© 2024 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 17 décembre 2024
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La république
(4ème tétralogie : L'âme - 2ème dialogue de la trilogie)

L'autobiographie intellectuelle du Socrate de Platon (1)
Phédon, 95e8-102a3
(Traduction (2) Bernard SUZANNE, © 2024)

Socrate vient de résumer l'objection présentée par Cébès selon laquelle le fait que l'âme soit quelque chose de divin (theoeides) ayant vécu longtemps avant de venir s'incarner dans un corps d'homme ne prouve pas qu'elle soit immortelle (athanaton) et qu'elle ne puisse pas finir par être corrompue par son incarnation ou au fil de ses incarnations successives.

[95e8] ...Alors Socrate, ayant attendu un long moment et réfléchi à quelque chose en lui-même : « [Ce n'est] pas une mince affaire, (3) dit-il, Cébès, [que] tu cherches [à comprendre], car il faut dans sa totalité, concernant la cause de la génération et de la corruption, [96a] s'[y] affairer complètement. (4) Laisse-moi donc te raconter en détail à leur sujet, si tu veux bien, mes propres expériences. (5) Ensuite, si quelque chose te semble utile dans ce que je pourrais dire, sers-t-en comme moyen de persuasion à propos de ce dont tu parles.
Mais bien sûr, dit Cébès, je veux bien.
Eh bien écoute ce que je vais dire. Car moi, dit-il, Cébès, quand j'étais jeune,
[c'est] de manière étonnante [que] je me pris de passion pour ce savoir (6) qu'on appelle de nos jours « enquête sur la nature » (7) ; car cela me semblait être brillant à outrance (8) [que] de connaître les causes de chaque [chose / événement / fait...], par le moyen de quoi chacun naît / arrive / devient et par le moyen de quoi il se perd / périt et par le moyen de quoi il est. (9) Et bien des fois, [96b] j'étais balloté entre opinions contraires en examinant tout d'abord les [questions] de ce genre : est-ce lorsque le chaud et le froid amènent une certaine putréfaction, comme cetains l'ont dit, (10) qu'alors même les vivants (11) se constituent ? Et est-ce que le sang est ce par quoi nous pensons, ou l'air, ou le feu ? Ou alors aucun de ceux-là, mais le cerveau (12) est ce qui procure les sensations [permettant] d'entendre et de voir et de sentir, desquelles aussi naîtraient la mémoire et l'opinion, puis, de la mémoire et de l'opinion étant parvenues à être tranquilles, [de faire] dans ces conditions naître le savoir ? Et puis examinant les morts / disparitions / pertes... de tout cela, (13) et les expériences (14) relatives [96c] au ciel et à la terre, je finis ainsi quant à moi par penser, pour un tel examen, être privé de dispositions naturelles  à un point inimaginable. Je vais t'en donner une preuve suffisante. Moi en effet, à propos des [choses] qu'aussi bien auparavant je savais de manière certaine, à ce que du moins il me semblait, à moi et aux autres, à ce moment-là, sous l'effet de cet examen, je fus complètement aveuglé au point que je désappris même les [choses] qu'auparavant je croyais savoir, et parmi beaucoup d'entre elles, par quoi l'homme croît. Je pensais en effet que cela était évident pour tout le monde que [c'était] par le fait de manger et de boire : lorsqu'en effet à partir des aliments, aux [96d] chairs d'une part s'ajoutent des chairs, aux os d'autre part des os, et qu'ainsi, selon le même logos, (15) aux autres [constituants] aussi les [éléments] apparentés s'ajoutent à eux, eh bien alors, le volume du corps, de réduit qu'il était, devient ensuite étendu, et ainsi le petit homme devient grand. [C'est] ainsi [qu']alors je pensais. Est-ce que, pour toi, je ne juge pas de manière mesurée ? (16)
Pour moi, si certes, dit Cébès.
Examine maintenant encore aussi ces
[points]-ci. Je croyais en effet, moi, juger de manière satisfaisante (17) quand, un homme grand se tenant à côté d'un petit, il paraissait être plus grand [96e] par la tête elle-même, (18) et un cheval par rapport à un cheval ; et encore bien plus évidents que ceux-là : les dix (19) me semblent être plus grands que les huit par le moyen des deux étant en plus d'eux et le [long] de deux coudées être plus grand que le long d'une coudée par ce moyen qu'il [le] dépasse de la moitié. (20)
Et alors maintenant, dit Cébès, que t'en semble à leur sujet ?
Être pour ma part très loin, en quelque sorte, dit-il, par Zeus, de penser au sujet de l'un quelconque de ces
[faits], d'en connaître la cause, [moi] qui en effet n'admets même pas en moi-même que, quand, à côté d'un [quelque chose] on place un [quelque chose], (21) ou bien le un [quelque chose] à côté de quoi c'est placé devient deux <ou bien celui qui est placé à côté>, ou bien celui qui est placé [97a] à côté et celui à côté de quoi c'est placé, du fait du placement côte à côte de l'un et l'autre, [c']est devenu deux. (22) Je m'étonne en effet de ce que, quand chacun d'entre eux était séparé de l'autre, chacun était alors un et ils n'étaient alors pas deux, mais que lorsqu'ils se sont approchés l'un de l'autre, alors est devenue pour eux cause même du [fait de] devenir deux la rencontre [résultant] du [fait d']avoir été placés l'un près de l'autre. Pas plus d'ailleurs que, si l'on fend un [quelque chose], je ne puis encore me persuader qu'à son tour la fente devient cause même du [fait d']être devenu deux, car [elle] devient alors contraire[,] la cause du [97b] devenir deux : alors d'une part en effet, [c'était] que c'était rassemblé à proximité l'un de l'autre et placé l'un à côté de l'autre, maintenant par contre, que c'est éloigné et séparé l'un de l'autre. Et en vérité, que je sais par le moyen de quoi ça devient un, je n'en suis pas convaincu non plus, ni, pour rien d'autre en un mot, par le moyen de quoi ça naît / arrive / devient ou ça se perd / périt ou c'est, (23) au moyen de ce mode de cheminement, (24) mais je me concocte moi-même au petit bonheur quelque autre mode [de cheminement], (25) mais celui-là, en aucune manière je ne l'accepte. Mais pourtant, entendant un jour quelqu'un lisant un livre [qui était] à ce qu'on disait [97c] d'Anaxagore (26) où l'on disait donc que l'esprit / intelligence est ce qui met tout en ordre et [est] cause de toutes [choses], (27) je fus alors charmé par cette cause et il me sembla que d'une certaine manière, il était heureux que l'esprit / intelligence soit [c]e [qui est] cause de toutes [choses] et je pensais que, s'il en va ainsi, assurément l'esprit / intelligence qui met toutes [choses] en ordre, [les] met en ordre en disposant chacune de manière telle qu'elle ait les meilleurs [comportements, états, possessions...] possibles. (28) Donc, pour peu qu'on veuille trouver à propos de chacune la cause de la manière dont elle naît / arrive / devient ou se perd / périt ou est, il faut à son propos trouver ceci : de quelle manière il est meilleur pour elle ou [97d] d'être, ou d'être affecté ou d'agir de quelque autre façon. (29) Alors donc, à partir de ce logos, [il résulte qu']il ne convient à l'homme d'examiner rien d'autre, et à propos de lui-même et à propos des autres, que l'excellent et le meilleur, (30) et qu'il est nécessaire à ce même [homme] de connaître le pire, car c'est le même savoir à propos d'eux. Alors content en réflechissant sur ces [choses], je pensais avoir trouvé un maître [enseignant] la cause, relativement aux étants, (31) selon l'esprit / intelligence pour moi, (32) cet Anaxagore, et [qui allait] m'exposer tout d'abord si la terre [97e] est plate ou ronde, puis après l'avoir exposé, [en] expliquerait en plus la cause et la nécessité, parlant du meilleur et [du fait] qu'il était meilleur pour elle d'être ainsi, et s'il la disait être au milieu, expliquer en plus qu'il était meilleur pour elle [98a] d'être au milieu ; et, pour peu qu'il me fasse voir cela, j'étais prêt à ne plus réclamer à l'avenir d'autre sorte (33) de cause ; et naturellement aussi, à propos du soleil, j'étais prêt à chercher à apprendre de cette manière également, et [à propos] de la lune et des autres astres, de leur vitesse les uns par rapport aux autres et de leurs directions / révolutions / retours (34) et de leurs autres affections, pourquoi diable il est meilleur pour chacun et d'agir de ces [manières] et d'être affecté comme il est affecté, (35) car je ne l'aurais jamais imaginé, disant en vérité que ceux-ci sont mis en ordre sous [l'action de] l'esprit / intelligence, attribuer à ces [comportements] quelque autre cause que [le fait] qu'il est meilleur pour eux de se comporter comme ça se comporte. Donc, [98b] en attribuant à chacun d'eux sa cause, et à tous en commun, je pensais qu'il allait expliquer en plus le meilleur pour chacun et le bon commun à tous, (36) et je n'aurais pas vendu [même] cher ces espérances, mais prenant en toute hâte les livres, aussi vite qu'il était possible, je [les] lus pour être le plus vite possible informé du meilleur et du pire. Mais loin de cette merveilleuse espérance, l'ami, j'allais être emporté puisque, avançant dans ma lecture, je vois un homme n'ayant d'une part jamais recours à l'esprit / intelligence et ne [lui] attribuant aucune responsabilité (37) dans [98c] la mise en ordre des faits / choses, (38) mais regardant comme responsables les airs et les éthers et les eaux (39) et beaucoup d'autres [choses] tout aussi déplacées, (40) et il me parut se trouver dans une disposition très similaire à celle de quelqu'un disant que Socrate fait tout ce qu'il fait par intelligence et ensuite, entreprenant de dire les cause de chacune des choses que je fais, dirait tout d'abord que je suis maintenant assis ici même pour ces [raisons] que mon corps est composé d'os et de fibres, et [que] d'une part, les os sont solides et ont des intervalles [les maintenant] séparés les uns des autres, [que] d'autre part les [98d] fibres [sont] capables de se tendre et de se détendre en enveloppant les os avec les chairs et la peau qui les tient ensemble, [que] donc, en relachant et en tendant ensemble les fibres des os suspendus dans leurs articulations, [cela] me fait en quelque sorte être, moi, maintenant capable de plier mes membres, et [que] pour cette raison, (41) replié sur moi-même, je suis assis ici-même, et puis, au sujet du [fait] pour nous [de] dialoguer, il mentionnerait d'autres causes similaires, [en] rendant responsables sons et airs et oreilles et des myriades d'autres [choses] du même genre, négligeant de mentionner les causes réelles, que, puisqu'il [98e] a paru aux Athéniens être meilleur de me condamner, pour ces [raisons] donc, à moi à mon tour, il a paru meilleur de rester ici-même assis et plus juste, en restant là, de subir la peine qu'ils auraient ordonnée, car, par le chien, comme moi, je [le] pense, depuis longtemps ces [99a] fibres et ces os seraient du côté ou de Mégare ou de la Béotie portés par une [autre] opinion du meilleur si je n'avais pas pensé être plus juste et plus beau, plutôt que de fuir et de m'évader, de subir de la part de la cité la peine, quelle qu'elle soit, qu'elle aurait fixée. Mais vraiment, appeler causes de telles [choses], [c'est] tout à fait déplacé. Mais si quelqu'un disait que, privé du [fait] d'avoir de tels [attributs], et os et fibres et autres autant que j'[en] ai, je n'aurais pas été capable d'agir conformément à mes opinions, il dirait vrai. Que néanmoins [c'est] au moyen de ces [choses que] je fais ce que je fais et qu'ainsi j'agis par intelligence, mais pas par [99b] préférence du meilleur, ce serait [faire preuve d']une très grande indifférence vis à vis du logos, car [c'est] le [fait de] ne pas être capable de discerner qu'autre d'une part [est] ce qui est cause (42) réellement, autre d'autre part ce sans quoi ce qui est cause ne pourrait être cause, ce en quoi justement la plupart des gens me semblent tâtonner comme dans l'obscurité, se servant d'un nom impropre pour appeler cela « cause ». (43) Et c'est bien pourquoi l'un, en attribuant un mouvement de rotation à la terre, fait bien rester la terre sous le ciel, l'autre place l'air dessous comme support à un pétrin de large dimensions,[99c] mais le pouvoir [qui leur permet] de se trouver maintenant être disposées ainsi de manière telle que [ce sont] les meilleures [dispositions] pour elles, celui-là, ni ils ne le cherchent, ni ils ne [le] croient avoir quelque force d'origine divine, mais ils pensent parvenir à trouver un jour un Atlas (44) plus fort et plus immortel et maintenant mieux toutes [choses] ensemble que ça, et qu'en vérité, le bon et convenable lient ensemble et maintiennent ensemble, (45) ils ne le pensent nullement. Eh bien moi, pour sûr, [pour savoir] de quelle manière peut bien se comporter une telle cause, je me serais fait avec le plus grand plaisir l'élève de n'importe qui, mais puisque j'étais privé de celle-ci et que je n'étais devenu capable ni de la trouver par moi-même ni de l'apprendre d'un autre, la [99d] seconde traversée (46) par laquelle je me suis affairé (47) en vue de la recherche de cette cause, veux-tu, dit-il, que je t'en fasse l'exposé, Cébès ?
Eh bien
[c'est] plus que tout au monde en effet, dit-il, que je [le] veux !
Il me parut donc, reprit-il, après tout cela, puisque j'étais las de regarder les étants, devoir prendre garde à ce que je ne subisse pas la même chose que ceux qui contemplent et examinent le soleil s'éclipsant, car quelques uns se détruisent en quelque sorte les yeux si
[ce n'est] pas sur l'eau ou [99e] [sur] quelque chose de ce genre [qu']ils examinent son image et j'ai pour ma part bien réfléchi (48) à quelque chose de tel et j'ai craint que mon âme ne soit complètement aveuglée en dirigeant mon regard vers les faits / choses (49) avec les yeux et les autres sens en cherchant à les appréhender. (50) Il me parut alors être nécessaire, en ayant recours (51) aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants. (52) Peut-être bien qu’en fait, ce par quoi je donne une image, [100a] en un certain sens, ne convient pas, car je ne suis pas du tout d’accord [pour dire] que celui qui examine dans des logoi les étants, les examine plus dans des images que celui [qui les examine] dans des actes / faits. (53) Mais néanmoins, je me suis donc élancé dans cette direction (54) et, me posant à chaque fois comme soutien (55) le logos (56) qui me semble être le plus solide, d'une part, tout ce qui me semble consonner (57) avec lui, je le pose comme étant vrai, à la fois concernant les cause et concernant tous les autres étants, (58) d'autre part, tout ce qui [ne consonne] pas, comme pas vrai. Mais je souhaite te dire plus clairement ce que je veux dire, car j'ai l'impression que pour l'instant, tu ne comprends pas.
Non par Zeus, dit Cébès, pas tout à fait !
[100b] Pourtant, reprit-il, je ne dis
[en parlant] ainsi rien de nouveau mais cela même que toujours, aussi bien en d'autres occasions que dans le logos que nous venons de parcourir, je n'ai jamais cessé de dire. Car je vais à présent entreprendre de t'exposer la sorte (59) de cause que j'ai potassée (60) et je suis de nouveau sur ces [propos] rabâchés (61) et je commence à partir d'eux, me posant comme soutien (62) qu'est quelque chose beau même en tant que tel (63) et bon et grand et tout le reste. Si tu m'accordes et conviens qu'il [en] est ainsi, (64) j'espère à partir de cela te faire voir que l''âme [est] immortelle et t'en montrer la cause. (65)
[100c] Mais bien sûr, dit Cébès, comme je te l'accorde, ne manques pas de terminer !
Examine donc, reprit-il, les conséquences de tout ça
[pour voir] si, à toi, cela semble bon également comme à moi : il me semble en effet [que] si quelque chose d'autre est beau en dehors du beau lui-même, (66) il ne peut être beau pour rien d'autre que par le fait qu'il participe à ce beau ; (67) et je dis donc la même chose pour tout. Conviens-tu d'une telle cause ?
J
['en] conviens, dit-il.
Donc, reprit-il, je ne comprends plus et je ne suis plus capable de chercher à connaître les autres causes, celles
[dites] « savantes », (68) mais si quelqu'un me dit [100d] [que] ce par quoi n'importe quoi est beau, [c'est] soit qu'il a une couleur agréable à regarder, soit une forme, soit n'importe quoi d'autre de ce genre, ces autres [causes], je leur souhaite bien du plaisir, car je suis troublé par toutes ces autres [causes], et je pose pour ma part purement et simplement et peut-être naïvement cela que rien d'autre ne fait cela beau sinon, de ce beau, la soit présence, soit communauté, soit [quelque chose] appelé comme çi ou comme ça, car je n'insiste pas encore fortement là-dessus, (69) mais que [ce soit] par le beau [que] toutes les belles [choses sont / deviennent] belles, (70) cela en effet me semble être le plus solide pour répondre aussi bien à moi qu'à un autre, (71) et en m'en tenant à cela, [100e] je pense ne jamais me tromper, mais être à l'abri d'un faux pas en répondant aussi bien à moi qu'à qui que ce soit d'autre que [c'est] par le beau [que] les belles [choses sont / deviennent] belles. N'est-ce pas aussi ton avis ?
C'est mon avis.
Et donc, par la grandeur, les grandes
[choses sont] grandes et les plus grandes plus grandes, et par le petitesse, les plus petites plus petites ? (72)
Oui.
Et donc tu n'approuverais pas si quelqu'un disait que quelqu'un est plus grand que quelqu'un d'autre par la tête, et le plus petit par cela [101a] même plus petit, mais tu attesterais jusqu'au bout que toi, tu ne dis jamais autre chose que : « le plus grand qu'un autre est toujours plus grand par rien d'autre que la grandeur et par le moyen de cela plus grand : par le moyen de la grandeur ; et le plus petit, plus petit par rien d'autre que la petitesse, et par le moyen de cela plus petit : par le moyen de la petitesse », (73) craignant, je suppose, que quelque
logos contraire ne se présente à toi si tu dis [que c'est] par la tête [que] quelqu'un est plus grand et [quelqu'un] plus petit, [disant] tout d'abord [que c'est] par la même chose [que] le plus grand est plus grand et le plus petit plus petit, ensuite [que c'est] par la tête, qui est petite, [que] le plus grand est plus grand, et que donc [101b] soit ce prodige, le [fait pour] quelque chose [d']être grand par quelque chose de petit. Ou bien ne craindrais-tu pas tout cela ?
Et Cébès riant : « Moi, certainement ! dit-il.
Donc, reprit-il,
[que] les dix sont plus grands que les huit (74) par deux et par le moyen de cette cause [les] dépassent, tu craindrais de [le] dire, mais pas [que c'est] par la quantité et par le moyen de la quantité, et que ce [qui est] de deux coudées est plus grand que ce [qui est] d'une coudée par la moitié, mais pas [qu'il l'est] par la grandeur, car [c'est] la même crainte ? (75)
Tout à fait en effet, dit-il.
Quoi encore ? Un
[quelque chose] étant placé à côté d'un [quelque chose], que le placement côte à côte soit la cause [101c] du [fait de] devenir deux, ou, fendu, la fente (76) ne te garderais-tu pas de le dire et ne t'écrierais-tu pas d'une voix forte que tu ne connais pas d'autre manière de devenir n'importe quoi que de participer à l'étance propre de tout ce à quoi ça pouvait participer et [que], dans ces [exemples], tu n'as pas d'autre cause [à proposer] au [fait de] devenir deux que la participation à la dualité ; (77) et il est nécessaire qu'y participe tout ce qui est en chemin pour être deux, et à l'unité ce qui est en chemin pour éventuellement être un, (78) mais ces fentes et [ces] mises côte à côte, et les autres raffinements de ce genre, tu leur souhaiterais bien du plaisir, laissant répondre [ainsi] les plus savants que toi. [101d] Mais toi, ayant peur, comme on dit, de ton ombre et de ton inexpérience, t'attachant à cette fameuse solidité du soutien, (79) [c'est] ainsi [que] tu répondrais. Mais si quelqu'un s'attachait au soutien lui-même, (80) tu lui souhaiterais bien du plaisir et tu ne répondrais pas jusqu'à ce que tu aies examiné si les [conséquences] qui en découlent sont pour toi en accord ou en désaccord les unes avec les autres. (81) Et lorsqu'il te faudrait rendre raison de celui-là même, tu [en] rendrais [raison] de la même manière, posant pour soutien un autre soutien, celui, quel qu'il soit, d'entre ceux de niveau supérieur qui te paraîtrait le meilleur, (82) jusqu'à ce que tu en vienne à quelque chose de convenable, [101e] mais tu n'embrouillerais pas tout ensemble, comme les controversistes, qui discutent [en même temps] du principe (83) et des [conséquences] qui en découlent, si tant est que tu veuilles découvrir quelque chose à propos des étants, (84) car, venant de ceux-là en effet, [tu ne trouveras] probablement pas un seul logos ni [une seule] pensée à leur sujet, car [ils sont] tout juste capables, sous l'effet de quelque sagesse, (85) en embrouillant toutes [choses] ensemble (86) également, de se faire plaisir à eux-mêmes ; mais toi, si tant est que tu sois du nombre des amis de la sagesse, (87) je crois que tu ferais comme je [102a] dis.
Tout à fait vrai,
[ce que] tu dis, dit Simmias en même temps que Cébès.


(1) Sur la relation qui existe entre le Socrate que Platon met en scène dans la plupart de ses dialogues et le Socrate historique et sur l'historicité des conversations et événements qui y sont rapportés, on se reportera à la page de ce site intitulée « Les Socrates de Platon », et, en ce qui concerne le cas spécifique du Phédon, aux sections Les dialogues à prologue « historique » : la question des souces et suivantes. Mais si je montre dans ces pages qu'il est peu vraisemblable que le Phédon raconte la mort de Socrate, qui, elle, est un événement historique incontestable, telle qu'elle s'est réelleement passée, tant le prologue du dialogue, qui prétend justement en garantir l'historicité, est plein d'invraisemblances, cela ne veut pas dire que tout ce que Platon met dans la bouche du Socrate qu'il y met en scène est inventé par lui. Et en particulier dans la section ici traduite, où ce Socrate mis en scène par lui décrit son évolution intellectuelle, si l'on peut douter que Socrate ait raconté cette histoire le jour de sa mort dans le contexte invraisemblable dans lequel Platon la lui fait raconter, c'est-à-dire dans une cellule de prison où se seraient entassés plus de quinze personnes pour y tenir, avec la bénédiction des autorités, le genre de conversations avec Socrate pour lequel celui-ci venait d'être condamné à mort, cela ne veut pas dire que ce que Platon lui fait dire de sa vie intellectuelle antérieure est complètement inventé par lui. Ainsi, il est tout à fait possible que l'influence que le Socrate du Phédon attribue à la lecture d'Anaxagore sur l'évolution de sa pensée ait un fondement historique, même si c'est difficile à prouver, et même si les conclusions que lui en fait tirer Platon, en particulier en ce qui concerne les eidè et les ideai (« formes / idées ») doivent plus à Platon qu'au Socrate historique.
Concrètement, le Phédon commence par un dialogue entre Phédon, « disciple » de Socrate natif de la ville d'Élis dans le nord-ouest du Péloponnèse, non loin d'Olympie (qui était aussi la patrie d'Hippias, l'un des sophistes mis en scène par Platon dans plusieurs dialogues, dont deux qui portent son nom), et Échécrate, citoyen de Phlionte, ville du nord du Péloponnèse proche de Corinthe, et philosophe pythagoricien sur lequel on ne sait à peu près rien en dehors de ce qu'en dit le Phédon, qui se passe à Phlionte, dont la tradition dit qu'elle était le lieu où Pythagore inventa le mot philosophos (« philosophe ») pour répondre au tyran de la cité qui lui demandait quelle était son activité (cette tradition n'est sans doute pas étrangère au choix de cette cité par Platon pour y situer le dialogue). Échécrate profite de la présence de Phédon à Phlionte pour lui demander de lui raconter, à lui et à plusieurs de ses concitoyens présents, la mort de Socrate, sur laquelle il n'ont pas encore réussi à avoir des informations fiables. Ce dialogue avec Échécrate permet à Phédon de présenter le contexte : les raisons du délai entre la condamnation de Socrate et sa mort et la manière (invraisemblable) dont plusieurs de ses amis, dont il donne la liste, purent se retrouver autour de lui dans sa prison et discuter avec lui jusqu'au moment où il dut boire la ciguë. La suite est un long monologue de Phédon rapportant, de manière quasi-littérale en style indirecte (d'où les « dit-il », « dit Cébès », etc.), la conversation entre Socrate et ses amis, principalement Simmias et Cébès, qui dialoguent alternativement seul à seul avec lui. Dans la section ici traduite, c'est Cébès qui est l'interlocuteur de Socrate. (<==)

(2) Pour quelques commentaires sur l'esprit dans lequel j'ai fait cette traduction, voir l'introduction aux extraits traduits de La République.
Pour ce travail j'avais à ma disposition les éditions du texte grec du dialogue et les traductions suivantes :
- Le texte grec du Phédon de John Burnet (OCT 1903) et la traduction de Victor Cousin (1846) disponibles sur le site de Philippe Remacle
- Le texte grec et la traduction en anglais du Phédon disponibles sur le site Perseus, repris du volume 1 de l'édition des œuvres de Platon en 12 volumes, Euthyphro, Apology, Crito, Phaedo, Phaedrus, Translated by Harold North Fowler, Loeb Classical Library vol. 36, Cambridge, MA, 1914.
- Platon, Phédon, texte grec établi et traduit en français par Léon Robin, dans les œuvres complètes de Platon publiées dans la collection Budé, Tomes IV - 1ère partie, Les Belles Lettres, Paris, 1926
- La traduction en français du Phédon par Léon Robin dans le volume I des œuvres complètes de Platon en 2 volumes publiée dans la collection La Pléiade, Paris, 1950
- Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, traduction en français de E. Chambry, Classiques Garnier, reprise dans la collection GF Flammarion, n° 75, Paris, 1965
- Platon, Phédon, texte grec établi et traduit en français par Paul Vicaire, dans les œuvres complètes de Platon publiées dans la collection Budé, Tomes IV - 1ère partie (nouvelle édition), Les Belles Lettres, Paris, 1983
- Platon, Phédon, traduction en français, introduction et notes par Monique Dixsaut, GF Flammarion n° 489, Paris, 1991
- Platon, Apologie de Socrate, Criton, Phédon, traduction de Bernard et Renée Piettre, Les classiques de la philosophie, Le livre de Poche, LGF, Paris, 1992
- Le texte grec du Phédon, édité par E. A. Duke, W. F. Hicken, W. S. M. Nicoll, D. B. Robinson et J. C. G. Strachan dans le volume I des « Platonis Opera » dans la collection Oxford Classical Texts (OCT), Oxford, 1995 (<==)

(3) Le mot traduit ici par « affaire » est pragma, dont c'est le sens premier, avant celui de « chose », par lequel il est souvent traduit dans d'autres contextes. On pourrait donc aussi traduire ou phaulon pragma par « quelque / une chose qui n'est pas sans importance », mais pragma est un substantif en -ma dérivé du verbe prattein, qui signifie « accomplir, faire, agir », et désigne une instance de l’activité impliquée par le verbe dont il dérive, ici dont un « accomplissement », un « fait », une « activité », et, dans un second temps, mais dans un second temps seulement, ce qui est fait, c’est-à-dire ce qui existe, « événement, chose, affaire ». On rencontrera dans la suite de cette page d'autres occurrences de ce mot pour lesquelles j'aurai l'occasion de montre que la traduction par « chose » est réductrice et contribue à fausser la compréhension de ce que Platon cherche à nous faire comprendre. (<==)

(4) « s'[y] affairer complètement » traduit le grec diapragmateusasthai, infinitif aoriste moyen du verbe diapragmateuesthai, formé par adjonction du préfixe dia-, qui évoque une idée d'achèvement, de complétude, au verbe pragmateuesthai, dérivé de pragma, utilisé au début de cette réplique de Socrate, où je l'ai traduit par « affaire » (cf. note précédente). Pragamteuesthai, c'est « se donner de la peine, du tracas », « faire des affaires » et, dans le registre intellectuel, « se livrer à l'étude, s'occuper de ». C'est pour rendre sensible en français la parenté entre le pragma qui a précédé, que j'ai traduit par « affaire », et le verbe diaragmateuesthai que je traduis ce verbe par « s'affairer complètement à », « complètement » rendant l'idée d'achèvement impliquée par le préfixe dia-. (<==)

(5) Le mot grec traduit par « expériences » est pathè, pluriel neutre de pathos, substantif dérivé du verbe paschein via l'aoriste pathein. Paschein signifie « subir, souffrir, éprouver, être affecté par » et s'oppose à prattein, qui signifie, lui, « agir, faire, accomplir » et dont dérive pragma (cf. note 3). Le couple d'opposés prattein (« agir, faire ») / paschein (« subir, éprouver »), ou, au niveau des substantifs qui en dérivent, pragma (« agissement, affaire ») / pathèma (« affectionn état d'esprit ») pour des occurrences spécifiques de ce qu'impliquent ces verbes, et praxis (« action, fait d'agir ») / pathos (« épreuve, expérience ») pour l'« activité » impliquée par le verbe, est importante chez Platon car elle traduit implicitement dans le langage une position relativement à l'« objectivité » du monde qui nous entoure : un pragma (« fait, chose »), c'est ce à quoi on donne un nom et c'est désigné par un terme générique, pragma, qui met l'accent sur le caractère agissant de ce pragma, agissant sur nos sens et notre esprit / intelligence (noûs), en y suscitant une « affection » (pathèma) que nous commençons par subir et par rapport à laquelle nous sommes dans un premier temps passif. Dans l'analogie de la ligne sur laquelle se termine le livre VI de la République et qui précède immédiatement l'allégorie de la caverne, Socrate associe à chacun des quatre segments qu'il identifie sur cette ligne, deux dans le vu et deux dans le perçu par l'intelligence, un pathèma, terme qu'on peut traduire à la fois par « affection » pour mettre en évidence que nous sommes dans un premier temps passifs par rapport aux sollicitations de nos yeux et de notre intelligence par les pragmata (« faits / chose ») qui nous entourent, et dont la « présence » ne dépend pas de nous, et par « état d'esprit », pour mettre en évidence que tous ne réagissent pas de la même manière à ces sollicitation et n'en ont pas la même compréhension. Socrate évoque ici à travers le mot pathè (« expériences ») les événements et les faits qui ont contribué à forger son esprit à partir de l'évolution de la compréhension qu'il en a eue au fil des progrès de son intelligence. (<==)

(6) Le mot grec traduit ici par « savoir » est sophia, qui peut aussi signifier « sagesse » et entre dans la compostion du mot philosophia (« philosophie »). (<==)

(7) « Enquête sur la nature » traduit le grec peri phuseôs historian. Le sens premier de historia, dont dérive le français « histoire », est « recherceh, information, exploration » et, à partir de là « résultat d'une information, connaissance », puis « restitution orale ou écrite de ces résultats, histoire ». Historiè est le titre grec de l'ouvrage d'Hérodote, qui raconte l'« histoire » des guerres médiques et constitue le premier ouvrage d'« histoire » au sens moderne du terme qui soit parvenu jusqu'à nous, et ce choix a contribué à restreindre le sens du mot grec à celui qu'a de nos jours « histoire ».
Peri phuseôs (« sur la nature ») est le titre de plusieurs ouvrages de philosophes présocratiques comme Anaximandre, Héraclite, Parménide, Mélissos, Empédocle et Philolaos, et peut-être aussi Anaxagore dont il va être bientôt question dans le récit de Socrate (cf. 97b8), si l'on en croit Simplicius (cf. Fragments Diels-Kranz B1, B4, B17, traduits en français dans Les Présocratiques de JP Dumont, Gallimard, La Pléïade, Paris, 1988), ou plus récents, comme Épicure et Zénon de Kition. Ce type d'enquête sur la nature était plus particulièrement le fait des Ioniens (Thalès, Anaximandre, Héraclite...) et leur vaut parfois le nom de « physiciens » plutôt que de « philosophes ». Aristote les appelait Phusiologoi, c'est-à-dire « faiseurs de discours (logoi) sur la nature (phusis) » (Métaphysique, A, 986b15 ; 990a4 ; Delta, 1023a22 ; K, 1062b22). C'est à ces penseurs que fait référence ici Socrate. (<==)

(8) Le mot grec que je traduis par « brillant à outrance » est huperèphanos, formé par adjonction du préfixe huper- (« au-dessus de ») à l'adjectif phanos qui signifie « lumineux, brillant, célèbre, maginifique » ou encore « manifeste, évident », lui-même dérivé du verbe phainesthai, « faire briller, rendre manifeste / visible » et aussi « briller, paraître ». Il est à noter qu'huperèphanos peut aussi bien impliquer approbation (« magnifique, splendide ») que blâme (« fier, orgueilleux, méprisant, dédaigneux ») selon la connotation qu'on associe au préfixe huper- (« encore plus que brillant », c'est-à-dire « brillant à l'extrême », ou « brillant au-delà de la bienséance »). Cette ambiguïté n'est sans doute pas étrangère au choix par Platon de cet adjectif peu fréquent dans les dialogues (7 occurrences en tout : Gorgias, 511d5 ; Ménon, 90a6 ; Banquet, 217e5 ; République, III, 399b7 ; ici ; Théétète, 175b5 et Lois, III, 691a2), toujours utilisé ailleurs qu'ici dans un sens impliquant le blâme, sauf dans un cas, en Gorgias, 511d5, à propos du pilote de navire qui, pour avoir conduit ses passagers et sa cargaison sains et saufs à bon port, ne pense pas « avoir accompli quelque chose de magnifique / exceptionnel » (huperèphanos ti diapraxamenè)). C'est une manière pour lui de suggérer les sentiments ambivalents que pouvait avoir Socrate vis à vis de ce genre de recherches. C'est pour tenter de conserver en français cette ambiguïté que j'ai traduit par « brillant (plutôt positif) à outrance (plutôt négatif) ». (<==)

(9) « Connaître les causes de chaque [chose / événement / fait...], par le moyen de quoi chacun naît / arrive / devient et par le moyen de quoi il se perd / périt et par le moyen de quoi il est » traduit de manière quasi-littérale le grec eidenai tas aitias hekastou, dia ti gignetai hekaston kai dia ti apollutai kai dia ti estin. Plusieurs remarques sur ces mots et leur traduction.
Pour désigner ce dont il est question de connaître les causes, le grec n'a ici que le pronom hekastou (« de chaque », génitif neutre singulier de hekastos), repris aussitôt après par le hekaston, nominatif neutre singulier, sujet commun des trois verbes qui suivent, et ne précise pas le domaine d'extension de ce « chaque », comme le permet le grec avec les adjectifs ou pronoms au neutre. Cette tournure usuelle en grec invite à considérer que ce « chaque » peut renvoyer à n'importe quoi. C'est donc pour rester le plus ouvert possible, que j'ajoute dans ma traduction après « chaque », entre crochets pour bien montrer que ce n'est pas dans le grec, les mots « chose / événement / fait... » en laissant la liste ouverte en la finissant par des points de suspension. Il est important, me semble-t-il, de ne pas limiter cette liste ouverte à des « choses », même en élargissant le sens de ce mot pour inclure des êtres vivants, mais de réaliser que, puisqu'il est question de « causes », il peut aussi s'agir d'événements, de « faits ». Monique Dixsault ajoute ici le mot « réalité » plus large que « chose ».
Dans la seconde partie de ce membre de phrase, Socrate utilise trois verbes successivement : gignetai (« naît / arrive (pour un événement) / devient »), apollutai (« se perd / périt ») et estin (« est »), dans cet ordre. Le propos de Socrate ici est on ne peut plus général, puisque le hekaston sujet commun de ces verbes renvoie au hekastou qui a précédé et que j'ai traduit par « de chaque [chose / événement / fait...] », et il est donc préférable de ne pas « fermer » le sens très large de gignesthai, et, dans une moindre mesure d'apollunai, par exemple en prenant prétexte du fait qu'ils sont rapporchés l'un de l'autre pour les traduire par « naître » et « périr », et de ne pas non plus tirer le sens d'einai (« être ») vers celui d'« exister », comme le font la plupart des traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « savoir les causes de chaque chose, ce qui la fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui la fait être » ;
- Robin (Budé) : « il connaît les causes de chaque chose, en vertu de quoi chacune vient à l'existence, en vertu de quoi elle périt, en vertu de quoi elle existe » ;
- Robin (Pléïade) : « ce savoir des causes de chaque chose, de la raison qui fait que chaque chose commence d'exister, de la raison pour laquelle elle cesse d'exister, de la raison enfin pour laquelle elle existe !  » ;
- Chambry : « connaître la cause de chaque chose, ce qui la fait naître, ce qui la fait périr, ce qui la fait exister » ;
- Vicaire : « de connaître les causes de chaque chose, de savoir pourquoi chacune vient à l'existence, pourquoi elle périt, pourquoi elle existe » ;
- Dixsaut : «  de savoir les causes de chaque réalité, de connaître, concernant chacune le pourquoi de sa génération, de sa disparition et de son existence » ;
- Piettre : « savoir les causes de chaque chose, pourquoi chacune d'elles vient à naître, pourquoi elle disparaît, pourquoi elle existe ».
On n'est pas ici dans le même contexte qu'en République VI, 508d4-9 où, dans la mise en parallèle du bon et du soleil, Socrate oppose la recherche de connaissance (gignôskein) et la pensée (noein), portant sur « ce qui est » (to on), à l'opinion (doxazein) et la faiblesse de vue (ambluôttein), qui porte sur « ce qui naît / devient et périt / se perd » (to gignomenon te kai apollumenon), où le couple gignesthai - apollunai, « naître - mourrir », c'est-à-dire « être soumis à la naissance et à la mort », et plus généralement « être soumis au temps qui passe », est opposé à einai, « être », c'est-à-dire « être immuable, hors du temps et de l'espace ». Ici, il n'y a pas d'opposition, mais la simple juxtaposition de trois verbes parmi les plus généraux pour décrire par des logoi tout ce dont on peut chercher la cause, c'est-à-dire de tout ce qui traduit un « changement » au sens le plus large incluant la « survenue » de n'importe quoi (gignesthai, dont gignetai est le présent indicatif actif), une disparition par la mort ou par autre chose (apollunai, dont apollutai est le présent indicatif actif) ou un état, que celui-ci soit temporaire ou permanent, constitutif ou accidentel (einai, dont estin est le présent indicatif actif). Il suffit pour s'en convaincre de voir les exemples que va prendre Socrate aussitôt après : s'il commence par évoquer le problème des vivants, qui naissent et meurent, il évoque ensuite le fait de devenir grand (gignesthai... megan, 96d4-5) ou d'être plus grand en taille (meizôn einai, 96e1) ou d'être plus en quantité (pleona einai, 96e2-3), comme dix par rapport à huit, ou encore de quelque chose devenu deux (duo gegonen, 96e9), et dans de tels cas, il serait absurde de traduire gignesthai par « naître » et einai par « exister ». Or c'est bien l'ensemble de tels « phénomènes » dont Socrate parle de chercher les causes, ce qui invite à laisser la plus ouverte possible la formulation retenue par lui en introduction à tous les exemples qui vont suivre, ce qui est à peu près impossible en français en ne précisant pas de quoi on parle (traduction du hekaston sans y ajouter de substantif) et en ne retenant qu'un seul verbe dans chaque cas pour traduire chacun des trois verbes qu'il utilise.
Concernant le dernier de ces trois verbes, estin (« il est »), il ne faut surtout pas le traduire par « il existe » en croyant avoir résolu le problème posé par son utilisation sans attribut explicité, alors qu'on n'a rien résolu du tout tant qu'on ne précise pas de quelle « existence » on veut parler (une chimère « existe » en tant que production d'un poète, d'un peintre ou d'un sculpteur, un mot « existe » en tant que mot, même s'il n'a aucun sens, etc.). Pour Platon, le verbe einai (« être ») n'est qu'un outil linguistique destiné, quand il n'est pas utilisé pour exprimer une identité pure et simple entre deux formulations distinctes faisant référence à la même chose (par exemple « Socrate est la personne qui parle à Alcibiade »), à faire le lien entre un sujet et un ou des attributs et, lorsqu'il est utilisé dans une formulation négative, à nier la pertinence d'un ou plusieurs attributs pour le sujet dont il est question, ce dont on dit qu'« il n'est pas » (ouk estin), que l'on dit « n'étant pas » (mè on) ou « ne pas être » (mè einai) çi ou ça, explicite ou implicite.* Et lorsque ces attributs ne sont pas explicités, c'est nécessairement qu'ils sont implicites et doivent se déduire du contexte, et c'est la porte ouverte à tous les sophismes, car rien ne garantit que tous supposent les mêmes attributs implicites. Deux passages du Sophiste sont déterminants pour comprendre cela. Le premier est la définition d'einai (« être ») et de on (« étant ») proposée par l'Étranger d'Élée aux « fils de la terre » (les « matérialistes » qui ne croient qu'à ce qu'ils peuvent voir et toucher), qui constitue un extraordinaire pied de nez de Platon à Aristote, dans la mesure où c'est probablement la seule définition formelle, à la manière d'Aristote, que l'on trouve dans tous les dialogues, avec une insistance sur le fait que c'est bien une définition (tithemai horon horizein : « je pose comme définition de définir », Sophiste, 247e3), c'est-à-dire, selon l'étymologie du mot signifiant « définition », horos, dont le sens premier est « borne, limite », une formule qui doit délimiter le champ sémantique du mot défini, dans la mesure où Platon y propose une formulation dont la principale caractéristique est que précisément, elle ne pose aucune limite à ce qui satisfait à cette « définition » : « je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant, car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance » (legô dè to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax, pan touto ontôs einai, tithemai gar horon horizein ta onta hôs estin ouk allo ti plèn dunamis ; Sophiste, 247d8-e4 ; pour un commentaire de cette définition et en particulier la justification de ma traduction du ontôs final par « à la manière d'un étant », voir la note 33 à ma traduction de la section 245e8-249d5 du Sophiste sous le titre Fils de la terre et amis des eidè). Ce que définit ainsi l'Étranger d'Élée, c'est ce qu'il désigne par l'expression ta onta, nominatif ou accusatif (comme ici où il est complément d'objet de « définir ») neutre pluriel du participe présent du verbe einai (« être ») substantivé par la présence de l'article ta (« les »). Comme on va bientôt trouver cette expression de nombreuses fois dans la suite du passage du Phédon ici traduit, qu'il me soit permis de justifier dès maintenant la traduction que je donne de cette expression par « les étants », qui en est la transcription littérale en français au moyen d'une entorse au français correct par l'accord du participe présent, ici mis au pluriel. En Grec en effet, les participes se déclinent en cas (nominatif, vocatif, accusatif, génitif, datif), genres (masculin, féminin et neutre) et nombres (singulier, duel et pluriel), se conjuguent aux divers temps (présent, futur, aoriste, parfait) et modes (actif, moyen, passif) et peuvent se substantiver avec l'article (to au neutre), et il est fondamental pour bien comprendre Platon de pouvoir déterminer à partir de la traduction que Platon a utilisé un participe, et pas un infinitif (ce que ne permet pas la traduction usuelle de to on par « l'être » et de ta onta par « les êtres », comme le font en particulier dans leur traduction de la définition précitée Cousin, qui passe en plus du pluriel au singulier en traduisant ta onta par « l'être », Diès (Budé), Chambry (Garnier) et Cordero (GF Flammarion)) et s'il l'a utilisé au singulier to on (« l'étant ») ou au pluriel ta onta (« les étants »), car le sens n'est pas le même, surtout lorsque ces formes sont substantivées : comme le savent tous les hellénistes (sauf quand il s'agit du verbe einai (« être ») chez Platon ou Aristote), un participe substantivé, à l'un ou l'autre des trois genres, renvoie au sujet de l'action impliquée par le verbe (par exemple hô legôn, mot à mot « le parlant », se traduit normalement par « celui qui parle ») alors qu'un infinitif substantivé, toujours au neutre, renvoie à l'action impliquée par le verbe en tant que telle (par exemple, to legein, mot à mot « le parler », se traduit normalement par « le fait de parler »). Selon ces règles, to on, singulier, devrait se traduire par « ce qui est » et ta onta, pluriel, par « ceux qui sont », sauf qu'en français, « ceux » est masculin et il n'y a pas de correspondant du neutre singulier « ce » au pluriel, ce qui fait que certains traduisent ta onta par « tout ce qui est », le « tout » étant supposé rendre le pluriel grec. Il me semble pourtant préférable de violer les règles du bon français et de conserver un participe présent accordé précédé de l'article, qui n'est pas difficile à comprendre en français, pour coller au plus près au grec de Platon dans un domaine, les emplois du verbe « être » et ses différents sens, s'il en a plusieurs (ce qui est une bonne partie du problème auquel s'attaque Platon), central pour comprendre sa pensée. Dans cettte perspective, traduire ta onta par « les êtres », comme le font Diès, Chambry et Cordero, c'est-à-dire remplacer un participe présent par un infinitif qui, de plus, est devenu un substantif à part entière en français, ne contribue en rien à faciliter la compréhension de Platon, bien au contraire, tant ce mot tire à lui des siècles de débats philosophiques dont Platon a été l'un des initiateurs et tire vers l'abstraction des propos souvent fort concrets, comme on le verra bientôt. Disons que, dans certains cas au moins, pour Platon, qui ne disposait pas d'un métalangage grammatical pour désigner les différentes fonctions que peut occuper un mot dans une phrase (sujet, complément, attribut, épithète, etc.), un étant, c'est tout ce qui peut être le sujet s d'une phrase de la forme « s est a » (s estin a) ou « s n'est pas a » (s ouk / mè estin a) qui lui attribue, ou lui refuse, à tort ou à raison, un « attribut » a qui constitue de ce fait pour lui une ousia (« étance »), substantif formé sur le féminin ousa du participe présent d'einai (« être »), dérivation que je transpose en français en traduisant ce mot par « étance ». Et quand on sait que les Grecs de son temps étaient friands de substantivations de toutes sortes de mots-outils et d'expressions pour désigner des abstractions, par exemple to poson (« le combien », c'est-à dire « la quantité »), to poion (« le de quelle nature », c'est-à-dire la qualité), to ti esti (« le quoi c'est », c'est-à-dire justement l'étance, l'ousia), on peut penser que, dans certains contextes au moins, comme par exemple dans la seconde partie du Sophiste, to on (« l'étant »), sans plus de précisions, pouvait très bien désigner ce que nous appelons le « sujet » et hè ousia ce que nous appelons l'attribut, y compris au sens strictement grammatical. On en a un parfait exemple en Sophiste, 262b10-c5, le second passage que j'annonçais plus haut, où l'Étranger explique que pas plus des noms seuls que des verbes seuls mis à la suite les uns des autres ne forment un logos porteur de sens, parce que, ni dans un cas, ni dans l'autre « les sons produits ne révèlent [ni] activité, ni inactivité, ni étance d'un étant ou d'un n'étant pas » (oute praxin oud' apraxian oude ousian ontos oude mè ontos dèloi ta phonèmata) : les traducteurs s'arrachent les cheveux pour comprendre et traduire les mots en gras, alors que l'Étranger ne fait que distinguer trois cas concernant les verbes, selon qu'il s'agit de verbes d'action, de verbes d'état (« inaction ») ou du verbe einai, qui constitue un cas particulier à lui tout seul en ce qu'il ne décrit ni action, ni inaction, mais se contente de traduire l'attribution ou la non pertinence supposée d'un attribut (ousia, « étance ») à un sujet (on, « étant ») étant (on, attribution) ou n'étant pas (mè on, non pertinence) ça. Transposé en français moderne, cela devient « les sons produits ne révèlent [ni] activité, ni inactivité, ni attribution ou négation de la pertinence d'un attribut à un sujet », le on (« étant » / sujet) restant un on (« étant » / sujet), qu'il soit (on) ou qu'il ne soit pas (mè on) ce qu'implique l'attribut (ousia) particulier que suppose dans chaque cas une phrase de ce type, puisque, pour Platon, le verbe « être » (einai) suppose toujours un « attribut » (du simple adjectif, par exemple « il est beau », à un groupe de mots plus ou moins étendu pouvant inclure adjectifs, noms, verbes, propositions entières, etc., par exemple « elle est celle dont la beauté va vous couper le souffle »), explicite ou implicite, et que c'est justement quand il est implicite que les problèmes commencent. Or c'est précisément ce qui se passe avec le supposé sens « existentiel » d'einai / être tant qu'on ne précise pas de quelle « existence » on parle. Que le verbe einai n'ait pas de sens par lui-même et ne fasse qu'introduitr un attribut (ousia) qui donne sens à la phrase dont il fait partie, c'est très exactement ce que veut dire l'Étranger lorsqu'il résume sa définition en disant que « les étants, ce n'est pas autre chose que puissance » (ta onta estin ouk allo ti plèn dunamis), formule dans laquelle il faut comprendre ta onta comme faisant référence à tout ce qui peut être sujet d'une phrase employant le verbe einai (« être »), caractérisés à ce point par le seul fait qu'ils sont sujets du verbe einai (« être »), et dunamis (« puissance ») dans le sens que lui donne Aristote quand il oppose dunamis (« puissance ») à energeia, « le fait d'être en acte (en ergon) », c'est-à-dire d'agir en vue de ce qui n'était encore au départ qu'une potentialité, et à entelecheia, « le fait de posséder (echein) la fin (telos), d'être parvenu au (en) terme (telos) de cette potentialité. L'energeia (« acte ») qui réalise dans la phrase ce qui n'était encore que potentialité tant qu'on en reste au verbe, c'est précisément ce qu'introduit le verbe einai (« être »), l'attribut (ousia) qui le complète, alors qu'avec tous les autres verbes, c'est le verbe lui-même qui implique l'activité ou la passivité attribuée au sujet.
Comme on le voit, dans une perspective aussi large, dans laquelle « être » (einai) est défini à l'aide des verbes « agir » (poiein) et « subir » (pathein), il n'est pas question d'opposer « être » (einai) à « devenir » (gignesthai). L'ousia (« étance ») qui donne sens à la phrase peut être absolument n'importe quoi, qui qualifie un « état » pérenne ou transitoire, constitutif ou accidentel, du sujet, de l'« étant » ça, et qui n'en dévoile le plus souvent qu'un aspect, en ce qu'il est pertinent dans la discussion en cours. S'il y a quelque chose qui échappe au temps dans une telle formulation, quel que soit le sujet et l'ousia (« étance ») qu'on lui attribue ou qu'on lui dénie (dans une formulation où le verbe einai est accompagné d'une négation), c'est l'idea vers laquelle pointe le mot qui décrit l'attribut, l'« étance » (ousia) qu'on lui attribue ou dénie, et qui donne sens à ce mot par la médiation de l'eidos que celui qui parle associe à ce mot, qui n'est pas nécessairement exactement le même que celui qu'y associent ceux qui l'écoutent ou le lisent et qui peut évoluer pour chacun tout au long de sa vie, mais qui a toujours pour cible plus ou moins lointaine cette idea.
En fin de compte, ce qui est en cause ici, ce ne sont pas des problèmes d'« existence », des questions « ontologiques », mais des problèmes de langage, de logos, comme la suite va le montrer. Une formulation concise en français qui rendrait bien le sens général des propos de Socrate en s'affranchissant de la littéralité du texte pourrait être « connaître les causes des apparitions, des disparitions et des états de n'importe quoi », en donnant à « apparition » et « disparition » leur sens le plus général possible concernant aussi bien des personnes ou des choses que des événements et en considérant que la naissance et la mort sont des cas particuliers d'apparition et de disparition respectivement (il est usuel de parler de la mort par euphémisme comme d'une « disparition » et des morts comme de « disparus », il est moins habituel de parler de la naissance comme d'une « apparition », même si le dictionnaire des synonymes Robert donne « naissance » parmi les synonymes d'« apparition »). (<==)

* La différence entre les deux cas, affirmation d'identité et attribution non identitaire, se fait par le fait que, dans l'affirmation d'identité, le rôle de sujet et celui d'attribut sont interchangeables puisque les deux expressions désignent la même chose, alors que dans le cas de l'attribution non identitaire, ils ne le sont pas, dans la mesure ou sujet et attribut désignent deux choses différentes : on peut aussi bien dire « Socrate (sujet) est la_personne_qui_parle_à_Alcibiade (attribut) » que «  la_personne_qui_parle_à_Alcibiade (sujet) est Socrate (attribut) ») alors que l'on peut dire « Alcibiade (sujet) est beau (attribut) », mais pas « beau (sujet) est Alcibiade (attribut) », sauf si l'on est le professeur de philosophie de Monsieur Jourdain, mais c'est qu'alors, on joue sur l'ordre des mots dans la phrase sans en changer la fonction grammaticale (et c'est alors le sens qui permet de déterminer la fonction grammaticale de chaque membre de la phrase : si le professeur de philosophie de Monsieur Jourdain lui suggèrait de dire « Beau est Alcibiade », personne n'aurait de doute sur le fait que c'est Alcibiade le sujet et « beau » l'attribut). Et, de ce point de vue, le grec ne nous facilite pas la tâche dans la mesure où l'ordre des mots dans la phrase y est beaucoup plus libre qu'en français, où l'ordre sujet, verbe, attribut est pratiquement imposé, alors qu'en grec, le verbe peut être rejeté à a fin, voire, dans le cas du verbe einai (« être »), purement et simplement omis, ce qui fait qu'il n'est pas toujours facile de déterminer ce qui est sujet et ce qui est attribut (on a un exemple particulièrement sensible de ce problème en 100b6 avec le rôle qu'il faut donner au mot ti (« quelque chose ») dans l'expression einai ti kalon auto kath' hauto (mot à mot « être quelque chose beau lui-même selon soi-même ») où toute la question est de savoir si ti est attribut (sens « beau lui-même en tant que tel est quelque chose ») ou fait partie de l'expression sujet ti alon auto kath' hauto (« un certain beau lui-même en tant que tel »), auquel cas, le verbe einai (« être ») est employé sans attribut (sens « un certain beau lui-même en tant que tel est / existe » ; cf. note 63 ci-dessous pour l'analyse détaillée de cette expression)). (<==)

(10) Je ne chercherai pas à préciser pour chaque thèse évoquée par Socrate qui en était l'auteur ou le promoteur, car cela n'apporte rien à la compréhension de ce que dit le Socrate de Platon. C'est de l'histoire de la pensée et des sciences, pas de la philosophie. Ce n'est pas par manque d'imagination ou de connaissance de l'histoire des idées que Platon a choisi comme meneur de jeu dans le Sophiste et le Politique un étranger anonyme dont on sait seulement qu'il est natif d'Élée, la patrie de Parménide, et comme meneur de jeu dans les Lois un Athénien, lui aussi anonyme, mais pour être bien sûr que ses lecteurs n'importeraient rien de plus pour comprendre leurs propos que ce qu'ils disent dans le ou les dialogues où ils interviennent, et devraient donc ainsi être plus attentifs aux propos que Platon met dans leur bouche (voir sur ce point la page de ce site intitulée « Le sens de la mise en scène du Sophiste »). Celles et ceux que l'histoire des idées et des sciences intéresse pourront se reporter par exemple à la traduction du Phédon par Monique Dixsaut (GF-Flammarion n° 489), qui donne ces informations dans les notes qui accompagnent sa traduction. En ce qui me concerne, je trouverais plus intéressant et plus pertinent d'un point de vue philosophique, plutôt que de s'étendre sur des thèses toutes aussi démodées les unes que les autres et prêtant à rire aujourd'hui, d'actualiser le texte de Platon en prenant des exemples contemporains de questions scientifiques ouvertes sur lesquelles l'accord n'est pas fait, comme par exemple la question de la nature ondulatoire ou corpusculaire de la lumière (ondes électromagnétiques ou photons), celle de savoir si tous les mécanismes de la pensée peuvent s'expliquer excluisivement par des processus physico-chimiques dans les cellules nerveuses ou celle de savoir, si l'on admet la « théorie » du big bang, d'où venait ce qui a explosé à ce que la théorie pose comme l'instant zéro et ce qu'il y avait avant. (<==)

(11) Le mot grec traduit par « vivants » est zôia (pluriel de zôion), substantif dérivé du verbe zèn (« vivre »), dont c'est le sens premier. Dans un sens plus restreint, le mot peut aussi signifier « animal » par opposition à « plante » (phuton). (<==)

(12) Le mot grec traduit par « cerveau » est enkephalos, qui signifie étymologiquement « ce qui est dans (en) la tête (kephalè) » et a donné « encéphale » en français. (<==)

(13) « Les morts / disparitions / pertes... de tout cela » traduit le grec toutôn tas phthoras, dans lequel phthoras est l'accusatif pluriel de phtora, mot qui peut signifier « mort », mais dont le sens est beaucoup plus large, comme celui du verbe apollunai auquel il fait écho, utilisé en 96a9 sous la forme apollutai, que j'ai traduite par « se perd / périt » pour des raisons expliquées dans la note 9. C'est donc pour les mêmes raisons que j'en donne ici une traduction ouverte. (<==)

(14) C'est le même mot, pathè, utilisé plus haut par Socrate, en 96a2 où je l'ai traduit par « expériences » (cf. note 5), qu'il réutilise ici pour parler de ta peri ton ouranon te kai tèn gèn pathè (mot à mot « les à_propos_de le ciel aussi et la terre pathè »). J'en conserve donc la même traduction, tout en précisant qu'il ne faut pas prendre ici le mot « expériences » au pluriel dans le sens concret et pratique qu'il a quand on parle de faire des expériences en classe dans le cadre de travaux pratiques, ou plus généralement quand on évoque les expériences faites par les savants modernes pour valider ou invalider leurs théories. Comme je l'ai expliqué dans la note 5, pathos, dont pathè est le pluriel, désigne tout ce qu'une personne (ou une créature quelconque) éprouve sous l'effet de ce qui l'entoure et agit sur ses sens et son intelligence. Le simple fait de contempler le ciel, c'est-à-dire de « subir » (paschein, dont dérive pathos) par la médiation des yeux l'effet de la lumière des astres sur le sens de la vue, peut parfaitement faire partie de ce que Socrate met ici sous le terme de pathè. (<==)

(15) Je ne traduis pas le mot logos, trop riche de sens multiple pour qu'aucun mot français ne les englobe tous. Platon a en effet l'art de jouer avec les résonnances multiples d'un même mot et choisir, en traduisant, d'éliminer certaines de ces résonnances peut aller à l'encontre de ses intentions. On trouvera dans la partie « Vocabulaire » de ce site une page qui reproduit l'entrée du dictionnaire Grec-Français Bailly sur logos (accessible aussi sur le site bailly.app en cliquant ici). Ce mot a deux grands registres de sens, celui de « parole » sous toutes ses formes, mais plus spécifiquement de parole porteuse de sens, et donc source de raison, ce qui conduit au second registre de sens, celui qui tourne autour de « raison ». À titre indicatif, voici la traduction que donnent les traducteurs que j'ai consultés des mots kata ton auton logon, que je traduis partiellement par « selon le même logos » : Cousin traduit par « dans une égale proportion », en prenant logos dans un des sens qu'il peut avoir, celui de « raison » au sens mathématique, de « rapport » entre grandeurs; Robin traduit pour Budé par « suivant la même loi » et pour La Pléiade par « selon la même loi », alors que « loi » n'est aucun des sens, pourtant nombreux, donné par le Bailly pour logos ; Chambry ne traduit pas ; Vicaire, suivant Robin dont il a repris l'éditon pour Budé, traduit par « suivant la même loi » ; Dixsaut traduit par « le même raisonnement valant pour tout le reste » et Piettre traduit par « selon la même logique ». (<==)

(16) « Est-ce que, pour toi, je ne juge pas de manière mesurée ? traduit le grec ou dokô soi metriôs; (mot à mot « pas je_pense / crois / juge / exprime_une_opinion pour_toi de_manière_mesurée ? » La formule est ramassée en grec et, pour la traduire, il faut prendre note de deux choses : dokô est la première personne du singulier du présent de l'indicatif actif du verbe dokein, qui peut signifier « paraître, sembler, avoir l'air », mais aussi « croire, penser, juger, exprimer une opinion (doxa, substantif dérivé de ce verbe) », et renvoie donc à une activité de Socrate, qui en est le sujet, et metriôs est un adverbe dérivé de l'adjectif metrios, lui-même dérivé de metron, qui signifie « instrument de mesure » ou « mesure », mais aussi « juste mesure », qui évoque un idée de convenance, sans excès dans un sens (trop peu) ou dans l'autre (trop). Le fait qu'il s'agisse d'un adverbe invite à comprendre dokô dans un sens qui ne nécessite pas de complément, c'est-à-dire dans le sens de « penser / juger / exprimer une opinion ». Socrate ne fait pas ici appel à la raison, mais au bon sens populaire : rien dans ce qu'il propose comme explication ne paraît invraisemblable, excessif, tiré par les cheveux, extraordinaire, hors de propos, à tel point que cette explication reste valable aujourd'hui, au moins dans ses grandes lignes, au contraire de toutes les autres, plus « scientifiques », auxquelles il fait référence. Il peut aussi y avoir ici un jeu de mots de Socrate : il vient de faire référence au volume (ogkos) du corps humain, qui passe de « peu nombreux » (oligos), c'est-à-dire « réduit », à « nombreux » (polus), c'est-à-dire « étendu » par l'alimentation, avec pour résultat que l'homme, de « petit » (smikros) qu'il était, devient « grand » (megas), utilisant des adjectifs qui renvoient tous à une idée de mesure (metron). Il émet donc une opinion « mesurée » (metrios) et juge donc « mesurément » (metriôs). (<==)

(17) Ici, c'est l'adverbe ikanôs qui remplace metriôs (cf. note précédente). Ikanôs, dérivé de l'adjectif ikanos, qui signifie « qui va bien, suffisant, convenable », évoque l'idée d'adéquation. (<==)

(18) « Par la tête elle-même » traduit le grec autèi tèi kephalèi, groupe de mots au datif. La plupart des traducteurs que j'ai consultés traduisent ces mots par « de la tête » (Robin (Budé et Pléïade) : « de la tête précisément » ; Chambry : « juste de la tête » ; Vicaire : « de la hauteur même de sa tête » ; Dixsaut : « juste de la tête », avec toutefois une note ajoutant « l'expression grecque est difficile à rendre dans la mesure ou le datif n'indique pas de combien, mais par quoi, à cause de quoi, une chose est plus grande qu'une autre » ; Piettre : « précisément de la hauteur de sa tête »). Mais cette traduction, qui n'est pas fausse, a le grave inconvénient de faire disparaître l'ambiguïté qui existe en grec du fait de l'emploi du simple datif, sans préposition en explicitant le sens, car, contrairement à ce que dit Dixsaut dans sa note, le datif peut avoir une pluralité de sens qui ne se limitent pas à la notion de moyen, de cause. Et c'est précisément cela le problèmre de Socrate : quel sens a le datif dans cette phrase ? Un sens causal, et si oui pour quelle sorte de cause, ou un autre sens ? Or le français oblige à choisir une préposition pour rendre le datif (« à », « par », « de », « au moyen de », « à cause de »...), préposition qui lève en partie ou en totalité l'indétermination qui existe en grec. On verra comment Socrate lève cette ambiguïté lorsqu'il revient sur cet exemple en 100e8-101b2 (voir note 72). (<==)

(19) Le grec que je traduis littéralement par « les dix » est ta deka, où deka (« dix ») est substantivé par l'article ta, neutre pluriel. Même chose plus loin avec tôn oktô (« les huit »), au génitif pluriel. Le grec met l'article au pluriel puisque « dix » (ou « huit » ou n'importe quel nombre supérieur à deux) implique une pluralité, mais il me semble que cet emploi du pluriel traduit la difficulté des Grecs à penser les nombres dans toute leur abstraction : en effet, dire « le dix » (ou « le huit ») au singulier, c'est penser au nombre dix (ou huit) abstraction faite de toute instantiation concrète de ce nombre dans une collection de dix (ou huit) éléments, quels qu'il soient, alors que dire « les dix » (ou « les huit »), c'est penser ce nombre en tant que dénombrant un ensemble de dix (ou huit) éléments, quels qu'ils soient, c'est-à-dire le penser seulement dans le concret de « choses » qu'il dénombre, ce qui permet plus facilement de se représenter les deux éléments qui font l'ensemble de dix éléments plus grand que celui de huit éléments, comme la tête faisait l'un des hommes plus grand que l'autre dans l'exemple précédent. (<==)

(20) Ce que veut dire Socrate, c'est que, si l'on imagine un objet mesurant deux coudées à côté d'un objet mesurant une coudée, la partie de l'objet de deux coudées qui dépasse l'objet d'une coudée correspond à la moitié de la taille de l'objet de deux coudées, tout comme, dans l'exemple des hommes qui a précédé, la partie de l'homme plus grand qui dépassait l'homme plus petit, c'était sa tête. On est bien toujours dans une présentation par l'imagination de situations concrètes ou l'on compare des éléments (hommes, chevaux, ensembles d'objets) qu'on imagine « se tenant à côté » (parastas en 96d9, participe aoriste actif au nominatif masculin singulier du verbe paristanai, qui signifie ici « se placer / se tenir à côté ») les uns des autres et non pas dans l'abstraction de calculs sur des nombres. (<==)

(21) « À côté d'un [quelque chose] on place un [quelque chose] » traduit le grec epeidan heni tis prosthèi hen (mot à mot « quand de_un quelqu'un pose_à_côté un »), ou hen et heni sont respectivement l'accusatif neutre et le datif neutre de l'adjectif numéral eis (« un »). Comme je l'ai signalé dans les notes précédentes, on est dans une approche très concrète des nombres et des opérations que l'on fait dessus, envisagées plus comme des opérations sur les « choses » dénombrées que sur les nombres eux-mêmes, comme va le montrer tout le vocabulaire de la suite de cette réplique, où il est question de « placer (à côté de) » (prostithenai, dont vient le prosthei qui apparaît ici, qui en est le subjonctif aoriste actif à la troisième personne du singulier, verbe qui peut aussi avoir le sens d'« ajouter »), de « placement côte à côte » (prosthèsis, qui peut aussi avoir en arithmétique le sens technique d'« addition »), de « rencontre (xunodos), de « fendre » (diaschizein, qui peut aussi avoir le sens de « diviser »), de « fente » (schisis), etc., tous termes dont le sens premier est très concret. C'est pour faire sentir cela que je traduis ici hen et heni par « un [quelque chose] », qui ne fait que rendre en français le fait qu'en grec, les adjectifs au neutre sont souvent utilisés sans nom associé, laissant aux lecteurs ou aux auditeurs le soin de suppléer un nom générique en fonction du contexte. C'est à peu près ce que faisait déjà Monique Dixsaut, en traduisant ces mots par « lorsqu'on adjoint une chose à une chose ». (<==)

(22) Les mots è to prostethen (« ou bien celui qui est placé à côté ») après « le un [quelque chose] à côté de quoi c'est placé devient deux » (to hèn hôi prosetethè duo gegonen), dont j'ai mis la traduction entre crochets obliques (comme le font Duke et al. dans leur nouvelle édition du texte grec du Phédon pour les OCT), ne figurent qu'une fois dans les manuscrits. Leur redoublement a été suggéré par Wyttenbach, Schanz et Burnet. L'alternative que propose Socrate est entre le fait qu'un seul des deux éléments de départ devient deux par le rapprochement de l'autre et le fait que ce sont les deux ensemble qui, une fois mis côte à côte, deviennent deux (Monique Dixsaut, en traduisant par « ou si c'est celle qui s'adjoint ou celle à qui on l'adjoint qui, du fait de cette adjonction, sont devenus deux », trahit Platon en traduisant comme si le kai (« et ») de 97a1 était encore un è (« ou »), alors que c'est justement lui qui fait toute la différence entre les deux branches de l'alternative), et cela reste vrai avec ou sans l'addition proposée au texte des manuscrits. La différence est qu'avec le texte des manuscrits, seule est envisagée l'hypothèse que c'est ce à côté de quoi on place autre chose qui devient deux, alors qu'avec la correction proposée, ce peut être soit ce à côté de quoi on place autre chose, soit ce qui est placé à côté de lui, ce qui couvre tous les cas possibles. Le problème textuel est que les trois mots ajoutés sont identiquement les mêmes que ceux qui les suivent et qui ouvrent la seconde branche de l'alternative, dans un texte original qui n'avait pas de ponctuation puisque la ponctuation n'existait pas du temps de Platon, ce qui peut expliquer que cette duplication, si elle figurait effectivement dans le texte de Platon, ait pu passer pour une erreur de recopie pour un copiste utltérieur. Quoi qu'il en soit, avec ou sans l'addition, l'alternative proposée par Socrate reste, comme je viens de le dire, la même : soit un des deux « un [quelque chose] » de départ seulement devient deux, soit c'est l'ensemble des deux qui devient deux. Comme je l'ai déjà fait remarquer dans les notes précédentes, l'aternative ici envisagée implique toujours une conception très concrète des nombres, toujours associés à quelque chose qu'ils dénombrent. Dans cette perspective très concrète, on peut prendre des exemples qui vont aider à préciser les hésitations de Socrate, et peut-être aussi à résoudre le problème de critique textuelle. Premier exemple : j'ajoute un (litre d'eau) à un (litre d'eau) et je me retrouve, dans le récipient qui contenait au départ un litre d'eau avec deux litres d'eau ; dans ce cas, on aurait tendance à penser que c'est le litre d'eau initial qui est devenu deux litres dans le même récipient, ce qui correspond à la première branche de l'alternative, et l'on voit aussi pourquoi la tendance naturelle est de penser que c'est l'eau du récipient dans lequel on a versé le second litre qui est devenue deux litres, pas le contraire, ce qui pourrait expliquer pourquoi Platon n'a peut-être pas envisagé ce second cas et que donc le texte des manuscrits n'a pas à être corrigé. Second exemple : je place un (bouclier) à côté d'un (bouclier) et je me retrouve avec deux boucliers l'un à côté de l'autre sans qu'aucun des deux n'ait en rien changé du fait du voisinage de l'autre, et ce n'est donc qu'ensemble, du fait de ce voisinage, qu'on peut dire qu'ils sont deux, deuxième branche de l'alternative. (<==)

(23) « Ni, pour rien d'autre en un mot, par le moyen de quoi ça naît / arrive / devient ou ça se perd / périt ou c'est » traduit le grec oud' allo ouden heni logôi di' oti gignetai è apollutai è esti, qui reprend de manière plus condensée la formule de Socrate au début de ce récit, lorsqu'il évoquait son enthousiasme dans sa jeunesse pour une étude permettant de savoir dia ti gignetai hekaston kai dia ti apollutai kai dia ti estin (« par le moyen de quoi chacun naît / arrive / devient et par le moyen de quoi il se perd / périt et par le moyen de quoi il est », 96a8-9), ou les trois verbes employés sont les mêmes dans le même ordre. Si, dans les exemples qui ont précédé, il n'y avait aucune raison de ne pas traduire, duo gegonen en 96e9 par « devient deux », duo egeneto en 97a2 par « c'est devenu deux », tou duo genesthai en 97a5 par « du [fait de] devenir deux » etc., bref, de traduire à chaque fois gignesthai par « devenir », ici où Socrate reveint à une proposition générale, comme le montre le « pour rien d'autre » (allo ouden), il convient de revenir à la traduction plus ouverte de 96a8-9 en n'excluant aucune des traductions possibles de gignesthai et d'apollunai entre lesquelles il faudra choisir dans chaque cas particulier en fonction du contexte, comme dans les exemples qui ont précédé, on choisit pour gignesthai le sens de « devenir » plutôt que de « naître » ou d'« arriver / survenir » qui ne conviennent à l'évidence pas. (<==)

(24) Le mot grec que je traduis par « cheminement » pour rendre plus sensible son étymologie est methodos, à la racine du mot français « méthode », qui signifie étymologiquement « chemin / route (hodos) au milieu de ou selon une succession (meta) ». L'idée de « méthode » au sens moderne du mot français, imliquant une approche raisonnée et systématique selon un plan de progression prédéfini, n'est pas première dans le sens du mot grec et rien ne laisse ici penser qu'elle est présente à l'esprit de Socrate à ce point de son récit, qui donne plus l'image d'un vagabondage de ci, de là parmi les penseurs dont il examine les théories que d'une approche systématique des problèmes envisagés. (<==)

(25) « Je me concocte moi-même au petit bonheur quelque autre mode [de cheminement] » traduit le grec tin' allon tropon autos eikèi phurô (mot à mot « un_certain autre mode moi_même au_hasard / au_petit_bonheur je_mêle / délaye / pétris / mélange »), dans lesquels se pose la question de savoir quelle nuance de sens il faut donner aux deux mots eikèi phurô. Le verbe phurein, dont phurô est la première personne du singulier du présent de l'indicatif actif, siginfie au sens premier « mélanger quelque chose de sec avec quelque chose d'humide » en vue de former une pâte, d'où le sens de « pétrir », au sens propre d'abord, puis au sens analogique, avec une connotation positive ou neutre (« mêler ») ou négative (« brouiller, gâcher ») avec idée de confusion. Quant à l'adverbe eikèi, il peut lui aussi être pris dans un sens plus ou moins dévalorisant selon qu'on le traduit par « au hasard », compris comme signifiant « n'importe comment », ou par « au petit bonheur », qui suggère qu'on ne fait pas tout à fait n'importe comment, mais qu'on est prêt à se contenter de peu. La question ici est de savoir jusqu'à quel point Socrate est ironique et manie l'antiphrase visant à déprécier ce qu'il semble décrire comme une « tambouille » méthodologique. Pour répondre à cette question, il ne faut pas perdre de vue qu'il parle ici du présent et non pas du temps de sa jeunesse, puisqu'il répond à une question de Cébès qui lui demande sa position actuelle (nun de dè, « et alors maintenant... », en 96e5) sur les questions qu'il vient d'évoquer et emploie le présent dans sa réponse (phurô, « je concocte ») et qu'au terme du récit de sa découverte d'Anaxagore qui suit immédiatement ces propos, il va parler d'une « seconde navigation » (deuteron ploun en 99d1) et décrire de manière assez détaillée la méthode qu'il y associe et qu'il pratique manifestement depuis déjà un certain temps. Mais finalement, le mot le plus important est sans doute autos (« moi-même ») : au terme de ce premier résumé d'un parcours commencé par une passion pour les « enquêtes sur la nature » (cf. 96a7), Socrate suggère implicitement qu'il n'a pas trouvé chez les autres penseurs des réponses satisfaisantes aux questions qu'ils prétendent traiter. Certes, il n'a pour l'instant mentionné aucun penseur par son nom, mais le simple fait d'avoir parlé au début de peri phuseos historia[i] (« enquête[s] sur la nature », 96a7) en utilisant une formule, peri phuseôs (« Sur la nature »), qui avait servi de titre à plusieurs ouvrages de différents penseurs de son temps (cf. note 7), dont Héraclite en qui il voyait le père du relativisme ambiant (voir le Théétète), suggère que c'est bien à de tels penseurs qu'il s'était intéressé, à leurs démarches (un mot qui pourrait servir à traduire methodos, puisque « marche » est un des sens d'hodos) et à leur aptitude à tenir leurs belles promesses d'expliquer de manière satisfaisante « par le moyen de quoi chaque [chose / événement / fait...] naît / arrive / devient et par le moyen de quoi il se perd / périt et par le moyen de quoi il est » (96a8-9). Ce que nous dit ici Socrate, c'est qu'en fin de compte, il préfère élaborer tout seul sa propre approche des problèmes, même si elle doit rester modeste, sans se rendre prisonnier d'un carcan méthodologique, quand il constate que tous ces penseurs se contredisent les uns les autres et surtout proposent des explications sophistiquées qui vont à l'encontre du bon sens populaire. Remarquons pour finir, concernant l'adverbe eikèi, traduit par « au petit bonheur » et qui peut aussi se traduire par « au hasard », qu'il est très proche d'eikos, participe parfait neutre du verbe eoikenai, qui a le sens de « convenable, vraisemblable, probable, raisonable » (si Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique de la langue grecque, dissocie eikèi, pour lequel il propose une entrée spécifique, d'eioka, entrée consacrée au verbe eoikenai, le Bailly donne comme étymologie d'eikèi le verbe eikô (eoikenai à l'infinitif parfait), ce qui monte que le rapprochement des deux mots était encore prégnant vingt-cinq siècles après Platon). On peut donc penser que cette proximité du mot mis par Platon dans la bouche de Socrate avec une famille de mots évoquant l'idée de convenance, de vraisemblance, ne lui avait pas échappé et n'était peut-être pas étrangère à son choix de cet adverbe ici, pour mettre un bémol à l'ironie des propos de Socrate. (<==)

(26) Anaxagore de Clazomène, ville d'Ionie en Asie Mineure proche de Smyrne, né vers 500 avant J.-C., donc une trentaine d'années avant Socrate, et mort vers 428, donc là aussi une trentaine d'années avant Socrate, est un philosophe présocratique né à Clazomène et mort à Lampsaque, autre ville d'Asie mineure, sur la rive sud de l'Hellespont, où il passa la fin de sa vie en exil après avoir vécu une trentaire d'années à Athènes, où il devint l'un des maîtres et l'ami de Périclès, qui lui sauva la vie après une procès et une condamnation pour impiété à Athènes vers 437 avant J.-C.. Diogène Laërce dit de lui que « le premier, il plaça l'esprit / intelligence (noûs) au-dessus de la matière, commençant ainsi son écrit... "Toutes choses étaient ensemble, puis l'esprit / intelligence (noûs), en venant, les mit en ordre (diekosmèse)" », ce qui, ajoute-t-il, lui valut le surnom de noûs (« Esprit / Intelligence ») (Vies, II, 6). Socrate, dans la discussion entre lui et Mélétos, l'un de ses accusateurs, que Platon lui fait tenir durant son procès dans l'Apologie, répond à Mélétos qui l'accuse de soutenir que le soleil est une pierre et la lune une terre : « [C'est] Anaxagore [que] tu penses accuser, l'ami Mélétos, et ainsi, tu méprises ceux-ci (les jurés) et les pense être ignorants des lettres au point de ne pas savoir que les livres d'Anaxagore de Clazomène sont remplis de ces logôn. Et en plus aussi [tu voudrais que] les jeunes apprennent de moi ces [choses], qui peuvent parfois être achetées, au cas où [c'est] très cher, pour une drachme à l'orchestre, en se moquant de Socrate qui prétend qu'elles sont de lui, et d'ailleurs aussi en plus qui sont extravagantes ! » (Apologie, 26d6-e3). (<==)

(27) « L'esprit / intelligence est ce qui met tout en ordre et [est] cause de toutes [choses] » traduit le grec noûs estin ho diakosmôn te kai pantôn aitios (mot à mot « esprti / intelligence est le mettant_tout_en_ordre aussi et de_toutes[_choses] cause / responsable »). Diakosmôn est le participe présent indicatif actif du verbe diakosmein formé par adjonction du préfixe dia- au verbe kosmein (« mettre en ordre »), lui-même dérivé de kosmos, qui signifie « ordre, bon ordre » par opposition à « désordre », et qui finit par désigner l'Univers, le « Cosmos » en tant que justement il est ordonné et obéit à des lois. Le préfixe dia- ajoute une idée de complétude, d'achèvement, que j'ai rendu dans ma traduction par le « tout » de « met tout en ordre », mais peut aussi se comprendre dans un sens impliquant division, séparation, à partir du sens premier de dia, qui est « à travers », l'idée étant alors que, pour mettre de l'ordre en toutes choses, il faut commener par les séparer les unes des autres pour les individualiser. C'est ce même verbe que l'on trouve sous la forme de l'aoriste diekosmèse dans la citation que fait Diogène Laërce du début de l'ouvrage d'Anaxagore que j'ai reproduite dans la note précédente, où là, la mise en ordre venant après la mention du fait qu'au commencement « toutes choses étaient ensemble » (panta chrèmata èn homou), l'idée de séparation induite par le préfixe dia- vient spontanément à l'esprit.
Le second rôle de l'esprit / intelligence est décrit par le mot aitios, adjectif au nominatif masculin (pour l'accord avec noûs) de même racine qu'aitia, qui en dérive, déjà renconré plusieurs fois dans les lignes qui précèdent, où il est traduit par « cause ». J'aurais pu traduire aitios par « responsable de », mais cela aurait fait perdre la communauté de racine qui existe en grec entre aitios (6 occurrences dans la section ici traduite, celle-ci étant la première) et aitia (29 occurrences dans la section ici traduite), deux termes voisins qui jouent un rôle déterminant dans ces pages du Phédon (on ne trouve que deux occurrences de chacun des deux dans tout le reste du dialogue). Aitios qualifie un rôle attribué à quelqu'un ou quelque chose (ici l'esprit / intelligence (noûs)) par rapport à autre chose, alors qu'aitia qualifie une relation entre deux choses. Traduire par « cause » seul aurait fait perdre de vue qu'on passait d'une relation à un rôle et que ce n'était pas le même mot grec dans le texte original, d'où le « est » entre crochets qui précède « cause » et qui ne fait qu'expliciter dans le second membre de cette proposition le estin qui est en fait commun aux deux, comme le ho (« le ») qui le suit et substantive aitios. (<==)

(28) « De manière telle qu'elle ait les meilleurs [comportements, états, possessions...] possibles » traduit le grec tautèi hopèi an beltista echèi (mot à mot « de_cette_manière par_où si_possible les_meilleurs (neutre pluriel) ait » en cherchant à conserver en français le pluriel neutre de beltista, forme de beltistos, l'un des adjectifs servant de superlatif à agathos, avec son imprécision sur ce dont il dit qu'ils sont les meilleurs possibles (imprécision qui est aussi présente à propos de ce qui est mis en ordre, toujours désigné par des adjectifs neutres pluriels sans nom associé : panta (« tous », en 97c5, que j'ai traduit par « toutes [choses] ») ; hekaston, « chacun », juste après), et la pluralité de sens du verbe echein (« avoir, posséder, se comporter... », dont echèi est le subjonctif présent actif qui, accompagné de an, exprime l'éventualité, qui sont perdus avec une traduction par « de la meiilleure façon qui se puisse » (Robin pour Budé), « de la meilleure manière possible » (Robin pour la Pléïade, Dixsaut), « de la façon la meilleure » (Chambry), « de la meilleure façon possible » (Vicaire), « de la meilleure manière qui soit » (Piettre), même si le sens général est conservé.
Par ces mots affirmés sans explications ou justifications, Socrate présente comme évident, au moins pour lui, qu'une intelligence (noûs), quelle qu'elle soit, ne peut agir qu'en vue du meilleur. C'est ce qu'il expose plus longuement au livre VI de la République, dans la mise en parallèle du bon (to agathon) et du soleil, où il fait du bon l'équivalent pour l'intelligence du soleil pour la vue, et illustre au début du livre VII, dans l'allégorie de la caverne, où c'est le soleil qui est l'image de l'idea du bon. (<==)

(29) La formule « de la manière dont elle naît / arrive / devient ou se perd / périt ou est » (hopèi gignesthai è apollutai è esti), traduit à l'identique, c'est-à-dire de manière aussi ouverte que possible, les trois verbes déjà utilisés en 96a8-9 (cf. note 9) et à nouveau en 97b4-5 (cf. note 23). Par contre, aussitôt après, on trouve d'autres verbes dans la formule « de quelle manière il est meilleur pour elle ou d'être, ou d'être affecté ou d'agir de quelque autre façon » (hopèi beltiston autôi estin è einai è allo hotioun paschein è poiein (mot à mot « de_quelle_manière meilleur pour_ça est ou être ou autre n'importe_quoi être_affecté / subir ou agir / créer / faire »), dans laquelle « être » (einai) est le seul verbe commun aux deux formules, mais cette fois, mentionné en premier et non plus en dernier. C'est qu'entre les deux séries de verbes, on est passé de la perspective « événementielle » (commencement, fin, état stable) qui est celle d'un observateur qui cherche à rendre compte de manière aussi « objective » que possible et sans s'y impliquer personnellement de ce qu'il appréhende par les sens et par l'intelligence et qui lui est « extérieur », bref, d'un « scientifique » qui cherche à rendre compte du monde qui l'entoure et des mécanismes qui déterminent son « évolution » dans le temps court ou long, à la perspective « évaluative » (au regard du bon) qui est celle d'un participant qui cherche à comprendre l'impact que peut avoir sur lui le monde qui l'entoure et celui qu'il peut avoir sur ce monde, bref, d'un « philosophe » qui cherche à concilier le bon qu'il recherche pour lui dans son action (poiein) et le bon que, comme lui, les autres, dont il doit subir (paschein) les conséquences des actions, recherchent pour eux. Et en fait, ce changement de perspective n'est rien d'autre que le passage du premier au second sous-segment du perçu par l'intelligence de la ligne de République VI, c'est-à-dire de la dianoia (« pensée discursive / vagabonde ») à la noèsis / epistèmè (« savoir ») éclairée par l'idée du bon (hè tou agathou idea), soleil de l'intelligence (cf. la mise en parallèle du bon et du soleil en République VI, juste avant l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne) et «  principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » (archèn anupotheton, République VI, 510b7). Et l'utilisation des verbes poiein (« agir, faire ») et paschein (« subir éprouver, être affecté par ») à proximité du verbe einai (« être ») nous renvoie à la définition d'einai (« être ») et de on (« étant ») donnée par l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, que j'ai citée dans la seconde partie de la note 9. Et on peut aussi mentionner un autre passage du Sophiste mentionné dans la même note, où l'Étranger explique que ni des juxtapositions de noms sans verbes, ni des juxtapositions de verbes sans noms ne constituent un logos porteur de sens parce qu'« aucun logos ne tient ensemble...[lorsque] les sons produits ne révèlent ni activité, ni inactivité, ni étance d'un étant ou d'un n'étant pas, [c'est-à-dire] avant qu'aux noms, on ne mêle les verbes » (oudeis pô sunestè logos, oudemian gar oute houtôs out' ekeinôs praxin oud' apraxian oude ousian ontos oude mè ontos dèloi ta phônèthenta, prin an tis tois onomasi ta rhèmata kerasèi, Sophiste, 262c1-5) : les notions d'activité (praxis) et d'inactivité (apraxia) ont remplacé ici les notions voisines d'agir (poiein, verbe de sens voisin de prattein, dont dérive le substantif praxis) et de pâtir (paschein), mais surtout, cette formule nous montre, en faisant un cas particulier du verbe einai (« être »), que, comme je l'ai déjà dit dans la note 9, pour Platon, ce verbe n'implique ni activité / agissement, ni inactivité / affection particuière (ce qui explique qu'il faille faire un cas particulier pour lui à côté des verbes d'action et des verbes d'inaction (dormir, se taire, se reposer, subir...), et se contente de faire (« étance d'un étant ») ou de nier (« étance d'un n'étant pas ») le lien entre un « étant » (on) et une « étance » (ousia) quelle qu'elle soit, pérenne ou transitoire, constitutive ou accidentelle. Ces propos montrent qu'il n'y a aucune opposition entre d'un côté agir et subir et de l'autre être, mais qu'il s'agit seulement de modes d'expression du langage dans lesquels l'outil linguistique de liaison entre un « étant » (on) et une « étance » (ousia) qu'est le verbe « être » (einai) induit une manière particulière, mais très fréquente, de parler dans laquelle « être » (einai) n'implique par lui-même rien vis à vis de l'étant et de l'étance mises en relation ou dissociés et où le « pas » () de l'expression « n'étant pas » (mè on) ne signifie que la non pertinence affirmée d'un lien entre un « étant » (on) et une « étance » (ousia) et ne retire pas son caractère d'« étant » (on) à celui qu'on affirme « n'étant pas » (mè on) quelque chose de particulier (l'« étance » (ousia) spécifique mentionnée dans la phrase), mais « étant » autre chose, et au moins le sujet d'un logos et donc une pensée dans la tête de celui qui produit ce logos, même si elle n'est que le produit de son imagination. Et finalement, si « être » vient en dernier dans la prespective que j'ai qualifiée d'« événementielle » et en premier dans celle que j'ai qualifiée d'« évaluative », c'est parce que, dans la perspective « événementielle », ce qui est le plus facile à observer, ce sont les changements, pas les états stables (si rien ne bougeait sur la paroi de la caverne que regardent les prisonniers enchaînés, ils n'auraient pas grand chose à quoi donner des noms), alors que dans la pespective « évaluative », il faut commencer par identifier des « étants » (à commencer par soi-même) dont on cherchera ensuite à évaluer la valeur au regard du bon à travers leurs agissements et ce qu'ils nous font subir. (<==)

(30) « L'excellent et le meilleur » traduit tant bien que mal le grec to ariston kai to beltiston, dans lequel ariston et beltiston sont deux des formes qui servent de superlatif à agathos (« bon ») et ont donc le même sens. Jusqu'ici, pour parler du « meilleur », Socrate a utilisé beltisos, que je continue donc à traduire par « meilleur ». C'est ici la première apparition, et la seule dans la section ici traduite, d'aristos, que, pour ne pas utiliser deux fois la même expression à la suite, je traduit par « excellent » (on en trouve deux autres vers la fin du dialogue, en 116c6, dans la bouche du bourreau pour qualifier Socrate, et 118a17, dans les derniers mots du dialogue, dans la bouche de Phédon, là encore pour qualifier Socrate). Dans la suite, Socrate reste sur beltistos seul (7 autres occurrences dans notre section). (<==)

(31) « Relativement aux étants » traduit littéralement le grec peri tôn ontôn, première occurrence dans la section ici traduite de l'expression ta onta, ici au génitif neutre pluriel, dont j'ai justifié ma traduction dans la seconde partie de la note 9 (on trouve ta onta en 99d5 et 100a2, et tôn ontôn, outre cette occurrence, en 100a6 et 101e3). Voici comment les traducteurs dont j'ai consulté la traduction traduisent ces deux mots : Cousin,  Robin (Pléïade) et Chambry ; « des êtres » ; Robin (Budé), Vicaire et Dixsaut : « de tout ce qui est » ;  Piettre : « de tout ce qui existe ».
Comme je l'explique dans la note précitée, la traduction par « des êtres » est pour le moins malencontreuse, car elle ferme la possibilité de comprendre ces deux mots comme appelant un attribut, une ousia (« étance »), qui n'est pas explicitée car elle peut justement être n'importe quoi : un « étant », ce peut aussi bien être un étant beau qu'un étant un homme qu'un étant couché qu'un étant un produit de mon imagination qu'un étant un mot qu'un étant une idée qu'un étant... En d'autres termes, pour Platon, un « étant », c'est toujours un étant quelque chose, que ce quelque chose soit explicité ou pas, et ce quelque chose peut être n'importe quoi selon les cas et surtout, il n'y a pas de « quelque chose » qui serait toujours le même pour tous lorsque ce quelque chose n'est pas explicité, par exemple on ne sait trop quelle « existence ». Or justement, « être » est devenu en français un substantif, supposé se suffire à lui-même et renvoyer à cette notion d'« existence » sur laquelle tous ne sont pas d'accord et derrière laquelle chacun peut mettre ce qu'il veut en lui supposant des limites, par exemple uniquement ce qui est visible / sensible / matériel, ou seulement ce qui est non soumis au temps et non situé dans l'espace, au contraire de ce que fait Platon dans la définition qu'il met dans la bouche de l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, citée dans la note 9, qui, comme on l'a vu, se caratérise justement par le fait qu'elle ne pose aucunes limites à ce qui peut être dit « étant ». La traduction par « tout ce qui est », où « tout » rend le plutiel du grec, est plus acceptable, car « tout ce qui est » reste ouvert sur la pluralité illimitée des « étances » (ousiai) possibles. Par contre, « tout ce qui existe » nous ramène à la question de savoir ce qu'« exister » veut dire, et remplace un verbe qui appelle un attribut par un verbe qui est censé, à tort, avoir un sens par lui-même et donc se suffire à lui-même. (<==)

(32) Tous les traducteurs que j'ai consultés comprennent les trois mots kata noûn emautôi (« selon l'intelligence à moi ») comme formant un tout qu'ils comprennent comme signifiant quelque chose comme « selon mon intelligence » (Cousin : « selon mes désirs » ; Robin pour Budé : « intelligible à mon esprit » ; pour la Pléïade : « (la causalité qui,) pour moi-même, s'accorderait à mon intelligence » ; Chambry : « selon mon cœur » ; Vicaire : « de manière à combler mes vœux » ; Dixsaut : « (une cause) en accord avec mon intelligence à moi » ; Piettre : « (une cause) conforme à ma propre intelligence »). Le problème avec cette compréhension, c'est qu'en grec, le pronom réfléchi, quand il est utilisé comme possessif, est toujours sous l'article, ce qui supposerait ici kata ton emauton noûn, ou kata ton noûn (ton) emautou (voir en Gorgias, 488a2-3 l'expression kata ton bion ton emautou, « au long de ma vie »). On peut à la rigueur comprendre le datif emautôi (« à moi ») comme conduisant à la compréhension « selon l'intelligence [qui est] à moi », mais on ne voit pas trop pourquoi Platon aurait contourné ici la manière usuelle d'utiliser le réfléchi comme possessif. Par contre, le kata noûn seul (« selon l'esprit / intelligence »), compris comme complétant le groupe de mots didaskalon tès aitias peri tôn ontôn (mot à mot « maître / enseignant de_la cause au_sujet_de des étants ») et suggérant qu'Anaxagore, qui, comme l'a dit Socrate en l'introduisant dans son récit, fait de l'esprit / intelligence (noûs) la cause de tout, va justement lui apprendre la cause des étants selon l'esprit / intelligence, est dans la droite ligne de ce qui a précédé. Il faut alors comprendre le emautôi (« à / pour moi ») final isolé comme se rapportant au didaskalon (« maître / enseignant ») initial (« maître / enseignant... pour moi »), option parfaitement acceptable en grec, où l'ordre des mots est très libre. C'est la solution que je retiens dans ma traduction, et respectant l'ordre des mots du grec.
Mais un autre problème se pose dans la compréhesion de ces mots, qui, comme on va le voir, n'est pas indépendant du précédent et va confirmer cette compréhension : en grec, la préposition peri + génitif (« au sujet de »), que l'on trouve ici entre tès aitias (« de la cause », génitif) et tôn ontôn (« des étants », génitif), peut aussi bien se placer après son régime, auquel cas elle est accentuée sur la première syllabe, qu'avant celui-ci, auquel cas elle est accentuée sur la seconde syllabe. Les manuscrits accentuent peri sur la seconde syllabe et le font donc porter sur tôn ontôn (« des étants »), mais l'accentuation n'est pas de Platon puisqu'elle n'existait pas de son temps. La préposition peri (« au sujet de ») n'est naturelle, ni pour introduire le complément d'objet de didascalos (« maître / enseignant »), si l'on considère qu'elle suit son régime (tes aitias peri), ni pour introduire le complément d'objet de aitia (« cause »), si l'on considère qu'elle le précède (peri tôn ontôn), un simple génitif suffisant dans les deux cas, et si l'on devait privilégier l'une des deux options, elle se comprend plus naturellement pour introduire le complément de didaskalos (« maître / enseignant ») quand on remarque que les titres de traités savants commençaient souvent par peri (« sur / au sujet de »), comme dans le cas des Peri phuseôs (« Sur la nature ») dont il a été question plus haut, que pour introduire le complément d'aitia (« cause »). Si l'on veut conserver l'accentuation des manuscrits, il faut donc considérer les mots peri tôn ontôn (« au sujet des étants »), non pas comme le complément d'objet d'aitia (« cause »), mais comme une incise entre tès aitias (« de la cause ») et kata noûn (« selon l'esprit / intelligence »), qui fait attendre le complément d'aitias (« de la cause... », cause de quoi? Quelle cause? ) qui n'arrive alors qu'avec le kata noûn (la cause... « selon l'esprit / intelligence ») qui le suit et devient alors le complément important d'aitai (« cause »), mis en valeur par cet éloignement : ce qui est spécifique avec Anaxagore, c'est qu'il se prétend enseignant (didascalon) de la cause (tès aitias) selon l'esprit / intelligence (kata noûn) relativement aux étant sans restrictions (peri tôn ontôn). Cette solution implique que les mots kata noûn doivent se comprendre sans leur adjoindre le emautôi (« à / pour moi ») qui les suit. C'est la compréhension que j'ai retenue, en mettant entre virgules la traduction des mots peri tôn ontôn (« relativement aux étants »). L'autre option pour peri (« au sujet de »), le faire porter sur les mots tès aitias (« de la cause ») qui le précèrent, conduirait à une traduction par « maître / enseignant au sujet de la cause des étants selon l'esprit / intelligence ». Le sens n'est pas différent, mais elle met moins en valeur l'idée de cause « selon l'esprit / intelligence » (kata noûn) qui est justement ce qui distingue Anaxagore de tous les autres. (<==)

(33) Le mot grec que je traduis ici par « sorte » est eidos, dont c'est l'un des sens usuels. Il est important de noter cela, car ce mot joue un rôle majeur dans la supposée « théorie des eidè / ideai » qu'on attribue à Platon, avec un sens supposé « technique » qui reste justement à préciser. Or on va voir dans la suite de cette traduction que, dans ce récit qui est supposé décrire la progression de Socrate vers cette supposée théorie, et plus généralement dans le Phédon, on ne trouve pratiquement jamais le mot eidos dans le sens supposé « technique » qu'il aurait dans cette théorie, et que même là où l'on peut lui supposer ce sens « technique », rien n'oblige à le comprendre dans ce sens. On trouve au total 17 occurrences d'eidos dans le Phédon. Celle-ci est la dixième et, jusque-là, le mot a toujours été utilisé dans l'un ou l'autre de ses sens usuels :
- en 73a2, il est question d'un temps « avant que l'âme naisse dans cette forme humaine » (en tôide tôi anthrôpinôi eidei) ;
- en 73d9, il est question de l'amant qui, en voyant une lyre appartenant à son aimé, « reçoit dans sa pensée l'apparence de l'enfant dont c'était la lyre » (en tèi dianoiai elabon to eidos tou paidos hou èn hè lura) ;
- en 76c12, il est question, comme en 73a2, des âmes qui existent « avant d'être dans la forme d'un homme » (prim einai en anthrôpou eidei) ;
- en 79a6, Socrate propose de poser « deux sortes d'étants, l'une visible, l'autre invisible » (duo eidè tôn ontôn, to men horaton, to de aides) ;
- en 79b4, Socrate, peu après, demande « à laquelle des deux sortes » (poterôi... tôi eidei) s'apparente le plus le corps ;
- en 79d10, il demande ensuite « à laquelle des deux sortes » (poterôi... tôi eidei) s'apparente le plus l'âme ;
- en 87a2, Cébès dit qu'on a montré que l'âme « était avant qu'elle vienne dans cette forme [corporelle] » (eis tode to eidos) ;
- en 91d1, Socrate rappelle que Simmias a peur que l'âme, bien que plus divine que le corps, puisse périr la première « étant sous forme d'harmonie » (en harmonias eidè ousa) ;
- en 92b6, Socrate rappelle à Simmias qu'il admet que « l'âme était avant d'arriver et dans une forme d'homme et dans un corps » (einai tèn psuchèn prin kai eis anthrôpou eidos te kai sôma aphikesthai) ;
- en 98a2, c'est-à-dire ici, il est question d'« autre sorte de cause » (aitias allo eidos) ;
et, pour anticiper sur la suite et clore cette revue :
- en 100b4, Socrate veut expliquer « la sorte de cause qu['il a] potassée » (tès aitias to eidos ho pepragmateumai) ;
- en 102b1, Phédon, parlant en son nom propre, dit qu'autant qu'il s'en souvienne, après ce qui venait d'être rapporté, « on [s'était] mis d'accord sur le fait que chacun des eidè est queqlue chose et que les autres qu'eux, en recevant une part l'eux-mêmes, acquièrent le surnom » (hômologeito einai ti hekaston tôn eidôn kai toutôn talla metalambanonta autôn toutôn tèn epônumian ischein) : c'est ici l'occurrence où le mot semble le plus évidemment avoir son sens « technique », et c'est pourquoi je ne le traduis pas. Notons que cette occurrence n'est pas dans la bouche de Socrate (ou plutôt de Phédon supposé rapporter mot pour mot des propos de Socrate), mais dans une reformulation par Phédon d'un accord qui, selon ses souvenirs, se serait fait entre les différents participants à ce point de la discussion (qu'il rapporte pour le reste mot pour mot). Il faudra donc, le moment venu, se demander si Phédon, qui ne transcrit pas ici mot à mot les propos tenus, a bien retenu le terme spécifique sur lequel se serait fait l'accord et en quel sens il faut le comprendre..
- en 103e3, dans une discussion sur chaud et froid, neige et feu, Socrate fait admettre que la neige ne peut rester neige et admettre le chaud, ou le feu admettre le froid et rester feu, et cherche à généraliser ces constatations en disant que « non seulement l'eidos lui-même est considéré comme méritant son propre nom pour tout le temps, mais aussi quelque chose d'autre qui n'est pas lui, mais qui possède toujours cette forme (morphè) » (mè monon auto to eidos axiousthai tou hautou onomatos eis ton aei chronon, alla kai allo ti ho esti men ouk ekeino, echei de tèn ekeinou morphèn aei) : ici encore, eidos peut sembler avoir son sens technique, mais le fait que, dans la même phrase, il est vers la fin remplacé par morphè, de sens voisin, et que, dans l'ensemble de l'argumentation à partir des contraires qui suit immédiatement la section ici traduite et va de 102b3 à 107a1, argumentation supposés s'appuyer sur la notion d'eidè / ideai au sens supposé « technique », c'est-à-dire dans un sens spécifiquement platonicien qui renverrait à une supposée « théorie des eidè/ idei » de Platon (sans que ceux qui veulent donner à ces mots un sens « technique » soient en mesure d'expliquer pourquoi Platon, s'il veut effectivement spécialiser un vocabulaire spécifique pour parler de ce qu'il a en vue à travers ces mots, utilise deux mots différents, qu'ils considèrent comme synonymes), on trouve 3 fois le mot eidos (ici, en 104c7 et en 106d6), mais aussi une fois le mot phusis (en 103b5) dans un sens voisin, deux fois le mot morphè (ici et en 104d10) et six fois le mot idea (104b9, 104d2, 104d6, 104d9 où il voisine avec morphè, 104e1 et 105d13, sur un total de huit occurrences de ce mot dans le Phédon, les deux dernières, vers la fin du dialogue dans le mythe final, en 108d9 et 109b6, étant dans le sens à l'évidence non technique de « forme corporelle »), incite à tempérer cette impression, une telle variabilité dans les mots utilisés pour parler apparemment de la même chose ne plaidant pas en faveur d'un vocabulaire « technique ».
- en 104c7, dans la suite de cette discussion sur les contraires, où il est dit que « les eidè des contraires (dans l'exemple « pair » et « impair ») ne supportent pas de se superposer l'une à l'autre » (ta eidè ta enantia ouch hupomenei epionta allèla) ;
- en 106d6, vers la fin de la discussion sur les contraires, où Socrate dit que « le dieu... et l'eidos lui-même de la vie... ne périssent jamais » (ho theos... kai auto to tès zôès eidos... mèdepote apollusthai).
- en 110c9 et 110d2, dans le mythe final, où il est utilisé pour parler d'« un certain genre de couleur » (chrômatos ti eidos) de la terre et d'« une seule apparence de celle-ci bariolée » (hen ti autès eidos... poikilon). (<==)

(34) Le mot grec qu'emploie ici Socrate est tropôn, qui peut être le génitif pluriel soit de tropos (masculin), qui signifie alors « direction », soit de tropè (féminin) qui, quand il s'agit d'astres, peut avoir différentes significations : « révolution », ou encore « retour », terme technique qui désigne les inversions de mouvement apparent des planètes et du soleil à leurs solstices (autre sens possible de tropè) : ainsi dans le cas du soleil, dans l'hémisphère nord, il semble être de plus en plus haut dans le ciel à midi entre le solstice d'hiver et le solstice d'été, puis ce mouvement s'inverse ensuite entre le solstice d'été et le solstice d'hiver. Mais peu importe en fin de compte le sens que l'on retient puisqu'on n'est pas ici dans un traité d'astronomie, mais dans une sélection d'exemples de questions parmi d'autres auxquelles Socrate cherche des réponses et que tous les sens que peut prendre le mot grec sont pertinents comme exemples dans une liste limitée qui ne cherche pas à être exhaustive. (<==)

(35) On retrouve ici à propos des astres les verbes poiein (« agir ») et paschein (« subir, être affecté par ») qu'on a rencontrés en 97d1 dans la formule « de quelle manière il est meilleur pour elle (chaque « chose ») ou d'être, ou d'être affecté (paschein) ou d'agir (poiein) de quelque autre façon » (cf. note 29). Le mot grec que j'ai traduit un peu plus haut dans la phrase par « affections » est pathèmatôn, génitif pluriel de pathèma, substantif dérivé du verbe paschein. (<==)

(36) Nouvelle affirmation par Socrate du fait qu'une intelligence (noûs), quelle qu'elle soit, ne peut agir qu'en vue du meilleur (cf. note 28), avec ici une précision importante : du meilleur pour chacun individuellement et pour tous collectivement. Cette précision est fondamentale quand on en vient aux hommes, faits pour vivre en société et jusqu'à un certain point responsables d'organiser leur vie en société en tirant pour cela parti de l'esprit / intelligence (noûs) dont ils sont dotés. (<==)

(37) « Ne lui attribuant aucune responsabilté » traduit le grec oude tinas aitias epaitiômenon (mot à mot « et_pas d'une_certaine responsabilité rendant_responsable »). Epaitiômenon est le participe présent du verbe epaitiaesthai, formé par adjonction du préfixe epi- (« sur ») au verbe aitiaesthai, dérivé de aitia, qui veut dire à la fois « cause » et « responsable ». Aitiaesthai, c'est « considérer comme cause / responsable », ou « rendre responsable », et epaitiaesthai, c'est « faire porter la responsabilité sur ». Ici, comme souvent en grec, le complément du verbe (tinas aitias) redonde la racine de celui-ci. Bien que jusqu'à présent j'aie traduit aitia par « cause », la traduction par « responsabilité / responsable » me paraît plus adaptée ici. Selon les contextes, je rendrai donc aitia et les mots apparentés, tantôt par « cause » et mots dérivés, tantôt par « responsable » et mots apparentés. (<==)

(38) Le mot grec que je traduis par « faits / choses » est pragmata. Voir sur ce mot la note 3. Traduire ici par « choses » est réducteur par rapport à ce que Socrate a en tête, car cela oriente la pensée vers un démiurge créateur intelligent qui met en ordre les « choses » qu'il crée, ses « créatures », et serait seul responsable de leur organisation. Parler de « faits », ou d'« affaires » est beaucoup plus large et implique que l'esprit / intelligence (noûs), et pas nécessairement un seul et unique noûs créateur, peut intervenir à tous les stades de l'évolution du monde créé sur les « événements » (un autre des sens possibles de pragma) qui s'y produisent, et cela laisse donc une place à l'esprit / intelligence individuel des hommes, qui ne sont pas responsables des « choses » qui les entourent. L'exemple que va bientôt prendre Socrate à partir de sa situation personnelle actuelle (accepter sa sentence de mort en refusant de s'évader comme ses amis le lui avaient proposé) montre qu'il prend noûs (« esprit / intelligence ») dans un sens qui inclut celui de chacun d'entre nous. Je garde toutefois les deux traductions possibles (« faits » et « choses ») pour mieux faire sentir l'étendue du registre de sens du mot utilisé par Socrate. (<==)

(39) « Les airs et les éthers et les eaux » : Socrate évoque à travers ces trois mots des théories qui avaient cours de son temps sur la structure de l'Univers, et en particulier de ce que les grecs d'alors appelaient « le ciel » (ouranos), par opposition à la terre () proprement dite, qui était finalement tout ce qui était au-dessus de la surface de la terre, depuis l'air qu'on respire jusqu'aux étoiles. Ainsi Artistote (né une quinzaine d'années après la mort de Socrate, mais qui fut l'élève de Platon à l'Académie avant d'y enseigner lui-même, et qui y resta jusqu'à la mort de Platon), reprenant sans doute des théroies antérieures à sa sauce, distingue deux parties dans le « ciel »  une région sublunaire (qui va donc de la terre jusqu'à la lune), soumise à la génération et à la corruption et constituée de quatre éléments, la terre, l'eau, l'air et le feu, et une région au-delà de la lune, qui n'est plus soumise à génération et corruption, est donc éternelle et où se trouvent les étoiles fixes, qui elle, est constitué d'un cinquième élément (ce qui lui vaut parfois le nom de « quintessence », étymologiquement « cinquième essence ») appelé « éther ». Parler des airs et des éthers, c'est donc évoquer les deux éléments spécifiques à chacune de ces deux parties, l'air pour la partie du ciel qui est dans le monde sublunaire, l'éther pour la partie supralunaire. La mention de l'eau évoque sans doute une autre caractéristique de la partie du ciel qui est sous la lune, le fait que c'est le royaume des nuages et de la pluie. Socrate veut ainsi dire qu'Anaxaore s'intéresse à la composition physique du « ciel », et non pas à sa compréhension intelligible qui expliquerait pourquoi il est comme il est plutôt qu'autrement et pourquoi il est meilleur qu'il soit ainsi. (<==)

(40) Le mot grec que je traduis presque littéralement par « déplacé » est atopos, qui signifie étymologiquement « privé de place, de lieu », et à partir de là, « bizzare, étrange, extraordinaire » et, en mauvaise part, « extravagant, insensé, absurde ». Pour Socrate, de telles explications par les éléments physiques n'ont pas leur place dans un discours qui prétend expliquer le monde par l'intelligence et donc nous le rendre intelligible pour nous permettre d'y mener une vie bonne. (<==)

(41) C'est encore le mot aitia, que j'ai commencé à traduire par « cause », puis par « responsable » (cf. note 37), que je traduis ici par « raison » (au sens de mobile d'un comportement), un autre de ses sens possibles. Cette traduction renforce le caractère « déplacé » de telles « causes » puisque justement le mot évoque l'intelligence qui rend « raisonnable ». (<==)

(42) « Ce qui est cause » traduit, ici et dans la suite de la phrase, le grec to aition, formule qui substantive avec l'article to l'adjectif aitios (« responsable, cause / auteur de ») au neutre et qui prend la place du substantif aitia (« cause / responsable / raison ») utilisé jusqu'ici presque exclusivement par Socrate, sauf en 97c2 et c4 à propos de l'esprit /intelligence (noûs) en tant que « cause / responsable de tout » (pantôn aitios, cf. note 27). Passer du substantif aitia (« cause ») qui se focalise sur la cause elle-même, c'est-à-dire sur un « processus » dans l'abstrait (par exemple, la cause du son, c'est la vibration de l'air contre le tympan), à la formule to aition (« ce qui est cause / responsable / auteur »), c'est déplacer l'accent vers un ou des « agents » dont les actions produisent le résultat dont on cherche la « cause » (par exemple, la cause du son, c'est celui qui met en mouvement d'une certaine façon l'air environnant). Ce déplacement sémantique est cohérent avec la distinction que cherche à faire ici Socrate entre la « cause » de ses actions cherchée dans ses jugements sur le meilleur et celle cherchée dans des processus physiologiques impliquant les os, les muscles, les nerfs, etc.. (<==)

(43) Ici encore, Socrate utilise, non pas le substantif aitia, mais l'adjectif aition (cf. note précédente), mais cette fois non substantivé. (<==)

(44) Sur Atlas, voir la page de la section « Outils » de ce site qui lui est consacrée. (<==)

(45) « Qu'en vérité, le bon et convenable lient ensemble et maintiennent ensemble » traduit le grec hôs alèthôs to agathon kai deon sundein kai sunechein (mot à mot « comme véritablement le bon et ce_qui_convient lier_ensemble et tenir_ensemble »). Deon peut être lu soit comme le participe présent neutre du verbe impersonnel dei (« il est besoin de, il faut »), soit comme un substantif neutre dérivé de ce verbe, pour lequel le Bailly donne les sens de « besoin, nécessité » et de « ce qui convient, ce qui est opportun » et le LSJ les sens de « that which is binding, needfull, right », ce qui ne change pas fondamentalement le sens, puisqu'ici, si l'on veut le considérer comme participe, celui-ci est substantivé par l'article to (deon, qui fait au génitif deontos, est à la racine du mot français « déontologie »). Le verbe dein, dans sa forme normale, dont dérive la forme impersonnelle dei, exprime au sens premier l'idée de manque, de besoin (« avoir besoin de, manquer de »), et à partir de là, sous la forme impersonnelle dei (« il est besoin de, il faut »), évolue vers l'idée de nécessité, d'obligation (comme en français le mot « nécessité » peut se comprendre comme désignant un manque, par exemple dans l'expression « être dans la nécessité » et avec le mot « nécessiteux », ou comme indiquant une obligation, comme par exemple dans l'expression « c'est une nécessité de manger pour vivre »), d'où pour deon les sens de « besoin, nécessité », ou en anglais « that which is needfull », mais aussi de « ce qui convient, ce qui est opportun », ou en anglais « that which is right », c'est-à-dire ce qui répond au besoin, au manque que suppose le sens premier du verbe. C'est le sens qu'a ce mot dans la tournure fréquente où l'on fait suivre un comparatif des mots tou deontos au sens de « plus... (ce qu'implique l'adjectif dont on utilise le comparatif) qu'il ne convient » (36 occurrences dans les dialogues). Et c'est ici ce sens qui convient, plutôt que celui d'obligation ou de nécessité au sens fort qu'a ce mot quand on parle de quelque chose qui doit nécessairement se produire (qui serait plutôt anagkè en grec). En effet, la notion de « nécéssité » (anagkè) s'oppose, dans le mythe du Timée au bon en vue duquel le démiurge crée le monde ordonné (kosmos) en ayant justement à composer avec anagkè (« la nécessité »), qui impose sa loi même à lui. Or ici, les deux termes agathon (« bon ») et deon renvoient à la même chose considérée sous deux points de vue différents puisqu'ils sont sous le même article (to agathon kai deon et non pas to agathon kai to deon), et le bon n'est ni nécessaire, ni obligatoire, mais au contraire l'objet d'un choix délibéré visant à combler un manque, à répondre à un besoin de manière convenable, appropriée. Et c'est précisément ce qui en fait la cause pertinente de toutes les relations qui s'établissent entre les créatures, ce qui peut les lier ensemble (sundein) et les maintenir ensemble (sunechein). Si en effet il n'y avait dans tout l'univers qu'une seule créature, elle ne pourarit pas éprouver de manque et la notion de bon et de mauvais n'aurait aucun sens. Qu'agathon (« bon ») et deon (« convenable ») renvoient à la même chose, c'est ce que nous dit Socrate dans un passage du Cratyle auquel renvoie Léon Robin dans une note sur sa traduction de ces mots dans sa traduction du dialogue pour la Pléïade : au terme d'une discussion sur le mot deon justement et sur la manière dont son sens a pu évoluer du fait de l'évolution de son orthographe pour finir par désigner le contraire de ce qu'il signifiait au départ, il dit en Cratyle, 419a5-b2 que « "deon" (convenable) et "ôphelimon" (bénéfique) et "lusiteloun" (avantageant) et "kerdaleon" (profitable) et "agathon" (bon) et "sumpheron" (utile) et "euporon" (bien pourvu) font voir la même chose, signifiant avec des noms différent ce qui met de l'ordre (to diakosmoun) et circule (diion) dont on a toujours fait l'éloge, alors que ce qui retient (to ischon) et lie (doun) est blâmé »* (les traductions que je donne entre parenthèse de chacun de ces mots sont un choix possible parmi d'autres, qui vise à utiliser en français aussi des mots différents, mais puisque justement ces mots ont des sens très voisins, on est obligé de faire pour chacun un choix qui exclut qu'on réutilise le même mot français pour traduire un des autres mots grecs dont Socrate fait justement des synonymes, quand bien même ce mot conviendrait pour plusieurs). Mais Léon Robin ne cite ce passage du Cratyle que pour conforter son idée qu'il y a dans ces deux passages, celui du Phédon et celui du Cratyle, un « calembour » sur les deux registres de sens possibles du verbe dein, qu'en fait les dictionnaires considèrent comme deux verbes différents, celui que j'ai mentionné au début de cette note, qui évoque le besoin, et le registre qui tourne autour du sens de « lier, attacher », qui est celui qu'on trouve dans le composé sundein (« lier (dein) ensemble (sun) ») qui apparait ici aussitôt après deon, et qui explique le sens « that which is binding » donné par le LSJ pour deon et la manière dont on a pu passer du sens de « lier » au sens d'« obligation », de « nécessité » (« L'ob-ligatoire, c'est ce qui nous lie », dit Robin dans sa note). Mais même si Platon joue en effet sur les différents sens de dein / deon, et même si c'est dans une section du Cratyle proposant des étymologies toutes plus fantaisistes les unes que les autres, cela ne l'empêche pas d'y dire des choses qui méritent attention, comme ici, dans l'extrait cité, la synonymie entre plusieurs termes renvoyant à différents aspects du bon (to agathon) et l'opposition entre l'idée de mise en ordre (diakosmein, verbe utilisé par Socrate dans son récit en 97c2 et en 98c1 à propos du rôle qu'il espère voir jouer au noûs (« esprit / intelligence ») d'Anaxagore et dans l'extrait cité du Cratyle), sous-tendue par l'idée de convenance et qui suppose la possibilité du mouvement (diion, « circulant »), et celle de force brute (ischus) et de contrainte qu'évoque l'idée de « lier » (doun), c'est-à-dire d'entraver les mouvements, comme moyen éventuel, mais blâmable, de cette mise en ordre. Et c'est bien cette opposition entre ce qui convient et ce qui est imposé par la force qui est en toile de fond de l'exemple que vient de prendre Socrate à partir de son cas personnel : si son attitude (refuser de s'évader et accepter la sentence de mort dont il est frappé) est « bonne », c'est bien parce que la force de la loi n'est pas telle qu'on ne puisse se soustraire à ses prescriptions, mais qu'en en ayant eu la possibilité, il a jugé plus « convenable » (deon) de na pas se soustraire à la sentence, même si elle constituait une « injustice » dans son cas, pour des raisons qu'il explique dans le Criton. Et les liens qu'évoque Socrate par l'usage du verbe sundein (« lier ensemble »), ce sont les liens qui se tissent entre les créatures (d'où le sun- (« avec / ensemble ») ajouté en préfixe à dein (« lier »)) dans une création mise en bon ordre, comme ceux qui lient ensemble les citoyens d'une même cité pour leur permettre de vivre une vie bonne pour tous, dont l'engagement implicite de chacun vis à vis des autres de respectre les lois de la cité pour y assurer le bon ordre, et non pas les chaînes qui retiennent Socrate dans sa cellule.
Pourtant, tous les traducteurs que j'ai consultés comprennent deon dans le sens d'obligation ou de nécessité :
- Cousin : « ils ne songent jamais qu’en réalité c’est le bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses » ;
- Robin (Budé) : « le bien, qui est obligation, ils se figurent que ce n'est pas lui qui relie et supporte en vérité quoi que ce soit » ;
- Robin (Pléïade) : « que le bien, l'obligatoire, soit ce qui relie et soutient, voilà une chose dont ils n'ont véritablement aucune idée » ;
- Chambry : « ils ne songent jamais qu'en réalité c'est le bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses » ;
- Vicaire : « en vérité le bien, qui est aussi lien, pour eux ne lie et ne supporte absolument rien » (Vicaire essaye de rendre sensible en français « le jeu de mots » du grec entre deon au sens d'obligation, qu'il rend par « lien », et dein au sens de « lier ») ;
- Dixsaut : « qu'en vérité ce soit le bien – l'exigeant – qui soit le lien et tienne ensemble, cela ne leur traverse pas du tout l'esprit » (avec une note signalant, comme le fait Robin dans la Pléïade, un jeu de mot sur sundein, lier, et deon, ce qui lie, oblige, où elle explique que, « craignant les connotations du terme "obligation", [elle a] préféré, en dépit de l'étymologie, traduire déon par exigeant – au double sens de ce qui est exigé : requis, et de ce qui exige : impose », mais, malgré ce double sens, elle reste dans le registre de l'obligation) ;
- Piettre : « qu'en vérité le bien et l'obligatoire tiennent lieu de lien et de maintien, ils n'en croient rien » (avec une note disant que « "l'obligatoire" traduit deon qui signifie aussi "le bien" », assimilation un peu rapide, plus facile à faire avec une traduction d'agathon par « bien », compris dans le sens adverbial de « bien faire » plutôt que de « faire le bien », qui serait plutôt la traduction du grec eu que d'agathon : « bien faire », c'est faire ce qui convient, mais reste à démontrer que ce qui convient (deon) dans chaque cas est toujours bon (agathon) ; que Socrate boive la ciguë est ce qui convient puisqu'il a été condané à mort dans les formes légales en vigueur dans la cité qu'il habite, mais est-ce bon pour la cité ?). (<==)

* On retrouve pratiquement la même liste, mais sans agathon (« bon »), à propos du juste, dans la bouche de Thrasymaque en République, I, 336c6-d2, lorsque celui-ci interrompt la conversation entre Socrate et Polémarque et demande à Socrate de dire clairement ce qu'est pour lui le juste (to dikaion), mais « de manière telle que tu ne me dises pas que c'est le convenable (to deon) ni que [c'est] le bénéfique (to ôphelimon) ni que [c'est] l'avantageant (to lusiteloun) ni que [c'est] le profitable (to kerdaleon) ni que [c'est] l'utile (to sumpheron) ». (<==)

(46) « Seconde traversée » traduit le grec deuteron ploun, dans lequel plous (dont ploun est l'accusatif singulier) est un substantif dérivé du verbe plein, qui signifie « aller par mer, naviguer ». Plous, c'est donc « voyage en mer, traversée, navigation », une activité largement pratiquée par les Grecs de l'époque de Socrate et Platon. Au moyen de cette image de la navigation, Socrate suggère que, devant l'échec pour lui d'une première manière de mener ses investigations, en particulier sur les causes, il a décider de mettre en œuvre une seconde manière d'aborder ces problèmes, qu'il va maintenant exposer. (<==)

(47) Le verbe que je traduis ici par « je me suis affairé » est pepragmateumai, première personne du singulier de l'indicatif parfait moyen du verbe pragmateuesthai, dérivé de pragma, qui signifie « se donner de la peine », soit en bonne part, avec l'idée de faire des efforts pour arriver à ses fins, soit en mauvaise part, dans le sens de « machiner, intriguer », et dont on a déjà rencontré le dérivé diapragmateuesthai au début de la section ici traduite, où je l'avais traduit par « s'affairer complètement » (96a1, cf. note 4). Dans la mesure où le mot pragma (« fait / activité / agissement / chose »), dérivé du verbe prattein (« faire, agir ») joue un rôle important dans cette discussion (cf. notes 3 et 38), il me semble important de conserver en français la parenté de racine entre le mot qui traduit le nom pragma et les verbes qui traduisent les verbes grecs de même racine. (<==)

(48) « J'ai bien réfléchi », traduit le grec egô dienoèthèn, dans lequel dienoèthèn est l'aoriste du verbe dianoeisthai, formé sur le verbe noeisthai, dérivé de noûs (« esprit / intelligence »), par adjonction du préfixe dia-, qui indique une idée d'achèvement, de complétude, de réflexion menée de bout en bout jusqu'à son terme. C'est cette idée que je rend par le « bien » de « j'ai bien réfléchi ». Au verbe dianoeisthai correspond le substantif dianoia (« pensée (discursive) »), dont Socrate, dans l'analogie de la ligne à la fin du livre VI de la République, fait le nom du pathèma (« affection », cf. note 5) de l'âme qu'il associe au premier sous-segment du perçu par l'intelligence (cf. République VI, 511d8). Mais il est possible qu'en faisant ce choix du mot dianoia pour désigner cette affection, Platon ait eu en tête un autre sens possible du préfixe dia-, celui de « de côté et d'autre, ici et là » dérivé de l'idée de séparation qu'implique le sens « à travers » de la préposition dia- et qu'il ait ainsi voulu souligner, non pas le caractère abouti de la réflexion qu'il avait en vue à ce niveau, mais au contraire le caractère « vagabond » d'une pensée se laissant guider par les mots sans faire l'effort de remonter jusqu'au premier prinicpe (l'idée du bon) pour lui donner sa cohérence. (<==)

(49) « En dirigeant mon regard vers les faits / choses » traduit le grec blepôn pros ta pragmata. Blepein, c'est « regarder, diriger ses regards sur ou vers », et la préposition pros + accusatif signifie « vers » avec idée de mouvement. Quant à ce vers quoi Socrate dirige ses regards, c'est désigné par le mot pragmata, pluriel de pragma, qu'on a déjà rencontré en 95e9 au singulier et en 98c1, au pluriel comme ici. J'ai déjà eu l'occasion, à propos de ces occurrences, de préciser les sens de ce mot et de justifier ma double traduction par « faits / choses » (cf. notes 3 et 38). J'ajouterai ici à ces explications qu'une des implications de l'usage de ce mot, dérivé comme je l'ai déjà dit du verbe prattein (« agir »), qui prend toute son importance ici avec la mention des sens qui suit, c'est de suggérer que ce qu'il désigne est précisément ce qui agit sur nos sens, faute de quoi nous ne pourrions nous y intéresser. C'est une des raisons pour lesquelles la traduction, usuelle dans ce contexte, de pragma par « chose » est réductrice et que celle par « faits », même dans ce contexte, est préférable. Ce qui nous interpelle et met notre esprit en mouvement, ce ne sont pas des « choses » inertes et passives, mais des « faits », des « événements » (autre traduction possible de pragma) qui agissent (prattein) sur nos sens et, à travers eux, sur notre noûs (« esprit / intelligence »). Quand je vois une montagne dans le lointain, ce que je vois, c'est la lumière qui vient frapper mes yeux après avoir frappé la montagne ; il y a donc bien une action extérieure qui sollicite mon attention. Même chose quand je sens, non pas une fleur, mais les émanations odorantes de cette fleur qui viennent frapper mes narines. (<==)

(50) Il convient de prendre le temps, comme Socrate qui dit avoir « bien réfléchi » (egô dienoèthèn, cf. note 48) sur la question, de bien comprendre en quoi l'image de l'éclipse de soleil est pertinente pour illustrer le problème rencontré par Socrate tel qu'il vient de nous l'exposer. Cette image doit se comprendre à partir de la mise en parallèle du bon et du soleil proposée par Socrate vers la fin du livre VI de la République, qui prélude à l'analogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne, dans laquelle le soleil est l'image de l'idea du bon, et qui a présenté cette idea du bon comme jouant dans l'ordre de l'intelligible le rôle que joue le soleil (et plus généralement la lumière) dans l'orde visible, celui de lumière de l'intelligence. Dans les lignes qui précèdent cette mise en parallèle, Socrate a laissé entendre que le bon (to agathon) est « ce que poursuit toute âme et en vue de quoi elle fait toutes [choses] » (République VI, 505d11-e1), ce qui reveint à dire, dans l'imagerie qu'il utilise, que tout le monde cherche à voir le soleil. Et il vient de nous dire ici que pour lui, lorsqu'Anaxagore affirme que « l'esprit / intelligence (noûs) est ce qui met tout en ordre », cela doit nécessairement implique qu'il le fait en vue du meilleur (beltista, 97c6) dans chaque cas, et que donc Anaxagore devrait, à propos de n'importe quoi à quoi il s'intéresse, expliquer en quoi c'est meilleur que ce soit comme c'est plutôt qu'autrement, c'est-à-dire l'examiner dans la lumière du soleil / bon. Or il constate que ce n'est pas ce qu'il fait, ce qui revient à dire qu'il regarde les choses en l'absence de la lumière de ce soleil / bon, donc comme si celuic-ci était éclipsé. Et il constate qu'à suivre les explications d'Anaxagore, il comprend de moins en moins les phénomènes dont il parle puisque, pour lui, Socrate, comprendre c'est comprendre en quoi ce à quoi on s'intéresse est bon et qu'Anaxagore ne répond jamais à cette question et le laisse donc dans une obscurité de plus en plus définitive, c'est-à-dire le rend « aveugle ». Ce qui est en jeu ici, c'est l'opposition entre explications finaliste (« ce qui est cause réellement » (to aition tôi onti), 99b3) par le pour / en vue de quoi se produit ce qui advient et explication mécaniste (« ce sans quoi ce qui est cause ne pourrait être cause » (ekeino aneu hou to aition ouk an pot' eièi aition), 99b3-4) par le comment advient ce qui advient et, pour poursuivre dans l'esprit des images utilisées par Socrate, on pourrait dire que la lune du comment, dont la faible lumière ne permet pas de vraiment comprendre ce qu'elle éclaire, éclispe le soleil du pour quoi, qui, seul, permet de vraiement comprendre ce qui sous entoure, et le danger pour Socrate, analogue à l'aveuglement qui menance ceux qui cherchent à contempler le soleil éclipsé sans précautions, c'est qu'à vouloir contempler le monde dans la faible lumière de cette lune qui occulte complètement la seule lumière qui permet de voir / comprendre, celle du soleil / bon, on ne comprenne rien à ce qu'on cherche à comprendre, c'est-à-dire on devienne effectivement « aveugle ». (<==)

(51) Le verbe grec que je traduis par « ayant recours » est kataphugonta, participe aoriste actif masculin à l'accusatif singulier du verbe katapheugein, dérivé de pheugein, qui signifie « prendre la fuite » par adjonction du préfixe kata- qui introduit l'idée de « en allant dans le sens de », qui ajoute à l'idée de fuite celle du refuge vers lequel on fuit, d'où le sens de « se réfugier » pour katapheugein. Et, par extension de l'idée de refuge vers celle de moyen de se sortir d'une situation difficile, le verbe peut prendre le sens de « avoir recours à », comme par exemple en Cratyle, 425d6, où Socrate fait allusion aux auteurs tragiques qui, lorsqu'ils se trouvent dans une situation sans issue, « ont recours (katapheugousi) aux machines élevant des dieux ». Socrate ne veut pas dire ici que jusque là il se passait des logoi, ce qui n'est bien évidemment pas le cas puisque ce qu'il lit d'Anaxagore, ce sont bien des logoi, mais qu'il va se poser la question de la manière dont fonctionnent les logoi, et non plus les utiliser comme s'ils étaient transparents et qu'en les utilisant, on ne pouvait que décrire adéquatement ce de quoi on parlait ou sur quoi on écrivait. Ce mot doit se comprendre à la lumière de l'analogie de l'éclipse qu'utilise Socrate : il compare « avoir recours aux logoi » à « regarder une éclipse dans des reflets », c'est-à-dire dans une image d'elle. Ce qui'il entend faire, c'est utiliser les logoi en ayant pris conscience du fait qu'ils ne donnent accès qu'à des « images » de ce à quoi ils renvoient, et cela change tout !... Il ne va plus produire, écouter ou lire des logoi sans se poser de questions sur ce qu'ils sont et comment ils fonctionnent, mais le faire en étant conscient du fait que ce sont des logoi et non pas directement ce dont ils parlent, et qu'on ne peut donc les utiliser de manière correcte qu'en ayant d'abord pris la peine de se demander ce qu'est le logos et comment il peut produire avec des mots du sens et rendre compte de ce qui n'est pas lui. « Avoir recours aux logoi » cela veut donc dire pour lui « avoir recours aux logoi en toute connaissance de cause et en étant conscient du fait que l'adéquations des logoi à ce dont ils prétendent parler n'est pas acquise d'avance et qu'il faut, en les utilisant, être conscient du fait qu'ils ne sont que des « images / représentations » d'autre chose. (<==)

(52) « Il me parut alors être nécessaire, en ayant recours aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants » traduit le grec doxe dè moi chrènai eis tous logous kataphugonta en ekeinois skopein tôn ontôn tèn alètheian (mot à mot « il_parut alors à_moi être_nécessaire à les logoi ayant_recours en ceux-là examiner des étants la vérité »). C'est là, comme j'ai commencé à le laisser entendre dans la note précédente, le tournant décisif de ce récit de Socrate et il est consternant de constater que les traducteurs et commentateurs torturent ce texte, spécifiquement le mot logous, parce qu'ils n'y trouvent pas ce qu'ils s'attendent à y trouver, une référence à leur théorie des eidè / ideai, et donc un mot comme eidè ou ideas (accusatifs pluriels, comme logous). Le cas le plus emblématique de ce phénomène est celui de Léon Robin dans sa traduction pour la collection Budé : il traduit logous par « idées » alors qu’« idée » n’est aucun des nombreux sens proposés par le dictionnaire Bailly pour logos, mais la traduction du terme qu’il aurait voulu lire ici, ideas ! Mais les autres traducteurs que j'ai consultés ne font pas mieux, certains éprouvant le besoin d'expliquer en note combien ce mot logous les embarrasse :
- Cousin traduit logous (pluriel) par « raison » au singulier (sens B du Bailly) ;
- Robin (Pléïade) le traduit par « notions » (sens non donné par le Bailly, mais qui tire logous vers des mots comme « concepts » ou... « idées » !) ;
- Chambry le traduit par « principes » et accompagne cette traduction d’une note qui précise : « Le mot logos employé ici est extrêmement embarrassant à traduire. Cousin l’a rendu par raison, Couvreur par principes ou axiomes, Archer-Hind par conceptions ou notions générales ; Burnet propose trois termes : propositions, jugements, définitions ; Robin traduit par idée. D’après ce qui suit, on voit qu’il s’agit de déterminer les rapports d’un objet avec l’Idée dont il est l’image. Un peu plus loin (101 d), il s’agit de la méthode dialectique. Ce passage un peu confus s’éclaire à la lumière de ce que dit Platon, République, 506-518 (c'est-à-dire dans la mise en parallèle du bon et du soleil, l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne). » ;
- Vicaire le traduit par « notions intelligibles » ;
- Dixsaut le traduit par « raisonnements » (sens non donné par le Bailly, mais il donne le sens général d'« exercice de la raison » (sens B-IV) et le LSJ donne en anglais le sens de « reasoning » (sens IV.1, la plus longue entrée pour ce mot)), accompagnant elle aussi sa traduction d’une note manifestant son embarras et celui des autres interprètes qui précise : « sur la traduction de cet intraduisible mot, logos, qui est ici au pluriel (logoi), tous les intreprètes divergent et aucun n'est satisfait. Faut-il comprendre ces logoi comme des propositions (Hackforth), des idées ou des notions (Robin 1, puis 2), ou encore comme des définitions (Bluck) qui joueraient le rôle d'intermédiaire (« socratique ») entre les théories des physiciens et la position platonicienne des Formes ? Le rapprochement avec 65b et le développement sur la "misologie » (89c-91) feraient pencher plutôt dans le sens des "discours" que l'âme se tient quand elle cherche et réfléchit. "Raisonnements" n’est qu’un cache-misère, mais, à condition de préciser qu’il ne s’agit pas d’une structure logique, le mot a le mérite d’impliquer un mouvement de réflexion et une articulation que les autres traductions évacuent » ;
- Piettre, comme Dixsault, le traduit par « raisonnements ».
En fait, le mot logous n'est embarassant que pour ceux qui pensent savoir mieux que Platon ce qu'il aurait dû écrire là et cherchent à conformer son texte à l'idée qu'ils se font, à la suite d'Aristote, des « théories » que, selon eux, soutenait Platon plutôt que de chercher à comprendre ce qu'il a écrit quitte à devoir remettre en cause leurs idées antérieures (comme accepte de le faire le Socrate de Platon dans chaque discussion dans laquelle il s'engage). Pour eux, Platon oppose deux « ordres » de « réalités », voire pour certains deux « mondes », celui des « réalités » perceptibles par les sens, et principalement la vue, qui ne peut être objet que d'opinions (doxai), pas de savoir (epistèmè), figuré dans l'analogie de la ligne par le segment du vu et dans l'allégorie de la caverne par l'intérieur de la caverne, et celui de « réalités » d'ordre purement intelligible, les eidè / ideai (termes pour eux synonymes qu'ils traduisent par « formes » ou « idées », éventuellement avec une majuscule), qui seraient seules « réelles » à proprement parler, et dont les « réalités » visibles / sensibles / matérielles ne seraient que de pâles copies sans réelle existence, figuré dans l'analogie de la ligne par le segment du perçu par l'intelligence et dans l'allégorie de la caverne par l'extérieur de la caverne. Dans cette perspective, la « seconde traversée » (deuteron ploun) dont parle ici Socrate serait celle où il aurait pris conscience de l'« existence » des eidè / ideai en tant que seules « réalités » susceptibles d'être objets de savoir (epistèmè) et c'est pourquoi ils attendent ici un mot comme ideas. Mais cette compréhension de Platon, et en particulier de l'analogie de la ligne et de l'allégorie de la caverne (auxquelles renvoie Chambry) est fautive, comme je l'explique en particulier dans l'introduction à ma traduction de l'analogie de la ligne, qui est en fait une introduction à l'ensemble que constituent les deux images (ligne et caverne), qui se complètent et s'éclairent l'une l'autre. Platon ne distingue pas deux ordres de « réalités », mais deux manières complémentaires d'appréhender un même « monde », le nôtre, par les sens, et en particulier par le plus prégnant d'entre eux, la vue, et par l'intelligence (noûs). Ces deux modes d'appréhension s'expriment et se partagent dans le dialegesthai (la pratique du dialogue) à travers des logoi faits de mots dès le premier stade (cf. République VII, 515b4-5, où les prisonniers pris dans leurs liens dans la caverne sont dits capables de dialegesthai et pour cela, donnant des noms à ce qu'ils voient, les ombres devant eux qui figurent les images fournies par la vue, toutes les images qui se forment sur la rétine, pour le dire en langage moderne). Mais toute la question est de savoir comment ils conçoivent ce dont ils parlent avec ces logoi, et Platon distingue quatre stades dans cette appréhension du monde qui les entoure, les trois premiers se caractérisant par le fait qu'on ne s'y pose pas la question du statut des mots, et des logoi construits avec eux, par rapport à ce dont ils parlent. Dans les deux premiers stades (ceux du vu, c'est-à-dire de l'intérieur de la caverne), on pense, sans même nécessairement l'expliciter, que les choses sont telles qu'on les voit, et le passage du premier, celui que Socrate appelle eikasia (« imagerie ») dans l'analogie de la ligne, au second, celui qu'il appelle pistis (« confiance »), se fait par la prise de conscience du fait que ce que nous fournit la vue n'est que des images des pragmata (« faits / choses ») qui l'activent (les objets dépassant du mur dans l'allégorie de la caverne, image des corps matériels), qui n'en dévoilent qu'un aspect, ce qui en est perceptible par la vue (leurs « ombres »), et la question du rapport du langage à ces pragmata dont il parle et qui ne se limitent pas à ce qu'en montre la vue ne se pose même pas. Dans ces deux premiers stades, les logoi sont exclusivement descriptifs et opératoires, servant a assurer les besoins de la vie quotidienne en société et les interactions entre personnes qu'elle implique. La progression du vu au perçu par l'intelligence commence avec l'apparition du raisonnement, lorsqu'on cherche non plus seulement à décrire, mais à comprendre au moyen de l'intelligence (noûs) un monde qu'on ne considère plus comme seulement visible / sensible, mais aussi comme intelligible, un monde dont certains éléments au moins semblent obéir à des « lois » et dans lequel on peut mettre en évidence des relations de cause à effet. Mais là encore, ce stade se dédouble, et il le fait selon le même rapport logique (ana ton auton logon, République VI, 509d7-8) que le découpage des deux stades du vu, la problématique du rapport entre objet et « image / représentation » : au premier stade du perçu par l'intelligence, celui que Socrate nomme dianoia (« réflexion / pensée (discursive / vagabonde) » dans l'analogie de la ligne, on raisonne avec les mots hérités des stades antérieurs (à l'intérieur de la caverne) ou créés pour les besoins du raisonnement sans se poser la question de leur statut par rapport à ce qu'ils prétendent désigner ; on le fait comme si les mots étaient transparents et que ce dont on parlait dans les logoi traduisant nos raisonnements décrivait adéquatement ce dont ils parlent, et ce, de la même manière pour tous, comme si connaître le nom de quelque chose, c'était connaître ce quelque chose. Le passage au dernier stade, que Socrate appelle noèsis (« appréhension par l'intelligence ») dans l'analogie, et epistèmè (« savoir ») dans le rappel qui en est fait dans la discussion sur la dialektikè vers la fin du livre VII, suppose que l'on ait compris que les mots ne sont que des « images / représentations » de ce à quoi on les attribue, qui renvoient à des représentations dans l'esprit de celui qui les emploie et dans l'esprit de ceux qui les écoutent ou les lisent qui ne sont pas nécessairement la reproduction parfaitement fidèle de ce à quoi on les applique et peuvent en plus être différentes d'une personne à une autre et, pour chaque personne, évoluer au fil du temps au gré de ses réflexions, de ses conversations et lectures et de ses expériences successives. En d'autres termes, les mots ne sont pas les pragmata (« faits / choses ») et n'en produisent pas plus que la vue dans l'esprit de ceux qui les emploient et les entendent des représentations parfaitement fidèles et adéquates (on dirait aujourd'hui des « clones »). Bref, pour utiliser de manière pertinente le logos, il faut commencer par comprendre la relation des mots aux pragmata (« faits / choses »). Et c'est là qu'entrent en ligne de compte les eidè et les ideai, les eidè en tant que principes de nommage par lesquels chacun donne sens aux mots qu'il emploie en fonction de son expérience passée, qui peuvent donc être différents d'une personne à une autre et, pour une même personne, d'un instant de sa vie à un autre ; et les ideai en tant que principes d'intelligibilité objectifs, les mêmes pour tous, qui sont les cibles des eidè (les astres du ciel de l'allégorie de la caverne). Et c'est cette prise de conscience qui conduit Socrate à ce qu'il qualifie de « seconde traversée » (deuteron ploun).
Ce qui est en jeu avec ce mot, c'est donc rien moins que la révolution que le Socrate de Platon, aidé par l'Étranger d'Élée meneur de jeu du Sophiste et du Politique, a voulu faire dans la pensée philosophique en suggérant que le fondement de la philosophie n'est pas un logos sur l'« étant » (to on) et/ou sur l'« étance » (ousia), c'est-à-dire une « ontologie », quelle qu'elle soit, mais un logos sur le logos, qui est l'outil obligatoire de toute tentative de compréhension du monde. Puisque tout discours philosophique, oral ou écrit, passe par le logos, il convient, avant toute chose, et surtout avant tout logos sur l'étant, ou plutôt sur les étants, perceptibles par les sens ou seulement par l'intelligence, de comprendre comment fonctionne le logos, s'il peut nous donner accès à autre chose que les mots qui le composent comme phénomènes sonores appréhendés par l'ouïe ou graphiques appréhendés par la vue, et si oui, comment il le fait et à quoi il nous donne ainsi accès, en d'autres termes quels sont son pouvoir (hè tou dialegesthai dunamis, République VI, 511b4) et ses limites, et en particulier, avant de se lancer dans un logos sur l'« étant » (to on, ou, au pluriel, ta onta), quel(s) rôle(s) y joue le verbe einai (« être »). Et s'il parle ainsi de hè tou dialegesthai dunamis, du pouvoir issu du fait de dialoguer, et non pas de hè tou logou dunamis (le pouvoir du logos), c'est parce que seul le dialogue permet la validation du logos en tant que susceptible de nous donner accès à une « réalité » objective par le partage d'expérience conduisant à l'accord plus ou moins complet sur le sens d'au moins un certain nombre des mots dont il se sert, impliquant que ces mots-là au moins renvoient à quelque chose qui n'est pas une pure création de l'esprit de celui ou celle qui les emploie mais renvoient à des « étants » par rapport auxquels on peut mettre à l'épreuve le caractère vrai ou faux des propos tenus. C'est la raison pour laquelle le savoir le plus important pour le philosophe est la dialektikè, c'est-à-dire, non pas une technique particulière réservée à des spécialistes, mais l'art de savoir utiliser la pratique du dialogue (to dialegesthai) pour arriver à cette vérité, c'est-à-dire à une compréhension de monde qui nous entoure aussi proche que possible de la « réalité » objective de celui-ci. Et c'est pourquoi le prétendu philosophe dont Socrate fait le portrait, ou plutôt la caricature, au milieu du Théétète, qui s'isole dans sa tour d'ivoire et ne veut pas avoir affaire à ses concitoyens, donc refuse le dialogue, ne peut être un vrai philosophe. Le Théétète dans son ensemble, qui met en scène un Socrate qui n'est pas le Socrate mis en scène par Platon dans ses autres dialogues et en particulier dans la République, mais un Socrate tel que le comprend Euclide de Mégare (ou plutôt tel que Platon pense que le comprend Euclide de Mégare), qui, selon le prologue au dialogue, est censé être l'auteur de cet écrit (sur ce point, voir la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon), est une parfaite illustration de ce problème : Socrate prétend faire « accoucher » Théétète d'un logos sur le savoir (epistèmè), et cette tentative échoue pour la simple raison que les interlocuteurs ne commencent à se poser la question de ce que c'est qu'un logos qu'à la fin de la discussion, lorsque Théétète propose de définir le savoir comme opinion vraie accompagnée de logos, sans se rendre compte que plus tôt dans la discussion, Socrate lui a fait admettre que l'opinion (doxa) est une forme de logos (Théétète, 190a5), ce qui fait que sa définition devient : « le savoir est un logos vrai accompagné de logos » !... Avant de chercher, au moyen de logoi, ce que veut dire « savoir » (epistèmè), ou pire, ce que veut dire « étant » (on), il convient de s'interroger sur ce qu'est le logos au moyen duquel on veut conduire cette recherche et d'en comprendre les mécanismes, le pouvoir et les limites.
Bref, le mot logous n'est pas une erreur de la part de Platon. Il n'est pas ici, quoi qu'en pensent les traducteurs et commentateurs, dans une problématique d'eidè / ideai, ou en tout cas pas encore. Le changement de cap dont il parle à travers l'image de la « seconde traversée » (deuteron ploun) consiste à cesser de considérer que les mots et le langage, bref, le logos, sont « transparents » entre les « faits / choses » (pragmata) et la compréhension qu'on en a, et qu'en les utilisant, on rend compte de manière adéquate de ce que nous percevons « en dirigeant [notre] regard vers les faits / choses avec les yeux et les autres sens en cherchant à les appréhender » (blepôn pros ta pragmata tois ommasi kai hekastèi tôn aisthèseôn epicheirôn aptestai autôn, 99e3-4)), ce qui constitue au mieux l'état d'esprit (pathèma) spécifique du premier sous-segment du perçu par l'intelligence, celui de la dianoia, la « pensée vagabonde », bien illustré par le Théétète, dans lequel le Socrate d'Euclide de Mégare (revu et corrigé par Platon) cherche avec Théétète à définir ce qu'est le savoir au moyen de logoi sans se poser la question de savoir ce qu'est le logos et comment il fonctionne, sauf à la toute fin du dialogue, devant l'impasse à laquelle il a conduit, et à prendre conscience du fait que le savoir ne peut s'exprimer pour nous, êtres humains, qu'à travers des logoi, et que donc le préalable à toute quête de savoir véritable est l'examen du logos en tant qu'outil, de ce à quoi il nous donne accès, de la manière dont il le fait, de son pouvoir et de ses limites, travail que fait précisément l'Étranger d'Élée dans le Sophiste, qui fait suite au Théétète. Et la première étape dans cette investigation, c'est, comme je l'ai dit plus haut, la prise de conscience du fait que les mots en sont pas ce qu'ils nomment, mais n'en sont que des « images / représentations » pour les besoins du logos, et donc adaptées à ce à quoi elles sont destinées. Ce que dit donc Socrate lorsqu'il parle d'« examiner dans les logoi la vérité des étants », c'est qu'il prend acte du fait que le savoir ne nous est accessible qu'à travers les logoi pour autant qu'on comprenne comment il le fait, ce qui conduira, mais dans un second temps seulement, à introduire les eidè qui donnent sens aux mots qui le composent et les ideai qui en sont les cibles objectives, sans toutefois être les « ça-même » (auta) dont ils ne sont que les ideai, qui en sont ce qui en est accessible à l'intelligence humaine en tant que telle (et non pas telle ou telle intelligence particulière avec ses limites propres), et permettra de comprendre ce que « vrai » et « faux » veulent dire en ouvrant la porte à une problématique d'adéquation entre des logoi conçus comme des « images / représentations » et ce dont ils ne sont que des « images / représentations », jamais parfaitement conformes à leur modèle.
Ce mot, logous, fait écho au logos de République VI, 511b4, où Socrate, dans sa description de l’approche associée au second segment du perçu par l’intelligence, parle de « ce que le logos lui-même atteint par le pouvoir du dialegesthai » (autos ho logos aptetai tèi tou dialegesthai dunamei), et aussi au logon de République VII, 534b3, lorsque Socrate, dans la conclusion du programme de formation des futurs philosophes rois fait de la dialektikè le couronnement de ces études et, après avoir rappelé l'allégorie de la caverne (République VII, 532a1-d1) et l'analogie de la ligne (République VII, 533e7-534a8), fait admettre à Glaucon qu'est dialektikos « celui qui saisit le logos de l'étance (ousia) de chaque [étant] » (ton logon hekastou lambanonta tès ousias, République VII, 534b3-4), c'est-à-dire qui est capable de produire et d'argumenter un logos qui dit ce qu'est véritablement chaque « étant », qui en dévoile la véritable « étance » (ousia) (il faut se souvenir ici que le mot grec qu'on traduit par « vrai / véritable » est alèthès, qui signifie étymologiquement « non caché » et implique donc une idée de « dévoilement », et que le mot ousia dans son sens usuel (« biens, avoirs, en particulier immobiliers ») implique une idée de « valeur » que Platon réoriente vers le bon (to agathon) comme critère ultime de valeur lorsqu'il dit en République VI, 509b8-10 que le bon est au-delà de l'ousia, sous-entendant qu'il est ce à quoi se mesure l'ousia-valeur de toutes choses), précisant ce qu'il entend par cette expression concise à partir du cas du bon (to agathon) en ces termes : il s'agit, non pas de fournir une simple « définition », mais de « délimiter par le logos en l'isolant de toutes les autres l'idea du bon et, comme dans un combat, venant à bout de toutes les réfutations en mettant toute son ardeur à les réfuter non selon l'opinion (doxa), mais selon l'étance (ousian), [en] se fray[ant] un passage parmi elles toutes par le logos inébranlable » (diorisasthai tôi logôi apo tôn allôn pantôn aphelôn tèn tou agathou idean, kai hôsper en machèi dia pantôn elegchôn diexiôn, mè kata doxan alla kat' ousian prothumoumenos elegchein, en pasi toutois aptôti tôi logôi diaporeuètai, République VII, 534b9-c3), démarche dont les dialogues dits « socratiques » ou « aporétiques » nous donnent de brillants exemples (le Lysis sur la philia (« amitié »), le Lachès sur l'andreia (« courage »), le Charmide sur la sôphrosunè (« modération »), etc.), qui ne sont des échecs que pour ceux qui confondent le Socrate de Platon et Aristote et pensent que Socrate est à la recherche de « définitions » (l'un des sens possibles de logos) au sens aristotélicien, qui, n'étant elles-mêmes que des assemblages de mots, donc des « images / représentations », ne nous font pas vraiment progresser, bien au contraire, car perdant toutes les subtilités du réel que cherchent au contraire à explorer les dialogues dits « socratiques » pour enrichier les eidè que chacun associe aux mots en cause. (<==)

(53) « Je ne suis pas du tout d’accord [pour dire] que celui qui examine dans des logoi les étants, les examine plus dans des images que celui [qui les examine] dans des actes / faits » traduit le grec ou panu sugchôrô ton en logois skopoumenon ta onta en eikosi mallon skopein è ton en ergois (mot à mot : « pas du_tout je_suis_d'accord le en logoi examinant les étants en images plus examiner que le en actes / faits »). Là encore, les traducteurs sont gênés par la référence aux images (eikones, dont eikosi est le datif pluriel) en ce qui concerne l'observation dans les logoi, alors qu'ils attendraient que le Socrate de Platon tel qu'ils le comprennent insiste au contraire sur le fait que s'intéresser aux eidè / ideai qu'ils voudraient trouver derrière l'emploi du mot logoi permet justement d'accéder à la « réalité » des étants et non plus à des images. Voyons donc comment ils traduisent ces mots :
- Cousin traduit par « car moi-même je ne tombe pas d'accord que celui qui regarde les choses dans la raison les regarde plutôt dans un milieu, que celui qui les voit dans leur apparence sensible » ;
- Robin (Budé) traduit par « car je ne conviens pas sans réserves que l'observation idéale des choses nous les fasse envisager en images, plutôt que ne le fait une expérience effective », traduisant ici ton en logois skopoumenon par « l'observation idéale » (substantif + adjectif au lieu de participe présent substantivé avec complément de lieu) après avoir traduit logous par« idées » dans la phrase précédente, et ajoute une note qui dit : « Regarder le soleil avec ses yeux ou l'être avec ses sens, c'est s'aveugler à plaisir (cf. 96 c, 97 b). L'être se contemple par la pensée et dans les Idées, qui n'en sont donc pas de simples images. » ;
- Robin (Pléïade) traduit par « car je ne conviens pas du tout qu'envisager les êtres dans des notions, ce soit les envisager en images, plus que lorsqu'on les envisge dans l'expérience concrète » ;
- Chambry traduit par « car je n'accorde pas sans réserves qu'en examinant les choses dans leurs principes, on les examine plutôt dans des images que quand on les regarde dans leur réalité » ;
- Vicaire traduit par « car je ne conviens nullement que, si l'on observe les choses en se tenant au niveau des notions intelligibles, on les considère en images plus qu'on ne le fait dans l'expérience concrète » ;
- Dixsaut le traduit par « car je n'accorde pas du tout que lorsque l'on examine les êtres à l'intérieur d'un raisonnement, on ait plus à faire à leurs images que lorsqu'on les examine dans des expériences directes », avec une longue note reproduite presque entièrement ci-dessous ;*
- Piettre traduit par « car je n'accorde pas du tout qu'examiner les réalités à l'intérieur des raisonnements, ce soit les examiner en images plus que dans l'observation directe », avec une note qui dit : « Socrate ne veut pas dire qu'en usant des raisonnements on voit le monde à travers des images seulement, comme on voit le soleil lors d'une éclipse, ou en reflet sur une surface réfléchissante. Bien au contraire, le raisonnement permet d'atteindre la véritable réalité des "étants" ».
Bref, tous voudraient comprendre que l'observation en logoi n'est pas plus une observation en images que ne l'est l'observation « dans les faits » (en ergois), qui est pour eux une observation « directe », comme l'est l'observation directe du soleil lors d'une éclipse, sans voir que cette observation qu'ils considèrent comme directe, l'observation avec les yeux, ne donne accès elle même qu'à des images, celles qui se forment dans les yeux (peu importe par quel mécanisme physique), comme l'illustre justement (pour ceux qui la comprennent) l'allégorie de la caverne, qui représente ces images visuelles par les ombres (qui sont une des formes d'« images » (eikones, République VI, 509e1, dont eikosi utilisé ici est le datif pluriel) qu'évoque Socrate dans l'analogie de la ligne, à côté des reflets, pour parler de ce qu'il associe au premier sous-segment du vu) des objets dépassant du mur. Bref, là où les traducteurs et les commentateurs voudraient qu'il n'y ait d'« images » ni du côté des « faits (erga), ni du côté des logoi, le Socrate de Platon veut au contraire nous faire comprendre qu'on appréhende toujours seulement des « images », que ce soit par les yeux ou par les raisonnements faits de mots assemblés dans des logoi.
Pourtant, les propos de Socrate sont très clairs une fois qu'on admet que le mot logous dans la phrase précédente doit se comprendre au sens usuel, sans essayer de voir en lui une référence à on ne sait trop quels eidè / ideai : l'analogie avec l'observation d'une éclipse, soit en vue directe au risque de se brûler les yeux, soit en vue indirecte dans des reflets pose un problème dans la mesure où, dans le cas de l'éclipse, on oppose deux manières de voir du même organe, en l'occurrence la vue par les yeux, alors que ce qu'oppose Socrate dans sa référence aux logoi, c'est une appréhension ne prenant en considération que les données des sens, de la vue en particulier, même si elle en rend compte au moyen de logoi, et une appréhension par la médiation de logoi par quelqu'un qui a pris la peine de chercher à comprendre comment fonctionne le logos, quel rôle y jouent les mots et à quoi il peut nous donner accès au-delà de ce à quoi nous donnent accès les sens, une intelligibilité qui s'appuie pour lui, par la médiation d'eidè que chacun se « bricole » pour donner sens aux mots qu'il emploie, sur des ideai qui ne sont pas ce dont elles ne sont que des ideai, mais seulement la manière dont l'intelligence humaine en tant que telle peut appréhender ce qui l'active par le biais des sens ou directement ! Et ce qu'il dit, c'est que le logos, tout autant que la vue par les yeux, ne nous donne accès qu'à des « images », limitées dans chaque cas par les spécificités de l'organe qui y donne accès, les yeux dans un cas, l'intelligence humaine (noûs) dans l'autre qui ne peut pas passer de l'autre côté du ciel pour aller y contempler comme les dieux les « ça-même » (auta), comme nous le raconte le mythe du Phèdre sur les âmes (cf. Phèdre, 246e-248b). Bref, dans les deux cas nous n'avons accès qu'à des « images », visibles pour les yeux dans un cas, faites de mots qui cherchent à les rendre intelligibles pour l'esprit / intelligence (noûs) dans l'autre, mais les mots ne sont pas plus (« plusss » comme dans « il y a plus de monde que la dernière fois », et non pas « plu » comme dans « il n'y a plus personne à cette heure ») des « images » que celles fournies par la vue, mais seulement des « images » d'une autre nature. Ce sont donc bien des « images » qu'on « voit » dans les deux cas (le verbe utilisé par Socrate, skopein (« examiner, observer »), dont skopumenon est le participe présent moyen, est commun aux deux membres de la comparaison et peut avoir, comme beaucoup de termes relatifs à la vue, à la fois un sens propre relatif à la vue par les yeux et un sens analogique relatif à la perception par l'intelligence), mais des « images » de nature différente, alors que dans le cas de l'éclipse, les deux observations se font avec les yeux, mais dans un cas (vue directe), on observe l'image qui se forme dans les yeux de ce qu'on cherche à voir, alors que dans l'autre cas, on observe l'image dans les yeux d'une image hors d'eux de ce que l'on cherche voir.
Ce « ce qu'on cherche à voir », avec les yeux du corps ou ceux de l'esprit, Socrate le désigne sous plusieurs appellations dans cette phrase et les précédentes : il parle successivement de ta onta (« les étants », en 99d5, 99e6 (sous la forme au génitif pluriel tôn ontôn) et 100a2), de ta pragmata (« les faits / choses », en 99e3) et d'erga (« actes / faits », en 100a3, sous la forme datif pluriel en ergois). Mais il ne faut pas voir dans ces variations de vocabulaire des références à des « choses » différentes, comme le fait Dixsaut dans sa note reproduite ci-dessus lorsqu'elle écrit : « Il suffit de prêter attention à la manière dont Socrate désigne les objets d'examen : il se proposait d'examiner des "choses existantes" (ta onta) ; mais les instruments utilisés—les sens— ne peuvent atteindre que des "choses" (pragmata) ; Socrate se tourne alors vers les raisonnements pour ateindre les êtres réels (ta onta) dans leur vérité (alètheia) ». Socrate parle de la même chose avec tous ces mots, mais en mettant l'accent avec chacun d'eux sur un aspect différent de ce à quoi il fait référence, qu'il ne veut justement pas enfermer dans un seul mot tant c'est difficile d'en parler avec des mots. Le terme qui reveint le plus souvent, c'est onta (« étants »), participe pluriel neutre substantivé du verbe einai (« être »), dont j'ai expliqué le sens et justifié ma traduction par « étants » dans la seconde partie de la note 9. To on (« l'étant »), singulier à sens collectif, c'est donc pour lui n'importe quoi qui est sujet d'un logos parlant de ça et ta onta, c'est l'ensemmble de tout ce qui peut être sujet de logoi, quelle que soit sa nature, visible, sensible, matérielle, ou immatérielle, intelligible, ou les deux à la fois, et cela inclut même les mots, qui sont des « étants » parmi d'autres (on peut dire « "être" est un mot de quatre lettres » ; cf. Sophiste, 260a5-6, où l'Étranger d'Élée fait du logos, et donc des mots qui le composent, « l'un des genres des étants » (tôn ontôn hen ti genôn), avec une composante sensible faite de sons audibles pour l'oreille et de graphismes visibles pour l'œil renvoyant à un sens qui est d'ordre purement intelligible). Faire référence à ta onta (« les étants »), c'est donc faire référence à tout ce qui peut être objet de logoi en tant justement qu'objets de logoi, que « sujets » (y compris au sens grammatical) de phrases prétendant dire quelque chose à leur propos, quoi qu'ils soient en « réalité ». Avec le mot pragmata (« faits / choses »), Platon se place dans l'opposition pragma (« faits / choses »)  / pathèma (« affection / état d'esprit »), qui reproduit l'opposition prattein (« agir ») / paschein (« subir »), les verbes dont dérivent ces mots, et l'accent est sur le fait que ce dont on parle « agit » sur nos sens et/ou notre esprit, que ce soit par la médiation des sens ou directement, c'est-à-dire finalement par la médiation de mots, entendu, lus ou seulement pensés. Et quand il parle d'erga (« actes / faits »), il se place dans l'opposition logoi (« paroles / discours ») / erga (« actes / faits »), non pas ici dans le sens qu'elle a souvent quand on l'applique à des personnes d'opposition entre les beaux discours de cette personne et ses actes souvent en contradiction avec ces discours, mais dans le sens d'une opposition entre les « actes » que perçoivent nos sens quand nous en sommes les témoins et les propos et réflexions que ces actes peuvent susciter dans notre esprit. L'opposition pragmata (« faits / choses » / pathèmata (« affections /états d'esprit ») renvoie plutôt à la problématique objet / sujet, alors que l'opposition logoi (« paroles / discours ») / erga (« actes / faits ») renvoie plutôt à la problématique intelligible / sensible, qui, pour Platon bien compris, ne renvoie pas à deux catégories distinctes d'« étants » exclusives l'une de l'autre (un « étant » étant nécessairement soit l'un, soit l'autre, mais jamais les deux à la fois), mais à deux modes d'appréhension des « étants », tous les « étants » sensibles étant aussi potentiellement intelligibles.
Et quand Monique Dixsaut dit que « les raisonnements saisissent les êtres réels dans leur vérité », elle commet deux erreurs. La formule « les êtres réels » ne veut rien dire pour Platon, qui ne parle jamais des « êtres » (qui serait en grec ta einai), mais des « étants » (ta onta), ce qui n'est pas la même chose, puisque, pour lui, « être » ne veut rien dire par lui-même : un « étant » n'est pas plus ou moins « réel » qu'un autre, il est ou n'est pas ce qu'on dit qu'il est dans des logoi qui le mettent en relation ou récusent sa relation avec d'autres « étants » (qui peuvent n'être que des mots, mais qui sont des « étants » parmi d'autres), un point c'est tout. Le grec de Platon n'a pas de mot pour dire « réel » et ce qui s'en rapproche le plus est alèthès, dont le sens premier est « non caché » et le sens usuel « vrai ». Et l'adverbe qu'on traduit généralement par « réellement » est ontôs, qui est une forme adverbiale dérivée du génitif ontos de on (« étant »), qu'on pourrait rendre en français par le néologisme de même formation « étantamment », si bien qu'on boucle quand on veut parler d'« êtres / étants réels » puisqu'on associe deux mots dérivant du même verbe, qui n'a pas de sens par lui-même et dont on voudrait préciser le sens en le redondant sous des formes légèrement différentes (ontôs on, « étantamment étant », ou ontôs einai, « être étantamment », ou « être à la manière d'un étant », comme je l'ai traduit dans la définition du Sophiste citée dans la note 9, où Platon s'amuse pour nous faire sentir l'absurdité de telles « définitions ») !... La seconde erreur est de parler de « vérité » à propos des « étants » : un étant n'est pas vrai ou faux en tant qu'étant ; seul un logos à son propos peut être vrai ou faux. Quand on qualifie un tableau de « faux », cela n'a de sens que par référence à un logos à propos de ce tableau disant qu'il a été peint par telle personne, alors qu'il a été peint par une autre personne et c'est donc la relation de paternité affirmée dans des logoi entre le tableau et une certaine personne qui est fausse, pas le tableau. Et c'est toujours le cas car les logoi ne peuvent exprimer que des relations entre étants désignés par des mots différents ou par des gestes ou des références déductibles du contexte, et ce sont ces relations, et elles seules, qui peuvent être vraies ou fausses, pas les étants en eux-mêmes. Ce qui serait vrai pour Platon, ce serait de dire que « les raisonnements saisissent les étants (tous les étants, quels qu'ils soient) dans leur intelligibilité ».
Et ce que veut dire Socrate lorsqu'il parle d'« examine[r] les étants dans des logoi » plutôt que de les examier « dans des actes / faits », c'est passer de logoi descriptifs fondés sur les données des sens à des logoi explicatifs visant à les rendre intelligibles pour nous, êtres humains, dans les limites de ce que peut comprendre notre intelligence humaine, dont rien ne nous permet de supposer qu'elle nous permet de tout comprendre et de tout connaître sur tous ces étants.
Reste à comprendre ce que le Socrate de Platon entend par « intelligibilité ». Et c'est là qu'il convient de se souvenir de la mise en parallèle du bon et du soleil au livre VI de la République (le dialogue qui précède immédiatement le Phédon dans l'ordre des tétralogies) qui prélude immédiatement à l'analogie de la ligne et à l'allégorie de la caverne et dont toute la discussion de Socrate qui a précédé sur Anaxagore et sur la manière dont lui, Socrate, au contraire d'Anaxagore, comprenait son affirmation que « l'esprit / intelligence est ce qui met tout en ordre et [est] cause de toutes [choses] » (noûs estin ho diakosmôn te kai pantôn aitios, 97c1-2) comme impliquant que l'esprit / intelligence ne pouvait jouer ce rôle qu'en visant pour chaque « chose » ce qui est le meilleur pour elle (beltista echèi, « qu'elle ait les meilleurs [comportements, états, possessions...] possibles », 97c6 ; cf. note 28), constitue une reformulation par l'exemple. Toute la discussion sur la différence entre « ce qui est cause réellement », la cause « finale », et « ce sans quoi ce qui est cause ne pourrait être cause », les causes instrumentales (99b3-4), à partir de l'exemple de Socrate restant en prison pour affronter la mort parce qu'il lui « a paru meilleur (beltion) de rester ici-même assis et plus juste » (98e3-4) alors qu'« il a[vait] paru aux Athéniens être meilleur (beltion) de [l]e condamner » (98e2) suggère que tout être doué d'intelligence (noûs) comme le sont les êtres humains agit toujours en fonction de ce qu'il estime le meilleur (pour lui), et que ce doit donc être aussi le cas pour une intelligence « divine », qui de plus a sur les êtres humaine l'avantage de connaître ce qui est réellement bon. Comprendre quoi que ce soit, se le rendre « intelligible », c'est comprendre en dernier ressort en quoi c'est bon pour nous, et pas seulement bon (agathon), mais encore le meilleur (ariston / beltiston). Dans ces conditions, le bon (to agathon) peut en effet être considéré comme la « lumière » de l'intelligence, analogue dans l'intelligible du soleil dans le visible, et donc Anaxagore, en cherchant à comprendre le monde sans jamais faire référence au bon se met lui-même dans une situation analogue à une éclipse dans le visible puisqu'il cherche à comprendre sans la lumière du bon, dont le soleil est l'image dans l'allégorie de la caverne. (<==)

* La partie intéressante de la note de Monique Dixsaut, dont je ne reproduis pas le début, qui rapporche les propos du Socrate de Platon de propos de Xénophon, est la suivante : « ...Aussitôt après avoir établi sa comparaison, Socrate prend soin d'en limiter la portée et d'éviter tout risque de confusion. Le propos, en tout cas, est clair : il s'agit de montrer qu'à vouloir regarder en face, sans employer de médiations, on court le risque de ne plus rien voir du tout. La voie "directe" est celle que Socrate avait jusque-là employée : il s'est servi des sens pour examiner les choses (il s'agit bien de perceptions et d'expériences sensibles, et non pas des "opérations" des Formes produisant les choses "physiques", comme le croit Dorter, p. 223 ; Socrate oppose deux manières de procéder, non pas deux espèces de choses). La voie "oblique" qu'il faut prendre pour se protéger de l'aveuglement est celle des "raisonnements". La comparaison a donc une finalité exclusivement méthodologique (cf. Lois, X, 897d-e, où la même comparaison est reprise), elle n'a pas de portée ontologique et le rapprochement avec la métaphore de la République (VII, 515e-516a) ne peut que tout embrouiller. Il suffit de prêter attention à la manière dont Socrate désigne les objets d'examen : il se proposait d'examiner des "choses existantes" (ta onta) ; mais les instruments utilisés—les sens— ne peuvent atteindre que des "choses" (pragmata) ; Socrate se tourne alors vers les raisonnements pour ateindre les êtres réels (ta onta) dans leur vérité (alètheia). L'introduction de la vérité est décisive : la fuite vers les raisonnements a affecté les "choses" d'une vérité qu'elles n'avaient pas au départ. Or c'est précisément ce mot—vérité— qui appelle aussitôt la rectification de Socrate : la comparaison n'est pas "en ce sens" c'est-à-dire ontologiquement adéquate, et même elle inverse le rapport véritable entre les êtres réels et les raisonnements, puisque :

vision directe ==> soleil réel expériences directes ==> images
vision indirecte ==> image du soleil raisonnements indirects ==> êtres réels

Les raisonnements saisissent les êtres réels dans leur vérité, ce qui n'empêche pas le logos d'être une image. Mais il est image, il ne saisit pas des images : il est médiation, il n'est pas un milieu déformant dans lequel on n'aurait affaire qu'à des reflets. »
Cette conclusion est intéressante : Monique Dixsaut admet que le logos est une image, mais refuse d'admettre qu'à ce titre il est nécessairement « un milieu déformant » et traduit le mot par un mot, « raisonnements », qui minimise sont caractère d'« image », alors que c'est au contraire justement ce caractère d'image « déformante » sur lequel veut insister le Socrate de Platon, comme le montre le fait que l'objectif premier du Sophiste est de démontrer la possibilité du logos faux (pseudos logos), préalable à toute utilisation correcte du logos, dans des raisonnements aussi bien que dans de simples discours. (<==)

(54) Je me suis élancé dans cette direction » traduit le gerc tautèi hormèsa en considérant qu'hormèsa est l'aoriste indicatif actif du verbe horman (« se mettre ne mouvement, s'élancer »). Mais il est intéressant de noter qu'hormèsa peut aussi se comprendre comme l'aoriste indicatif actif du verbe hormein, qui signifie, lui, « être tranquille à l'ancre, s'appuyer sur quelque chose comme sur une ancre », si bien qu'on pourrait aussi traduire ces mots par « je me suis ancré de ce côté-ci ». Or Socrate vient d'utilisre l'image de la « seconde traversée » (deuteron ploun), dans laquelle le sens premier de plous est « navigation », si bien que voir dans ces mots une nouvelle référence à la navigation n'est pas totalement déplacé. On arriva alors à deux « images » opposées avec ces deux mots, soit celle de l'élan (hormè, le mot qui est à la racine du verbe horman) et donc d'une mise en mouvement, soit au contraire celle d'un navire à l'ancre, qui évoque la stabilité et l'immobilité à l'abri des mouvements pas toujours maîtrisés d'un navire voguant en pleine mer. Il est tout à fait possible que Platon ait été conscient de cette dualité de sens presque opposés et même ait choisi cette formulation précisément pour cela, suggérant à la fois le choix d'une nouvelle manière de conduire ses réflexions pour Socrate et la stabilité que cette nouvelle méthode offrait. (<==)

(55) « Me posant comme soutien » traduit le mot hupothemenos, participe aoriste moyen du verbe hupotithenai, dont le sens premier est « poser (tithenai) sous (hupo) ». Ce verbe fait écho à l'analogie de la ligne, où il est utilisé en République VI, 510b3, sous la forme au pluriel hupothemenoi, à côté du substantif hupothesis qui en dérive et qui est à la racine du mot français « hypothèse », qui n'en est que la transcription en français. Sur la traduction dans ce contexte d'hupothesis par « soutien » plutôt que par « hypothèse », et par cohérence d'hupotithenai par « (se) poser comme soutien(s) », on se reportera aux notes 21 et 25 à ma traduction de l'analogie.(<==)

(56) Socrate persiste et signe en parlant ici encore de logos, et les traducteurs restent pour la plupart cohérents dans leur traduction de ce mot (Robin (Budé) par « idée », Robin (Pléïade) par « notion », Chambry par « principe », Vicaire par « notion », sans la précision « intelligible » qu'il avait utilisée dans les deux occurrences précédentes, et  Dixsaut le traduit par « raisonnement ») ; seuls Cousin et Piettre changent de traduction pour ce nouvel usage du même mot grec : Cousin le traduit ici par « principe » alors qu'il avait traduit le logous de 99e5 par « raison », et Piettre le traduit ici par « définition » alors qu'il traduisait le logous de 99e5 par « raisonnements ». Mais il est prématuré, ici comme dans ce qui a précédé, de donner à logos un sens trop spécialisé comme « principe » (Chambry), « raisonnement » (Dixsaut) ou « définition » (Piettre), et encore plus de trahir Platon en parlant d'« idée » (Robin Budé). À ce point, le Socrate de Platon parle du logos dans un sens très général et n'en est pas encore à analyser la manière dont il fonctionne et les règles qu'il faut respecter pour produire un logos qui rende compte adéquatement du monde qu'on cherche à comprendre. Il s'agit ici pour lui de prendre acte du fait que toute compréhension du monde s'exprime à travers des logoi, qu'ils soient seulement descriptifs ou argumentés sous forme de raisonnements et que ces logoi sont faits de mots dont il convient de se demander comment ils peuvent faire référence à quelque chose qui n'est pas eux et si et comment cela peut nous aider à comprendre le monde qui nous entoure. (<==)

(57) « Consonner » traduit le verbe sumphônein, étymologiquement « faire entendre un son (phônein) avec (sun) », qui évoque une idée d'accord et a le sens figuré de « être d'accord avec » (c'est le verbe à la racine du français « symphonie »). Cette notion d'accord, de cohérence, est fondamentale pour le Socrate de Platon : deux propositions ne peuvent être simultanément vraies si elles conduisent à des conséquences opposées. Il se peut qu'on ne puisse prouver vraie de manière convaincante aucune des deux, mais on ne peut les poser comme hypothèses acceptables simultanément. Si l'on veut supposer vraie l'une des deux, il faut nécessairement admettre fausse l'autre. Dans une perspective d'appréhension et de compréhension du monde dans laquelle on ne peut pas avoir en cette vie terrestre de certitudes absolues sur les questions les plus importantes pour bien conduire notre vie (le « je ne sais rien » de Socrate), les questions éthiques en particulier, ce critère de cohérence, d'accord entre propositions, est le critère le plus déterminant pour trier entre les différentes hypothèses que l'on peut envisager sur l'ensemble des questions qui se posent à nous (par exemple dans le Phédon, la question de savoir si quelque chose que Socrate appelle « âme » (psuchè) fait parte de l'homme et ne disparaît pas à la mort du corps) : à défaut de pouvoir les démontrer individuellement, on peut à tout le moins vérifier que les différentes hypothèses que l'on admet sur différentes questions qui se posent à nous ne sont pas contradictoires entre elles, non seulement directement, mais encore dans toutes leurs conséquences. Et c'est ce que le Socrate de Platon passe son temps à faire avec ses différents interlocuteurs : essayer de mettre en évidence des contradictions dans les conséquences de leurs différents postulats en se plaçant dans leur propre système de pensée et en donnant aux mots qu'ils emploient le sens (souvent implicite) qu'ils leur donnent, au contraire d'Aristote qui, lui, cherche à montrer des contradictions chez ses prédécesseurs et contemporains en prenant les mots qu'ils emploient dans le sens, ou dans l'un des sens, que lui, Aristote, leur donne, qui ne peuvent être pour lui que les bons. (<==)

(58) « À la fois concernant les cause et concernant tous les autres étants » traduit presque lilléralement le grec kai peri aitias kai peri tôn allôn hapantôn ontôn. Cette clause confirme ce que je disais dans la note précédente : il ne s'agit pas seulement de chercher la cohérence dans des raisonnements pris intividuellement (accord concernant les causes par rapport à leurs conséquences directes), mais de s'assurer qu'il n'y a aucune contradiction dans le système complet de pensée que l'on examine ou que l'on admet (« tous les autres étants »).
Quelques manuscrits omettent le mot ontôn à la fin, et cette leçon sans ontôn est celle que retiennent aussi bien Robin que Vicaire dans les deux éditions successive du Phédon pour la collection Budé, et Duke et al. dans la nouvelle édition du Phédon dans la collection OCT, alors que la leçon ontôn est donnée par la majorité des manuscrits et conservée par Burnet dans son édition de 1903 pour les OCT. Cela peut se comprendre de la part de ceux qui donnent à ontôn une connotation existentielle en le traduisant par « êtres » et en le comprenant chez Platon (mal compris) comme excluant des « êtres » des « choses » comme les « réalités » visibles / sensibles / matérielles. Mais si l'on comprend ontôn (« étants ») dans le sens on ne peut plus général que je précise dans la note 9, comme désignant n'importe quoi dont on peut dire « c'est (ci ou ça) » dans un logos (« c'est visible » aussi bien que « c'est intelligible », ou « c'est un mot », ou « c'est une chimère », ou « c'est n'importe quoi d'autre »), et donc comme précisant ici pour une fois ce qu'il faut inclure dans « tous les autres » (tôn allôn hapantôn), en l'occurrence absolument tout ce qui peut être objet de logos, au lieu de le laisser indéterminé comme c'est souvent le cas en grec avec de telles formules utilisant des adjectifs et pronoms au neutre pluriel substantivé, alors il ne fait que confirmer que Socrate a bien en vue ici absolument tout ce qui peut être objet de logoi, discours ou raisonnements, qui doivent être en cohérence (sumphonein, « consonner ») les uns avec les autres, et qu'il estimait qu'ici, il était important de justement ne pas laisser cela seulement implicite. (<==)

(59) « Sorte » traduit ici comme en 98a2 dans une expression presque identique où il est aussi question de « sorte de cause (aitias eidos) », le mot eidos. Sur ce mot et ses emplois dans le Phédon, voir la note 33 sur cette précédente occurrence du mot. (<==)

(60) « J'ai potassée » traduit pepragmateumai, première personne du singulier de l'indicatif parfait moyen du verbe pragmateuesthai, déjà rencontré au début de cette page, en 96a1, à travers son composé diapragmateuesthai, que j'avais traduit par « s'affairer complètement » pour rendre sensible la parenté de ce verbe avec le mot pragma utilisé juste avant dans la même phrase, où je l'avais traduit par « affaire ». Comme je l'explique en note 4, le verbe pragmateuesthai évoque l'idée d'un travail pénible qui demande des efforts. Si je traduis ici ho pepragmateumai par « que j'ai potassée » plutôt que par « sur laquelle je me suis affairé » qui permettrait de garder la même traduction que pour son composé en 96a1, c'est pour rester plus près de la construction du grec, où le verbe est utilisé transitivement, dans un passage où la communauté de racine avec pragma est moins importante. (<==)

(61) « Sur ces [propos] rabâchés » traduit le grec ep' ekeina ta poluthrulèta, dans laquelle on trouve une fois encore un adjectif neutre au pluriel substantivé, ici l'adjectif poluthrulètos, qui signifie « dont on parle beaucoup », et de là « célèbre, fameux », dérivé du verbe thrulein, qui signifie au sens premier « murmurer, chuchoter », et à partir de là « répéter sans cesse / partout », comme des nouvelles ou des rumeurs qu'on se chuchote de bouche à oreille et que tout le monde répète.. Je pense que c'est plutôt cette idée de répétition, de « rabâchage », que l'idée de célébrité que le Socrate de Platon a en tête avec ce mot, et plus spécifiquement de rabâchage par Socrate lui-même, et non pas de célébrité de propos que tous les Athéniens se répéteraient de bouche à oreille alors que justement, ils ne les comprennent pas, même quand il s"agit de (prétendus) savants comme Hippias, comme le montre l'Hippias majeur, justement à propos du beau. (<==)

(62) « Me posant comme soutien » traduit le grec hupothemenos, déjà rencontré en 100a3. Sur ce mot, voir la note 55. (<==)

(63) « Qu'est quelque chose beau même en tant que tel » traduit le grec einai ti kalon auto kath' hauto, proposition infinitive complément du participe présent hupothemenos (« me posant comme soutien »), ce qui explique le « qu(e) » initial, dans lequel je comprends le ti (« quelque chose ») comme attribut d'einai (« est ») dont le sujet est kalon auto kath' hauto (« beau même en tant que tel »), ainsi d'ailleurs que ce qui suit : kai agathon kai mega kai talla panta (« et bon et grand et tout le reste »), pour lesquels auto kath' hauto (« même en tant que tel ») est sous-entendu à chaque fois. Cette expression, auto kath' hauto, que je traduis par « [lui-]même en tant que tel » utilise deux pronoms qui ne diffèrent que par l'esprit sur le upsilon, doux dans auto, rude dans hauto (rendu par le « h » initial), et de sens voisin : auto est un pronom/adjectif personnel, ici à l'accusatif neutre, comme kalon, qui a le plus souvent un sens intensif : « lui-même » ou « même » (à toutes les personnes) ; ainsi, auto to kalon peut se traduire par « le beau lui-même » ; hauto, quant à lui, est un pronom réfléchi de la troisième personne, ici à l'accusatif neutre appelé par la préposition kata, élidée en kath' devant le ha (voyelle et esprit rude) initial de hauto, qui se traduit aussi en français par « lui-même » (auto correspond à « lui-même » dans une phrase comme « il le fit lui-même »--sens intensif non réfléchi--, alors que hauto correspond à « lui-même » dans une phrase comme « il se le fit à lui-même »--sens réfléchi). Quant à la préposition kata suivie de l'accusatif, elle signifie dans ce contexte « selon, par rapport à, conformément à ». Par cette expression, Socrate veut donc dire qu'il s'intéresse à « beau » (kalon, ici sans article) « lui-même selon [ce qu'il est] lui-même », pas à ce à quoi on pourrait associer ce mot, qu'il s'intéresse à ce dont « beau » serait le « nom » et qu'il suppose justement distinct de ce mot, tout comme il le suppose distinct de tout ce à quoi on l'applique. Et le fait qu'il utilise l'expression auto kath' hauto (« [lui-]même en tant que tel ») et non pas seulement auto « [lui-]même »), comme il le fait souvent en d'autres circonstances (par exemple quelques lignes plus bas en 100c4-5, où l'on trouve l'expression auto to kalon (« le beau lui-même »)), sans article montre qu'il veut insister ici sur ce dont « beau » est le nom, abstraction faite de tout ce à quoi on peut appliquer ce mot dans un logos.
Avant de justifier cette traduction, voyons comment traduisent les traducteurs que j'ai consultés :
- Cousin : « qu'il y a quelque chose de beau par soi-même » ;
- Robin (Budé) : « qu'il existe un beau en soi et par soi » ;
- Robin (Pléïade) : « (en prenant pour base) la notion de l'existence, en soi et par soi, d'un Beau » ;
- Chambry : «  qu'il y a quelque chose de beau en soi » ;
- Vicaire : « qu'il existe en soi un Beau » ;
- Dixsaut : « (je commence par poser) un beau en soi et par soi » ;
- Piettre : « qu'il existe quelque chose de beau en soi et par soi ».
Toutes ces traductions considèrent ti kalon auto kath' hauto (mot à mot « quelque_chose beau même selon lui-même ») comme formant un unique groupe sujet de einai (« être »), qui se trouve donc employé sans attribut, ce qui les amène (tous sauf Dixsaut, qui tourne la difficulté en ne traduisant pas le einai) à lui donner un sens existentiel plus ou moins affirmé (plus avec la traduction par « il existe » de Robin pour Budé, Vicaire et Piettre, ou la paraphrase de Robin pour la Pléiade introduisant le terme d'« existence », moins avec la traduction par « il y a » de Cousin et Chambry). Or j'ai expliqué dans la note 9 que, pour le Socrate de Platon, le verbe einai (« être ») n'avait pas de sens par lui-même, et surtout pas celui d'« exister », quoi que cela puisse vouloir dire, tant qu'on ne précise pas de quelle « existence » on parle : un mot « existe » en tant que mot dans un dictionnaire, une Chimère « existe » en tant que création de poètes, de peintres et de sculpteurs, etc., si bien que disserter sur ce qui « existe » ou « n'existe pas » dans l'absolu est aussi creux que les divagations de Parménide dans le dialogue qui porte son nom et qui est précisément destiné à nous faire prendre conscience de cela par l'exemple, puisqu'en partant des mêmes hypothèses sans jamais préciser le sens qu'il donne aux deux mots avec lesquels il les formule, einai (« être ») et hen (« un » au sens numérique), et en changeant sans le dire ce sens d'un raisonnement à l'autre (c'est-à-dire, dans le cas d'einai (« être »), sans préciser les attributs implicites qu'il y associe), il parvient à « démontrer » avec la même rigueur logique dans chaque cas des propositions contraires les unes aux autres ; et, dès lors qu'on précise de quelle « existence » on parle, c'est qu'on introduit des qualificatons supplémentaires qui rendent inutiles le mot « exister », qui ne nous apprend rien tout seul. Einai (« être ») n'est pour Platon, quand il n'est pas utilisé pour traduire une simple identité, qu'un outil linguistique pout faire le lien entre un sujet (on (« étant »)) et un attribut (ousia (« étance »)). Et ici, dans un texte très dense dont chaque mot a dû être pesé par Platon, il est peu vraisemblable qu'il ait utilisé einai sans attribut, et le seul mot qui puisse jouer ce rôle est ti (« quelque chose »). On peut d'ailleurs rapproche ce texte du Phédon de République V, 476c9, où Socrate, dans une discussion portant justement sur auto kalon (« "beau" lui-même ») où il fait la distinction entre ceux qui savent reconnaître les belles choses, mais pas « [la] beauté elle-même » (auto kallos ; sur le remplacement ici de l'adjectif kalos (« beau ») par le nom kallos (« beauté »), voir la note 51 à ma traduction de cette section), et ceux qui sont capables de faire cette distinction, décrit un membre de cette seconde catégorie comme ho hègoumenos ti auto kalon (« celui qui considère "beau" lui-même comme quelque chose »), formule dans laquelle ti (« quelque chose ») joue le même rôle d'attribut qu'ici, non pas du verbe einai (« être »), mais du complément d'objet direct auto kalon (« "beau" lui-même ») du verbe hegeisthai (« croire, penser, regarder comme... », que j'ai traduit ici par « considérer comme »).
On me dira que ce mot, ti (« quelque chose »), ne nous apprend rien puisqu'il s'agit d'un pronom indéfini, mais c'est faux ! Il ne nous apprend en effet pas grand chose, en fait une seule chose, mais qui est fondamentale, c'est que ce n'est pas « rien » ! Si l'on en reste là en effet, on ne sait pas ce que c'est, mais on sait au moins une chose que ça n'est pas, à savoir, « rien » (sur cette opposition entre ti (« quelque chose ») et ouden (« rien »), on pourra se reporter à République V, 476e6-477a1, où, dans un contexte très voisin où il est justement aussi question de la différence entre les belles choses et « le beau lui-même » (auto to kalon ; 476b6-7, 10), Socrate demande à Glaucon si « celui qui cherche à connaître cherche à connaître quelque chose (ti) ou rien (ouden) », et plus précisément quelque chose (ti) « étant (on) ou n'étant pas (ouk on) », pour se voir répondre par lui : « comment pourrait-on chercher à connaître quelque chose (ti) n'étant pas (mè on) ?! »). En d'autres termes, cela nous dit que le mot « beau » (ou « bon », ou « grand », ou n'importe quel autre mot) n'est pas qu'un mot ne renvoyant à rien, mais renvoie bien à « quelque chose » (ti) qui n'est pas lui en tant que mot. Et si l'on revient à son emploi en République V, 476c9 en prenant en compte le contexte, faire la distinction entre ceux qui savent reconnaître les belles choses, mais pas « [la] beauté elle-même » et ceux qui sont capables de faire cette distinction et de « consid[érer] "beau" lui-même comme quelque chose » (hègoumenos ti auto kalon), et donc comme quelque chose de distinct « [d]es [choses] y participant (ta ekeinou metechonta, 476d1-2 ; sur l'emploi dans ce contexte du verbe metechein (« participer »), qu'on va bientôt retrouver ici dans la bouche de Socrate (cf. 100c5), on se reportera à la note 67 ci-dessous), il en résulte que ce quelque chose, auto kalon, « "beau" lui-même », n'est aucune des belles choses, en d'autres termes, que le beau lui-même n'est pas beau, c'est-à-dire ne participe pas à lui-même, puisque justement tout le problème, que n'arrivent pas à résoudre la plupart des gens, est de le distinguer des belles choses ! Il est « beau » en tant que tel (kath' hauto), distinct de toutes les belles choses. Ce « quelque chose » (ti) qu'il est est d'un autre ordre que tout ce qu'il peut servir à qualifier et il n'est même pas quelque chose comme un « modèle » que pourraient tenter de copier / reproduire / imiter tant bien que mal toutes les belles « choses » auxquells il « participe », car, si c'était le cas, c'est qu'il serait lui aussi une « belle chose », seulement plus belle que toutes les autres. Mais comment, si c'était le cas, ce beau unique pourrait-il servir de modèle à la fois à des peintures, à des sculptures, à des discours, à des personnes, à des actions, à des lois, bref à tout ce qui peut être qualifié de « beau » ?... C'est pourquoi les traductions qui parlent de « quelque chose de beau » (Cousin, Chambry, Piettre) sont fautives. Mais celles qui parlent d'un beau (avec (Robin Pléiade, Vicaire) ou sans (Robin Budé, Dixsaut) majuscule), le sont aussi dans la mesure ou l'utilisation de l'article indéfini « un » suggère que ce dont on parle est « un » des éléments d'un ensemble de « choses » justiciable du nom « beau ». Or Socrate ne parle pas d'UN beau, mais de « beau même en tant que tel » (kalon auto kath' hauto), expression dans laquelle il aurait sans doute mis kalon (« beau ») entre guillemets si ce signe de ponctuation avait existé de son temps (sauf à donner au ti qui précède le rôle d'un article indéfini, ce qui n'est plus possible si on le considère comme attribut, donc constituant un groupe disitinct de kalon auto kath' hauto (« beau même en tant que tel »)). Ce qui est en cause ici, c'est ce à quoi renvoie le mot « beau » indépendamment de tout ce à quoi on l'applique. Et cette question se pose non seulement à propos de noms comme « beau », « bon », « grand », qu'il mentionne explicitement ici, mais pour « tout le reste » (talla panta), car quand je dis « Alcibiade est un homme », le problème est le même que quand je dis « Alcibiade est beau » : « homme » n'est pas plus Alcibiade que ne l'est « beau », mais « quelque chose » (ti) qu'on peut mettre en rapport avec Alcibiade dans un logos. Ce qui est en jeu ici, c'est bien la question de savoir à quoi renvoient les mots, tous les mots, en tant qu'ils ne sont jamais les « réalités », abstraites ou concrètes, à quoi on les applique, mais qu'ils renvoient pourtant à « quelque chose » (ti), à un « étant » (on), condition préalable pour qu'on puisse chercher à les connaître (cf. République V, 476e6-477a1 évoqué plus haut dans cette note) et à connaître ce à quoi on les applique. En d'autres termes, le problème qu'a en tête le Socrate de Platon ici n'est pas un problème « ontologique », un problème d'« existence » ou de non « existence », d'« être » ou de « non être », mais un problème que je qualifierais, par mimétisme avec « ontologique », de « logologique », un logos relatif au logos : à quoi renvoient les mots par lesquels nous, êtres humains (anthrôpoi) qui nous distinguons de tous les autres animaux justement par ce logos, essayons de comprendre le monde qui nous entoure ? Et lorsque Socrate dit qu'il a entrepris « en ayant recours aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants », c'est cela qu'il veut dire : plutôt que d'essayer de comprendre les étants à partir des seules impressions sensibles, qui ne nous « disent » rien par elles-mêmes, mais s'imposent à nos sens à l'état brut dans un flux en perpétuel mouvement, alors que cette compréhension ne peut prendre que la forme de logoi, simplement pensés ou exprimés par des sons ou des graphismes, et que la « vérité » n'est une propriété que de logoi (un « étant » n'est pas vrai ou faux, il « est » (ci ou ça) ; seul un logos, qui énonce des relations entre « étants », la seule chose à laquelle le logos nous donne accès, peut être vrai ou faux), Socrate veut commencer par comprendre comment fonctionne le logos et comment il peut nous donner accès à la vérité, pour ensuite y chercher cette vérité (alètheia), ce « dévoilement » (sens premier d'alètheia), qui dépasse la simple perception à laquelle se limitent les sens, pous accéder à la compréhension, à l'intelligence rendue possible par le noûs dont nous sommes dotés et le logos auquel il nous donne accès.
Mais il faut bien noter que le fait qu'il essaye d'en parler, qu'il admette, à propos de « beau » ou de n'importe quoi d'autre, que c'est « quelque chose » (ti), et qu'on peut donc chercher à le connaître, ne veut pas dire qu'il « sait » ce que c'est. De toutes façons, comme je l'ai déjà dit, le logos ne nous permet pas de connaître les étants eux-mêmes, sur lesquels un simple nom, associé à ce qu'il sert à désigner par pure convention, ne nous apprend rien, mais seulement les relations qu'entretiennent ces étants entre eux. On ne sait peut-être pas ce qu'est « beau même en tant que tel », mais en admettant que c'est « quelque chose » (ti), on admet qu'on peut chercher à le connaître par le biais de logoi, à travers les relations que ça entretient avec autre chose, et surtout qu'on ne peut pas dire n'importe quoi à son sujet en le prétendant vrai ! Si c'est « quelque chose » qui n'est pas un simple mot, une pure création de notre esprit, c'est ce que c'est indépendamment de ce que chacun en pense et dit, et il convient à chacun de chercher ce qui est vai ou faux à son sujet. La cible objective d'une telle recherche pour l'esprit humain est ce que le Socrate de Platon appelle idea. Mais l'idea de quoi que ce soit n'est pas ce dont elle est l'idea lui-même en tant que tel (auto kath' hauto), mais ce qui en est compréhensible à l'esprit humaine en tant que tel (c'est-à-dire à un esprit humain supposé parfait, et non pas à l'esprit de telle ou telle personne avec ses limites spécifiques, différentes d'une personne à une autre) par le moyen du logos, avec son pouvoir (dunamis), qui se manifeste dans le dialegesthai (son utilisation dans le dialogue ; cf. République VI, 511b4), et ses limites, qui expliquent pourquoi l'idea n'est pas le « ça même en tant que tel » (auto kath' hauto) de ce dont elle n'est que l'idea. Quant au moyen d'essayer d'appréhender ces ideai (qui sont représentées dans l'allégorie de la caverne par les astres du ciel pour rendre sensible la distance qui nous en sépare tous), c'est de se les représenter, à partir de l'expérience de chacun, par le biais d'eidè, que chacun se pose (tithestai, moyen ; cf. République X, 596b7) et ajuste tout au long de sa vie pour donner sens aux mots qu'il emploie, et qui prennent la forme d'un tissus de relations que celui qui les pose suppose entre ces eidè associés aux mots qu'il emploie (cf. Sophiste, 259e5-6 : « [c'est] au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous » (dia tèn allèllôn tôn eidôn sumplokèn ho logos gegonen hèmin)). Mais pour pouvoir parler d'eidè et/ou d'ideai, il faut commencer par s'intéresser au logos et comprendre le rôle qu'ils y jouent. Bref, il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs comme le font tous ceux qui veulent spécialiser le sens de logous en 99e5 (cf. note 52), voire, à l'exemple de Robin pour Budé, le traduire par « idées ». C'est bien du logos en tant qu'outil faisant de nous des êtres humains qu'il s'agit ici, pris dans toutes ses dimensions qu'on peut résumer par la formule « propos, paroles, discours... potentiellement porteurs de sens et de ce fait donnant accès à la raison et à l'intelligence ».
C'est pour n'avoir pas compris cela, pour n'avoir pas compris que l'idea de quoi que ce soit n'est pas une instance de ce dont elle est l'idea et n'est désignée par le même nom que par commodité, que l'idea du beau n'est pas plus belle que l'idea de grandeur n'est grande ou l'idea de lit sur laquelle fixe son regard l'artisan qui veut fabriquer un lit n'est un lit sur lequel on peut dormir (cf. République X, 596a5, sq.), que le Parménide mis en scène par Platon dans le dialogue qui porte son nom se fourvoie en utilisant de manière non pertinente l'argument dit « du troisième homme » à propos de la grandeur (justement mentionnée ici par Socrate à la suite de « beau ») pour tenter de montre à un Socrate adolescent que l'hypothèse des eidè / ideai (pour lui, c'est la même chose), conduit à une régression à l'infini (sur cet argument, son mauvais usage par Parménide et son bon usage par Socrate dans la discussion sur les différentes sortes de lits de la République, voir la page de ce site intitulée L'argument du troisième homme). (<==)

(64) « Il [en] est ainsi » traduit le grec einai tauta (mot à mot « être ces [choses] »). De manière cohérente avec leur traduction des lignes qui précèdent (voir note précédente), les traducteurs que j'ai consultés veulent donner un sens existentiel à ces mots en considérant tauta comme sujet de einai employé sans attribut et, pour certains, en explicitant leur manière de comprendre ce à quoi, pour eux, ce pronom renvoie (Cousin : « ces choses en soi existent » ; Robin (Budé) : « (si tu m'accordes) l'existence de ces choses » ; Robin (Pléïade) : « (si tu m'accordes) leur existence » ; Chambry : « ces choses en soi existent » ; Vicaire : « ces choses existent » ; Dixsaut : « ils existent » ; Piettre : « (si... tu m'accordes) l'existence de ces réalités »), alors qu'esti tauta (ici avec le verbe à l'infinitif dans une proposition relative) est une expression impersonnelle tout ce qu'il y a de plus banale signifiant « c'est ça / c'est ainsi  », dans laquelle le sujet d'esti est implicite et tauta, neutre pluriel du pronom démonstratif outos, est utilisé de manière quasi adverbiale. Et si l'on veut expliciter ce que Socrate demande à Glaucon d'admettre, c'est que tous les mots (adjectifs, noms communs, nom propres, verbes) renvoient à quelque chose (ti) qui n'est pas le mot lui-même, qui n'est aucun des étants auxquels on l'associe dans des logoi, mais qui n'est pas rien pour autant, un « quelque chose » (ti) qui n'est lié ni au temps, ni à l'espace, condition préalable pour que justement on puisse l'associer à plusieurs étants situés dans des lieux différents à des moments différents, ou, dans le cas de noms propres, à un même étant dans des lieux et/ou à des moments différents, donc suscitant en nous des impressions sensibles différentes. (<==)

(65) Pour respecter l'ordre des mots en grec, il faudrait traduire « te montrer la cause et te faire voir que l''âme [est] immortelle », dans lequel « que l''âme [est] immortelle » (hôs athanaton hè psuchè) est complément des deux verbes qui précèdent. Socrate respecte ainsi l'ordre des étapes du raisonnement : c'est le fait de mettre en évidence (deiknunai) la cause qui pemet de mettre au jour (aneuriskein) le caractère immortel de l'âme. (<==)

(66) « Le beau lui-même » traduit le grec auto to kalon, forme simplifiée de kalon auto kath' hauto (« beau même en tant que tel »), qui désigne la même chose. (<==)

(67) « Il participe à ce beau » traduit le grec metechei ekeinou tou kalou, dans lequel ekeinou (génitif d'ekeinos, « celui-ci ») renvoie à auto to kalon (« le beau lui-même »). Metechei est la troisième personne du singulier du présent de l'indicatif actif du verbe metechein, formé par adjonction du préfixe meta- (« avec ») au verbe echein, « porter, tenir, posséder, avoir », et qui veut dire « partager, avoir part à, participer à ». Le Socrate de Platon utilise ce verbe pour parler de la relation entre un « ça même » (auto) et ce à quoi on applique le nom associé à ce « ça même », par exemple ici « beau » (kalon) dans le cas de « beau lui-même » (auto to kalon). La première apparition de ce verbe en ce sens* se trouve dans un autre dialogue où nous est raconté par Socrate un épisode de son « éducation » (réel ou inventé ; sur cette question de l'historicité du Banquet, voir la section Platon et l'histoire - exemple du Banquet de la page de ce site intitulée Les Socrates de Platon), le discours qu'il prononce dans le Banquet relatant ses entretiens avec Diotime et sa formation par elle aux « choses de l'amour » (ta erôtika), en Banquet, 211b2, là déjà à propos du beau, lorsque Diotime décrit le terme de l'ascension dialectique qui conduit de l'amour des belles « choses » à la contemplation du beau lui-même : « qui en effet aura été éduqué jusqu'à ce point aux choses de l'amour (pros ta erôtika), contemplant dans l'ordre et correctement les belles [choses] pour aller à partir de là vers le terme des choses de l'amour, remarquera tout à coup un certain beau d'une nature étonnante, cela même, Socrate, justement en vue de quoi étaient [supportées] toutes les peines antérieures, en premier lieu toujours étant et ni devenant / naissant, ni périssant, ni s'accroissant, ni dépérissant, ensuite pas par ici beau, par là laid, ni tantôt [beau], tantôt pas, ni d'un certain point de vue beau, d'un autre laid, ni ici beau, là laid, comme étant beau pour certains, laid pour d'autres, et d'autre part il ne lui apparaîtra pas, ce beau, comme un certain visage ni [comme] des mains, ni [comme] rien d'autre des [choses] auxquelles « corps » participe (metechei), ni [comme] un certain logos, ni [comme] un certain savoir, ni n'étant d'une quelconque manière en quelque chose d'autre, comme dans un animal, ou sur terre ou dans le ciel, ou dans quelque chose d'autre, mais ça même en tant que tel en soi-même (auto kath' hauto meth' hautou), étant toujours d'une seule sorte (monoeides), toutes les autres belles [choses] participant (metechonta) à lui d'une manière telle que, les autres devenant / naissant et périssant, lui ne devient jamais plus ou moins et ne subit jamais rien » (hos gar an mechri entautha pros ta erôtika paidagôgèthèi, theômenos ephexès te kai orthôs ta kala, pros telos èdè iôn tôn erôtikôn exaiphnès katopsetai ti thaumaston tèn phusin kalon, touto ekeino, Ô Sôkrates, hou dè heneken kai hoi emprosthen pantes ponoi èsan, prôton men aei on kai oute gignomenon oute apollumenon, oute auxanomenon oute phthinon, epeita ou tèi men kalon, tèi d' aischron, oude tote men, tote de ou, oude pros men to kalon, pros de to aischron, oud' entha men kalon, entha de aischron, hôs tisi men on kalon, tisi de aischron: oud' au phantasthèsetai autôi to kalon hoion prosôpon ti oude cheires oude allo ouden hôn sôma metechei, oude tis logos oude tis epistèmè, oude pou on en heterôi tini, hoion en zôiôi è en gèi è en ouranôi è en tôi allôi, all' auto kath' hauto meth' hautou monoeides aei on, ta de alla panta kala ekeinou metechonta tropon tina toiouton, hoion gignomenôn te tôn allôn kai apollumenôn mèden ekeino mète ti pleon mète elatton gignesthai mède paschein mèden ; Banquet, 210e2-211b5). On retrouve ce même verbe, toujours dans un contexte où l'exemple pris est le beau, en République V, 476c9-d3, déjà mentionné dans la note 63, où Socrate évoque « celui qui considère "beau" lui-même comme quelque chose et [est] capable de voir parfaitement aussi bien ça-même que les [choses] y participant, et qui ne considère, ni les [choses y] participant comme ça-même, ni ça-même comme les [choses y] participant » (ho hègoumenos te ti auto kalon  kai dunamenos kathoran kai auto kai ta ekeinou metechonta, kai oute ta metechonta auto oute auto ta metechonta hègoumenos).
Dans la longue phrase du Banquet que j'ai citée en totalité car c'est sans doute la plus longue description dans l'ensemble des dialogues de ce que le Socrate de Platon entend par un «  ça même en tant que tel en soi-même » (auto kath' hauto meth' hautou), décrit dans ce dialogue par une formule encore plus développée que celle qu'il utilise dans la discussion ici traduite, avec l'ajout de meth' hautou (mot à mot « au milieu de soi-même »), ce n'est sans doute pas un hasard si Socrate, avant d'utiliser le verbe metechein à propos des belles « choses » qui « participent » (metechonta) au beau, l'utilise à propos du corps (sôma) lorsqu'il dit que le beau lui-même n'apparaîtra pas à qui le contemple « comme un certain visage ni des mains, ni rien d'autre des [choses] auxquelles "corps" participe (metechei) » (hoion prosôpon ti oude cheires oude allo ouden hôn sôma metechei), en renversant complètement la perspective que l'on attendrait, qui fait d'un visage ou d'une paire de mains une partie du corps, alors que Diotime parle ici de choses auxquelles "corps" participe, sans article devant sôma (« corps »), nominatif, qui est bien le sujet de metechei (« participe »), qui attend un complément au génitif (que ne peut donc être sôma lu comme un accusatif) anticipé dans le relatif hôn « des [choses] auxquelles », génitif neutre pluriel. Elle semble donc suggérer que c'est bien sôma (« corps ») qui participe à tout ce qu'on considère comme un « corps » et non des choses comme « visage » ou « main » qui « participent » (en tant que parties), au « corps (humain) » dont elles sont des parties. Pour comprendre ce qu'elle cherche à faire comprendre ici, ou plutôt ce que Platon cherche à faire comprendre à travers les propos qu'il lui prête, il faut avoir présent à l'esprit la multiplicité des sens de sôma. Sôma a en grec un registre de sens très ouvert, allant de « corps » d'un être vivant à « corps » de n'importe quel étant matériel, vivant ou pas, c'est-à-dire la composante matérielle de quoi que ce soit qui possède cette nature : le Bailly donne comme un des sens de ce mot « matière, objet tangible », comme on pourrait parler en français des « corps célestes » pour parler des astres, ou, en physique, de la loi de la chute des « corps » pour faire référence à la loi qui régit le mouvement libre de n'importe quel objet matériel. La référence au visage et aux mains dans la première partie de ce membre de phrase oriente la pensée vers une compréhension de sôma comme désignant le corps humain, dont le visage et les mains sont des « parties », et, dans cette perspective, on aurait tendance à penser que ce ce sont le visage et les mains qui « participent » au corps, pas le corps qui « participe » au visage et aux mains. Et pourtant, c'est bien cela que dit Diotime. C'est donc qu'elle emploi sôma (« corps ») dans un autre sens que celui de « corps humain » et metechein dans un autre sens que « participer » compris comme signifiant « être une partie de ». Et de fait, si l'on replace ce membre de phrase dans le contexte de la phrase dans son ensemble, ce qu'elle veut dire ici, c'est que le beau lui-même n'est pas quelque chose d'ordre corporel / matériel, et que donc elle utilise sôma dans son sens le plus général, désignant tout ce qui est d'ordre matériel par opposition à ce qui est purement intelligible, comme c'est le cas pour le beau lui-même, qui n'est effectivement aucune réalité corporelle particulière (un visage dans l'exemple qu'elle prend ici, par exemple le visage de l'être aimé, ou, selon la première réponse que donne Hippias à la question de Socrate : « c'est quoi le beau » (ti esti to kalon), une belle jeune fille (Hippias Majeur, 287e4)) et plus généralement, que la notion même de corps (sôma), dans le sens le plus général qu'on peut donner à ce mot, n'est pas pertinente à son sujet.
Et elle le fait d'une manière qui devrait nous amener à réfléchir sur la différence qu'il y a entre « faire partie de » et « participer à ». Les deux exemples qu'elle prend, un visage particulier (prosôpon ti) ou des mains (particulières) sont effectivement des choses corporelles que l'on considère comme des parties du corps d'une personne, mais ce n'est pas d'abord pour cela qu'ils ont été chosis par elle (ou plutôt par Platon qui tient la plume), mais parce qu'ils sont les deux « parties » du corps humain qui sont le plus capables de « parler », d'être porteuse de sens, non pas par des mots (le visage n'est pas la bouche seule, et encore moins les mots qu'elle peut proférer), mais par des mimiques, des expressions, dans le cas du visage (un des sens de prosôpon est « masque de théâtre », cet accessoire que les acteurs du théâtre classique grec mettaient sur leur visage et qui symbolisait pour les spectateurs l'expression dominante qui caractérisait le personnage qui le portait dans la pièce représentée), des gestes dans le cas des mains (on dit de certaines personnes qu'elles « parlent avec les mains »). En fait, les termes de « visage » (prosopon) et de « mains » (cheires) ne sont pas tant des concepts anatomiques que des concepts qu'on pourrait qualifier de « psychologiques » : au plan de l'anatomie, il est impossible de définir avec précision où commence et où finit un visage ou une main comme on peut le faire par exemple pour les os du squelette, car ces mots, qui d'ailleurs désignent des ensembles eux-mêmes faits de partie (un nez, une bouche, deux yeux, deux oreilles pour un visage ; des doigts pour la main), n'ont pas été inventés pour répondre à une description anatomique du corps, mais par rapport à des fonctions que jouent ce qu'ils désignent par rapport aux hommes : les mains sont les « parties » du corps humain qui sont capables de préhension et de gestes porteurs de sens, et le visage est la « partie » du corps la plus apte à manifester des sentiments et des états de l'âme (peur, surprise, admiration, colère, etc.). Or, il est impossible d'arriver à cette compréhension du visage ou des mains en se contentant de les considérer comme des parties du corps (humain), dans la mesure où elle fait intervenir une notion d'intelligibilité qui n'est pas de l'ordre du corporel. Une compréhension de ces termes doit admettre que leur dimension « corporelle » n'est qu'une partie de ce qu'ils désignent et qu'ils renvoient aussi à des caractéristiques qui ne sont pas d'ordre corporel, mais de l'ordre de l'intelligible. Considérer un visage, ou deux mains, comme une partie du corps humain, c'est s'enfermer dans une vision exclusivement matérialiste et anatomique du visage et des mains et s'interdire de les envisager comme pouvant être aussi porteurs de sens en tant que tels et donc être aussi d'ordre intelligible. Considérer que c'est la notion de « corps / corporel » (sôma) qui « participe » (metechei) à leur compréhension et qui n'en dévole qu'une partie, c'est laisser la porte ouverte à une appréhension plus globale de ce qu'ils sont et de ce à quoi ils peuvent « participer » comme par exemple à l'expression de sentiments et à des formes non vocales de « langage ».
Bref, par cette sorte de « provocation » qui renverse notre manière habituelle de penser, Platon, avant d'utiliser le verbe metechein à propos de la relation entre le beau et les belles choses, nous invite à comprendre ce verbe de manière beaucoup plus large que dans le sens de « faire partie de » : le beau n'est pas la collection de toutes les belles choses. Et quand il dit que le beau lui-même « n'[est] d'une quelconque manière en quelque chose d'autre (oude pou on en heterôi tini), il nous invite à comprendre metechein dans un sens qui implique une relation entre deux « participants » distincts l'un de l'autre et qui restent chacun ce qu'ils sont malgré cette « participation » : le beau lui-même n'est pas plus dans les belles choses que les belles chose ne sont des parties du beau. Et par ailleurs, cette relation est asymétrique et met en relation un ou des participants (dans notre cas les beaux objets) et un participé (dans notre cas, le beau lui-même), et si, dans certains cas, on peut intervertir ces deux rôles en faisant du participant (par exemple le corps dans la phrase du Banquet citée plus haut) le participé et vice-versa (par exemple en considérant le visage ou les mains comme participants, c'est qu'on ne parle pas de la même relation de « participation » et probablement aussi qu'on ne prend pas les mots désignant participant(s) et participé dans le même sens dans les deux cas (ainsi dans le cas de sôma dans la phrase du Banquet, si l'on fait, comme le fait Platon, de sôma le participant, c'est qu'on prend le mot dans le sens de « nature corporelle », alors que si l'on fait de ce mot le « participé » en parlant par exemple du visage comme « participant » au sôma, c'est qu'on prend le mot dans le sens restreint de « corps humain »).
Tout cela, Platon ne le fait pas dire explicitement par Diotime citée par son Socrate, mais se contente de lui faire semer des indices, en lui faisant en particulier utiliser une formulation insolite qui fait de « corps » un « participant » au moment même où elle prend l'exemple de « parties » du corps (humain), à charge pour le lecteur interpelé par cette formulation insolite de chercher à comprendre ce qu'a voulu dire Platon. Mais comment suivre la piste ouverte par Platon si les traducteurs effacent tous ces indices, faute de les avoir perçus, et lui font dire ce qu'ils pensent qu'il aurait dû écrire plutôt que de traduire fidèlement ce qu'il a écrit lorsque cela les choque ?!... Aucun des traducteurs que j'ai consultés ne traduit par le même verbe des deux occurences de metechein : si tous le traduisent par « participer » lorsqu'il est question du rapport des belles choses au beau, aucun n'utilise ce verbe lorsqu'il est employé par Platon à propos de « corps » (sôma). Et leur infidélité ne s'arrête pas là, car aucun ne fait de « corps » se sujet du verbe qu'il utilise pour traduire metechein. Voici en effet comment ils traduisent oude allo ouden hôn sôma metechei (mot à mot « et_pas autre rien auxquels corps participe ») :
- Cousin (1831) : « rien de corporel » (faisant totalement disparaître ce verbe de sa traduction) ;
- Robin pour Budé : « ni avec quoi que ce soit d'autre qui appartienne à un corps » ;
- Ronin pour La Pléiade : « ni de quoi que ce soit d'autre qui soit une partie du corps » ;
- Chambry (Garnier) : « ni par une forme corporelle » (faisant, comme Cousin, totalement disparaître ce verbe de sa traduction) ;
- Brisson (GF Flammarion) : « ou comme quoi que ce soit d'autre qui ressortisse au corps ».
Or, les enjeux de ce renversement ne sont pas minces. Parler de quelque chose comme « corporel » (Cousin, Chamby), comme « appart[enant] à un corps » (Robin pour Budé), comme « [étant] une partie du corps » (Robin pour La Pléiade) ou comme « ressortiss[ant] au corps » (Brisson), c'est, comme je l'ai dit plus haut, enfermer ce dont on parle dans sa nature corporelle à l'exclusion de tout autre dimension non corporelle, alors que parler de « corps » comme participant à quelque chose, c'est considérer d'entrée de jeu la dimension corporelle de ce quelque chose comme une de ses caractéristiques parmi d'autres et cela n'exclut donc pas qu'il puisse avoir d'autres dimensions, une dimension intelligible en particulier. Et c'est là qu'il faut se souvenir de ce que j'ai dit plus haut dans cette note des deux exemples choisis par Platon, visage et mains, qui sont justement les deux parties du corps humain capable d'exprimer du « sens » autrement que par des logoi, et qui donc ont aussi une dimension « intelligible » particulièrement évidente pour tous, qui n'est pas de l'ordre de la compréhansion « scientifique » de la manière dont fonctionnent ces composants du corps humain, celle qui expliquerait la capacité de préhension des mains ou les expressions du visage par des discours sur les nerfs, les muscles, les tendons, etc., dont Socrate nous dit ce qu'il pense dans son analyse des discours d'Anaxagore : pour le paraphraser, expliquer à partir du fonctionnement des nerfs, des tendons, des articulations, etc., comment une main peut tendre l'index dans une certaine direction ne permettra jamais de comprendre ce qu'a voulu dire celui qui tend ainsi son doigt pour indiquer le chemn à suivre à son interlocuteur.
Certes, toutes les traductions citées rendent bien ce qu'a voulu dire la Diotime de Platon, à savoir que le beau lui-même n'est pas quelque chose de « corporel », mais elles privent le lecteur d'indices semés par Platon pour nous aider à comprendre ce qu'il met derrière le verbe metechein lorsqu'il l'utilise pour parler de la « participation » des ideai à ce à quoi elles participent, en particuier justement dans l'ordre corporel / matériel. (<==)

* Pour un inventaire complet des emplois du verbe metechein dans les dialogues, on pourra se reporter à la page qui lui est consacrée dans la section « vocabulaire » de ce site. (<==)

(68) « Savantes » tradit le grec sophas, accusatif féminin (comme aitias (« causes ») qui précède) pluriel de l'adjectif sophos, que, dans d'autres contextes, on peut traduire par « sage », mais qui, ici, est manifestement utilisé par Socrate de manière ironique. (<==)

(69) « Rien d'autre ne fait cela beau sinon, de ce beau, la soit présence, soit communauté, soit [quelque chose] appelé comme çi ou comme ça, car je n'insiste pas encore fortement là-dessus » traduit le grec ouk allo ti poiei auto kalon è hè ekeinou tou kalou eite parousia eite koinônia eite hopèi dè kai hopôs prosagoreuomenè, ou gar eti touto diischurizo (mot à mot : « pas autre quelque_chose fait cela beau sinon la de_celui-ci le beau soit présence, soit communauté, soit de_la_manière même et comme étant appelée, car pas encore cela j'insiste_fortement »). Le mot que j'ai mi en gras, prosagoreuomenè (« étant appelée / nommée »), est la leçon retenue par Duke et al. dans la nouvelle édition du tome I des œuvres complètes de Platon dans les OCT (1995), à la suite de Wyttenbach, et elle est attestée par un papyrus du IIème siècle. Mais les manuscrits (plus tardifs) donne des leçons faisant intervenir le verbe prosgignesthai (« survenir ») sous diverses formes (prosgenomenè, prosgignomenè, prosgignomenou, prosgenomenou, selon les manuscrits). Toutes les traductions que j'ai consultées retiennent l'une ou l'autre des formes du verbe prosgignesthai (« survenir ») et torturent ce membre de phrase pour lui trouver un sens qui leur convienne :
- Cousin : « rien ne la rend belle que la présence ou la communication de la beauté première, de quelque manière que cette communication se fasse ; car là-dessus je n'affirme rien » ;
- Robin (Budé) : « la beauté de cette chose n'est produite par rien d'autre sinon, ou par la présence du Beau en question, ou encore une communication, soit enfin par tels voies et moyens que comporte cette corélation. Sur ce dernier point en effet je ne prends point jusqu'à présent fermement parti » ;
- Robin (Pléïade) : « rien d'autre ne fait belle ladite chose, que, en elle, la présence du Beau en question, ou bien encore une communication de celui-ci, quelles que soient d'ailleurs le moyen et le mode de cette relation; s'il y là en effet un point sur lequel je ne veux, à toute force, rien décider encore... » ;
- Chambry : «  rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie et moyen par lequel cette beauté s'y ajoute; car sur cette communication je n'affirme plus rien de positif » ;
- Vicaire : « rien d'autre ne rend cette chose belle que la présence ou la communication de cette Beauté-là, quels que soient les moyens et les conditions de cette relation. Là, en effet, je ne veux plus prendre position sur le détail » ;
- Dixsaut : « rien d'autre ne rend cette chose belle sinon le beau, qu'il y ait de sa part présence, ou communauté, ou encore qu'il survienne — peu importe par quelles voies et de quelle manière, car je ne suis pas encore en état d'en décider », avec une très longue note sur «  qu'il survienne — peu importe par quelles voies et de quelle manière », dans laquelle elle signale différentes leçons pour le verbe prosgignesthai (« survenir ») : prosgenomenè, féminin qu'elle suppose devoir s'accorder avec parousia (« présence ») et/ou koinônia (« communauté »), tous deux féminins, et prosgignomenou, génitif qu'elle suppose devoir s'accorder avec ekeinou tou kalou (« de ce beau »), génitif aussi, mais pas la leçon proagoreuomenè (« étant appelée »), et elle opte pour la leçon prosgignomenou, choix qu'elle cherche à justifier dans la suite de la note ;
- Piettre : « rien d'autre ne la rend belle que ce beau en soi : il peut se rendre présent, ou se communiquer, ou peu importe les voies et les moyens de cette survenue — je n'ai pas encore d'idée arrêtée là-dessus ».
Le texte grec de Platon, si l'on se place au strict plan grammatical, ne laisse pourtant aucune doute sur le fait que l'auteur liste trois options pour désigner le « lien / rapport / relation /... » (c'est précisément le problème que de lui trouver un nom !) qui s'établit entre « ce beau » (ekeinou tou kalou) et n'importe quelle belle « chose », séparées par trois eite (« soit..., soit..., soit... »), et que l'organisation des mots place ces trois options sous l'unique article qui les introduit, (« la ») et enclave leur complément de nom commun ekeinou tou kalou (« de ce beau ») entre lui et leur énumération (eite..., eite..., eite...), organisation usuelle en grec (enclavement du complément de nom entre l'article et le nom qu'il complémente, comme par exemple hè tou agathou idea, mot à mot « la du bon idea », c'est-à-dire « l'idea du bon » (République VI, 505a2,...)), que j'ai essayé de conserver dans ma traduction autant que me le permettait le français pour rester compréhensible. Et cette organisation explique pourquoi le participe prosagoreuomenè (« étant appelée ») est au féminin, puisqu'il est associé, comme les deux mots féminins le précédant, parousia (« présence ») et koinônia (« communauté »), au (« la », féminin) initial. Toute la question est alors de savoir comment traduire le groupe de mots hopèi dè kai hopôs prosagoreuomenè qui constitue la troisième option, dans lequel hopèi et hopôs sont deux adverbes de sens voisin, le premier pouvant être soit un adverbe de lieu (« où, par où »), soit un adverbe de manière (« de manière que »), et le second un adverbe relatif (« comme, comment »), les deux s'utilisant souvent ensemble, comme ici, pour se renforcer l'un l'autre. Pour comprendre ces mots, il faut voir ce qu'essaye de faire Platon. Il essaye de donner un nom à ce qui..., ce qui quoi, justement, c'est tout le problème ! Disons provisoirement, ce qui se passe entre le beau et les belles choses. Son problème est fondamentalement un problème de vocabulaire : il est en train de parler de choses très abstraites pour lesquelles il doit créer un vocabulaire à l'aide de mots préexistants dont aucun des multiples sens n'est parfaitement adapté à ce qu'il a en tête. Il lui faut donc trouver un moyen de contourner cette difficulté, et sa manière de faire dans ces cas là est toujours la même : plutôt que de choisir arbitrairement un des mots préexistants qu'il a à sa disposition et d'en faire un terme « technique » dont il cherchera ensuite à figer le sens nouveau (comme le fera Aristote), il préfère au contraire varier son vocabulaire et multiplier les mots qu'il va utiliser pour essayer de faire émerger à l'intersection des sens voisins de ces différents mots, en abordant le problème sous différents angles avec des mots différents, le sens nouveau qu'il a an tête, sans le lier à aucun mot préexistant en particulier, justement pour que les auditeurs et lecteurs soient contraint de chercher à retrouver le sens au-delà des mots multiples employés. Car, pour lui, le sens n'est pas dans les mots, mais dans les tissus de relations que les logoi introduisent entre ces mots. Quand on a compris cela, le choix de la leçon prosagoreuomenè (« étant appelée ») devient évident et le sens de la formule, sans chercher à la traduire littéralement, est quelque chose comme « peu importe le nom qu'on lui donne », quelque chose comme l'expression « you name it » en anglais, souvent utilisée pour terminer une énumération de manière aussi ouverte que possible (une traduction de ces mots en anglais serait alors « either presence or association or you name it with this beautiful ». Il est d'ailleurs amusant de voir comment, face à un problème de vocabulaire que rencontre Platon en grec, les traducteurs, confrontés à ce problème redoublé, puisqu'il faut traduire en français des mots grecs de sens voisin dont justement Platon n'est pas pleinement satisfait et qui ont chacun plusieurs traductions possibles en français, et donc choisir pour chacun de ces mots entre plusieurs traductions possibles, n'hésitent pas à dépasser Platon dans les variations de vocabulaire au moment même où ils croient contribuer à fixer un vocabulaire « technique », par exemple avec le verbe « participer » (metechein), que justement Platon se garde bien d'utiliser ici, alors qu'il vient de l'utiliser pour parler de la même chose dans sa réplique précédente : dans la reproduction de leurs traductions plus haut dans cette note, j'ai mis en gras, les mots qui cherchent à désigner ce « quelque chose » qui « se passe / se produit / prend place... » entre le beau et les belles choses, et l'on remarquera que plusieurs d'entre eux (Robin dans ses deux traductions, Vicaire) ajoutent, sans doute sans même s'en rendre compte, une trosième terme pour en parler, là où Platon, aidé en cela par les habitudes du grec, se contente de pronoms. Ainsi Robin pour Budé traduit parousia par « présence », koinônia par « communication, et ajoute ensuite le mot « corélation » qui ne traduit aucun mot grec mais introduit en français un troisième candidat dans sa traduction des mots par lesquels Platon dit justement que le mot choisi importe peu ! Et dans sa traduction pour La Pléiade, c'est le mot « relation » qui remplace « corélaton » comme terme ajouté, mot ajouté que l'on retrouve chez Vicaire. Bref, le Socrate de Platon n'est satisfait ni par le verbe metechein (« participer ») qu'il a utilisé juste avant mais ne reprend pas ici où, au contraire, il introduit des mots nouveaux, ni par les substantifs parousia (« présence ») ou koinônia (« action d’avoir en commun, de partager ou de participer à, communauté, action d’être commun, d’avoir un rapport, une affinité, échange de relations, communication, commerce, relations, société » selon les divers sens que donne le Bailly), qui est le mot utilisé par Socrate pour parler de ce que les traducteurs et commentateurs machistes* appellent la « communauté / mise en commun » des femmes et des enfants évoquée au livre V de la République et présentée par Socrate comme devant susciter une « deuxième vague » d'objections, et, plutôt que de faire le tour du dictionnaire et de proposer à tour de rôle tous les mots qui pourraient évoquer quelque chose de ce qu'il a en tête, dont il n'a probablement même pas une idée claire, exhaustive et définitive, commil il le dit lui-même à la fin de l'extrait cité au début de la note, et qui, de toutes façons, n'est probablement pas exprimable de manière parfaitement adéquate avec des mots humains, il préfère en rester à deux ou trois essais en précisant qu'aucun n'est parfaitement satisfaisant et que chacun est libre d'en proposer d'autres, mais que l'important n'est pas de s'attacher à un et un seul mot, mais de parvenir à comprendre autant qu'il est possible à un esprit humain ce dont il parle au-delà des mots qu'il emploie pour en parler. On est bien en plein dans une problématique de logos, et non pas d'ontologie ou d'on ne sait quoi d'autre. « Examiner dans les logoi la vérité des étants » (99e5-6), c'est en premier lieu commencer par comprendre le rapport entre les mots avec lesquels on compose les logoi et les étants auxquels ils prétendent rernvoyer, et vouloir « appréhender les faits / choses avec les yeux et les autres sens » (99e3-4) pour finir par en rendre compte à travers des logoi, seul moyen à notre dispositon pour partager cette appréhension, sans avoir fait ce travail préliminaire, ouvre la porte à tous les sophismes et à toutes les incompréhensions. (<==)

* Parler de « communauté des femmes » est une vision de mâles qui pensent qu'ils vont pouvoir coucher avec plusieurs femmes. Mais ce n'est pas ce dont parle Platon. Il propose purement et simplement (en étant parfaitement conscient du caractère provocateur de sa proposition, qu'il ne retient pas dans les Lois) d'abolir le mariage qui faisait de son temps en Gèce des femmes et des enfants des propriétés privées de l'homme « chef » de famille pour remplacer cela par une « communauté » formant une unique grande « famille » dans laquelle toutes les personne d'une même génération se considéreront comme « frères » et « sœurs » et considéreront les personnes de la génération précédente comme leurs « pères » et « mères » sans plus de référence aux relations « biologiques ». C'est tout autant une mise en commun des hommes pour les femmes qu'une mise en commun des femmes pour les hommes si l'on veut se placer sur le seul plan des relations sexuelles, qui n'est justement pas celui qui intéresser Platon, puisqu'il envisage ensuite une régulation des « accouplements » (tout aussi provocatrice que cette « mise en commun »). Et si Platon est à ce point provocateur, c'est parce qu'il veut nous faire réfléchir, non pas à partir de ce qu'on connaît parce que c'est la norme en vigueur, mais à partir de ce qui pourrait paraître à première vue « rationellement » optimal (puisque c'est ce qui se pratique dans l'élevage des animaux domestiques), pour que l'on puisse découvrir ce qui, au-delà du purement « rationel », rend ces propositions inacceptables parce que l'être humain n'est pas que raison et qu'il faut aussi prendre en considération les autres dimensions de son être, l'affectif par exemple. (<==)

(70) « Par le beau toutes les belles [choses sont / deviennent] belles » traduit le grec tôi kalôi panta ta kala kala (mot à mot « par_le beau tous les beaux (neutre pluriel) beaux (neutre pluriel) »). On retrouve cette même formule encore plus ramassée (sans le mot panta (« touts »)) à la fin de cette réplique (100e2-3), et, dans les deux cas, certains manuscrits insèrent la forme verbale gignetai (« ça devient ») entre les deux kala (« beaux »). Burnet donne le gignetaii les deux fois ; Robin le donne la première fois, pas la seconde et Duke et al. l'excluent la première fois et le donnent la seconde. Si l'on exclut le gignetai, la seconde formulation devient tôi kalôi ta kala kala (mot à mot « par_le beau les beaux beaux »), formule où l'on ne trouve que trois occurrences de l'adjectif kalos, deux fois substantivé par l'article, une première fois au singulier (kalôi, datif), une seconde au pluriel (le premier kala, nominatif), et une fois utilisé en tant qu'adjectif attribut d'un verbe sous-entendu, qui pourrait aussi bien être esti (« c'est ») que gignetai (« ça devient ») (l'utilisation du verbe au singulier avec un sujet au pluriel neutre (ici ta kala) est usuelle en grec, et dans ce cas l'attribut (ici le dernier kala) est au pluriel comme le sujet). Je pense pour ma part que Platon a écrit les deux fois la formule sans verbe (ta kala kala), pour la même raison qu'il utilise l'adjectif kalos (« beau ») au neutre pluriel substantivé par l'article, ce qui lui permet de ne pas avoir à donner un nom générique à ce qu'il a en tête en le qualifiant de « beaux », comme pragmata (« faits / choses ») ou onta (« étants », forme piégée s'il en est dans un tel contexte, et qui, pour lui ne dirait rien de plus que l'absence de nom, usuelle en grec). En effet, choisir un verbe, c'est déjà donner une indication sur ce qu'il ne veut justement pas qualifier par un nom : gignetai suggère en effet que c'est quelque chose qui « deveint » (par opposition justement à esti (« est »)) et donc limite les belles « choses » dont il parle à ce qui « devient », c'est-à-dire au corporel / matériel / visible / sensible, alors qu'il n'exclut pas que « beau » puisse être pertinent pour des intelligibles purs, qui ne « deviennent » donc pas (comme c'est justement le cas pour tous les eidè que l'on associe aux noms que l'on donne à ce dont on parle et pour les ideai vers lesquels ils pointent) ; et esti (« c'est ») est trop piégé dans ce contexte et risque d'être mal compris, même si, pour lui, il n'ajoute absolument rien au sens et ne servirait qu'à faire le lien entre le sujet et l'attribut, si bien qu'il n'y a pas plus de raison de l'expliciter que de qualifier les « beaux » qu'il a en vue d'onta (« étants »). (<==)

(71) « Répondre aussi bien à moi qu'à un autre » (kai emautôi apokrinasthai kai allôi) : ces propos doivent être lus en ayant en tête ce que dit l'Étranger d'Élée en Sophiste, 263e3-264b5, où il fait de l'opinion (doxa) « l'aboutissement ultime de la pensée » (dianoias apoteleutèsis) après avoir présenté la pensée (dianoia) comme « le dialogue intérieur de l'âme avec elle-même sans [qu'un] son [soit] produit », dialogue qui donne lieu à « assertion et contradiction » (phasin te kai apophasin), et donc prise de position et choix entre des options différentes sur un même sujet. Pour Socrate, qu'il s'agisse de dialoguer avec lui-même par la pensée ou avec des tiers, le discours qu'il tiendra sera le même et les réponses qu'il donnera aux questions qu'il se pose, qu'il pose à ses interlocuteurs ou que ses interlocutueurs lui posent seront toujours les mêmes tant que la réflexion ou la discussion ne lui aura pas fait remettre en cause ses opinions antérieures. En d'autres termes, il ne dialogue pas avec ses interlocuteurs dans un esprit de combat (eris, d'où dérive « éristique », le nom donné à ce mode de dialogue) où l'objectif est de faire triompher, non pas ses opinions, mais ses arguments face à ceux des interlocuteurs, quitte à dire n'importe quoi pour avoir « raison », au moins en apparence, comme le font Euthydème et Dionysodore dans l'Euthydème (le dialogue qui occupe dans la cinquième tétralogie la même place que le Sophiste dans la sixième, dialogue central de la trilogie, et présente donc l'apparence de ce dont le Sophiste présente la réalité, la pratique du logos porteur de sens dans la conversation), mais pour chercher le vrai, quitte à devoir remettre en cause ses opinions antérieures, même dans une discussion à plusieurs, si le raisonnement l'exige, et les réponses qu'il fait à ses interlocuteurs sont toujours les mêmes que celles qu'il se ferait à lui-même s'il réfléchissait seul sur le même sujet, qu'elles soient le résultat de réflexions antérieures ou de la discussion et des raisonnements en cours. (<==)

(72) Socrate revient à partir d'ici sur les trois exemples qu'il avait pris au début de son récit, en 96d8-e4, la comparaison de la taille de deux personnes dont une fait une tête de plus que l'autre, le rôle de deux dans le passage de huit à dix, et le cas d'une longueur double d'une autre par la moitié d'elle-même. Le problème dans tous ces exemples est d'abord un problème linguistique : pour dire qu'une personne dépasse une autre d'une tête, on peut se contenter en grec d'un datif simple sans préposition, comme on pourrait dire en français qu'une personne est plus grande qu'une autre « par une tête », ou « de la tête », les trois mots « par une tête » étant la traduction en français d'un seul mot grec au datif et les trois mots « de la tête » de deux au datif, l'article défini au datif s'ajoutant au mot auquel il se rapporte, mais dans tous les cas le français impose un mot supplémentaire pour rendre le datif, ce mot étant le plus souvent « par ». Mais toute la question est alors de savoir, parmi la multiplicité des sens possibles du datif, en quel sens ce datif doit se comprendre et s'il faut ou pas lui donner un sens causal. Dans les répliques qui vont suivre, Socrate va faire la distinction entre sens causal et sens non causal du datif, selon le mot qui est au datif (dans le premier exemple « tête » ou « grandeur »), en précisant les cas où le datif a un sens causal en les reformulant en utilisant la préposition dia + accusatif (« au moyen de »). Si l'on se reporte à 96d8-e4, on verra que, là, Socrate alternait des datifs sans préposition et des formules utilisant la préposition dia, dans des cas où justement ici, il l'exclut. Pour qu'on puisse déduire de ma traduction le grec sous-jacent, j'ai, dans ces deux sections, rendu les datifs simples par « par » et les emplois de dia par « par le moyen de ». (<==)

(73) « Le plus grand qu'un autre est toujours plus grand par rien d'autre que la grandeur et par le moyen de cela plus grand : par le moyen de la grandeur ; et le plus petit, plus petit par rien d'autre que la petitesse, et par le moyen de cela plus petit : plus petit par le moyen de la petitesse » : comme indiqué dans la note précédente, l'apparente redondance de ces formulations (« par... » suivi de « par le moyen de ... ») est moins redondante en grec, où Socrate précise un simple datif (megethei, traduit par « par la grandeur » ; smikrotèti, traduit par « par la petitesse ») que le français oblige à traduire en ajoutant un « par », par une formulation rendant explicite le sens causal de ces datifs en ajoutant la préposition dia + accusatif (dia to megethos, traduit par « par le moyen de la grandeur » ; dia to smikrotèta, traduit par « par le moyen de la petitesse), qui exprime le moyen (« au moyen de »), la cause (« par le fait de, à cause de »), que j'ai rendue par « par le moyen de ». En effet, comme je le signalais dans la note précédente, en grec, le datif a un registre d'emploi beaucoup plus large que la seule expression de la causalité, et Socrate tient donc ici à mettre les points sur les i et à bien préciser en quel sens il utilise ces datifs. C'est d'ailleurs ce même datif qui était utilisé par Socrate au début de cette réplique, et déjà en 96e1, pour dire que quelqu'un était plus grand ou plus petit que quelqu'un d'autre tèi kephakèi (datif), que l'on pourrait traduire par « de la tête », mais que j'ai préféré traduire ici et en 96e1 par « par la tête » pour garder la même traduction pour les différents datifs utilisés dans cet exemple et rendre ainsi plus sensible en français le problème auquel se heurte le Socrate de Platon. Le grec ne fait pas de différence entre « plus grand par / de la tête » (datif), qui exprime l'écart de grandeur entre les deux personnes, et « plus grand par la grandeur » (datif), qui exprime la cause de la différence de taille. Un grec ne dirait pas que l'un est plus grand que l'autre dia tèn kephalèn (« par le moyen de la tête ») et de fait, en 96e1, Socrate n'utilise pas le dia, alors qu'il l'utilise dans les deux exemples suivants. (<==)

(74) Sur l'emploi de l'article au pluriel devant les noms de nombres, voir la note 19. (<==)

(75) Derrière ces trois examples apparemment anodins, mais manifestement pas choisis au hasard par Platon, se cache toute la problématique de la représentation et de la compréhension du monde qui nous entoure au moyen de mots à partir des données des sens et de sa mathématisation. Le premier exemple part de la comparaison de ce que notre esprit / intelligence (noûs), à partir des données de la vue, considère comme des entités distinctes (des personnes ou des animaux), conduisant à l'apparition des notions de « plus grand » (meizon) et « plus petit » (elatton), et donc de « grand » (mega) et de « petit » (smikron), adjectifs qui n'ont de sens que par rapport à une « norme » de taille supposée concernant ce qu'on dit « grand » ou « petit », et finalement de « grandeur » (megethos) et de « petitesse » (smikrotès), substantifs, toutes notions qui sont des abstractions verbalisées pour le besoin des hommes dans leurs échanges verbaux de caractéristiques de ce qu'ils perçoivent dont ils se sont rendu compte qu'il pouvait leur être utile de les exprimer et dont ils ont pu ainsi constater le caractère « objectif » : en présence de deux personnes côte à côte dont l'une est plus grande que l'autre, tout le monde s'accordera sur celle qui est la plus grande et celle qui est la plus petite dès lors qu'ils comprennent tous le même langage et les mots dans ce langage qui signifient « grand » et « petit ». Mais ce n'est pas tout. Dans cet exemple, la comparaison se fait sans appel à des mesures de taille, c'est-à-dire sans faire appel à des nombres, et s'exprime par référence à des parties du tout que constitue chacune des entités comparées (dans l'exemple, les entités sont des hommes ou des chevaux et les parties la tête). Et de fait, lorsqu'on compare la taille de deux personnes côte à côte, c'est au niveau de la tête que se manifeste l'écart de taille. Mais il convient de noter, en prévison de la suite de la discussion, que si les unités de mesure de taille / longueur font pour la plupart, en grec comme dans la plupart des autres langues avant qu'on introduise des systèmes de mesure plus abstraits, référence à des parties du corps (pied, coude pour la coudée, longueur de l'avant-bras jusqu'au coude, paume, doigt...), la tête n'est justement pas l'un de ces composants servant d'unité de mesure, en tout cas, pas en Grèce au temps de Platon. En d'autres termes, dans ce premier exemple, on est au niveau le plus élémentaire de comparaison de « tailles », sans introduction d'une notion d'« unité de mesure », qui suppose en préalable l'introduction des nombres, sur lesquels va justement porter le second exemple. Mais avant de passer à ce second exemple, je voudrais revenir sur ce que j'ai dit plus haut sur le fait que les hommes verbalisent les caractéristiques de ce qu'ils perçoivent dont ils se sont rendu compte qu'il pouvait leur être utile de les exprimer. Si les hommes ont développé un vocabulaire autour de la notion de taille, de grand et de petit, ce n'est pas parce que ces concepts s'imposaient à eux comme s'impose à eux la présence d'un objet ou d'une personne dans leur champ de vision, puisque « taille » n'est pas un objet visible (ce qui est « visible », ce sont les différences entre objets distincts, dont la différence concernant ce qu'on finira par appeler « taille » pour certains objets), c'est parce qu'il se sont rendu compte que ces notions pouvaient leur être utiles dans de nombreuses circonstances, mais il n'est venu à l'idée de personne de développer un vocabulaire autour de la notion de superficie du corps humain ou animal, alors que c'est quelque chose de parfaitement mesurable, même si c'est difficile, pour la simple raison qu'il n'ont pas ressenti le besoin d'un tel vocabulaire. À ce premier stade, on voit donc l'apparition d'un vocabulaire renvoyant à des notions abstraites, mais pourtant parfaitement « objectives », au gré des besoins des hommes dans leurs échanges. Avec la taille, personne ne peut mettre en doute l'« objectivité » de cette notion, ce qui n'était justement pas le cas avec le beau, dont Socrate a parlé juste avant.
Le second exemple est donc destiné à introduire succinctement (il sera repris et développé dans la suite) la notion de « nombres », indispensable pour introduire ensuite sur un exemple (la « coudée ») la notion d'« unité de mesure », qui permet d'associer un nombre à une taille par comparaison entre ce qui sert d'« unité » et ce qu'il s'agit de mesurer. À ce point, Socrate n'entre pas dans le détail de la notion abstraite que l'on peut associer à chaque nombre, sur laquelle il reviendra avec l'exemple de la « dualité » (duas), et en reste à la notion plus globale de « quantité » (plèthos), c'est-à-dire de pluralité dénombrable à laquelle on peut donc associer un nombre, qu'il s'agisse de compter une pluralité d'instances de personnes ou d'objets similaires (ou pas) ou de compter le nombres de fois où une unité de mesure est incluse dans ce qu'on veut mesurer. Tous les nombres mesurent une certaine « quantité », différente pour chacun d'eux, mais toutes ces quantités spécifiques ne sont que des instances de la notion de « quantité », impliquant dans chaque cas un nombre, que celui-ci soit effectivement déterminable (par exemple la taille d'un homme) ou pas (par exemple la superficie du corps d'un homme, le nombre de grains de sable dans un tas de sable ou le nombre de gouttes d'eau dans la mer).
Le troisième exemple montre comment on peut passer de la taille, ou plutôt de la différence de tailles, évaluée approximativement dans le premier exemple, à une mesure chiffrée par l'introduction de la notion d'« unité » de mesure en comptant combien de fois ce qui sert d'« unité » est contenu dans ce qu'il s'agit de mesurer. Et Socrate va le faire sans faire référence à un objet particulier mesuré, mais en utilisant deux adjectifs abstraits, pèchuaios (« d'une coudée (pèchus) de long ») et dipèchus (« de deux coudées de long »), qui représentent donc deux résultats possibles d'une mesure de longueur, quel que soit l'objet mesuré, mais en faisant référence à une unité de mesure dont le nom renvoie à une partie du corps humain (comme « tête » dans le premier exemple), le coude (pèchus), qui, au contraire du pied (pous), du doigt (daktulos) ou de la paume (palastè), utilisés aussi comme unités de mesure en Grèce au temps de Platon, n'intervient pas comme unité de mesure par sa taille, mais comme l'une des extrèmités de ce dont la taille sert d'unité de mesure, l'avant-bras jusqu'au coude. Bref, on est dans l'abstraction jusqu'au coude, c'est le cas de le dire !... Mais ce qu'il convient de noter à ce point, car cela a des conséquences déterminantes pour qui veut expliquer le monde à partir de nombres qui auraient des valeurs spécifiques, comme tentaient de le faire les Pythagoriciens, c'est que le nombre associé à ce qu'on mesure dépend de l'unité choisie et change donc si l'on change d'unité, et que les unités sont choisies de manière arbitraire, pour des raisons de commodité, que leur valeur n'était pas forcément rigoureusement fixée (un pied, d'accord, mais le pied de qui ? tous les pieds n'ont pas la même taille !... Une coudée, d'accord, mais où arrête-t-on l'avant-bras de l'autre côté ? à l'extrêmité de la main tendue ? à l'extrêmité du poing serré ? au poignet ?... Et là encore, même une fois ces précisions apportées, tout le monde n'a pas la même longueur d'avant-bras). Bref, on peut arriver à n'importe quel nombre comme mesure de quoi que ce soit en choisissant convenablement l'unité de mesure. La seule chose qui reste stable quelle que soit l'unité choisie, ce sont les rapports entre deux mesures faites dans la même unité. Dire qu'une poutre est deux fois plus longue qu'une autre poutre est vrai quelle que soit l'unité de longueur choisie pour les mesurer.
Le problème sous-jacent à ces trois exemples enchaînés à la suite les uns des autres est celui de savoir comment on passe de la perception d'une différence de taille, parfaitement « objective » et sur laquelle tout le monde ne peut que s'accorder, traduite par les mots « plus grand » (meizon) et « plus petit » (elatton), aux notions beaucoup plus subjectives et relatives de « grand » (megas) et de « petit » (smikron), et finalement à la notion de « grandeur » (megethos), d'abord dans le sens de « fait d'être de grande taille » (« greatness » en anglais), sens que le mot a dans le premier exemple, celui d'une personne dépassant une autre personne d'une tête, où il est opposé à « petitesse » (smikotèta), puis dans le sens de « quantité mesurable permettant de déterminer si un personne ou une chose est grande ou petite » (« magnitude » en anglais), dans le troisième exemple, où il n'est plus opposé à rien et où il s'agit simplement de comparer deux « grandeurs » représentées par des mots impliquant une « taille » (autre traduction possible de megethos) spécifique (une coudée ou deux coudées) sans qu'on sache de quoi ce serait la taille. Or, dès qu'on passe des relatifs « plus grand » (meizon) et « plus petit » (elatton), sur lesquels l'accord ne pose aucun problème, aux notions absolues de « grand » (megas) et de « petit » (smikron) envisagées indépendamment l'une de l'autre et hors contexte de comparaison, l'accord n'est plus du tout garanti, parce que ces mots implique toujours une comparaison implicite avec une « norme » de taille de la catégorie d'« objets » que l'on veut qualifier de « grand » ou de « petit ». Si l'on revient au premier exemple, il n'y a de doute pour personne sur le fait que la personne qui dépasse d'une tête la personne qui est à côté d'elle est « plus grande » que sa voisine, et sa voisine « plus petite » qu'elle. Mais cela veut-il dire que l'une est grande et l'autre petite ? Rien n'est moins sûr, car si les deux personnes sont un enfant de huit ans à côté d'un enfant de quatre ans qu'il dépasse d'une tête, tout le monde s'accordera pour dire que les deux sont « petits » par rapport à des adultes, même si certains trouveront peut-être l'un ou l'autre, ou les deux, grands ou petits « pour leur âge ». Et quand, dans le troisième exemple, Socrate oppose tout simplement une « grandeur » d'une coudée (environ 45 cm) à une « grandeur » de deux coudées (environ 90 cm) sans dire de quoi ce sont les « grandeurs », il est impossible de déterminer si la première est la mesure de quelque chose de « petit » et l'autre de quelque chose de « grand » (par exemple s'il s'agit de la hauteur d'une table de salle à manger, génralement comprises entre 70 et 75 cm), si les deux sont la mesure de petites « choses » (si par exemple il s'agit de la taille de deux personnes) ou si les deux sont la mesure de « choses » grandes, voire gigantesques (si par exemple il s'agit de la taille de deux chats). Le sens que chacun donne à « grand », et par contraste à « petit », dépend donc de ce à quoi il applique ces qualificatifs et de l'expérence antérieure qu'il a de ce genre de « choses » : quand une personne se trouve pour la première fois face à face avec un éléphanteau, sans même connaître le nom de cet animal et donc sans rien connaître des éléphants, il peut le trouver « grand » par rapport à lui, mais il ne peut savoir qu'il est en fait petit pour un éléphant.
En fait, l'arrière-plan de cette discussion, c'est la question de la manière dont nous donnons sens aux mots que nous employons. Quand Socrate a opposé le fait de « dirige[r] [s]on regard vers les faits / choses avec les yeux et les autres sens en cherchant à les appréhender » au fait, « en ayant recours aux logoi, d’examiner en eux la vérité des étants », il oppose la démarche de ceux, les plus nombreux, qui font confiance à leurs sens pour appréhender le monde sans se rendre compte qu'ils ne peuvent exprimer ce qu'ils perçoivent qu'au moyen de mots et pensent que connaître le nom des « choses », c'est connaître les « choses » dont c'est le nom, bref, qui pensent qu'en apprenant à parler, on engrange dans le colombier de son âme (cf. Théétète, 197c1, ssq.) directement des savoirs (epistèmai), comme le suggère le Socrate du Théétète (qui n'est pas le Socrate de Platon mais un Socrate dont il attribue la paternité à Euclide de Mégare, cf. la page de ce site initulée « Les Socrates de Platon »), dans l'image de l'âme-colombier, qui échoue justement à expliquer ce qu'est l'opinion fausse parce que Socrate a voulu qu'on attrape directement des connaissances dans l'enfance et non pas des mots (l'image fonctionne parfaitement si l'on suppose que les oiseaux qu'on attrape dans l'enfance sont des noms / mots, et non pas des savoirs), à une démarche consistant à prendre acte du fait que le logos est l'intermédiaire incontournable de toute connaissance, y compris de tout ce qui nous est fourni par les sens, et que donc, avant d'en parler avec des mots appris des autres, il convient de se demander comment fonctionne le logos et comment il peut nous donner accès au moyen de mots qui ne sont que des phénomènes sonores ou graphiques à ce qui n'est pas eux, mais qu'ils prétendent « représenter », en réalisant que les mots que nous apprenons des autres ne viennent pas dans le colombier de notre âme avec un « mode d'emploi » complet et exhaustif en précisant tous les sens possibles, mais que c'est par la multiplication des usages dans des contextes spécifiques que chacun « construit » et affine au fil des ans le registre de sens des mots qu'il emploie, sans garantie qu'il ne se trompe jamais. C'est ce travail d'« affinage » dont le Socrate de Platon prétend rendre compte au moyen des termes eidos et idea proprement compris, à la lumière en particulier de la discussion sur les différentes sortes de lits au livre X de la République : l'eidos répond à la question du nommage et est ce que chacun se constitue pour lui et fait évoluer tout au long de sa vie pour donner sens aux mots qu'il emploie, l'ensemble de ces eidè (« sortes, espèces, genres, familles... » de « choses » justiciables du même nom) constituant en quelque sorte son « dictionnaire » personnel en perpétuelle évolution, aussi bien du fait de l'ajout de nouveaux eidè associés à des mots nouveaux qu'il apprend que du fait de l'ajustement des eidè déjà inclus, induits par de nouveaux emplois des mots associés, par d'autres personnes dont il lit ou entend les propos, qui le conduisent à modifier, élargir ou restreindre le registre de sens qu'il donne à ces mots ; l'idea, quant à elle, répond à une problématique d'intelligibilité, et constitue la cible « objective », la même pour tous, de ce que chacun essaye d'approcher au moyen de ses eidè. Reprenons l'exemple pris par Socrate de « grand » et « petit ». Depuis sa plus tendre enfance, un enfant entend ses parents et toutes les personnes qu'il côtoie, employer les mots « grand » et « petit » et les expressions « plus grand » et « plus petit » à propos d'une multitude de « choses » (personnes, animaux et plantes compris), mais il est vite amené à constater que ces personnes disent souvent « grandes » des choses qui sont plus petites que d'autres qu'ils qualifient de « petites », par exemple en parlant qu'un « grand » lit qui est dans une « petite » chambre (qui contient pourtant le « grand » lit) ou petites des choses qui sont plus grandes que d'autres qu'ils qualifient de « grandes », par exemple en parlant d'une « petite » maison avec un « grand » portail (qui est pourtant largement plus « petit » que la maison), et aussi et surtout qu'ils peuvent qualifier la même chose en même temps de « grande » et de « petite » selon ce à quoi on la compare, comme le montre l'exemple des trois doigts pris par Socrate en République VII, 523c4-524d6 pour faire la différence entre les sensation qui ne posent pas de problèmes à l'intelligence (un doigt est un doigt quelle que soit sa taille et n'est jamais en même temps le contraire d'un doigt) et celles qui interpellent l'intelligence (le même doigt peut être dit grand et petit à la fois selon qu'on le compare à tel ou tel autre autre doigt : dans l'exemple pris par Socrate, l'annulaire est grand par rapport à l'auriculaire, mais petit par rapport au majeur) ; il en vient donc à comprendre progressivement que si « plus grand » et « plus petit » ont toujours le même sens quel que soient les deux « objets » qu'on compare (le lit est toujours « plus petit » que la chambre dans laquelle il est, et la maison est toujours « plus grande » que le portail qui y donne accès, l'auriculaire est toujours « plus petit » que les autres doigts et l'annulaire toujours « plus grand » que l'auriculaire), les mots « grand » et « petit » ont le plus souvent un sens qui dépend de ce qu'ils qualifient. Il lui faut donc apprendre par l'expérience, pour chaque catégorie de « choses », ce qui constitue la « norme » par rapport à laquelle on détermine si une instance de cette catégorie est « grande » ou « petite », mais d'une part, cette norme n'est le plus souvent pas rigoureusement fixée et la même pour tous, et peut d'ailleurs évoluer dans le temps (ce qui constituait un « grand » avion durant la première guerre mondiale constitue un « petit » avion un siècle plus tard), et d'autre part, chacun ne peut inclure dans l'eidos qu'il associe à « grand » que des « choses » dont il a connaissance (tant qu'il ne sait pas ce qu'est un séquoia, il ne peut savoir si cette espèce d'arbre fait partie des « grands » arbres et si le premier qu'il voit, seul de son espèce parmi des arbres d'autres espèces, est un « grand » séquoia ou un séquoia encore jeune qui paraîtrait ridicule à côté des séquoia géants de certains parcs nationaux américains). L'enfant finit donc par comprendre que le mot « grand » renvoie pour tous à une idea sur laquelle ils sont capables de s'accorder quand il s'agit de comparer deux « choses », il peut même comprendre, s'il a commencé à apprendre une autre langue, l'anglais par exemple, que cette idea est la même que celle que les anglais associent au mot « great », mais personne ne lui transmet avec le mot le référenciel qui lui permettra en toutes circonstances de pouvoir déterminer si quelque chose est « grand » ou pas dans sa catégorie, et cela; c'est à lui de le construire sous la forme d'un eidos jamais achevé. Et je ne parle pas ici des emplois analogiques de « grand » à propos de « choses » qui ne se mesurent pas (sortir au « grand » air, par exemple, ou bandit de « grand » chemin, ou « grand » sourire) voire qui ne sont même pas matérielles (un « grand » crime, une « grande » affaire, de « grandes » espérances...).
Que ce soit bien cette problématique des eidè et ideai qui est sous-jacente à ces exemples, c'est ce que confirme le fait que c'est ce même exemple du « grand » et du « petit », et de la « grandeur » qui est longuement développé (plutôt que celui de la beauté, qui est mentionné aussi juste après la mention de la grandeur) par Parménide dans sa discussion avec Socrate (un Socrate « très jeune », et donc pas encore au clair sur ces notions) dans le dialogue éponyme (cf. Parménide, 130e4-133a10) sur la manière dont il faut comprendre ces termes et la relation qui existe entre ces supposés eiidè / ideai et ce dont ils sont eidè / ideai, relation que le Parménide mis en scène par Platon envisage de manière par trop « matérialiste », suggérant que cet exemple était usuel, comme celui du beau, dès qu'on cherchait à comprendre à quoi renvoyaient les noms. C'est à propos du « grand » et de la « grandeur » que Parménide utilise l'argument dit « du troisième homme » que le jeune Socrate qui est son interlocuteur dans cette partie du dialogue n'est pas capable de contrer, alors même que le Socrate de la République l'utilise, lui, de manière pertinente dans la discussion sur les différentes sortes de lits pour montrer justement le contraire de ce pour quoi Parménide l'utilise, l'unicité de l'idea, qui, pour lui, n'est pas la même chose que l'eidos. (<==)

(76) Socrate reprend ici les exemples qu'il avait utilisés en 96e6-97b3. Pour les raisons qui me font parler de « un [quelque chose] » et traduire le verbe prostithenai par « mettre à côté de », dont c'est le sens étymologique, plutôt que par « ajouter », le substantif prosthesis qui en dérive par « mise côte à côte » plutôt que par « addition », le verbe diaschizein par « fendre », dont c'est le sens premier, plutôt que par « diviser », et le substantif schisis qui en dérive par « fente », comme je l'avais fait alors, voir la note 21 ci-dessus. (<==)

(77) « Tu ne connais pas d'autre manière de devenir n'importe quoi que de participer à l'étance propre de tout ce à quoi ça pouvait participer et [que], dans ces [exemples] (quelque chose placé à côté d'autre chose ou quelque chose coupé en deux), tu n'as pas d'autre cause [à proposer] au [fait de] devenir deux que la participation à la dualité » traduit le grec ouk oistha allôs pôs hekaston gignomenon è metaschon tès idias ousias hekastou hou an metaschèi, kai en toutois ouk echeis allèn tina aitian tou duo genesthai all' hè tèn tès duados metaschesin (mot à mot : « pas tu_connais autrement d'une_certaine_manière chaque[_chose] devenant que participant à_la propre étance de_ce_à_quoi potentiellement ça_participait, et dans ceux-ci pas tu_as autre quelque cause du deux devenir mais que la à_la dualité participation »). Par ces mots, Socrate propose une règle on ne peut plus générale et en donne une application aux exemples qu'il vient de reprendre sur deux manières différentes de devenir deux (duo genesthai), soit par addition d'un second élément à côté d'un premier, soit par division d'un unique élément en deux.
Avant de commenter ces mots, je propose d'examiner les traductions qu'en donnent ceux dont j'ai consulté la traduction, pour pouvoir y faire référence et les commenter dans mes commentaires qui suivront :
- Cousin : « tu ne connais d'autre cause de chaque phénomène que leur participation à l'essence propre à la classe à laquelle chacun d'eux appartient ; et qu'en conséquence tu n'imagines pas d'autre cause du multiple deux que sa participation à la duité (sic) » ;
- Robin (Budé) : « il n'y a pas, que je sache, d'autre façon pour chaque chose de venir à l'existence, sinon de participer à l'essence propre de chaque réalité dont elle doit participer ; et ainsi, dans ces deux cas, je n'ai pas d'autre cause à alléguer de l'apparition du deux, si ce n'est la participation à la dualité » (Robin transforme une relative introduite dans le grec par les mots kai mega an boôiès oti (« ne t'écrierais-tu pas d'une voix forte que... ») en une déclaration en style direct entre guillements après un deux-points remplaçant le oti du grec, ce qui le conduit à passer de la deuxième personne (« tu ne connais... ») à la première personne (« que je sache »)) ;
- Robin (Pléïade) : « à ta connaissance, il n'y a pour chaque chose pas d'autre façon de commencer d'exister, que de participer à ce qui est en propre la réalité de ce à quoi, en chaque cas, elle participe ; que, dans ces deux cas, tu ne possèdes pas d'autre cause expliquant que 2 commence d'exister, sinon sa participation à la Dualité » ;
- Chambry : « tu es sûr qu'une chose ne peut naître que d'une participation à l'essence propre de la chose dont elle participe, qu'en ces deux cas, tu ne vois pas d'autre cause de la naissance du deux que sa participation à la dualité » ;
- Vicaire : « à ta connaissance la seule façon pour chaque chose de venir à l'existence est de participer à l'essence particulière de chaque réalité dont elle participe, et que dans le cas dont il s'agit, tu ne peux désigner d'autre cause que la participation à la Dualité » ;
- Dixsaut : « tu ne connais aucune autre manière pour chaque chose de devenir quelque chose que d'en venir à participer à la manière d'être propre de chaque réalité dont elle vient à participer. Pour reprendre ce qui précède, tu diras, par exemple, que tu n'as à ta disposition aucune autre cause du fait d'être devenu deux que d'en venir à participer à la dualité » (avec une note sur « dont elle vient à participer » disant : « Ce qui implique la possibilité, pour une même chose, de participer à plusieurs Formes. C'est l'aoriste metaskheîn (venir à participer, d'où le substantif metáskhesis) qui est employé tout au long de cette analyse : il renvoie à l'acquisition par participation d'une propriété, non à la possession d'une propriété par participation (désignée en 100c par le présent metékhein, qui donne méthexis : participation) ») ;
- Piettre : « tu ne connais pas d'autre manière pour chaque chose de venir à l'existence qu'en participant à l'essence propre de chaque réalité dont elle participe ; et que, dans le cas qui nous occupe, tu ne connais pas d'autre cause de la génèse du deux que la participation à la dualité ».
La première chose à remarquer est que Socrate se situe dans le registre de la connaissance, du savoir pour une personne donnée (dans notre cas Cébès), en utilisant pour proposer cette règle le verbe idein (« voir », dont vient idea) au parfait eidenai où il prend le sens de « savoir » (selon l'affirmation implicite qui a conduit à ce sens : « j'ai vu, donc je sais »), à l'aide de la forme oistha, deuxième personne du singulier de l'indicatif parfait actif (« tu sais »), et donc d'un « savoir » qui trouve sa source dans la vue, c'est-à-dire dans le sensible, pas dans le registre de l'être transcendant où il affiirmerait purement et simplement, en se posant en « maître », qu'il en « est » bien ainsi pour tous, partout et en tous temps. En d'autres termes, cette règle qu'il propose n'est pas une évidence qui s'imposerait à tous, mais quelque chose qu'il faut que chacun s'approprie par un effort de réflexion. Et cette règle concerne l'ordre du devenir et non pas de l'être immuable, comme le montrent à la fois les exemples qui l'introduisent et auxquels Socrate va l'appliquer aussitôt après l'avoir énoncée, où il est question de changements, qu'il s'agisse d'ajouter quelque chose à côté d'autre chose ou de diviser quelque chose d'un au départ pour passer dans chaque cas de un à deux, et l'utilisation de gignesthai dans la règle elle-même (gignomenon, participe présent neutre, 101c3) et dans son application à l'exemple (genesthai, infinitif aoriste, 101c5), qu'il n'y a aucune raison, au vu des exemples qui l'appelent, de traduire par autre chose que par « devenir ». C'est pourtant ce que font Robin qui, pour Budé, traduit le premier par « venir à l'existence » et remplace le second par « apparition (du deux) », et pour la Pléïade, traduit le premier par « commencer d'exister » et le second par « (2) commence d'exister », Chambry, qui traduit le premier par « naître » et remplace le second par « naissance (du deux) », Vicaire, qui traduit le premier, comme Robin pour Budé, par « venir à l'existence », et ne traduit tout simplement pas le second, et Piettre, qui, lui aussi, traduit le premier par « venir à l'existence » et remplace le second par « génèse (du deux) » (Cousin, pour sa part, ne traduit aucun des deux, et seule Dixsaut les traduit par « devenir » : « devenir quelque chose » pour le premier et « être devenu (deux) » pour le second), tous contaminés par la présence dans la règle proposée du mot ousia, qu'ils traduisent tous par « essence », sauf Robin pour la Pléïade, qui le traduit par « réalité » (ce qui n'est pas mieux !), et aussi par leur compréhension de la fonction du mot qui précède sa première occurrence en 101c3, hekaston (« chacun »), dans le groupe à l'accusatif neutre singulier hekaston gignomenon (« chacun devenant »), qui peut aussi bien être considéré comme sujet que comme complément d'objet direct du participe présent gignomenon. La première option (sujet) conduit à une traduction par « chaque [chose] devenant » sans que soit précisé devenant quoi (que Dixsaut supplée en ajoutant « quelque chose » après « devenir », puisqu'elle fait d'hekaston le sujet de « devenir »), d'où la tentation de traduire gignomenon par « naissant » (« naître » est en effet l'un des sens de gignesthai) ou formule équivalente qui n'appelle pas de complément d'objet direct. La seconde option (complément d'objet direct) conduit à une traduction par « devenant chaque [chose] », mais dans ce cas, il n'est pas précisé ce qui devient. Tous les traducteurs cités comprennent hekaston comme désignant ce qui « naît / devient », c'est-à-dire comme sujet. Mais si l'on resitue cette formule dans son contexte en prenant en considération à la fois les exemples présentés juste avant, où il est bien question de « choses » qui deviennent deux, et l'application à ces exemples de la règle générale qui vient d'être proposée, où la manière la plus naturelle de comprendre les mots duo genesthai est « devenir deux », il paraît plus logique de comprendre le hekaston, qui sera remplacé par duo (« deux ») dans l'application aux exemples comme le complément d'objet, c'est-à-dire comme désignant ce qu'on devient et non pas ce qui devient. Cette manière de comprendre, qui est celle que je retiens, fait que gignomenon (« devenant ») n'a pas de sujet explicite. Mais est-ce bien grave ? Dans une formulation aussi générale, que tout contribue à rendre le plus général possible, et en particulier le hekaston qui ne précise pas chaque quoi Socrate a en vue, justement parce qu'il veut sa formulation le plus général possible, le fait que le sujet ne soit pas précisé ne nuit pas à la compréhension et indique seulement que ce sujet peut être n'importe quoi, comme le montre la traduction que je propose où j'ai remplacé la proposition participe (hekaston gignomenon) par une infinitive sans sujet (« devenir n'importe quoi »). Ma « traduction » d'hekaston par « n'importe quoi », qui n'est pas le sens précis de ce mot, est destinée à me permettre de faire comme Socrate et de ne pas préciser chaque quoi est visé par le hekaston. En effet, en français, « chacun » utilisé comme pronom évoque plutôt des personnes, voire des hommes par opposition à des femmes, pour lesquelles serait employé « chacune ». « Chaque » ne s'emploie pas seul comme pronom et impose donc d'ajouter une mot comme « chose » ou « étant » pour englober dans ce hekaston non seulement des personnes mais des choses, voire des abstractions. Ce hekaston neutre est très ouvert dans la bouche de Socrate et inclut tout ce à quoi on peut penser. Traduire par « n'importe quoi » permet de conserver le sens en français sans avoir à donner de précisions sur le « quoi ». La seule nuance de sens perdue en passant de « chaque » à « n'importe quoi » est le fait que « chaque » ouvre plus clairement la possibilité qu'un même sujet « devienne » plusieurs choses, alors que « n'importe quoi », sans exclure cette possibilité, oriente plutôt la pensée vers l'idée que chaque sujet « devient » une seule chose, ce qu'il est, qui peut être n'importe quoi. Mais cette perte de nuance n'est pas dramatique dans la mesure ou la seconde partie de la clause, en reprenant justement le hekaston, que je traduis cette fois par « tout ce », évoque explicitement la possibilité de participations multiples.
Venons-en maintenant au mot qui pose le plus de problèmes, le mot ousia, auquel les traducteurs veulent donner un sens en accord avec leur compréhension (fautive) de ce qu'ils considèrent comme l'ontologie platonicienne, en général celui d'« essence ». Mais, dans un propos aussi général que celui de cette règle proposée par Socrate, dont on vient de voir qu'elle concerne n'importe quoi susceptible de « devenir », et pas seulement de « naître », n'importe quoi, il faut garder à ousia son sens étymologique le plus général, que, comme je l'ai dit dans la seconde partie de la note 9, je rends par un mot formé en français de la même manière qu'ousia en grec, par substantivation du participe présent (au féminin en grec) du verbe « être », traduction française du einai grec, le mot « étance ». L'ousia (« étance ») au sens premier, c'est n'importe quoi qu'on dit qu'« est » (esti) un « étant » (on) dans une phrase de la forme « S estin A » (« S est A »), où S est le sujet, l'« étant » (on), et A l'attribut, l'« étance » (ousia), dont la phrase dit qu'elles est pertinente (au moins au moment où l'on parle, pas nécessairement éternellement) pour le sujet S. Et dans cette perspective, on peut voir la formule metechein ousias (« participer à l'étance ») comme une sorte de « définition » d'einai (« être ») dans son sens attributif : einai A (« être A »), c'est metechein ousias A (« participer à l'étance A »), l'avantage de cette seconde formulation construite sur metechein étant qu'elle conserve la distinction entre le sujet (l'« étant ») et l'étance (ousia) qu'on lui attribue, excluant donc le sens identitaire d'einai (« être ») : quel que soit le sens exact qu'on donne à metechein (« participer »), il exclut que le participant et le participé soient la même chose. Notons encore que Socrate précise, comme je l'ai déjà fait remarquer plus haut, qu'il y a autant d'« étances » spécifiques que de « participés » possibles, c'est-à-dire que de A qu'on peut attribuer à un S, quel qu'il soit, dans une phrase de la forme « S est A », comme le suggère le idias (« propre, particulier, privé ») de la formule tès idias ousias hekastou hou an metaschèi (« l'étance propre de tout ce à quoi ça pouvait participer »), formule qui implique aussi que le même « sujet », non précisé, donc n'importe lequel, peut participer à une pluralité d'« étances » (ousiai) (c'est-à-dire se voir attribuer une pluralité d'attributs, pérennes ou pas, constitutifs ou accidentels, puisqu'on est dans l'ordre du devenir), comme l'implique le hekastou (« chaque ») de la formule hekastou hou an metaschèi (« de tout ce à quoi ça pouvait participer »), que je traduis par « tout » pour la même raison qui m'a fait traduire le premier hekaston par « n'importe quoi », c'est-à-dire pour ne pas avoir à être plus précis que le grec en parlant de « chaque chose » ou formule équivalent pour expliciter ce que le grec laisse implicite, le « quoi » qu'appelle en français « chaque », l'important étant à chaque fois d'impliquer une pluralité (de sujets la première fois, d'attributs la seconde), ce que font aussi bien « n'importe quoi » pour les sujets que « tout » pour les « étances ». Et Socrate, en utilisant la formule hou an metaschèi, c'est-à-dire l'aoriste avec an, qui exprime ici le potentiel dans le passé (traduction « ce à quoi ça pouvait participer », ou, chez Dixsaut, « en venir à participer »), veut simplement faire comprendre que, comme on est dans le devenir, chaque fois que quelque chose « devient », il n'y a qu'un certain nombre de choses qu'il pouvait devenir à ce moment-là, conditionnés par sa nature et son état antérieur, l'imparfait traduisant le fait que ces possibles sont antérieurs au devenir qui en actualise certains.
Si l'on en vient maintenant à la seconde partie de ce membre de phrase, l'application de la règle au cas particulier des choses qui se dédoublent soit par ajout d'un second élément qui participe au décompte, soit par découpage en deux d'un unique élément, il n'y a aucune raison, comme je l'ai déjà dit, de comprendre les mots duo genesthai autrement que comme signfiant « devenir deux », non pas au sens où ce dont on parle deviendrait le nombre « deux », mais au sens où le comptage des éléments maintenant présents auxquels on s'intéresse aboutit à deux éléments. En d'autres termes, il n'est pas ici question de nombres en eux-mêmes, dans l'absolu, abstraction faite d'éléments dont ils sont le nombre lorsqu'on les compte, mais bien d'objets tangibles que l'on compte, et « deux » n'est qu'une propriété à ce moment-là de l'ensemble qu'ils constituent dans l'esprit de celui qui les compte et décide de ce qu'il compte parmi toutes les « choses » qui se présentent à sa vue à cet instant. C'est pourquoi des traductions comme « l'apparition du deux » (Robin pour Budé), « 2 commence d'exister » (Robin pour la Pléïade, avec le 2 en chiffre), « la naissance du deux » (Chambry), « la génèse du deux » (Piettre), qui laissent penser qu'on parle du nombre « deux » isolé de ce à quoi il s'applique et non pas d'une propriété parmi d'autres, le nombre d'éléments, d'un ensemble isolé par l'esprit de celui ou celle qui parle et dont il veut compter les éléments, rendent difficile la compréhension des propos de Socrate, car, si c'est déjà du nombre « deux » dans l'abstrait qu'ils parlent, il n'y a plus de différence entre le nombre deux » en tant que nombre et la « dualité » (duas, dont duados est le génitif), qui n'est justement rien d'autre que l'idea associée au mot « deux » indépendamment de ce à quoi on l'applique. Ce qu'oppose ici Socrate c'est précisément « deux » en tant qu'une propriété parmi d'autres de quelque chose susceptible de donner lieu à comptage (par exemple la propriété d'un corps humain en tant que nombre de bras, de jambes, de mains, de pieds, d'yeux ou d'oreilles) et l'idea de « deux » abstraction faite de ce dont c'est le nombre, que, pour la distinguer justement du « deux » résultat de comptage d'éléments spécifiques (duo), il désigne par le nom duas (« dualité »), qui pourrait d'ailleurs bien être un néologisme formé par lui pour les besoins de la cause (qu'on pourrait traduire en français par un néologisme de formation similaire, avec là aussi passage du masculin au féminin quand on parle du concept, en parlant de « la deuté », et par analogie, de la troité, la quatreté, etc.), car c'est un mot rare, dont on ne trouve que cinq occurrences dans les dialogues de Platon, trois dans le Phédon (ici, où c'est sa première apparition dans tous les dialogues dans l'ordre des tétralogies, en 104c5 et en 104e10) et deux dans le Parménide (en 149c4 et 149d2) et aucune occurrence dans des textes antérieurs à Platon (tout comme d'ailleurs le mot qui le suit, metaschèsis (« participation »), formé, non sur le présent metechein, qui donne methèxis (« participation », cinq occurrences dans les dialogues de Platon, trois dans le Parménide et deux dans le Sophiste), mais sur l'aoriste metaschein, et dont c'est la seule occurrence dans tout le corpus grec disponible sur le site Perseus, sans doute appelé ici par contagion du fait que, comme le fait remarquer Dixsaut dans sa note ad loc., Socrate utilise dans cette section le verbe metechein (« participer ») à l'aoriste : metaschon en 101c3, metaschè en 101c4, metaschein en 101c6). (<==)

(78) « Tout ce qui est en chemin pour être deux », « ce qui est en chemin pour éventuellement être un » traduisent respectivement le grec ta mellonta duo esesthai et ho an mellèi hen esesthai, où l'on trouve dans les deux cas à la fois le verbe mellein (« être sur le point de, être en situation de, être destiné à, devoir », la première fois au participe présent neutre pluriel mellonta, la seconde fois conjugué au subjonctif présent actif mellèi, modulé par un an qui exprime l'éventualité, et l'infinitif futur du verbe einai (« être »), esesthai. Ces formules suggèrent un changement sur le point d'aboutir, et d'aboutir à quelque chose qu'on peut dire « être » (einai), même si c'est au futur (esesthai), et qui pourra donc, s'il se réalise, être qualifié d'ousia (« étance »), ce qui montre implicitement que l'opposition n'est pas ici entre « être » (einai) et « devenir » (gignesthai), puisque ces formulations construites avec le verbe einai (« être ») sont finalement équivalentes aux usages de ginesthai (« devenir ») dans l'énoncé de la règle générale, où « devenir » est assimilé à « participer à l'étance » (metaschein ousias), selon une formulation employant l'aoriste dit « gnomique », puisqu'il s'agit d'énoncer un règle générale non liée à un temps particulier. En fait, ce que Platon cherche à nous faire comprendre par la voix de son Socrate, c'est que le verbe einai (« être ») a un pied dans l'ordre du devenir et un autre dans l'ordre de l'être immuable : quant on dit « S est A », on met en relation, comme je l'ai dit dans la note précédente, un « étant » (on) S (le « sujet » au sens grammatical) et une « étance » (ousia) A (l'« attribut  » au sens grammatical) en employant le verbe « être » sans se préoccuper de savoir s'il affirme quelque chose qui est toujours vrai et si l'« étant », le sujet dont on parle est ou non soumis au devenir (et le plus souvent il l'est), mais en lui attribuant une « étance », une ousia, qu'il convient de penser, elle, toujours comme non liée au temps, comme renvoyant à une idea qui donne sens au mot qui désigne cette « étance ». Ce n'est en effet pas le verbe einai (« être ») par lui-même qui implique permanence, puisqu'il peut se conjuguer aussi bien au présent qu'au passé ou au futur (comme c'est le cas ici) et que, pour les formes manquantes de l'aoriste et du parfait, on utilise les formes correspondantes du gignesthai (« devenir »). Comme je l'ai déjà dit, ce verbe n'est qu'un outil linguistique de liaison. Quant au « sujet », à l'« étant » (on), l'usage montre qu'il peut etre absolument n'importe quoi; selon la fantaisie de celui ou celle qui s'exprime et qui y « pense », y compris rien de plus qu'une pensée dans sa tête. Certes, le sujet, l'« étant » (to on) est aussi désigné par des mots qui, comme ceux désignant l'attribut, l'« étance » (ousia), renvoient à des ideai par la médiation d'eidè, mais ils le font dans une perspective d'individualisation, d'identification de ce qui est le sujet spécifique du logos produit, que celui-ci soit une « unité » (par exemple Socrate) ou un « ensemble » (par exemple un troupeau de vaches), car ce qui fonde l'unité de ce « sujet », c'est la pensée de celui ou celle qui produit ce logos et qui décide de considérer comme un « sujet » ce dont il parle, alors que l'« étance » (ousia) qu'il attribue (ou dénie) à ce sujet est toujours pensée, explicitement ou implicitement, dans son abstraction, comme susceptible d'être pertinente (ou niée) pour d'autres « sujets / étants. (<==)

(79) « Soutien » traduit de manière cohérente avec ma traduction de hupothemenos en 100a3-4 par « me posant pour soutien » le mot hupothesis (ici au génitif hupotheseôs), substantif dérivé de ce verbe. Pour la justification de cette traduction voir la note 55.
« Cette fameuse » rend le sens emphatique qu'a ici l'adjectif démonstratif ekeinos (ici au génitif ekeinou). Mais il est probable que cette emphase a dans la bouche de Socrate un caractère ironique, car le « soutien » (hupothesis), dont il est ici question, le principe selon lequel ce qui est beau l'est parce qu'il participe à la beauté, ce qui est grand à la grandeur, ce qui est deux à la dualité, et ainsi pour tout le reste, est tout sauf « fameux » quand Socrate tient ce discours. En fait, toute la suite va montrer que justement, ce n'est pas parce qu'un « soutien » (hupothesis) est « fameux » qu'il faut l'accepter sans se poser de question. Toute la différence entre une opinion et un savoir est là : celui qui « sait » doit être en mesure de justifier les « soutiens » (hupotheseis) sur lesquels il appuie son raisonnement et non se contenter de s'appuyer sur des « soutiens » qu'il prend pour acquis du fait de leur « notoriété » (cf. République VII, 533b6-c5, où il est question de personnes qui « se servent de soutiens (hupothesesi) qu'ils laissent immuables, tout en n'étant pas capables d'en rendre raison (logon didonai) », pour conclure sur le fait que « là où un principe qu'on ne connaît pas, un résultat final et les intermédiaires provenant de ce qu'on ne connaît pas, ont été liés ensemble, quel artifice fera jamais d'un tel discours cohérent un savoir ? », et les notes sur ma traduction de ces lignes), et ce, jusqu'à atteindre un principe qui n'est soutien de rien d'autre (cf. République VI, 510b4-9, dans l'analogie de la ligne, avec la référence au «  principe (directeur) [qui n'est] soutien de rien » (to archèn anupotheton), qui n'est autre que l'idea du bon (hè tou agathou idea)). (<==)

(80) « S'attachait au soutien lui-même » traduit le grec autès tès hupotheseôs echoito (mot à mot « lui-même le soutien s'attachait_à »), dans lequel on retrouve le même verbe echein, ici à l'optatif présent moyen (echoito), que dans les mots la phrase précédente echomenos ekeinou tou asphalous tès hupotheseôs (« t'attachant à cette fameuse solidité du soutien »), où il apparaît sous la forme du participe présent moyen echomenos. C'est donc le même verbe qui est utilisé par le Socrate de Platon pour parler de l'attitude de Cébès vis à vis de la « solidité » (asphalès) du « soutien » (hupothesis) qu'il lui recommande et de celle que pourrait avoir un tiers vis à vis de ce « soutien ». Or, dans le premier cas, il recommande cette attitude alors que, dans le second, elle doit provoquer de la part de Cébès une prise de distance de ce tiers. Les sens d'echesthai, moyen du verbe echein, dont le sens usuel est « avoir », sont « porter, supporter, retenir, s'attacher à, tenir, suivre immédiatement, dépendre de ». La question se pose alors de savoir en quel sens ce verbe doit se comprendre dans les deux cas et, si possible, trouver un verbe français qui conviendrait dans les deux cas, pour conserver en français l'identité de verbe en grec, qui n'est sans doute pas le fait du hasard chez Platon. La différence entre les deux cas, est que, dans un cas, le verbe a pour objet la solidité du soutien, et dans l'autre le soutien lui-même. Toute la question est alors de savoir quelle est l'attitude du tiers vis à vis de ce soutien qu'a en vue Socrate en utilisant le verbe echesthai. Si l'on retient la traduction par « s'attacher » que j'ai retenue, faut-il comprendre qu'il « s'attache » au « soutien » pour l'adopter lui aussi, ou au contraire pour le mettre en question et en contester la pertinence ? Il se pourrait bien que la réponse soit : « peu importe », car ce dont il va être question dans la suite, c'est de l'attitude de Cébès, et non du tiers qui manifeste de l'intérêt pour ce soutien, et du travail qu'il doit faire, lui, Cébès, pour assurer la solidité de ce soutien dans les discussions où il devrait s'appuyer sur lui, sans se reposer sur sa confiance en Socrate qui le lui a fourni. (<==)

(81) Ce critère de la cohérence est le critère ultime pour le Socrate de Platon, comme je l'ai déjà souligné dans la note 57. Le fait que des propositions soient cohérentes les unes avec les autres ne nous garantit pas qu'elles sont vraies, mais si des propositions sont incohérentes les unes avec les autres, c'est-à-dire si l'on peut de certaines d'entre elles déduire des conséquences qui sont contradictoires avec des conséquences que l'on peut déduire de certaines autres de ces propositions, alors, c'est qu'elles ne peuvent pas être toutes vraies ensemble. Certes, cela ne nous dit pas lesquelles sont vraies et lesquelles sont fausses, mais cela nous oblige à chercher un autre ensemble de propositions dont il faudra tester la cohérence de la même manière. Et il faut bien comprendre que la cohérence dont on parle ici est une cohérence dans les logoi. Le problème vient du fait que nous raisonnons sur des mots qui ne sont pas ce qu'ils ne font que désigner et qui sont des créations des hommes, qui leur donnent sens en se posant, chacun pour soi, des eidè, qu'ils font évoluer tout au long de leur vie, et que ce n'est que par la pratique du dialogue (to dialegesthai) qu'ils peuvent espérer faire converger ces eidè vers les ideai qui en sont la cible et construire un langage qui reproduise fidèlement la « réalité » dont il cherche à rendre compte dans les limites de ce qui est possible à des êtres humains, c'est-à-dire qui soit vrai. Les mots ne nous donnent pas accès individuellement à ce qu'ils désignent et ne nous donnent accès qu'aux relations qu'entretiennent les étants les uns avec les autres. Si un raisonnement conduit à admettre une relation entre étants qu'un autre raisonnement conduit à nier, c'est qu'un des deux raisonnements au moins est vicié (ils peuvent l'être tous les deux). (<==)

(82) L'image mentale qui sous-tend ces propos est celle qu'implique l'étymologie du mot hupothesis et du verbe hupotithenai dont il dérive, qui signifie « poser (tithenai) sous (hupo) », que rend ma traduction par « soutien ». Pour Platon, la recherche du savoir est une ascension, comme le montre l'allégorie de la caverne, et sa cible est ce qui est le plus haut dans le ciel hors de la caverne, le soleil, image du bon. Pour s'élever, il faut donc des « soutiens », qu'il s'agit d'« empiler » les uns sur les autres, comme un enfant empilerait des tabourets pour tenter d'atteindre le pot de confiture sur le haut de l'armoire. C'est ce qui explique l'expression hètis tôn anôthen, que j'ai traduite par « celui, quel qu'il soit, d'entre ceux de niveau supérieur » (hètis est le féminin de ostis (« qui que ce soit qui ») pour l'accord avec hupothesis, féminin en grec, mais comme je traduis ce mot féminin par le masculin « soutien », je dois traduire hètis par un masculin) et dans laquelle anôthen signifie « (d')en haut » et dans certains contextes « au ciel », par opposition à la terre, ou « sur terre » par opposition aux enfers, supposés localisés sous terre. Dans cette logique, une fois qu'on a assuré la solidité du premier « soutien », il s'agit de poser dessus un nouveau soutien permettant de s'élever plus haut, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on atteingne ce au-dessus de quoi il n'y a plus rien, c'est-à-dire ce qui n'est soutien de rien d'autre au-dessus de lui (anupotheton, « pas posé sous (quelque chose d'autre au-dessus de lui) ». C'est cette même perspective qui sous-tend les propos de Socrate à propos du bon (to agathon) pour en faire cet anupotheton (« pas posé sous / soutien de rien ») dans le prélude à la mise en parallèle du bon et du soleil, lorsqu'il dit que « en tant que [choses / actions / possessions / attitudes / propos /...] justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui en ont l'air quand bien même elles ne le seraient pas, pour cependant les faire et les posséder et en avoir l'air, alors que de bonnes [choses / possessions /...], il ne suffit plus à personne d'acquérir celles qui en ont l'air, mais ils cherchent à obtenir celles qui le sont, car l'opinion, en la matière, tout le monde l'a en piètre estime » (République VI, 505d5-9) : ce qu'il veut dire, c'est que, certains se contentent de l'apparence de justice, parce qu'ils ne la recherchent pas pour elle même, comme une fin de suffisant à elle-même, mais comme un moyen pour obtenir autre chose de plus désirable pour eux, comme l'admiration, les honneurs, le pouvoir (et à travers lui la fortune) ou autre chose encore, c'est-à-dire comme un « tabouret » permettant de s'élever vers autre chose auquel ils accordent, à tort ou à raison, plus de « valeur », c'est-à-dire qui est plus « haut » dans leur échelle de valeurs, alors que personne ne se contenterait de quelque chose qui n'aurait que l'apparence du bon, mais ne le serait pas en réalité. Toute cette démarche est finaliste : le problème, pour Platon, n'est pas de savoir d'où l'on vient, mais où l'on va, ou plutôt, où l'on devrait aller, ce que l'on devrait faire pour vivre la meilleure vie possible en tant qu'animal fait pour vivre en société (politikos) et doué de logos (logikos). Il ne s'agit pas de creuser la terre pour chercher à comprendre comment elle nous « soutient » : l'expérience nous montre qu'elle nous soutient de manière suffisamment stable pour que nous puissions poser des tabourets dessus pour nous élever vers le ciel, pour regarder devant nous et nous élever vers le savoir et plus spécifiquement vers le savoir du bon, c'est-à-dire de ce qui est bon pour nous, individuellement et collectivement, puisque nous sommes condamnés par notre nature à vivre en société, et de nous prendre en main pour faire advenir ce futur. Cette démarche, illustrée, comme je viens de le dire, par l'allégorie de la caverne, est à l'opposée de la démarche illustrée par l'histoire de l'anneau de Gygès, au livre II de la République, qui nous met en présence d'un homme qui cherche à découvrir l'Homme en plongeant dans les entrailles de la terre, une image de la démarche « scientifique », au gré des événements qui lui y donnent accès et qu'il ne maîtrise pas (un tremblement de terre), pour y découvrir, sur un corps d'homme mort enfermé dans un cheval de bois (l'image de son âme « monopartite » (et non plus tripartite) et purement matérielle qui l'emprisonne en étant incapable de le faire bouger) un anneau magique qui lui permet d'échapper à ses responsabilités en le rendant invisible (la démarche « scientifique », en expliquant nos comportements par le jeu de forces naturelles que nous ne contrôlons pas, nous rend irresponsables de nos actes, le simple jouet de processus biologiques qui finissent par expliquer même notre pensée). Or c'est vers cette approche que nous oriente la traduction d'hupothesis par « hypothèse » plutôt que par « soutien », du fait du sens qu'a pris ce mot en français : « hypothèse » renvoie pour nous à l'idée de quelque chose d'incertain, d'« hypothétique », et donc dont la solidité est mise en doute, ce qui nous invise à « creuser » sous l'hypothèse pour en éprouver la solidité, en espérant ainsi pouvoir l'appuyer sur d'autres « hypothèses » que l'on espère plus solides, jusquà atteindre un « principe » premier (des « axiomes » en mathématiques) vers l'arrière par rapport à l'objectif de bien mener notre vie future. Parler de « soutiens », c'est au contraire mettre l'accent sur la solidité de ces hupotheseis et donc nous inviter à construire dessus pour progresser vers le haut, vers le futur et vers le bon en tant que principe directeur (sur la traduction d'archè dans ce contexte par « principe directeur », voir la section de la note 21 à ma traduction de l'analogie de la ligne consacrée à ce mot), que fin ultime (et non plus « tabouret » pour s'élever plus haut vers autre chose) de toutes nos actions. (<==)

(83) « Principe » traduit le mot archè, qui prend ici la place d'hupothesis (« soutien »), mais l'emploi aussitôt après du verbe horman (« mettre en mouvement, pousser ») au passif, dans la formule tôn ex ekeinès hôrmènemôn (« des [conséquences] qui en découlent »), qui fait écho au ta ap' ekeinès ormèthenta (« les [conséquences] qui en découlent ») en 101d4-5, employé à propos d'hupotheseis (« soutiens »), montre que, pour le Socrate de Platon, c'est à peu près la même chose, ou qu'en tout cas, ce n'est pas la différence qu'on pourrait faire dans certains contextes entre ces deux mots qui est ici importante. Dans un cas comme dans l'autre le mot désigne quelque chose dont on part dans des raisonnements et dont on peut déduire des conséquences; et peu importe le nom qu'on lui donne. Platon n'est pas adepte d'un vocabulaire « technique », puisqu'au contraire pour lui, le sens est au-delà des mots et qu'il faut donc pratiquer la gymnastique d'esprit consistant à varier le vocabulaire pour parler des mêmes choses pour augmenter les chances d'accéder au sens au-delà des mots spécifiques employés. (<==)

(84) « Quelque chose à propos des étants » traduit le grec ti tôn ontôn. On pourrait aussi traduire par « quelqu'un des étants ». Cousin, Chambry et Vicaire traduisent par « quelque réalité », Robin pour Budé traduit par « quelque chose qui soit une réalité » et pour La Pléïade par « quelque chose qui appartienne à la réalité », Dixsaut par « quelque chose de ce qui est » et Piettre par « quelque chose de la réalité ». Si l'on prend en compte ce que j'ai dit dans des notes précédentes du fait que, pour le Socrate de Platon, nous ne pouvons connaître, ou en tout cas exprimer dans des logoi, les étants pris individuellement, mais seulement les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres, une traduction par « quelqu'un des étants », qui suggère qu'il s'agit de connaître certains étants, est donc à rejeter. La formule que je retiens, « quelque chose à propos des étants », ou celle que retient Monique Dixsaut, « quelque chose de ce qui est », sont donc préférables car plus ouvertes sur ce qui peut être objet de connaissance. Tous les autres traducteurs, en parlant de « réalité » au singulier pour traduire ontôn (« étants »), et donc en remplaçant un pluriel par un singulier, noient le poisson, mais ouvrent une autre interrogation sur le sens qu'il faut donner à « réalité » : qu'est-ce qui pourrait être objet de logoi et ne pas être une « réalité », ne serait-ce qu'en tant qu'objet de logoi (voir la définition d'« étant » citée dans la note 9) ? (<==)

(85) « Sous l'effet de quelque sagesse » traduit le grec hupo sophias. L'emploi du mot sophia par Socrate à propos de personnes dont il critique les méthodes et n'a pas une très haute opinion, est bien évidemment ironique. Le mot sophia peut avoir un sens déprécatif, que l'on pourrait rendre par un mot comme « astuce », « malice », « ruse » ou « roublardise », mais on perdrait alors la résonnance de ce mot appliqué ici aux antilogikoi (« controversistes, discutailleurs », 101e1) dont il vient d'être question et que Socrate a en piètre estime, ne voyant en eux que des adeptes de la discussion pour le plaisir de la discussion par des personnes prêtes à tout pour faire triompher leur point de vue sans souci de la vérité, dont un bon exemple est donné par Euthydème et Dionysodore dans l'Euthydème, avec le mot philosophos appliqué à Cébès à la fin de cette réplique (101e6), qui nous invite à nous demander si c'est la même sophia qu'à en vue Socrate dans les deux cas. C'est pour rendre sensible en français cette résonnance que je traduis ici sophia par « sagesse » et que je traduis le philosophos de 101e6 par « ami de la sagesse » plutôt que par le plus classique « philosophe ». (<==)

(86) Comme le font remarquer Monique Dixsaut et Bernard et Renée Piettre dans une note ad. loc. à leur traduction du Phédon, « toutes [choses] ensemble », qui traduit le grec homou panta, est une reprise abrégée de la citation d'Anaxagore faite par Socrate en 72c5 : homou panta chrèmata (« toutes choses ensemble »), qui, au dire de Simplicius (cf. Diels-Kranz, fragment B1) et de Diogène Laërce (Vies, II, 6), constituait le début du premier livre de sa Physique (cf. notes 26 et 27). (<==)

(87) Pour les raisons qui me font traduire ici le mot grec philosophos par « ami de la sagesse », qui en rend l'étymologie, plutôt que par le plus classique « philosophe », qui en est la transcription en français, voir la note 85 ci-dessus. (<==)


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Première publication le 17 décembre 2024 ; dernière mise à jour le 17 décembre 2024
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