© 2002 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 3 septembre 2005 |
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Le dialogue avec Anytos
Ménon,
89e9-95a6
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2001)
[89e]...
SOCRATE.-- Et à l'instant, voici justement, Ménon, fort à
propos (1), Anytos qui
s'est assis à côté de nous, à qui il faut que nous
fassions part de notre recherche. [90a]
C'est même à bon droit que nous lui en ferions part ! Car
cet Anytos, premièrement, est [né] d'un père riche
et compétent (2),
Anthémion (3),
qui est devenu riche, non par l'effet du hasard ou du fait de quelque don, comme
celui qui, de nos jours, a récemment reçu une fortune d'homme
tout-puissant, Ismènias le Thébain (4),
mais en amassant du fait de sa propre compétence et de son application (5),
et puis du reste, ne semblant pas être un citoyen arrogant, ni bouffi
d'orgueil et insupportable, mais un homme décent et correct (6),
[90b]
et puis il a bien élevé et éduqué celui-ci (7),
à ce qu'il semble à la plupart des Athéniens : du
moins se le sont-ils choisi pour les plus grandes magistratures. (8)
Il est juste, dans ces conditions, de chercher avec de tels gens, à propos
des enseignants d'aretès (9),
s'il y en a ou pas, et lesquels.
Toi donc, avec nous, Anytos, cherche, avec moi et ton hôte Ménon
ici présent, en cette matière, quels peuvent bien être les
enseignants ? Mais considère [les choses] ainsi : si
nous voulions que Ménon ici présent devienne bon médecin,
[90c]
auprès de quels enseignants l'enverrions-nous ? Ne serait-ce pas
auprès des médecins ? (10)
ANYTOS.-- Absolument.
SOCRATE.-- Mais qu'en serait-il, si nous voulions qu'il devienne bon cordonnier ? Ne serait-ce pas auprès des cordonniers ? (11)
ANYTOS.-- Si.
SOCRATE.-- Et pour le reste, pareil ?
ANYTOS.-- Absolument.
SOCRATE.-- Eh bien, parle-moi de cette manière une nouvelle fois sur ces mêmes [sujets]. En envoyant celui-ci auprès des médecins, disons-nous, nous agirions de belle manière (12) si nous voulions qu'il devienne médecin. Est-ce donc qu'en disant ça, ce que nous voulons dire, [90d] c'est que nous ferions preuve de bon sens (13) en l'envoyant auprès de ceux-là même qui se targuent effectivement de posséder cette technique plutôt que de ceux qui ne le font pas, et qui se font payer un salaire pour cela même, se déclarant enseignants de ceux qui veulent bien venir et étudier ? N'est-ce au vu de tout ça (14) que nous agirions de belle manière en l'envoyant ? (15)
ANYTOS.-- Oui.
SOCRATE.-- Eh bien donc aussi au sujet du jeu de la flûte (16) et du reste, même [90e] chose : c'est tout à fait insensé (17), voulant faire de quelqu'un un joueur de flûte, de ne pas consentir à l'envoyer auprès de ceux qui se font fort d'enseigner la technique et se font payer un salaire, mais de donner à d'autres du souci, en cherchant à étudier auprès de ceux qui ni ne prétendent être enseignants, ni n'ont aucun étudiant de cet objet d'étude que nous jugeons convenable quant à nous qu'étudie auprès d'eux celui que nous enverrions. Cela ne t'a-t-il pas l'air d'être tout à fait illogique ?
ANYTOS.-- A moi, oui, par Zeus, et pour sûr un manque d'instruction (18) par dessus le marché !
SOCRATE.-- Tu parles de belle manière. Maintenant donc, il t'est possible de [91a] tenir conseil en commun avec moi sur le cas de ton hôte que voici, Ménon. Celui-ci, en effet, me dit depuis longtemps qu'il désire (19) cette compétence (20) et cette aretès par lesquelles les hommes (21) gèrent de belle manière les maisons et les cités (22), prennent soin (23) de leurs parents et savent (24) recevoir chez eux concitoyens et étrangers et renvoyer comme il convient à un homme de bien. (25) Donc, pour cette [91b] aretèn, vois : en l'envoyant auprès de qui l'enverrions-nous à bon droit ? (26) Ou plutôt, n'est-il pas clair, d'après notre discours antérieur, que c'est auprès de ceux qui se font fort d'être enseignants d'aretès et se déclarent à la disposition commune de quiconque parmi les Grecs veut étudier, après avoir fixé un salaire pour ça et se l'être fait payer ? (27)
ANYTOS.-- Et quels sont ceux dont tu parles, Socrate ?
SOCRATE.-- Tu sais sans doute toi aussi que ce sont ceux que les hommes (28) appellent sophistes. (29)
ANYTOS.-- [91c] Par Héraclès, ne blasphème pas (30), Socrate. Que de pas un de mes parents, ni de ceux qui vivent sous mon toit, ni de mes amis, natif de notre ville ou étranger, cette folie ne se saisisse, pour qu'il aille se ruiner auprès d'eux, car ceux-là, pour sûr, c'est la ruine évidente et la corruption (31) de ceux qui les fréquentent. (32)
SOCRATE.-- Que dis-tu, Anytos ?!... Mais alors, eux seuls d'entre ceux qui se targuent de savoir rendre quelque service (33) diffèrent tellement des autres que, non seulement ils ne bénéficient pas, comme les autres, à ce que quelqu'un leur confierait (34), mais au contraire, ils le corrompent ?! (35) [91d] Et pour ça, ils jugent convenable de demander ouvertement de l'argent ?!... Eh bien, pour ma part, je ne vois vraiment pas comment je te croirais ! Car je connais un homme, Protagoras, qui a gagné plus d'argent grâce à cette compétence (36) que Phidias, qui a produit des œuvres si évidemment belles, et dix autres sculpteurs. (37) Et en vérité, tu dis une chose monstrueuse, s'il est vrai que ceux qui travaillent sur les vieilles chaussures et réparent des vêtements ne pourraient cacher trente [91e] jours qu'ils rendent en plus mauvais état qu'ils ne les ont reçus les vêtements et les chaussures, mais, s'ils agissaient ainsi, mourraient rapidement de faim, alors que Protagoras a caché à toute la Grèce qu'il corrompait ceux qui le fréquentaient et les renvoyait en plus mauvais état qu'il ne les avait reçus, pendant plus de quarante ans ! Je crois en effet qu'il est mort à près de soixante-dix ans, ayant pratiqué pendant quarante ans son art, (38) et pendant tout ce temps et encore à ce jour il n'a nullement cessé de jouir d'une bonne réputation. Et pas seulement Protagoras, mais encore [92a] de très nombreux autres, les uns nés avant lui, les autres qui sont encore vivant aujourd'hui. Alors dirons-nous donc, selon ton discours, que c'est sciemment qu'ils trompaient et ruinaient les jeunes, ou bien cela leur était-il cahé à eux-aussi ? Et estimerons-nous ainsi que sont fous ceux que quelques-uns disent être les plus compétents des hommes ? (39)
ANYTOS.-- Il s'en faut assurément de beaucoup qu'ils soient fous, Socrate, mais bien plutôt ceux d'entre les jeunes qui leur donnent de l'argent, et plus encore que ceux-là, [92b] ceux qui les leur confient, les parents ; mais bien plus que tous, et de beaucoup, les cités qui laissent entrer et ne mettent pas dehors aussi bien un étranger, quel qu'il soit, qui entrepend de faire quelque chose comme ça qu'un natif de la ville !
SOCRATE.-- Mais, Anytos, est-ce qu'un de ces sophistes t'a fait du tort (40), ou pourquoi es-tu si mal disposé à leur égard ?
ANYTOS.-- Mais non, par Zeus, pour ma part, je n'ai jamais fréquenté aucun d'eux, et je ne laisserais aucun autre des miens le faire !
SOCRATE.-- Tu es donc absolument sans expérience de ces hommes ?
ANYTOS.-- Et que je le reste, qui plus est !
SOCRATE.-- [92c] Mais alors, comment se peut-il, mon divin [ami] (41), que tu saches, dans cette affaire, s'il y a quelque chose de bon en cela, ou de mauvais, alors que tu en es absolument sans expérience ?
ANYTOS.-- Facile ! Ceux-là du moins, je sais qui ils sont, que je sois effectivement sans expérience d'eux ou pas !
SOCRATE.-- Tu es devin (42), vraisemblablement, Anytos, car comment donc autrement tu sais quelque chose sur eux, à partir de ce que tu dis toi-même, je me le demande avec étonnement. (43) Mais en fait, nous ne recherchons quels sont ceux auprès desquels [92d] Ménon, s'il allait vers eux, deviendrait mauvais ; mettons en effet que ceux-ci, si tu veux, toi, soient les sophistes. Mais maintenant parle-nous de ceux-là, et rend service à l'ami de ta famille (44) ici présent en lui indiquant auprès desquelsi il doit aller, dans une si grande cité, pour, relativement à l'aretèn que j'ai décrite en détail à l'instant (45), devenir digne d'éloges. (46)
ANYTOS.-- Mais pourquoi ne lui as-tu pas indiqué, toi ?
SOCRATE.-- Mais ceux que, moi, je pensais être enseignants en ces matières, je l'ai dit, mais il y a chance que je n'aie rien dit [de bon], à ce que toi, tu dis. Et peut-être [92e] dis-tu quelque chose [qui se tient]. Mais toi-même, à ton tour, dis auprès desquels il doit aller parmi les Athéniens. Dis le nom de qui tu veux.
ANYTOS.-- Et pourquoi est-il besoin de faire entendre le nom d'un seul homme ? Quel que soit en effet celui des Athéniens beaux et bons (47) que le hasard met sur son chemin, il n'en est aucun qui ne le rendra meilleur que les sophistes, si du moins il veut bien se laisser persuader. (48)
SOCRATE.-- Mais est-ce que ces gens beaux et bons sont devenus tels spontanément (49), n'ayant étudié auprès de personne, mais étant cependant capables d'enseigner aux autres ce qu'eux-mêmes n'ont pas [93a] étudié ?
ANYTOS.-- Ceux-ci aussi, je prétends, moi, qu'ils ont étudié auprès de leurs prédécesseurs, qui étaient beaux et bons. (50) Ou ne te semble-t-il pas, à toi, y en avoir eu nombre de bons, dans cette cité, des hommes ?
SOCRATE.-- Bien sûr que si, Anytos, et il semble qu'il y en a, ici même, de bons pour les affaires publiques (51), et encore, qu'il n'y en a pas eu moins qu'il n'y en a. (52) Mais est-ce qu'ils ont aussi été bon enseignants de leur propre aretès ?... Car c'est ça ce sur quoi notre discussion se trouve porter. Non pas s'il y a ou pas des hommes bons ici même, ni s'il y en a eu dans le [93b] passé, mais si l'aretè est enseignable, voilà ce que nous examinons depuis un bon moment. Examinant donc ça, nous examinons le point suivant : est-ce que les hommes bons, aussi bien ceux de maintenant que ceux d'avant, cette aretèn quant à laquelle ils étaient eux-mêmes bons, ils ont su aussi la transmettre à un autre, ou bien n'est-ce pas transmissible à l'homme ni susceptible d'être reçu d'un autre par quelqu'un ? C'est ça que nous cherchons depuis un bon moment, moi et Ménon. Ainsi donc, examine à partir de ton propre discours (53) : Thémistocle, ne dirais-tu pas [93c] qu'il a été un homme bon ? (54)
ANYTOS.-- Si, bien sûr, et même, le plus de tous !
SOCRATE.-- Eh bien donc, bon enseignant, si toutefois quelqu'un fut jamais enseignant de sa propre aretès, c'est aussi celui-là ? (55)
ANYTOS.-- Je pense que oui, en effet, si toutefois il voulait.
SOCRATE.-- Mais penses-tu qu'il n'aurait pas voulu que d'autres, quels qu'ils fussent, deviennent beaux et bons, mais plus que tout sans doute, son propre fils ? Ou bien penses-tu qu'il était jaloux de lui et qu'à dessein il ne lui transmit pas [93d] l'aretèn quant à laquelle il était lui-même bon ? (56) N'as-tu pas entendu dire que Thémistocle fit enseigner à son fils Cléophante à être bon cavalier ? En tout cas, il se maintenait sur les chevaux après s'être dressé droit debout, et il lançait le javelot en se tenant droit sur les chevaux, et il faisait beaucoup d'autres choses étonnantes, pour lesquelles celui-ci l'avait fait éduquer (57) et l'avait rendu compétent, pour autant que ça dépendait de bons enseignants. Cela, n'as-tu pas entendu des vieux le dire ?
ANYTOS.-- Je l'ai entendu.
SOCRATE.-- Ainsi donc, la nature de son fils au moins, on ne pouvait l'accuser d'être mauvaise. (58)
ANYTOS.-- [93e] Probablement pas.
SOCRATE.-- Mais alors quoi de ceci : que Cléophante, fils de Thémistocle, soit devenu un homme bon et compétent comme son père, l'as-tu déjà entendu dire par un jeune ou un vieux ?
ANYTOS.-- Certainement pas !
SOCRATE.-- Devons-nous donc penser qu'en ces matières, il ait voulu éduquer son propre fils, mais que, quant à la compétence en laquelle il était compétent, il ne l'ait en rien rendu meilleur que les voisins, si toutefois l'aretè était bien enseignable ?
ANYTOS.-- Probablement pas, par Zeus !
SOCRATE.-- Violà donc celui qui est pour toi un si grand enseignant d'aretès, et dont toi-même conviens (59) qu'il est un des meilleurs parmi ceux de l'ancien temps ! Mais [94a] examinons-en maintenant un autre, Aristide, fils de Lysimaque : ne conviens-tu pas que celui-ci a été bon ?
ANYTOS.-- Oui, sans le moindre doute.
SOCRATE.-- Eh bien donc, celui-ci, son fils Lysimaque (60), pour autant que ça dépendait d'enseignants, il l'a éduqué de la plus belle manière possible parmi les Athéniens, mais te semble-t-il qu'il en ait fait un homme meilleur que n'importe qui ? Car celui-là, tu l'as probablement fréquenté et tu vois comment il est !... Ou, si tu veux, [94b] Périclès, homme si magnifiquement compétent (61), tu sais, qu'il a élevé deux fils, Paralos et Xanthippe ?
ANYTOS.-- Oui.
SOCRATE.-- Ceux-ci pourtant, comme tu le sais toi aussi, il leur a enseigné à être des cavaliers inférieurs à aucun des Athéniens, et, pour la musique et la lutte et toutes les autres disciplines pour autant qu'elles dépendent d'un art (62), il les a éduqués de manière à ce qu'ils ne soient inférieurs à aucun. Alors, ne voulait-il donc en faire des hommes bons ? A mon avis, il le voulait, mais j'ai bien peur que ce ne soit pas enseignable... Et pour que tu ne penses pas que peu nombreux, et des plus communs des Athéniens, ont été ceux qui étaient impuissants en cette [94c] affaire, réfléchis (63) que Thucydide à son tour a élevé deux fils, Mélésias (64) et Stéphanos, et qu'il les a bien éduqués en beaucoup de domaines et qu'ils luttaient de la plus belle manière possible parmi les Athéniens : l'un, en effet, il l'avait confié à Xanthias, et l'autre à Eudore ; or ceux-ci passaient en quelque sorte pour ceux qui, à cette époque, luttaient de la plus belle manière. Ne t'en souviens-tu pas ?
ANYTOS.-- Si, je l'ai entendu dire.
SOCRATE.-- Eh bien alors, il est évident que celui-ci, il n'est pas possible que, ce pour quoi il fallait [94d] dépenser de l'argent pour l'enseigner, cela il l'ait enseigné à ses enfants, mais que ce pour quoi il ne fallait rien débourser pour en faire des hommes bons, cela, il ne l'ait pas enseigné, si c'était enseignable ! Mais c'est peut-être que Thucydide était [un homme] du commun (65), et que n'étaient pas très nombreux ses amis parmi les Athéniens et leurs alliés ?!... Aussi bien, il était d'une grande maison, et il avait un grand pouvoir dans la cité et dans les autres cités grecques, si bien que, si en effet c'était enseignable, il était en situation de trouver celui, quel qu'il soit, qui aurait rendu bons ses fils, que ce soit l'un de ses compatriotes ou un [94e] étranger, si lui-même n'en avait eu le loisir du fait du soin qu'il prenait des affaires publiques. (66) Mais c'est, camarade Anytos (67), j'en ai peur, qu'aretè n'était pas enseignable...
ANYTOS.-- Socrate, tu me sembles facilement mal parler des gens ! (68) Pour moi donc, je te conseillerais, si tu veux bien te fier à moi, de bien te tenir. (69) Qu'il soit peut-être aussi, dans une autre cité, facile de mal agir envers les gens plutôt que bien, dans celle-ci en tout cas, [95a] c'est tout à fait [sûr]. Je pense que toi aussi, tu sais ça.
SOCRATE.-- Ménon, Anytos me semble vraiment se fâcher, et je ne m'en étonne nullement, car il croit tout d'abord que moi, je dis du mal de ces hommes, et ensuite, il croit lui aussi être l'un d'eux. Mais celui-là, pour peu qu'un jour il apprenne à reconnaître ce que c'est que de mal parler, il cessera de se fâcher, mais pour l'instant, il ne sait pas le reconnaître... (70)
(1) « Fort à propos » traduit le grec eis kalon hèmin, mot à mot « en vue du beau (ou du convenable/favorable) pour nous », qu'on pourrait presque traduire par « pour notre bien ». Il y a une certaine ironie de la part de Platon à faire dire à Socrate que celui qui sera responsable de sa condamnation à mort se joint à la conversation « pour son bien », à lui, Socrate !... (<==)
(2) Le mot grec que je traduis par « compétent » est sophos, dont le sens premier est « habile », « qui maîtrise un art ou une technique », avant d'en venir à signifier « savant » ou « sage ». Dans le cas du père d'Anytos, dont on peut supposer qu'il avait fait fortune dans le tannage, si l'on en croit Xénophon qui, en Apologie, 29, nous parle d'Anytos élevant son fils dans le métier de tanneur, métier que lui-même avait sans doute hérité de son père, la sophia que lui prête Socrate a donc sans doute plus à voir avec une compétence technique qu'avec une sagesse morale ou politique. (<==)
(3) On ne sait rien d'autre sur le père d'Anytos, dont le nom, Anthémion, veut dire « petite fleur », que ce que nous en dit ici Platon. (<==)
(4) L'allusion
historique derrière cette remarque n'est pas claire. Ce que l'on sait,
c'est qu'il y avait à Thèbes à la fin de la guerre du
Péloponnèse,
un chef du parti démocrate du nom d'Ismènias, qui aida les démocrates
athéniens, dont faisait partie Anytos, à rentrer à Athènes
dont ils avaient été exilés par les Trente, et qui reçut
sans doute d'eux, en échange de son aide, d'importantes sommes d'argent.
On sait encore par Xénophon que cet Ismènias se laissa acheter,
quatre ans après la mort de Socrate, par un certain Timocratès
chargé par les Perses de fomenter en Grèce des révoltes
contre Sparte (Helléniques,
III, 5, 1). Par ailleurs, Platon le mentionne,
en
République,
I, 336a, aux côtés de Périandre, Perdiccas, et Xerxès,
dans une liste de personnes qui se croient puissantes du seul fait de leur
richesse.
Par ailleurs, le texte grec que j'ai traduit par « une fortune
d'homme tout-puissant » est ta polukratous chrèmata.
Or, Polukratès
peut aussi être un nom de personne : on connaît par Hérodote
un Polycrate, tyran de Samos (Enquête,
III, 39, sq), mais qui vivait au VIème siècle avant J.
C., et n'a donc rien à voir avec Ismènias. Certains, ayant
le passage des Helléniques cité plus haut
en tête, proposent
de lire Timokratès au lieu de Polukratès, mais
cela conduirait à faire commettre un anachronisme par Platon.
Se pourrait-il alors que Socrate fasse ici allusion à des sommes importantes
qu'Anytos lui-même aurait prises, justement sur la fortune amassée
par son père, pour acheter l'aide d'Ismènias, prêt à
tout pour de l'argent, et qui se serait cru devenu tout-puissant de ce fait ?
L'ironie n'en serait que plus mordante !...
Quoi qu'il en soit, et même si l'on perd une partie du sel de cette remarque,
il n'est pas nécessaire de résoudre cette énigme « historique »
pour comprendre ce que veut dire Socrate. Les commentateurs s'accordent pour
la plupart pour reconnaître qu'ici, Socrate ne loue le père d'Anytos
que pour mieux faire contraste avec lui. Or, si le père d'Anytos a fait
fortune grâce à son travail et à ses compétences,
cela veut probablement dire qu'Anytos, lui, n'a fait qu'hériter de cette
fortune. Et l'on sait par Aristote en particulier qu'il n'hésita pas
à acheter les juges avec cette fortune pour se tirer d'un mauvais pas
(voir la section de l'introduction au Ménon
le concernant). Bref, il n'y a pas qu'Ismènias qui se croyait tout-puissant
du fait de son argent !... (<==)
(5) « Compétence »
traduit sophia, dans la continuité de ma traduction de sophos
par « compétent » quelques lignes plus haut (cf. note
2).
« Application » traduit epimeleia, substantif décrivant
l'action décrite par le verbe epimeleisthai, « prendre soin
de, s'occuper de, surveiller », et aussi « s'appliquer à, s'exercer
à ». L'epimeleia, c'est donc le soin qu'on prend de quelque
chose, qu'il s'agisse d'affaires privées ou publiques, et le mot peut
signifier en particulier « surveillance, administration ».
Ce que veut donc dire Socrate, c'est que le père d'Anytos s'est enrichi
parce qu'il s'en est tenu à son domaine de compétence et a bien
pris soin de ses affaires, sans chercher, comme son fils, à se disperser
et à se mêler de choses (la politique) pour lesquelles il n'était
pas compétent. Dans la mesure où Socrate définira la justice
dans la cité comme le fait que chacun se consacre à l'activité
pour laquelle il est compétent et à celle-là seulement
( cf. République,
IV, 433a-d) et considèrera comme une injustice nocive pour la cité
le mélange des genres selon lequel, par exemple, un artisan se mêle
de vouloir diriger la cité en se lançant dans la politique (République,
IV, 434b-c) comme justement Anytos, présenté par Socrate dans
l'Apologie comme le représentant « des artisans et des
politiciens » (Apologie,
23e6), on peut dire qu'Anthémion, lui au moins, était « sage
(sophos) » en restant à sa place d'artisan tanneur, de la
sagesse appropriée à son état. (<==)
(6) Les qualificatifs
utilisés ici sont :
- huperèphanos, traduit par « arrogant » :
ce mot est le plus souvent péjoratif, et signifie quelque chose comme
« qui se donne des airs supérieurs » (bien que l'étymologie
soit peu claire), c'est-à-dire « fier, orgueilleux, méprisant,
dédaigneux » ; en un sens plus positif, il peut parfois signifier
« magnifique, splendide ».
- ogkôdès, traduit par « bouffi d'orgueil » :
cet adjectif dérive du mot ogkos, qui veut dire au sens propre
« volume, masse d'un corps », et au figuré « poids,
importance », ou, en mauvaise part, « prétention » ;
ce terme peut ainsi s'appliquer au style pour signifier soit « majesté », soit
« enflure, emphase ». Ogkôdès en
dérive par adjonction du
suffixe -ôdès, dérivé du verbe ozein,
« sentir,
exhaler une odeur », qui signifie « qui ressemble à (par
l'odeur) », comme le suffixe voisin -eidès signifie
« qui ressemble à
(par la vue, par l'apparence) ». on pourrait donc traduire ce mot presque
mot à mot par « puant d'enflure ».
- epachthès, traduit par « insupportable » :
ce mot est composé du préfixe epi- (« sur ») et
du nom achthos, qui signifie « charge, fardeau », au sens physique
impliquant une idée de poids, ou au sens analogique de « peine ».
Epachthès signifie donc au sens propre « qui pèse sur »,
« qui est à charge », et donc « importun, insupportable ».
- kosmios, traduit par « décent » : ce
terme est dérivé de kosmos, dont le sens premier est
« ordre,
bon ordre », au sens matériel aussi bien que moral. Dire de quelqu'un
qu'il est kosmios, c'est dire qu'il mène une vie bien ordonnée,
bien réglée, dans le respect des convenances et des bonnes mœurs.
- eustalès, traduit par « correct » :
cet adjectif est dérivé du verbe stellein, qui signifie
« disposer, préparer, pourvoir d'armes, vêtir ». Être
eustalès, c'est donc être « bien (eu-) pourvu,
bien équipé », c'est-à-dire avoir une tenue correcte,
et aussi, parce que celui qui a la tenue appropriée fait aisément
ce pour quoi il est équipé, « aisé, facile ». (<==)
(7) « Il
a bien élevé et éduqué » traduit le grec
eu ethrepsen kai epaideusen. Ethrepsen est l'aoriste du verbe
trephein, dont le sens est « rendre gras, engraisser, nourrir »,
c'est-à-dire « élever », en pensant plus particulièrement
au corps, par opposition à paideuein, dont epaideusen est
l'aoriste, qui, lui, insiste plus sur l'éducation au sens d'instruction,
c'est-à-dire à la formation de l'« âme ».
Notons par ailleurs que cette dernière partie de la phrase lève
une ambiguïté sur la partie médiane, dont on ne savait pas
trop si elle concernait encore Anthemion ou bien Anytos : Socrate a commencé
sa phrase par prôton men (« premièrement »)
qui introduisait ce qu'il avait à dire sur le père d'Anytos, et
qui laissait supposer que l'epeita (« puis ») qui
ouvrait la seconde partie de la phrase (« et puis du reste... ») allait
introduire d'autres remarques sur Anytos lui-même. Mais cette dernière
partie de la phrase, « il a bien élevé et éduqué... »,
introduite par un second epeita, concerne à l'évidence
encore le père d'Anytos, puisque la preuve donnée par Socrate
de ce qu'il avance, ce sont les magistratures confiées par les Athéniens
à celui qui a été « bien élevé et
éduqué », ce qui ne peut concerner qu'Anytos lui-même,
pas son fils, dont Xénophon nous apprend qu'il était un propre
à rien (Apologie,
31). Bref, tout ce que Socrate a dit jusqu'ici concerne le père d'Anytos,
pas Anytos lui-même. (<==)
(8) Je traduis
hairountai auton par « ils se le sont choisi » pour rendre
sensible le caractère réflexif du moyen utilisé ici :
les Athéniens ont choisi Anytos comme magistrat pour eux.
Il faudra relire cette présentation d'Anytos à la lumière
de la discussion qui va suivre, où il va être question de l'incapacité
où se sont trouvés les plus grands politiciens d'Athènes
à transmettre leur aretè à leurs propres enfants.
Anytos est en effet présenté ici comme le fils d'un artisan qui,
lui, savait rester à sa place, mais n'a pas su transmettre cette « sagesse »
à son fils, lequel a cru que l'argent de son père suffisait à
lui acheter la toute-puissance politique. Un Anytos qui, par ailleurs, n'hésite
pas à recevoir Ménon mais se méfie de Socrate, prouvant
par là son flair pour reconnaître les bons et les méchants !...
(<==)
(9) Pour la traduction de didaskaloi par « enseignants », voir la note 27 à ma traduction de la section précédente du Ménon. Pour les raisons qui me font ne pas traduire le mot aretè, voir la section qui lui est consacrée dans l'introduction générale au Ménon (<==)
(10) L'exemple de la médecine n'est pas pris au hasard par Socrate. Il est pertinent dans cette discussion pour deux raisons au moins. La première est que l'objet de la médecine est le soin du corps de l'homme. Or, si l'homme n'est que son corps, s'il n'a pas quelque chose que l'on pourrait appeler une « âme » dont le corps ne serait que la demeure, alors, on peut sérieusement se demander si l'aretè de l'homme, son excellence, ne commence pas par, voire ne se limite pas à, l'aretè de son corps, la santé, ce qui ferait du médecin un producteur d'aretè. D'autre part, et quoi qu'il en soit de ce premier point, la médecine était devenue, au temps de Socrate, et sous l'impulsion d'Hippocrate de Cos, une véritable « science », en ce que le raisonnement et l'exploitation systématique des résultats de l'expérience avaient pris la place de la magie et des pratiques rituelles. Certes, on était encore loin des techniques de la médecine moderne, mais il ne faut pas juger la médecine hippocratique sur le fossile ridicule et dévitalisé qu'elle était devenue au temps de Molière et du Malade Imaginaire, mais sur le progrès qu'elle pouvait représenter par rapport à ce qui l'avait précédée au temps où elle a pris naissance. Réfléchir, comme le firent Hippocrate et ses collègues et successeurs, sur les liens qu'il pouvait y avoir entre le régime alimentaire, ou les conditions climatiques, et la santé, traiter le corps comme un tout et essayer de trouver des explications « rationnelles » (aussi « ridicules » peuvent-elles nous paraître aujourd'hui) aux maladies, tout cela procède effectivement d'une démarche, d'un état d'esprit, que nous pouvons encore qualifier de « scientifique ». (<==)
(11) L'exemple
du cordonnier non plus n'est pas pris au hasard. Le cordonnier, c'est celui
qui prend soin des pieds de manière purement externe, en les emballant
dans une « peau » artificielle (le mot traduit par « cordonnier »
est skutotomos, qui signifie étymologiquement « coupeur (tomè = « coupure »)
de peaux (skutos) »). C'est donc aussi quelqu'un qui prend soin du
corps, et de la partie du corps la plus « basse », la plus près
de la terre et de la matière tangible, l'analogue donc, du côté
du corps, de ce que sont les epithumiai, les « passions », du
côté de l'âme tripartite de la République.
Mais les pieds, c'est aussi ce qui nous permet de nous mouvoir, c'est-à-dire
d'être des animaux et non des plantes, et à ce titre donc un concurrent
de l'âme qui, si elle existe, est la source de ces mouvements, ce qui
nous « anime » en nous donnant des « raisons » de bouger. Or,
le soin que donne le cordonnier à cette partie du corps, c'est de cacher
la peau dont nous a doté la nature par une autre peau, morte, prise sur
des animaux moins bien dotés que nous par la nature, puisque sans « raison »...
Ceci dit, le cordonnier, au delà de tout ce symbolisme, n'est que le
plus humble des artisans du vêtement, de la mode, du « maquillage »,
et donc le représentant de tous les corps de métiers qui fournissent
leurs « armes » à ceux pour qui l'aretè de l'homme
se mesure à son apparence, à son « vêtement » (au
sens le plus large), à une « peau » qui n'est même pas
la sienne, même matériellement !... On peut d'ailleurs rapprocher
ce passage du passage de l'Alcibiade où Socrate, cherchant ce
que signifie le « Connais-toi toi-même » de Delphes et comment
on peut « prendre soin de soi (heautou epimeleisthai) » (Alcibiade,
127e9), commence son interrogatoire par des questions sur le soin des pieds
et en vient à parler de cordonniers (Alcibiade,
128a-d).
Notons encore que, si de fait Anytos et son père étaient tanneurs,
ils avaient sans doute en particulier pour clients des cordonniers, et que les
cordonniers étaient donc, en partie au moins, à l'origine de la
fortune dont Anytos avait hérité de son père, et donc de
son pouvoir politique, acheté à l'aide de cette fortune. (<==)
(12) L'adverbe grec traduit par « de belle manière » est kalôs, l'adverbe construit sur l'adjectif kalos, « beau ». On pourrait traduire par « bien », mais on perd alors justement toute trace du lien étroit que faisaient les grecs entre « beau » et « bon ». C'est pourquoi je préfère garder dans la traduction les références au beau quand elles sont présentes dans le texte grec, même au prix de tournures qui peuvent sembler désuètes ou pédantes en français. (<==)
(13) « Nous ferions preuve de bon sens » traduit le grec sôphronoimen an, dans lequel on trouve le verbe sôphronein, construit sur sôphrôn, « sain d'esprit », c'est-à-dire « sensé, sage, prudent ». Sôphronein, c'est être sôphrôn. (<==)
(14) « Au vu de tout ça » traduit le grec pros tauta blepsantes, mot à mot « regardant vers ces [choses] ». Le verbe blepein utilisé ici par Socrate fait explicitement référence au sens de la vue et est beaucoup moins ouvert à des sens analogiques que le verbe idein, par exemple. (<==)
(15) L'explication
que propose Socrate à Anytos est pour le moins ambivalente : il
ne suggère pas que notre choix serait sensé parce qu'il se porterait
sur des gens qui ont fait preuve de leur compétence, mais sur des gens
antipoioumenous tès technès (« qui se targuent de
posséder cette technique »), c'est-à-dire « se faisant
eux-mêmes possesseurs de la technique ». Le verbe utilisé,
antipoieisthai, moyen de antipoiein, est construit sur le verbe
poiein, « faire », à l'aide du préfixe anti-,
« en face de », et signifie donc mot à mot quelque chose comme
« se faire en face de », c'est-à-dire, « se poser en »,
comme on dirait en français par exemple, « cet homme politique se
pose en défenseur des droits de l'homme ». Ici, il s'agit de « se
poser au regard de » tès technès, de la technique qu'il
est question d'apprendre, c'est-à-dire de se donner pour possesseur ce
celle-ci.
Quant à la seconde garantie qui fonderait notre choix, c'est le fait
que ces spécialistes autoproclamés « se font payer un salaire
(misthon prattomenous) » pour « cela même (ep' autô(i)
toutô(i)) », sans d'ailleurs qu'on sache trop si ce « cela
même » concerne leur enseignement éventuel, dont il est question
immédiatement après, ou plutôt le prix des services que
leur permet d'offrir leur prétendue technique (le mot misthon,
peut en effet désigner les honoraires d'un médecin aussi bien
que le salaire d'un maître qui apprend le métier, et par ailleurs,
il n'est pas sûr, si l'on pense plutôt au cordonnier, que l'artisan
qui prenait chez lui un apprenti pour lui apprendre son métier lui faisait
payer un « salaire »).
Enfin, nos candidats enseignants sont dits apophènantas hautous
didaskalous
(mot à mot « déclarant eux-mêmes enseignants ») :
le verbe apophainein utilisé ici veut dire « faire paraître,
faire connaître », ou encore « déclarer »,
y compris dans le sens de « déclarer ses revenus » en
vue de l'impôt.
Ce verbe est dérivé du verbe phainein, « paraître »,
dont vient le passif phainomena, « ce qui apparaît »,
ce qui se donne à voir aux sens plutôt qu'à la raison,
transposé
en français dans le mot « phénomène ». Une
fois encore, le langage suggère des gens autoproclamés compétents
qu'on ne juge que sur les apparences.
Bref, Socrate demande en fait à Anytos si c'est faire preuve de bon
sens (sôphronein) que de croire les gens sur parole en ce qui
concerne leurs compétences, de se fier aux apparences, et d'admettre
que le fait que les gens se fassent payer leurs services est un gage de compétence !...
Il est vrai que ce n'est pas le problème du tanneur que de savoir si
le cordonnier qui lui achète ses peaux est un bon ou un mauvais cordonnier
du moment qu'il paie les peaux qu'il achète. Et s'il a les moyens
de payer, c'est qu'il trouve des clients pour lui acheter les chaussures
qu'il fabrique, et que donc il ne doit pas être si mauvais cordonnier
que ça !...
Dès ses premières questions, Socrate révèle Anytos
pour ce qu'il est, un simple commerçant qui croit que l'argent mesure
la valeur. Mais la logique commerciale est-elle aussi celle de l'aretè ?...
(<==)
(16) Le jeu de la flûte (ou de l'instrument à vent que les grec appelaient aulos, et qui, semble-t-il, était plutôt un instrument à anche du genre de la clarinette ou du hautbois) nous fait passer des soins du corps au domaine du mousikon, c'est-à-dire, dans le programme éducatif que Socrate propose dans la République, tout ce qui est relatif aux Muses, et pas seulement la musique au sens actuel du terme. Ces arts des Muses sont en quelque sort les disciplines propres à former l'âme, à côté de la gymnastique qui forme le corps, et l'expression mousikos aner signifie pour les grecs de ce temps-là « homme cultivé ». Mais, en choisissant l'aulos, Socrate introduit la « musique » par son côté le plus « vulgaire » et le moins noble. Cet instrument était en effet celui dont jouaient à Athènes des femmes, généralement des esclaves, dans les beuveries entre hommes du genre de celle racontée dans le Banquet, et ces femmes, les seules admises dans ces réunions, une fois les convives saouls, ne se contentaient sans doute pas de leur jouer de la musique, mais devaient aussi servir à leurs plaisirs de chair. C'est sans doute pour cela que la première mesure que suggère Eryximaque pour donner au banquet raconté par Platon une dimension plus « intellectuelle » est de chasser la joueuse d'aulos (Banquet, 176e). (<==)
(17) « Tout à fait insensé » traduit le grec pollè anoia, mot à mot « un grand manque d'intelligence ». Une anoia, c'est l'acte de celui qui est anous, c'est-à-dire privé de nous, d'esprit, d'intelligence. Plutôt que de traduire par « sottise » ou « folie », je préfère utiliser un terme qui suggère une privation, et ce dont on est privé. A la fin de la phrase, la pollè anoia devient pollè alogia, mot à mot « un grand manque de raison », que je traduis par « tout à fait illogique », « illogique » étant presque le décalque du grec alogos, dont dérive alogia, et qui veut dire « privé de logos », c'est-à-dire (entre autres) « irrationnel, déraisonnable ». (<==)
(18) Ce qui
commençait comme anoia et finissait en alogia chez
Socrate devient amathia chez Anytos, mot que je traduis par « manque
d'instruction »
et dans lequel on retrouve la racine commune à tous les mots traduits
ici par des mots de la famille d'« étude » : étudiant
(mathètès), étudier (manthanein),
objet d'étude
(mathèma). Les termes utilisés par Socrate laissaient
planer le doute sur la cause de la « sottise » ou « folie » dont ferait
preuve qui agirait comme le décrit Socrate : manquer de nous,
ou de logos, peut être en effet dû à une tare
naturelle, tous n'ayant pas de naissance les mêmes capacités
intellectuelles. En parlant d'amathia, Anytos reporte explicitement
la responsabilité
sur celui qui n'a pas pris la peine d'apprendre, de se faire mathètès
pour cultiver les capacités qui sont en lui.
En Sophiste,
229a-d, l'étranger, faisant une analyse des différentes formes
d'enseignement (didaskalikè technè) susceptibles de nous
délivrer de l'ignorance (agnoia), distingue une forme d'ignorance
qu'il considère plus grande que toutes les autres, celle qui consiste
à « s'imaginer savoir ce qu'on ne sait pas (to mè
kateidota ti dokein eidenai) », et il lui réserve justement le
nom d'amathia. Il utilise cette division des formes d'ignorance pour
distinguer d'une part les dèmiourgikas didaskalias, c'est-à-dire
les « enseignements artisanaux », ceux qui servent à apprendre
un métier spécifique de dèmiourgos, d'artisan, et
que nous appellerions aujourd'hui « enseignements professionnels »,
qui guérissent des formes d'ignorance autres que l'amathia, c'est-à-dire
de celles où nous ne prétendons pas savoir lorsque nous ne savons
pas (quelqu'un qui ne sait pas faire des chaussures, par exemple, ne prétendra
pas savoir), et d'autre part la paideia, que nous pourrions traduire
par « éducation libérale », qui, elle, est spécifiquement
destinée à nous guérir de l'amathia.
Or, ce qu'Anytos considère comme un manque d'éducation, à
savoir, le fait de penser que l'on peut apprendre auprès de quelqu'un
qui dit lui-même n'être pas didaskalos (« enseignant »),
qui n'a pas d'élèves, qui ne se fait pas payer pour vous apprendre
quelque chose qu'il prétendrait savoir et même ne prétend
pas vous apprendre quoi que ce soit, c'est très exactement ce qu'Anytos
va reprocher à Socrate en le traînant au tribunal !...
Ce faisant, Anytos se révèle donc, de son propre aveu,
pour ce qu'il est, un dèmiourgos (artisan) sans éducation
(paideia)
qui croit savoir ce qu'il ne sait pas le moins du monde. Et d'ailleurs, toute
la suite va nous montrer un Anytos qui refuse de fréquenter les
sophistes, et qui prétend savoir à quoi s'en tenir sur
eux sans avoir besoin de les voir à l'œuvre, c'est-à-dire
en quelque sorte, sans les
« étudier », bref, un Anytos qui « sait », de science
infuse, à quoi s'en tenir sur les gens, au point de préférer
un jeune étranger formé par un de ces sophistes qu'il méprise
à son compatriote Socrate qu'il a pourtant l'occasion de voir à
l'œuvre... (<==)
(19) « Il désire » traduit le grec epithumei, du verbe epithumein, dérivé d'epithumia, le mot employé au pluriel (epithumiai) par Socrate dans la République pour désigner collectivement les parties inférieures de l'âme. En choisissant ce verbe, Socrate suggère discrètement que ce n'est pas la raison qui parle en Ménon, mais les « tripes ». (<==)
(20) Je traduis ici encore sophia par « compétence », comme en 90a5 (cf. note 5), pour rendre sensible dans la traduction le fait que c'est le même mot qui est utilisé ici et auparavant. Il est probable que Socrate et Anytos ne mettent pas la même chose sous ce terme, mais aucun mot français ne permet de conserver toutes les connotations du mot grec, qui vont de la simple compétence professionnelle à la sagesse au sens le plus noble du terme, idéal inaccessible à l'homme en cette vie pour le Socrate de Platon, c'est-à-dire, si l'on veut, de la compétence comme cordonnier ou tanneur à la « compétence » comme homo sapiens... (<==)
(21) « Les hommes » traduit le grec hoi anthrôpoi. En utilisant cette expression, Socrate suggère que, contrairement à Ménon, il cherche bien ce qui peut rendre tous les hommes bons, « hommes » étant pris ici au sens de l'espèce, sans distinction de sexe. (<==)
(22) « Gèrent de belle manière les maisons et les cités » traduit le grec tas te oikias kai tas poleis kalôs dioikousi. Cette formule s'inspire de ce qu'a dit Ménon en 71e2-7 revu et corrigé par Socrate en 73a6-7 et confirme ce que je disais dans la note précédente. Pour Ménon, en effet, ce sont les hommes (au sens de « mâles ») qui s'occupaient des affaires de la cité (ta tès poleôs prattein) et les femmes qui gèrent la maison (autèn tèn oikian eu oikein). Dans sa reformulation en 73a6-7, Socrate avait conservé la distinction des rôles, mais commencé le nivellement en utilisant le même verbe, dioikein, celui qu'il utilise ici et que Ménon n'avait utilisé que pour la femme, sans doute parce qu'il est construit sur la racine oikos, « maison » (cf. note 44 à ma traduction de 73a6-7), aussi bien pour l'activité de l'homme à l'égard de la cité que pour celle de la femme à l'égard de la « maison » (qu'il faut prendre au sens large qui inclut la maison, la famille qui l'occupe, la domesticité et tout ce qui est nécessaire pour faire vivre ce petit monde, bref, dans le sens de « affaires domestiques » par opposition à « affaires publiques »). Dans cette reformulation ouverte, Socrate montre donc qu'il s'intéresse aussi bien aux hommes qu'aux femmes, mais il laisse ouverte la question de savoir si ce sont les mêmes anthrôpoi qui s'occupent aussi bien des « maisons » que des cités, ou des anthrôpoi différents, de même sexe ou de sexes différents. Et, quand on a lu la République, on peut penser que, pour lui, tas oikias dioikein peut se comprendre, non seulement au sens propre concernant plus spécifiquement les femmes, mais aussi dans le sens analogique applicable aussi bien aux hommes qu'aux femmes de « faire le ménage devant sa porte », c'est-à-dire mettre de l'ordre dans la « maison » que constitue le corps pour l'âme en assurant l'harmonie intérieure qui est le préalable à l'harmonie sociale. (<==)
(23) « Prennent soin » traduit le grec therapeuousi, du verbe therapeuein, issu d'un mot, therapôn, qui, chez Homère, sert à désigner le compagnon d'un prince, son écuyer ou celui qui l'aide à passer son armure, par exemple (c'est le rôle que joue Patrocle par rapport à Achille), et qui en vient à désigner un serviteur dans un sens plus général, y compris pour parler de ceux qui sont au service d'un temple ou d'un dieu. Therapein, c'est donc « prendre soin », « servir », mais aussi « honorer », en particulier les dieux ou les ancêtres, et finalement « soigner », au sens médical du terme, qu'on retrouve dans le français « thérapie » et les mots de même famille. Le verbe évoque donc aussi bien le respect dû aux parents dans la force de l'âge que les soins que l'on peut avoir pour eux lorsqu'ils sont devenus vieux et ne peuvent plus seul subvenir à leurs besoins. (<==)
(24) Le verbe grec traduit par « savent » est epistantai, du verbe epistasthai, le verbe de même racine qu'epistèmè, mot qui joue un rôle central dans la section précédente (sur ce mot, voir la note introductive à cette section). L'usage de ce verbe pour parler des devoirs de l'hospitalité, après toute la discussion qui vient d'avoir lieu sur le rapport entre epistèmè et aretè mérite d'être souligné. (<==)
(25) « Homme
de bien » traduit andros agathou. Ici, l'anthrôpos,
homo sapiens, a laissé la place à l'anèr,
le « mâle » par opposition à la femelle.
Il est vrai qu'anèr
peut parfois avoir un sens moins spécifiquement sexué et qu'agathos
anèr est presque une expression toute faite, comme « honnête
homme » ou « homme de bien » en français,
mais la connotation « sexiste » de l'expression ne disparaît
pas tout à fait
(de même, en français, on ne dirait pas d'une femme qu'elle est
« honnête homme »). Ceci dit, on peut remarquer que Socrate
introduit cette expression visant plus spécifiquement les hommes par
opposition aux femmes pour parler d'un devoir, celui de l'hospitalité,
qui implique justement à la fois l'homme et la femme, et même
presque plus la femme que l'homme, puisqu'il s'agit en particulier de loger
les hôtes
dans une maison bien tenue, propre et accueillante, de les nourrir convenablement,
et de les faire servir par des domestiques bien formés, toutes conditions
qui dépendent plus du travail de la maîtresse de maison que
de son époux...
Par ailleurs, par rapport à ces devoirs d'hospitalité, Socrate
emploie, non pas un, mais deux verbes, et deux verbes qui décrivent
des activités contraires : hupodexasthai, traduit par
« recevoir
chez eux », et apopempsai, traduit par « renvoyer ».
Si le premier de ces deux verbes n'appelle pas de remarques particulières,
sinon que le préfixe hupo-, ajouté au verbe dexasthai,
qui, seul, veut déjà dire « recevoir », implique bien
l'idée de « recevoir sous », sous-entendu,
« son toit », c'est-à-dire « chez soi », le second
verbe pose question, et c'est pour rendre sensible cette question que je l'ai
traduit par un simple « renvoyer », qui en
est le sens premier. Apopempsai est
en effet construit par adjonction du préfixe apo-, « en
s'éloignant de », au verbe pempsai, « envoyer »
(que l'on a rencontré plusieurs fois dans l'échange qui a précédé,
lorsqu'il était question d'« envoyer » qui
voudrait apprendre
para tinos, « auprès de quelqu'un » qui
pourrait lui apprendre ce qu'il veut apprendre). Le verbe peut donc avoir des
significations assez différentes selon le contexte du renvoi :
il peut aussi bien vouloir dire « prendre congé » d'un
hôte avec lequel on est en
bon termes que « répudier » une femme dont on divorce, « envoyer »
des cadeaux ou des offrandes en un lieu éloigné que « renvoyer »
un domestique. La question qui se pose ici est de savoir si Socrate veut
seulement souligner que les devoirs d'hospitalité ne se limitent pas à savoir
accueillir ses hôtes, mais impliquent aussi, vis à vis de ces
mêmes
hôtes, qu'on sache leur dire au revoir avec autant de faste qu'on leur
a souhaité la bienvenue (c'est sans doute la manière dont le
comprennent Anytos et Ménon, et avec eux, tous des traducteurs), ou
s'il ne suggèrerait
pas plutôt que l'« homme de bien » est celui qui sait recevoir
qui est digne de sa fréquentation, voire de son amitié, et donner
congé à qui ne la mérite pas, ce qui serait une pique
au passage envers Anytos, qui n'hésite pas à accueillir Ménon,
l'étranger, chez lui et fera condamner à mort Socrate, son
concitoyen, avant longtemps...
Et si l'on pousse l'analogie évoquée dans la note
22 entre « maison » et « personne privée » par opposition
à « personne publique », l'idée d'hospitalité se
transpose en ce que l'on doit et ne doit pas « accueillir » en soi,
qu'il s'agisse de passions qui sont en nous par nature (les politai)
et que l'on peut soit laisser nous envahir, soit domestiquer, ou d'opinions
ou de connaissances qui nous viennent du dehors (les xenoi) et parmi
lesquelles il nous faut faire un tri.
Si maintenant on considère globalement cette reformulation par Socrate
que ce qu'il présente comme ce que lui a dit désirer Ménon,
on voit que Socrate a librement adapté les paroles de celui-ci et
quelque peu brodé dessus : Ménon n'a jamais parlé d'hospitalité,
ni même de prendre soin de ses parents. Faut-il alors en conclure
que Socrate décrit ici ce que lui considère comme aretè,
ou qu'il se moque de Ménon ? Si l'on en reste à la surface
des choses, on peut simplement penser que Socrate « adapte » les paroles
de Ménon dans le sens qu'il sait devoir plaire à Anytos,
en ne faisant que faire ce qu'il se doute que Ménon aurait fait
par hypocrisie si il lui avait donné la parole. Mais si l'on gratte
sous la surface, on a vu que les choses étaient beaucoup moins
simples qu'il n'y paraît
et qu'il y avait une manière de comprendre ce que dit Socrate qui nous
rapproche de ce qu'il considère lui-même comme aretè.
Enfin, il est intéressant de regarder en quoi celui à qui Socrate
demande ainsi conseil est « compétent » vis à vis
de ces différentes exigences dans sa propre « maison ». Or Anytos
(voir
introduction au Ménon pour
les sources de ces diverses informations) n'a pas montré de grandes
capacités
dans la gestion de sa « maison », puisque, comme nous l'apprend Xénophon,
son fils est devenu un bon à rien et un ivrogne, ni dans la gestion
de la cité, puisque ses expériences en tant que stratège
se sont terminées par un désastre, qu'il n'a, semble-t-il,
pas hésité
à corrompre les juges pour se sortir de ce mauvais pas, et qu'il a fait
condamner à mort l'un des meilleurs de ses citoyens ; vis à
vis de ses parents, Socrate laisse entendre qu'il a plus cherché à
s'acheter une carrière politique avec la fortune faite par son père
(voire à acheter les juges pour se sortir d'une mauvaise affaire due
à son incompétence militaire, comme nous l'apprend Aristote)
qu'à
prendre avec elle soin de ses parents âgés ; et en fait d'hospitalité,
il semble qu'en tant qu'exilé au moins, du temps des Trente, il ait
plus eu à bénéficier de celle des autres, qu'à offrir
la sienne à d'autres, et, quand, une fois revenu au pouvoir, il reçoit
un étranger, ce n'est autre que Ménon, dont l'avenir montrera
ce qu'il vaut. (<==)
(26) Le texte
grec des manuscrits pour cette phrase est : tautèn oun tèn
aretèn skopei para tinas an pempontes auton orthôs pempoimen,
mot à mot : « cette donc la aretèn examine
auprès desquels éventuellement envoyant lui droitement nous l'enverrions ».
Certains éditeurs pensent qu'il y a une lacune après aretèn
et introduisent un mathèsomenon, ce qui donne : « pour
étudier cette aretèn, vois etc. » Cette
addition ne me semble pas indispensable, l'accusatif tèn aretèn
pouvant très bien se comprendre seul en tant qu'accusatif de relation,
dans le sens de « pour ce qui est de cette aretèn », « par
rapport à cette aretèn ». En fin de compte, le sens
général n'est pas affecté et, si le texte des manuscrits
est correct, on peut voir là une précaution de Socrate qui ne
veut pas donner l'impression, en utilisant un verbe comme manthanein,
qu'il admet implicitement que l'aretè peut s'enseigner et s'apprendre
dans une discussion où c'est justement ce qui est en question.
Pour le reste de la phrase, je conserve l'ordre du grec au prix de quelques
aménagements de ponctuation que je m'autorise du fait que la ponctuation
n'existait pas au temps de Platon dans les textes écrits. Et je traduis
orthôs par « à bon droit » pour rendre sensible
la parenté qu'il y a en grec entre cet adverbe et l'adjectif orthos,
qui veut dire « droit » aussi bien au sens « géométrique »
qu'au sens moral, comme on l'a vu dans les sections antérieures du dialogue
où cet adverbe apparaissait déjà (voir la note
8 sur la traduction de 73e7, première
apparition dans notre dialogue de l'adverbe orthôs, dans la bouche
de Ménon, adverbe qui reviendra avec insistance dans la dernière
partie du dialogue, puisqu'on le trouve 18 fois entre 96d1
et 99e1, dans une discussion où il est
aussi question de l'orthè doxa, « opinion droite »). (<==)
(27) Socrate a soin, dans cette phrase, de réutiliser les mêmes mots que ceux qu'il a utilisés auparavant : tous hupischoumenous aretès didaskalous einai (« ceux qui se font fort d'être enseignants d'aretès »), là où il avait parlé de tous hupischoumenous didaskein tèn technèn (« ceux qui se font fort d'enseigner la technique ») (90e2) ; apophènantas hautous koinous tôn Hellènôn tô(i) boulomenô(i) manthanein (« se déclarent à la disposition commune de quiconque parmi les Grecs veut étudier »), comme il avait parlé de gens apophènantas hautous didaskalous tou boulomenou ienai kai manthanein (« se déclarant enseignants de ceux qui veulent bien venir et étudier ») (90d3-4) ; miston toutou taxamenous te kai prattomenous (« après avoir fixé un salaire pour ça et se l'être fait payer ») comme il avait dit par deux fois miston prattomenous (« se font payer un salaire ») (90d3 et 90e3). Bref, le piège se referme sur Anytos, qui acceptait sans sourciller ces critères aussi longtemps qu'il ne s'agissait pas d'aretès. (<==)
(28) « Les hommes » traduit le grec hoi anthrôpoi. On pourrait traduire plus naturellement par « les gens », mais on perdrait ainsi le poids que peut avoir cette formule dans une discussion où l'on cherche à savoir comment devenir un « homme (anthrôpos) » dans le sens le plus plein du terme. (<==)
(29) « Sophiste » n'est que le décalque en français du mot grec sophistès. Ce mot est déjà apparu dans le dialogue, en 85b4, dans un sens qui n'avait rien de péjoratif : il désignait alors, à la fin de la discussion avec l'esclave, les « spécialistes » (c'est comme cela que je l'avais alors traduit : cf. note 33 sur ce texte) qui savaient que le ligne désignée par Socrate s'appelle « diagonale ». Ici, une traduction par « spécialistes » ne conviendrait guère plus qu'une traduction par « sophistes » dans le dialogue avec l'esclave. Et ceci montre justement qu'au temps de Socrate, le mot n'avait pas la connotation presque exclusivement péjorative, ou du moins spécialisée pour décrire une catégorie particulière d'individus, qu'il a pour nous aujourd'hui. Reste que, même pour Anytos, dans le contexte de la discussion actuelle, et après ce qui vient d'être dit, il n'y a pas de doute dans son esprit sur les individus auxquels pense Socrate. (<==)
(30) Pour la traduction de euphèmei par « ne blasphème pas », voir la note 99 à ma traduction de République, VI, 509a9. On notera que c'est en jurant « par Héraclès » qu'Anytos demande à Socrate de modérer son langage et de mieux parler, et que ce n'est d'ailleurs pas ici la seule fois où il jure au cours de cette brève conversation avec Socrate, puisqu'il trouve le moyen d'employer par trois fois l'expression ma Dia, « par Zeus » (90e9, 92b7 et 93e9), équivalent de notre « bon Dieu ! ». (<==)
(31) « Se
ruiner » traduit le grec lôbèthènai, et « ruine »
traduit lôbè, le nom dont dérive le verbe lôbèsthai.
Il faut comprendre ici « ruine » dans un sens plus large que simplement
financier, dans le sens où l'on dirait de quelqu'un qu'il se ruine la
santé, par exemple. Le mot lôbè signifie « outrage,
violence, mutilation », évoquant l'idée de déshonneur,
de honte. J'ai cherché une traduction qui me permette d'utiliser pour
le verbe et le nom des mots de même racine, et qui soit adaptée
à ce dont il est question (la fréquentation des sophistes) et
à celui qui parle (Anytos, dont le sens de l'honneur n'est sans doute
pas la qualité première).
« Corruption » traduit le grec diaphthora,
substantif dérivé du verbe diaphtheirein, qui signifie
« détruire,
dévaster, ruiner, pourrir, gâter, corrompre, séduire (une
femme) », avec une idée de complétude induite par
le préfixe
dia-. C'est le verbe qui est utilisé dans l'acte d'accusation
contre Socrate dont Anytos était l'inspirateur, tel que nous le livre
Socrate dans l'Apologie (Apologie,
24b8-c1), et tel que le confirme Xénophon dans les Mémorables
(Mémorables,
I, 1, 1), pour dire qu'il « corrompt la
jeunesse ». Comme la traduction de diaphtheirein par
« corrompre » dans l'acte d'accusation de Socrate est presque universellement
admise, je traduis ici diaphthora
par « corruption », même si le substantif a pris
en français
un sens plus spécialisé lorsqu'il est question de personnes,
pour rendre sensible en français ce qui l'est en grec, à savoir,
la parenté de langage entre ce que dit ici Anytos et l'acte d'accusation
de Socrate. (<==)
(32) Si Anytos pense effectivement ce qu'il dit ici, il faut croire qu'au contraire de Socrate, il ne s'est pas rendu compte que son hôte Ménon avait fréquenté Gorgias, et que donc sa « ruine » et sa « corruption » n'étaient pas encore si visibles que ça, pour lui du moins, puisqu'il accepte de le recevoir sous son toit !... (<==)
(33) « De ceux qui se targuent de savoir rendre quelque service » traduit le grec tôn antipoioumenôn ti epistasthai euergetein. On retrouve dans cette expression le verbe antipoieisthai, déjà rencontré en 90d2 (cf. note 15), ainsi que le verbe epistasthai, « savoir », lui aussi rencontré en 91a6 (cf. note 24). Quant au verbe eu-ergetein, il signifie au sens propre « faire (ergazesthai) du bien (eu) ». On pourrait traduire ti euergetein par « faire un certain bien », ce qui n'est pas tout à fait la même chose que « faire le bien » absolument, et qui amène à se poser la question du genre de bien dont on parle. (<==)
(34) « Ils ne bénéficient pas » traduit le grec ouk ôphelousin, dans lequel on retrouve le verbe ôphelein, déjà rencontré en 77d1. Pour la traduction de ce verbe par « bénéficier », voir la note ad loc. Ici, il s'agit de bénéficier « à ce que quelqu'un leur confierait », avec un neutre (ho ti) qui indique que ce qu'a en vue Socrate est très large, et concerne aussi bien le « bien » que peut faire un cordonnier à la chaussure qu'on lui donne à réparer que le « bien » que peut faire un maître à l'enfant que lui confie son père pour l'éduquer. (<==)
(35) Il se peut qu'il y ait ici un rapprochement voulu par Socrate entre ce diaphtheirousin (« ils corrompent ») et le diapherousin (« ils diffèrent ») utilisé un peu plus haut dans la phrase, qui serait comme une sorte d'explication implicite suggérée par Socrate de la réaction d'Anytos : ils sont différents, donc ils sont nuisibles ! C'est là la source de tous les « racismes ». (<==)
(36) Je continue à traduire sophia par « compétence » (cf. notes 2 et 5) pour ne pas changer de traduction dans le cours de cette discussion. (<==)
(37) Le mot
traduit par « sculpteurs » est andriantopoiôn, étymologiquement
« faiseur (poiôn, du verbe poiein, « faire »)
de statues d'homme (andriantes) », dans lequel on retrouve la racine
anèr, andros, « homme ». L'exemple de « faiseurs
d'hommes »
n'est pas pris au hasard dans une discussion sur l'aretè, qui
devrait justement poser la question de ce qui fait un homme : les œuvres
de Phidias, le plus fameux des sculpteurs grecs, l'architecte du Parthénon,
et le créateur de la statue d'Athéna qu'il abritait, et aussi
de celle de Zeus à Olympie qui fut plus tard comptée parmi
les sept merveilles du monde, sont dites « belles aux yeux de tous
(periphanôs
kala) », et il a été question auparavant de la
relation entre beau (kalos) et bon (agathos). La question
peut donc se poser de savoir si l'aretè de l'homme implique
la perfection de son apparence que capture Phidias dans ses statues, voire
même
se limite
à elle. On retrouvera plus loin la problématique des statues
avec la référence de Socrate aux statues de Dédale (97d6).
Ces évocations de statues devraient nous amener à nous demander
ce qui fait la différence entre une statue d'homme et un homme vivant.
Est-ce simplement le mouvement ? Mais alors Dédale avait presque
réussi à créer des hommes, tant ses statues semblaient
vivantes. Et n'est-ce que le mouvement ? Si effectivement l'homme
n'est que matière, où serait la différence entre
un robot et un homme ? L'homme est-il donc plus que la matière
qui le constitue ?
A-t-il effectivement quelque chose que l'on peut appeler « âme »,
une part de lui qui serait « immatérielle » ?
A-t-il un
logos qui lui permet d'avoir part à l'« intelligible »
hors du temps et de l'espace ? Et, par rapport à la discussion
en cours, est-il sérieux de chercher ce qui peut constituer l'aretè
de l'homme si l'on n'a pas préalablement répondu à ces
questions ?...
Et si de fait, l'homme est plus que son corps, ne serait-il pas normal, si les
prétentions d'un Protagoras sont justifiées, qu'il gagne infiniment
plus d'argent en façonnant les âmes de ses élèves
que Phidias en reproduisant dans la pierre leur eidos, leur apparence
extérieure figée dans le temps ?...
Ceci dit, on notera que Socrate utilise le mot andriantopoios, qui évoque
l'homme, pour parler de Phidias, qui a surtout sculpté des statues
de dieux, alors que, pour parler des statues de Dédale, qui étaient,
elles, plutôt des statues d'hommes, il utilisera le mot agalmata,
qui était justement plutôt réservé pour parler
des statues de dieux que l'on mettait dans leurs temples. Est-ce une manière
discrète de nous suggérer qu'on ne peut parler de l'aretè
de l'homme sans faire référence au divin, tout comme Phidias
ne peut représenter les dieux que comme des humains, et Dédale
donne
à ses statues d'homme un caractère quasi divin tant elles semblent
vivantes ?... (<==)
(38) « Ayant pratiqué son art » traduit le grec en tè(i) technè(i) onta. L'activité pratiquée par Protagoras est qualifiée par Socrate de technè, mot qui renvoie plus à des activité manuelles, ou « techniques » (selon le mot français dérivé de technè) qu'à des activités intellectuelles. Technè peut désigner l'art de l'artisan, le métier qu'il exerce, ou encore l'habileté du travailleur manuel, mais aussi l'artifice, c'est-à-dire la ruse, ou encore l'expédient. Technè s'oppose souvent, en particulier chez Platon, à epistèmè, comme l'habileté pratique à la connaissance théorique. L'artisan qui pratique une technè met en œuvre un certain nombre de procédés et de recettes qu'il a appris de ses pairs sans nécessairement en connaître les raisons et les justifications. Il lui suffit de savoir qu'ils permettent d'obtenir le résultat qu'il veut produire. (<==)
(39) « Les plus compétents des hommes » traduit le grec sophôtatous anthrôpôn. Je reste ici,et dans toute la suite de la discussion avec Anytos, sur la traduction de sophos par « compétent », comme je reste sur celle de sophia par « compétence ». (<==)
(40) « T'a fait du tort » traduit le grec èdikèke, du verbe adikein, dont le sens premier est « être injuste », « commettre une injustice ». (<==)
(41) « Mon
divin [ami] » traduit le grec ô daimonie. Daimonie
est le vocatif de daimonios, l'adjectif dérivé de daimôn.
Et daimôn, ou daimonion, forme substantivée
de l'adjectif
daimonios, sont les termes utilisés par Socrate pour parler
de l'origine de la « voix divine » qui lui envoyait de temps à autre
des signes, et qui est en partie à l'origine de l'accusation portée
contre lui d'introduire de nouveaux dieux dans la cité (cf. Xénophon,
Mémorables, I, 1, 2) : l'accusation,
telle que nous l'ont transmise aussi bien Platon (Apologie,
24b8-c1) que Xénophon (Mémorables,
I, 1, 1), reprochait à Socrate de ne pas
honorer les dieux qu'honorait la cité, mais hetera daimonia
kaina (« d'autres
divinités nouvelles »). Le mot daimôn a
en grec un sens plus large que sa transcription en français « démon »,
et désignait même chez Homère les dieux eux-mêmes ;
par la suite, et en particulier chez Platon, le mot désigne un être
intermédiaire entre les dieux et les hommes, comme par exemple Eros,
tel qu'il est présenté par Diotime dans le Banquet.
L'adjectif
daimonios signifie donc au sens premier « divin », et de là,
« merveilleux, extraordinaire », dans le sens de quelque chose qui dépasse
l'ordre humain.
L'expression ô daimonie, quant à elle, est une formule toute
faite, souvent ironique, que l'on retrouve plusieurs fois dans les dialogues
(22 occurrences en tout, et c'est ici sa seule occurrence dans le Ménon).
Reste que le fait que Socrate choisisse justement cette expression pour s'adresser
à son futur accusateur mérite d'être notée. Elle
suggère en tout cas qu'il ne faut peut-être pas toujours prendre
au pied de la lettre ce que disent les gens, et que s'il avait fallu qu'Anytos
poursuive en justice pour impiété tous les gens qui employaient
la formule ô daimonie, il aurait eu du travail !... En creusant
un peu plus, il aurait peut-être fini par comprendre que ce dont voulait
parler Socrate en faisant référence à un theion ti kai
daimonion (Apologie,
31c8-d1), à un « quelque chose de divin et de démonique »
qui lui envoyait des « signes » à l'occasion, c'était
peut-être tout simplement de la voix de sa conscience, de la theia
moira (« lot divin ») dont il sera question à la fin
du dialogue (cf. 99e6 et note
ad loc.), de cette partie de notre âme qui nous rend capables
d'avoir part au divin, au daimonion... Mais c'est peut-être justement
cette partie de son âme qui était le moins développée
chez Anytos !... (<==)
(42) « Devin » traduit le grec mantis. Ce mot est apparenté au verbe mainesthai utilisé auparavant et traduit par « être fou » et au substantif mania, traduit par « folie ». Il y a pour les grecs, une parenté entre la « folie » et le don de divination ou de prophétie, que souligne Socrate dans le Phèdre (Phèdre, 244b-d). (<==)
(43) « Je me le demande avec étonnement » traduit le grec thaumazoim' an. En Théétète, 155d2-3, Socrate présente le thaumazein, le fait de s'étonner, comme le commencement de la philosophie. Il est donc toujours bon de dresser l'oreille lorsque Socrate s'étonne. Ici, le problème que posent les déclarations d'Anytos est exactement celui qu'évoquait Socrate au début du dialogue : se demander comment Anytos peut savoir quelque chose sur Protagoras et les autres sophistes, et sur leurs pratiques, sans les connaître eux-mêmes, c'est la même chose que se demander si, à qui ne connaît pas Ménon, il est possible de savoir s'il est beau, ou riche, ou bien né (71b), ou encore si, à qui ne sait pas ce qu'est aretè, il est possible de savoir si c'est enseignable ou pas. Or, comme on l'a vu dans la note 18 sur la traduction de cette section, la réponse à de telles questions est loin d'être évidente. Et tout se joue finalement sur le sens que l'on donne à « savoir » : bien sûr qu'Anytos peut avoir entendu parler des sophistes, les « connaître » de réputation, même sans les avoir jamais rencontrés, et Socrate le sait parfaitement, mais s'agit-il alors d'un véritable « savoir », ou d'une simple opinion, qui peut se révéler erronée ? Est-il judicieux de ne pas même vouloir se faire sa propre opinion de visu ?... Et pour voir, s'il en était besoin, que même la réponse à cette dernière question ne va pas de soi, il n'est que de lire ce que dit Socrate à Hippocrate en Protagoras, 313a-314b, alors qu'ils sont justement en route pour aller rencontrer Protagoras, sur le danger qu'il y a à devoir recevoir directement dans son âme les « marchandises » que colportent les sophistes sans savoir auparavant si elles sont bonnes ou mauvaises pour nous. Le vrai problème, avec Anytos, est-il donc qu'il refuse de rencontrer les sophistes, ou qu'il est tout aussi incapable de reconnaître en Ménon un élève de Gorgias, une de ses bêtes noires, que de faire la différence entre Socrate, avec qui il a l'occasion de parler, et les autres sophistes, qu'il ne connaît que par ouï-dire, mais que cela ne l'empêche pas d'offrir son hospitalité à Ménon et de faire condamner Socrate à mort ?... (<==)
(44) « L'ami de ta famille » traduit le grec ton patrikon hetairon. Sur hetairos, voir la note 7 à ma traduction du début du dialogue. Patrikos est l'adjectif qui a été utilisé par Socrate en 78d3 pour décrire Ménon comme « hôte héréditaire du Grand Roi ». Au sens premier, patrikos veut dire « du père ». L'expression utilisée ici par Socrate n'est pas claire, et il est possible qu'elle soit ironique. Pourquoi employer le terme hetairos pour décrire des relations entre familles, vivant de plus dans des pays différents ? Et pourquoi qualifier cette relation du terme quelque peu pompeux de patrikos ? Les relations entre la famille d'Anytos et celle de Ménon ne sont probablement pas aussi anciennes que celle des nobles Thessaliens dont descend Ménon avec les souverains de Perse. Et comme le père d'Anytos nous a été présenté comme un « nouveau riche » et un « industriel », il est plus vraisemblable que ces relations étaient des relations d'affaires, voire des relations de client (les parents de Ménon) à fournisseur (le père d'Anytos), bref rien de bien reluisant du point de vue de Ménon, mais par contre susceptibles de flatter la vanité d'un Anytos. Il est en tout cas piquant de voir Socrate demander conseil au fils d'un parvenu pour l'éducation du fils d'une des plus grandes et des plus anciennes familles nobles de Thessalie, qui, dans son pays, vit à la cour du « souverain » régnant !... (<==)
(45) « Que j'ai décrite en détail » traduit le grec dièlthon, du verbe dierchesthai, composé du préfixe dia-, « à travers », et du verbe erchesthai, « aller », et qui signifie donc « traverser, parcourir jusqu'au bout », et de là, au sens analogique, « exposer en détail ». La formule est, une fois encore, ironique dans la bouche de Socrate, qui, depuis qu'il a invité Anytos à prendre part à la conversation, n'a consacré qu'une phrase, en 91a2-6, à décrire l'aretèn que semblait rechercher Ménon. (<==)
(46) « Digne d'éloges » traduit le grec axios logou. Cette formule, mise en valeur par Socrate par le fait qu'elle est rejetée à la fin de sa phrase, n'a sûrement pas été choisie par hasard ! C'est que, d'une part, elle tire avec elle toute la multiplicité des sens du mot logos, et que, d'autre part, elle pose la question de savoir si l'aretè d'une personne se mesure à l'aune de ce que disent d'elle les gens, s'il suffit que l'on dise du bien d'elle pour qu'elle soit effectivement ce qu'on dit qu'elle est. Le seul fait que cette formule soit employée vis à vis d'un « élève » de Gorgias, lequel Gorgias, en réponse aux questions de Socrate, en Gorgias, 449e1, décrit la « science » qu'il prétend enseigner comme étant peri logous, lui donne déjà une certaine saveur. Mais on peut encore se demander si le logos (logou est un génitif singulier, pas un pluriel ; tous les mots en gras dans la suite de la phrase sont des sens possibles de logos) dont Ménon devrait se montrer digne, c'est les discours enflammés des amoureux qui, tel Aristippe, lui courent après tant qu'il est encore jeune et beau gosse, l'estime de ses compatriotes et des Athéniens qui le côtoient, justifiée ou non, les éloges que pourraient lui valoir fortune et pouvoir auprès des flatteurs, les récits du genre de celui qu'a écrit Xénophon au retour d'une expédition dont faisait aussi partie Ménon, les rumeurs sur son sort à la suite de cette expédition, les entretiens auxquels Socrate essaye désespérément de lui faire prendre une part plus active, ou encore la raison qui le rendrait plus sage et ferait vraiment de lui un homme digne de ce nom... (<==)
(47) « Des Atheniens beaux et bons » traduit mot à mot le grec Athènaiôn tôn kalôn kagathôn. L'expression kaloi kagathoi, contraction de kaloi kai agathoi, et qui elle-même se contracte pour donner le nom kalokagathia, était l'expression par excellence qui qualifiait pour les grecs du temps de Socrate et Platon ce que nous pourrions appeler les « honnêtes gens ». D'une certaine manière, on peut dire que, pour les grecs de l'époque, l'aretè d'un homme, c'est justement ce qui lui permet de devenir et de reste kalos kagathos, « bel et bon ». (<==)
(48) « Il veut bien se laisser persuader » traduit le grec ethelè(i) peithesthai. Le verbe peithesthai signifie « être persuadé, se laisser persuader, obéir, avoir confiance ». La remarque d'Anytos peut donc se comprendre en un sens faible, « il veut bien faire confiance aux gens beaux et bons », ou en un sens plus fort, « il veut bien obéir à ce qu'on lui dit ». Faut-il voir là une indication qu'Anytos a déjà pu se faire un début d'opinion sur le caractère de Ménon et a remarqué que c'était un « enfant gâté"?... (<==)
(49) « Spontanément » traduit le grec apo tou automatou. Le mot automaton veut dire au sens premier « qui se meut soi-même », comme son décalque français « automate ». Il peut avoir le sens de « naturel », « spontané » ou encore « dû au hasard », et s'oppose à ce qui est le résultat de la technè, de l'art. (<==)
(50) Cette régression qui fait que les jeunes apprennent auprès des anciens qui ont eux-mêmes appris, étant jeunes, auprès de leurs prédécesseurs, n'est pas sans rappeler celle qu'implique la théorie de la réminiscence, qui suppose toujours que ce que l'on « apprend » dans une vie n'est en fait que la remémoration de choses apprises dans une vie antérieure, et ainsi à l'infini. Elle laisse sans réponse la question de savoir comment tout cela a commencé. (<==)
(51) « Les affaires publiques » traduit le grec ta politika. Ta politika, c'est tout ce qui concerne les politai, c'est-à-dire, les « citoyens » de la polis, de la « cité » (polis doit se comprendre ici dans un sens plus large que « ville » par opposition à campagne, et plutôt dans le sens de ce que l'on a appelé les « cités-états » de la Grèce antique, ou chaque polis était en fait composée d'une ville principale et de toute la région dont elle était la « capitale », qui pouvait inclure de nombreux autres villages ou bourgs, en plus de zones rurales ; ainsi par exemple, Athènes, ce n'est pas seulement la ville d'Athènes proprement dite, mais toute l'Attique). Ta politika, c'est donc plus que « la politique » au sens actuel du terme ; c'est en fait tout ce qu concerne l'administration de l'État, le gouvernement, la politique étrangère, etc. Ce sont les affaires dont s'occupent les hommes politiques, plus que les activités des partis politiques. (<==)
(52) La réponse
de Socrate est ambiguë. Le texte grec en est : « emoige, ô
Anute, kai einai dokousin enthade agathoi ta politika, kai gegonenai
eti ouch hètton è einai », soit, mot à mot « à
moi certes, ô Anytos, et être semblent ici même bons dans
les affaires publiques, et être advenus encore pas moins qu'être ».
Cette phrase répond à une question d'Anytos ainsi formulée :
« ou dokousi soi polloi kai agathoi gegonenai en tè(i)de tè(i)
polei andres; », soit, mot à mot, « ne semblent pas à
toi nombreux et bons être advenus dans cette cité des hommes ? »,
ou, en remettant les mots dans un ordre plus naturel au français, « des
hommes ne te semblent-ils pas être advenus nombreux et bons dans cette
cité ? », équivalent par le sens à « ne
te semble-t-il pas qu'il y ait eu de nombreux hommes bons dans cette cité ?"
- une première option est de considérer que le emoige
initial est associé au dokousin, répondant au ou
dokoudi soi de la question, et que le kai qui s'insère
entre les deux doit se comprendre comme un « et aussi », supposant un oui
implicite en réponse à la question elle-même, au sens
de « je dirais même plus... » On traduirait alors par :
« et il
me semble aussi qu'il y en a, ici même, de bons pour les affaires publiques,
et encore qu'il n'y en a pas eu [sous-entendu « dans le passé »]
moins qu'il n'y en a [sous-entendu « dans le présent »] »
Dans cette interprétation, le dokousin, en fait donc emoige
dokousin, renvoie à l'opinion de Socrate et pourrait se traduire
par un « je pense », ou une formule équivalente
(ce que font la plupart des traducteurs). Reste alors à savoir si
Socrate est sérieux ou ironique...
- mais on peut considérer aussi que le emoige pris tout
seul constitue une réponse explicite à la question d'Anytos,
dans la mesure où cette formule est souvent utilisée seule dans
des réponses
positives, ou accompagnée d'une négation (ouk emoige),
dans des réponses négatives, dans le sens de « oui, certes »
ou « non, certes », et justement souvent en réponse à
des questions incluant la formule dokei soi, « te semble-t-il...? » :
ainsi en Ménon, 71b9, 71d3,
72e9, 77c2,
81a3, 82e7,
83a4, 98d3.
La réponse de Socrate s'analyse alors en trois parties, séparées
par deux kai : d'abord la réponse à la question
d'Anytos, « oui, certes » ; puis une sorte
de surenchère, « et
en plus, il semble y en avoir qui sont bons pour les affaires publiques »
(mot à mot : « [des hommes (andres,
sujet implicite du dokousin repris de la question d'Anytos)] semblent être
ici même bons pour les affaires publiques ») ;
et enfin, une généralisation dans le temps, « et
il n'y en avait pas moins autrefois qu'il n'y en a maintenant ». Dans
cette compréhension,
que je favorise, l'opinion personnelle de Socrate ne s'exprime vraiment que
dans la première réponse, où il admet qu'il y ait eu
des hommes de valeur à Athènes, sans qu'il s'agisse nécessairement
de politiciens.
La question est de savoir jusqu'à quel point Socrate contredit ici ce
qu'il dit des hommes politiques Athéniens en Gorgias,
503b, sq. Dans ce texte, dans une discussion avec Calliclès sur la
valeur de l'art oratoire des hommes politiques, Socrate prétend qu'il
ne connait pas un seul politicien Athénien dont la parole publique ait
rendu les Athéniens meilleurs. C'est donc par rapport à un critère
bien précis que Socrate juge les politiciens : il ne s'agit pas
de savoir s'ils ont enrichi leur cité, ou s'ils ont mené une bonne
politique extérieure, en évitant des guerres ou en assurant une
bonne défense contre des attaques, ou s'ils ont favorisé l'industrie,
ou s'ils ont embelli la ville, ou tout autre critère par lequel on a
l'habitude de juger de la valeur d'un dirigeant politique, et pas même
de savoir si les Athéniens étaient contents d'eux et en avaient
une bonne opinion, mais de savoir s'ils ont rendu leurs concitoyens meilleurs,
et, plus spécifiquement du fait du thème de la discussion du Gorgias,
meilleurs par leurs discours. Et c'est par rapport à ce critère
de jugement que Socrate les mets tous dans le même panier et fait part
de la piètre opinion qu'il a d'eux tous de ce point de vue. Ici,
dans le Ménon, aucun critère de jugement spécifique
n'a encore été proposé. Plus, depuis le début de
la discussion, Socrate s'évertue justement à essayer de faire
expliciter par Ménon ce qu'il entend par aretè, par « excellence »,
ce qui pourrait servir de critère de jugement ici pour décider
si des hommes sont « bons » ou pas. Et ce dont il est en ce moment question
avec Anytos, c'est de la capacité des adultes en général
à enseigner aux jeunes une aretè dont on ne sait toujours
pas ce qu'elle est, sinon qu'elle doit permettre de bien gérer les cités
et les maisons (mais que veut dire « bien gérer », on ne l'a
pas dit...), d'honorer ses parents, et de savoir recevoir comme il faut (qui ?
pourquoi ? comment ? mystère !...) Et comme Socrate sait
que le premier souci de Ménon est de faire une carrière politique,
il veut ramener la conversation sur ce terrain. Mais n'oublions pas qu'il parle
en ce moment avec un fils de parvenu qui se croit fin politique parce qu'il
a pu s'acheter une carrière avec la fortune amassée par son père,
un homme qui n'a sans doute pas reçu une éducation libérale
poussée et qui ne doit pas briller par son esprit et son sens de l'humour,
ni par son aptitude à détecter qu'on se moque de lui (mais qui
devient féroce quand il finit par comprendre, ou croit tout simplement
qu'on cherche à le ridiculiser). On pourrait alors paraphraser ainsi
l'échange qui nous occupe :
Anytos.-- Tu ne vas tout de même pas me dire qu'il n'y a pas eu beaucoup
d'hommes de bien à Athènes ?!
Socrate.-- D'accord ! Je ne vais pas te dire que tous les Athéniens
sont des pourris... On dit même qu'il y en a qui sont bons politiciens,
et qu'il y en avait déjà autant hier qu'aujourd'hui !...
(sous-entendu : « mais oui, mon cher Anytos, tu t'inscrits dans une
prestigieuse lignée et tu vaux bien ceux qui t'ont précédé !... »)
Mais voyons donc ce qu'il en est vraiment...
Or, on va voir que la suite, sans même s'intéresser à tous
les Athéniens, comme le faisait Socrate dans le Gorgias, mais
en se limitant aux seuls enfants de ceux qui semblent (dokousin)
avoir été de bons hommes politiques, confirme ce que disait Socrate
dans le Gorgias : sans même chercher à savoir si la
conception que se faisaient ces politiciens de leur art était la bonne,
on constate qu'aucun n'a su l'enseigner à ses propres enfants... En fait,
pour la question qui nous occupe ici, on voit qu'il n'est même pas nécessaire
de se demander si l'art que n'ont pas su transmettre à leurs enfants
ceux qui passent pour les meilleurs politiciens d'Athènes était
effectivement l'art politique selon le cœur de Socrate ou une simple parodie
de celui-ci.
Et même si l'on veut en rester à la première option de traduction
(« il me semble que... »), on peut imaginer Socrate répondant
à la question d'Anytos en le regardant droit dans les yeux pour lui dire
avec un sourire en coin et un ton quelque peu ironique, juste ce qu'il faut
pour qu'Anytos ne se rende pas compte qu'il se moque de lui : « Il
me semble même qu'il y a de bons politiciens à Athènes,
n'est-ce pas, mon cher Anytos, et pas moins hier qu'aujourd'hui?!... »,
histoire d'en venir au vif du sujet pour un Ménon qui ne conçoit
pas l'aretè sans le pouvoir. (<==)
(53) « A
partir de ton propre discours » traduit le grec ek tou
sautou logou.
Cette clause est fondamentale et va non seulement nous permettre de comprendre
la fin de la discussion avec Anytos, mais encore éclairer l'ensemble
du dialogue et la manière dont Socrate l'a mené. Elle confirme
en outre qu'il ne faut pas prendre les jugements exprimés ici
par Socrate sur les politiciens Athéniens pour les siens propres.
En fait, ce que veut dire ici Socrate c'est qu'il va conduire avec Anytos
un examen qui s'apparente
à ce qu'en 86e3 il a appelé une
recherche « à partir d'une hypothèse (ex hupotheseôs) ».
Il va s'intéresser à des politiciens qui, du point de vue
d'Anytos,
sont de « bons » politiciens, et chercher à voir
s'ils ont su transmettre ce qui en faisait pour lui des hommes « bons » à
leurs propres enfants. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un « raisonnement »,
puisqu'il est entièrement fondé sur l'« expérience »,
sur des faits constatés qui sont d'ordre « historique ». Et peu
importe le sens précis que l'on donne à logos dans cette
expression « ek tou sautou logou ». Qu'il s'agisse
du simple discours tenu par Anytos, au sens le plus superficiel du terme,
c'est-à-dire
de ses paroles, sans même chercher à savoir s'il pense vraiment
ce qu'il dit, ou d'une opinion plus ancrée, ou encore du jugement de
sa raison, ce qui compte, c'est qu'on prend pour point de départ (sens
de la préposition ek) ce que dit/pense/juge Anytos.
Mais alors, ce faisant, Socrate laisse entendre que, depuis le début
de cette discussion, dont il vient de rappeler par deux fois qu'elle dure depuis
« un long moment (palai) », il se moquait de Ménon
en cherchant à tout prix à lui faire dire ce qu'est aretè
pour pouvoir déterminer si c'est « enseignable" !... En
déclarant ici qu'il n'est pas nécessaire de chercher s'il y a
dans le présent, ou s'il y a eu dans le passé, des hommes « bons »,
mais qu'il suffit de rechercher empiriquement, à partir de l'expérience
commune, si ceux des hommes que l'on considère, à tort ou à
raison, comme les meilleurs, ont su transmettre à leurs enfants ce qui
nous semble faire leur valeur, il montre que l'on peut répondre à
la question de Ménon sans savoir ce qu'est aretè, et qu'il
en était sans doute parfaitement conscient depuis le début de
l'entretien !...
En fait, les choses sont un tout petit peu moins simple que ça :
en rigueur de termes, ce qu'il constate, c'est que ce que l'interlocuteur
(ici Anytos) considère comme aretè est ou n'est
pas « enseignable ». Mais, tant qu'on ne sait pas si c'est ça
l'aretè ou pas, on ne peut pas savoir si l'on a bien constaté
quelque chose qui porte sur l'aretè. Bref, on a et on n'a pas
répondu à la question : on a répondu à la question
dans la cohérence du discours (logos) de l'interlocuteur,
mais on n'a pas répondu à la question dans toute sa généralité,
à la question telle qu'elle se pose au niveau des « idées »,
si tant est que de telles choses existent. Et, de ce point de vue là,
Socrate avait raison : on ne peut savoir si l'on a répondu à
la question, comprise à ce niveau, tant qu'on ne sait pas ce qu'est l'aretè
« en elle-même », et non pas ce que Ménon, ou Anytos, ou
Socrate, baptise de ce nom. En d'autres termes, Socrate pouvait répondre
sans trop de peine depuis le début à la question de Ménon
sans faire un long détour par la recherche de ce qu'est aretè
de la manière suivante : « Ce que tu appelles aretè
et dont tu me dis qu'untel est le meilleur exemple qu'on puisse trouver,
n'est sans doute pas enseignable s'il s'avère que ce untel n'a pas su
faire de ses fils des possesseurs de la même aretè. »
Par contre, il ne peut lui répondre sur la question de savoir si ce qui
constitue la véritable aretè de l'homme, quoi que puisse
en penser Ménon, Anytos ou Socrate, est enseignable ou pas sans faire
d'abord l'effort de chercher ce que peut être cette véritable aretè.
Reste que, si la réponse ad hominem à la question (celle
du premier type), s'avère toujours négative, quel que soit l'interlocuteur
dont on utilise la conception de l'aretè, il y a chance pour que
la réponse à la question plus « profonde » soit aussi
négative.
Pourquoi alors avoir attendu l'entrée en scène d'Anytos pour en arriver là ?
Du point de vue de la vraisemblance dramatique du dialogue, c'est sans doute
qu'il était plus facile pour Socrate de prendre des exemples sur lesquels
puissent s'accorder les deux interlocuteurs (s'accorder non pas sur la
valeur des hommes pris en exemple, mais seulement sur la ressemblance de leurs
enfants avec eux sur les critères jugés pertinents pas
l'interlocuteur), des exemples faisant appel à une expérience
commune, avec un de ses concitoyens qu'avec un étranger, et de plus
avec une homme mûr,
ayant lui-même fait de la politique, qu'avec un adolescent sans grande
expérience. Du point de vue de l'objectif poursuivi, maintenant, qui
est, comme dans tous les dialogues, de faire réfléchir le lecteur,
c'est justement la confrontation de ces deux approches, en posant question,
qui devrait mettre notre réflexion en mouvement, et en venir à
nous faire nous demander s'il est vraiment possible de préciser ce qu'est
l'aretè « en soi » d'une manière
qui soit acceptable pour tous. Et cette réflexion nous permettrait
de trouver la réponse
à la question de Ménon : s'il n'est même pas possible
de se mettre d'accord sur ce qu'est l'aretè de l'homme comme
on peut se mettre d'accord sur la taille du côté d'un carré
double d'un carré donné, comment serait-il possible d'enseigner
à d'autres ce sur quoi l'on est même pas d'accord entre nous ?...
(<==)
(54) Socrate
va évoquer successivement dans la suite de sa discussion avec Anytos,
quatre célèbres politiciens athéniens qui forment deux
couples d'opposants : Thémistocle et Aristide, d'une part, Périclès
et Thucydie (pas l'historien, l'homme politique), de l'autre. Les deux premiers
vécurent au temps des guerres Médiques et des débuts de
l'impérialisme athénien, c'est-à-dire à cheval sur
la fin du VIème et la première moitié du Vème siècles
avant J. C., les deux autres une ou deux générations plus tard,
au faîte de l'impérialisme athénien et au début de
la guerre du Péloponnèse, et ils furent des contemporains de Socrate.
Thémistocle (524?-459? avant J. C.) était fils d'un père
athénien de famille modeste et d'une mère étrangère,
presque un parvenu. C'est lui qui, au temps des guerres Médiques,
tourna Athènes vers la mer, l'incitant à utiliser les revenus
des mines du Laurion pour construire
une flotte. C'est lui aussi qui, en 480, face à l'avancée
de Xerxès
au cours de la seconde guerre Médique, convainquit les Athéniens
d'abandonner la ville et de combattre sur mer à Salamine, où la
flotte perse fut défaite (cf. Hérodote,
Enquête, VIII, 40-125). Pourtant, il fut ostracisé en
471 et ne revint pas à Athènes. On le disait corrompu, versatile,
vaniteux et ignorant des bonnes manières et il fut même accusé
de trahison après son exil (cf. Thucydide,
Histoire, I, 135-138). Pourtant, l'historien Thucydide, que ses
origines n'aurait pas dû porter à estimer Thémistocle,
rend un vibrant hommage à ses capacités et à sa clairvoyance
en Histoire,
I, 138. Thémistocle mourut en exil au service du roi de Perse.
Plutarque a écrit une Vie
de Thémistocle.
Aristide (540?-468?), surnommé « Le Juste », était,
lui, membre d'une famille aristocratique d'Athènes. Il fut stratège
à la bataille de Marathon, qui mit fin à la première guerre
Médique en 490 avant J. C. Il fut ostracisé en 483, peut-être
à l'instigation de Thémistocle auquel il s'opposait, mais fut,
lui, au contraire de Thémistocle, rappelé à Athènes
où il continua sa carrière politique jusqu'à sa mort. C'est
à lui qu'on confia la charge de fixer le montant du tribut que devaient
payer les cités grecques membres de la ligue de Délos,
et il commandait le contingent Athénien à la bataille de Platées
(479 avant J. C.) qui mit pratiquement fin à la seconde guerre Médique.
Hérodote nous le présente comme « l'homme le plus vertueux
et le plus juste qu'Athènes ait connu » (Enquête,
VIII, 79) et souligne son opposition à Thémistocle. Aristote,
lui aussi, dans sa Constitution des Athéniens, présente
les deux hommes comme s'opposant mais pourtant capables de travailler ensemble
(Constitution
des Athéniens, XXII, 3-5). On a aussi
une Vie
d'Aristide par Plutarque. Selon une tradition que nous rapporte Diogène
Laërce dans sa vie de Socrate (DL, Vies, II, 26), Socrate aurait
été marié en première noces à une fille (ou
une petite fille, voir une arrière-petite-fille, selon d'autres) d'Aristide
nommée Myrtho. Mais rien ne confirme cette information chez Platon ou
Xénophon, qui avaient tous deux fréquenté Socrate.
Périclès (495?-429? avant J.C.) est le plus célèbre
des hommes politiques grecs, au point qu'il donna son nom au Vème siècle
athénien, alors qu'il n'exerça le pouvoir, en tant que stratège
réélu d'année en année, que pendant une vingtaine
d'années jusqu'à sa mort au début de la guerre du Péloponnèse,
de la peste qui frappa alors Athènes. Il était, de par son père
comme de par sa mère, issu des plus grandes familles nobles d'Athènes.
Périclès fut plutôt un « démocrate », qui
s'opposa aux représentants de l'aristocratie du temps, dont Thucydide,
fils de Mélésias. C'est lui qui introduisit le misthos,
c'est-à-dire le salaire qui était payé aux citoyens à
qui étaient attribuées des fonctions publiques, comme celle de
juges tirés au sort. C'est lui qui proposa d'utiliser une partie du tribut
payé par les membres de la ligue de Délos pour reconstruire l'Acropole
et y ériger en particulier le Parthénon. C'est d'ailleurs là
une des mesures auxquelles s'opposa son adversaire Thucydide. Périclès
fréquenta Anaxagore (cf. Phèdre,
270a), mais aussi Protagoras et bien d'autres. Il eut pour confidente (et
maîtresse dont il eut un fils) Aspasie, que Platon évoque dans
le Ménéxène. Plutarque a écrit une Vie
de Périclès.
On sait beaucoup moins de choses sur Thucydide, fils de Mélésias,
lui aussi d'une famille aristocratique d'Athènes, qui fut un des adversaires
politiques de Périclès. Lui aussi fut ostracisé, en
443, après avoir dirigé le parti aristocratique opposé au
parti du peuple, conduit par Périclès (cf. Aristote,
Constitution des Athéniens, XXVIII, 2),
pour s'être opposé aux projets d'aménagement de l'Acropole
par Périclès, mais il semble qu'il soit revenu plus tard à
Athènes reprendre ses activités politiques. Dans sa Constitution
des Athéniens, Aristote le mentionne comme l'un des meilleurs
homme politiques de son époque, d'une probité exemplaire (Constitution
des Athéniens, XXVIII, 5). Une tradition
rapportée par Diogène Laërce dans sa vie d'Anaxagore
(DL,
Vies, II, 12) fait de lui l'accusateur d'Anaxagore, qui était
un ami de Périclès, et l'instigateur d'un procès qui
conduisit au bannissement du philosophe. (<==)
(55) On est bien en train de raisonner ex [Anutou] logou, à partir des propos d'Anytos : il a affirmé que tous les kaloi kagathoi, tous les « hommes beaux et bons », étaient les « professeur d'aretès » après lesquels courait Socrate. Si donc Anytos lui-même admet que Thémistocle était le meilleur, il devait être aussi le meilleur maître d'aretès. (<==)
(56) Il se peut qu'il y ait dans cette idée d'un père jaloux de son fils une nouvelle pointe contre Anytos : si l'on se reporte à ce que dit Xénophon à la fin de son Apologie (Apologie, 29-33), au delà de l'anecdote concernant Socrate, il est question d'un Anytos qui, sans tenir compte des dons de son fils, aurait voulu en faire un simple tanneur, et donc le ramener à la situation qui était celle de son père, alors que lui avait fait une carrière politique. Y aurait-il eu là jalousie de sa part et crainte que son fils ne se montre plus brillant que lui et mette par contraste en relief ses propres défauts ?... (<==)
(57) « L'avait fait éduquer » traduit le grec epaideusato. On trouve dans la fin de cette discussion avec Anytos, tantôt le verbe didaskein, que je traduis, en cohérence avec ce que j'ai fait depuis le début du dialogue (cf. note 2 à la traduction de la section initiale), par « enseigner » à l'actif et « faire enseigner » au moyen (à côté de son sens réfléchi, le moyen a aussi parfois un sens dit « factitif », impliquant l'idée de « faire faire », et c'est le cas ici pour les verbes relatifs à l'éducation), tantôt le verbe paideuein, que je traduis par « éduquer » à l'actif et par « faire éduquer » au moyen. Paideuein est formé sur la racine pais, « enfant », et implique à l'origine une vision plus globale de l'éducation, surtout des enfants, que didaskein, qui met plus l'accent sur le processus d'enseignement proprement dit, à tout âge, et peut se spécialiser pour un domaine spécifique d'études (on « éduque » un enfant, sans plus de précisions, alors qu'on « enseigne » une matière, une technique ou un art). (<==)
(58) En évoquant la nature (phusis) du fils de Thémistocle, cette « nature » dont Ménon faisait une des origines possibles de l'aretè, Socrate tend une perche à Anytos, que celui-ci ne saura pas saisir. En effet, il ne suffit pas que le père, ou le maître, soit compétent et veuille enseigner ce pour quoi il est compétent, pour que le fils, ou l'élève, apprenne ; encore faut-il que celui à qui l'on enseigne ait un minimum de qualités naturelles qui le rende apte à apprendre et à comprendre, s'il s'agit de disciplines intellectuelles, ou a faire, s'il s'agit de disciplines manuelles ou physiques. Et justement, les qualités requises pour une discipline physique comme l'équitation ne sont pas les mêmes que celles requises pour gouverner une cité ou diriger une armée. Les compétences dont a fait preuve le fils de Thémistocle ne prouvent donc pas grand chose quant à la composante de sa « nature » qui aurait pu le rendre apte à exercer les mêmes responsabilités politiques que son père. Mais puisqu'il s'agit d'un examen « selon le logos d'Anytos », il suffit à Socrate qu'Anytos acquiesce pour qu'il puisse continuer cet « examen », qui n'est en aucune manière une « démonstration » (en 93b7, au début de cet échange, Socrate a demandé à Anytos : « skopei ek tou sauto logou », « examine à partir de ton propre discours », en utilisant le verbe skopein, dont le sens premier est « observer de haut ou de loin », dans un sens impliquant le regard, avant de devenir analogique). Ceci dit, par de telles observations, Socrate ouvre à ceux des lecteurs du dialogue qui y regardent de plus près, des pistes de réflexion pour approfondir encore le problème. Nous qui ne connaissons pas le fils de Thémistocle et n'avons même plus de vieux pour nous en parler, nous ne pouvons savoir si l'exemple retenu est pertinent, mais nous pouvons transposer sur des personnages de notre époque, et, ce faisant, nous devrons prendre garde de ne pas rendre les pères responsables de ce qui n'est peut-être qu'un défaut de nature dans leurs enfants. Mais, en même temps, cette remarque en passant pose toute la question de ce que nous appellerions aujourd'hui le problème de l'inné et de l'acquis, composante importante de la question de l'éducation qui est en somme celle de Ménon bien comprise, et nous ramène encore une fois a la question de fond qui est sous-jacente à toute cette discussion (et à tous les dialogues) : « qu'est-ce qu'un bon homme ? », à laquelle il faut répondre si l'on veut répondre à cette autre : « qu'est-ce qu'un bon naturel ? » (<==)
(59) « Toi-même conviens » traduit le grec su homologeis. Nous avons déjà rencontré le verbe homologein, « dire la même chose, convenir, être d'accord » dans la discussion avec Ménon qui précédait l'intervention d'Anytos, en 89c5, où il jouait justement un rôle central dans la mise en évidence du malentendu entre Socrate et Ménon (cf. note 24 sur la traduction de cette section). Ici, le verbe est utilisé d'une manière qui n'implique pas nécessairement que l'accord impliqué par l'étymologie soit avec Socrate, comme en français, une personne qui serait contre la peine de mort discutant avec quelqu'un qui est d'un point de vue opposé pourrait dire : « Alors, toi, tu es d'accord pour qu'on rétablisse la peine de mort ? » (<==)
(60) Ce Lysimaque est mis en scène par Platon dans le Lachès, où il se plaint justement que son père se soit plus occupé des affaires publiques que de lui quand il était adolescent (Lachès, 179c-d). (<==)
(61) « Magnifiquement » traduit l'adverbe megaloprepôs, déjà rencontré au début du dialogue, en 70b6, pour qualifier la manière de répondre des Thessaliens formés par Gorgias (cf. note 10 sur ma traduction de ce texte), et qui renvoie à une qualité, la megaloprepeia, que Ménon liste parmi les aretai en 74a5 (cf. note 10 sur ma traduction de ce texte). Le choix de ce mot pour parler de Périclès devant un parvenu comme Anytos n'est sans doute pas neutre. On peut penser qu'Anytos cherchait en effet à se donner les « grands airs » qu'un Périclès n'avait pas besoin de se forcer pour avoir, du fait de ses origines nobles. (<==)
(62) Le mot grec traduit par « art » est technè. Sur ce mot, voir note 38. « Art » me semble ici plus général, et donc plus approprié que « technique », le mot français dérivé de technè, à condition de le prendre dans son sens le plus général, celui qu'il a quand on parle par exemple, dans quelque domaine que ce soit, y compris « technique », de « l'état de l'art ». (<==)
(63) Je traduis par « réfléchis », faute de mieux, le grec enthumèthèti, du verbe enthumeisthai, construit sur la racine thumos, le mot utilisé par Socrate pour désigner la partie intermédiaire de l'âme, lieu des conflits entre passions et raison. Étymologiquement, le verbe signifie « se mettre dans (en) le thumos », tout comme ennoein, utilisé par Socrate parlant à Ménon en 76d9, 84a3 et 96a3, et traduit par « concevoir », signifie au sens premier « se mettre dans l'esprit (nous) ». Enthumeisthai signifie donc « rendre présent à l'âme, et plus spécifiquement à sa composante capable de prendre des décisions, de manière à arriver à un choix, à une décision ». Il n'est sans doute pas indifférent que Socrate choisisse ce verbe, qui fait implicitement référence à cette partie de l'âme, le thumos, plutôt qu'au nous (l'intelligence) ou au logos (la partie raisonnable), pour parler à Anytos. (<==)
(64) Ce Mélésias est, lui aussi, mis en scène par Platon dans le Lachès, tout comme le Lysimaque, fils d'Aristide, dont il a été question plus haut (cf. note 60). (<==)
(65) « [Un
homme] du commun » traduit le grec phaulos. L'adjectif phaulos,
qu'on a déjà rencontré au superlatif phaulotatous
quelques lignes plus haut (94b9), où je l'avais traduit
par « des plus communs », est un mot du langage populaire (on
ne le trouve pas dans la poésie épique ou lyrique, et pratiquement
pas chez les tragiques en dehors d'Euripide, mais seulement dans la prose attique
et dans la comédie), dont le sens premier semble être « simple,
commun », initialement sans connotation péjorative ou positive a
priori. De là, le mot évolue dans plusieurs directions, dont
plusieurs sont péjoratives : il peut vouloir dire « aisé »
(à faire ou à obtenir, comme « simple » en français),
« sans affectation », « frugal » pour une nourriture ou un mode
de vie, « peu coûteux », ou encore « méchant, malveillant,
vil » à propos du caractère, « laid » à propos
de l'aspect physique (toujours ce lien en Grèce ancienne entre le physique
et le moral, entre beau et bon d'un côté, laid et vil de l'autre),
« inhabile, incapable » à propos du comportement, « vulgaire,
grossier, mal élevé » en parlant de l'éducation, « banal,
mauvais » en parlant de choses. Bref, dire de quelqu'un qu'il est phaulos,
c'est à peu près tout le contraire de kalos kagathos, c'est
dire qu'il ne possède pas l'aretè.
Et de plus, utiliser ce terme en parlant de Thucydide devant Anytos, qui était
justement un « homme du commun » qui s'était acheté une
respectabilité, c'est sans doute encore une pique de la part de Socrate !...
(<==)
(66) Le ton de toute cette réplique est de plus en plus ironique. On perd sans doute une partie de l'ironie à ne pas connaître suffisamment les détails des carrières politiques d'Anytos et de Thucydide, et des rapports qu'ils ont pu entretenir. Ce qui est sûr, c'est que Thucydide, chef du parti aristocratique et de noble origine lui-même ne devait pas être le politicien le plus cher au cœur d'Anytos, issu du peuple et leader démocrate. Sans compter que Thucydide était réputé pour sa probité, alors qu'Anytos était soupçonné d'avoir acheté les juges pour se tirer du mauvais pas où l'avaient mis ses déboires comme stratège au début de sa carrière politique. Le seul point qui aurait pu rendre Thucydide sympathique à Anytos, si l'on accorde créance à la tradition rapportée par Diogène Laërce à ce sujet, est son implication, si elle est réelle, dans le procès intenté à Anaxagore (et dans ce cas, il pourrait avoir inspiré Anytos pour le procès contre Socrate). Il se peut aussi que toutes ces références aux moyens dont pouvait disposer Thucydide, à la fois de par sa fortune et de par ses relations nombreuses à Athènes et ailleurs, pour donner à ses deux fils la meilleure éducation possible soient une pierre dans le jardin d'Anytos, qui n'aurait pas eu une fortune suffisante pour acheter de front sa carrière politique et une éducation pour son fils (ce qui pourrait expliquer qu'il ait voulu le cantonner dans la fonction de tanneur, comme le rapporte Xénophon, à la fois parce que cette formation ne lui coûtait guère, et parce qu'elle permettait peut-être de relancer les affaires familiales, moins prospères du fait qu'il avait moins de temps pour s'en occuper, et donc reconstituer la source de ses revenus qui, peut-être commençaient à tarir après la mort de son père) et que les relations achetées qu'il pouvait avoir ne lui aient été d'aucun secours, pour lui ou pour son fils, dès lors qu'il n'y mettait plus le prix... (<==)
(67) « Camarade Anytos » traduit le grec ô hetaire Anute. On a déjà vu Socrate s'adresser à Ménon avec la formule ô hetaire en 71c3. Sur le mot hetairos, voir la note 7 à ma traduction de la section initiale du Ménon. Que la formule « camarade Anytos » puisse avoir en français des connotations politiques n'est pas un problème, au contraire, puisqu'à Athènes aussi, le terme hetairos désignait entre autre des membres d'une même confrérie (faudrait-il dire « cellule ») politique. Ici, le terme, comme tout le passage, est ironique dans la bouche de Socrate, qui n'a très probablement pas la même conception de la politique qu'Anytos !... (<==)
(68) « Gens », ici et un peu plus loin dans cette réplique d'Anytos, traduit le grec anthropous, mot à mot, « hommes », ou mieux « humains ». Dans la réponse de Socrate, « hommes » traduit andres. (<==)
(69) « Bien te tenir » traduit le grec eulabeisthai par son presque décalque français : ce verbe est en effet composé du préfixe eu-, qui veut dire « bien » et de labeisthai, dans lequel on retrouve le radical pur du verbe lambanein, présent aussi à l'aoriste actif labein et moyen labesthai. Ce verbe signifie « prendre dans ses mains », et au moyen, « prendre pour soi ». Eulabeisthai signifie aussi « se tenir sur ses gardes », « prendre garde », mais aussi « prendre bien soin de », c'est-à-dire « honorer ». (<==)
(70) « Il apprenne à reconnaître » traduit le grec gnô(i), subjonctif aoriste du verbe gignôskein. Sur le sens de ce verbe, voir la note 18 à ma traduction de la première section du Ménon. « Il ne sait pas le reconnaître » traduit le grec agnoei, du verbe agnoein, construit sur la racine pure du verbe gignôskein, qu'on trouve à l'aoriste gnônai, avec en préfixe le a- privatif, qui en fait son contraire. (<==)
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Première publication (en français)
le 6 janvier 2002 ; dernière mise à jour 3 septembre
2005
© 2002 Bernard SUZANNE
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