anthrôpos (« être humain »), que Socrate emploie dans l'allégorie pour désigner les âmes humaines. Ces anthrôpoi / âmes humaines, il les mentionne à trois niveaux, toujours avec ce même mot, et toujours au pluriel : (1) en tant que prisonniers au fond de la caverne, (2) en tant que porteurs cachés par le mur dont il va bientôt être question et (3) en tant que ceux que le prisonnier libéré et sorti de la caverne verra à l'extérieur. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que ce sont en fait les mêmes, mais dans des rôles différents : (1) en tant que prisonniers, avant ou après leur libération, ce sont les hommes en tant que sujets du processus d'éducation capables de progresser dans la connaissance ; (2) en tant que porteurs derrière le mur dans la caverne, ce sont ces mêmes hommes en tant qu'objets de connaissance pour eux-mêmes et leurs semblables, ou plus précisément leur âme, animant leur corps (la statue d'homme que chacun porte et qui dépasse du mur) mais invisible tant qu'on reste dans la caverne (c'est-à-dire dans le visible), même une fois libéré (les porteurs sont cachés par le mur) ; (3) hors de la caverne (c'est-à-dire dans l'intelligbile), ce sont ces mêmes âmes, toujours comme objets de connaissance possible, mais devenues « visibles » aux yeux de l'esprit, c'est-à-dire intelligibles. Avec ceci en mémoire, revenons à la description que donne Socrate de la caverne et cherchons à en préciser la disposition en fonction de ce qu'il dit ici éclairé par ce qui va suivre.
À propos du feu, Socrate nous dit seulement que les prisonniers sont éclairés par la lumière venant « d'en haut et de loin » (anôthen kai porrôthen) d'un feu situé « derrière » (opisthen), mais il ne dit pas explicitement que ce feu est lui-même dans la caverne. Ce n'est que lorsqu'il entreprendra de « décoder » pour Glaucon (et nous, lecteurs) le sens de cette allégorie, en disant, en 517a8-b4, qu'il faut « assimil[er] d'une part la place rendue apparente par la vue à l'habitation
de la prison,
d'autre part la lumière du feu en elle à la puissance du soleil », que l'on pourra en déduire que, si la caverne représente le monde visible et le feu le soleil, alors il faut supposer le feu dans la caverne, ce que confirment les mots « en elle » (en autèi).
Et juste avant, il a décrit la demeure souterraine comme « ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne » (anapeptamenèn pros to phôs tèn eisodon echousèi makran para pan to spèlaion, mot à mot « ouverte vers la lumière la entrée ayant longue le_long_de toute la caverne »). Il y a donc deux sources potentielles de lumière dans cette demeure, la lumière extérieure et le feu, et Socrate nous dit que l'ouverture vers la lumière extérieure est makran, à l'aide d'un adjectif dont le sens premier est « long », mais qui peut aussi signifier par généralisation « grand » (c'est la racine du préfixe français « macro- »), et qu'elle s'étend para pan to spelaion, « le long de toute la caverne », à l'aide d'une préposition, para, qui, employée avec l'accusatif, comme c'est le cas ici, signifie « le long de » (c'est la racine du préfixe français « para- » qu'on retrouve dans des mots comme « parallèle », dont le sens originel en grec est « les uns le long des autres »). Il faut donc imaginer une grande ouverture à cette demeure, qui s'étend sur toute la longueur d'un de ses côtés, mais Socrate ne nous dit pas duquel de ses côtés il s'agit. Il faudra attendre qu'il parle de « la montée rocailleuse et escarpée » (515e6-7) que l'on fait parcourir au prisonnier libéré pour lui permettre de sortir de la caverne et de se retrouver dans la lumière du soleil, pour en déduire que cette entrée est en hauteur par rapport à l'endroit où sont les prisonniers et qu'elle ne doit donc éclairer le fond de la caverne que d'une lumière diffuse et c'est par ailleurs le fait que les prisonniers peuvent voir les ombres projetées par le feu sur la paroi qui est devant eux qui nous laisse penser que cette lumière est peu intense au fond de la caverne, et que donc l'entrée, quoique grande, est non seulement au-dessus du niveau où sont les prisonniers, mais doit être assez éloignée du fond. Mais Socrate nous dit aussi que le feu est en hauteur, puisque sa lumière vient « d'en haut (anôthen) », et que la route qui est entre les prisonniers et le feu est « au-dessus (epanô) », sans nous dire si l'entrée est dans la même direction que le feu, donc à l'opposé de la paroi sur laquelle les prisonniers voient les ombres, ou située latéralement par rapport à l'axe sur lequel sont les prisonniers, le mur, la route et le feu, et la paroi sur laquelle ils voient les ombres. Le seul indice susceptible de nous aider à déterminer la direction dans laquelle se situe cette entrée par rapport au feu est l'emploi de la préposition para, qui invite plutôt à penser l'entrée sur l'un des côtés de la caverne « parallèle » à cet axe du feu. Et cette hypothèse n'est pas en contradiction avec ce que Socrate va nous dire dans la suite, lorsqu'il va mettre dans son récit l'un des prisonniers en mouvement pour le faire sortir au grand jour : il commencera par décrire le prisonnier libéré de ses liens « contraint subitement à se lever et aussi à tourner le cou et à marcher », puis invité à « élever son regard vers la lumière » et alors, dans un premier temps au moins, « incapable de voir distinctement ce dont auparavant il voyait les ombres, c'est-à-dire les objets dépassant du mur ; puis, après avoir décrit longuement la situation du prisonnier confronté à la lumière (du feu) cherchant à voir ce qui dépasse du mur et ses réactions sur ce qu'il voit maintenant, il parlera de « quelqu'un le tira[n]t de force tout au long de la montée rocailleuse et escarpée, et ne le lâcha[n]t pas avant de l'avoir tiré dehors à la lumière du soleil », sans faire la moindre référence au mur, à ce qu'il y a derrière et au feu qui l'éclaire, ne disant, ou simplement suggérant, nulle part que le prisonnier franchit le mur qui borde la route, ou emprunte la route qui est derrière le mur, ou s'approche du feu, ce qui suggère, quand on voit le temps qu'il a pris à décrire les réactions du prisonnier libéré au simple rertournement vers le mur et les objets qui en dépassent (« ce dont auparavant il voyait les ombres »), et celui qu'il passera à décrire ses réactions une fois sorti de la caverne dans la lumière du soleil, que l'escalade pour en sortir ne se fait pas en montant vers le mur et en passant derrière pour aller vers le feu et vers une sortie qui serait derrière le feu, comme on le voit souvent représenté dans les images illustrant l'allégorie, mais dans une direction latérale lui faisant finalement tourner le dos à l'axe sur lequel sont situés les autres prisonniers restés dans leurs liens, le mur, la route, les porteurs et le feu.
Dans ces conditions, il me semble que la disposition d'ensemble de la caverne qui offre la lecture la plus riche de l'allégorie est à peu près celle qui est schématisée dans le plan ci-contre. Elle s'organise autour de deux axes orthogonaux que j'ai appelés respectivement l'« axe du feu » et l'« axe du soleil ». Le premier, l'axe du feu, va de la paroi sur laquelle les prisonniers voient les ombres jusqu'au feu et on y rencontre successivement les prisonniers, le mur et la route avant d'arriver au feu. D'après les indications données par Socrate, cet axe part d'un point bas (le fond de la caverne) là où sont les prisonniers pour arriver à un point haut là où est le feu, n'offrant aucune sortie vers l'extérieur. L'axe du soleil est celui qui va du fond de la caverne où sont les prisonniers jusqu'au soleil qui brille dans le ciel à l'extérieur en passant par l'entrée de la caverne, invisible pour les prisonniers puisqu'au sommet d'un escarpement difficile à escalader, et il va lui aussi d'un point bas qui est le même que pour l'axe du feu, l'endroit où sont les prisonniers jusqu'à un point haut qui est le soleil en passant par l'escarpement conduisant à la sortie (latérale) de la caverne. Si j'ai fait figurer sur mon plan un point sur cet axe que j'ai appelé « sommet de la montagne », bien que Socrate ne nous décrive pas la topographie de l'extérieur de la caverne et ne précise pas si elle se situe en plaine ou en montagne (sans doute parce qu'elle figure l'intelligible, où il n'y a pas de « haut » et de « bas »), c'est simplement pour rendre perceptible le fait qu'il y a une limite à l'escalade du prisonnier libéré et qu'il ne peut aller jusqu'au soleil : même sorti de la caverne, il ne peut s'approcher du soleil qu'autant que le lui permet le relief et, si l'on veut à tout prix imaginer un relief à l'extérieur de la caverne, il ne peut monter plus haut que le plus haut sommet auquel il a accès une fois sorti, ou, dit autrement, il doit rester sur terre et ne peut s'élever dans les airs, c'est-à-dire que, même sorti de la caverne, il reste un être humain avec toutes les limitations que cela impose, même à son intelligence (puisque, hors de la caverne, on est dans l'intelligible).
Cette disposition fait que le prisonnier libéré n'a pas besoin de passer de l'autre côté du mur pour sortir de la caverne et ne voit donc jamais dans la caverne les anthrôpoi, c'est-à-dire les âmes immatérielles qui portent (animent) les statues et autres objets dont on voit les ombres sur le fond de la caverne, qu'il ne pourra voir qu'une fois hors de la caverne, où seront à nouveau mentionnés des anthrôpoi, cette fois « visibles » par le prisonnier sorti de la caverne. Il n'a pas non plus besoin de s'approcher du feu, voire de le dépasser, pour atteindre la sortie de la caverne. Et rien n'interdit de penser que le mur l'en empêche en se prolongeant jusqu'à la sortie de la caverne, séparant l'intérieur de la caverne en deux parties étanches l'une à l'autre mais donnant toutes deux sur l'extérieur. Si l'on veut dès maintenant donner une signification à ces remarques, on peut dire que ce n'est pas en essayant, comme Icare, de s'approcher du soleil (représenté ici par le feu), que de toutes façons nous ne pourrons jamais atteindre, que l'on obtiendra une meilleure connaissance de nous-mêmes et du monde qu'éclaire pour nos yeux seulement ce soleil car, ce faisant, on reste dans l'ordre visible et on ne peut au mieux que se brûler les ailes et retomber sur terre, c'est-à-dire dans la matière, sans jamais parvenir ainsi à voir nos âmes (les porteurs) avec les yeux du corps. Vient un moment dans notre « ascension » intellectuelle où il faut « changer de direction » et cesser de s'attacher au « visible » et à la lumière du feu (image du soleil) pour s'orienter à l'aide du soleil (image du bon) et parvenir à quitter la caverne. Dans la même veine interprétative, on peut dire que le fait que l'ouverture de la caverne s'étende sur toute sa longueur et donc laisse pénétrer partout dans la caverne
un peu de la lumière extérieure, qui n'est encore que la lumière indirecte du soleil, image du bon dans l'allégorie, signifie que même dans le registre visible, un peu de la « lumière » du bon nous est perceptible et éclaire tout ce qui existe dans l'ordre spatio-temporel. C'est elle, et non pas la lumière visible du feu / soleil qui doit nous guider vers l'intelligibilité de nous-mêmes au-delà des seules impressions sensibles.
Après avoir décrit le cadre dans lequel se déroule l'allégorie, on peut maintenant s'intéresser d'un peu plus près à ceux qu'on a l'habitude d'appeler les « prisonniers » de la caverne, dont j'ai dit qu'ils
représentent les âmes humaines en tant que capables de connaissance et d'apprentissage, et à ce que Socrate nous dit de leur état initial. Et pour commencer, intéressons-nous à ce qui justifie qu'on les qualifie dans cet état initial de « prisonniers ». Le mot grec qui signifie « prisonnier » est desmôtès, que l'on ne trouve dans l'allégorie que deux fois dans la bouche de Socrate (une fois ici, en 514b4, au début de l'allégorie, pour parler de ce qui se trouve « entre le feu et les prisonniers » (metaxu de tou puros kai tôn desmôtôn), et une fois à la fin, en 516e9, lorsqu'il imagine ce qui arriverait à l'homme qui est sorti de la caverne et y retourne après avoir vu le soleil s'il devait à nouveau entrer en compétition « avec ceux qui ont toujours été prisonniers » (tois aei desmôtais)) et une fois dans la bouche de Glaucon, dans son commentaire à la description initiale de Socrate, pour qualifier d'« étranges » (atopous, cf. note 14 ci-dessous) les « prisonniers » (desmotas) décrits par Socrate. Le mot revient en 519d5, à la fin du commentaire de l'allégorie par Socrate, pour condamner ceux qui, sortis de la caverne, ne veulent pas « redescendre
vers ces prisonniers » (katabainein par' ekeinous tous desmôtas), et n'apparaît nulle part ailleurs dans les dialogues. Ce mot, desmôtès (« prisonnier »), est dérivé de desmos, qui signifie « lien » de manière très générale, au sens propre (corde, câble, amarre, courroie, attache, chaîne, fers) comme au sens figuré (par exemple, liens d'amitié, cf. desmoi philias, Protagoras, 322c3) et c'est cette idée de « liens » qui conduit pour desmôtès au sens de « prisonnier », à partir de l'idée qu'un prisonnier est en général attaché ou entravé, même et surtout s'il n'est pas dans une prison, et, à partir de là, à desmôterion pour désigner une prison, mot que l'on trouve en 515b7 dans l'allégorie (« si de plus la prison produisait un écho en provenance de la [paroi] leur faisant face ? », ei kai èchô to desmoterion ek toi katantikru echoi) et en 517b2, au début du « décodage » de l'allégorie par Socrate, lorsqu'il demande d'« assimil[er] la place rendue apparente par la vue à l'habitation
de la prison (tèi tou desmôtèriou oikèsei) ». L'idée commune à ces trois termes, qui justifie leur commune racine, c'est l'idée de « liens ». Et de fait, c'est le mot desmos (« lien ») qui apparaît en premier dans l'allégorie, lorsque Socrate décrit les anthrôpoi (« hommes ») qu'il met en scène comme étant « depuis [qu'ils sont] enfants, leurs jambes et leurs cous [pris] dans des liens (en desmois) pour qu'ils restent en place et voient seulement devant eux, incapables donc de tourner leurs têtes du fait du lien / de l'enfermement (hupo tou desmou : du fait que le mot desmos, ici au génitif desmou, est employé cette fois au singulier alors qu'il était employé au pluriel la première fois, le sens peut être différent ; desmos au singulier peut en effet signifier « emprisonnement », voire « prison », ce que je rends dans ma traduction en proposant à la fois une traduction par « lien » pour rendre apparent que c'est le même mot que la première fois, simplement au singulier au lieu du pluriel, et une traduction par « enfermement », plutôt que par « emprisonnement », pour rester plus ouvert sur une compréhension en un sens figuré, pour des raisons que la suite fera apparaître) ». Toute la question est alors de savoir ce que représentent ces « liens », non pas dans l'imagerie de l'allégorie lue au premier degré, mais dans ce que cherche à nous faire comprendre le Socrate de Platon avec cette allégorie. Et c'est là que l'art de Platon est à son meilleur, mais que les choses se compliquent pour le traducteur, car ce que cherchent à représenter ces liens, que le vocabulaire de l'allégorie nous invite à nous représenter comme des chaînes bien matérielles retenant ceux qui les portent prisonniers dans une prison souterraine, ce sont bel et bien des « liens », mais pris cette fois dans un sens figuré. Et Platon va parvenir, dans les formulations qu'il utilise à leur sujet, à ménager à la fois une compréhension littérale (des chaînes immobilisant des prisonniers) et une compréhension analogique, dans laquelle ces « liens » sont en fait des « préjugés » ne tenant qu'à celui qui en est victime et qui l'« enferment » dans une compréhension du monde étriquée où c'est la vue qui joue le rôle déterminant, celui de voie d'accès exclusive à la connaissance. La difficulté de l'exercice vient de ce que la compréhension au premier degré impose de supposer un tiers à l'origine de la « libération » alors que la compréhension au sens figuré implique que la libération du « prisonnier » (de ses manières de penser étriquées) ne peut venir que de lui. Pour bien apprécier l'art de Platon, il faut examiner la réplique dans laquelle Socrate décrit la libération du prisonnier (515c4-d7, que je limite ici à 515c4-d2), dont le texte grec est le suivant (les mots soulignés, en gras ou en couleur sont ceux sur lesquels doit porter l'attention) :
skopei dè, èn d' egô, autôn lusin te kai iasin tôn te desmôn kai tès aphrosunès, hoia tis an eiè, ei phusei toiade sumbainoi autois: hopote tis lutheiè kai anagkazoito exaiphnès anistasthai te kai periagein ton auchena kai badizein kai pros to phôs anablepein, panta de tauta poiôn algoi te kai dia tas marmarugas adunatoi kathoran ekeina hôn tote tas skias heôra, ti an oiei auton eipein, ei tis autôi legoi... (mot à mot : « examine maintenant, dis- donc je, d'eux libération aussi et guérison des aussi liens et de_la absence_de_bon_sens, quelle quelque_chose éventuellement elle_serait si de_manière_naturelle des_[choses_]telles_que_voici arrivaient à_eux : chaque_fois_que quelqu'un serait_libéré et serait_contraint_de subitement se_lever aussi et tourner le cou et marcher et vers la lumière lever_les_yeux, toutes alors ces[_choses] faisant, il_souffrirait aussi et du_fait_de les scintillements il_serait_dans_l'impossibilité_de voir_distinctement celles_là dont auparavant les ombres il_voyait, quoi éventuellement tu_penses lui dire, si quelqu'un à_lui parlait... »).
Les traductions proposées par les éditions dont je dispose pourront nous aider à voir les pièges dans lesquels il ne faut pas tomber :
- Chambry (Budé) : « Examine maintenant comment ils réagiraient, si on les délivrait de leurs chaînes et qu'on les guérit de leur ignorance, et si les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu'on détache un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir et l'éblouissement l'empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l'heure. Je te demande ce qu'il pourrait répondre, si on lui dit... » ;
- Robin (Pléiade) : « Envisage donc, repris-je, ce que serait le fait, pour eux, d'être délivrés de leurs chaînes, d'être guéris de leur déraison, au cas où en vertu de leur nature ces choses leur arriveraient de la façon que voici. Quand l'un de ces hommes aura été délivré et forcé soudainement à se lever, à tourner le cou, à marcher, à regarder du côté de la lumière ; quand, en faisant tout cela, il souffrira ; quand, en raison de ses éblouissements, il sera impuissant à regarder lesdits objets, dont autrefois il voyait les ombres, quel serait, selon toi, son language si on lui disait... » ;
- Baccou (GF90) : « Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer les objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire... » ;
- Dixsaut (Bordas) : « Examine alors ce qui arriverait s'ils étaient délivrés de leurs chaînes et guéris de leur égarement. Quelle forme cette délivrance et cette guérison prendraient-elles, si ce que je vais dire leur arrivait en vertu de leur naturel ? Chaque fois que l'un d'eux serait délié et contraint soudainement de se lever, de tourner la tête, de marcher et de lever son regard vers la lumière, il souffrirait en accomplissant tous ces actes et, en raison de la lumière éblouissante, il serait incapable de regarder les objets dont il voyait tout à l'heure les ombres. Que déclarerait-il à ton avis si on lui disait... » ;
- Piettre (Nathan) : « Envisage maintenant ce qu'ils ressentiraient à être délivrés de leurs chaînes et à être guéris de leur ignorance, si cela leur arrivait, tout naturellement, comme suit : si l'un d'eux était délivré et forcé soudain de se lever, de tourner le cou, de marcher et de regarder la lumière ; s'il souffrait de faire tous ces mouvements et que, tout ébloui, il fût incapable de regarder les objets dont il voyait auparavant les ombres, que penses-tu qu'il répondrait si on lui disait... » ;
- Pachet (Folio essais 228) : « Examine alors, dis-je, ce qui se passerait si on les détachait de leurs liens et si on les guérissait de leur égarement, au cas où de façon naturelle les choses se passeraient à peu près comme suit. Chaque fois que l'un d'entre eux serait détaché, et serait contraint de se lever immédiatement, de retourner la tête, de marcher, et de regarder la lumière, à chacun de ces gestes, il souffrirait et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer les choses dont tout à l'heure il voyait les ombres : que crois-tu qu'il répondrait, si on lui disait... » ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « Penche-toi maintenant sur l'opération qui consisterait à les détacher et à les délivrer de leur hébétude : comment se déroulerait-elle, si, par définition, leur aventure évoluait comme suit ? Mettons que l'un d'eux soit détaché, qu'il soit tout à coup obligé à se redresser, à tourner le cou, à marcher et à regarder dans la direction de la lumière. Tous ses gestes lui font mal, et l'éclat l'empêche de regarder les objets dont il voyait naguère les ombres : que dirait-il, à ton avis, si on s'avise de lui dire... » ;
- Karsenti / Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « Examine alors ce qui leur arrivera naturellement s'ils sont libérés de leurs chaînes et guéris de leur ignorance : chaque fois que l'un d'eux sera délivré et soudain contraint de se dresser, de tourner le cou, de marcher, de lever les yeux vers la lumière, tous ces actes le feront souffrir, et, à cause de la lumière éblouissante, il ne sera pas capable de regarder les objets dont il voyait jusqu'alors les ombres. Que répondra-t-il, à ton avis, si on lui dit... » ;
- Leroux (GF653) : « Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l'éventualité où, dans le cours des choses, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre eux serait détaché et contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ces mouvements, il souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait si quelqu'un lui disait... ».
Ma propre traduction de ce passage dans cette version est la suivante : « Examine maintenant, repris-je, leur libération et leur guérison des liens et de l'absence de bon sens : que serait-elle si, de manière naturelle, il leur arrivait les [avatars, péripéties,...] que voici ? Chaque fois que quelqu'un aurait été libéré et serait contraint subitement de se lever et aussi de tourner le cou et de marcher et d'élever son regard vers la lumière, mais en faisant tout cela, éprouverait de la douleur et en outre, du fait des scintillements, serait incapable de voir distinctement ce dont auparavant il voyait les ombres, que penses-tu qu'il dirait si quelqu'un lui disait... ».
La première chose qu'il convient de remarquer, c'est que la première mention d'un intervenant extérieur dans ce processus est le tis (« quelqu'un ») dans la formule sur laquelle j'ai arrêté l'extrait cité ei tis autôi legoi (« si quelqu'un lui disait »), qui ouvre un dialogue sur le fait que ce que voit maintenant le prisonnier libéré (les statues dépassant du mur, images dans l'allégorie des réalités matérielles du monde visible) est « un peu plus proche de ce qui est » (mallon ti egguterô tou ontos) que ce qu'il voyait auparavant (les ombres, c'est-à-dire les images de cela fournies par la vue). Toute la description qui a précédé s'ouvre sur des passifs, lutheiè (optatif aoriste passif) kai anagkazoito (optatif présent moyen ou passif), s'appliquant à un tis (« quelqu'un ») qui, ici, désigne l'un quelconque des prisonniers à qui arrive ce qui est décrit, et qui, proprement traduits, n'imposent pas l'intervention d'un tiers : on peut être « libéré » (lutheiè) de préjugés par une réflexion personnelle sur leur bien fondé et « contraint » (anagkazoito) d'admettre quelque chose par la force de l'évidence ou d'un raisonnement approprié (la forme utilisée, anagkazoito, peut d'ailleurs se lire soit comme un passif (« est contraint / forcé à »), soit comme un moyen, la voie qui suggère l'implication personnelle du sujet dans l'action (« se contraint / force à »)). Deux choix de traduction ferment la porte à cette ambiguïté en forçant une compréhension imposant un tiers : le fait de remplacer les passifs par des actifs précédés de « on », comme le font Chambry et Baccou, et le choix du verbe français servant à traduire luein, dont dérive la forme lutheiè (optatif aoriste passif) et dont le sens premier est « délier » : « détacher » (Chambry, Baccou, Pachet, Cazeaux, Leroux), « délier » (Dixsaut), ou même « délivrer » (Robin, Piettre, Karsenti / Prélorentzos), employés au passif et non pas dans une tournure réflexive (se détacherait / délierait / délivrerait) imposent plus (détacher) ou moins (délivrer) l'intervention d'un tiers. Un autre mot, qui embarasse d'ailleurs un certain nombre de traducteurs et commentateurs qui pensent effectivement que ces opérations impliquent un tiers, un « maître » (puisque l'allégorie est, de l'aveu même de Socrate lorsqu'il l'introduit, une image de « notre nature par rapport à l'éducation », 514a2), est le mot phusei (« de manière naturelle »), qui, lui, semble plutôt suggérer un processus naturel ne nécessitant pas l'intervention d'un tiers, donc quelque chose qui se passe dans la tête du prisonnier et est le produit d'une réflexion personnelle, d'un « retournement de pensée », d'une évidence qui s'impose (anakazoito) subitement (exaiphnès) à l'esprit et le libère de préjugés antérieurs. Pourtant, c'est dès le début de cette réplique que Socrate nous donne quelques indices pour interpréter cette idée de « liens », dans un membre de phrase que malheureusement tous les traducteurs « restructurent » d'une manière qui fait disparaître ce qui était destiné à nous interpeler. Il s'agit des mots autôn lusin te kai iasin tôn te desmôn kai tès aphrosunès (« leur libération et leur guérison des liens et de l'absence de bon sens »). Parce que chacune des deux actions décrites par des noms dans la première partie de ce membre de phrase, lusin (« libération », substantif de même racine que le verbe luein utilisé plus loin dans la description de cette « libération ») et iasin (« guérison »), semble plus approprié pour l'un des deux objets de ces actions mentionnés dans la seconde partie, desmôn (« liens ») appelant plutôt une libération et aphrosunès (« déraison ») appelant plutôt une « guérison » (au sens analogique), tous les traducteurs cités restructurent la phrase et traduisent comme si Platon avait écrit autôn lusin tôn desmôn te kai iasin tès aphrosunès (« leur libération des liens et leur guérison de l'absence de bon sens ») (et pour tout arranger, tous sauf Leroux remplacent les noms d'actions par des verbes, le plus souvent au passif, ou, pire, à l'actif avec des « on » pour sujets, qui , là encore, forcent la compréhension vers l'intervention d'un tiers). Mais, direz-vous, est-ce si grave, si justement ces associations sont évidentes ? Eh bien oui, car le fait de justement ne pas s'exprimer de la manière qui semble évidente à tous est la recette trouvée par Platon pour nous inciter à nous interroger sur l'évidence de ces associations : si les « liens » dont il parle sont des préjugés et non pas des chaînes matérielles dont nous n'avons pas les clés, est-ce que « guérison » au sens analogique n'est pas tout aussi acceptable que « libération » à leur propos ; et si l'on comprend aphrosunè, en collant au sens du alpha privatif initial, non pas comme « folie » ou « déraison » frappant une personne auparavant raisonnable, mais comme un état dans lequel la personne ne fait pas et n'a encore jamais fait usage de son bon sens, de sa raison, de sa phronèsis (mot dans lequel on retrouve la même racine phrèn que dans aphrosunè, et dont « bon sens » et « raison » sont des traductions possibles), alors parler à son propos de lusis, de « libération » ou de « délivrance » (d'un handicap mental) est tout aussi approprié que de parler de « guérison » (iasis). Et faire ce travail suscité par la forme inattendue de l'expression, c'est très précisément s'interroger sur la nature des desmoi, des « liens » dont Platon a affublé ses « prisonniers », si bien que faire disparaître l'arrangement de mots qu'il a délibérément choisi pour nous faire réfléchir, c'et priver le lecteurs d'indices fournis par l'auteur pour l'aider à interpréter ces « liens ».
![]() |
René Magritte, « La condition humaine » (1935) Ce tableau de Magritte est manifestement inspiré par l'allégorie de la caverne, comme le montre le fait que le point de vue que suppose le tabeau place l'observateur dans une caverne et le feu dans la coin en bas à gauche, dont on ne voit pas trop la fonction si ce n'est de rappeler justement l'allégorie. Mais ce serait une erreur de croire que ce qu'on voit est vu par une ouverture de la caverne ! Ce qu'on voit, c'est la paroi du fond de la caverne sur laquelle se projette ce que notre vue nous permet de voir, et le chevalet est la manière de nous faire comprendre que tout ce qu'on voit n'est qu'image, puisque le tableau représente une partie de ce qui est visible, mais sans rupture de continuité entre le tableau et le reste. Le tableau pourrait donc aussi bien inclure la totalité du paysage représenté. La condition humaine décrite ici par Magritte, c'est la situation initiale des prisonniers de la caverne, qui, sans en être conscients, ne voient du réel que des images, celles qui se forment dans les yeux. |
(11) « Vois » traduit le grec hora, impératif présent du verbe horan, dont ide, utilisé par deux fois dans la réplique précédente de Socrate (514a2 et b4), est la forme aoriste (voir note 6). L'aoriste, comme son nom le suggère (le grec aoristos veut dire « sans limite »), dénote l'intemporalité. La forme aoriste ide, qui évoque les ideai et l'ordre de l'intelligible, était utilisé alors pour introduire la description quasi-intemporelle de notre condition, immuable à travers le temps puisqu'elle se reproduit identique pour tous les anthrôpoi, et à nouveau vers la fin de la phrase pour introduire une image tout aussi intemporelle dans l'image proposée par Socrate dans une longue phrase qui n'en finissait pas. Maintenant que le spectacle s'anime, on revient au présent avec la forme hora, une forme plus spécifiquement associée au sens de la vue, c'est-à-dire au sensible, à l'ordre du visible (qualifié de horaton dans toute la fin du livre VI qui précède la section ici traduite : cf. par exemple 508c2, 509d3). Il est impossible en français de traduire différemment l'aoriste ide, qui, ici, ne peut se traduire que par un présent, et le présent hora pour faire sentir la différence qui existe dans l'original grec. (<==)
(12) La liste proposée ici pour ce qui dépasse du mur, « des ustensiles de toutes sortes (skeuè) dépassant du mur et des statues d'hommes (andriantas) et autres êtres vivants (zôia) en pierre et en bois et façonnés de toutes les manières possibles », en grec skeuè te pantodapa huperechonta tou teichiou kai andriantas kai alla zôia lithina te kai xulina kai pantoia eirgasmena (mot à mot « des_ustensiles aussi de_toutes_sortes dépassant du mur et des_statues_d'hommes et autres vivants en_pierre aussi et en_bois et de_toutes_les_manières_possibles façonnés »), est faite pour nous rappeler une liste similaire dans l'analogie de la ligne, où Socrate décrit le contenu du second sous-segment du vu comme constitué par « les êtres vivants (zôia) autour de nous, et tout ce qui est engendré (phuteuton), et
la famille entière de ce qui est fabriqué (to skeuaston) » (510a5-6), et nous inviter ainsi à rapprocher les deux images, ligne et caverne.
Ce qui est commun aux deux listes, ce sont d'une part les « vivants », désignés par le même mot dans les deux cas, zôia, pluriel du mot zôion, dérivé du verbe zèn,
qui veut dire « vivre », et peut donc désigner au sens premier, de manière très générale, tout être vivant, y compris les plantes (voir par exemple Timée, 76e7-77c5, où les plantes sont décrites comme une autre sorte de zôion), même s'il est plus généralement traduit par « animaux », et d'autre part les « ustensiles », c'est-à-dire les produits de l'artisanat humain, désignés ici par le mot skeuè, pluriel de skeuos, et dans l'analogie de la ligne par skeuaston, adjectif verbal du verbe skeuazein, « préparer, apprêter » (des accessoires, des plats cuisinés, des remèdes), ou encore « appareiller, équiper, habiller », verbe dérivé du mot skeuè, qui signifie « appareil », plutôt dans le sens de « vêtement », « harnachement, équipement d'un soldat », lui-même dérivé de skeuos (dont skeuè, utilisé ici, est le neutre pluriel), qui, lui, peut désigner tout objet d'équipement, meuble, outil, instrument, arme, etc.. Il s'agit donc dans les deux cas des produits de l'artisanat humain, sans plus de précisions.
Ce qui par contre diffère d'une liste à l'autre, c'est d'une part la présence dans notre liste seulement du mot andriantas (« statues d'hommes ») et d'autre part la présence dans la liste de l'analogie de la ligne seulement de phuteuton (« qui est engendré »). Andriantas est l'accusatif pluriel
d'andrias, mot dérivé de anèr (génitif andros), qui, comme je l'ai déjà signalé dans la note 7,
veut dire « homme », non pas, comme anthrôpos, au sens
d'espèce et par opposition aux dieux ou aux animaux, mais par opposition
à femme, c'est-à-dire l'homme sexué de sexe masculin, le « mâle » par opposition à la « femelle » (qui serait gunè). Le sens premier d'andrias est donc « statue d'homme (mâle) », même si, par généralisation, il finit par pouvoir signifier « statue » au sens général. Phuteuton (« qui est engendré ») est un adjectif verbal dérivé du verbe phuteuein (« engendrer / procréer », ou encore « planter »), lui-même dérivé du verbe phuein, qui signifie « pousser, naître, croitre ». Si le verbe zèn (« vivre ») oriente plus vers les animaux et phuteuein (« planter ») vers les plantes, ils peuvent tous deux se prendre dans un sens général englobant tout ce qu'on pourrait justement appeler le vivant, c'est-à-dire aussi bien les plantes que les animaux, chacun des deux mettant l'accent sur un aspect particulier de ce qui constitue la « vie » : le fait d'être « animé », c'est-à-dire d'avoir en soi un principe de mouvement (au sens large incluant justement la croissance des plantes) pour zèn (« vivre »), le fait d'être engendré / planté et de croître (phuein) spontanément, pour phuteuein (« engendrer / procréer / planter »). La disparition du phuteuton (« ce qui est engendré ») dans la liste de l'analogie invite donc à y traduire zôia par « vivants » plutôt que par « animaux » pour y réintroduire les plantes qui n'y sont plus explicitement mentionnées, et donc aussi dans l'analogie de la ligne, pour bien faire apparaître qu'en grec, c'est le même mot dans les deux listes, et par contrecoup, de comprendre to phuteuton dans l'analogie de la ligne et sa traduction par « ce qui est engendré » dans un sens large ne préjugeant pas du mode d'engendrement / ensemencement / plantation.
Ces différences peuvent s'expliquer de la manière suivante : dans l'allégorie de la caverne, l'homme (anthrôpos) tient une place centrale, c'est l'exemple principal qu'on va suivre tout au long de la progression de l'état de prisonnier au fond de la caverne à celui d'homme libre contemplant le soleil, ce qui invite donc à le traiter à part du reste des « vivants » (zôia), dont il fait pourtant partie (d'où le alla (« autres ») devant zôia). Par ailleurs, l'allégorie entend clairement distinguer la composante « matérielle » (visible) et la composante « intelligible » (invisible) de ce qui agit (prattein) sur nos sens et notre intelligence (noûs), les pragmata (« faits / choses »), et utilise les objets dépassant du mur, donc visibles dans la caverne par les prisonniers, indirectement à travers leurs ombres tant qu'ils restent prisonniers ou directement quand ils sont libérés de leurs liens et peuvent se retourner, pour représenter la composante matérielle de ces pragmata, en insistant sur leur caractère matériel, et les porteurs rendus invisibles par le mur dans la caverne pour représenter leur composante intelligible, celle qui en particulier explique leur mobilité constatable dans la caverne, c'est-à-dire pour les vivants, leur « âme ». Dans cette perspective, le mot andrias (dont andriantas est l'accusatif pluriel) a le double avantage de signifier « statue » à partir d'une racine renvoyant aux hommes et de le faire en insistant sur le caractère sexué des anthrôpoi (« êtres humains ») puisque cette racine (anèr, andros) renvoie aux seuls mâles, cette dimension sexuée étant de fait liée à la composante matérielle des humains, leur corps, et non pas à leur âme (ce qui invite à conserver ici à andrias, terme rare chez Platon qu'on ne retrouve qu'en trois autres endroits dans les dialogues (République,
II, 361d5 ; IV,
420c5, et Euthydème,
299c1), son sens premier de « statue d'homme » et non pas son sens élargi de « statue » sans plus de précisions, sens pour lequel Platon avait à sa disposition un autre mot, plus usuel dans ce sens, agalma, qu'il utilise par exemple en Ménon,
97d6, lorsqu'il est question des statues de Dédale, mais aussi en 517d9, dans le
commentaire de l'allégorie, pour évoquer de manière générale ce qui dépasse du mur à propos de tout autre chose que les hommes, puisque le mot est alors utilisé à propos de la justice des hommes (to dikaion) ou de ce qui en tient lieu dans le monde de la caverne (cf. note 28 à ma traduction du commentaire de l'allégorie)). Cette séparation des humains du reste des vivants se fait, pour garder le même nombre d'éléments (trois) dans la liste, au prix de la disparition du phuteuton (« ce qui est engendré »). Mais comme on a vu que les deux catégories, le vivant (ta zôia) et ce qui est engendré (to phuteuton) pouvaient se recouvrir si on les prenait dans un sens large, la perte n'est qu'apparente. Ceci étant, s'il n'est question ici explicitement de statues, le subterfuge utilisé par Platon pour parler de la composante matérielle du visible, qu'à propos des humains, les autres « êtres vivants » (zôia) sont aussitôt caractérisés comme « [faits] de pierre et de bois (lithina te kai xulina) », à l'aide de deux adjectifs, lithina, pluriel de lithinos, adjectif dérivé de lithos (« pierre ») à l'aide du suffixe -inos, qui indique la matière, et qui signifie donc « fait en pierre », et xulina, pluriel de xulinos, construit sur le même modèle que le précédent à partir de xulon, qui signifie bois, et plus spécifiquement « bois de construction », ce qui suggère qu'il s'agit aussi de statues, ou d'autres représentations matérielles (pourquoi pas des marionnettes en bois), de ce qui est décrit dans un premier temps comme « vivant ».
Une dernière différence entre les deux listes est l'ordre dans lequel les éléments sont listés, qui s'inverse de l'une à l'autre : là où, dans l'analogie de la ligne, Socrate commençait par les vivants et finissait par les produits de l'artisanat humain, dans l'allégorie de la caverne, il commence par les produits de l'artisanat et finit par les (autres) vivants. C'est que, dans l'analogie de la ligne, il s'agissait de décrire tout ce qui est accessible à la vue, sans préjuger du fait que cela pouvait n'être pas que matériel et présenter aussi un caractère intelligible et que Socrate le faisait donc, sachant où il voulait en venir, en commençant par ce qui était le plus « complexe » et avait le plus de chances de poser problème à l'intelligence et en finissant par ce qui était le plus simple à « comprendre », justement parce que produit par les hommes eux-mêmes pour leurs besoins propres (ce qui explique pourquoi quand, vers la fin de la République, au début du livre X, il voudra faire comprendre ce qu'est une idea, il prendra comme exemple les tables et les lits), alors que dans l'allégorie de la caverne, il s'agit d'insister sur la composante matérielle de tout ce qui s'offre à la vue, si bien qu'il commence par ce qui est le plus manifestement « matériel », les productions de l'artisanant humain, avant d'introduire le reste comme s'il s'agissait encore, malgré les mots qui les désignent, de produits de l'artisanat, et en insistant sur ce dont ils sont faits, leur « matière », en utilisant en particulier un mot, xulinos (« en bois »), dérivé de xulon (« bois mort » en particulier utilisé pour la construction), de sens très voisin de hulè, qui, lui, en particulier à travers Aristote, finira par signifier « matière » au sens philosophique, par opposition à « forme », et dont dérive le mot hulikos, proche du xulinos de Platon à la fois par le sens et la consonnance et sans doute forgé par Aristote, signifiant « matériel / corporel », ce qui montre que le bois de construction (kulon aussi bien qu'hulè) était dans l'esprit des Grecs d'alors ce qui évoquait le plus spontanément l'idée générale de « matière », plus encore que « pierre » (lithos, dont dérive lithinos). Il n'en reste pas moins que pierre et bois renvoient aux deux principaux matériaux de construction offerts à l'homme par la nature à l'état brut, qu'il ne reste plus qu'à tailler et travailler pour en faire ce qu'on veut en faire, au contraire par exemple des métaux, qui nécessitent tout un travail préalable d'extraction, de purification et éventuellement de mélange pour les rendre utilisables. Et si c'est le bois qui a triomphé avec Aristote pour être généralisé dans le concept de matière, c'est parce qu'au contraire de la pierre, il se présente à nous à la fois à l'état vivant (les arbres avant d'être coupés) et à l'état mort et que de plus, c'est, de tous les être vivants, ce qui subit le moins de transformations, au moins visuelles, en passant de l'état vivant à l'état mort et utilisable comme matériau de construction.
Dans les deux listes, ce qui est commun à tout ce qui est listé, qui est la même chose avec des termes et dans des ordres différents, c'est le fait d'être le produit non pas du hasard, mais d'une « création » que l'on peut qualifier d'« intelligente », c'est-à-dire obéissant à un dessein et respectant des « règles / lois », par un dèmiourgos (« artisan / démiurge ») divin (ou supposé tel) ou humain, et, de ce fait, sollicitant l'intelligence (noûs) des hommes qui les regardent et cherchent à les comprendre au-delà de leur simple dimension matérielle.
Une dernière remarque grammaticale pour finir : certains traducteurs comprennent le pantoia, neutre pluriel de pantoios (« de toutes sortes, divers, varié, qui prend toutes sortes de formes, emploie toutes sortes de moyens »), qui suit alla zôia lithina te kai xulina (« autres êtres vivants en pierre et en bois ») comme complétant la liste des matériaux. Ainsi, Pachet traduit « des statues d'hommes et d'autres êtres vivants façonnées en pierre, en bois et en toutes matières », et Leroux traduit « des statues d'hommes et d'autres animaux façonnées en pierre, en bois et en toute espèce de matériau ». Mais cette manière de comprendre suppose qu'on fasse de lithina et xulina, non pas des épithètes directs de zôia, mais des atributs du participe parfait passif eirgasmena (« façonnées », du verbe ergazesthai, qui signifie « produire par son travail (ergon) ») qui arrive à la fin de la liste, alors que ces adjectifs, qui indiquent la matière de ce qu'ils qualifient, se comprennent plus naturellement comme épithètes du mot qui les précède immédiatement. C'est pourquoi je préfère voir dans pantoia eirgasmena un qualificatif supplémentaire de zôia, et probablement aussi de andriantas, au même titre que lithina et xulina, portant, lui, non plus sur les matériaux de construction, mais sur les autres aspects de ces statues, et en particulier leurs formes multiples (pour Aristote, toute « chose » est constituée de matière (hulè) et de forme (morphè / eidos)). Ce à quoi renvoie ce pantoia c'est à l'infinie multiplicité des formes du vivant, animal aussi bien que végétal, plus intéressante et plus intriguante pour l'esprit humain, et donc plus susceptible de nous faire penser et réfléchir, que la variété des matériaux dont sont faits ces vivants, largement moins diversifiés que leurs formes, et de plus moins visible à l'œil nu. (<==)
(13) Le verbe
phtheggesthai utilisé ici au participe présent phtheggoumenous, a le sens très général
de « faire entendre un son, du bruit », et peut s'appliquer non seulement
aux hommes, mais aussi aux animaux et à tout ce qui peut émettre
un son. Il peut dans certains cas vouloir dire « parler », mais ce n'est pas
le terme usuel pour cela. Par rapport à des verbes comme phanai, eipein et surtout legein (dont dérive logos), de sens voisin, phtheggesthai met l'accent sur la dimension physique de la parole comme simple phénomène sonore. Pour Platon, le son ne devient logos, c'est-à-dire parole en tant que porteuse de sens et manifestation de la raison (autre sens de logos) susceptible de donner lieu à un legein (dire des choses porteuses de sens), et surtout à un dialegesthai (échanger des propos porteurs de sens), que pour autant
que des hommes donnent un sens aux modulations sonores qu'ils produisent.
Le verbe est utilisé ici à propos des porteurs, qui ont été décrits comme anthrôpoi (des êtres humains), c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué dans la note 7, des âmes humaines. Mais si, comme je l'ai expliqué dans cette note, les anthrôpoi (« êtres humains ») représentés comme prisonniers au fond de la caverne figurent les âmes humaines en tant que sujets capables d'éducation et de connaissance, les anthrôpoi ici en cause, les porteurs des objets dépassant du mur, représentent les êtres humains, ou plus précisément les âmes humaines, comme objets de connaissance pour les êtres humains (anthrôpoi) prisonniers, avant ou après leur libération, sujets capables de connaissance. Il s'agit donc, comme je l'ai expliqué dans des notes précédentes, des mêmes, mais dans des rôles différents : sujets apprenant dans un cas, objets de connaissance dans l'autre. Et, dans le rôle de porteurs, cachés par le mur, ils sont, en tant qu'âmes, invisibles aux yeux du corps et, dans la caverne, ce n'est qu'à travers leurs manifestations physiques qu'ils deviennent perceptibles pour les âmes connaissantes qui les entourent, et leurs propos ne sont considérés que comme des phénomènes sonores purement physiques, ce que manifeste justement l'emploi de ce verbe. La suite va nous montrer que Platon est parfaitement cohérent avec cette manière de voir tout au long de l'allégorie. Ce n'est qu'à propos des prisonniers, donc des âmes susceptibles de savoir et sujets d'éducation, qu'il emploiera le verbe dialegesthai, en 515b4, et à propos de l'interlocuteur du prisonnier libéré en 515d2 et des prisonniers jamais libérés se moquant du prisonnier libéré à son retour dans la caverne, en 517a3, le verbe legein. Par contre, à propos des porteurs, il continuera à employer le verbe phtheggesthai en 515b8 et 515b9, alors même que quatre lignes plus haut, il avait employé dialegesthai à propos des prisonniers. Un retour vers la précédente utilisation de ce verbe dans la République, dans le prélude à la mise en parallèle du bon et du soleil, confirme cette compréhension de phtheggesthai : Socrate, interrogé par Adimante sur le bon (to agathon), après avoir opposé ceux qui disent qu'il est plaisir (hèdonè) et ceux qui disent qu'il est pensée (phronèsis), dit à propos de ces derniers que, quand on les pousse dans leurs retranchements, « ils disent (phasin, forme du verbe phanai) que c'est pensée du bon,
comme si cette fois nous comprenions ce dont ils parlent (legousin, forme du verbe legein) lorsqu'ils prononcent (phthegxôntai, forme du verbe phtheggesthai) le
nom du bon » (505c2-4). Ceux qui répondent ainsi produisent bien des sons (phthegxôntai, subjonctif aoriste de phtheggesthai) qui correspondent au mot agathos (« bon »), mais c'est pour manifester vocalement une pensée qui se mord la queue (« le bon est pensée du bon ») et ils prouvent ainsi qu'ils ne savent pas de quoi ils parlent et ne font que produire des sons (phtheggesthai) sans signification.
Les objets de connaissance présents dans la caverne sont donc d'une part les objets portés dépassant du mur et projetant des ombres (leur apparence visuelle pour les prisonniers jamais libérés), représentant leur composante matérielle visible et d'autre part les porteurs, désignés globalement par le mot anthrôpoi, invisibles dans la caverne, même après retournement d'un prisonnier libéré, car cachés par le mur, mais capables de mouvement (ils marchent sur la route cachée par le mur) et donc « animant » les objets qu'ils portent, et capables aussi, comme on vient de le voir, de produire des sons. Mais comment concilier le fait que, parmi les objets portés, on ne trouve pas que des « corps » d'hommes (statufiés), les andriantai (« statues d'homme (mâle) »), mais aussi des « statues » de toutes les sortes de vivants, plantes comprises, et aussi des produits purement matériels de l'artisanat humain, avec le fait que les porteurs de ces objets supposés figurer leur corps matériel sont tous désignés par le mot anthrôpoi (« êtres humains »), figurant donc des âmes humaines ? C'est qu'on est dans une allégorie, c'est-à-dire une « image », et qu'une image ne peut reproduire dans les moindres détails ce dont elle n'est qu'une image, surtout si, dans le cas d'une « image » faite de mots, ce qui est le cas ici, on veut garder à l'image des dimensions acceptables et que de plus, comme c'est le cas pour Platon, on veut laisser une part de travail d'appropriation au lecteur et ne pas lui donner les clés d'interprétation de l'image mais le laisser les trouver tout seul. Ce qui importe ici à Platon, c'est de séparer, pour tous les « objets » (vivants ou pas) qu'il mentionne, une composante matérielle visible et une composante immatérielle invisible, mais intelligible (que l'on va retrouver hors de la caverne, où il sera à nouveau question « des hommes (anthrôpoi) et de tout le reste » en 516a7 pour décrire ce qui s'offre à la « vue » (de l'esprit) du prisonnier qui sort de la caverne). Et la première clé d'interprétation que doit trouver le lecteur, c'est le fait qu'anthrôpos est utilisé dans l'allégorie pour représenter des âmes. Certes, le mot évoque des âmes humaines, mais à ce point, pour ne pas compliquer encore l'image, Platon privilégie « âme » sur « humaine ». Les porteurs figurent donc chacun l'« âme » de ce qu'il porte, homme ou vivant (et donc « animé ») de quelque sorte que ce soit. Et qu'une telle représentation, faire « animer » des êtres qui ne sont pas de anthrôpoi par des âmes humaines, soit possible pour Platon, au moins dans une image, il suffit, pour s'en convaincre, de se tourner vers une autre de ses « images » faites de mots, un mythe dans ce cas, celui qu'il propose dans le Timée. À la fin de ce dialogue en effet, en 91d6-92c3, Timée décrit la génération des animaux comme résultat de la dégénérescence d'âmes humaines, et déjà en 76e7-77c5, il décrivait la génération des plantes à partir d'un mélange incluant une « nature humaine » (tès anthrôpinès... phuseôs, 77a3-4). Il n'est pas question ici d'entrer dans des considérations interprétatives du Timée, mais seulement de constater que, pour Platon, il semble bien y avoir une « parenté » entre tous les vivants « animés », plantes incluses, et que l'âme humaine, en tant que la plus parfaite des âmes d'êtres matériels créés, puisqu'elle peut prendre des formes multiples plus ou moins « parfaites » quand elle s'« incarne » en de multiples créatures, peut jouer le rôle de toutes les « âmes » dans ce qui n'est en fin de compte encore qu'une « image », qu'il reviendra à chaque lecteur d'« adapter » pour comprendre le propos de Platon. Dans cette perspective, phtheggesthai doit se comprendre ici dans son sens le plus général puisque, d'après ce que je viens de dire des anthrôpoi porteurs, les sons émis par eux peuvent aussi bien être, selon ce que chacun porte, des cris d'animaux (les « autres êtres vivants » de la liste) que des paroles d'anthrôpoi... voire des bruits produits par les objets manufacturés. Mais justement, s'il en va comme je le dis, ces objets manufacturés, ces « ustensiles » (skeuè), qui font aussi partie de la liste des objets dépassant du mur, ils ont aussi des porteurs, et pourtant ce sont des objets « inanimés » ! C'est là qu'il faut franchir un pas de plus dans l'interprétation de l'allégorie et comprendre que l'âme, c'est, pour les vivants pris individuellement, et plus spécifiquement pour les anthrôpoi, le principe d'intelligibilité, qui permet de les comprendre non seulement en tant que membre de telle ou telle « espèce » (eidos), par exemple « homme », ou « cheval », ou « olivier », mais aussi en tant que cet individu particulier, par exemple Socrate ou Glaucon (le fait que Socrate soit un homme n'implique pas que, condamné à mort injustement, mais dans les formes légales en vigueur dans sa cité au moment de sa condamnation, il accepte la sentence et se soumette à son exécution : pour comprendre cela, il faut comprendre l'« âme » de Socrate, qui a conduit tous ses choix et ses mouvements, non seulement corporels, mais aussi intellectuels). Et, dans cette perspective, un produit de l'artisanat humain a aussi un principe d'intelligibilité qui, à défaut de l'« animer », le rend compréhensible et permet de comprendre sa fonction. Et ce principe, il est le produit de l'âme de l'artisan qui l'a créé, si bien qu'on peut considérer que son porteur dans l'allégorie, c'est son créateur (rien ne dit dans l'allégorie que chaque porteur ne porte qu'un objet dépassant du mur, et, de toutes façons, comme je l'ai déjà dit, il faut se garder d'un littéralisme trop rigoureux dans l'interprétation d'une image). (<==)
(14) Le grec de cette réplique est : atopon, ephè, legeis eikona kai desmôtas atopous, soit, mot à mot : « étrange, dit-il, tu-dis image et prisonniers étranges », c'est-à-dire, en remettant les mots dans l'ordre normal en français et en ignorant le ephè (« dit-il ») lié au caractère indirect du dialogue, « tu dis une étrange image et des_prisonniers étranges ». « Étrange » traduit l'adjectif atopos, qu'on trouve à la fois comme premier mot de la réplique sous la forme atopon (accusatif singulier, ici féminin pour l'accord avec eikôn (« image », féminin, dont eikona est l'accisatif singulier) et comme dernier mot de la réplique sous la forme atopous (accusatif masculin pluriel, pour l'accord avec desmôtas, masculin). Atopos signifie étymologiquement « sans lieu,
sans place » (a-topos). Est donc atopos ce qui n'est nulle
part à sa place, ce qui est « étranger » partout. La disposition du grec a pour but de mettre en valeur ce mot en en faisant à la fois le premier et le dernier mot de la réplique et en éloignant le plus possible sa première occurrence du nom qu'il qualifie, eikona (« image », accusatif singulier de eikôn, féminin), rejeté en fin de la première partie de la proposition, celle concernant l'image, et séparé de lui par deux verbes, le ephè (« dit-il ») du dialogue indirect et le legeis (« tu dis »), verbe principal de la réplique de Glaucon, pour laisser planer le plus longtemps possible l'incertitude sur ce qui est atopos, avant de finir en revenant sur ce même mot, placé cette fois après ce qu'il qualifie, pour suggérer que c'est tout ce que vient de décrire Socrate, à la fois le cadre et les personnages, qui est atopos. Et c'est
bien ce caractère atopos de la description offerte par Socrate
qui doit provoquer l'étonnement de Glaucon et du lecteur, et le mettre
ainsi sur le chemin de la philosophie.
Par ailleurs, le rapprochement du verbe legein, qui évoque la parole, et du complément eikôn (« image »), qui évoque plus spontanément la vue, est une manière discrète de nous rappeler que c'est par le logos (le nom dérivé du verbe legein), celui de Socrate en l'occurrence,
que nous avons accès à l'« image » qu'il nous présente, que c'est par des mots qu'il essaye de susciter dans notre esprit des « images » faisant appel à nos souvenirs visuels. (<==)
(15) Dans cette réplique et celle qui précède, Socrate fait l'inventaire de ce qui s'offre à la vue des prisonniers pris dans leurs liens pour en arriver à la conclusion qu'ils ne voient, d'eux-mêmes, de leur compagnons prisonniers et de tout le reste de ce qui est dans la caverne, que les ombres sur la paroi qui leur fait face, ce qui confirme que les ombres figurent dans l'allégorie les images fournies par la vue (on dirait aujourd'hui les images qui se forment sur la rétine, mais même si Platon n'avait pas la même compréhension que nous des mécanismes physiques de la vision, il était parfaitement conscient du fait que ceux-ci impliquaient la formation de quelque chose qu'on peut qualifier d'image quelque part dans ou sur l'œil), et que donc tout ce que vue nous fournit sur ce qui l'active est de l'ordre des images.
Ceci étant, il peut être intéressant de regarder d'un peu plus près de quelles ombres parle Socrate lorsqu'il dit que « d'eux-mêmes et les uns des autres, [les « prisonniers » ne] voient autre chose que les ombres tombant sous l'effet du feu sur la [paroi] de la caverne qui leur fait face », en se remémorant les informations qu'il a fournies sur la disposition de la caverne conduisant au schéma ci-contre. Les prisonniers sont immobilisés au fond de la caverne, incapables de bouger et de tourner la tête et ne peuvent donc que regarder devant eux. Ils ne peuvent donc pas non plus baisser la tête et regarder leurs pieds et une ombre d'eux-mêmes qui se formerait sur le sol. Est-ce à dire que les ombres dont parle Socrate à ce point sont des ombres d'eux que le feu projetterait sur la paroi qui leur fait face en même temps que celle des objets dépassant du mur ? Comme le montre le schéma, si l'on tient compte des informations fournies par Socrate, qui dit que la route le long de laquelle s'élève le mur qui cache les porteurs est epanô, « au-dessus / plus haut », entre eux et le feu, dont la lumière est dite venir « d'en haut et de loin » (anôthen kai porrôthen), on voit qu'il est impossible que le feu projette sur la paroi de la caverne à la fois les ombres des objets dépassant du mur et celles des prisonniers. Mais alors, quelles ombres voient-ils « d'eux-mêmes et les uns des autres » ? Avant d'aller plus loin, remarquons qu'ils ne voient que des ombres, qui se mélangent les unes avec les autres sur une surface plane (comme les taches de couleur qui se forment sur la rétine) et qu'ils ne savent pas que ces ombres sont ombres d'autre chose puisqu'ils ne voient pas d'« autre chose ». Comme va le dire plus loin Socrate, ils « ne [peuvent] tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués » (515c1-2). Pour eux, la question de savoir comment chacun s'associe à une ombre particulière pour décider que cette ombre, c'est lui, n'est pas liée à la question de savoir de quoi cette ombre est une ombre, de lui en tant que prisonnier ou d'autre chose qui lui est lié. Revenons-en alors au « décodage » que je propose de l'allégorie (en rouge sur le schéma). Les prisonniers, tout comme les porteurs, désignés par le mot anthôpoi (« hommes » au sens d'espèce), ce sont, comme je l'ai déjà dit, les âmes humaines, considérées soit dans leur rôle d'êtres pensants capables d'appréhender le monde qui les entoure par les sens et par l'intelligence, de connaître et d'apprendre (les prisonniers), soit dans leur rôle d'animatrices de corps matériels vivants dont elles assurent les mouvements (les porteurs). Et, parmi les objets qu'elles portent, il y a des andriantai, c'est-à-dire des statues d'hommes, qui représentent les corps matériels de ceux des porteurs qui les portent. Or, une âme, c'est immatériel et donc invisible et ça ne produit donc pas d'ombre, c'est-à-dire d'image sur la rétine. Ce que voient d'eux-mêmes et des autres prisonniers ces prisonniers-âmes, ce sont les ombres des statues qui représentent leurs corps, la seule chose d'eux qui soit visible pour les yeux. D'ailleurs, Socrate dit que ce qu'ils voient d'eux et les uns des autres, ce sont « les ombres (tas skias) tombant sous l'effet du feu sur la [paroi] de la caverne qui leur fait face », pas « leurs ombres » (c'est-à-dire celle des prisonniers eux-mêmes, pas des statues dépassant du mur), ce qui laisse ouverte la question de savoir, dans l'imagerie de l'allégorie, de quoi exactement ce sont les ombres : d'eux, oui, mais de quoi exactement d'eux ? Leur âme ou leur corps ? Les prisonniers eux-mêmes ou les statues dépassant du mur qui leur correspondent ? Après tout, Socrate n'a parlé d'ombres qu'à propos des objets dépassant du mur. Et de fait, les hommes ne se pensent pas d'entrée comme des âmes immatérielles, mais comme des corps matériels, la seule chose qu'is peuvent voir d'eux avec les yeux du corps, et beaucoup en resteront à cette compréhension toute leur vie, même s'ils deviennent capables de réaliser qu'ils sont plus que ce que la vue leur révèle sur eux (la libération des « liens »). Pour se penser comme une âme immatérielle, il faut sortir de la caverne, où, là, les anthrôpoi deviennent « visibles » avec les « yeux » de l'esprit / intelligence (noûs), d'abord à travers des logoi, puis finalement en eux-mêmes (autoi) dans la lumière du soleil / bon (to agathon).
Si Platon a dissocié le cas des prisonniers de celui des
« [objets] transportés / mus » (tôn parapheromenôn) » en y consacrant deux répliques distinctes, c'est d'une part parce que, comme il a introduit ces deux catégories de « choses » dans sa présentation de l'intérieur de la caverne, il veut qu'il soit parfaitement clair que de tout cela, les prisonniers ne voient que les ombres, et d'autre part parce que son souci premier dans toute l'allégorie, c'est bien la connaissance des anthrôpoi par eux-mêmes (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), qu'ils sont les seuls « objets » d'appréhension explicitement mentionnés à toutes les étapes de la progression dans et hors de la caverne, et que donc il convient d'être parfaitement clair à leur sujet et de ne pas noyer leur cas dans celui de tous les objets dépassant du mur, dont il est question dans la seconde réplique. (<==)
(16) « Dialoguer » traduit le grec dialegesthai, infinitif moyen de dialegein, dont vient justement le français « dialoguer ». Comme je l'ai expliqué dans la note 13, lorsqu'il était question des porteurs, c'est-à-dire des anthrôpoi / âmes en tant qu'objets de connaissance possible à l'intérieur de la caverne (cf. note 7), c'est-à-dire dans le visible, où elles restaient justement invisibles, mais pas inaudibles, il n'était question que de phtheggesthai (« faire entendre des sons »), c'est-à-dire produire ce qui est susceptible d'activer notre sens de l'ouïe. Ici, où il est question des prisonniers, c'est-à-dire des hommes en tant que sujets (potentiellement) connaissant et non plus en tant qu'objet de connaissance, les sons prennent du sens et peuvent devenir non seulement un logos, mais même un dialogos, un échange verbal porteur de sens permettant aux prisonniers de se comprendre. (<==)
(17) Le texte
de la seconde partie de cette réplique de Socrate, à partir de « les choses présentes... », est problématique
et offre plusieurs variantes selon les manuscrits, les commentateurs et les
éditeurs. Le texte donné par les mauscrits est le suivant :
A : ou tauta [crase de ta auta] hègei an ta paronta autous nomizein
onomazein haper horôien
F : ou tauta [crase de ta auta] hègei an ta paronta autous nomizein
haper horôien
D : ou tauta [neutre pluriel de houtos] hègei an ta paronta autous nomizein
onomazein haper horôien
M : ou tauta [crase de ta auta] hègei an ta paronta autous nomizein
onomazein haper horôien
(mot à mot : « pas les_mêmes (A, F, M) / ces_[choses-]là (D) penses-tu peut-être les [choses_]présentes eux penser / avoir_l'habitude_de (A, F, D, M) nommer (A, D, M) ces_choses_mêmes qu'ils_voient »)
Les variations portent sur trois points (les mots en gras dans les variantes listées
ci-dessus) :
- faut-il lire au début « ou tauta » avec tauta
accentué comme crase de ta auta (« les mêmes »),
selon les manuscrits A, F et M, ou comme neutre pluriel de houtos (« ceux-ci », renvoyant aux objets transportés évoqués dans la réplique
précédente de Socrate), selon le manuscrit D et Jamblique, ou
encore ouk auta (suggestion de Vermehren), ouk étant une
variante de la négation ou devant une voyelle, ce qui évite
la duplication de l'article ta lorsqu'on rapproche le auta de
ta paronta : « les objets présents eux-mêmes » ? (Rappelons-nous qu'au temps de Platon on écrivait en lettres majuscules sans accents ni esprits et sans espaces entre les mots)
- s'agit-il ensuite de ta paronta (« les [choses] présentes »),
comme on le trouve dans les manuscrits A, F, D et M, ou, selon certaines recensions,
sans doute influencées par le tis tôn pariontôn (« un
des passants ») de la réplique suivante de Socrate, de ta
parionta (« les [choses] qui passent »), ou encore, selon Jamblique et Proclus suivis par les
éditeurs récents comme Burnet (OCT), Chambry (Budé) et Slings (OCT 2003),
de ta onta (« les étants ») ?
- faut-il lire nomizein onomazein (« penser / croire nommer » ou encore « prendre l'habitude de nommer », selon le sens qu'on donne au verbe nomizein, construit sur la racine nomos, « usage,
coutume, loi »), comme on le trouve dans les manuscrits
A, D et M, nomizein tout seul (« tenir pour / penser / croire », selon le manuscrit F et Proclus, ou, avec Jamblique, onomazein
seul (« nommer ») ?
- Adam (CUP 1900), suivi par Shorey (Loeb 1935) donne le texte suivant : « ou tauta [accentué
comme neutre pluriel de houtos] hègei an ta parionta autous
nomizein onomazein haper horôien », dont Shorey propose la traduction suivante : « do you not think
that they would suppose that in naming the things that they saw they were naming
the passing objects ? », précisant en note que le
texte est incertain, mais que « the general meaning, which is quite certain,
is that they would suppose the shadows to be the realities ».
- Burnet (OCT) propose le texte suivant : « ou tauta [accentué
comme neutre pluriel de houtos] hègèi an ta onta autous
nomizein haper horôien », que l'on peut traduire par : « ne
penses-tu pas qu'ils prendraient pour les étants ces choses que précisément
ils voient ? »
- Chambry (Budé) enrichit encore le texte le plus riche et propose : « ouk auta hègei an ta onta autous nomizein onomazein,
onomazontas haper horôien », qu'il traduit : « ne
penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes,
en nommant les ombres qu'ils verraient ? », précisant en
note que « le sens exigé par le contexte est : “En
nommant les ombres qu'ils voient, les prisonniers ne croient-ils pas nommer
les objets mêmes ?” » et expliquant comment il a fait « pour
obtenir ce sens » : il a « changé avec Vermehren tauta en auta, adopté la leçon de Jamblique onta pour paronta, et ajouté onomazontas, qui a très bien pu tomber après onomazein », avant de terminer en disant que « sans cette addition, il [lui] paraît impossible de tirer des manuscrits un sens plausible », donnant ainsi un parfait exemple de la manière dont certains arrangent le texte de Platon pour y trouver ce qu'ils pensent que Platon aurait dû dire plutôt que d'y chercher ce que Platon a voulu dire quand cela ne va pas dans le sens de leur (in)compréhension de Platon.
- Slings, dans la nouvelle édition de la République en édition séparée pour les OTC (OCT 2003), donne le texte suivant : « ou tauta [accentué
comme neutre pluriel de houtos] hègèi an ta onta autous
onomazein haper horôien », que l'on peut traduire par : « ne
penses-tu pas qu'ils donneraient des noms aux étants que précisément ils voient ? ».
Parmi les traducteurs :
- Robin traduit le texte de Chambry « ne croiras-tu pas qu'en nommant ce qu'ils voient ils penseraient nommer
les réalités mêmes ? » et précise en
note : « Texte incertain, mais le sens général ne
semble pas douteux »
- Baccou traduit le texte de Burnet « ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets
réels les ombres qu'ils verraient ? »
- Bloom traduit le texte d'Adam et Shorey « don't you believe they would hold that they are naming these things
going by before them that they see ? », avec une note précisant
que le texte est incertain et offrant deux autres options : « these
things present... » au lieu de « these things going by... » (lecture paronta au lieu de parionta), et « ...they would
hold that these things that they see are the beings » (texte de Burnet)
- Dixsaut traduit le texte de Chambry « ne
crois-tu pas qu'en donnant un nom à ce qu'ils voient ils penseraient
nommer les réalités elles-mêmes ? »
- Piettre traduit le texte de Chambry « ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer
les objets réels eux-mêmes en nommant ce qu'ils voient ? »
- Pachet traduit le texte de Burnet « ne crois-tu pas qu'ils considéreraient ce
qu'ils verraient comme ce qui est réellement ? », ajoutant en note « Qui est réellement : c'est le texte préféré par Burnet. Le texte édité par Adam signifierait : "...qu'ils penseraient nommer les objets en mouvement qu'ils verraient ?" (ils voient des ombres, et croient parler des objets eux-mêmes). C'est à-peu-près le texte retenu par Chambry. »
- Cazeaux, comme à son habitude, paraphrase et brode, ici sur le texte d'Adam et Shorey, avec le texte suivant : « c'est à ce qui défilerait en face d'eux qu'ils croiraient attribuer des noms, n'est-ce pas, juste à ce qu'ils auraient devant eux »
- Grube / Reeve traduisent le texte d'Adam et Shorey « don't
you think they'd suppose that the names they used applied to the things they
see passing before them ? »
- Karsenti / Prélorentzos traduisent le texte de Chambry « ne
penses-tu pas qu'en désignant par un nom ce qu'ils voient, ils croiraient
nommer les choses elles-mêmes ? »
- Leroux traduit le texte de Burnet « n'est-tu pas d'avis qu'ils considéreraient comme des êtres réels les choses qu'ils voient ? », ajoutant en note « Je suis le texte de J. Burnet qui, contrairement à J. Adam et É. Chambry, opte pour une lecture très simple, fidèle à la lecture de Proclus. Je ne retiens pas en effet onomazein, qui oblige à des contorsions inutiles et qui résulte très probablement dans la tradition majoritaire (A, D, M) d'une corruption causée par la similitude avec nomizein. Le sens est très clair : les prisonniers confondent les ombres avec les êtres réels (ta onta, b5). Voir en ce sens Parm., 130c et Timée, 51b-52a ».
- Reeve 2004 qui se base sur le texte de Slings pour sa traduction de la République, traduit « don't you think they would assume that the words they used applied to the things they see passing in front of them », ce qui suppose qu'il n'a pas traduit le texte de Slings, ou qu'il a amplement brodé dessus pour le rendre plus compréhensible dans le sens qu'il comprenait.
Dans la première version de cette page, celle de 1999, j'avais suivi le texte de Burnet, traduisant : « ne crois-tu pas qu'à cause de cela,
ils prendraient pour les êtres proprement dits cela même qu'ils
voient ? », en donnant à tauta une valeur adverbiale, « à cause de cela ». Mais depuis la première révision de cette page en 2001, je traduis le texte « ou tauta [accentué
comme crase de ta auta] hègei an ta paronta autous nomizein
onomazein haper horôien », qui est le texte donné par
le manuscrit A (Parisinus graecus 1807), généralement considéré
par les éditeurs comme le meilleur, en donnant à nomizein le sens de « avoir l'habitude de », qui est son sens premier puisqu'il dérive de la racine nomos qui signifie « usage, coutume, loi », et non pas, comme le font tous les traducteurs cités, le sens de « croire / penser / considérer », qui est un sens dérivé, ce qui change tout et conduit à un sens parfaitement acceptable sans avoir à tordre le texte et évite de donner l'impression que Platon radote en redisant deux fois la même chose à deux répliques d'intervalle. Car s'il est certain que le sens général de l'analogie
proposée par Socrate est bien que les prisonniers, tant qu'ils restent prisonniers, considèrent les
ombres comme la réalité, pour la simple raison qu'ils ne voient que ça, ce n'est pas là qu'il le dit, mais deux répliques de Socrate plus loin, en 515c1-2, en utilisant le vocabulaire du vrai (to alèthes) et non pas celui de l'être (ta onta, « les étants »).
Vouloir le lire dès cette réplique en forçant
le texte des manuscrits à la suite des néoplatoniciens Jamblique
et Proclus (qui sont nos premiers témoins de la lecture onta au
lieu de paronta, c'est-à-dire de l'introduction d'un vocabulaire « ontologique » dans
la réplique), c'est aller un peu vite en
besogne et sauter des étapes que Platon parcourt méthodiquement. À ce point de l'allégorie, nous savons seulement que les prisonniers sont des anthrôpoi (« êtres humains ») immobilisés au fond d'une caverne et incapables de se voir les uns les autres, dont la vue ne peut voir que des ombres sur la paroi de la caverne qui leur fait face et l'ouïe peut peut-être entendre (ce n'est pas encore explicitement dit) des sons produits (phtheggomenous, 515a1) derrière eux par certains des anthrôpoi cachés derrière un mur qui est aussi derrière eux. Ce qui nous est demandé ici, dans la première partie de la réplique, c'est de supposer que ces prisonniers, étant des anthrôpoi, sont doués de logos, ce qui les spécifie en tant qu'anthrôpoi et les distingue des alla zôia dont il a été question en 515a1, et sont donc capables, non pas seulement de faire du bruit (phtheggesthai), mais de dialegesthai, c'est-à-dire sont capables de converser les uns avec les autres au moyen de logoi porteurs de sens. Mais, pour pouvoir converser (dialegesthai), il faut des mots et des interlocuteurs susceptibles de les comprendre. Or ils ne se voient même pas les uns les autres (en tant qu'âmes) puisqu'ils ne peuvent tourner la tête et ne voient même pas leurs ombres de prisonniers attachés (des âmes ne produisent pas d'ombres, c'est-à-dire n'activent pas le sens de la vue) puisque, si l'on s'en tient à la littéralité du texte de Platon, seuls les objets dépassant du mur (dont les andriantai (« statues d'hommes ») figurant dans l'allégorie, comme je l'ai déjà dit, leurs corps matériels) projettent des ombres (voir note 15). Socrate va donc successivement les doter d'un vocabulaire leur permettant de parler (cette réplique) et leur faire prendre conscience à l'aide des seules données de leurs sens, et sans qu'ils se voient les uns les autres en tant qu'âmes, de ce qu'ils ne sont pas seuls et peuvent se parler les uns aux autres (la réplique suivante).
Ce dont il est donc question dans la seconde partie de cette réplique, c'est de la mise en place par ces prisonniers d'un langage fait de mots associés aux ombres à partir de critères de ressemblance. Deux choses importantes sont impliquées par ce que dit Socrate : d'une part que le langage implique l'association de sons (les mots) appréhendés par l'ouïe à des images (les ombres) appréhendées par la vue et implique donc la collaboration de deux sens, d'autre part que cette association se fait (au moins au stade des prisonniers jamais libérés) sur la base de ressemblances visuelles (tauta, lu comme crase de ta auta, « les mêmes ») dans les ombres qui se présentent (paronta) à la vue, ces ressemblances permettant d'associer des ombres multiples (présentes en même temps ou successivement) à un même nom, et donc a contrario, de distinguer des ombres d'aspect (eidos) différent pour la vue par des noms différents pour l'ouïe. Dans ce
travail d'élaboration du langage, les sens ne nous donnent pas une notion
de l'« être » (einai, dont dérive onta, participe présent neutre pluriel), mais de l'« être présent » (pareinai, dont dérive paronta, participe présent neutre pluriel), et c'est l'esprit (noûs), « organe » de l'âme, c'est-à-dire ici les prisonniers, qui introduit dans le flux perpétuel des sensations
changeantes les notions d'identité et de différences qui sont
indispensable pour que la pensée et le langage puissent se développer. Et, puisque Socrate parle d'entrée de dialegestai et non pas de legein, et utilise le pluriel (« s'ils étaient capables... », ei... hoioi t' eien), il est sous-entendu que ce travail de création / apprentissage d'un langage par identification de ressemblances et de différences se fait collectivement pour que les prisonniers puissent se comprendre et donc dialegesthai (« parler entre eux ») efficacement, ce qui implique que l'esprit humain soit capable de reconnaître le même (tauton) et l'autre (thateron) dans ses perceptions sensibles et que la perception de ce qui sollicite leurs sens soit sensiblement la même pour tous (cf. Gorgias, 481c5-d1 : « si quelque chose de ce qu’éprouvent les hommes, autre pour les uns, autre pour les autres, n'était pas le même, mais si l’un d’entre nous éprouvait quelque chose qui lui serait propre différent de ce qu’éprouvent les autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui sa propre affection »). Dans une perspective plus globale prenant en considération l'analogie de la ligne, qui fait de la mise en œuvre de la puissance du dialegesthai (hè tou dielegesthai dunamis, 511b4) un des éléments discriminants du second segment du perçu par l'intelligence, c'est-à-dire du dernier stade de l'évolution intellectuelle, ce que dit ici Socrate, c'est que le dialegesthai n'est pas l’apanage de cette dernière étape, mais est présent dès le premier stade, et donc tout au long de la progression à travers les quatre segments, ce qui n'est pas pour surprendre, puisque le logos, qui ne peut prendre naissance que dans le dialegesthai, historiquement (l'apparition du langage dans l'espèce humaine) aussi bien qu'individuellement (l'apprentissage de la parole chez un enfant se fait toujours par le dialogue, au début embryonnaire, avec ses parents et ses proches), est ce qui distingue l'homme des autres animaux. Ce qui est spécifique du second segment du perçu par l'intelligence, c'est la bonne utilisation du dialegesthai, qui, seule, permet d'en dévoiler toute la puissance, qui suppose de s'affranchir à la fois des pièges des mots au profit d'eidè (cf. 511c1-2) et de l'association des mots à des eidè exclusivement visuels pour les remplacer par des eidè principes d'intelligibilité cherchant à s'approcher des ideai qui en sont les cibles. (<==)
(18) Après avoir doté ses prisonniers de la parole et d'un vocabulaire, Socrate s'intéresse à la manière dont chaque prisonnier prend conscience du fait qu'il n'est pas seul et qu'il peut entrer en communication avec ses compagnons d'infortune au moyen de ce langage. Pour cela, il nous décrit (succinctement) la manière dont ils associent certains sons avec certaines ombres : leurs compagnons de prison et eux-mêmes, en tant qu'« objets » de connaissance, font partie des anthrôpoi porteurs cachés par le mur et sont susceptibles de produire des sons (phthegxaito en 515b8, phtheggomenon en 515b9) en parlant qu'un écho dans la caverne permet aux prisonniers d'associer à des ombres spécifiques ; mais en même temps, en tant qu'âme pensante qui dialogue, chaque prisonnier peut reconnaître les propos qu'il tient dans les sons qu'il entend et qui lui semblent provenir d'une ombre particulière, et donc reconnaître cette ombre comme lui-même. Dès lors, lorsqu'il entend des sons qu'il comprend comme des logoi en provenance d'une ombre spécifique, il en déduit que cette ombre est celle d'un anthrôpos, c'est-à-dire d'un autre prisonnier. On notera qu'en utilisant pour cette explication le phénomène de l'écho (èchô en 515b7), qui est une forme de reflet sonore et non plus visuel, Socrate fait le lien avec l'analogie de la ligne et les deux sortes d'« images » qu'il associait au premier sous-segment du vu, ombres et reflets, qui deviennent ici, les ombres, les images visuelles produites par la vue, et les reflets, les images sonores des mots. Et ce faisant, il nous prépare à l'idée que, dans l'intelligible, c'est-à-dire hors de la caverne, où tout s'exprime par des logoi, les mots ne sont que des « images » sonores de ce à quoi on les associe et les logoi des images sonores des pensées de ceux qui les produisent, c'est-à-dire finalement des « reflets » des âmes qui les produisent. (<==)
(19) « Ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets fabriqués » traduit le grec hoi toioutoi ouk an allo ti nomizoien to alèthes è tas tôn skeuastôn skias (mot à mot : « les tels pas éventuellement autrre quelque_chose tiendraient_pour le vrai sinon les des objets_fabriqués ombres »). La traduction de skeuastôn (génitif pluriel de skeuaston) par « des objets fabriqués » est une traduction généralisante qui englobe les divers sens plus spécifiques que peut avoir ce mot, comme je l'ai indiqué dans la note 17 à ma traduction de l'analogie de la ligne. Mais c'est dans un sens encore plus général que le prend ici Socrate, puisqu'il renvoie à toute l'énumération des diverses sortes d'objets dépassant du mur qui cache leurs porteurs et seuls donc susceptibles de produire des ombres, donc aussi aux statues d'hommes et aux « autres vivants » (alla zôia, 515a1), ce qui est une manière pour Socrate d'insister, non seulement sur la dimension matérielle de tous les vivants, mais encore de suggérer qu'ils sont aussi l'œuvre d'un dèmiourgos (« artisan »), celui dont il sera question dans le Timée à propos de la création du kosmos, et que donc ils ont tous une part d'intelligibilité en tant que produits par des êtres pensant.
Cette réplique traduit l'état initial de « connaissance » des prisonniers « immobilisés » qui ne se perçoivent les uns les autres qu'à travers leur apparence visuelle (les ombres de leurs statues / corps) et les sons qu'ils produisent (les échos de leurs paroles) et qui n'ont pas encore conscience du fait que ce qu'ils voient (les ombres), ce ne sont que des « images » de quelque chose qu'ils ne peuvent voir avec leurs yeux et qui n'est pas encore eux en tant qu'âmes (les anthrôpoi dans les divers rôles que leur fait jouer l'allégorie : prisonniers, porteurs derrière le mur, hommes libres hors de la caverne), mais seulement leur « enveloppe » matérielle. Ils n'en sont donc pas à se poser des questions « métaphysiques » sur l'être et le non-être, sur ce qui est et ce qui n'est pas. Pas traces ici du langage métaphysique
de l'ontologie, le auta ta onta (« les êtres mêmes »)
que les éditeurs et commentateurs voulaient lire deux répliques
de Socrate plus haut (voir la note 17 ; c'est une raison supplémentaire pour rejeter la lecture onta en 515b5). Leurs préoccupations sont plus terre à terre et sont bien résumées par Socrate lorsqu'il décrit, plus loin dans l'allégorie, le retour dans la caverne du prisonnier qui en était sorti et avait contemplé le soleil : « vo[ir] de la manière la plus pénétrante [les ombres] qui pass[ent] et [tenter de] se souven[ir] le mieux de ce qui a[] coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela [d'être] le plus capable de deviner ce qui [va] arriver » (516c9-d2), c'est-à-dire, non pas de chercher à comprendre pourquoi les choses se passent comme elles se passent, mais à chercher à anticiper ce qu'ils risquent de voir arriver à partir de ce qu'ils ont vu auparavant. Dans ce contexte, le savoir se résume à connaître les noms qui conviennent aux ombres qu'ils voient pour pouvoir en parler correctement. Leur problème n'est donc pas de savoir si les ombres, qui sont la seule chose qu'ils appréhendent, « existent » ou n'« existent » pas, mais s'ils leur donnent les noms qui conviennent et prévoient de manière convenable ce qui va arriver pour en tenir compte dans leur comportement, ce qui se ramène à une question de « vrai » (alèthes) ou « faux » (pseudes). Et de fait, on peut constater que cette question de vrai ou faux apparaît très tôt dans le développement intellectuel des enfants, bien plus tôt que des réflexions sur l'« être » qui ne sont pas nécessaires pour faire usage du verbe « être », auquel on ne peut échapper (cf. Sophiste, 252c2-9), ni même du verbe « exister » (qui n'existe pas en grec en tant que verbe distinct d'einai (« être »)) que leur apprend l'usage. Le vrai, to alèthes, au sens étymologique du mot grec, c'est ce qui est « non caché, non oublié », si bien que dire l'alètheia (la vérité), c'est en quelque sorte ne rien cacher, tout « dévoiler » sur ce dont on parle. Dire que les prisonniers considèrent les ombres comme étant to alèthes, c'est suggérer que, pour eux, ces ombres « dévoilent » tout ce qu'il y a à (sa)voir sur ce à quoi ils ont donné les noms qu'ils emploient pour les désigner. Il n'y a donc de « vrai » ou pas que par rapport à un observateur et à ce qu'il observe pour autant que cet observateur est capable de rendre compte de ce qu'il observe et qu'un tiers qui, lui, « voit » parfaitement ce que l'autre observe et comprend le compte-rendu qu'il en donne, soit capable d'en apprécier la fidélité. Cette notion de « vrai », parfaitement abstraite et pourtant admise sans difficultés par ceux qui n'admettent que ce qu'ils peuvent voir, est donc une propriété du logos, seul moyen par lequel un homme puisse exprimer de manière compréhensible pour un autre homme ce qu'il perçoit de ce qu'il observe, et non pas des « choses » observées en elles-mêmes (rien n'est vrai ou faux en lui-même, mais seulement par rapport à autre chose : un animal ou un objet n'est pas vrai ou faux en tant que tel, ce qui peut être vrai ou faux, c'est le nom qu'on lui donne ; un nom n'est pas vrai ou faux en lui-même, il est faux s'il est attribué à quelque chose dont ce n'est pas le nom et vrai dans le cas contraire ; la phrase « il va pleuvoir demain » n'est pas vraie ou fausse dans l'absolu, mais elle est vraie dans un certain contexte si le lendemain du jour où elle a été prononcée, il a plu), et elle naît pour chacun presque simultanément avec l'apparition du langage, qui commence justement par l'apprentissage de mots. Et toute la question est de savoir ce qui est mis en relation avec le logos pour déterminer s'il est vrai ou faux. Dans le cas des prisonniers immobilisés, est vrai ce qui est conforme à ce qui est vu. C'est ce que dit en substance cette réplique de Socrate. Il faudra attendre d'être sorti de la caverne pour en arriver à comprendre « vrai » autrement, comme ce qui est conforme à ce qui est et non plus à ce qui est vu, après avoir compris que les ombres ne sont pas ce dont elles ne sont que des « images » pour la vue humaine (cf. 516a3, où il est question de ce qui est « maintenant dit vrai », et note 40). Non pas que les ombres ne « soient » pas, mais elles ne « sont » que des ombres d'autre chose. Les liens qui entravent les prisonniers, c'est précisément de croire que ce qui sert de critère d'appréciation du vrai et du faux, ce sont les ombres, c'est-à-dire ce qui est vu et cela seul, ce qui les empêche de chercher plus loin. Et le résultat, qui est traduit dans le vocabulaire utilisé par Socrate, c'est que leur appréciation du vrai et du faux est déficiente : c'est pourquoi Socrate emploi le verbe nomizein (« tenir pour / penser / croire /... », utilisé ici dans un sens dérivé différent de son sens premier, qu'il avait en 515c2, celui d'« avoir en usage / avoir l'habitude de »), issu de la racine nomos (« usage, coutume, loi »), qui renvoie aux nomima (« idées reçues ») dont j'ai parlé dans la note 10 à propos du sens figuré du mot desmos (« lien ») pertinent pour décoder l'allégorie. Il ne dit pas que les prisonniers « connaissent » le vrai, mais qu'ils pensent / croient que le vrai, ce sont les ombres. On est donc dans le registre de la croyance, de la simple opinion. Et c'est l'usage, l'habitude, les idées reçues, qui font croire aux prisonniers que c'est la vue et la vue seule qui est le critère de la vérité, et c'est cela qui les « immobilise » dans leur quête de savoir. (<==)
(20) Cette réplique de Glaucon marque le fin de la première partie de l'allégorie, celle qui campe le décor et décrit l'état initial des prisonniers, qui est l'état dans lequel se trouvent tous les êtres humains au moins dans les toutes premières années de leur vie. Dans cet état, les âmes humaines, désignées par le mot anthrôpoi, sont prisonnières d'un corps matériel représenté dans l'allégorie par une statue d'homme sexué (andrias) et n'appréhendent le monde qui les entoure, les autres hommes et eux-mêmes qu'à travers les sens, principalement la vue et l'ouïe, mais sont très vite capables de parler et d'apprendre, par le biais du dialogue (to dialegesthai), un langage fait de mots qu'ils associent aux images que leur fournit la vue et, dans une moindre mesure, aux sons que semblent produire ces images, et en particulier aux paroles de leurs semblables. Mais à ce state, ils ne se considèrent pas et ne considèrent pas leurs semblables avec lesquels ils échangent des propos, comme des « âmes » immatérielles les rendant intelligibles, puisqu'ils ne peuvent les voir et ne voient que des corps matériels « animés », c'est-à-dire simplement capables de mouvement spontanés dont ils ne cherchent pas à expliquer l'origine, qui, de toutes façons, leur est cachée par un mur. La suite de l'allégorie va nous décrire analogiquement la manière dont ces âmes peuvent se libérer de l'emprise exclusive de la vue, comprendre que le monde ne se limite pas à ce qu'on en voit et se mettre en « mouvement » (intellectuel) pour dépasser ce stade initial où elles pensent que la vue leur donne une appréhension parfaitement adéquate et exhaustive de ce qui les entoure et agit sur leurs sens, découvrir qu'elles sont dotées d'un « esprit / intelligence » (noûs) qui leur permet, non plus seulement de voir et d'entendre le monde qui les entoure, mais encore et surtout de le comprendre, de le rendre intelligible en vue de déterminer ce qui est bon pour elles et d'agir en conséquence, en s'élevant au-dessus de la dimensions strictement matérielle (la sortie de la caverne) pour tenter d'atteindre à l'intelligibilité du tout au-delà même des mots, en commençant par prendre conscence du fait que leur connaissance du monde repose largement plus sur les logoi de personnes auxquelles elles font confiance (pistis) que sur la vue directe et qu'il convient donc de s'interroger sur la relation entre les mots qui composent ces logoi et les « choses » qu'ils prétendent désigner et sur la façon dont les logoi nous donnent accès au « vrai ». (<==)
(21) Le mot grec que j'ai traduit par « absence de bon sens » est aphrosunè. Étymologiquement, l'aphrosunè, c'est le
fait d'être aphrôn, c'est-à-dire, dénué
de phrèn, mot qui renvoie originellement à un organe, le
diaphragme ou le péricarde, puis en vient à désigner le
cœur comme siège des passions, ou l'esprit comme siège des pensées.
Le phrèn, c'est ce dont le bon usage nous rend sôphrôn, sain
(saos-sôs) d'esprit (phrèn), c'est-à-dire avisé, prudent, sage, ou encore modéré,
tempérant, c'est-à-dire en possession de la sôphrosunè, dont l'aphrosunè est
l'absence (on trouvera des informations complémentaires
sur phrèn et les mots apparentés dans la note
sur phronèsis qui introduit ma traduction de Ménon,
86d3-89e3, section dans laquelle ces concepts jouent un grand rôle). Comme le suggère implicitement le Charmide, qui conclut la première tétralogie dans l'organisation des dialogues en sept tétralogies que je suppose, et qui est justement centré sur la sôphrosunè, dans une discussion avec des adolescents, celle-ci est le premier pas pour des adolescents vers la sophia (« sagesse »), qui en est la cible lointaine si tant est qu'elle soit accessible aux êtres humains. Dans la République, la sôphrosunè est l'une des quatre « vertus » (aretai, qu'on peut aussi traduire par « formes d'excellence ») dont Socrate cherche la trace dans la cité avant de la chercher dans l'individu, avec le courage (andreia), la justice (dikaiosunè) et la sagesse (sophia). Et, s'il réserve la sophia aux seuls gouvernants, il fait de la sôphrosunè une vertu partagée par tous les citoyens et produisant l'harmonie dans la cité (cf. République, IV, 431e7-432a9).
Mais, comme je l'ai déjà suggéré vers la fin de la note 10, il faut comprendre ici aphrosunè, dont les traductions usuelles sont plutôt « déraison », « démence » ou « folie », dans le sens d'« absence de bon sens » en colant à l'étymologie et en faisant ressortir le alpha privatif initial, dans la mesure où Socrate ne parle pas ici d'une personne raisonable qui serait soudain prise de folie, ou commettrait des actes déraisonnables, mais d'une personne qui n'a encore jamais fait preuve de « raison », de « bon sens », qui est encore « prisonnière » d'idées préconçues héritées de son éducation et des « idées reçues » qui ont cours dans son lieu de vie, concernant le rôle de la vue dans la connaissance et la place déterminante et quasi-exclusive qu'elle y joue : selon cette manière de penser, c'est par elle et par elle seule que nous connaissons ce que nous connaissons et les choses sont telles que nous les montre la vue. Ce mot sert en effet ici à décrire un état initial (celui des prisonniers jamais encore libérés) dans lequel la personne n'a justement jamais encore pu faire preuve de raison, et pas même encore de raison, mais tout simplement de bon sens pratique, c'est-à-dire n'a pas fait de son phrèn l'usage auquel il est appelé s'il est convenablement éduqué. En d'autres termes, la situation initiale des prisonniers (qui peut durer au-delà de l'enfance et de l'adolescence pour certains) est décrite par un manque,
rendu par le a- privatif de aphrosunè : ils ne savent pas
encore se servir de leur phrèn. Et le choix de l'adjectif et de l'« organe » auquel il renvoie, le phrèn, de préférence à
un terme comme agnoia (ignorance), souligne l'enracinement « organique » de notre aptitude à penser et à raisonner, qu'il convient d'apprendre à utiliser. Aucun mot français ne permet de faire sentir
cette manière de comprendre aphrosunè que privilégie manifestement ici Socrate. Mais ce n'est
pas une raison pour le traduire par « ignorance », comme le font Chambry, Baccou, Piettre (ce dernier avec une note renvoyant à
Saint Paul pour expliquer son choix d'« ignorance » plutôt que d'« absence
de sagesse », qu'il suggère comme sens littéral) et Karsenti / Prélorentzos,
comme si Platon avait écrit agnoia : une telle traduction, en remplaçant
la cause (le fait de ne pas faire usage de son phrèn) par la conséquence
(l'état d'ignorance, c'est-à-dire l'absence, non pas de bon sens, mais de connaissances), prive le lecteur d'un élément supplémentaire
de méditation proposé par Platon pour nous aider à mieux
nous connaître.
Concernant le membre de phrase complet dans lequel s'insère aphrosunès (génitif singulier d'aphrosunè), qui est en grec autôn lusin te kai iasin tôn desmôn kai tès aphrosunès (mot à mot « d'eux libération aussi et guérison des liens et de_la déraison »), on se reportera à la seconde partie de la note 10 où je l'ai examiné par anticipation pour expliquer à quels « liens » Socrate faisait référence à propos des prisonniers de la caverne. (<==)
(22) « De manière naturelle » traduit
le grec phusei, datif singulier du mot phusis (« nature, état naturel, disposition naturelle ») à valeur adverbiale, qu'on pourrait traduire par « naturellement » au sens premier de « du fait de leur nature propre ». Sur l'importance de ce mot, qui pose problème à la plupart des traductuers et commentateurs, qui pensent que la libération des prisonniers nécessite l'intervention d'un tiers, pour comprendre ce qu'a en tête Socrate en décrivant les prisonniers du fond de la caverne comme pris dans des liens, on se reportera, là encore, à la seconde partie de la note 10.
La note que consacre Leroux à ce mot, qu'il traduit, ou plutôt interprète, par « dans le cours des choses », qui en gomme tout le caractère surprenant dans ce contexte, donne une bonne idée des problèmes qu'il pose aux commentateurs : « La question se pose en effet de comprendre par quelle intervention une telle libération pourrait intervenir, d'autant plus pressante que l'origine même de cette situation d'enchaînement n'est pas expliquée par Socrate. S'agit-il d'une punition pour quelque faute, s'agit-il d'une allégorie de l'existence humaine interprétable uniquement à la lumière du mythe orphique de la chute de l'âme, ou simplement d'une représentation destinée à faire comprendre les aspects epistémologiques du rapport entre le réel et l'apparence livrée à l'opinion ? Dans cette allégorie, le niveau du dispositif instituant la scène de l'existence enchaînée et livrée à l'égarement (aphrosúnê, c5) est certainement aussi important que la distinction des niveaux d'être et de connaissance qui en a constitué, pour toute la tradition platonicienne, l'interprétation la plus manifeste. Le terme phúsei (c5) a été interprété très diversement. R. Nettleship (II : 260) le rend équivalent à un aveu d'ignorance (no one knows how) ; J. Adam pense que la libération des prisonniers est un retour à la condition « naturelle » (ad loc.). Il convient de l'interpréter en rapport avec le verbe qui suit (sumbaínoi, c6), le sens étant que cette libération serait accidentelle et suivrait le cours hasardeux des choses. Déjà en ce sens, voir B. Jowett, ad loc. Si la libération intervient dans le cours des choses, la remontée en revanche sera l'objet d'une contrainte : les prisonniers résisteront et devront donc être forcés (bíai, e6) à remonter le souterrain vers la lumière. Le rôle de l'éducation dans cette remontée correspond aux étapes de la formation des gardiens, mais cette éducation est réservée à une élite et la libération universelle ne peut être déduite de l'allégorie. Voir C. Strang (1988). » Effectivement, Platon ne fait pas expliquer par Socrate de quoi les liens qui retiennent prisonniers les hommes au fond de la caverne sont l'image, mais justement, le principe d'une allégorie, c'est de parler par images, et si l'on doit expliquer le sens de toutes les images dans l'allégorie elle-même, ce n'est plus une allégorie ! Certes, le travail d'interprétation n'est pas toujours aisé, dans ce cas particulièrement, et il m'a fallu attendre février 2023 et la quatrième édition de cette traduction de l'allégorie pour comprendre le sens de ces « liens » (desmoi) alors même que ma première traducion de celle-ci remonte à avril 1999, mais ce travail n'est pas impossible, à condition de ne pas arriver sur ce texte ultra-célèbre et abondamment commenté depuis des siècles avec des idées préconçues (des « liens » !) sur lui et sur les « théories » de Platon en général et de porter plus d'attention au texte de Platon dans ses moindres détails qu'aux innombrables commentaires qui en ont été donnés, en acceptant l'idée que Platon choisissait ses mots et ses formulations avec un art consommé en semant ses textes d'indices, mais sans donner les réponses toutes faites pour laisser au lecteur le soin de les trouver par lui-même. Pour la petite histoire, ce qui a provoqué chez moi le déclic pour comprendre le sens de ces liens, c'est d'aller pour une fois consulter le texte dont est extrait un des exemples que donne le Bailly des sens figurés de desmos, celui qui renvoie à Lois, VII, 793b, à l'occasion d'une ennième consultation de l'entrée desmos dans ce dictionnaire, et d'y voir le rapprochement entre desmoi et nomima, un terme qui m'avait interpelé lors de ma traduction de la section de la République sur savoir et opinion à la fin du livre V de la République, où je l'avais traduit par « idées reçues » et où Socrate en faisait l'objet propre de l'opinion, par opposition à « ce qui est » (to on) dont il faisait l'objet propre du savoir. (<==)
(23) « Chaque fois que » traduit le grec hopote suivi de l'optatif. Socrate ne décrit pas un événement unique et exceptionnel, mais une situation qui peut se reproduire n'importe quand avec n'importe qui (le tis qui suit, traduit par « quelqu'un ») qui prend soudain conscience, peu importe comment, seul ou à l'occasion de discussions avec d'autres, que la vue n'est pas la seule porte d'accès à la connaissance ; le sens général de hopote est « quand, lorsque » dans un sens indéfini ne renvoyant pas à des circonstances précises et signifiant plutôt « quand par hasard », et l'optatif y ajoute une idée de répétition. Le prisonnier libéré n'est donc pas une exception, comme le laissait déjà entendre le phusei (« de manière naturelle ») dont il vient d'être question dans la note précédente. Par contre, ce qui peut être moins fréquent, c'est la possibilité pour les prisonniers libérés d'aller jusqu'au bout de la démarche qui va être décrite par Socrate et de parvenir à sortir de la caverne et à contempler le soleil extérieur sans se brûler les yeux, et, au cas où il y parviendrait, d'accepter de redescendre ensuite dans la caverne. Ce qui donne l'impression que l'expérience décrite par Socrate est exceptionnelle, c'est d'une part le fait qu'il suggère dans la présentation du cadre de l'allégorie que tous les prisonniers sont immobilisés par des liens depuis leur naissance, donc qu'aucun n'a jamais été libéré, et d'autre part le fait qu'au terme de l'allégorie, lors du retour dans la caverne, il donne à nouveau l'impression que le prisonnier de retour est le seul à avoir jamais entrepris l'ascension vers l'extérieur de la caverne, en le décrivant comme seul contre tous, en proie aux railleries de tous ses compagnons d'infortune. Mais ce passage à la limite vise à mieux faire ressortir la différence entre ceux qui, comme Socrate lui-même, cherchent à comprendre, à faire bon usage de leur logos, quel qu'en soit le prix, et l'immense majorité de ceux qui se satisfont de leur sort et ne sont pas prêts à faire les efforts nécessaires pour éclairer leur intelligence, à supporter les douleurs impliquées par l'ascension vers l'extérieur de la caverne, dont il va bientôt être question. (<==)
(24) « Serait contraint subitement de se lever » traduit le grec anagkazoito exaiphnès anistasthai. Anagkazoito est l'optatif passif présent du verbe anagkazein, dérivé d'anagkè qui peut signifier « contrainte » ou « nessécité », ce qui conduit pour le verbe aux sens « forcer, contraindre ». C'est le verbe qui avait été utilisé par Glaucon quelques répliques auparavant pour parler de la contrainte qui empêchait les prisonniers de bouger et même de tourner la tête (ènagkasmenoi, « si en effet ils sont contraints de garder leur tête immobile... », 515a9-b1). La tournure est impersonnelle et le contexte immédiat ne fait toujours pas référence à un intervenant extérieur qui serait agent de cette « contrainte », dont Socrate vient par ailleurs de dire juste avant qu'elle se produisait « de manière naturelle » (phusei, cf. note 22). Par ailleurs, le verbe est complété par un adverbe, exaiphnès, qui signifie « tout à coup, soudain, subitement, tout de suite », qui suggère l'idée d'un « déclic », d'un événement se déroulant en un instant. Et la première des choses que doit faire le prisonnier sous l'effet de cette contrainte dont Socrate ne précise pas l'origine, c'est de « se lever » (anistasthai), ce qui suggère que jusque-là, il était assis. Assis plutôt qu'allongé puisqu'il devait pouvoir voir sur la paroi lui faisant face des ombres projetées par une lumière venant des hauteurs derrière lui, qui ne pouvaient donc pas se projeter sur la paroi supérieure de la caverne vers laquelle aurait été tourné son regard s'il avait été allongé. Assis, c'est la position de confort de qui ne veut pas bouger ni faire d'efforts, mais seulement se laisser vivre et profiter de son petit confort. Cette position symbolise ici le confort intellectuel des personnes qui sont confortablement installées dans leurs certitudes héritées de leur éducation et des « idées reçues » (nomima) qu'elle véhicule selon lesquelles les choses sont telles qu'on les voit, que n'« existe » que ce qu'on peut voir, qu'avoir vu, c'est connaître et que ce n'est donc pas la peine de se bouger et de se torturer la cervelle pour chercher ailleurs ce que nous sert sans le moindre effort et de mainère tout à fait suffisante la vue. La libération, c'est la remise en cause de ces certitudes, provoquée ou pas par des conversations avec d'autres, mais qui n'est libération que si justement elle induit en qui est ainsi « libéré » la nécessité d'une conversion intérieure l'obligeant (anagkazoito) à sortir de son petit confort intellectuel antérieur et à chercher ailleurs ce dont il a soudain (exaiphnès) pris conscience que ça ne pouvait pas lui être fourni par la vue seule, et ce travail, qui seul manifeste une « libération », personne ne peut le faire à sa place, pas même son « éducateur ». Il se traduit, dans l'esprrit de qui l'accomplit, par une manière différente de considérer les choses et de comprendre le rôle des sens, et en premier lieu de la vue, dans l'appréhension du monde, par un « état d'esprit » (pathèma) différent, et moins confortable, puisqu'il impose de se remuer et de chercher ce qui ne se donne pas de lui-même à lui. C'est un travail long et difficile que la suite de l'allégorie va nous décrire analogiquement en l'assimilant à une ascension des parois de la caverne pour en sortir qui, elle, peut nécessiter l'intervention de « guide(s) », mais ce dont il est question ici et qui se produit « subitement » (exaiphnès), c'est du « déclic » intérieur initiateur de cette mise en route, de ce cheminement (intellectuel) qui, seul, pourrait éventuellement permettre de sortir de la caverne, c'est-à-dire de prendre conscience de ce que le monde qui nous entoure n'est pas que matériel et est ouvert à l'intelligibilité qui lui donne sens au regard du bon et du mauvais (et non pas seulement du bien et du mal). (<==)
(25) Je traduis par « voir distinctement » le verbe grec kathoran, formé par adjonction du préfixe kata au verbe horan, qui signifie « voir », bien que ce sens ne soit pas donné par le dictionnaire Bailly, alors que « see distinctly », qui en est la traduction en anglais, est l'un des sens donnés par le dictionnaire Liddell-Scott-Jones (LSJ, la référence des dictionnaires Grec-Anglais) pour ce verbe. Le Bailly donne comme sens possible « regarder d'en haut » (à partir du sens premier de la préposition kata, qui est « du haut de » ou encore « de haut en bas, en descendant »), et par extension « examiner, observer », d'où « remarquer, se rendre compte de », et aussi « avoir égard à, respecter ». Mais la préposition kata peut avoir plusieurs nuances de sens en composition : elle peut marquer l'idée de « descendre », celle de « aller dans le sens de », qui conduit à l'idée de « en conformité », « d'accord avec », « selon », pour finir sur « en réponse à », ou encore celle de « aller contre » et plus généralement toute idée d'hostilité, ou aussi l'idée de « tout à fait », « complètement » et finalement simplement renforcer l'idée du verbe concerné, sans en changer sensiblement le sens. C'est l'idée de complétude qui conduit au sens de « voir distinctement » qui me semble le plus adapté ici. À titre de comparaison, Chambry, Robin, Piettre, Dixsaut, Cazeaux et Karsenti / Prélorentzos traduisent par « regarder », Baccou, Pachet et Leroux par « distinguer » ( Piettre et Karsenti / Prélorentzos traduisent par « voir » l'occurrence suivante de kathoran en 515e3). Toutes ces traductions banalisent en quelque sorte le verbe kathoran, sans réellement prendre en considération le préfixe, au point même que certains traducteurs utilisent la même traduction (« regarder ») pour kathoran et pour blepein en 515e1, réplique dans laquelle Socrate utilise ces deux verbes, alors qu'il me semble que c'est justement le surcroît de sens apporté par le préfixe kata, l'idée de « tout à fait, complètement », qui est importante aux yeux de Socrate et qui justifie le choix de ce verbe. Si l'on en reste au premier degré de l'allégorie, Socrate ne nous dit pas que le prisonnier ne voit rien lorsqu'il tourne les yeux vers le mur, ni qu'il est incapable de regarder dans cette direction, mais qu'il ne parvient pas à « voir (-horan) distinctement (kat-) » ce qui dépasse du mur, en partie du fait des scintillements (marmarugas) du feu, mais surtout parce que, le mur dont dépassent les objets étant situé entre lui et le feu, ces objets sont éclairés par derrière et il les voit à contre jour. Et donc, même s'il ne voit pas directement le feu, il voit des objets mal éclairés du côté qu'il regarde se détachant sur un fond plus lumineux qu'eux et dont la luminosité varie en permanence au gré des variations du feu. Bref, il n'est effectivement pas dans une position qui lui facilite l'observation détaillée de ce qu'il regarde et lui permette d'en saisir les moindres détails. Il n'est donc pas dans l'impossibilité de « regarder » ces objets, il est sans doute même capable de les « distinguer », au moins vaguement, mais ils ne lui semblent pas plus clairs que les ombres sur le mur, au contraire, dans la mesure où il ne voit que leur face à l'ombre et où ils se détachent sur un fond plus lumineux et moins stable que la paroi de la caverne, ce qui accentue le contraste entre ombre et lumière. Si maintenant on s'intéresse au sens figuré, à ce dont l'allégorie cherche à nous donner une image, il faut se souvenir que, pour les ombres, « voir » (heôrakenai, 515a6, infinitif parfait actif d'horan) est utilisé au sens propre, alors qu'ici, à propos des objets dépassant du mur, kathoran est utilisé au sens figuré, puisque tout ce qui se voit avec les yeux est figuré par les ombres. « Voir distinctement » les objets dépassant du mur, c'est précisément chercher a appréhender ce qui ne se voit pas avec les yeux, et, contrairement à voir au sens propre, qui se fait tout seul dès qu'on a les yeux ouverts, cela ne se fait pas tout seul et nécessite des efforts et des tâtonnements, que suggèe l'idée de « scintillements » (marmarugas). C'est pourquoi il est important de bien faire sentir le supplément de sens apporté par le préfixe kata dans kathoran, « voir distinctement », car c'est bien cette nuance, qui reste quand on passe du sens propre au sens figuré de kathoran, qui est importante ici. (<==)
(26) Le mot que je traduit par « frivolités », phluariai, dans le membre de phrase tote men eôra phluarias (« auparavant il voyait des frivolités »), où il est complément du verbe « voir » (eôra, « il voyait »), concerne au sens premier des paroles vaines et non pas des choses qui se voient, et s'apparente à une famille de mots qui évoquent le bouillonnement incontrôlé, le jaillissement, en particulier de paroles vaines ou niaises, le bavardage frivole. À partir de ce sens, il peut être utilisé dans un sens plus général non limité à des propos, mais pas non plus limité à des choses qui se voient, pour désigner des « choses vaines », des « frivolités », des « niaiseries » (les trois sens dérivés donnés par le Bailly). L'inventaire des traductions qui en sont données par les éditionns que j'ai consultées montre combien les traducteurs ont rivalisé d'imagination pour le traduire : Chambry : « riens » ; Robin : « billevesées » ; Baccou : « vains fantômes » ; Dixsaut : « balivernes » ; Piettre : « futilités » ; Pachet : « sottises » ; Cazeaux : « bagatelle » (au singulier) ; Karsenti / Prélorentzos : « choses futiles » ; Leroux : « lubies ». L'important est de le traduire par un mot qui puisse se comprendre à la fois de paroles et de choses vues, mais surtout qui ne tire pas trop le sens vers l'inexistence. Socrate n'est pas ici en train de suggérer que les ombres ne sont rien, mais qu'elle en révèlent moins sur « ce qui est » (to on ; voir note suivante) que les statues (qui, elles-mêmes, ne sont pas le dernier mot sur ce à quoi elles donnent corps). Moins, mais pas rien du tout. D'autre part, le fait que Socrate choisisse un mot qui évoque plutôt les paroles que la vision en l'associant au verbe « voir » au moment où on passe justement des ombres aux objets dépassant du mur, c'est-à-dire à ce qui ne peut être connu qu'à travers des logoi puisque justement non visible pour les yeux bien que matériel, est une manière pour lui de suggérer que même ce que l'on voit avec les yeux n'est « connu » que quand on y associe des mots et des logoi pour rendre possiblle la transmission de cette « connaissance », qui, dans un premier temps, se limite à associer des noms aux choses vues. (<==)
(27) « Un
peu plus proche de ce qui est » traduit le grec mallon ti egguterô
tou ontos, et « des [choses] qui sont plus », traduit
le grec mallon onta. Maintenant que l'étincelle a jailli, que
ça commence à bouger dans la tête du prisonnier, qu'il commence à faire usage de son phrèn (« bon sens / intelligence », voir note 21) et à mettre en place un
logos plus raisonnable, à réaliser que les ombres ne sont pas ce dont elles ne sont que les ombres, mais des « images » d'autre chose qui conditionne leur existence même et sans quoi elles n'existeraient pas, apparaît
une problématique de type ontologique (la question de l'« être ») avec un vocabulaire que l'on a vite fait de considérer comme « technique ». Et il est très difficile de traduire en français des expressions pourtant toutes simples en grec sans tirer vingt-cinq siècles de
philosophie pervertissant le sens de tous les mots qui se présentent,
étant, être, essence, existence, réalité, etc. : « un peu plus proche de l'étant » et « [des] plus étants » (le « s » de « étants » n'est pas une faute de frappe ou d'orthographe, mais est destiné à traduire le fait qu'en grec le participe présent se décline comme un adjectif et se met au pluriel ; ici onta est un accusatif neutre pluriel), qui serait le mot-à-mot, sonne par trop heideggérien de nos jours. J'en
reste donc à une utilisation aussi neutre que possible du verbe « être », plus susceptible d'interpeler le lecteur sans forcer sur lui telle ou telle
interprétation métaphysique, essentialiste, existentialiste ou
que sais-je encore... Pour Socrate, to on (« l'étant / ce qui est ») est l'objet propre du savoir (epistemè), qui « cherche à connaître l'étant / ce qui est comme c'est » (gnônai hôs esti to on, République V, 477b10-11), c'est-à-dire est au savoir ce que la couleur est à la vue et le son à l'ouïe, là où l'objet propre de l'opinion (doxa), ce sont les « idées reçues » (nomima, République V, 479d3-5) qui se transmettent de bouche à oreille d'une personne à une autre, et l'Étranger d'Élée en fait dans le Sophiste le critère de la vérité, qui consiste à « di[re] les étants / ce qui est comme c'est » (legei[n]... ta onta hôs estin, Sophiste, 263b4), c'est-à-dire à traduire dans des logoi les relations qui existent entre les pragmata (« faits / choses ») auxquels renvoient les mots qui les composent..
Au-delà de la question du vocabulaire, il faut noter que dans les deux expressions, on retrouve mallon (« plus »), comparatif de mala (« beaucoup »), qui montre que le Socrate de Platon n'est pas dans une logique binaire qui opposerait ce qui est à ce qui n'est pas, mais dans une approche graduée s'exprimant en termes de plus et de moins : comme je le faisais déjà remarquer dans la note précédente, il ne dit pas que les ombres n'existent pas, mais que les statues qui les produisent « sont plus » que les ombres qu'elles produisent. Et la suite nous montrera que, si elles « sont plus » que les ombres (quoi que cela veuille dire), elles sont moins que ce qu'on trouvera hors de la caverne. On peut d'ailleurs noter que le simple fait de le dire comme ça, c'est-à-dire d'ajouter un complément à « plus », rend les mots « sont plus » plus facilement compréhensibles, sans même qu'il soit nécessaire de donner à « sont » un sens existentiel. Dire qu'une statue est plus que son ombre, c'est même dire une banalité avec laquelle tout le monde peut être d'accord sans qu'il soit besoin d'entrer dans de profondes considérations métaphysiques sur l'« être » et le « non être » ! Réaliser que l'ombre est l'ombre d'une statue d'homme et que la statue n'est elle-même que l'image sculptée du corps d'une homme, c'est prendre conscience que chacune de ces réalités, qui toutes existent à leur manière, nous donne une image plus ou moins précise d'un corps d'homme (qui lui-même n'est peut-être encore que l'image, ou l'enveloppe, d'autre chose que l'on découvrira plus tard), et dire qu'on est « un peu plus proche de ce qui est » un corps d'homme lorsqu'on voit la statue tridimensionnelle que lorsqu'on voit l'ombre bidimensionnelle, c'est-à-dire que la statue nous en apprend plus sur ce qu'est un corps d'homme que son ombre, c'est encore dire une trivialité qui ne remet en cause ni l'existence de l'ombre ni celle de la statue. Si l'on veut dire cela dans le langage de ce dont l'allégorie veut nous donner une image, l'interlocuteur du prisonnier qui vient d'être libéré cherche simplement à lui dire que chercher à comprendre le monde sans se limiter à ce qu'en montre la vue, à comprendre l'homme sans se limiter à son apparence extérieure, permet d'en savoir plus sur ce à quoi on s'intéresse que si on se limite à l'apparence visuelle, ce qui est une banalité. Reste à savoir jusqu'où il faut aller au-delà de la simple apparence visuelle et par quels moyens, s'il faut en rester à ce qui est matériel et sensible ou aller encore plus loin, et si l'on peut se contenter pour cela de ce qu'en disent les autres ou s'il faut chercher à en éprouver soi-même la pertinence et la cohérence. (<==)
(28) « Il porte un regard empreint de plus de rectitude » traduit le grec orthoteron blepoi, que l'on pourrait traduire de manière plus concise par « il voit plus droit » ou « plus juste ». Si je traduis de cette manière plus verbeuse, c'est :
- d'une part pour conserver dans la traduction la différence qu'il y a en grec entre le verbe horan et le verbe blepein de sens voisin et tous deux utilisés ici par le Socrate de Platon à quelques mots d'écart : « auparavant il voyait des frivolités », le membre de phrase qui précède celui qui se termine sur ces deux mots, traduit le grec tote men heôra phluarias, où héôra est l'imparfait du verbe horan, qui était déjà employé peu avant dans la formule « ce dont auparavant il voyait les ombres » (ekeina hôn tote tas skias heôra) ; blepein, qui peut effectivement, comme horan, signifier « voir », peut aussi signifier « diriger son regard (vers) » et ce second sens semble plus approprié ici, et aussi dans la réplique suivante de Socrate, où il est à nouveau utilisé dans la formule ei pros auto to phôs anagkazoi auton blepein, que je traduis par « s'li était contraint de porter son regard vers la lumière elle-même », et dans la mesure où, dans les deux cas, il concerne des opérations résultant de la contrainte imposée au prisonnier libéré et portant sur ce qu'il ne pouvait pas voir auparavant, mais qu'il est maintenant forcé de regarder, alors que le verbe horan est utilisé lorsqu'il est question de « voir » les ombres, que le prisonnier voyait sans efforts de sa part depuis toujours ; il semble donc bien que, dans le contexte de cette partie de l'allégorie au moins, oran soit réservé à ce qui est vu sans efforts parce qu'offert naturellement à a vue des prisonniers, et blepein à ce qui résulte d'un choix (éventuellement contraint) du prisonnier libéré de ce vers quoi il va touner son regard, lui permettant en particulier de « voir » là où, auparavant, il ne pouvait pas voir ; et cette conclusion n'est pas remise en cause, au contraire, par l'usage d'un composé de blepein, anablepein, dans la première partie de cette réplique, lorsque Socrate dit qu'on contraint le prisonnier à pros to phôs anablepein (« élever son regard vers la lumière »), où la préposition ana- ajoutée à blepein ajoute seulement d'idée de « de bas en haut » induite par le fait que Socrate a précisé que le mur, la route et le feu étaient situés en hauteur par rapport aux prisonniers : là encore, ou plutôt là déjà, il s'agissait pour le prisonnier de tourner, et dans ce cas d'élever, son regard vers ce qu'il ne voyait pas jusqu'alors ; on peut encore ajouter, en confirmation de cette conclusion que, lorsque, non pas horan, mais un dérivé, kathoran, est utilisé à propos des objets qui dépassent du mur, c'est précisément pour signaler l'impossibilité où est le prisonnier libéré de les « voir distinctement » (cf. 515c9 et note 25 sur le sens du verbe kathoran), ce qui est une manière d'attirer notre attention sur le fait qu'il ne suffit pas de regarder (blepein) quelque chose pour le voir (horan), ou en tout cas pour le voir distinctement (kathoran) ;
- d'autre part pour garder l'idée première de rectitude impiquée par l'adjectif orthoteron, comparatif de l'adjectif orthos,
dont le sens premier est « droit », au sens où l'on dit de quelqu'un qu'il se tient « droit », ou encore au sens où l'on dit d'une route ou d'une ligne qu'elle est « droite », mais qui en vient à signifier par analogie, en grec comme en français, « droit » dans le
jugement ou dans le comportement, c'est-à-dire « juste, sensé, loyal, véridique,
sincère, conforme à la loi » ; mais « regarder droit » évoque plutôt en français l'idée de « regarder devant soi » et « droit » pour qualifier le regard qu'on porte sur quelque chose n'a guère de sens en français, alors que « rectitude » renvoie justement aux sens analogiques de « droit » et permet donc de conserver, moyennant une périphrase qui remplace l'adjectif par le substantif, l'image voulue par Platon en choisissant orthos. (<==)
(29) « Chacune des [choses] qui passent » traduit le grec hekaston tôn pariontôn. En 515b8, j'ai traduit tis tôn pariontôn par « un des passants », car le contexte, qui faisait référence aux « bruits » qu'émettaient certains de ces pariontôn, laissait supposer qu'il s'agissait des porteurs invisibles plutôt que des statues de pierre et de bois qu'ils portaient. Ici, où le prisonnier s'est levé, a tourné la tête et a commencé à marcher, Socrate ne nous dit pas qu'il voit ce qui se passe derrière le mur mais seulement qu'il examine « ce dont auparavant il voyait les ombres », c'est-à-dire les objets fabriqués qui dépassent du mur, et on peut penser que, si le prisonnier libéré voyait les hommes marchant derrière le mur, Socrate ne manquerait pas de le préciser, tant cela pourrait avoir d'influence sur la manière de comprendre l'allégorie et ce que signifie chacun des éléments qu'il y met en scène. Il faut s'en tenir à ce que dit explicitement Socrate et en rester à l'idée que le prisonnier voit bien bouger les objets qui dépassent du mur qui continue à lui cacher les porteurs, mais ne sait pas ce qui est cause de leurs mouvements (tout comme nous, nous voyons bouger les hommes autour de nous sans voir les âmes qui sont à l'origine de ces mouvements). Tôn pariontôn, génitif pluriel qui peut aussi bien être masculin, et donc renvoyer aux anthrôpous porteurs, que neutre, et donc renvoyer aux statues, doit donc ici être compris comme renvoyant aux objets fabriqués qui dépassent du mur, et non aux porteurs, le choix du verbe voulant seulement rappeler que ces objets sont en mouvement. (<==)
(30) « Montrant » traduit le grec deiknus, participe présent du verbe deiknunai, qui veut dire « montrer », mais aussi bien par le geste que par la parole, ce qui conduit à des sens qui vont de « faire voir » ou « indiquer » à « expliquer », « prouver » ou encore « démontrer ». L'allégorie « objective » certains des « éléments » dont elle a besoin, comme par exemple les statues dépassant du mur, pour rendre l'image plus « visuelle », et emploie l'analogie de la vision dans le registre intelligible, si bien qu'il y est aussi bien question de voir les objets matériels avec les yeux du corps que de « voir » les intelligibles (noèta) avec les « yeux » de l'esprit (noûs). Mais ici, les choses se compliquent, puisqu'il s'agit justement d'opposer, dans le visible (on est encore dans la caverne), l'appréhension par la vue (au sens propre) de ce qui est visible et son appréhension par d'autres moyens que la vue pour ce qui, bien que matériel, n'est pas spontanément visible, d'opposer par exemple l'appréhension des hommes et de soi-même par la vue, c'est-à-dire en se limitant à l'apparence extérieure (les ombres), et leur appréhension en tant que non limitée à cette apparence extérieure et admettant qu'il y a des choses sous la peau qu'on ne peut voir, des os, des organes, des nerfs, des vaisseaux sanguins, etc., mais dont on est obligé d'admettre la présence sur la foi des propos d'autres personnes qui ont pu les voir sur des cadavres, ou sur des personnes blessées ou dans d'autres circonstances exceptionnelles et sur la confiance (pîstis) en des généralisations (on n'en est pas encore aux « raisonnements ») qui invitent à penser que tous les hommes sont fait à peu près de la même façon et ont donc la même constitution interne non visible pour les yeux les uns que les autres. Ces hommes en trois dimensions ayant un « intérieur » non visible pour les yeux, ce sont les statues d'hommes (andriantai) dépassant du mur. Et plus généralement, tout ce qui dépasse du mur et projette des ombres (donc est « visible ») c'est tout ce qui est matériel dans le monde et dont la vue ne nous révèle que l'apparence extérieure, l'enveloppe, à travers les images qui s'en forment dans nos yeux (les ombres). C'est pour souligner cette différence que Socrate évite de parler de « voir » les statues et emploie pour y faire référence un verbe dont le sens ne se limite pas à la vue avec les yeux du corps, et peut prendre un sens faisant référence à des opérations de l'esprit et impliquant des paroles. C'est en effet la racine du verbe deiknunai que l'on retrouve dans le mot apodeixis, qui prendra, en particulier chez Aristote, le sens technique de « démonstration », aussi bien mathématique que logique, tout comme en français on retrouve la racine « montrer » (le mot français qui sert à traduire deiknunai) dans le mot « démonstration » qui traduit apodeixis. (<==)
(31) « Discerner
dans ses réponses ce que c'est » traduit le grec apokrinesthai
ho ti estin. Deux remarques sur cette traduction :
- Je traduis apokrinesthai par « discerner dans ses réponses » pour rendre sensible les deux sens du mot : ce verbe au moyen, ici employé,
veut en général dire « répondre » ; mais il
est formé sur la même racine que le mot « krisis » ,
qui veut dire « discernement, jugement », et le sens premier d'apokrinein,
c'est « séparer en triant, faire un choix ». Et répondre
à une question, c'est bien le plus souvent faire un choix entre plusieurs
réponses possibles.
- ho ti estin (ou hoti estin, selon la graphie que l'on utilise pour le nominatif et l'accusatif neutre singulier du pronom relatif hostis, « celui qui », la graphie ho ti permettant de le distinguer de la conjonction hoti, « que », qu'on trouve ici en 515d2 dans l'expression legoi hoti..., « disait que... »), « ce que c'est », est une de ces formules qui
prendront avec Aristote un sens technique très précis, pour en
venir à désigner ce que la philosophie médiévale
appellera l'« essence ». Mais Platon est étranger au vocabulaire
technique et cherche au contraire à garder toute sa fluidité au
langage. Ici encore, il ne faut donc pas donner à la traduction la moindre
connotation « technique », ce d'autant plus qu'on est encore dans la caverne, donc dans l'ordre du visible et que ce que sont les statues qui passent ne constitue pas le dernier mot sur les réalités dont elles ne sont encore que la « matérialisation » pour des esprits / intelligences humaines.
Notons encore qu'on retrouve juste avant ces mots, qui terminent la longue phrase commencée par hopote (« chaque fois que ») en 515c6 (que la plupart des traducteurs coupent en plusieurs phrases), un anagkazoi (« il [le] contraignait ») qui fait écho au anagkazoito (« il serait contraint ») du début de la phrase (cf. note 24). Mais ici, contrairement au anagkazoito du début de la phrase, il ne fait pas de doute que la contrainte qu'implique ce verbe est extérieure, qu'elle vient de « quelqu'un » (tis, sujet de anagkazoi, actif) qui n'est pas le prisonnier libéré. Et ce qu'impose cette contrainte, ce ne sont pas des mouvements physiques de la part du prisonnier, figurant des mouvements de sa pensée, mais des paroles pour répondre à des questions qui lui sont posées lui demandant seulement de dire à propos de chacune des « choses » qui lui sont montrées « ce que c'est » (ho ti estin). On n'est pas encore ici dans des raisonnements qui pourraient être « contraignants », mais seulement dans quelque chose qui s'apparente à un « catalogage » : jusque-là, le prisonnier n'appréhendait les choses qui l'affectaient qu'à partir de l'image que lui en donnait la vue (les ombres), et donc nommait ces ombres (cf. 515b4-5) en s'appuyant exclusivement sur des horômena eidè (« apparences vues », cf. 510d5) ; maintenant, il découvre que l'apparence pour la vue n'est pas le dernier mot sur ce qui affecte ses sens et qu'il lui faut faire appel à une autre manière d'appréhender ce qui l'affecte, qui ne s'appuie plus seulement sur la vue, mais prend en compte des éléments qu'il ne voit pas avec ses yeux, et la question est donc de savoir comment cette nouvelle approche affecte sa perception du monde et comment il distribue maintenant les noms à ce qu'il appréhende ainsi et non plus seulement sur des critères exclusivement visuels, c'est-à-dire comment il ajuste les eidè qu'il associe aux noms qu'il emploie (cf. République X, 596a6-8) en combinant des critères visuels et des critères autre que visuels (sans pour autant en arriver encore à des eidè fondés exclusivement sur des critères non visuels). La seule contrainte qui s'impose à lui dans cet exercice est de répondre aux questions qui lui sont posées. Et répondre à la question « qu'est-ce que c'est ? », ce n'est pas faire un long raisonnement, c'est simplement donner le nom que l'on associe à ce qui est montré. Les raisonnements viendront plus tard.
Mais cet écho produit par les deux occurrences du verbe anagkazesthai (« contraindre ») entre les deux parties de cette longue phrase n'est pas le seul et, si l'on en prend une vue d'ensemble, on constate qu'elle est découpée en deux parties rigoureusement égales de part et d'autre de la proposition principale et de l'infinitive associée qui en constituent le centre (ti an oiei / auton eipein, « que penses-tu / qu'il dirait »), la première, du côté des actes, fixant le moment (quand ?) et décrivant les épreuves que subit l'un des prisonniers du fait de sa libération, la seconde, du côté des paroles, posant une condition d'occurrence (dans quel cas ?) et décrivant le résultat de ces épreuves explicité à travers une conversation avec un tiers non identifié. La première utilise le langage imagé de l'allégorie pour décrire comme des mouvements physiques (se lever, tourner le cou, marcher, tourner le regard) ce qui est en fait des « mouvements » de la pensée, la seconde utilise un langage qui peut aussi bien s'appliquer à la situation décrite par l'allégorie qu'à ce dont celle-ci se veut l'image. Pour rebondir sur ce que je disais à la fin de la note 21, on pourrait dire que la première partie décrit la « libération des liens (lusin tôn desmôn) », vite remplacés par une autre forme de « contrainte », et la seconde la « guérison de la déraison (iasin tès aphrosunès) », cette seconde partie évitant toute référence explicite au langage spécifique de l'allégorie (ombres, statues, mur, etc.).
Pour mettre en évidence cette symétrie, on peut représenter la structure de toute la phrase de la manière suivante, en notant qu'elle est composée de 384 lettres et que la moitié, soit 192 lettres, nous conduit exactement à la fin de la principale ti an oiei (« que penses-tu »), l'infinitive qui suit, auton eipein (« qu'il dirait ») constituant le début de la seconde moitié (le alpha initial de auton est la 193ème lettre de la phrase) :
(T1) | hopote tis Chaque fois que quelqu'un |
||||
(V1) | lutheiè aurait été libéré |
||||
(A1) | kai anagkazoito exaiphnès anistasthai te kai periagein ton auchena kai badizein kai pros to phôs anablepein, et serait contraint subitement de se lever et aussi de tourner le cou et de marcher et d'élever son regardvers la lumière, |
||||
(B1) | panta de tauta poiôn algoi te kai dia tas marmarugas adunatoi kathoran mais en faisant tout cela, éprouverait de la douleur et en outre, du fait des scintillements, serait incapable de voir distinctement |
||||
(C1) | ekeina hôn tote tas skias heôra, ce dont auparavant il voyait les ombres, |
||||
ti an oiei que penses-tu |
|||||
(milieu de la phrase) | |||||
auton eipein qu'il dirait |
|||||
(T2) | ei tis si quelqu'un |
||||
(V2) | autôi legoi hoti lui disait qu' |
||||
(C2) | tote men heôra phluarias, auparavant il voyait des frivolités |
||||
(B2) | nun de mallon ti egguterô tou ontos kai pros mallon onta tetrammenos orthoteron blepoi, alors que maintenant, un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des [choses] qui sont plus, il porte un regard empreint de plus de rectitude |
||||
(A2) | kai dè kai hekaston tôn pariontôn deiknus autôi anagkazoi erôtôn apokrinesthai ho ti estin; et [si] de plus, chacune des [choses] qui passent, [en les] lui montrant, il [le] contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses ce que c'est ? |
Grammaticalement, la phrase est composée d'une principale, « que penses-tu », complétée par une infinitive, « qu'il dirait » (mot à mot : « celui-ci dire »), précédée d'une proposition circonstantielle de temps introduite par hopote tis (« chaque fois que quelqu'un ») et suivie d'une proposition conditionnelle introduite par ei tis (« si quelqu'un »). Chacun de ces deux membres de phrase commence donc en faisant référence à un tis (« quelqu'un »), mais ce n'est pas le même à chaque fois, le premier étant celui qui subit ce que décrit la première partie de la phrase, c'est-à-dire le prisonnier libéré, le second celui qui interagit avec le premier en faisant ce que décrit la seconde partie de la phrase ; c'est-à-dire la personne qui interroge le prisonnier libéré. Chacun de ces deux tis est suivi d'un verbe qui décrit l'activité principale : le premier d'un verbe au passif qui décrit ce que subit le premier tis, une libération, le second d'un verbe à l'actif qui décrit ce que fait le second tis, parler, mettre en œuvre son logos, puisque le verbe utilisé est legein (sous la forme legoi, troisième personne du singulier de l'optatif présent actif), de même racine que logos, et non plus le eipein de la proposition infinitive (que j'ai aussi traduit par « dire », faute de mieux en français). Dans la présentation en tableau ci-dessus, les membres de phrase qui ont même niveau d'indentation se répondent, et l'on voit qu'après la brève introduction dans chaque cas qui introduit le tis (« quelqu'un ») concerné par ce membre de phrase (le prisonnier libéré dans la première partie, celui qui l'interroge, dans la seconde) et l'activité principale qui le concerne (être libéré, dans le premier cas, parler au prisonnier libéré dans le second cas), ils le font en miroir : au groupe de mots A1 qui apparaît en premier dans la première partie répond le groupe A2 dans la seconde, qui termine la réplique, les deux évocant une contrainte par l'emploi du verbe anagkazesthai (« contraindre ») et décrivant ce à quoi oblige cette contrainte ; au groupe B1 qui suit A1 corresponnd le groupe B2 qui précède A2, les deux évoquant ce que ne peut pas (B1) ou peut (B2) voir / regarder le prisonnier libéré ; au groupe C1, qui terminer la première partie en suivant B1, correspond le groupe C2, qui précède B2 dans la seconde partie, tous deux évoquant explicitement (C1) ou par périphrase (C2) ce que voyait auparavant le prisonnier (les ombres).
Aussi bien la libération éprouvée que la parole proférée s'accompagnent de la « contrainte » exprimée dans les deux cas par le verbe anagkazein. Dans la première partie de la phrase, elle vient immédiatement après la libération (lutheiè kai anagkazoito...) ; dans la seconde partie, elle ne vient que dans un second temps, après qu'ait été précisé ce que dit l'intervenant au prisonnier libéré (legoi hoti... kai... anagkazoi...). Ce à quoi est contraint dans un premier temps, avant même l'intervention d'un tiers, le prisonnier libéré, c'est toute une série d'actions traduites par des verbes à l'infinitif séparés par des kai (« et »), c'est-à-dire simplement juxtaposés sans que l'ordre entre ces actions s'impose : se lever (anistasthai), tourner le cou (periagein ton auchena), marcher (badizein ), élever le regard (anablepein), alors que la contrainte exercée par celui qui lui parle dans la seconde partie de la phrase est seulement de l'inciter à répondre et elle est exprimée par un membre de phrase qui articule grammaticalement un certain nombre d'actions coordonnées les unes aux autres selon une logique rigoureuse : le verbe anagkazoi est au milieu de cette suite d'actions et l'on trouve successivement de part et d'autres des verbes qui décrivent les actions dans l'ordre où elles se succèdent (que j'ai cherché à conserver dans ma traduction, quitte à rendre la phrase moins fluide) : tôn pariontôn, participe présent du verbe parienai (« les [choses] qui passent ») ; dieknus, participe présent du verbe deiknunai (« montrant ») ; erôtôn, participe présent du verbe erôtan (« questionnant ») ; apokrinesthai, infinitif (« répondre »). Et le verbe anagkazoi sépare les verbes qui sont de l'ordre de l'action dans le registre visible (« passer », pour les statues qui dépassent du mur ; « montrer », pour celui qui parle), qui viennent avant lui dans la phrase puisqu'ils sont préalables à la contrainte dont il va être question, des verbes qui renvoient au registre de la parole et du logos (« interroger » et « répondre ») dans lequel se situe la « contrainte ». De toutes ces actions, la seule qui concerne le prisonnier libéré, c'est « répondre », indiquée par le seul verbe à l'infinitif ; les autres actions sont le fait soit des réalités observées (« passer »), soit du tiers interrogateur (« montrer », « interroger »). En fin de compte, si, tant qu'on en reste à l'appréhension purement visuelle, chacun peut s'en tenir à ses propres perceptions (comme le prône Protagoras avec sa théorie de l'homme mesure), dès lors qu'on dépasse ce stade, on devient tributaire du logos et on ne peut pas faire l'économie du dialegesthai, du dialogue avec d'autres, pour soumettre ses propres réflexions à la validation par le partage d'expériences, qu'il s'agisse dans un premier temps d'un simple partage d'opinions fondé sur la confiance (pistis), ou dans un second temps, de confrontation de raisonnements (dianoia). Si en effet la « libération » des préjugés fondés sur des idées reçues qui brident notre compréhension ne peut être que le fait de celui qui se libère, puisqu'elle suppose un changement d'état d'esprit (pathèma) intérieur du prisonnier lui-même, la nouvelle appréhension du monde qui en résulte, qui ne peut plus s'exprimer que par le logos, ne peut faire l'économie de l'intervention de tiers puisque le logos ne prend sens que dans le dialegesthai (la pratique du dialogue).
Le langage de l'allégorie utilisé dans la première partie vise ainsi à nous faire comprendre que le progrès dans la connaissance du monde qui nous entoure et surtout de nous-mêmes nécessite des efforts, matérialisés dans l'imagerie de l'allégorie par la douleur physique, et ne nous vient pas de lui-même à travers les données brutes de la seule vue, mais nécessite un autre type de « regard » qui fait intervenir notre esprit / intelligence (noûs) et n'aboutit pas à la même évidence que le regard de nos yeux, les scintillements (marmarugas) de la lumière traduisant dans l'imagerie de l'analogie les hésitations de l'esprit et le caractère instable des « évidences » qu'il nous laisse percevoir. Cette nécessité d'un autre regard, traduit par l'image du retournement du prisonnier libéré sous l'effet d'une brusque illumination (« subitement » (exaphnès)), est encore explicitée par l'opposition entre le adunaton kathoran (« [il] serait incapable de voir distinctement ») qui conclut le membre de phrase de la première partie que nous examinons et le orthoteron blepoi (« il porte un regard empreint de plus de rectitude ») qui termine le membre de phrase qui lui fait pendant dans la seconde partie.
La première partie de la phrase, qui décrit dans le langage de l'allégorie la libération du prisonnier et son retournement, s'achève par la mention des ombres (tas skias) que le prisonnier « voyait auparavant » (tote... heôra), utilisées comme point de référence pour désigner ce qu'il peine à voir maintenant comme « ce dont auparavant il voyait les ombres » (on décrit ce qui est nouveau par référence à ce qui est déjà connu et le prisonnier n'a pas encore de noms pour désigner ce que justement il peine à voir) ; la seconde partie de la phrase rebondit sur cette référence à ce qu'il « voyait auparavant » (tote... heôra), pour le qualifier de « frivolités » (phluarias) en utilisant un terme dont on a vu en note 26 qu'il renvoyait plus au langage qu'à la vision, et conduire le prisonnier à se poser la question de « ce que c'est » (hoti estin) que ce vers quoi il tourne maintenant son regard sans encore parvenir à le « voir », sans lui donner la réponse, mais en suggérant en passant qu'on a progressé vers l'appréhension de ce que c'est en vérité (mallon onta) et que ça nous rapproche (egguterô, « plus proche ») d'une meilleure compréhension de ce dont ce n'est encore que la matérialité pour un esprit humain. En d'autres termes, la démarche de « retournement » qui nous semble pénible et qui conduit à une moins bonne perception de ce qui s'offre à notre compréhension est en fait le premier pas (le prisonnier libéré est contraint de « marcher » (badizein)) vers une meilleure compréhension de ce que c'est.
(<==)
(32) « Il serait dans l'embarras » traduit le grec aporein, verbe formé sur le mot aporos, d'où vient le mot français « aporie » et le qualificatif d'« aporétiques » que l'on donne parfois aux dialogues de Platon où Socrate semble chercher avec un ou plusieurs interlocuteurs la définition de quelque concept sans parvenir à la trouver au terme du dialogue (par exemple la piété dans l'Euthyphron, le beau dans l'Hippias majeur, le courage dans le Lachès, etc.) Le fait d'aporein, c'est le fait d'être aporos, c'est-à-dire dans une situation sans poros, sans « issue », sans passage pour sortir (c'est de poros que vient le mot français « pores »). On est dans une situation d'aporia lorsqu'on est dans une situation dont on ne sait pas comment se sortir. Pour le Socrate de Platon, cette situation d'aporia est une étape nécessaire pour pouvoir progresser vers la vérité, et c'est ce que laisse entendre ici la description du processus éducatif qui est donnée dans l'allégorie. (<==)
(33) « Les [choses] vues auparavant (ta tote horômena) », c'est-à-dire les ombres, et « celles maintenant
montrées (ta nun deiknumena) », c'est-à-dire les statues : ici encore, comme en 515d4 (voir note 30), et comme à nouveau dans la réplique suivante en 515e4, Socrate est attentif à ne pas utiliser de verbe horan (« voir »), dont horômena est le participe présent passif, à propos des statues, et utilise le verbe deiknunai (« montrer »), dont deiknumena est le participe présent passif. Et par ailleurs, il ne parle pas de « statues » ou d'« ustensiles » dépassant du mur, mais, depuis le début de cette réplique, utilise des périphrases (« ce dont auparavant il voyait les ombres », 515c9-d1 ; « chacune des [choses] qui passent », 515d4) qui ont l'avantage de pouvoir s'appliquer aussi bien aux « objets » servant d'images dans l'allégorie qu'à ce qu'ils cherchent à imager, une manière différente d'appréhender le visible. Et l'on peut voir dans ces précautions de vocabulaire une confirmation discrète de l'interprétation de l'allégorie que je propose, qui fait des ombres tout ce qui est visible du monde matériel et des objets dépassant du mur tout ce qui active la vue (projette des ombres) considéré dans son « épaisseur » tridimensionnelle, c'est-à-dire comme étant doté d'un « intérieur » non spontanément visible mais pourtant encore matériel, mais appréhendable par des moyens autres que la vue, sauf à pratiquer des interventions souvent destructrices, moyens passant le plus souvent par des échanges verbaux.
Au-delà de ces considérations de terminologie, il convient, pour bien comprendre l'allégorie à ce point, de chercher à nous mettre dans la peau des prisonniers que décrit Socrate qui, eux, n'ont pas eu droit à ses explications préalables campant le décor, décrivant de l'extérieur leur situation de prisonniers, les liens qui les immobilisent, ce qui se passe derrière eux, le fait que les ombres sont des ombres, etc. Les prisonniers, eux, ne se voient pas comme des prisonniers, n'ont pas conscience des « liens » qui les entravent (c'est-à-dire qui entravent leur compréhension de leur environnement), et ne voient pas les ombres comme des ombres puisqu'ils ne voient qu'elles et ne peuvent voir qu'elles sont les ombres d'autre chose derrière eux qu'ils ne peuvent voir, ce qui explique que, comme le fait remarquer Socrate en 515c1-2, « ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai (to alèthes) autre chose que les ombres des objets fabriqués ». Pour les prisonniers pris dans des liens, le critère de la vérité, c'est la vue, et donc, pour eux, les ombres, qui constituent tout ce qu'ils voient, c'est cela qui est vrai, et c'est justement cela qui constitue les « liens » les empêchant de « voir », au sens figuré cette fois, autre chose que ce que leur révèle la vue (cf. note 19). Et on peut alors comprendre sans difficultés pourquoi, lorsque l'esprit de l'un d'eux commence à réaliser qu'il y a d'autres manières d'appréhender le monde qui l'entoure que la vue, que, de toutes façons, ce qu'il voit de ses propres yeux ne représente qu'une toute petite partie de ce dont il admet l'« existence » et ne montre de ce qu'il voit que l'« enveloppe », l'apparence extérieure qui n'est pas le tout de ce dont ce n'est que l'enveloppe, il se trouve dans une situation pour le moins inconfortable au regard du critère du vrai. En fait, au moins au début, il n'abandonne pas complètement sa foi en la vérité de ce qu'il voit avec ses yeux, mais est maintenant conduit à admettre qu'il peut y avoir aussi du vrai dans ce dont il entend parler sans le voir, c'est-à-dire dans des logoi, seul moyen à sa disposition en dehors des yeux pour apprendre des choses sur son environnement proche et lointain sans les voir. Pour admettre par exemple qu'il a dans sa poitrine un cœur qu'il ne peut voir et tout au plus entendre (à condition qu'un autre lui explique d'où vient ce bruit), ou qu'on peut voir dans des contrées où il n'est jamais allé des animaux qu'il ne pourra jamais voir s'il reste là où il vit mais que peuvent lui décrire des personnes qui en ont vus au cours de leurs voyages, oralement ou à travers des écrits ou des récits transmis de bouche à oreille, donc toujours à travers des logoi, il ne peut que se baser sur la plus ou moins grande confiance (pistis, le pathèma (« affection / état d'esprit ») associé par Socrate au second sous-segment du visible) qu'il a en ses sources d'information. Et l'on peut facilement comprendre qu'entre ces deux sources de possibles « vérités », il soit plus facilement convaincu par ce qu'il voit lui-même (les ombres) que par ce qui ne lui est révélé que par des logoi et que donc, il persiste à trouver, au moins pendant un certain temps, « les [choses] vues auparavant plus vraies que celles maintenant montrées », c'est-à-dire des images visibles plus « parlantes » que des logoi, à estimer comme Napoléon Bonaparte qu'« une bon croquis (ou, dans son cas, une observation directe de ses propres yeux) vaut mieux qu'un long discours ». Et il ne serait pas le seul dans ce cas puisque même nos plus grands savant d'aujourd'hui déploient des trésors d'inventivité et dépensent des sommes considérables pour produire des « images » visibles à l'appui de leurs dires, qu'il s'agisse de médecins ayant recours à des échographies, des radios, des scanners ou des IRM, d'astrophysiciens envoyant dans l'espace des satellites pour capturer des images agrandies du ciel étoilé, de physiciens construisant des accélérateurs de particules pour essayer de nous convaincre que des traits blancs sur fond noir des images produites par leurs instruments gigantesques représentent la trajectoire de particules minuscules invisibles à l'œil nu et confirment leurs théories sur l'existence de telle ou telle particule entrant dans la composition de la matière, toutes images dont l'interprétation repose sur une multitude de théories, de « savoirs » et de techniques physiques, optiques, électromagnétiques, informatiques, etc., que probablement pas un d'entre eux ne maîtrise toutes. Bref, même libéré des « liens » d'attachement exclusif à la vue comme preuve d'« existence » et de « vérité », un homme cherche toujours à rendre « visible » ce qu'il ne fait dans un premier temps que supposer, ce qui explique la difficulté qu'il a à admettre l'« existence » de « choses » immatérielles et purement intelligibles, c'est-à-dire à sortir de la caverne.
Mais si les prisonniers n'ont au départ pas conscience des « liens » qui les entravent, et si la « libération » ne peut venir que d'eux en résultat d'un changement de mentalité concernant la vue, comment cette libération peut-elle se produire ? C'est que, même si chacun est seul à pouvoir changer sa manière d'appréhender le monde qui l'entoure et modifier sa compréhension du rôle que la vue y joue, rien n'interdit que cette remse en cause soit le résultat d'échanges avec d'autres ou d'expériences personnelles ébranlant la confiance qu'il a en la / sa vue. Il n'y a pas une manière unique de se libérer et la seule chose que l'on puisse décrire de manière générale, c'est le résultat de cette libération, l'état d'esprit avant et après. (<==)
(34) « Vers la lumière elle-même » traduit le grec pros auto to phôs. Ici encore, Socrate abandonne le vocabulaire imagé de l'allégorie pour un vocabulaire adapté à la fois à l'imagerie de l'allégorie et à ce qu'elle cherche à imager, en parlant, non plus du feu, mais de la lumière dont il est la source, tout comme le soleil, dont Socrate nous dit, dans son décodage de l'allégorie, qu'il est ce que représente le feu (voir 517b3-4), est la source pour nous de la lumière qui éclaire notre monde et rend visible ce qui est visible.
Ceci étant, pour un platonicien, l'expression auto to phos a des résonnances particulières. Auto to ***, (« le *** lui-même ») où *** est en général un adjectif substantivé (par exemple auto to agathon (« le bon lui-même ») en 507a3 ou 534c4), est en effet une formule dont la plupart des commentateurs font un quasi-synonyme de eidos et idea pour désigner ce qu'ils appelent la « forme / idée » platonicienne (ainsi, pour eux, auto to agathon (« le bon lui-même ») et hè tou agathou idea (« l'idée du bon », cf. 505a2, 517b8-c1, 534b9-c1) sont synonymes). Je pense pour ma part que ces trois expresssions, auto to ***, eidos et idea désignent pour Platon trois choses différentes (voir sur ce point les entrées correspondantes de mon Lexique des mots grecs importants pour comprendre Platon, ailleurs sur ce site). Quoi qu'il en soit, il n'y a pas besoin ici de chercher un sens caché à l'expression auto to phos (« la lumière elle-même »), qui se comprend sans difficultés au premier degré dans ce contexte : le prisonnier est contraint de regarder non seulement vers les statues, mais aussi vers le feu, source de la lumière qui produit les ombres, c'est-à-dire vers la lumière elle-même (pros auto to phôs). Mais c'est dans une autre direction que cette expression doit nous interpeller et nous amener à nous poser des questions qui ne nous éloignent pas trop de la problématique des eidè et ideai. La question qui se pose et que traduit la difficulté du prisonnier libéré à faire ce qu'il est contraint de faire, « porter son regard vers la lumière elle-même », c'est celle de savoir si l'on peut voir « la lumière elle-même » : ce qu'on peut voir avec nos yeux, ce sont les « choses » éclairées par la lumière, pas la lumière elle-même ! On peut voir une source de lumière, le feu, ou le soleil, mais pas la lumière en tant que telle. Bref, la lumière, qui permet aux hommes de voir tout ce qu'ils voient et leur donne confiance dans la « réalité » de ce qu'ils voient, ne fait elle-même pas partie des choses qu'ils voient (il n'y a pas d'ombre du feu sur la paroi de la caverne que regardent les prisonniers) et n'est appréhendable par eux que par un raisonnement qui les conduit à admettre, à partir en particulier de l'expérience que fait tout homme du jour et de la nuit, que, comme le dit Socrate dans la mise en parallèle du bon et du soleil qui a précédé l'analogie de la ligne, pour qu'on puisse voir, il faut, en plus d'yeux capables de voir et d'objets colorés capables d'être vus, « un troisième genre [de chose] » (genos triton, 507e1), qui n'est autre que la lumière (phos, 507e4), mais qui, elle, n'est pas visible en elle-même, mais seulement par les effets qu'elle produit sur ce qui est capable d'apparaître coloré à des yeux humains. Car ce n'est pas regarder « la lumière elle-même » que de regarder une source de lumière, ici le feu, ou ce qu'il représente dans l'allégorie, le soleil. Et, de toutes façons, ce n'est pas en regardant le feu, ou le soleil, qu'on apprendra quoi que ce soit sur ce qui nous entoure et qu'il éclaire. Tout au plus risque-t-on de se brûler les yeux et de s'aveugler au point de ne plus pouvoir voir quoi que ce soit et de finir aveugle. Et cela ne nous apprend rien non plus sur « la lumière elle-même » puisque justement celle-ci ne nous est connue que par ses effets sur autre chose qu'elle-même. Et il faudra se souvenir de cela lorsque, dans la suite de l'allégorie, il sera question du prisonnier sorti de la caverne et présenté comme contemplant à loisir « le soleil lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre » (ton hèlion...autin kath' hauton en tèi autou chôrai », 516b4-6), formule tellement emphatique qu'elle en devient suspecte. L'objectif de la formation intellectuelle est-il de contempler le bon lui-même, ce qui ne nous apprendrait pas plus sur quoi que ce soit que de contempler la lumière elle-même, ou de chercher à comprendre ce qui est bon pour nous, êtres humains (anthrôpoi), individuellement et collectivement, c'est-à-dire d'appréhender le bon à partir de ses effets et non « en lui-même » (auto), comme nous n'appréhendons avec nos yeux la lumière que par ses effets ?... C'est la direction dans laquelle cherche à nous orienter la mise en parallèle du bon et du soleil qui a servi d'introduction aux deux images de la ligne et de la caverne, dans laquelle la lumière est, dans l'ordre du visible, l'analogue du savoir (epistèmè) dans l'ordre de l'intelligible (comme on en retrouve la trace dans l'expression « Siècle des Lumières » ; voir plus spécifiquement 508e1-509a5). En quoi cela nous serait-il profitable, en tant qu'âmes incarnées, de connaître ce qu'est « le savoir lui-même » (autè hè epistèmè), qui ne serait savoir de rien de particulier, « le savoir, non pas qui est attaché à ce qui devient, ni qui est en quelque sorte différent en étant dans les [choses] différents auxquelles nous donnons à présent le nom d'"étants", mais le savoir qui est dans ce qui est réellement (étymologiquement « à la manière d'un étant ») étant » (epistèmèn, ouch hèi genesisprosestin, oud' hè estin pou hetera en heterôi ousa hôn hèmeis nun ontôn kaloumen, alla tèn en tôi ho estin on ontôs epistèmèn ousan, Phèdre, 247d7-e3), dont Socrate nous dit justement qu'il est de l'autre côté du ciel, en un lieu supracéleste qui n'est pas accessibles aux âmes humaines incarnées ? Non pas que la lumière (ou le savoir) ne soient rien en eux-mêmes, comme le montre, pour le savoir, la citation du Phèdre, mais ils sont de l'ordre des « choses » qu'en tant qu'âmes incarnées, nous ne pouvons appréhender que par leurs effets, pas en eux-mêmes. Dans cette perspective, la lumière est donc le premier exemple pour le prisonnier libéré qui, jusqu'alors, ne jurait que par la vue, de quelque chose que nous ne pouvons voir, mais dont nous sommes forcés d'admettre l'« existence », ce qui constitue un premier pas, difficile mais pas impossible, vers les intelligibles hors de la caverne. (<==)
(35) « ... que ses yeux lui feraient mal, ... » : cette réplique continue la phrase commencée par Socrate dans sa réplique précédente par « Ne penses-tu pas... », proposition principale qui est ici sous-entendue avant une succession de propositions infinitives qui continuent celles qui terminent la réplique précédente : « ...qu'il serait dans l'embarras (aporein)... », « ... qu'il croirait (hègeisthai)... », et maintenant, « ...que ses yeux lui feraient mal (algein)... », « ...qu'il se déroberait (pheugein)... », « ...qu'il tiendrait (nomizein)... » (<==)
(36) « Réellement
plus claires » traduit le grec tôi onti saphestera.
Tôi
onti est une formule adverbiale construite sur le participe présent
du verbe einai (« être »), qui nous maintient
dans le vocabulaire de l'« être », par des effets de redondance supposés donner plus de poids à ce terme sans signification propre. Saphestera est le comparatif
neutre pluriel de l'adjectif
saphès, qui veut dire « clair, manifeste, évident,
véritable, sûr, digne de confiance ». Cet adjectif,
plus qu'alèthès
qu'on a rencontré plus haut (515c2) pour dire « vrai »,
insiste sur la dimension « visuelle » de l'évidence,
qui est justement en jeu dans le jugement des prisonniers sur les ombres et
dans la difficulté qu'a le prisonnier libéré à « voir » distinctement ce qui lui est montré dans une lumière trop « éblouissante », puisqu'il s'agit justement de dépasser le stade du visible pour accéder à ce qui, dans le visible, échappe justement à la vue seule.
Après le critère de la vérité (alètheia) utilisé en 515d5-7 (« il croirait les [choses] vues auparavant plus vraies (alèthestera) que celles maintenant montrées »), voici le critère de la clarté (saphèneia, dérivé de saphès (« clair »), dont, comme je viens de le dire, saphèstera est le comparatif). On retrouve donc dans l'allégorie les deux critères qu'avait mentionnés Socrate dans l'analogie de la ligne : la clarté (saphèneia) en 509d9, lorsqu'au moment de découper les deux segments, celui du vu et celui du perçu par l'intelligence, il annonçait qu'il allait le faire selon « la clarté et de l'absence de clarté des uns par rapport aux autres », et la vérité (alètheiai), mentionnée à la transition entre les deux découpages, en 510a9, lorsqu'il demandait à Glaucon s'il « consentirai[t] à dire que cela est divisé par la vérité ou pas [de telle manière que] comme l'opiné [est] par rapport au connu, ainsi ce qui a été rendu semblable [est] par rapport à ce à quoi ça a été rendu semblable ». Ici, « ce qui a été rendu semblable » (to homoiôthen), ce sont les ombres, figurant les images produites par la vue, et « ce à quoi ça a été rendu semblable » (to hôi hômoiôthè), ce sont les objets dépassant du mur, figurant les objets matériels agissant sur la vue. Ce que dit ici Socrate confirme ce que je disais dans les notes sur ces propos de l'analogie de la ligne : la clarté est un critère subjectif qui dépend du point de vue adopté par le prisonnier, qui « croit » (nomizein, 515e3) les choses vues auparavant plus claires que celles montrées maintenant, alors que la vérité s'apprécie par rapport à un critère objectif, « ce qui est » (to on, cf. egguterô tou ontos (« un peu plus proche de ce qui est », 515d3), même si l'on peut se tromper sur elle et « croire » (nomizein, 515c2 ; hègeisthai, 515d6) vrai quelque chose qui ne l'est pas, ou plus exactement, puisque la vérité n'est pas de l'ordre du tout ou rien mais implique une progressivité, qui ne dévoile pas le tout de ce dont elle ne montre qu'un aspect partiel. Rappellons-nous qu'au sens étymologique, alèthès veut dire « non caché » et que donc, le « dévoilement » qui conduit à la vérité, c'est-à-dire à l'expression exacte et complète au moyen du logos de ce qui est, peut être progressif et le risque est permanent que l'on croit être arrivé au bout du dévoilement alors qu'on n'en est encore qu'à un dévoilement partiel. C'est toute la problématique de la progression à travers les segments de la ligne et, ici, celles des différentes étapes par lesquelles passe de prisonnier, depuis son état de prisonnier jusqu'à sa contemplation du soleil hors de la caverne. Et c'est cette progression que suggère Socrate lorsqu'il parle d'être « un peu plus proche de ce qui est et tourné vers des [choses] qui sont plus », c'est-à-dire pour lesquelles on appréhende plus de ce qu'elles sont, qui nous sont un peu plus « dévoilées », et c'est le risque de se croire arrivé au terme de la recherche de « ce qui est » (to on) alors qu'on n'en est encore qu'au début qu'il met en évidence lorsqu'il parle du prisonnier qui vient d'être libéré qui croit « les [choses] vues auparavant (les ombres, c'est-à-dire l'apparence pour la vue) plus vraies que celles maintenant montrées (les objets dépassant du mur, c'est-à-dire la matérialité de ce qui produit les ombres dans toute sa complexité, visible et non visible) ». (<==)
(37) « Quelqu'un le tirait de force » traduit le grec helkoi tis auton biai. Nouvelle intervention d'un tiers, tis (« quelqu'un »), et le réemploi de tis (« quelqu'un ») pour en parler, et non pas du verbe à la troisième personne sans sujet explicite, impliquant que le sujet est le même que celui des verbes précédents, le « quelqu'un » (tis) de 515d1, comme c'est le cas en 515e1 (anagkazoi auton, « il le contraignait »), suggère qu'il ne s'agit pas de la même personne que précédemment. Et ce nouvel intervenant emploie, lui, la force physique (bia) pour imposer au prisonnier libéré un déplacement dans la caverne vers la sortie. Il n'en reste pas moins que, si, dans l'imagerie de l'allégorie, il s'agit bien de force physique et de mouvements du corps, dans ce que l'allégorie cherche à représenter de manière imagée par ces mots, il s'agit de mouvements de la pensée et d'une contrainte imposée par la « force » des raisonnements utilisés par le « quelqu'un » dont il est ici question. Sortir de la caverne, c'est découvrir qu'il existe des « choses » « qu'on ne peut pas voir autrement que par la pensée (dianoia) » (511a1), ce qui n'est pas la même chose que d'admettre que, dans des « choses » matérielles qu'on peut voir avec les yeux, la vue ne nous révèle pas tout sur ces « choses » : c'est une chose d'admettre que la peau de Socrate cache à mes yeux un cerveau logé dans son crâne et les os (la boîte crânienne) qui le protègent, c'en est une autre d'admettre que ce cerveau abrite une pensée qui a conduit Socrate à accepter sa condamnation à mort, et c'en est encore une autre d'admettre que ce qu'il appelle « justice » et au nom de quoi il l'a fait est « quelque chose » et pas un simple mot. Et ce n'est pas le même « quelqu'un » (tis) qui est en mesure de convaincre à ces différents niveaux : pour convaincre que, derrière la peau d'un crâne d'homme, on trouve des os et un cerveau, un médecin matérialiste fera l'affaire, voire même une personne qui a eu l'occasion d'observer des cadavres en décomposition ou des animaux abattus, dépecés et coupés en morceaux et qui raisonne par généralisation de ce qu'il a vu à d'autres espèces animales, dont l'espèce humaine, et il n'est pas nécessaire pour admettre cela d'admettre que la justice est plus qu'un mot ; pour convaincre que Socrate n'est pas resté dans sa prison seulement parce que ses muscles, ses os et ses tendons avaient pris un certain arrangement, mais parce qu'il avait certaines convictions pour lesquelles il était prêt à mourir et qu'il était capable d'expliquer de manière rationnelle (cf.Phédon, 98c1-99a4), un psychologue sera plus adapté ; mais pour convaincre que la justice n'est pas qu'un simple mot, c'est une autre affaire !... En fait, à chaque étape, il suffit de quelqu'un qui a déjà franchi cette étape pour aider d'autres personnes à la franchir : pour aider à voir les statues, pour employer l'imagerie de l'allégorie, il suffit de quelqu'un qui a pris l'habitude de les voir ; pour sortir de la caverne, il faut une personne qui a déjà fait ce trajet, même s'il n'est pas parvenu à voir les astres et le soleil, et qui est revenu dans la caverne ; et ce n'est que pour arriver jusqu'à la dernière étape qu'il faut quelqu'un qui a déjà fait le trajet complet. C'est ce qui explique que le tis (« quelqu'un ») qui va « tirer » le prisonnier libéré hors de la caverne n'est pas nécessairement le même que celui qui l'a contraint à regarder les statues et à les nommer. (<==)
(38) « Tout
au long de la montée rocailleuse et escarpée » traduit
le grec dia tracheias tès anabaseôs kai anantous. Anabasis
désigne plutôt l'action de monter, l'ascension, que le chemin par
lequel on monte, alors que les adjectifs qui qualifient cette anabasis
s'appliquent plutôt au chemin : trachus veut dire « rude,
rocailleux, raboteux », et anantès veut dire « montant,
escarpé ». Le terme français « montée » a l'avantage
d'avoir les deux sens et de pouvoir désigner aussi bien l'action de monter
que le chemin qu'elle emprunte. Reste que, malheureusement, les adjectifs associés
tirent le sens vers celui de « chemin ». Ce qu'il faut retenir malgré
tout, c'est que ce dont parle ici Socrate, c'est à la fois du chemin
suivi et de son ascension par le prisonnier libéré, et qu'une
fois encore, Platon semble vouloir attirer notre attention sur les processus,
sur les actions du prisonnier plus que sur le « paysage » et
l'environnement : la méthode qu'il semble privilégier pour
cela consiste à associer, comme ici, et comme déjà au début,
quand il parlait d'oikèsei spèlaiôdei, d'« habitation
ressemblant à une caverne » (voir note 8),
des noms d'actions à des adjectifs descriptifs de l'environnement de
ces actions.
Il convient de se souvenir ici de ce que j'ai dit dans la note 10 sur la disposition de la caverne : contrairement à ce que laissent penser la plupart des illustrations de l'allégorie, la sortie de la caverne vers laquelle doit escalader le prisonnier libéré n'est pas derrière le feu, mais dans une autre direction, plutôt orthogonale à l'axe qui va de la paroi sur laquelle se projettent les ombres au feu en passant par le mur et la route qu'il cache. Ce qui laisse penser qu'il en est ainsi est, comme je l'ai déjà dit dans cette note, le fait que Socrate, après avoir pris le temps de nous décrire les réactions du prisonnier découvrant les statues, ne nous dit rien de réactions qu'aurait eu le prisonnier en découvrant les porteurs cachés par le mur, ce qu'il n'aurait pas manqué de faire si le prisonnier était effectivement passé de l'autre côté du mur, ce qui était indispensable si la sortie de la caverne était derrière le feu, et donc aussi derrière le mur. Traduit du langage de l'allégorie à celui de ce qu'elle veut imager, cela revient à dire que ce n'est pas en cherchant comme Icare à s'approcher du soleil (dont le feu est l'image), c'est-à-dire en restant dans le registre du visible, et plus globalement du matériel, dont la caverne est l'image, que l'on peut accéder à l'intelligible, mais justement en prenant un autre chemin qui s'affranchit du visible et de la lumière matérielle qui permet aux yeux, et seulement aux yeux, de voir, celui du logos, qu'éclaire une autre « lumière », celle du savoir (epistèmè) produite par l'idée du bon (hè tou agathou idea) (dont le soleil est l'image ; cf. la fin de la note 34) qui permet à notre esprit / intelligence (noûs) de comprendre le monde qui l'entoure et le rôle qu'il a à y jouer Et c'est ce logos, proprement mis en œuvre dans le dialegesthai (la pratique du dialogue), qui impose à l'esprit ses propres contraintes et le « force » à admettre les conclusions de raisonnements bien menés. Il ne s'agit plus de voir (au sens propre), mais de comprendre...
(<==)
(39) « La lumière du soleil », quelques mots auparavant, traduisait mot-à-mot le grec to tès hèliou phôs. Ici, « l'éclat [du soleil] » traduit le mot grec augès, qui, à lui tout seul, veut dire « lumière éclatante », et particulièrement celle du soleil. Alors que, tant qu'on était encore dans la caverne, c'est-à-dire dans le monde visible et matériel, Socrate faisait des efforts pour éviter le vocabulaire analogique propre à l'allégorie et, par exemple, parlait de la lumière, sans préciser qu'il s'agissait de celle du feu ou des ombres en les appelant « ce qu'il est capable de voir distinctement », c'est-à-dire cherchait à tirer le discours dans le sens de l'abstraction, dès qu'il commence à évoquer la démarche intellectuelle qui nous permet de sortir de la caverne et de progresser dans le monde extérieur, image de l'ordre intelligible, il cherche au contraire à imager, à « concrétiser », son discours, en parlant de force physique, d'escalade, de soleil pour évoquer le caractère contraignant des raisonnements bien menés, la difficulté de la démarche qui nous mène vers l'idée du bon (hè tou agathou idea), c'est-à-dire vers ce qui est accessible du bon lui-même (auto to agathon) aux êtres humains que nous sommes du fait des contraintes de notre nature. (<==)
(40) « Ne pourrait pas même voir un [seul] des [***] maintenant dits vrais » est la traduction au plus près du grec horan oud' an hen dunasthai tôn nun legomenôn
alèthôn (mot à mot « voir pas_même éventuellement un (le nombre 1, pas l'article indéfini) être_capable_de des maintenant dits vrais »). Si je l'ai mise entre parenthèses après une traduction plus libre par « ne pourrait rien voir de ce qui est maintenant dit vrai » que je vais dans cette note chercher à justifier, c'est pour mieux mettre en évidence ce qui se joue dans cette question à première vue non problématique, figuré dans la traduction littérale par les trois astérisques : le grec ne précise pas ce que sont « les maintenant dits vrais » au-delà du fait qu'ils sont dits vrais ! Cette tournure elliptique en grec ne permet en effet pas de savoir ce qui est « dit vrai », représenté par l'article tôn (« des », génitif neutre pluriel) substantivant la formule « maintenant dits vrais » (nun legomenôn
alèthôn) sans prendre la peine de préciser ce qui est « maintenant dit vrai », selon une tournure familière en grec, mais qui oblige en français, si l'on veut conserver le pluriel, à suppléer un mot comme « choses », et c'est là tout le problème, car cela rend quasi impossible de percevoir le changement de paradigme que Socrate associe à la sortie de la caverne et au passage du visible à l'intelligible que, comme à son habitude, il nous laisse le soin de découvrir ! Qu'est-ce qui peut bien être dit « vrai » quand on sort de la caverne pour passer du visible à l'intellitgible ? Pour tout les traducteurs que j'ai consultés, la réponse semble aller de soi et les variations d'un traducteur à l'autre ne portent que sur le mot à ajouter, le choix étant entre « choses » (3), « objets » (4) et « êtres » (2), comme on peut s'en rendre compte ici :
- Chambry (Budé) : « [il] ne pourrait voir aucun des objets que nous appelons à présent veritables ? » ;
- Robin (Pléiade) : « il ne serait pas incapable de voir même un seul de ces objets qu'à présent nous disons véritables ? » ;
- Baccou (GF90) : « pourra-t-il... distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ? » ;
- Dixsaut (Bordas) : « ne lui serait-il pas impossible de voir même un seul de ces objets que nous disons maintenant véritables ? » ;
- Piettre (Nathan) : « il ne pourrait pas discerner un seul des êtres appelés maintenant véritables ? » ;
- Pachet (Folio essais 228) : « serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses qu'à présent on lui dirait être vraies ? » ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « l'empêche de voir le moindre des objets qu'on qualifie maintenant de vrais ? » ;
- Karsenti/Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « ne serait-il pas incapable de voir ne serait-ce qu'un seul des êtres que nous appelons maintenant vrais ? » ;
- Leroux (GF653) : « serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses qu'à présent on lui dirait être vraies ? » (traduction reprise mot à mot de Pachet).
« Choses » est le plus neutre car, en français il reste très ouvert, même vers des « choses » qui ne sont pas matérielles, en particulier dans la formule « quelque chose », mais pas seulement (par exemple : « s'il y a bien une chose que je déteste, c'est de rester sans rien faire » ; « c'est une chose de ne pas être d'accord avec son interlocuteur, c'en est une autre de lui taper dessus pour ça » ; etc.). « Objets » impose presque l'idée que ce dont il s'agit est « matériel », tangible sinon visible, même si l'on peut parler de « l'objet de ses pensées » sans que cela implique nécessairement un objet matériel. « Êtres » semble le plus ouvert, mais il introduit une problématique « ontologique » que Socrate s'est bien gardé d'introduire, en évitant soigneusement le verbe einai (« être ») sous une forme ou sous une autre, et, comme les deux précédents, suggère lui aussi qu'on vise des « unités » disjointes auxquelles on peut s'intéresser individuellement. Et de fait, ce que ces trois options ont en commun c'est qu'elles tirent avec elles l'idée que, dans l'intelligible aussi bien que dans le visible, c'est-à-dire hors de la caverne aussi bien que dedans, on s'intéresse à des collections d'« objets / choses / êtres » qu'il s'agit d'appréhender individuellement et qui constituent les « objets propres » de tel ou tel segment de la ligne / étape de la progression dans l'allégorie. Bref, même si, dans l'esprit du traducteur, les « objets / choses / êtres maintenant dits vrais », c'est ce qu'il appelle les « formes / idées platoniciennes », il s'agit encore de les considérer comme les éléments d'un ensemble dont on peut envisager chaque élément indépendamment des autres, comme on le fait pour les « objets » matériels.
Et c'est là que le bât blesse, car est-ce bien cela que Socrate a en tête ? Certes, dans l'imagerie de l'allégorie, qui « matérialise » aussi bien le visible que l'intelligible, et qui emploie « voir » dans tous les cas (ici horan en début du groupe de mots examiné), il y a des « choses » à « voir » aussi bien dans la caverne qu'hors de la caverne. Mais si maintenant on s'intéresse au qualificatif donné à ces ***, celui de « vrai » (alèthes), que peut bien vouloir dire qu'une chose, un objet ou un être est « vrai » ? Comme je l'ai déjà dit dans la note 19 à l'occasion de la première occurence du mot alèthes (« vrai ») dans l'allégorie, la vérité, le « dévoilement » qu'implique l'étymologie du mot grec alètheia, suppose toujours deux « choses », un observateur et un observé plus ou moins « dévoilé » à l'observateur, celui-ci traduisant le résultat de son observation par un logos supposé rendre compte du pragma (« fait / chose ») qu'il observe avec ses sens et son intelligence (noûs) : est dit « vrai » un logos qui rend compte du pragma (« fait / chose ») qu'il prétend décrire de manière adéquate à ce pragma (« fait / chose »). Pour les prisonniers qui ne se sont pas libérés de leurs liens, le logos dont l'adéquation peut être soumise à ce qui est pour eux le critère de vérité, c'est celui qui donne un nom à une ombre (une « apparence » pour la vue), et la seule chose que l'on puisse verifier dans ce cas est l'adéquation du nom à l'ombre à laquelle on l'attribue. Mais les noms sont purement arbitraires, comme le montre le fait qu'ils sont différents d'une langue à une autre pour parler des mêmes pragmata (« faits / choses »), et ne valent que par l'accord établi par l'usage (nomos) entre personnes parlant la même langue, si bien que l'adéquation qui constitue dans ce cas le critère de « vérité » est l'adéquation entre le nom et l'usage (nomos), pas entre le nom et le pragma (« fait / chose ») auquel on l'attribue, avec lequel il n'a rien de commun. Un tel logos, si tant est qu'on puisse l'appeler logos, ne nous apprend donc rien sur ce qu'il nomme sinon que les interlocuteurs sont d'accord pour utiliser les sons ou les graphismes qui représentent ce nom pour désigner certaines ombres qui ont certains points communs entre elles. Lorsqu'un prisonnier se libère de ses liens mais reste encore dans la caverne, les noms ne sont plus attribués sur des critères exclusivement visuels, mais aussi sur la base de descriptions faites au moyen de logoi, mais un tel prisonnier reste dans une problématique de nommage où ce qui compte, c'est de donner le bon nom à ce dont on parle (cf. « si... chacune des [choses] qui passent, [en les] lui montrant, il [le] contraignait en questionnant à discerner dans ses réponses ce que c'est », 515d4-5 et note 31) et, pour lui, les logoi sont des moyens d'arriver aux noms, supposés manifester la connaissance de ce dont on parle (capturer les bons oiseaux dans la volière dont parle Socrate dans le Théétète (cf. Théétète, 196c4-200d4), où ces oiseaux représentent des connaissances et non pas des noms, ce qui explique pourquoi l'image échoue à expliquer la possibilité du discours faux (voir la page de ce site intitulée « Tablette de cire et colombier »)), et non pas les noms des moyens d'« entrelac[er] des eidè les uns avec les autres » (Sophiste, 259e5-6) de manière à produire des logoi énonçant éventuellement le vrai à propos des relations existant entre les « étants » auxquels ils font référence. Dans cette prespective, où l'appréhension de ce qu'on nomme passe à la fois par la vue et par le discours, le problème du vrai devient celui de la plus ou moins grande crédibilité des éléments, à la fois visuels et non visuels, sur lesquels on nomme ce dont on parle (cf. 515d5-7 et note 33). Sortir de la caverne, c'est renverser cette perspective et prendre conscience du fait que la vérité est à chercher dans les logoi et non pas dans les « choses / objets / êtres » et qu'il n'y a de vérité pour les hommes (anthrôpoi) qu'à propos de relations, pas sur les « choses / objets / êtres » pris individuellement. Dit autrement, il s'agit de passer d'une problématique de catalogage / nommage dans laquelle les éléments considérés peuvent être envisagés indépendamment les uns des autres à une problématique de tissage / entrelacement où ce qui importe, ce sont les liens existant entre les éléments d'un tout qu'il faut appréhender dans son ensemble (cf. sumplokè eidôn, « entrelacement des eidè », qui est la définition du logos donnée par l'Étranger d'Élée en Sophiste, 259e5-6, déjà cité plus haut). En d'autres termes, le but ultime n'est pas de connaître le bon lui-même (auto to agathon), qui ne nous apprendrait pas plus, à nous, êtres humains incarnés, que de contempler le soleil lui-même, mais de chercher à connaître ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement. Ce renversement de perspective est traduit par Socrate par le biais du vocabulaire : quand il parlait de « vrai » dans la caverne, il employait les verbes nomizein (« tenir pour, croire, penser », 515c2) dans le cas des prisonniers pas encore libérés de leurs liens, et hègeisthai (« croire, penser », 515d6) pour le cas des prisonniers qui viennent de se libérer, c'est-à-dire des verbes qui renvoient à des opinions et à des usages (nomizein issu de la racine nomos, « usage, coutume, loi »), alors que maintenant, il emploie le verbe legein (« dire, parler »), dont dérive logos qui évoque la raison, le raisonnement, le discours porteur de sens. Ce qu'il s'agit de « voir » maintenant, ce n'est plus l'apparence des « objets / choses / êtres » matériels et visibles pour les yeux, et pas non plus l'apparence pour l'esprit de « formes / idées / concepts /... » immatériels pris un à un, mais l'évidence des raisonnements (l'un des sens de logos) et la cohérence de l'ensemble qu'ils nous font connaître, et cela ne vient pas tout de suite simplement parce qu'on est sorti de la caverne.
Le seul moyen en français de conserver dans la traduction en français le non-dit du grec sur la nature de ce qui est dit vrai, que j'ai représenté dans ma traduction aussi littérale que possible par *** (entre crochet pour manifeste que c'est un ajout), qui me semble ici la chose la plus importante à y conserver, au prix de quelques écarts avec le grec (traduire ou' hen (« pas même un ») par « rien » et passer du pluriel au singulier), est de « traduire », comme je le fais dans ma traduction moins littérale, par « ne pourrait rien voir de ce qui est maintenant dit vrai » (le « est » que cela impose dans cette traduction n'est pas un « est » à portée potentiellement « ontologique », mais un « est » auxiliaire faisant partie de la forme passive « est dit » du verbe « dire » rendant le participe présent passif legomenôn du grec). (<==)
(41) Le mot grec traduit ici par « tout de suite », exaiphnès, est le même que celui qui, en 515c6, était traduit par « subitement ». Alors que la « libération » initiale du prisonnier pouvait se produire exaiphnès (« subitement ») par une sorte de « déclic » (cf. note 24), qui n'était que la mise en branle de l'esprit résultant de l'étonnement (le début de la philosophia selon Théétète, 155d2-3) devant tel ou tel phénomène naturel perçu par nos sens, l'appréhension des réalités de l'ordre intelligible ne peut être que le résultat d'un long effort de réflexion, que va illustrer Socrate dans la suite de son allégorie. On ne « voit » pas l'âme humaine tout d'un coup ! (<==)
(42) « Accoutumance » traduit le mot grec sunètheia, composé du préfixe
sun- (avec) et d'un substantif formé sur le mot èthos, « habitude, usage, coutume, manière d'être, caractère » (dont vient le mot français « éthique »), ètheia, qui n'existe pas dans les dictionnaires en tant que mot à part entière (ètheia existe en tant que féminin d'un adjectif, ètheios, terme d'amitié qui signifie « très cher, chéri » à partir de l'idée de quelqu'un que l'on fréquente de manière habituelle, et on va trouver en 518a7, dans le commentaire de l'allégorie, le mot aètheia, formé par adjonction du alpha privatif devant ètheia, dans le sens de « manque d'habitude » ; cependant, pour une possible utilisation par Platon du mot ètheia, soit qu'il s'agisse d'un mot ancien tombé en désuétude sans laisser de traces dans les textes qui sont parvenus jusqu'à nous, soit qu'il s'agisse d'un néologisme forgé pour l'occasion par lui, dans un sens pratiquement équivalent à sunètheia, en 532c1, dans un membre de phrase dont le texte reçu pose problème malgré l'unanimité des manuscrits, mais qui est clairement un rappel de cette réplique de Socrate décrivant l'arrivée du prisonnier hors de la caverne dans le cadre plus large d'un rappel de l'allégorie de la caverne, voir la note 21 à ma traduction de la section intitulée « Définition du dialegesthai »). On trouve
donc réunies dans sunètheia les idées de communauté, de fréquentation renforcées par le préfixe sun-,
et celle d'habitude. Mais ce n'est pas tant l'habitude acquise que désigne Socrate par ce mot, mais le processus qui permet d'acquérir cette habitude, ici donc de s'habituer progressivement à la lumière ambiante pour parvenir à voir distinctement (kathorôi, en 516a6) d'abord les choses les moins lumineuses, puis petit à petit des choses de plus en plus lumineuses jusqu'à pouvoir diriger son regard (prosblepôn, en 516a9) vers le soleil lui-même, ce qui justifie la traduction par « accoutumance » de préférence à celle par « habitude » que j'avais utilisé dans les précédentes versions de cette page. C'est donc tout le processus que va décrire la réplique dans son ensemble auquel renvoie le mot sunètheia qui l'ouvre : dans le texte grec, en effet, sunètheias est le premier mot de la réplique de Socrate, dont le dernier mot est hèliou (« du soleil »), qui désigne ce qui, dans l'imagerie de l'allégorie, figure le bon (to agathon). Notons encore que sunètheia peut aussi bien évoquer la « fréquentation » habituelle de ce qui est donné à voir hors de la caverne que le fait de vivre ensemble ou de fréquenter de manière habituelle d'autres personnes, par exemple pour discuter de ce que l'on « voit » (n'oublions pas que la vue est ici, dans cet extérieur de la caverne qui représente l'intelligible, une « vue » de l'esprit, représenté figurativement par le prisonnier).
On va retrouver la
sunètheia en 517a2 dans le processus inverse, celui qui sera nécessaire au prisonnier retournant dans la caverne pour s'habituer à l'obscurité et être de nouveau capable de discerner les ombres, et, à cette occasion, Socrate insistera sur le fait que cette adaptation de la vue aux conditions de luminosité différentes de celles auxquelles on était jusque là habitué (passage de l'obscutié à la pleine lumière ou le contraire) requiert beaucoup de temps. Il reviendra plus en détail sur ce double processus d'accoutumance dans son commentaire de l'allégorie, en 517d4-518b4, où l'on trouve l'expression hikanôs sunèthès genesthai (« devenir convenablement accoutumé ») en 517d7 et le mot aètheia (« manque d'accoutumance ») en 518a7, mot où c'est le alpha privatif qui a pris la place du préfixe sun- devant la racien ètheia (ce qui montre que, si le mot ètheia lui-même n'existait pas ou plus du temps de Platon, son contraire, aètheia, lui, existait bel et bien, même si Perseus n'en recense que 7 occurences, dont 4 chez Platon, les trois autres étant chez Euripide et Thucydide, contemporains de Socrate et Platon, et chez Pausanias, auteur plus tardif). (<==)
(43) « Pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même les [***] d'en haut » traduit le grec ei melloi ta anô opsesthai. Opsesthai est l'infinitif futur moyen du verbe horan (« voir »). Le moyen indique l'intérêt personnel pris par le sujet dans l'action impliquée par le verbe, son implication directe dans cette action. C'est ce que je cherche à rendre ici en ajoutant « par lui-même » à « voir », car il me semble qu'ici, cette nuance de sens est particulièrement importante : on peut « forcer » le prisonnier à escalader la paroi de la caverne pour le tirer au grand jour, c'est-à-dire l'amener par le raisonnement au point où il se rend compte qu'on ne peut tout expliquer en se limitant à une conception strictement matérialiste du monde (l'intérieur de la caverne, l'ordre du visible / sensible), mais on ne peut l'obliger à « voir » avec les yeux de l'esprit ce qui n'est pas perceptible par les sens. Il y a un moment où les efforts des éducateurs atteignent leurs limites et où l'élève est face à lui-même et doit s'impliquer personnellement, faire siennes les conclusions auxquelles mènent ces raisonnements, « voir par lui-même » ce qu'on ne peut que lui montrer, et, s'il n'a pas envie de le voir, on ne pourra pas le forcer à voir. C'est pourquoi le conditionnel (ei, « si, pour peu que » renforcé par l'emploi du verbe mellein, « avoir l'intention de », à l'optatif) combiné au moyen du verbe signifiant « voir » prend ici la place de la simple force physique (bia, cf. note 37) qui accompagnait l'ascension hors de la caverne.
Ce qu'il s'agit de voir est désigné de manière globale par l'expression ta anô, mot-à-mot « les
en haut ». Pas plus qu'à la fin de sa réplique précédente avec la formule tôn nun legomenôn
alèthôn (« des [***] maintenant dits vrais »), Socrate ne donne ici de nom à ce qu'il est question de « voir » hors de la caverne, le désignant chaque fois par la même tournure grecque qui permet d'utiliser l'article pour substantiver à peu près n'importe quoi, dans la rubrique précédent un groupe de mots incluant un adverbe (nun, « maintenant »), un participe passé passif (legomenôn, « dits ») et un adjectif complément de ce verbe (alèthôn, « vrais »), ici un simple adverbe, anô (« en haut, au-dessus »). L'adverbe anô s'utilise souvent
au sens figuré pour parler soit du ciel, en particulier considéré
comme la demeure des dieux, par rapport à la terre, demeure des hommes,
soit de la terre, considérée comme la demeure des vivants, par rapport
aux enfers, demeure souterraine des morts. Le haut est utilisé ici analogiquement pour désigner l'ordre intelligible par rapport à l'ordre visible / sensible. Mais ce n'est pas une raison pour en faire un « ciel » des « idées pures » qui serait comme un autre monde distinct du nôtre. Il y a continuité entre l'intérieur et l'extérieur de la caverne et le tout ne forme qu'un seul « monde ». Le « bas », c'est l'intérieur de la caverne, et le « haut », c'est l'extérieur, c'est-à-dire, comme la suite va le montrer, aussi bien la surface de la terre par rapport au monde souterrain de la caverne que le ciel étoilé encore au-dessus de la surface de la terre. Mais ici, contrairement à ce que j'ai pu faire à la fin de la réplique précédente de Socrate, la tournure en français qui permettrait d'éviter les astérisques, « ce qui est en haut », pose un autre problème, celui d'utiliser le verbe « être », très sensible dans un tel contexte dès qu'il n'est pas un simple auxiliaire (comme c'était le cas prédemment), même s'il est utilisé avec un attribut ou un adverbe, ce que se garde bien de faire Socrate. (<==)
(44) « Les ombres... et après / parmi cela les images sur les eaux » (tas skias... kai meta touto en tois hudasi ta... eidôla » : ces mots font écho de manière plus évidente que la seule mention des ombres dans la caverne (tas skias en 515a7), au legô de tas eikonas prôton men tas skias, epeita ta en tois hudasi phantasmata ( « j'appelle en effet images, tout d'abord d'une part les ombres, ensuite les reflets sur les eaux ») en 509e1-510a1 dans l'analogie de la ligne, par laquelle Socrate précise ce qu'il appelle eikones (« images ») lorsqu'il les associe au premier sous-segment du vu, à ceci près que, si pour les ombres, le mot utlisé est le même, pour les reflets, le vocabulaire a changé (eidôla a remplacé phantasmata,), mais le sens reste clair avec les deux mots grâce à la formule qui complète le mot utilisé, qui, elle, est la même dans les deux cas : en tois hudasi (« sur les eaux »). Et, alors que, dans l'analogie cette énumération concernait le premier sous-segment du vu, elle est reprise ici à l'étape qui correspond au premier sous-segment du perçu par l'intelligence. En fait elle l'avait déjà été lors de la première étape dans la caverne, correspondant au premier sous-segment du vu, mais de manière moins évidente : il y avait bien été question des ombres, désignées par le même mot (tas skias en 515a7), mais, pour trouver des reflets, il fallait aller les trouver dans les « reflets » sonores que constitue l'écho (èchô en 515b7) des paroles des porteurs, qui sont bien des sortes d'« images », mais des « images » de sons, et plus particulièrement de mots et de logoi, ce qui était destiné à nous préparer au genre d'ombres et de reflets dont il va être question ici, dans l'ordre de l'intelligible, où, justement, tout se passe au moyen de logoi. Il sera une fois encore question de reflets à propos du soleil, où Socrate reveindra au mot phantasmata, mais là encore avec la précision « sur des eaux » (en hudasi), pour dire du prisonnier sorti de la caverne qui en viendra à contempler le ciel qu'il sera finalement capable de voir « le soleil, non pas des reflets de lui sur des eaux ou en quelque autre place (ton hèlion, ouk en hudasi oud' en allotriai hedrai phantasmata autou, 516b4-6) ». Et c'est encore phantasmata, et toujours avec la précision « dans des eaux » (en hudasi), qui sera utilisé dans le rappel de l'allégorie de la caverne que fera Socrate en 532b6-c2, lorsqu'il évoquera « l'habituation en ce qui concerne les reflets dans des eaux (pros de ta en hudasi phantasmat' ètheia) » (sur ma lecture du texte grec de ce passage controversé, voir la note 21 à ma traduction de la section que j'ai intitulée « Définition du dialegesthai »). Socrate nous présente dans l'allégorie trois catégories de « choses » qui s'offrent successivement à la « vue » (des yeux ou de l'esprit) du prisonnier dans et hors de la caverne : les « réalités » agissant sur nos sens considérées dans leur dimension matérielle, dans le vu (les objets dépassant du mur dans la caverne), ces mêmes « réalités » agissant sur nos sens, mais aussi sur notre esprit / inteligence (noûs), considérées cette fois dans leur dimension intelligible, dans le perçu par l'intelligence (ce dont il est ici question hors de la caverne, identifié comme « les hommes et les autres [***] » (hoi anthrôpoi kai ta alla, mentionnés au génitif pluriel dans les mots en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla (« les images dans les eaux des hommes et celles des autres [***] »)), et enfin, toujours dans le perçu par l'intelligence, les ideai purement intelligibles, sans action sur nos sens (les astres du ciel hors de la caverne), mais dans chaque cas, selon deux modes de perception, indirecte à travers des ombres et des reflets, ou directe, qui généralisent aux deux segments de la ligne, le vu et le perçu par l'intelligence, ce que Socrate avait utilisé pour découper le segment du vu en deux sous-segments. Si l'on a trois catégories dans l'allégorie alors qu'il n'y a que deux segment dans la ligne (vu et perçu par l'intelligence), c'est seulement parce que, dans le perçu par l'intelligence, il y a deux catégories selon que ce qui y est perçu agit aussi sur les sens (et donc se retrouve aussi dans le vu) ou pas (c'est la raison pour laquelle les deux segments sont inégaux (anisa, 509d6), le segment du perçu par l'intelligence étant plus grand que celui du vu). Il ne suffit pas de sortir de la caverne pour avoir tout de suite accès aux ideai (les astres du ciel, dont le soleil) et même lorsqu'on en arrive à ce niveau, on commence par les appréhender à travers des « reflets ».
Dans la précédente version de cette note, j'avais développé une longue analyse des nuances de sens d'eikôn (dont eikones est le pluriel), eidôlon (dont eidôla est le pluriel) et phantasma (dont phantasmata est le pluriel), pour en arriver à la conclusion que ces trois mots renvoyaient à quelque chose qui est de l'ordre de l'image, mais qu'eikôn mettait l'accent sur la ressemblance entre l'« image » et ce dont elle est image, eidôlon sur le manque de consistance de ce qui s'offre à la vue dans une « image » et phantasma sur le fait qu'une « image » ne nous présente que l'apparence de ce dont elle est image et non pas la « réalité », et je cherchais à justifier dans chaque cas le choix par Socrate de l'un de ces mots plutôt qu'un autre par le changement de perspective et de problématique d'une occurrence à l'autre. Mais avant d'en arriver là, il faut d'abord noter que le grec du temps de Platon, s'il possédait un mot pour désigner ce que nous appelons en français « miroir », à savoir, katpotron, ne semble pas avoir eu de mot spécifique pour désigner les images produites par des surfaces réfléchissantes, miroirs ou autres. Il fallait donc utiliser une périphrase si l'on voulait spécifiquement parler de « reflets » au sens d'images produites par une surface réfléchissante. Et pour ce faire, on constate que Platon ne privilégiait aucun des trois mots renvoyant à la notion d'« image » examinés ici : dans l'allégorie de la caverne, on vient de voir qu'il alternait eidôlon et phantasma, et en République, III, 402b5-6, donc avant l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, il parlait des « images des lettres... rendues visibles soit sur des eaux, soit sur des miroirs » (eikonas grammatôn... è en hudasin è en katoptrois emphainointo) en utilisant alors le mot eikôn, mais là déjà, en ajoutant « dans des eaux (en hudasin). Ce qu'il faut retenir de cela, c'est que, pour lui, ce qui importait, ce n'était pas le mot sécifique utilisé pour parler d'« images », mais l'ensemble de la périphrase permettant de préciser sans ambiguïté de quelle sorte d'images il parlait. Et comme il ne voulait justement pas créer un vocabulaire « technique », mais entraîner ses lecteurs à la fluidité du langage et à la polysémie des mots, à la possibilité pour un même mot de prendre des sens différents dans des contextes différents et à des mots différent de prendre un même sens dans certains contextes, pour qu'ils parviennent à s'affranchir des mots pour raisonner sur des eidè, il prêchait par l'exemple variant son vocabulaire dès lors que le contexte assurait la bonne compréhension de ce dont il parlait. Et si ce sont les mots « dans les / des eaux » (en (tois) hudasi(n)) qui reviennent à chaque fois pour lever l'ambiguïté plutôt que « dans des miroirs » (en katoptrois), c'est sans doute parce que la surface non ridée par le vent d'une étendue d'eau était du temps de Platon ce qui pouvait produire les images les plus parfaitement ressemblantes à leur original, les techniques de fabrication de miroirs étant encore rudimentaires à cette époque, si bien que parler d'images sur les eaux, c'était suggérer que les images ainsi produites pouvaient être aussi ressemblantes que possible au modèle au point de tromper l'observateur (voir le mythe de Narcisse), ce qui n'était le plus souvent sinon toujours pas le cas avec les miroir de l'époque. Une autre raison, plus spécifique au cas de l'analogie de la ligne, est qu'il s'agit d'images naturelles produites sans la moindre intervention humaine (cf. note 14 à ma traduction de l'analogie), ce qui n'est pas le cas avec les images dans des miroirs, qui sont des productions de l'artisanat humain. C'est aussi la raison pour laquelle, dans cette analogie, Platon utilise une longue périphrase (« et sur les [choses] pour autant qu'elles sont par leur constitution
à la fois compactes, lisses et brillantes, et tout ce qui est du même
ordre ») après « sur les eaux » plutôt que de dire simplement « et sur les miroirs » comme il le fait en 402b5-6, périphrase qui ne préjuge pas du fait que ces « choses » sont des produits de l'artisanat humain. Il y a d'ailleurs un objet qui répond à cette description sans être un miroir et que Socrate compare justement à un miroir en Alcibiade, 132d10-133a3, c'est... l'œil humain, dans lequel on peut voir sa propre image quand on regarde attentivement les yeux d'une personne qui nous fait face. Cette analogie, si l'on y prend garde, nous prépare d'ailleurs à comprendre que, dans l'allégorie, les ombres représentent justement les images qui se forment dans les yeux de tout ce qui est visible pour des yeux humains.
Ces considérations ne rendent pas caduques les tentatives d'explications du choix des mots utilisés par Socrate pour parler d'« images » à propos des reflets que je développais dans la précédente version de cette note et qu'on pourra retrouver en cliquant ici, mais relativisent ces explications, plus contestables, dès lors que l'on a compris que ce qui importe avant tout à Platon, c'est de ne pas se fixer sur une seul mot et que donc l'alternance dans le choix entre mots multiples est plus importante que le choix spécifique fait dans chaque cas. (<==)
(45) « Tout d'abord [ce sont] sans doute les ombres [que,] le plus facilement, il verrait distinctement, et au milieu de ça les images sur les eaux des hommes et celles des autres [***], et même plus tard ceux-là mêmes » traduit le grec prôton men tas skias an rhaista kathorôi, kai meta touto en tois hudasi ta te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn eidôla, husteron de auta (mot à mot « en_premier d'une_part les ombres éventuellement le_plus_facilement il_verrait, et au_milieu_de ça dans les eaux les aussi des hommes et les des autres images, plus_tard et_même eux-mêmes » ; j'ai ajouté dans ma traduction entre crochets les mots « ce sont » et « que » pour me permettre de garder les mots au plus près de l'ordre qu'ils ont en grec). Cette phrase décrit les deux premières étapes hors de la caverne en reprenant, comme on l'a vu dans la note précédente, le découpage de l'analogie de la ligne pour le segment du vu entre images, et plus spécifiquement ombres et reflets, et originaux, appliqué cette fois au segment du perçu par l'intelligence. Et la seule sorte de « choses » qui est ici nommément identifiée de ce qui est à voir hors de la caverne dans cette étape, ailleurs que dans le ciel dont il va être question ensuite et qui donnera lieu à un second découpage entre images et originaux venant se superposer à un découpage entre nuit et jour sur lequel je reviendrai le moment venu, c'est « les hommes (tôn anthrôpôn) », tout le reste étant amalgamé dans un très général tôn allôn (« les autres [***] »). Concernant les anthrôpoi, il s'agit bien des hommes au pluriel, ce qui exclut qu'il s'agisse d'une quelconque « idée / forme de l'Homme » avec un grand « H ». Concernant le reste, on trouve plus loin dans la République des propos de Socrate qui permettent de préciser ce qu'il regroupe dans ce tôn allôn (« les autres [***] ») : dans le rappel de l'allégorie dans la discussion sur la dialektikè vers la fin du livre VII, d'abord en 532a1-5, lorsqu'il parle de « la partition (nomos) même que le dialegesthai conduit à son achèvement, celle qu'alors même qu'elle est [d'ordre] intelligible (noèton), imiterait le pouvoir de la vue que nous avons dit entreprendre de tourner d'abord les yeux vers les vivants eux-mêmes (auta ta zôia), puis vers les astres eux-mêmes (auta) et puis même finalement vers le soleil lui-même (auton) », où il ne fait pas de doute que la référence à la vue qui imiterait une « partition » d'ordre intelligible renvoie à l'allégorie où effectivement c'est la vue qui figure l'activité intellectuelle hors de la caverne, si bien que ce qui est évoqué ici, ce sont les objectifs du prisonnier libéré dans sa progression hors de la caverne, les « ça même » (ta auta) visibles seulement hors de la caverne, qui incluent maintenant, avant qu'il se tourne vers les astres et le soleil, « les vivants » (ta zôia) dans leur ensemble, et pas seulement les anthrôpoi ; puis quelques lignes plus loin, lorsqu'il évoque les étapes antérieures de cette progression et en particulier le moment de la sortie de la caverne, celui qui nous occupe ici, en parlant de « l'ascension depuis le souterrain vers le soleil, et là, en ce qui concerne les vivants et les plantes (ta zôia te kai phuta) et la lumière du soleil, l'impossibilité de tout de suite [les] regarder » (532b7-c1) ; et finalement, au début du livre X, dans la discussion sur les ideai de table et de lit, qui, en suggérant qu'il existe une idea de choses aussi triviales que des tables et des lit, montre que même les objets produits de l'activité humaine, les skeuè de 514c1, sont ouverts à l'intelligibilité. Bref, il faut comprendre ce tôn allôn (« les autres [***] ») comme renvoyant à tout ce qui était visible dans la caverne, c'est-à-dire tous les objets dépassant du mur et projetant des ombres, considérés maintenant comme ouverts à la compréhension par l'esprit / intelligence (noûs), c'est-à-dire à l'intelligibilité, et pas seulement perceptibles par la vue et les autres sens, qui n'en dévoilent que l'apparence, pas la finalité, ni la valeur au regard du bon (en quoi cela peut-il être bon pour nous, les hommes, individuellement et collectivement). Mais ces hommes, et les alla, les « autres [***] » à voir, ne sont pas vus tout de suite en eux-mêmes (auta, le dernier mot de ce membre de phrase qui, bien que neutre, mais pluriel, renvoie aussi bien à anthrôpôn, masculin ou féminin, qu'à allôn, neutre) ; ce que le prisonnier verrait d'abord le plus distinctement (kathorôi ; cf. note 25), s'il veut bien s'en donner la peine (cf. note 43), ce sont leurs ombres, puis, avec une plus longue accoutumance (sunètheia ; cf. note 42), il parviendrait à distinguer leurs reflets dans les eaux, avant de finir par les voir eux-mêmes. Deux questions se posent alors : de quels anthrôpoi s'agit-il ici, ou plus précisément que représentent ces anthrôpoi dans l'allégorie par rapport à ceux dont il a déjà été question auparavant (les prisonniers et les porteurs cachés par le mur), et à quoi correspondent ces différents niveaux de perception, ombres, reflets (eidôla ; cf. note précédente) et vision directe des hommes et du reste eux-mêmes (auta) ?
Comme je l'ai déjà expliqué dans la note 7, à l'occasion de la première occurrence de ce mot dans l'allégorie, déjà au pluriel (il est toujours employé au pluriel dans l'allégorie), anthrôpoi y désigne les âmes humaines plurielles et jamais on ne sait trop quelle « forme / idée de l'Homme » unique. Et j'ai précisé au début de la note 10 que les différentes occurrences de ce mot renvoyaient aux différents rôles que jouent les âmes humaines : sujets d'un éventuel processus d'éducation (paideia, cf. note 5) en tant que douées de raison (logos) (les résidents de la caverne pris au départ dans des liens), animatrices de corps humains, invisibles pour les yeux (les porteurs cachés par le mur) et enfin principes d'intelligibilité d'hommes dont les actions répondent à une finalité et résultent jusqu'à un certain point de choix éclairés par des raisonnements (logoi) plus ou moins pertinents qui les rendent « intelligibles » et dont ceux-ci peuvent rendre compte à travers des logoi / paroles. Et c'est dans ce dernier rôle qu'ils interviennent ici. Ce sont donc les mêmes anthrôpoi qui sont à la fois résidents de la caverne à leur naissance, porteurs derrière le mur dans la caverne, et « visibles » (par l'esprit / intelligence (noûs), c'est-à-dire intelligibles) à celles d'entre elles qui sont sorties de la caverne (qui peuvent les voir toutes, même celles qui sont restées dans leurs liens au fond de la caverne, qui sont des « âmes » intelligibles au même titre que les autres par celles qui ont atteint le stade d'éducation requis, même si elles-mêmes n'en ont pas conscience).
Mais alors, que veut dire Socrate lorsqu'il parle de « voir » dans un premier temps ces anthrôpoi / âmes, et tout le reste (sous-entendu « de ce qui était visible avec les yeux dans la caverne »), à travers des « ombres » et des « reflets » ? Il s'agit là de « voir » avec les yeux de l'esprit, c'est-à-dire de comprendre. Et cette compréhension se manifeste pour des êtres humains doués de logos par des paroles, des raisonnements (logoi), qui sont manifestés aux autres par des phénomènes physiques, sons ou graphismes, qui les rendent perceptibles par les sens. Il faut donc voir dans les « ombres » des anthrôpoi les logoi que prononcent ceux-ci, les raisonnements qu'ils tiennent pour rendre compte à d'autres de leurs actes, et dans les « reflets » de ces mêmes anthrôpoi et de tout le reste (ta alla) les logoi tenus sur eux, là encore pour tenter de les rendre intelligibles.
Mais avant d'aller plus loin, une question se pose, celle de savoir comment comprendre la préposition meta de meta touto : soit « après cela », soit « au milieu de ça ». En d'autres termes, s'agit-il de voir d'abord des ombres et ensuite seulement des reflets, ou les deux catégories mélagées ? Et cela dépend du sens que l'on donne à meta (ici utilisé avec l'accusatif). Pour tous les traducteurs que j'ai consulté, il semble évident que meta a un sens temporel (traduction de meta touto par « puis » pour tous les traducteurs en français consultés, sauf Robin, qui traduit par « après » et Pachet, qui traduit par « après cela » ; « after that » pour Shorey, Bloom ; « then » pour Grube, Reeve). Et de fait, le Bailly donne comme premier sens de meta suvi de l'accusatif « après / à la suite de », et seulement en second le sens de entre, parmi ». Par contre, le LSJ donne comme premier sens « into the middle of, coming into or among », et seulement ensuite le sens temporel « after, next to » avant de revenir au sens « among, beetween » précédé de la mention « generally » (de manière générale). Et le sens premier de meta, en tant qu'adverbe comme en tant que préposition suivi aussi bien du génitif que du datif est « au milieu de / parmi ». La question pourrait paraître anecdotique et sans grand intérêt, mais elle va revenir bientôt, avec l'expression kai meta taut(a) en 516b9, où, comme on le verra le moment venu, elle est tout sauf anecdotique. Si l'on revient à notre texte, ce qui conduit tout le monde à comprendre ici meta dans un sens temporel (« après ») est le contexte général de l'allégorie, qui décrit un cheminement conduisant le prisonnier à travers une succession d'étapes le faisant progresser vers un but final. Mais si l'on revient à l'origine de ces mentions d'ombres et de reflets, dans l'analogie de la ligne, Socrate se contente de les mentionner comme exemples de ce qu'il entend par images » (eikones), à égalité et sans établir de hiérarchie entre ces deux exemples, que néanmoins il est bien obligé de lister dans un certain ordre puisqu'il faut bien mettre les mots les uns à la suite des autres. Quand ces exemples d'images sont repris dans la description de l'intérieur de la caverne, la mention des ombres vient en premier et, si l'on comprend que l'écho joue le rôle des reflets, sa mention ne vient qu'ensuite, mais là encore, seulement parce qu'il faut bien un ordre dans l'exposition avec des mots, car, dans la réalité décrite, les ombres projetées et les échos des propos des porteurs sont simultanés dans le temps. C'est même ce qui permet aux prisonniers d'associer telle ombre à tel écho des paroles de son porteur. Maintenant que reviennent de manière explicite la mention des ombres et celle des reflets, qu'est-ce qui pourrait justifier, au niveau de ce que cherche à représenter l'allégorie, qu'il soit plus facile de voir des ombres que des reflets ? Si, comme je viens de le suggérer, les ombres et les reflets sont les uns et les autres des logoi, les uns des logoi ce ceux dont c'est l'« ombre » et les autres des logoi sur d'autres personnes dont ils présentent des « reflets », alors, les reflets sont toujours noyés au milieu d'ombres puisque nous les recevons par le biais de logoi d'un autre personne parlant de celui ou de ceux dont c'est un reflet. Mais le fait que la personne qui parle, en parlant d'une autre personne ou de n'importe quoi qui n'est pas elle, en donne un refet, n'empêche pas qu'en tant que paroles de celui qui parle, elle nous dit quelque chose de cette personne et nous en montre donc une ombre. C'est donc le sens « au milieu de » de meta qui convient ici, et il n'impose donc pas de voir une progression, qui serait une première et qu'on serait bien en peine d'expliquer, entre la vue des ombres et celle des reflets.
Ceci étant dit, on peut encore élargir cette manière de comprendre les « ombres » d'une manière qui a l'avantage d'être applicable non seulement aux anthrôpoi, mais aussi à tout le reste, créatures animées (zôia (« vivants »), 515a1) aussi bien qu'inanimées (skeuè, 514c1), en incluant dans ces « ombres » non seulement les logoi (dans le cas des anthrôpoi), mais encore tout le « comportement » de ce dont c'est l'ombre, que ce comportement soit spontané dans le cas des vivants, ou induit par des vivants dans le cas des objets inanimés, qui sont, eux, purements passifs puisque n'ayant pas d''« âme », mais répondent néanmoins à une finalité qui les rend intelligibles : c'est en effet tout ce que peuvent percevoir par eux-même les anthrôpoi du comportement d'un être vivant ou de l'usage qu'on fait d'un objet matériel, c'est-à-dire sa « trace » perceptible par eux à la fois dans le registre visible / sensible et dans le registre intelligible (logoi), qui peut leur permettre de le comprendre, c'est-à-dire de se former sur lui des logoi par la pensée, et pas seulement les propos qu'il tient lorsqu'il s'agit d'un anthrôpos. Et, dans le cas des anthrôpoi, c'est même justement la cohérence ou l'incohérence entre ses propos (logoi) et ses actes (erga) qui leur permet de juger de la valeur de ses logoi et de l'importance que lui-même leur accorde, de leur valeur pour lui. Dit autrement, les vivants et les objets qui nous entourent nous « parlent » par leur comportement, qui suscite en nous des logoi intérieurs, des pensées (dianoia ; cf. Sophiste, 263e3-8) quand on cherche à les comprendre. Quant aux « reflets », ce sont les logoi produits par les anthrôpoi, jouant le rôle de « miroirs », sur autre chose qu'eux-mêmes (les autres anthrôpoi, les vivants ou les produits de l'artisanat humain).
Après cette première étape hors de la caverne de « vision » indirecte des « réalités » visibles en tant qu'intelligibles aussi, correspondant, pour elles, au premier segment du perçu par l'intelligence, celui de la dianoia, Socrate évoque en trois mots, husteron de auta (« et même plus tard ceux-là mêmes »), la dernière étape pour elles, correspondant au second sous-segment du perçu par l'intelligence, celui auquel est associé l'affection / état d'esprit (pathèma) que l'analogie de la ligne désigne par le mot noèsis (« appréhension par l'intelligence »). Et il ne s'agit toujours pas là de passer de la multiplicité des « créatures » du monde sensible façonnées par des dieux ou par des hommes à l'unité des eidè / ideai puisqu'on est toujours au pluriel dans une même phrase où ce à quoi renvoie le auta (« ceux-là mêmes »), c'est bien te tôn anthrôpôn kai ta tôn allôn (eidôla) (« (les images) des hommes et (celles) des autres [***] »). Ce qu'il s'agit de voir, non plus à travers des ombres ou des reflets, mais auta (« eux-mêmes »), c'est donc bien les anthrôpoi, les âmes humaines individuelles et tout le reste dans leur multiplicité. Ceci étant compris, notons que Socrate ne fait que désigner par un seul mot, un pronom au neutre pluriel, auta (qu'on pourrait traduire par « ces ça-même » pour conserver à la fois le pluriel et le neutre), ce qu'il y a à « voir » / appréhender à ce niveau, et cela pour une simple raison, c'est qu'en dire plus n'est possible qu'avec des mots et que les mots nous ramènent au niveau de la dianoia caractéristique du sous-segment précédent. À ce stade, il ne s'agit plus de voir ou d'entendre, ni même de donner un sens aux mots qui forment les logoi, pris un à un, mais de comprendre un tout, de le rendre intelligible au-delà des mots qui n'en sont que des ombres et des reflets. Ainsi par exemple, comprendre Socrate lui-même (auton), comprendre l'esprit qui l'anime (de anima, équivalent latin du psuchè grec), ce n'est pas écrire son histoire comme le ferait un journaliste qui ne l'aurait pas quitté du jour de sa naissance au jour de sa mort et qui décrirait toutes ses actions et reproduirait mot à mot tous ses propos, comme semble avoir été capable de le faire Antiphon à propos d'une conversation que Socrate aurait eue avec Parménide chez un certain Pythodore, et comme le ferait aussi bien de nos jours une vidéo sans avoir rien compris de ce qu'elle reproduit. On est sans doute infiniment plus près de l'esprit de Socrate avec des dialogues écrits par une personne qui ne l'a connu que dans les quinze ou vingt dernières années des soixante-dix ans qu'a duré sa vie, qui l'imagine dans des situations que, pour la plupart, il n'a jamais vécues et lui fait tenir, dans des conversations imaginaires, des propos qu'il n'a jamais tenus, mais qui, justement, au-delà des mots, a su déchiffrer ce qui donnait sens à sa vie et qui pouvait lui survivre. Cela veut-il dire que Platon a « vu » / compris Socrate lui-même (auton) ? Personne ne peut l'affirmmer puisque les mots qu'il a écrits ne sont encore pour nous que des reflets de Socrate, que d'ailleurs tous ne comprennent pas de la même façon, et que nous ne sommes ni dans la peau de Platon, ni dans celle de Socrate, mais cet exemple nous éclaire sur ce que peut vouloir dire « voir » / comprendre un anthrôpos, une âme humaine elle-même, et en quoi c'est incommunicable d'une personne à une autre sans redevenir un « reflet ».
Ce que nous révèle cette première phase hors de la caverne bien comprise, c'est que l'ordre intelligible ne se limite pas pour Platon à un ciel d'idées pures, qu'on ne passe
pas sans transition des êtres en devenir matériels et sensibles à l'intérieur de la caverne, supposé inintelligibles du fait de leur changement perpétuel, aux formes / idées abstraites universelles à l'extérieur qui, selon la « théorie » qu'on lui prête (à tort), seraient seules « réelles », mais que l'intelligibilité commence par la compréhension, à la lumière du bon (le soleil de l'allégorie) des êtres dotés d'un corps matériel en devenir pris dans leur individualité. Des hommes bien sûr, mais aussi de ta alla, des « autres [***] », de tout ce qui est perceptible par nos sens et peut donc contribuer à nous aider à nous comprendre, à commencer par les skeuè, les « ustensiles » de 514c1 portés par les marcheurs derrière le mur, qui, en tant que productions des hommes répondant à des principes d'intelligibilité, à des ideai qu'ils instancient, nous disent quelque chose des hommes qui les ont conçus et réalisés et portent donc aussi en eux des « reflets » des âmes humaines. (<==)
(46) « À partir de ceux-là » traduit le grec ek toutôn, dans laquelle toutôn est le génitif (impliqué par la préposition ek) neutre pluriel du pronom démonstratif outos (« celui-ci »), autè (« celle-ci »), touto (« ceci »). La préposition ek signifie « en venant de, en partant de, hors de » avec idée de lieu, de temps ou d'origine. Auparavant dans cette même phrase, pour passer des ombres aux reflets, Socrate avait utilisé l'expression meta touto (touto au singulier, que j'ai traduit par « au milieu de ça » pour des raisons que j'explique dans la note précédente) et, pour le passage des reflets aux « choses » elles-mêmes (auta), le mot husteron (« plus tard »). La plupart des traducteurs n'attachent pas une grande importance à ces variations et donnent à toutes ces expressions une signification temporelle :
- Chambry (Budé) : « puis » pour les trois expressions ;
- Baccou (GF90) : « puis » pour meta touto, « ensuite » pour husteron, « après cela » pour ek toutôn ;
- Dixsaut (Bordas) : « puis » pour meta touto, « enfin » pour husteron, « à partir de là » pour ek toutôn ;
- Piettre (Nathan) : « puis » pour meta touto, « enfin » pour husteron, « ensuite » pour ek toutôn ;
- Pachet (Folio essais 228) : « après cela » pour meta touto, « plus tard » pour husteron, « à la suite de quoi » pour ek toutôn ;
- Cazeaux (Poche Philo 4639) : « puis » pour meta touto, « plus tard » pour husteron, « il passerait aux... » pour ek toutôn ;
- Karsenti / Prélorentzos (Hatier, Classiques de la philosophie 15) : « puis » pour meta touto et pour husteron, « à partir de là » pour ek toutôn ;
- Leroux (GF653) : « après cela » pour meta touto, « plus tard » pour husteron, « à la suite de quoi » pour ek toutôn.
Continuant sur leur lancée dans l'idée que Socrate décrit les étapes successive d'une progression du prisonnier libéré et que donc chaque nouvel élément mentionné correspond à une nouvelle étape, forcément postérieure dans le temps, après n'avoir pas vu que l'introduction des ombres et des reflets ne constituait qu'une seule et même étape du fait d'une mauvaise compréhension du meta de meta touto, ils veulent ici encore donner un sens temporel à ce ek toutôn, où toutôn est au pluriel et non plus au singulier comme dans meta touto, et où ek est une préposition dont le sens est d'abord spatial (« en venant de, en partant de, hors de »), et seulement secondairement temporel, plutôt d'ailleurs avec le sens de « depuis » que celui d'« après », et de manière générale avec une idée d'origine ou de cause. Or ici, l'expression ek toutôn, où toutôn n'étant suivi par aucun nom, doit se lire comme un génitif neutre pluriel, suit immétiatement un auta (« ceux-là même ») neutre pluriel aussi, qui renvoyait lui-même aux « hommes et autres [***] » dont on voyait les ombres et les reflets, puis « ceux-là mêmes ». Seul, Robin (Pléiade), en traduisant ek toutôn par « à partir de ces expériences » (après avoir traduit meta touto par « après » et husteron par « plus tard ») a perçu ce qui se jouait dans ce changement de formulation (le seul reproche qu'on peut lui faire, c'est d'avoir explicité l'antécédent implicite du toutôn par « expériences », qui ne renvoie à rien de ce qui a été dit avant). Car ce que Socrate veut suggérer en employant cette expression, c'est en effet que c'est à partir de (ek dans le sens d'une origine) la perception de tout ce qui a précédé (pluriel), et en particulier de ce qui a été perçu dans la dernière étape, les hommes et les choses eux-mêmes, qu'il sera possible au prisonnier de s'élever encore pour regarder vers le ciel, c'est-à-dire que c'est à travers l'expérience de l'intelligibilité des réalités sensibles, et des hommes en particulier dans leur multiplicité et dans leur diversité, qu'on peut envisager d'aller plus loin en cherchant à comprendre l'ordre du monde et en fin de compte ce qui fonde sa valeur, l'idée du bon. Ce n'est donc que subsidiairement que la préposition ek a ici un sens temporel, induit par le fait que, pour pouvoir aller plus loin « à partir » des hommes et des autres choses enfin vus en eux-mêmes, il faut les avoir vus préalablement. Mais il est clair que le pluriel toutôn invite à lui donner un sens qui fait de ce qui a été vu auparavant l'origine des découvertes ultérieures, le point de départ des investigations qui suivent, et pas uniquement un sens spatio-temporel, comme le fait le « là » de la traduction par « à partir de là » de Dixsaut et Karsenti / Prélorentzos.
Ce ek toutôn marque l'entrée dans un second ordre de réalités intelligibles, après qu'on ait épuisé dans le premier ordre, celui
des hommes et des autres choses visibles à la surface de la terre hors de la caverne, les deux niveaux d'appréhension figurés par les ombres et les reflets d'une part, les « choses » elles-mêmes (auta) d'autre part, correspondant aux deux sous-segments du perçu par l'intelligence de l'analogie de la ligne. (<==)
(47) C'est dans cette seconde phase de la progression du prisonnier libéré hors de la caverne, où, après avoir cherché à comprendre ce qui se passe sur terre, il lève les yeux vers le ciel, et dans cette seconde phase seulement, où l'on va retrouver une progressions des reflets vers les auta (les « ça même »), au moins à propos du soleil, qu'il faut chercher une représentation imagée dans l'allégorie des ideai. Et je dis bien ideai, pas eidè, ni auta. À mon avis en effet, comme je l'ai déjà laissé entendre dans la note 34, ces trois termes ne sont pas synonymes pour Platon, comme je l'explique dans les entrées relatives à autos, eidos et idea dans une autre page de ce site, le Lexique des mots grecs importants pour comprendre Platon, et l'allégorie de la caverne peut nous aider à le comprendre, pourvu qu'on ne la lise pas avec des idées préconçues sur la supposée « théorie des formes / idées » de Platon. Pour faire court, eidos répond à une problématique de nommage : c'est ce qui, pour une personne donnée à un instant donné de sa vie, est commun à une pluralité à laquelle elle attribue un même nom (cf. République X, 596a6-7) ; idea répond à une problématique d'intelligibilité : c'est la cible objective des eidè, c'est-à-dire ce qui est accessible à l'intelligence humaine en tant que telle (et non pas à l'intelligence plus ou moins limitée de tel ou tel individu particulier) de ce dont c'est l'idea, qu'il s'agisse d'un intelligible pur (bon, beau, juste, etc.) ou d'un intelligible qui est aussi visible / sensible (homme, cheval, table, lit, etc.) ; auton, au pluriel ta auta, renvoie à ce qui agit sur nos sens et/ou notre esprit / intelligence (noûs) tel que c'est et non pas tel que les êtres humains avec les limites spécifiques de leur nature humaine peuvent les appréhender, sans que nous puissions savoir si nos moyens de perception, sens et intelligence, même à leur plus haut degré de perfection, peuvent nous en donnent une appréhension complète et parfaitement fidèle (ce qui en supposerait un clône en nous). Dans le mythe du Phèdre (Phèdre, 246a3, ssq), Socrate les localise de l'autre côté du ciel, dans un lieu supracéleste (huperouranion topon, Phèdre, 247c3) auquel seuls les dieux ont accès et où les âmes humaines, et seulement un petit nombre d'entre elles, peuvent les apercevoir de loin après beaucoup d'efforts. Et que les astres du ciel représentent dans l'allégorie les ideai, c'est ce qui découle naturellement par généralisation du fait que le plus brillant d'entre eux, le soleil, représente au dire même de Socrate, l'idea du bon (hè tou agathou idea) : il nous y avait préparé par la mise en parallèle du bon et du soleil qui a précédé immédiatement l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne et il nous le confirme implicitement dans le « décodage » (partiel) de l'allégorie qui la suit immédiatement en faisant de l'idée du bon ce qui « dans le connaissable, [vient] à la fin » (en tôi gnôstôi teleutaia hè tou agathou idea, 517b8-c1). S'il n'est jamais question des eidè dans l'allégorie et que rien ne semble les représenter, c'est parce que ceux-ci sont présents à tous les niveaux, différents de l'un à l'autre et, pour chacun aux différentes étapes de sa progression dans et hors de la caverne, et qu'ils sont supposés par les noms qui apparaissent dès le stade initial des prisonniers en attribuant aux ombres (cf. 515b4-5). On peut encore noter qu'on ne trouve jamais dans les dialogues la formule to ou agathou eidos (« l'eidos du bon »), mais seulement la formule hè tou agathou idea (« l'idea du bon »).
Avant d'aller plus loin dans l'examen de ce que dit Socrate de cette nouvelle étape de progression hors de la caverne (c'est-à-dire dans le perçu par l'intelligence) vers les ideai, il peut être utile de rappeler qu'on est dans une allégorie, c'est-à-dire dans une représentation utilisant des images pour illustrer par des analogies (comme déjà dans la mise en parallèle du bon et du soleil) ce que son auteur cherche à nous faire comprendre, et qu'une image ne peut être en tous points semblable à ce dont elle n'est qu'une image. Dans le cas qui nous occupe, Platon a choisi de représenter les ideai par les astres du ciel et, parmi eux, l'idée du bon (hè tou agathou idea) par le soleil. Or ce choix présente à la fois des aspects positifs, c'est-à-dire offrant des similitudes avec ce qu'il cherche à illustre et des cohérences avec d'autres éléments de l'image, et des aspects négatifs, qui font qu'il ne cadre pas sous certains points de vue avec le symbolisme d'autres éléments de l'image. Concrètement ici, il n'est pas possible de parler d'ombres à propos des astres, mais seulement de reflets, et il faut tenir compte de la distinction jour-nuit qui fait qu'on ne peut voir en même temps les astres visibles seulement la nuit et le soleil, absent du ciel nocturne, c'est-à-dire toutes les ideai ensemble, idée du bon comprise. Mais d'autres spécificités des astres vont permettre à Socrate / Platon de suggérer d'autres point importants sur les ideai, comme on le verra dans cette note et les suivantes, et même la distinction jour / nuit va y trouver un sens analogique..
Pour commencer, examinons les premiers mots sur cette nouvelle étape. Le deuxième ordre de réalités que va chercher à voir le prisonnier libéré est décrit par Socrate dans les termes suivants : ta en tôi ouranôi kai auton ton ouranon (« les [***] dans le ciel et le ciel lui-même »). La première remarque sur ces mots est que, par une tournure qui nous est maintenant familière, Socrate ne donne pas de nom à ce dont il parle et se contente de le désigner par sa localisation en substantivant la formule en tôi ouranôi (« dans le ciel »). Et il ne s'arrête pas là, puisqu'il fait de ce « lieu » un objet de contemplation à part entière : « les [***] dans le ciel et le ciel lui-même » (ta en tôi ouranôi kai auton ton ouranon). Cette précision n'est pas neutre, et est même fondamentale pour la compréhension de ce que sont les ideai, non pas à cause du auton (« lui-même ») qui accompagne le mot ouranon (« ciel »), qui ne doit se comprendre ici que par rapport au ta en tôi ouranôi. (« les [***] dans le ciel ») qui a précédé et ou figurait déjà le mot « ciel », mais justement à cause de cette répétition du mot « ciel », qui invite à s'intéresser à la fois au contenu et au contenant, aux éléments désignés seulement à partir du nom de l'ensemble auquel ils appartiennent et à l'ensemble qu'ils forment. À propos des « réalités » terrestres visibles hors de la caverne, Socrate se contentait de les lister sommairement (« les hommes et tout le reste ») sans préciser où ils étaient potentiellement « visibles ». À propos de cette nouvelle catégorie de ***, Socrate les désigne dans un premier temps par leur seule localisation et continue en faisant de cette localisation (le ciel) un objet d'investigation à part entière. Qu'est-ce qui peut justifier cette manière de procéder et a-t-elle une signification allégorique ? La réponse est « Oui ». Elle illustre le fait que ce dont il est question (les astres, images des ideai) forme un tout (le ciel) et que c'est ce tout qu'il faut chercher à comprendre car c'est à partir des relations qu'entretiennent ses élements à l'intérieur de ce tout qu'on peut les comprendre et pas individuellement indépendamment les uns des autres : les astres se présentent tous à nous sous la même apparence, des points lumineux qui ne se distinguent les uns des autres que par le fait que certains sont un peu plus brillants que d'autres, et la seule manière de s'y retrouver et de les reconnaître individuellement, c'est de cartographiier le ciel dans son ensemble et de repérer leur position les uns par rapport aux autres, de constater que la plupart ont des positions relatives les uns par rapport aux autres qui ne varient pas même si, globalement, ils sont entraînés tous ensemble dans un mouvement de rotation autour de l'un d'entre eux (du moins tels qu'ils nous apparaissent), et qu'on peut donc identifier des constellations, des groupes d'astres particulièrement brillants formant des sortes de dessins dans le ciel qui ne changent pas quand ils changent ensemble de position dans le ciel par rapport à nous. De la même manière, les ideai se présentent à nous comme les cibles lointaines d'eidè que nous associons, consciemment ou inconsciemment, à des mots qui sont tous des assemblages de signes graphiques représentant des modulations de sons qui n'ont pas de sens par eux-mêmes et n'en prennent un que lorsqu'on les assemble dans des « constellations » appelées logoi qui tissent entre eux ces eidè (cf. Sophiste, 259e5-6). (<==)
(48) « Il les contemplerait... en dirigeant son regard vers » traduit le grec theasaito prosblepôn. Prosblepôn est le participe présent de prosblepein, qui amalgame en un seul verbe l'expression qui était peu avant décomposée en deux mots, lorsque Socrate disait du prisonnier encore dans la caverne qu'on allait le forcer à pros auto to phôs blepein (« porter son regard vers la lumière elle-même ») (515e1). J'ai examiné dans la note 28 le sens qu'il fallait donner au verbe blepein dans ce contexte et en quoi il se distingue d'horan (« voir »).
« Il les contemplerait » traduit le grec theasaito, optatif aoriste du verbe theasthai,
construit sur la racine thea (« vue, spectacle, contemplation »), dont vient le mot theatron, « théâtre », verbe dont c'est la première occurrence dans l'allégorie.
Au moment où apparaît ce nouveau verbe pour décrire une action liée à la vue, il peut être intéressant de faire le point sur les différents verbes employés par Socrate dans l'allégorie pour parler de « voir » au sens large, et de chercher à préciser, dans la continuité des notes consacrées à chacun d'eux au fil de leur apparition dans l'allégorie, si l'on peut détecter des nuances de sens distinctes qu'il associerait à chacun, au moins dans l'allégorie. Les verbes en concurrence sont horan (« voir »), examiné dans les notes 6 et 11, et son dérivé kathoran, que j'ai traduit par « voir distinctement » pour des raisons que j'explique dans la note 5, blepein (« regarder »), examiné dans la note 28, et ses dérivés anablepein (« élever son regard »), évoqué aussi dans la note 28, et prosblepein (« regarder vers »), évoqué au début de cette note, et finalement theasthai (« contempler »), introduit ici.
Je liste ci-dessous dans leur ordre d'apparition toutes les occurrences dans l'allégorie (jusqu'à sa fin) de l'un ou l'autre de ces verbes appliqués par Socrate à un des personnages mis en scène par l'allégorie (donc pas celles s'adressant directement à Glaucon), en marquant les différentes étapes de la progression du prisonnier du fond de la caverne jusqu'au soleil et retour et en donnant pour chacune la traduction française de son contexte immédiat ; les 4 occurrences de blepein (« regarder ») et de ses dérivés restent en noir, les 10 occurrences d'horan « voir » sont en rouge, les 5 occurrences de kathoran (« voir distinctement ») sont en bleu et les 2 occurrences de theasthai sont en vert.
- horan 514b1 (« voir seulement devant eux... du fait du lien »)
- eôrakenai 515a6 (« penses-tu qu'ils voient autre chose que les ombres »)
- horôien 515b5 (« donner des noms à ces [choses] mêmes qu'ils voient »
-------------------------------------- libération du prisonnier --------------------------------------
- anablepein 515c8 (« élever son regard vers la lumière »)
- kathoran 515c9 (« serait incapable de voir distinctement »)
- heôra 515d1 (« ce dont auparavant il voyait les ombres »)
- heôra 515d2 (« auparavant il voyait des frivolités »)
- blepoi 515d4 (« il porte un regard empreint de plus de rectitude »)
- horômena 515d6 (« les [choses] vues auparavant »)
- blepein 515e1 (« il le contraignait à porter son regard vers la lumière »)
- kathoran 515e3 (« se retournant vers ce qu'il est capable de voir distinctement »)
---------------------------------------- sortie de la caverne ----------------------------------------
- horan 516a2 (« ne pourrait rien voir de ce qui est maintenant dit vrai »)
- opsesthai 516a5 (« pour peu qu'il ait l'intention de voir par lui-même »)
- kathorôi 516a6 (« le plus facilement, il verrait distinctement les ombres »)
---------------------------------------- observation du ciel ----------------------------------------
- theasaito 516a9 (« il les contemplerait probablement plus facilement de nuit »)
- prosblepôn 516a9 (« en dirigeant son regard vers la lumière des astres et de la lune, »)
--------------------------------------- observation du soleil ---------------------------------------
- katidein 516b6 (« il serait éventuellement capable de voir distinctement... le soleil »)
- theasasthai 516b6 (« il serait éventuellement capable de... contempler le soleil »)
- horômenôi 516c1 (« il (le soleil) supervise tout ce qui est dans le domaine vu »)
- heôrôn 516c1 (« de ces [choses] qu'eux-mêmes (les prisonniers dans la caverne) voyaient »)
-------------------------------------- retour dans la caverne --------------------------------------
- kathorônti 516c9 (« celui qui voyait de la manière la plus pénétrante »)
Ce qu'on peut dire au vu de cette liste, c'est que :
- horan, le verbe le plus fréquent, utilisé à tous les stades de la progression sauf lorsqu'il est question du ciel (le participe passif horômenôi en 516c1 ne désigne pas une activité du prisonnier, mais sert seulement à caractériser une partie de ce que le soleil / bon supervise en tant que domaine (topos) du « vu »), désigne l'acte de voir, avec les yeux du corps (dans la caverne, libre ou pas) ou de l'esprit (une fois libre dans la caverne et capable de « voir » les objets dépassant du mur, puis une fois sorti de la caverne), sans plus de précisions, « voir » du seul fait qu'on a les yeux (du corps ou de l'esprit) ouverts, sans que cela implique nécessairement le choix de ce que l'on voit ni une quelconque « qualité » de la vision (plus ou moins nette / précise / fidèle /...) ; mais le fait qu'il n'est pas utilisé à propos du ciel implique que ce qu'il s'agit de « voir » est toujours quelque chose de « visible » avec les yeux du corps (les astres le sont dans l'allégorie lue au premier degré, pas dans ce qu'elle cherche à imager où ils représentent les ideai, qui ne sont qu'intelligibles, même quand elles sont ideai de « réalités » matérielles comme « homme » ou « lit ») même s'il s'agit de le « voir » en n'en restant pas à l'image qu'en donne la seule vue avec les yeux du corps ;
- blepein et ses composés sont toujours utilisés pour faire référence à un mouvement du « regard » (des yeux dans la lecture au premier degré de l'allégorie, des yeux ou de l'esprit dans ce qu'elle cherche à imager), éventuellement effectué sous la contrainte, pour « regarder » quelque chose de précis et pas simplement ce qui se trouve être conjoncturellement devant les yeux (ou dans l'esprit) de celui qui « regarde » ;
- kathoran, qu'on retrouve à toutes les étapes à partir de la libération du prisonnier, connote, comme ma traduction par « voir distinctement » le suggère, la qualité de la vision, le fait de voir du mieux possible ce qu'on regarde, ou, dans une tournure négative, de ne pas parvenir à cette qualité de vision ;
- theasthai enfin, n'est utilisé qu'à propos du ciel, de nuit ou de jour, ce qui suggère que la « contemplation » des étoiles / ideai est d'un autre ordre que celle des « réalités » visibles dans ou hors de la caverne : quand on « contemple » le ciel de nuit, on contemple un tout, un spectacle (thea) mettant en scène une multitude d'acteurs, et l'objectif n'est pas de « voir distinctement » (kathoran) chacun des astres qui le composent, qui sont tous (sauf un, la lune, qui est plus grosse que tous les autres) de minuscules points lumineux que rien ne distingue les uns des autres sinon leur position dans ce tout, mais de s'intéresser aux relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres, à leur position respective les uns par rapport aux autres, alors que quand on cherche à appréhender par la vue ou par l'intelligence quelque chose de visible avec les yeux du corps au milieu de l'agitation sans ordre apparent d'une multitude de créatures visibles, on cherche à le distinguer du reste et à en avoir une appréhension aussi précise et exhaustive que possible, c'est-à-dire à le kathoran (« voir distinctement »), non seulement avec les yeux du corps, mais aussi, si l'on accepte de sortir de la caverne, ou au moins de se libérer de ses liens, avec les yeux de l'esprit.
Dans ces conditions, il reste à chercher à comprendre pourquoi, à propos du soleil, en 516b6, Socrate utilise à la fois le verbe kathoran (« voir distinctement ») et le verbe theasthai (« contempler »). Ce sera l'objet d'une prochaine note lorsqu'on en sera là.
(<==)
(49) Dans la progression relative aux « objets » célestes, Socrate utilise successivement deux découpages en deux, celui qui oppose la nuit et le jour, dont il est ici question, et celui entre reflets et original, qu'on va retrouver dans la prochaine réplique de Socrate, à propos du soleil, et qui reprend le principe de découpage de la ligne déjà utilisé dans l'allégorie, dans la première partie de cette réplique, à propos des « objets » que l'on pourrait qualifier de « terrestres » (tout ce qui est visible hors de la caverne en dehors des astres du ciel). Chacun de ces deux découpages en deux, nuit / jour et reflets / originaux, illustre un des deux critères de différenciation entre les deux sous-segments du segment du perçu par l'intelligence dans l'analogie de la ligne : la recherche du « principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » (archèn anupotheton, 510b7) et le recours ou non aux images (eikones). Le « principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien », c'est le bon (to agathon) perçu à travers son idea, figurée ici par le soleil. Ce que l'on peut « voir » dans le ciel la nuit hors de la caverne, ce sont, ai-je dit, les astres figurant les ideai, et j'ai précisé qu'ils ne prenaient sens que par le biais de leur position relative les uns par rapport aux autres dans le tout que constitue le ciel, c'est-à-dire que les ideai n'ont de sens que par les relations qu'elles entretiennent les unes avec les autres dans un tout qui donne sens au kosmos dont nous faisons partie et le rend intelligible pour nous, anthrôpoi. Observer les astres pendant la nuit est rendu possible par le fait que leur lumière est suffisamment forte pour qu'on les distingue, mais suffisamment faible pour que celle d'un seul d'entre eux ne noie pas celle de tous les autres, comme le fait le soleil le jour. On peut donc en dresser la cartographie, avec, si l'on s'en donne la peine, la plus grande précision possible, mais leur lumière est insuffisante, en l'absence du soleil, pour éclairer convenablement ce qui est à la surface de la terre, c'est-à-dire « les hommes et les autres [***] », pour tenter de rendre intelligible ce qui est visible dans la caverne, à commencer par soi-même et les autres anthrôpoi (« être humains »), et en rester à cette observation nocturne, c'est prendre le risque d'agir comme les amis des eidè dont parle l'Étranger d'Élée dans le Sophiste (cf. Sophiste, 245e8, ssq., et 248a4-5 pour l'expression « les amis des eidè » (tous tôn eidôn philous)), c'est-à-dire dénier l'« étance » (ousia) à tout ce qui est visible et matériel pour la réserver à on ne sait trop quels eidè immatériels et donc invisibles. Par contre, regarder dans la lumière du soleil / idea du bon, ce qu'il éclaire / rend intelligible, c'est-à-dire tout ce qui n'était que visible dans la caverne, c'est devenir capable de comprendre « les hommes et les autres [***] », et donc surtout nous-mêmes anthrôpoi (gnôthi sauton, « apprend à te connaître toi-même »), ce qui est l'objectif de toute cette quête de savoir. Non que la cartographie du ciel, c'est-à-dire la mise en évidence des relations qu'entretiennent les ideai les unes avec les autres, soit inutile, mais parce que hors la lumière du bon, qui donne sens et valeur à toutes les autres, elle ne peut nous être bénéfique. Et si la lumière des astres, y compris celle de la lune, le plus brillant d'entre eux, ne suffit pas pour « voir » ce qui est sur terre, c'est-à-dire si les raisonnements sur les ideai ne conduisent pas à rendre intelligible le monde visible qui est le nôtre, si, comme le supposé « philosophe » de la « digression » du Théétète (Théétète, 173c, ssq., et 175e1 pour la seule utilisation du mot philosophos dans le portrait de celui que Socrate décrit à Théodore, le « scientifique » ami de Protagoras, comme « celui que tu nommes philosophe », se désolidarisant ainsi implicitement de cette appellation), nous nous enfermons dans notre tour d'ivoire pour mieux raisonner à l'abri du bruit et de la fureur du monde qui nous entoure sans qu'il en ressorte rien de bon pour lui (le monde), si « juste » ne désigne pour nous qu'une idea sans applications concrètes dans la vie de tous les jours, la nôtre et celle de nos concitoyens, alors nous sommes effectivement dans la nuit, ne voyons rien de ce qu'il faut voir et n'avons rien compris.
Après avoir identifié ce dont il parle en faisant seulement référence au ciel (ouranos, cf. note 47), Socrate utilise trois termes plus spécifiques pour en parler, l'un générique, astra, pluriel, et les deux autres faisant référence à un « astre » spécifique, selènè (la lune) et hèlios (le soleil). Astra, pluriel d'astron, rare au singulier, où l'on utilise plutôt astèr (génitif asteros), de sens voisin, est un terme générique, comme « astre » en français, qui peut désigner non seulement des astres individuels, mais aussi des constellations. De ces astres dont on voit la lumière la nuit, un seul est mentionné par son nom, la lune (senèlè), tout comme auparavant, à propos des « objets » terrestre, dans la formule « les hommes et les autres [***] », une seule catégorie avait été identifiée par un nom spécifique, les anthrôpoi (« êtres humains »). Cette similitude de formulation nous invite à penser que le lune repésente dans l'allégorie l'idea de l'homme, qui est effectivement celle qui devrait occuper la plus grosse place dans nos préoccupations. Cette « idea de l'homme », de l'âme incarnée à tout le moins, c'est l'idéa(l) de justice que cherche à nous faire comprendre Socrate dans la République : harmonie intérieure d'une âme tripartite comme fondement de l'harmonie sociale dans la cité. Et cette figuration nous montre que l'idea de l'homme n'a rien de commun « visuellement » avec les hommes individuels, pas même le nom, et tout en commun avec les autres ideai : on n'est pas dans le même registre entre « réalités » individuelles visibles / sensibles et astres / ideai intelligibles et donc l'argument dit « du troisième homme » (cf. Parménide, 132a1-b2 et la note 62 à ma traduction de cette section du Parménide) qu'Aristote oppose à Platon, qu'il a mal compris, ne tient pas ; la lune n'est pas une « statue d'homme » (andrias) de plus dépassant du mur dans la caverne, et pas non plus un anthrôpos de plus visible hors de la caverne ; et plus généralement, l'idea de x n'est pas un x parmi d'autres et on ne donne pas un nom à une idea, on dit seulement qu'elle est idea de x, justement parce qu'elle ne fait pas nombre avec les x. Et de même que l'idea d'homme n'est pas un homme, mais un tissu de relations avec d'autres ideai comme celles d'animal, de mammifère, de peau, de tête, de logos, de justice, etc., l'idea de beau n'est pas « belle » (elle n'est pas une belle « chose »), mais un tissu de relations avec des ideai comme proportion, harmonie, convenance, peinture, sculpture, musique, physique (au sens d'apparence extérieure visuelle), voix, logos, etc.. C'est ce que cherche à nous faire comprendre Platon à travers les dialogues dits « aporétiques » ou « socratiques », dans lesquels on pense, pervertis par Aristote, que Socrate cherche une « définition » de ce qui est soumis à examen (le beau dans l'Hippias majeur, le pieux dans l'Euthyphron, le courage dans le Lachès, etc.) alors que justement, il récuse l'idée qu'un « concept » puisse se « définir » en quelques mots tout aussi problématiques que celui auquel on s'intéresse (par exemple que le pieux serait le juste dans nos relations avec les dieux (cf. Euthyphron, 12e5-8), non pas que ce soit faux, mais parce que « dieu » et « juste » sont des termes tout aussi problématiques que « pieux » et qu'en rester à cette formule donne une fausse impression de savoir) et cherche dans ces dialogues à situer ce qui est étudié par rapport à d'autres ideai voisines pour nous faire toucher du doigt les problèmes de frontières (inévitables dans le langage) et les difficultés à être rigoureux face à la multiplicité des cas spécifiques qui refusent de se laisser enfermer dans des « cases » bien délimitées et étanches les unes aux autres. Une idea, qui est l'« apparence » pour l'esprit humain, compte tenu de ses limites intrinsèques, de ce dont elle est l'idea (que, par définition, l'esprit humain ne peut appréhender qu'à travers cette idea), n'est donc pas un « objet » conceptuel aux contours parfaitement nets et rigoureusement distinct de tout le reste, mais une « cible » pour des logoi qui cherchent à en appréhender les contours à l'aide de principes d'intelligibilité qui ne sont jamais parfaitemant adéquats et exhaustifs, et qui ne peuvent en particulier être enfermés dans une unique formule composée de quelques mots, comme le voudrait Aristote.
Socrate oppose donc la nuit, où l'on peut voir le ciel et la lumière des astres, au jour, où l'on peut voir « le soleil et [la lumière] du soleil ». Dans le premier cas (la nuit), on observe un tout (le ciel) et la lumière de chacun des éléments de ce tout (les astres) permet de les positionner les uns par rapport aux autres (c'est-à-dire de déterminer les relations que les ideai entretiennent les unes avec les autres dans un « ciel » d'idées pures), mais on en reste au ciel, on ne voit pas le monde « terrestre » (matériel) dont nous sommes un des éléments et il nous manque un principe directeur unique pour donner sens à tout ça. Le jour, au contraire, si l'on cherche à regarder le ciel, on ne voit plus qu'un astre, le soleil, dont la lumière fait disparaître tous les autres astres. Mais que veut dire alors voir la lumière du soleil, distincte du soleil lui-même ? Comme je l'ai déjà souligné dans la note 34 à propos de la lumière du feu (c'est-à-dire du soleil dans l'ordre visible), on ne voit pas la lumière elle-même, mais seulement une source de lumière et les effets de celle-ci sur ce qu'elle éclaire, et voir la source de lumière elle-même n'a pas grand intérêt, et peut même être néfaste quand il s'agit du soleil, comme le suggère Socrate en mentionnant la difficulté qu'a le prisonnier libéré à regarder le feu, image du soleil (cf. 515e1-2, où il est question de la douleur que provoque cette observation dans les yeux). Ce qui est intéressant, c'est de voir ce qu'éclaire cette source de lumière, qui n'est justement là que pour éclairer autre chose et qui trouve sa plus ou moins grande valeur dans le fait qu'elle éclaire plus ou moins ce qu'elle est destinée à éclairer. L'intérêt du soleil de l'allégorie (l'idée du bon), ce n'est pas d'éclairer les autres astres, visibles seulement la nuit du fait de leur propre lumière et que le soleil fait justement disparaître le jour, mais d'éclairer la surface de la terre, c'est-à-dire de rendre intelligible tout ce qui est visible dans la caverne en faisant comprendre en quoi c'est plus ou moins bon. Ce que cela suggère, c'est que la contemplation des astres / ideai n'est pas la dernière étape de l’ascension imagée par l'allégorie et que, si l'on en reste là, on reste dans la nuit de l'ignorance de ce qu'il est le plus important pour nous de connaître, nous-mêmes. La dernière étape, c'est de nous « voir » / connaître / comprendre en tant qu'âme humaine (anthrôpos) dans la lumière du soleil / idée du bon.
Une dernière remarque avant de conclure cette note : je ne résiste pas au plaisir de citer la note que Paul Shorey (1857-1934), le célèbre spécialiste américain de Platon, qui a traduit la République pour la Loeb Classical Library (l'équivalent anglo-saxon de la collection Budé) et a écrit entre autres ouvrages The unity of Plato's Thought (1903) et What Plato said (1933), a insérée dans sa traduction de la République (disponible sur le site Perseus) sur cette réplique de Socrate : « It is probably a mistake to look for a definite symbolism in all the details of this description. There are more stages of progress than the proportion of four things calls for. All that Plato's thought requires is the general contrast between an unreal and a real world, and the goal of the rise from one to the other in the contemplation of the sun, or the idea of good, Cf. 517 B-C. (« C'est probablement une erreur que de chercher un symbolisme précis dans tous les détails de cette description. Il y a plus d'étapes de progression que ce que la proportion de quatre choses exige. (référence aux quatre sous-segments de la ligne pour ceux qui pensent qu'à chaque sous-segment sont associés de « objets / choses » différents) Tout ce que la pensée de Platon requiert est le contraste d'ensemble entre un monde irréel et un autre réel, et la finalité de l'élévation de l'un à l'autre constituée par la contemplation du soleil, c'est-à-dire l'idée du bon (contrairement au français, l'anglais, comme le grec, n'utilise qu'un seul mot pour désigner ce que nous désignons par deux mots différents, « bon » et « bien » et que le grec désigne par agathos), cf. 517b-c) » !... J'espère avoir convaincu mes lecteurs que c'est Shorey qui a commis une erreur en pensant ça et que c'est faute d'avoir pris suffisamment de temps pour déchiffrer le symbolisme de cette allégorie en cohérence avec l'analogie de la ligne (ça m'a pris près de 25 ans et je ne suis pas sûr d'être au bout de mes peines !) qu'il n'a pas compris what Plato said (« ce qu'a dit Platon », le titre d'un de ses ouvrages), même s'il a eu le mérite de défendre the unity of Plato's thought (« l'unité de la pensée de Platon », le titre d'un autre de ses ouvrages) sans pourtant la trouver là où elle est, puisqu'il entretient l'idée de l'irréalité pour Platon du monde matériel et la réalité du seul « monde des idées ». (<==)
(50) « À
la fin » traduit le grec teleutaion, adjectif neutre employé
adverbialement, qui fait partie d'une famille de mots issus de teleutè,
un mot qui veut dire « fin » dans de nombreux sens, et en particulier « mort ». Toute la réplique précédente, qui se terminait sur to tou hèliou [phôs] et qui avait commencé sur le mot sunètheia (« accoutumance ») nous a décrit le long processus d'accoutumance à la lumière du soleil / bon qui constitue le finalité, la teleutè du processus éducatif qui en fait occupe toute la vie et ne prend fin qu'avec la mort (un des sens possibles de teleutè). Cette nouvelle réplique, qui reprend la problématique des « reflets » par rapport à l'original, nous décrit de manière ambiguë ce qui semble naturellement, dans la continuité de ce qui a précédé, constituer la finalité (premier mot de la réplique) de toute cette accoutumance, qui sera résumé par ses derniers mots concernant ho hèlios, placé avant dans la phrase : theasasthai hoios estin, (« contempler [le soleil] tel qu'il est »). Mais en même temps, ce qu'elle présente comme l'aboutissement (l'un des sens possibles de teleutè) de toute la démarche est représenté dans l'allégorie par une image, la contemplation à loisir du soleil lui-même, donc chacun, à commencer par Socrate (cf.515e1-2 déjà mentionné dans la note précédente, sur la difficulté de regarder le feu / soleil qui éclaire l'intérieur de la caverne), sait qu'elle est à peu près impossible et en tout cas pour le moins risquée et possible cause d'aveuglement définitif ou au moins de dégâts sur la vue de qui en prend le risque, et qu'en plus elle est stérile puisque regarder le soleil ne nous apprend rien sur rien. Et elle le fait dans une formule dont la redondance même invite à se méfier. Bref, il convient de ne pas se former de conclusions trop hâtives sur ce qui constitue la « fin » de toute cette progression du fond de la caverne vers l'air libre et de conserver un regard critique même sur ce qu'affirme Socrate, dont l'ironie est bien connue et qui pourrait bien ici caresser ses auditeurs (et Platon ses lecteurs) dans le sens du poil pour justement tester leur niveau de compréhension, c'est-à-dire leur propre situation dans la progression décrite.
À moins bien sûr qu'il ne faille comprendre teleutaion dans le sens de « à la fin (de notre vie) », c'est-à-dire « une fois mort »....
(<==)
(51) « Reflets » traduit le grec phantasmata, qui remplace ici le mot eidôla pour parler de la même chose, comme le fait comprendre le « refrain » « dans les eaux » (en hudasin) qui accompagne ces deux mots. Pour ce qui se joue dans ces changements de vocabulaire, on se reportera à la note 44 sur eidôla. On retrouve ici pour le cas des objets célestes, ou au moins de l'un d'entre eux, le soleil, la distinction entre images (ombres et reflets) et originaux qui a présidé au découpage en sous-segments du segment du vu dans l'analogie de la ligne et qu'on a retrouvée dans la caverne entre les ombres et les statues, et hors de la caverne pour les objets « terrestres » (cf. 516a6-7, où il est question à la fois d'ombres (skias) et de reflets (eidôla) à propos « des hommes et des autres [***] »). Si, dans le cas des objets célestes, Socrate ne la mentionne qu'à propos du soleil, c'est parce que, pour être dans le second sous-segment du perçu par l'intelligence, il faut à la fois s'affranchir des images (reflets seulement dans le cas des objets célestes qui ne projettent pas d'ombres, c'est-à-dire ne parlent pas et peuvent seulement être objets de logoi) et être remonté jusqu'au « principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » (archèn anupotheton, 510b7), c'est-à-dire le soleil / idea du bon. Donc, tant qu'on est dans la nuit, peu importe qu'on contemple les astres eux-mêmes ou leurs reflets dans les eaux ou sur quelque autre surface, c'est-à-dire qu'on les appréhende à travers des logoi ou en eux-mêmes, on sera toujours dans le premier sous-segment du perçu par l'intelligence. Ce n'est donc qu'une fois au jour et à propos du soleil / idea du bon qu'il est important de savoir si on le contemple en lui-même ou à travers des reflets / logoi. Ce que cela veut dire concrètement, c'est qu'il ne suffit pas de parler d'eidè (ou d'ideai, peu importe le mot), comme le font les amis des eidè dont parle l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, pour être dans le registre de la noèsis (le second sous-segment du perçu par l'intelligience) et plus dans celui de la dianoia (« pensée discursive / vagabonde », le premier sous-segment du perçu par l'intelligence), il faut aussi et surtout avoir compris le rôle prééminent que joue l'idea du bon en tant que lumière de l'intelligence pour rendre intelligible le monde visible et pas seulement celui des eidè / ideai (ce qui n'implique peut-être pas d'avoir vu le soleil / idea du bon « lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre... tel qu'il est », mais je vais y revenir). (<==)
(52) Le mot
grec traduit par « place » est hedra, mot dont le sens
premier est « siège » et qui sera repris au début du commentaire
de l'allégorie par Socrate qui suit immédiatement l'allégorie proprement dite ici traduite pour parler du « visible » dans son
ensemble (« tèn men di' opseôs phainomenèn hedran,
la place rendue manifeste par la vue » République,
VII, 517b1-2 ; voir note ad loc. pour
plus de précisions sur les sens de hedra). En quelques lignes,
Platon va multiplier les termes à connotation « spatiale » :
outre hedra ici, on trouve chôra à la ligne suivante
pour parler de l'« espace » propre du soleil, un mot qu'on retrouvera
dans le Timée pour parler du « lieu » dans lequel la création
prend place et dans les Lois pour parler de l'emplacement de la cité
nouvelle, et, dans la réplique suivante de Socrate, topos, qui
veut dire au sens premier « lieu », et aussi « endroit, pays, territoire », et qu'on retrouve à la racine de mots comme « topographie ».
C'est ce dernier mot qui a été utilisé à la fin
du livre VI pour parler des « domaines » (et non pas « mondes », comme on le voit trop souvent) intelligible et visible (en tô
noètô topô, « dans le domaine intelligible », République,
VI, 508c) et introduire l'analogie de la ligne (to men noètou
genous te kai topou, to d'au horatou, « d'une part l'espèce et le domaine
intelligible, de l'autre le visible » République,
VI, 509d), et qui sera repris lui aussi dans le commentaire
de l'allégorie (tèn eis ton noèton topon tès psuchès
anodon, « la route ascendante de l'âme vers le domaine intelligible » République, VII, 517b). Platon,
fidèle à son habitude, veut sans doute ainsi éviter de
donner une connotation par trop technique à l'un ou l'autre de ces termes
en l'utilisant seul, aucun n'étant vraiment satisfaisant pour parler
de ce qui est hors du temps et de l'espace. Il sait parfaitement qu'on ne peut
accéder à de telles réalités à l'aide du
langage qu'au moyen de mots qui font image, puisque les mots ne sont eux-mêmes
que des images d'images (voir note 17).
On peut encore noter que l'un des sens possible de hedra est « trône », ce qui nous ramène à l'image des deux « royaumes » utilisée en prélude à l'analogie de la ligne (cf. basileuein, « régner », en 509d2), et nous rappelle aussi que le soleil est, pour la plupart des contemporains de Socrate et Platon, à la fois un astre et un dieu (cf. 508a4-6), c'est-à-dire à la fois une réalité visible dans le ciel et un « être » qui échappe à la vue mais se comprend par le rôle qu'il joue dans l'ordre de l'Univers. Et, dans ce registre, l'un des sens possibles de chôra est justement « pays », au sens de territoire sur lequel s'étend le pouvoir de celui qui est sur le trône.
Mais il ne faut pas forcer le sens de toutes ces images vers un sens trop littéral (le « monde » ou le « ciel » des idées / formes ») en oubliant que ce dont parle le Socrate de Platon est dénué de toute connotation spatiale ou temporelle (dire « hors du temps et de l'espace », comme je l'ai fait quelques lignes plus haut, est encore trompeur car « hors de » est un terme à connotation spatiale). C'est autre chose, qui fait partie du tout et est indispensable à sa compréhension sans être nulle part, puisqu'être « quelque part » suppose l'espace. (<==)
(53) « Voir distinctement et contempler » traduit le grec katidein kai theasasthai. Comme déjà signalé dans la note 48, Platon regroupe ici deux verbes qu'il avait préalablement employés à tour de rôle dans des contextes différents, ici utilisés à l'infinitif aoriste, la forme la moins « temporelle » des verbes grecs : katidein est l'infinitif aoriste de kathoran, dans lequel on retrouve la forme idein construite sur la racine dont vient aussi idea, et theasasthai est l'infinitif aoriste de theasthai. Comme on l'a vu, le premier était jusque là utlisé pour décrire une vison permettant d'atteindre la qualité optimale dans l'observation avec les yeux du corps et ceux de l'esprit (noûs) de ce qui a une dimension matérielle visible, alors que le second a été introduit pour parler de l'observation du ciel et des astres de la nuit, images dans l'allégorie des ideai, qui sont toute immatérielles, même quand elles sont ideai de « réalités » sensibles comme « homme » ou « table. Pour comprendre la raison de ce choix de deux verbes pour parler de l'observation d'une seule « chose », le soleil, image dans l'allégorie de l'idea du bon (hè tou agathou idea), il faut prendre une vue d'ensemble de la partie positive de cette réplique de Socrate, ce qui est l'objet de la note suivante. (<==)
(54) « [C'est], je suppose, le soleil... lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre, [qu']il serait éventuellement capable de voir distinctement et de contempler tel qu'il est » traduit le grec oimai, ton hèlion...auton kath' hauton en tèi autou chôrai dunait' an katidein kai theasasthai hoios estin (mot à mot : « je_suppose, le soleil... lui-même selon soi-même dans le de_lui espace il_serait_capable_de éventuellement voir_distinctement et contempler tel_que il_est »). Cette formulation surabondante contraste avec la sobritété dont a fait preuve Socrate pour décrire l'étape ultime de l'observation « des hommes et des autres [***] » (516a7), limitée à un laconique auta (« ceux-là mêmes ») dans la formule husteron de auta (« et même plus tard ceux-là mêmes », 516a8). Pourtant, à cette surabondance de qualificatifs redondants pour instister sur le fait que c'est bien le soleil lui-même qu'on voit, et non pas des reflets de lui, s'oppose la multiplication dans la réplique d'expressions du doute : au début de la réplique, on trouve le mot oimai (« je suppose / je pense / je présume »), qui exprime un doute, doute renforcé par le fait que le verbe principal de cette réplique, dunait' an (« il serait éventuellement capable de »), est à l'optatif avec an, forme exprimant une simple éventualité, une possibilité et non une certitude, qui aurait été exprimé en faisant directement des deux verbes katidein kai theasasthai à un temps conjugué et non à l'infinitif les verbes principaux. Certes, la précédente réplique de Socrate, qui décrivait les différentes étapes une fois sorti de la caverne, commence elle aussi par un oimai (« je suppose ») et utilise des verbes à l'optatif avec an (an rhaista kathorôi (« le plus facilement, il verrait distinctement », 516a6) ; an rhaion theasaito (« il les contemplerait probablement plus facilement », 516a9)), mais alors que, dans cette réplique, le doute semblait plutôt porter sur la plus ou moins grande facilité à voir / contempler différents objets d'examen, les ombres et les reflets par rapport aux « ça-même », les astres la nuit plutôt que le jour, ici, à propos du soleil, la phrase est construite de manière à ce que le doute porte sur la possibilité de voir le soleil lui-même, pas sur le fait qu'il serait peut-être plus facile d'en voir des reflets plutôt que lui-même. Et, comme je l'ai déjà signalé dans des notes précédentes, l'opération dont Socrate veut faire l'image dans l'allégorie de l'accès au bon lui-même et pas à ses « reflets » dans les logoi des uns ou des autres sur lui, est une opération dont il sait comme tout le monde qu'elle est difficile, douloureuse (cf. 515e1-2 sur la douleur provoquée par le fait de regarder le feu qui éclaire l'intérieur de la caverne, qui est justement l'image du soleil dans l'allégorie), voire impossible sans risque de devenir aveugle, comme cela arrive à ceux qui croient pouvoir profiter d'une éclipse pour le faire (cf. Phédon, 99d4-e1). Socrate a pris la peine ici de mentionner l'« espace propre » (hè autou chôra) du soleil. Mais qu'est-ce que l'« espace propre » du soleil ? La petite portion d'espace qu'occupe la boule de feu qui est son « corps », qui n'est jamais la même, et qui, de plus n'est que l'apparence (eidos) pour notre vue d'êtres humains que prend un dieu qui, lui, n'est pas visible par elle (que le soleil soit, pour les contemporains de Platon, un dieu, Socrate n'a pas manqué de le précise peu avant, dans la mise en parallèle du bon et du soleil, en demandant à Glaucon en vue d'introduire sa lumière comme tiers indispensable pour que les yeux voient, « lequel des dieux du ciel tiens-tu pour responsable de cela (la lumière, indispensable pour qu'on voie),
souverain dont la lumière fait voir notre œil de la plus belle manière
possible, et être vus les choses vues ? », 508a4-8) ? Le ciel dans son ensemble dont il est un des astres, celui qui fait disparaître tous les autres à notre vue dès qu'il paraît ? Ne serait-ce pas plutôt tout l'espace dont la réplique suivante de Socrate va nous dire qu'il est (en tant qu'un « dieu ») le superviseur (epitropeuôn, 516b10) et le responsable (aitios, 516c2), c'est-à-dire en fin de compte tout ce qu'il éclaire et rend visible, les hommes et tout le reste ? Si c'est bien le cas, cela expliquerait que le prisonnier puisse voir le soleil « dans son espace propre », puisqu'il ferait partie de cet espace. Si l'on « traduit », l'« espace » de l'idea du bon, est-ce la place qu'elle occupe au milieu de toutes les autres ideai en faisant abstraction de toutes celles-ci, alors qu'on a justement dit que les ideai ne se comprennent que dans leurs relations les unes avec les autres et qu'il n'y a aucune raison que l'idea du bon fasse exception, même si elle y occupe une place prééminente en ce que c'est elle qui donne leur « valeur » à toutes les autres, qui fait d'elles ce qu'elles sont, qui leur donne leur ousia (« étance ») ? Ou est-ce le seul « ciel » des ideai sans lien avec la « terre » visible, matérielle et sensible dont nous faisons partie, objet de spéculations pour de prétendus « philosophes » qui pensent avoir atteint le terme de la progression dans la connaissance et, retirés dans leurs tours d'ivoire, « pens[e]nt
avoir déjà été transportés vivants dans les
îles des bienheureux » (519c5-6), ou bien imitent le Socrate des Nuées d'Aristophane qui, suspendu dans une nacelle dans son « pensoir » (phrontistèrion), « marche dans les airs et fait le tour du soleil par la pensée » (aerobatô kai periphronô ton hèlion, Aristophane, Nuées, 225) ? Ou est-ce le kosmos tout entier, visible et intelligible, créé par le démiurge du Timée précisément dans ce que Timée appelle chôra, que justement elle rend intelligible (noèton) à l'esprit humain (noûs) et auquel elle donne sens et valeur ?... Dans la réplique précédente, Socrate a dit qu'il s'agissait, le jour, de voir le soleil et sa lumière. Mais qu'est le soleil, sinon la source de lumière par excellence ? Et à quoi est bonne la lumière sinon à éclairer autre chose ? La différence entre la nuit et le jour dont a parlé Socrate dans la réplique précédente, c'est justement que les lumières des astres de la nuit n'éclairent rien, ou alors, dans le cas de la lune, de manière très insuffisante, et ne sont finalement que des points lumineux, pas des sources de lumière. Voir le soleil / bon lui-même, c'est prendre conscience qu'il est « quelque chose » et pas qu'un simple mot, et voir sa lumière, c'est comprendre le rôle déterminant qu'il joue par rapport à tout le reste, pour le soleil, celui de rendre visible (au sens propre) nous-mêmes et tout ce qui nous entoure, pour le bon, celui de « principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » (archèn anupotheton, 510b7). Le véritable terme de la progression du prisonnier, c'est-à-dire de l'âme humaine liée à un corps matériel, hors de la caverne, c'est-à-dire dans l'intelligible, ce n'est donc pas de se brûler les yeux en contemplant à loisir le soleil lui-même, ce qui ne lui apprendrait rien de ce qu'il convient de connaître, c'est ce qui est décrit dans la réplique suivante de Socrate, les raisonnements (sullogizoito peri autos, « il déduirait alors par un raisonnement à son sujet », 516b9) au sujet de soleil / bon et de son rôle prééminent, y compris à l'intérieur de la caverne, c'est-à-dire dans l'ordre du visible, qu'inspire sa prise en considération en tant qu'étant et pas simple mot. Toute cette formulation pompeuse, qui est bien faite pour satisfaire son interlocuteur qui, il y a peu, s'est imposé dans ce rôle en prenant brusquement la place de son frère Adimante, justement pour demander à Socrate de discourir sur le bon (peri tou agathou dielthèis, 506d5), ce que ce dernier s'est refusé à faire (« lui-même, ce qu'en fin de compte il est, le bon, laissons-le pour le moment l'être » (auto men ti pot' esti tagathon easômen to nun einai, 506d8-e1)), proposant à la place la mise en parallèle du bon et du soleil, prolongée par son utilisation ici comme toile de fond de l'allégorie, est très probablement un test des auditeurs et des lecteurs pour séparer ceux qui tomberont dans le panneau et penseront qu'effectivement, ce que doit chercher à « voir » l'homme et qui constitue le stade ultime de l'apprentissage en cette vie, c'est le bon lui-même et que c'est possible, et ceux qui comprendront que, même si c'était possible, cela ne nous apprendrait rien et que ce qu'il faut chercher à comprendre c'est la relation du bon avec tout le reste, la manière dont il nous rend intelligible ce qui au départ n'est que visible, et surtout ce qui est bon pour nous en tant qu'anthrôpoi (« êtres humains ») incarnés et comment nous pouvons mener chacun à notre place une vie bonne. D'ailleurs, nulle part dans la suite des dialogues, Platon ne nous parle du bon lui-même. En prélude à la dernière étape du programme, la septième tétralogie, ce qu'on trouve dans le Philèbe, c'est un réflexion, non pas sur le bon lui-même, mais sur ce qui constitue pour nous une vie bonne, qui suppose de prendre en considération tous les aspects de l'homme, corps et âme, et toutes les parties de son âme, les passions (epithumiai) aussi bien que l'amour-propre (thumos) et la raison (la partie logikon). Image pour image, la perspective d'approcher le soleil dans son espace propre ne pouvait manquer d'évoquer, pour les contemporains de Platon, l'histoire d'Icare qui, à vouloir voler trop près du soleil avec les ailes que lui avait confectionnées son père Dédale pour sortir du labyrinthe qu'il avait construit à la demande du roi Minos et où celui-ci les avait enfermés après que Thésée ait réussi à s'en échapper après avoir tué le Minotaure, perdit ses ailes, le soleil ayant fait fondre la cire qui les tenaient attachées à son corps, et tomba dans la mer Égée où il se noya. Bref, pour revenir à ce qui constituait ma conclusion de la note 50, il faut sans doute comprendre le teleutaion (« à la fin ») qui ouvre cette réplique de Socrate comme signifiant, non pas « à la fin de la progression du prisonnier sorti de la caverne en cette vie », lui laissant encore du temps pour en profiter, mais « à la fin de sa vie », c'est-à-dire une fois mort, suggérant que l'accès aux « ça-même », et tout particulièrement au bon lui-même, est au-delà des capacités d'une âme incarnée (sauf peut-être pour quelques très rares exceptions dans une vision extatique incommunicable avec des mots) et qu'on ne pourra le « contempler » à loisir « dans son espace propre » que quand notre âme aura quitté son corps pour rejoindre cet espace.
On peut d'ailleurs voir dans l'emploi ici par Socrate des deux verbes que, jusque là, il avait employés séparément, kathoran (« voir distinctement ») et theasasthai (« contempler »), le premier pour ce qui peuple la terre, le second pour ce qui est dans le ciel, un indice supplémentaire en faveur de cette lecture de l'allégorie. En effet, lorsqu'on regarde le soleil en plein jour par beau temps, on ne peut le voir distinctement puisqu'il est tellement éblouissant qu'on n'en voit pas le contours. Pour savoir qu'il a la forme d'un disque similaire à celui de la lune, il faut qu'il soit masqué par des nuages pas trop épais ou par une éclipse, ou qu'il soit bas sur l'horizon et sur le point de disparaître. En d'autres termes, c'est lorsqu'il cesse de jouer pleinement son rôle de source de la lumière qui nous permet de voir le monde, et donc n'est plus vraiement « lui-même », qu'on peut « voir distinctement » son apparence (eidos) pour les yeux humains, c'est-à-dire son corps, et non pas le dieu dont il est le corps. Ce qu'il nous est possible de « voir distinctement », ce n'est pas ce qui semble être lui-même et n'en est que l'apparence pour la vue, mais l'« espace » (chôra) dont il est le maître dans autant de détails de ce qu'il contient que nous le permet notre vue d'êtres humains. Et après cela, mais après cela seulement, il convient, pour rendre intelligible ce qu'on a vue, de « contempler » (thesasthai) le soleil / bon en tant qu'astre / idea parmi les astres / ideai et de comprendre la place qu'il occupe dans le « ciel » par rapport à tous les autres astres / ideai pour disposer d'une « carte » du « ciel » / des ideai, soleil / idea du bon incluse, pour nous orienter dans notre vie sur la terre. Nos capacités intellectuelles sont tout aussi limitées, dans leur registre, que notre vue dans le sien, et, s'il est vrai que tous nos efforts doivent viser à appréhender du mieux que nous le permet notre nature d'hommes doués de raison l'idea du bon, il faut rester conscients du fait que, tant que notre âme sera liée à un corps matériel, on ne parviendra pas plus à la saisir dans toute sa richesse qu'on ne parvient avec nos yeux à voir le soleil dans tous ses détails, et encore moins le dieu dont il n'est que l'apparence visible. Bref, notre nature a ses limites dont il faut être conscient si l'on ne veut pas finir aveugles, des yeux ou de l'esprit ! Dans le passage du Phédon mentionné plus haut, qui ouvre la description par Socrate dans son autobiographie intellectuelle de sa « seconde navigation », l'allusion au danger de vouloir regarder directement le soleil pendant une éclipse plutôt qu'en réflexion dans l'eau est pris comme une image de ce qui risque d'arriver à l'âme de qui voudrait « observer la vérité des étants (skopein tôn ontôn tèn alètheian) » autrement qu'à travers leurs « reflets » dans les logous (« discours, raisonnements »). Et Platon, dans le passage de la Lettre VII qu'on a l'habitude d'appeler la digression philosophique, qu'il peut être intéressant de rapprocher de l'allégorie, précise que « à grand peine, chacun d'entre eux étant frotté contre les autres, noms et discours, visions et sensations, en réfutant dans des réfutations bienveillantes et en usant sans jalousie de questions et de réponses, brille tout à coup la lumière de la sagesse et de l'intelligence autant que le permet le pouvoir de la nature humaine (mogis de tribomena pros allèla autôn hekasta, onomata kai logoi, opseis te kai aisthèseis, en eumenesin elegchois elegchomena kai aneu phthonôn erôtèsesin kai apokrisesin chrômenôn, exelampse phronèsis peri hekaston kai noûs, sunteinôn hoti malist' eis dunamin anthrôpinèn) » (Lettre VII, 344b3-c1). Il est possible, mais à grand peine et, précise-t-il dans les lignes qui précèdent l'extrait traduit, pour un très petit nombre de personnes seulement, d'avoir des illuminations soudaines, qui, de toutes façons, resteront indicibles avec des mots, mais seulement dans les limites de ce que permet notre nature humaine d'âme incarnée dans un corps matériel. (<==)
(55) Les trois premiers mots de cette réplique sont en grec kai meta taut' (le alpha final de tauta s'élidant devant le alpha initial du an qui suit), qui nous ramènent à la question de savoir comment comprendre meta, déjà rencontrée à propos de la formule kai meta touto de 516a6 faisant la liaison entre la vue des ombres et celle des reflets à la sortie de la caverne, que j'ai longuement analysée dans la note 45. Mais ici, l'enjeu est plus conséquent. Et ici encore, tous les traducteurs que j'ai consultés donnent à meta un sens temporel (« après cela » : Chambry, Baccou, Dixsaut, Piettre ; « après quoi » : Robin ; « et après cela » : Pachet, Leroux ; « sur sa lancée » : Cazeaux ; « puis » : Karsenti / Prélorentzos ; « and at this point » : Shorey, Grube ; « and after that » : Bloom ; « after that » : Reeve), ce qui suppose que les raisonnements dont il va être question dans cette réplique de Socrate suivent la réalisation complète de ce qu'il a décrit dans la réplique précédente, à savoir, la contemplation du soleil lui-même dans son espace propre, qu'ils considèrent donc comme possible (« Si Socrate le dit !... », Socrate qui, rappelons-le, passe son temps à dire qu'il ne sait rien et a refusé il y a peu de parler du bon lui-même... « Et puis, c'est tellement beau, cette image du prisonnier contemplant à loisir le soleil lui-même dans son espace propre, tellement ce qu'on attend de Platon, tellement ce qu'on voudrait entendre !... Alors pourquoi venez-vous nous gâcher notre plaisir ?!... »). Mais une telle compréhension n'est pas compatible avec ma suggestion que cette contemplation n'est possible qu'une fois mort. Mais si, de la même manière qu'en 516a6, on comprend meta comme signifiant « au milieu de », et donc kai meta taut(a) comme signifiant « Et au milieu de ces [réflexions] », c'est-à-dire comme suggérant qu'il n'est pas nécessaire d'avoir vu le soleil / idea du bon lui-même pour comprendre le rôle qu'il joue dans le kosmos, et en particulier « dans le domaine vu » (en tôi horômenôi topôi) et pas seulement dans le ciel des ideai, alors cette suite aux réflexions du prisonnier sorti de la caverne est compatible avec l'idée que la vision du soleil / idea du bon décrite dans la réplique précédente de Socrate n'est pas possible (sauf peut-être très rares exceptions) en cette vie, mais que cela ne doit pas nous empêcher de chercher à nous en approcher aussi « près » que possible, à partir justement de l'investigation du rôle qu'il joue au ciel et sur terre, et que donc, les conclusions présentées dans cette réplique n'impliquent pas d'avoir réalisé ce qui a été décrit dans la précédente. Elles font partie intégrante de l'approche du soleil / idea du bon possible en cette vie corporelle. (<==)
(56) « Il
déduirait bientôt par un raisonnement à son sujet » traduit
le grec sullogizoito peri autou, dans lequel on trouve un verbe rare
chez Platon (13 utilisations dans tous les dialogues, dont quatre dans la République,
celle-ci et II,
365a8 ; VII,
531d2 ; X,
618d6), sullogizesthai, dont vient le mot français « syllogisme » (via le grec sullogismos). Le verbe est composé du préfixe
sun- (« avec, ensemble »), qui implique une idée de rassemblement,
ajouté au verbe logizesthai, qui veut dire étymologiquement « user
de son logos », c'est-à-dire, de manière générale, de sa raison, mais dont le sens s'est plus spécifiquement développé autour du sens de logos comme « compte » pour signifier « compter », ou encore « calculer », au sens propre impliquant une idée de nombre, puis au sens figuré renvoyant seulement à l'idée de « réfléchir » pour déterminer le comportement qui paraît le plus adapté à la situation présente, la forme verbale du moyen impliquant un intérêt personnel dans cette réflexion : il s'agît de « calculer en soi-même » ce qui semble le plus adapté pour soi-même. Chez Platon, le
mot n'implique pas encore une forme spécifique de logique dont Aristote
se fera le champion, et, si l'on se limite à ses emplois dans la République,
on constate que, conformément à ce qui vient d'être dit des sens du verbe logizesthai, ils sont plutôt orientés vers l'ordre « éthique » des « choix de vie » que vers l'ordre logique proprement dit :
- en République,
II, 365a8, on est au milieu du discours d'Adimante, et il parle de l'effet
sur des jeunes bien doués des discours usuels sur les dieux et les hommes
lorsqu'ils en viennent à « déduire par un raisonnement
(sullogisasthai) à partir de ceux-ci en étant comment
et en passant par où on parcourrait toute sa vie du mieux possible » ;
- en République, X,
618d6, on est dans le mythe d'Er, au moment où les âmes vont
avoir à choisir un genre de vie et où l'on se demande quelles
sciences il faudrait avoir acquises pour qu' « à partir de tout
cela, il lui soit possible [à l'âme], en tirant les conclusions
raisonnables (sullogisamenon), de choisir, en fixant les yeux sur
la nature de l'âme, entre la pire et la meilleure vie » ;
- en République,
VII, 531d2, enfin, on est au terme du programme de formation des futurs
philosophes-rois dans toutes les sciences, et Socrate déclare que, s'ils
sont capables « de déduire par un raisonnement (sullogisthèi)
en quoi elles sont parentes les unes avec les autres », ils pourront
aborder l'étude de la dialektikè (l'art de faire bon usage du dialegesthai, c'est-à-dire de la pratique du dialogue), pour laquelle tout cela n'était
qu'un prélude, et donc devenir ainsi aptes au gouvernement. Puisque tout
le livre VII et son programme d'éducation ne sont que l'explicitation
de ce qui est décrit en image dans l'allégorie de la caverne,
cette réutilisation du même verbe souligne le parallèle
entre cette phase finale de la formation et celle qui nous est décrite
ici dans l'allégorie, par laquelle le prisonnier prend conscience du
rôle du soleil / idea du bon par rapport à tout ce qui est. Mais en même
temps, cette « syllogisation » prenant appui sur une connaissance véritable
offre une alternative au type de raisonnement décrit par Adimante, qui évoquait une éducation
dans laquelle on se contentait de « syllogiser » sur des « images » fournies par la poésie et la littérature, et répond par avance au problème
posé dans le mythe d'Er des choix de vie.
Le meta taut(a)
qui ouvre cette réplique, et qui, au contraire du meta touto de 516a6, emploie un neutre pluriel sans préciser, comme d'habitude dans ce genre de formule, à quoi renvoie le pronom tauta (j'ai suppléé dans ma traduction le mot « réflexions » entre crochets, mais on pourrait aussi bien suppléer « pensées », « discussions », « progrès », ou bien d'autres mots encore), est une manière discrète pour Platon de suggérer que le logizesthai que voudra formaliser Aristote n'a de sens que s'il est mis en œuvre à la lumière du bon, c'est-à-dire après qu'on a essayé d'approcher aussi près que nous le permet notre nature du soleil / idea du bon, ce qui nous renvoie à l'archèn anupotheton de 510b7 et à la description par Socrate du processus caractéristique du second sous-segment du perçu par l'intelligence dans l'analogie de la ligne. Et la démarche décrite dans les répliques précédentes de Socrate et celle-ci reprend dans l'imagerie de l'allégorie ce que Socrate décrivait dans un langage moins imagé dans l'analogie de la ligne en 511b3-c2 (voir en particulier les notes 21 et 50 à 53 de ma traduction de l'analogie). (<==)
(57) « Dans le domaine vu » traduit le grec en tôi horômenôi topôi. Sur l'utilisation du mot topos dans ce contexte, voir la note 52. Pour ce qui est du qualificatif de ce « domaine », il faut noter que Platon utilise tantôt, comme ici, et déjà en 509d8-9, le participe présent passif du verbe horan, « voir », tantôt l'adjectif verbal horaton, « visible », comme par exemple en 509d3. Pour ce qui se joue dans ces changements de formulation, voir la note 11 à ma traduction de l'analogie de la ligne. Comme je l'explique dans cette note, l'emploi du passif horômenos nous place dans la perspective « subjective » de ce qui est effectivement « vu » par un observateur et non pas simplement dans celle, plus « objective », de ce qui est intrinsèquement visible, sans qu'on sache par qui. Ceci est conforme à la logique de l'allégorie, qui décrit de manière imagée l'expérience d'une personne, certes indéterminée, mais individuellement distinguée (on suit les progrès d'un seul prisonnier libéré de ses liens), en train de faire son éducation. (<==)
(58) « Qu'eux-mêmes voyaient » traduit le grec hôn spheis heôrôn dans lequel l'emploi du pronom personnel de la troisième personne du pluriel spheis, qui n'est nullement obligatoire en grec, est destiné à insister sur un pluriel qui vise à inclure l'ensemble des prisonniers et pas seulement celui qui est sorti de la caverne, ce qui oblige à comprendre ce « ce qu'ils voyaient », surtout venant aussitôt après une référence au « domaine vu », c'est-à-dire à l'intérieur de la caverne, comme renvoyant aux ombres dans la caverne. Bref, le rôle du soleil de l'allégorie, c'est-à-dire du bon, s'étend à tout le monde matériel et visible (avec les yeux) qu'il rend intelligible en l'éclairant. (<==)
(59) « Responsable » traduit le mot grec aitios, adjectif signifiant « responsable, cause de », ou encore « coupable, accusé », et dont dérive le substantif aitia, qui signifie « cause » (sur la multiplicité des sens de ce mot, on se reportera à la note 90 sur ma traduction de l'analogie du bon et du soleil).
Arrivé au terme de cette réplique de Socrate, il est maintenant possible de préciser en quoi
elle complète, dans le registre de l'allégorie, la description du processus intellectuel associé par Socrate au second sous-segment du perçu par l'intelligence dans l'analogie de la ligne, comme je le laissais entendre dans la note 54. Cette démarche nous est décrite synthétiquement dans la seconde partie de la réplique de Socrate en 510b4-9 et explicitée dans sa réplique en 511b3-c2. Comme on l'a vu au fil des notes commentant ces deux répliques dans ma traduction de l'analogie de la ligne, et en particulier dans les notes 21 et 55, ce qui caractérise cette démarche, c'est de commencer par remonter jusqu'à un archèn anupotheton (« principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » ; 510b7), ou selon la reformulation de 511b6-7, « ce [qui n'est] soutien de rien, le principe (directeur) du
tout (mechri tou anupothetou epi tèn tou pantos archèn) » avant d'« y rattach[er] en retour ce qui s'y rattache » pour « redescend[r]e ainsi jusqu'à une fin, ne se servant en plus d'absolument rien de perceptible par les sens » (511b7-c1), et donc « sans les images (eikonôn) [gravitant] autour de ça » (510b7-8), mais en utilisant tèn tou dialegesthai dunamin (« le pouvoir du dialegesthai » ; 511b4) pour se frayer un chemin à travers les seules eidè (« apparences »). Le cheminement vers le principe directeur du tout qui est anupotheton, c'est le passage de la nuit, où l'on s'intéresse aux astres / ideai en ignorant le soleil / idea du bon, au jour où c'est lui qui embrase tout, décrit à partir de 516a8 (« et au milieu de ces [réflexions] »), qui doit nous faire comprendre que la cible n'est pas de chercher à voir le soleil / idea du bon lui-même, mais de profiter de sa lumière pour voir tout ce qu'il éclaire, tout ce à quoi il donne sens, ce qui permet la « redescente » par le raisonnement décrite dans l'analogie de la ligne (katabainèi, « il redescende », en 511b8) et effectuée en « y rattachant en retour ce qui s'y rattache », comme le fait la réplique qui nous occupe ici en faisant du soleil / idea du bon le « responsable (aitios) de tout », à commencer par ce qui se trouve dans la caverne, le visible. Et cette prise de conscience n'est plus due à une quelconque « vision », d'ombres, de reflets, ou d'autre chose, mais à un sullogizesthai (cf. note 55) qui prend ici la place du dialegesthai, c'est-à-dire à un raisonnement « calculateur » (le sens usuel du verbe logizesthai est « calculer », à la fois au sens purement mathématique et au sens analogique renvoyant à une réflexion sur le parti à prendre dans une situation donnée) synthétique (le syn- de « synthétique » a pour origine le préfixe grec sun- qu'on retrouve dans sullogizesthai, le nu final de sun devenant un lambda devant le lambda initial de logizesthai) qui, certes, a eu besoin de toutes les expériences antérieures, toutes rendues possibles par la seule lumière du soleil, pour l'alimenter, mais qui, à un certain point, s'affranchit de toutes ces visions pour s'adonner au raisonnement déductif pur.
Mais, de même qu'il serait dangereux et vain de croire qu'on peut voir distinctement (kathoran) le soleil / bon lui-même sans se brûler les yeux,
il faut se garder de l'illusion qui consisterait à croire qu'il suffit de penser en termes abstraits pour arriver au savoir ultime : Socrate a introduit le dialegesthai dès sa description de l'état initial des prisonniers au fond de la caverne, en 515b4, et, quoi qu'ait pu en penser Aristote en développant sa théorie des syllogismes (la transcription en français du substantif de même racine que le verbe sullogizesthai), ce n'est pas parce que le dialegesthai initial devient ici sullogizesthai qu'on est arrivés au terme du parcours, c'est uniquement parce que ce sullogizesthai, que rien n'empêche de prendre la forme d'un dialegesthai entre plusieurs prisonniers libérés, se fait, non plus dans la nuit à la (faible) lueur des étoiles et sans rien voir ou presque du monde visible qui est le nôtre (ça, c'est le sous-segment de la dianoia), mais à la lumière du soleil / idea du bon, du principe anupotheton enfin atteint (même si, du fait des limites de notre nature, ce n'est que sous la forme d'une idea), en partant de la cause (aitia) finale de toutes choses qu'il constitue. Il y a cohérence parfaite entre l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne. C'est faute d'être mené à la lumière de ce principe que le « jeu laborieux » du Parménide entre Parménide et Aristote (le futur tyran, qui deviendra l'un des Trente) tourne à vide et peut démontrer tout et son contraire à propos de l'être et de l'un, et de tout le reste, et c'est sans doute faute d'avoir compris cela, d'avoir réussi à saisir comment la lumière du bon pouvait « éclairer » tout raisonnement et faire passer d'une réflexion sur to on, « l'étant » au sens le plus universel et donc le moins signifiant, à une réflexion sur l'ousia, la « valeur » des êtres au regard du bon, qu'Aristote, l'autre, l'élève et collègue de Platon à l'Académie, croyant avoir résolu le problème en se contentant de changer son vocabulaire pour utiliser celui de l'ousia, a replongé la pensée dans l'ornière de l'ontologie stérile et a imposé la tyrannie de la logique syllogistique.
Le résultat final de tout le parcours éducatif qu'illustre l'allégorie, et plus globalement de toute réflexion humaine, ce n'est donc pas la contemplation des réalités elles-mêmes, de quelque ordre qu'elles soient, visibles ou intelligibles, et surtout pas du bon, mais, après avoir pris conscience de ce que, de tout cela, nous ne pouvons percevoir que des « apparences » (ideai) déterminées par les contraintes de notre nature que chacun de nous essaye de se représenter à travers des eidè conditionnées par le fruit de son expérience et les limites de son intelligence (noûs) qu'il associe aux mots qu'il utilise pour en parler, de chercher à avoir la perception la plus juste possible de hè tou agathou idea (« l'idée du bon ») pour juger à sa lumière de l'ousia (« valeur au regard du bon ») de ce qui nous entoure et de ce qui constitue la vraie richesse (ousia) pour nous en tant qu'êtres humains (anthrôpoi), en tant qu'espèce et individuellement, aussi longtemps qu'une part de nous (notre corps) reste dans la caverne (où il va être question maintenant de retourner). (<==)
(60) « Se remémorant » traduit le grec anamimnèiskomenon, participe présent du verbe anamimnèiskesthai, « se remémorer », dont vient le nom anamnèsis (via la forme aoriste anamnèsasthai), souvent traduit par « réminiscence », verbe et nom qui sont utilisés dans le Ménon par Socrate pour décrire ce qui a été baptisé la « théorie de la réminiscence » (voir Ménon, 81c, sq.), selon laquelle apprendre ne serait que se remémorer ce que l'on aurait appris dans une vie antérieure (pour une critique de cette soi-disant « théorie », voir mes notes à ma traduction de cette section du Ménon). Il est intéressant de constater qu'ici, le verbe est utilisé pour décrire un processus quasiment inverse : au lieu de quelqu'un se remémorant dans sa vie terrestre les « ça-même » (auta) qu'il aurait connus dans une vie antérieure, on nous présente un homme qui contemple « l'idea du bon » (le soleil de notre allégorie) depuis le plus haut point où peut le mener son intelligence (noûs) et se remémore sa « vie » antérieure où sa connaissance était limitée aux images visuelles (les ombres sur la paroi de la caverne)... (<==)
(61) « La sagesse » traduit le grec sophias. Socrate n'hésite pas à qualifier par dérision la connaissance que peuvent avoir les prisonniers qui n'ont jamais quitté leur place de sophia, en jouant sur la plage de sens du mot grec sophia, qui peut aller d''un savoir tout pratique de l'ordre de l'habileté manuelle jusqu'à la sagesse de celui qui a une claire connaissance du bon (à supposer qu'elle soit accessible en cette vie) et de la manière de conduire sa vie pour viser à l'excellence (aretè). Mais pour lui, le prisonnier libéré, même au terme de son périple hors de la caverne, ayant baigné dans la lumière du soleil / idea du bon sans pouvoir le contempler et l'examiner en détail « lui-même tel qu'en lui-même dans son espace propre...tel qu'il est » (cf. note 54), n'est encore au mieux que philo-sophos (« amoureux de la sagesse, du savoir »), et non possesseur de la sophia qui seule mérite qu'on s'y attache, celle qui nous permettrait de bien conduire notre vie et d'atteindre au vrai bonheur. Tout le livre VII de la République n'est en effet que la description du programme d'éducation des futurs philosophes-rois et l'allégorie de la caverne en est l'introduction décrivant de manière imagée ce processus. (<==)
(62) « Se déclarerait heureux » traduit le grec eudaimonizein, verbe construit sur la même racine que le mot eudaimonia, qui veut dire « bonheur », et qui dérive comme lui du mot eudaimôn, « heureux », qui veut dire étymologiquement (eu-daimôn) « doté d'un bon daimôn » (c'est le processus qui fait passer de eudaimôn à eudaimonizein que l'on retrouve en français dans le passage de diable à diaboliser, ou de civil à civiliser). Le daimôn (mot qui a donné en français « démon ») dont dépend notre bonheur ou notre malheur sur cette terre doit se comprendre à la lumière du mythe d'Er où l'on nous montre justement des âmes sur le point de revenir à la vie invitées à choisir le daimôn qui les accompagnera en cette nouvelle vie en même temps que le genre de vie qu'elles souhaitent (voir en particulier République, X, 617d, sq et mes notes à cette traduction), et aussi du daimonion ti (« quelque chose de démonique ») auquel fait référence Socrate dans plusieurs dialogues, dont l'Apologie, et qui lui envoie des signes à l'occasion, mais toujours des signes de ne pas faire quelque chose, jamais des invitations à faire quelque chose (sur ce mot daimôn, et sur l'adjectif daimonion qui en dérive, voir la note 6 à ma traduction du mythe d'Er). Être heureux (eudaimôn), c'est le but recherché par tout homme, et toute la question est justement de savoir ce qui rend l'homme véritablement et durablement « heureux ». Rechercher cela, c'est apprendre à mieux se connaître en tant qu'homme : c'est là le sens du gnôthi sauton (« Apprends à te connaître toi-même »)... (<==)
(63) « À celui qui voyait de la manière la plus pénétrante » traduit le grec tôi oxutata kathorônti, dans lequel oxutata est le superlatif neutre pluriel de l'adjectif oxus utilisé adverbialement et kathorônti le participe présent actif au datif masculin singulier du verbe kathoran, déjà rencontré dans les répliques précédentes (cf. notes 25 et 48) et que j'ai traduit auparavant par « voir distinctement ». Oxus, au sens premier, veut dire « aigu », d'abord au sens propre, pour parler d'un objet pointu ou tranchant, puis par analogie, de sensations « piquantes » comme le chaud ou le froid vif, ou encore des facultés sensorielles comme le regard (« acéré »), la vue (« perçante »), l'ouïe (« fine »), ou de ce qui les active, comme un son (« aigu »), un cri (« perçant »), un goût (« piquant, acide, aigre »), et enfin des sentiments (« vif, irritable ») et des facultés intellectuelles (« pénétrant »). Cet adverbe module l'idée d'achèvement introduite par le préfixe kata de kathoran et prend le pas sur lui dans la traduction dans le contexte de compétition qu'implique le comparatif : les prisonniers n'ont aucun moyen de savoir si l'un d'entre eux voit de manière parfaite ces ombres qu'ils regardent ; par contre, ils peuvent se rendre compte au fil du temps que certains d'entre eux ont plus souvent que d'autres raison dans leurs prévisions sur ce qui va arriver dans le futur, et donc leur faire plus confiance pour organiser leur vie en anticipant ce futur. (<==)
(64) « Les prérogatives accordées à celui qui voyait de la manière la plus pénétrante ce qui passait et se souvenait le mieux de ce qui avait coutume de passer en premier, ou en dernier, ou ensemble, et donc pour cela le plus capable de deviner ce qui allait arriver » : ce que décrit ici Socrate de manière caricaturale, c'est le mode de gouvernement de la « cité » des prisonniers de la caverne (il est question aussitôt après de « ceux d'entre eux qui étaient investis du pouvoir (endunasteuontas) ») : leur principal souci est de prévoir ce qui va arriver pour adapter leur comportement en conséquence, et ils ne cherchent pas à le faire par des raisonnements, en cherchant à comprendre pourquoi telle ombre apparaît toujours avant ou après telle autre, tel événement implique tel autre, bref, à utiliser leur intelligence (noûs), mais seulement à utiliser leur mémoire, et c'est donc sur l'aptitude à mémoriser des enchaînements répétitifs d'événements et à partir de là à prédire avec succès le futur, qu'ils choisssent leurs dirigeants, c'est-à-dire plus sur la mémoire et la chance que sur l'intelligence, sur des opinions (voir la suite de la réplique) et non pas sur des savoirs. Et cela n'est pas le cas que de ceux qui sont restés dans leurs liens, car ceux qui s'en sont libérés mais sont restés dans la caverne ne diffèrent des prisonniers que par le fait qu'ils acceptent d'accorder leur confiance, non seulement à leurs propres yeux, mais aussi à ceux des autres, et donc de croire ce que d'autres, a qui, pour une raison ou pour une autre (famille, amis, notoriété...), ils font confiance, ont vu, ou prétendent avoir vu, qui reste en fin de compte des ombres. Bref, la question pour eux n'est pas de savoir ce qui est bon ou pas pour eux mais simplement d'antiiciper un avenir sur lequel il pensent n'avoir pas de prise. (<==)
(65) « Il en aurait le désir » traduit le grec epithumètikôs echein, formule dans laquelle on retrouve l'adverbe epithumètikôs, dérivé du mot epithumia, « désir, passion » via l'adjectif epithumètikos qui est utilisé par Socrate sous la forme d'un neutre substantivé, to epithumètikon, pour désigner la partie inférieure de l'âme, celle qui regroupe les epithumiai (pluriel) induits par notre nature corporelle et qui est donc aux prises avec de multiples pulsions plus ou moins indépendantes les unes des autres. Mot-à-mot, la formule correspond à quelque chose comme « se porter passionnément vers ». Ce qui est sous-jacent à ce choix de verbe, c'est l'idée que le choix d''un tel mode de vie fondé sur la seule observation visuelle des événements qui se succèdent et sur un jeu de devinettes pour prédire l'avenir à partir du passé en s'appuyant sur la mémoire et non pas sur le raisonnement, ne peut être qu'un choix venant de la partie la plus « basse » de l'âme, l'epithumètikon, incapable de satisfaire quelqu'un qui est sorti de la caverne, a baigné dans la lumière du soleil et fait usage de sa raison, et, de ce fait, ne laisse plus cette partie de l'âme le gouverner. (<==)
(66) Homère,
Odyssée,
XI, 489-90. Formule utilisée par l'ombre (psuchè) d'Achille s'entretenant
avec Ulysse, descendu aux enfers évoquer les âmes des défunts, en réponse
à ce dernier, qui l'estime heureux de régner encore au royaume
des morts. Achille lui répond alors qu'il préférerait mille
fois « être un cultivateur travaillant à gages pour un autre
homme sans ressources (la formule citée ici) n'ayant pas beaucoup
de moyens de subsistance, plutôt que de régner sur tous ces cadavres
décomposés », manière de dire que toute vie sur
terre, même la plus misérable, est préférable au séjour des morts. Socrate avait déjà cité ces vers au début du livre III (cf. République,
III, 386c5-8), mais alors, c'était pour les censurer comme donnant une mauvaise image de l'Hadès, propre à effrayer les gardiens de la cité, qui doivent la défendre au péril de leur vie dans des guerres, et donc ne pas craindre la mort. Mais justement, ici, le sens des vers s'inverse puisque l'opposition n'est plus entre les enfers et la vie sur terre, mais entre une forme de vie sur terre, ou plutôt justement, dans l'image proposée par l'allégorie, « sous » terre dans une caverne, dans un état où ceux qui la vivent sont à peine des hommes et en sont presque réduits à n'être que des ombres, puisqu'ils ne font pas usage de leur raison, ou si peu, et une vie vraiment sur terre, où l'on n'est plus prisonnier des sens et de l'opinion, mais où l'on approche aussi près que possible d'une vie quasi divine, d'une vie « bonne ». Mais on peut aussi rapprocher ce passage du passage où, dans le mythe
d'Er qui clôt la République, on voit l'âme d'Ulysse
justement, choisir la dernière une vie obscure pour sa prochaine réincarnation
(République,
X, 620c-d), ce qui semble contredire ce que suggère ici Socrate, mais est une manière pour lui, dans un contexte différent où toutes les âmes sont à égalité devant le choix qui leur est imposé avant de commencer une nouvelle vie dans la caverne, de nous faire comprendre que ce n'est pas la condition extérieure de notre vie qui importe (il vaut mieux être un bon ouvrier agricole qu'un mauvais roi), mais l'usage que nous faisons de ce qui est mis à notre disposition par la nature, et que nous faisons en particulier de ce qui nous constitue anthrôpoi, la raison (l'un des sens de logos) en choisissant de rester dans la caverne ou d'essayer d'en sortir.
On notera enfin que Socrate se garde bien de citer le nom du personnage auquel étaient attribués ces propos, même si, pour un Grec ayant appris à lire depuis sa plus tendre enfance au rythme de l'lliade et de l'Odyssée, son identité ne faisait pas de doute, car pour lui, Achille n'est pas le héros à imiter qu'il était pour la plupart des Grecs de son temps (voir l'Hippias mineur). Il préfère se contenter de les attribuer à Homère, comme pour suggérer discrètement que c'est bien lui et non pas Achille lui-même qui en est l'auteur et que les propos qu'on prête à Achille, ou à Ulysse, ou aux autres héros du passé ne sont en fait que les propos que leur prêtent ceux qui en parlent et qui, finalement, ne sont que des imitateurs (cf. République, III, 392c-394d). Et d'ailleurs, la formule qui sert à introduire la citation d'Homère, to tou Homèrou an peponthenai (mot à mot : « le du Homère éventuellement éprouver »), dans laquelle peponthenai est l'infinitif parfait actif du verbe paschein (« être affecté par, subir, éprouver, souffrir ») et an introduit ne idée d'éventualité rendue par le conditionnel, que je traduis par « il éprouverait ce [que décrit / qu'éprouve] Homère », est suffisammment élliptique, puisqu'elle ne précise pas le « quoi » d'Homère (to tou Homèrou) éprouverait le prisonnier libéré devant le sort de ses anciens compagnons de prison, pour qu'on puisse penser que c'est à Homère qu'elle attribue ces sentiments (d'où ma double proposition entre crochets). (<==)
(67) « Se former des opinions » traduit le grec doxazein, verbe formé sur le nom doxa, qui veut dire « opinion » (qu'on retrouve par exemple dans le mot français « orthodoxie », qui veut dire étymologiquement « droite opinion »). Doxazein veut dire « avoir une opinion », et à partir de là, « croire, penser, juger », ou encore « se figurer, s'imaginer, supposer ». Dans la reprise de l'analogie de la ligne vers la fin du livre VII, dans la discussion sur la dialektikè comme savoir ultime pour le postulant philosophe, Socrate appellera doxa (« opinion ») le regroupement des deux affections (pathèmata) associées aux deux sous-segments du vu, l'eikasia (« imagerie ») et la pistis (« confiance »), l'opposant à la noèsis (« intelligence ») qui regroupe la dianoia (« pensée discursive / vagabonde ») et l'epistèmè (« savoir »), et précisera que l'opinion est à propos du devenir (genesis) et l'intelligence à propos de l'étance (ousia). Mais ce qu'il vient d'expliquer sur la manière dont se forment les opinions et l'ensemble de l'allégorie bien comprise qui montre que ce qui est dans la caverne n'est pas que matériel et peut être intelligible pour qui se donne la peine d'en sortir montre que, quand il parle de « devenir » (genesis), il n'a pas en vue le monde matériel et visible en tant que matériel, mais une certaine manière d'appréhender ce monde en « devenir » en tant seulement que succession d'événements qu'on ne cherche pas à comprendre, mais au mieux à mémoriser, et que c'est cette manière d'appréhender le monde matériel en pensant qu'il n'est que devenir, que, comme le dit Héraclite cité par Socrate dans le Cratyle, « "tout change de place et rien ne reste en place" et, comparant les étants à l'écoulement d'un fleuve, qu'"on ne pourrait entrer deux fois dans le même fleuve" » ("panta chôrei kai ouden menei" kai potamou rhoèi apeikazôn ta onta legei "dis en ton auton potamon ouk an embaiès, Cratyle, 402a8-10), et non pas sa nature matérielle qui condamne ceux qui l'appréhendent ainsi à n'avoir que des opinions et pas des savoirs. Ce n'est qu'en acceptant de sortir de la caverne, c'est-à-dire en admettant qu'il puisse aussi être intelligible, que l'on pourra passer de l'opinion au savoir. (<==)
(68) « Réfléchis en toi-même » traduit le grec ennoèson, impératif aoriste du verbe ennoein, composé du préfixe en-, « dans », et du verbe noein, construit sur la même racine que noûs, le mot qui veut dire « faculté de penser, intelligence, esprit, pensée ». Ennoein signifie « songer, réfléchir, imaginer, comprendre, se représenter ». J'ai ajouté « en toi-même » à ma traduction par « réfléchis » pour faire ressortir l'accent mis par le préfixe en- par rapport à noein sans préfixe. Ce ennoèson marque la frontière entre la phase ascendante et le retour dans la caverne en faisant appel à l'exercice de notre intelligence et fait pendant au ide (« visualise ») de 514a2 qui initiait l'allégorie en faisant appel à notre capacité de voir en imagination ce qu'évoquent les mots figuratifs utilisés par Socrate dans cette allégorie. Certes, la dimension purement visuelle de l'allégorie avait déjà pris fin dès la référence au sullogizesthai en 516b9, après la mention du dernier élément visuel de l'allégorie, le soleil vu en plein jour, mais on pouvait encore « voir » toutes ces réflexions comme les conséquences de la lumière projetée par le soleil. Après tout, c'était déjà la réflexion qui permettait d'imaginer les états d'esprit successifs du prisonnier aux diverses phases de sa libération, mais cette réflexion prenait appui sur les éléments visuels nouveaux introduits à chaque fois. Pour la redescente, il n'y a plus rien de nouveau à introduire puisqu'on a déjà tout « vu » de ce qu'il était possible de « voir », durant la phase ascendante. C'est pourquoi Socrate ne prend même pas la peine de décrire cette redescente, mais demande seulement de se mettre en esprit dans la peau du prisonnier qui a vu le soleil, et surtout tout ce qu'il éclaire, et qui reprend sa place parmi les prisonniers, et dans celle de ceux qui n'ont jamais quitté leur place au fond de la caverne, lorsque ce « revenant » veut leur faire partager son expérience. (<==)
(69) Après
l'ascension (anabasis, en 515e7), voici donc la descente, katabasis,
ici exprimée par le participe aoriste katabas du verbe katabainein, « descendre ». Pour éviter d'accréditer l'image d'un Platon
retiré dans sa tour d'ivoire et contemplant un ciel d'idées pures
loin du bruit et de la fureur de la cité alentour, il est important de
noter que l'allégorie ne finit pas au sommet de quelque montagne dans une contemplation
béate du soleil, dont j'ai amplement montré l'impossibilité (cf. note 54), mais se continue par le retour dans la caverne au risque de sa vie !... Dans le grec, cette idée de retour est marquée, aussitôt après le ei (« si ») qui introduit toute cette proposition hypothétique, par l'adverbe palin, dont le sens premier est « en revenant en arrière, en retournant » et que j'ai traduit par « en sens inverse », renforcé par les « r(e) » en préfixes aux verbes qui suivent (« redescendant », « se rasseyait ») qui ne sont pas dans le grec.
Si l'on se souvient que le premier mot de la République est katebèn, « j'étais
descendu », on peut lire toute la République à la
lueur de
l'allégorie comme une redescente de Socrate vers la caverne. (<==)
(70) Le mot traduit ici par « siège » n'est pas hedra, rencontré en 516b5 pour parler des « places » dans lesquelles on pourrait voir des phantasmata (reflets) du soleil (voir note 52), mais thakon, un mot beaucoup plus rare (une seule autre occurrence dans tous les dialogues, en Politique, 288a6) au sens moins étendu, limité à celui de « siège », parfois même avec la connotation triviale de « siège percé », qui n'est pas complètement déplacée pour parler des « sièges » sur lesquels sont immobilisés les prisonniers du fond de la caverne. (<==)
(71) « Les yeux pleins d'obscurité » traduit le grec skotous anapleôs tous ophthalmous. Anapleôs est un adjectif dérivé du verbe anapimplanai qui signifie « remplir (pimplanai) complètement (ana-) ». Il signifie « plein de », souvent en mauvaise part, c'est-à-dire « souillé par, infecté par », si bien qu'on pourrait ici traduire par « les yeux gâtés par l'obscurité ». C'est un mot rare dans les dialogues (4 occurrences en tout), qui ressemble au participe présent anapleôn du verbe anaplein, « naviguer en remontant » (le cours d'une rivière, par exemple), formé du préfixe ana- (en arrière, de bas en haut) et du verbe plein, « naviguer ». Faut-il voir dans le choix de ce mot par Platon et sa ressemblance avec un verbe évoquant la navigation à rebours une tentative supplémentaire pour « imager » ce « voyage à rebours » du prisonnier retournant dans la caverne ? À chacun d'en décider... (<==)
(72) C'est encore l'adverbe palin que je traduis ici par « de nouveau », un autre de ses sens possibles. (<==)
(73) « S'il devait, lui émettant des jugements étayés par des investigations, entrer en compétition avec ceux-là [qui ont] toujours [été] prisonniers » traduit le grec ei deoi auton gnômateuonta
diamillasthai tois aei desmôtais ekeinois, dans lequel on trouve deux verbes rares chez Platon :
- diamillasthai est un verbe formé du préfixe di(a)-, qui implique à la fois une idée d'échange (l'un contre l'autre ou l'un avec
l'autre, comme dans dia-legein, dialoguer) et une idée de persévérance (« à travers » avec l'idée de « jusqu'au bout »), et du verbe amillasthai, « combattre, lutter », qu'on ne trouve que 5 fois dans les dialogues :
outre ici et une page plus loin, en 517d9,
dans l'explication de l'allégorie par Socrate, on le trouve deux fois
dans les Lois (Lois,
VIII, 833b5 et 833e2),
au sens premier dans un contexte évoquant les compétitions gymniques
dans le cadre de la préparation militaire dans lequel on trouve aussi
plusieurs fois le verbe amillasthai dont il dérive, et enfin en République,
VIII, 563a7, dans la description de la décadence
qui conduit de la démocratie à la tyrannie, à propos
des jeunes qui « imitent les anciens et s'opposent violemment (diamillôntai) à eux en paroles et en actes ». Ce diamillasthai s'oppose sans aucun doute au dialegesthai, « dialoguer » au sens le plus noble, dans un dialogue qui permet de progresser vers une meilleure connaissance, qui constitue pour Socrate l'aboutissement
de la formation des vrais philosophes. C'est une pratique respectable quand
elle concerne la lutte physique pour la formation des gardiens, mais condamnable
lorsqu'elle est pratiquée en paroles ou dans les activités
de jeunes débauchés désœuvré.
- gnômateuein, dont gnômateuonta est le participe présent actif à l'accusatif masculin singulier : c'est la seule occurrence de ce verbe, non seulement dans tous
les dialogues de Platon, mais dans tous les classiques grecs disponibles sur le site Perseus, si bien qu'on en est réduit, pour préciser le sens que pouvait avoir dans l'esprit Platon lorsqu'il mettait ce mot dans la bouche de son Socrate, à revenir à son étymolgie et à chercher ailleurs dans les dialogues des indices susceptibles de nous aider dans ce travail. Et, pour ce faire, la première chose qu'il faut bien voir à propos de ce verbe, c'est que, dans la phrase telle qu'elle est construite, il ne s'applique qu'au prisonnier de retour dans la caverne, auquel renvoie le auton (« lui-même ») qui le précède et constitue son sujet. Il caractérise donc une activité propre à ce revenant et distincte de celle des prisonniers restés dans la caverne qui, eux, « se forme[nt] des opinions » (doxazein, 516d7) selon la méthode que vient de décrire Socrate, fondée sur l'observation, la mémoire et la chance. Gnômateuein est formé sur gnôma, mot rare dérivé du verbe gignôskein, « apprendre à
connaître, reconnaître, se faire une opinion, juger » (que l'on trouve dans le « gnôthi
sauton », « apprends à te connaître toi-même », cher à Socrate), qu'on ne trouve nulle part dans les dialogues (4 occurrences en tout dans les classiques grecs disponibles sur le site Perseus : Eschyle, Agamemnon, 1352 ; Sophocle, Trachiniennes, 593 ; Euripide, Enfants d'Héraclès, 407 ; Hérodote, Enquête, VII, 52, 1), pour lequel le Bailly donne les sens « signe de reconnaissance, connaissance résultant de l'expérience, opinion, avis, pensée », mais proche d'un autre dérivé de gignôskein, gnômè (dont la forme dorienne, qu'on trouve par exemple chez Pindare, est gnôma), dont on trouve 19 occurrences dans les dialogues, beaucoup plus riche de sens multiples, s'organisant pour les uns autour de la notion de « faculté de connaître » (« jugement, esprit, pensée, intelligence, bon sens, disposition de l'âme, caractère »), pour d'autres autour de la notion de « jugement arrêté ou exprimé » (« opinion, avis, pensée, dessein », et, au pluriel, « sentences, maximes morales des Sages »). Mais l'important, c'est que la racine gignôskein implique que, même lorsqu'ils peuvent se traduire par « opinion », il s'agit d'une « opinion » résultant d'un travail de recherche : l'un des sens de gnôsis, autre dérivé de gignôskein, est « enquête », et on retrouve entre gnôsis et gnôma la même différence qu'entre praxis et pragma, tous deux dérivés du verbe prattein (« agir, accomplir, faire »), ou entre poièsis et poièma, tous deux dérivé de poiein de sens voisin (« faire, fabriquer, créer, produire »), le premier terme de chaque paire décrivant l'action en tant que telle (pour gnôsis, celle de chercher à connaître), le second une instance spécifique d'une telle action ou son produit (pour gnôma / gnômè, le résultat d'une telle « enquête », traduit par des pensées ou des mots). Un passage antérieur de la République peut nous aider à comprendre ce verbe, même si le mot employé est gnômè, et non pas gnôma. Il s'agit du début de la discussion sur savoir et opinion à la fin du livre V (476c2-d6), où Socrate, après avoir opposé « celui qui reconnaît de beaux accomplissements / actions / choses (kala pragmata), mais qui ne reconnaît pas beauté elle-même (auto kallos) » à « celui qui, au contraire de ceux-là, considère "beau" lui-même (auto kalon) comme quelque chose (ti) », ajoute : « Donc, la pensée (dianoian) de celui-ci, en tant que cherchant à connaître (hôs gignôskontos), pouvons-nous correctement [la] dire être [un] jugement étayé par des investigations (gnômèn), celle de l’autre [une] opinion (doxan), en tant qu’opinant (hôs doxazontos) ? » (476d5-6). On y est exactement dans la même opposition qu'ici : les prisonniers, ce sont les gens qui sont capables de voir de belles ombres, mais pas le beau lui-même, qui n'est pas une ombre parmi d'autres, et le revenant, c'est celui qui a vu hors de la caverne à la fois la composante intelligible de ce dont la composante matérielle produit les ombres dans la caverne et l'astre / idea du beau dans le ciel. Il peut donc produire sur les ombres qu'il lui faut voir à son retour, non pas tant des dissertations abstraites sur l'astre / idea du beau, mais tout simplement des jugements fondés sur l'intelligibilité de ce dont elles sont les ombres, alors que les prisonniers ne peuvent avoir sur ces ombres que des opinions, ne sachant même pas qu'elles sont les ombres d'autre chose, de la seule composante matérielle de ce dont elles sont les ombres, qui a aussi une composante intelligible qu'on peut « voir » (avec les « yeux » de l'esprit) si on se donne la peine de se libérer de ses liens et de sortir de la caverne. Et c'est donc parce que, bien qu'employant les mêmes mots, ils ne mettent pas la même chose, le même eidos, derrière ces mots, qu'ils ne peuvent se comprendre et que les prisonniers encore enchaînés croient que le revenant ne voit rien de ce qu'eux voient et supposent que ses yeux ont été gâtés par son séjour hors de la caverne. Il me semble donc clair que gnômateuein, au-delà de la question de savoir s'il faut le faire dériver de gnôma ou de gnômè, doit se comprendre comme siginfiant « produire des gnômai » dans le sens qu'a en tête Socrtae dans la discussion de la fin du livre V, qui ouvre toute la longue discussion induite par l'énoncé par Socrate du principe du « philosophe roi » qui se termine à la fin du livre VII et dont fait partie l'allégorie de la caverne. (<==)
(74) On retrouve ici, comme je l'avais signalé dans la note 42, la sunètheia (« accoutumance ») dont il avait été question en 516a5, mais dans le sens inverse : il s'agissait alors d'accoutumer des yeux habitués à l'obscurité à voir dans la pleine lumière, il s'agit ici d'accoutumer des yeux habitués à une vive lumière à l'obscurité presque totale. (<==)
(75) « Les yeux endommagés » : pour des personnes pour qui la vue est tout, avoir des yeux endommagés est la pire des choses qui puisse arriver à quelqu'un. Une personne qui ne parvient plus à voir convenablement les ombres telles qu'eux les voient ne peut leur être d'aucune utilité et n'a donc plus sa place chez eux. Le problème du revenant est que, du fait de son séjour hors de la caverne, il a considérablement enrichi les eidè qu'il associe aux mots qu'il utilise, qui sont, quand il s'agit de nommer les ombres, pratiquement les mêmes que ceux qu'on créé les prisonniers (cf. 515b4-5), en ajoutant aux critères purement visuels des critères d'intelligibilité résultant de l'observation de la composante intelligible de ce dont ce sont les ombres à la lumière du ciel et des astres / ideai, soleil compris, et en accordant plus d'importance à ceux-là qu'aux critères purement visuels, si bien que, quand maintenant, en regardant les ombres, il n'a plus à sa disposition que les critères visuels, il a plus de mal à reconnaître ce qu'il s'était habitué à reconnaître sur des critères d'intelligibilité dans la lumière du soleil / bon. (<==)
(76) Le verbe traduit par « essayer » est peirasthai, construit sur la racine peira, mot qui signifie « tentative, expérience, épreuve, essai » et qu'on retrouve dans empeiria, « expérience » (par opposition à « théorie ») au sens de l'acquis résultant des multiples épreuves (peirai) de la vie passée et non pas d'une « expérience / tentative » (peira) particulière, et dans son décalque français « empirisme ». Dans le prolongement de ma remarque dans la note 69 sur le début de la République, qui suggère qu'on peut lire toute la République comme la redescente de Socrate dans la caverne, on peut remarquer que le lieu ou « descend » Socrate au début de l'ouvrage s'appelle Peiraieus (Le Pirée), nom dans lequel on retrouve justement peira. Certes, ce n'est pas Platon qui a choisi le nom du port d'Athènes, mais c'est lui qui a choisi ce lieu pour servir de cadre à son dialogue. Et on peut se demander si cette ressemblance n'a pas été l'un des éléments l'incitant à ce choix, pour nous suggérer que le dialogue dans son ensemble est justement un exemple de l'« essai » dont il est ici question, une tentative pour faire entreprendre aux jeunes auditeurs assemblés autour de Socrate le retournement et le début au moins de l'ascension vers l'extérieur de la caverne qu'estiment ici inutile ceux qui voient dans quel état celui qui l'a entreprise en revient. (<==)
(77) Il y a là une allusion à peine voilée à la condamnation à mort de Socrate par ses concitoyens qui n'ont pas su le comprendre. (<==)