© 2000 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 3 septembre 2005 |
Platon et ses dialogues :
Page d'accueil - Biographie
- Œuvres et liens
vers elles - Histoire de l'interprétation
- Nouvelles hypothèses - Plan
d'ensemble des dialogues. Outils : Index
des personnes et des lieux - Chronologie détaillée
et synoptique - Cartes
du monde grec ancien. Informations sur le site : À
propos de l'auteur Tétralogies : page d'accueil pour le Ménon - page d'accueil pour la 3ème tétralogie - Texte du dialogue en grec ou en anglais à Perseus |
(3ème tétralogie : Le procès de Socrate - Dialogue introductif) |
Des essaims d'aretai
Ménon,
70a1-73c5
(Traduction Bernard SUZANNE, © 2000)
MÉNON.-- [70a] Peux-tu me dire, Socrate, si en fin de compte l'aretè (1) est enseignable, (2) ou pas enseignable mais cultivable par l'exercice, (3) ou ni cultivable par l'exercice, ni apprenable, mais échoit aux hommes par nature (4) ou de quelque autre manière ? (5)
SOCRATE.-- Ménon, auparavant, les Thessaliens étaient réputés
parmi les Grecs, et étaient admirés, pour ce qui a trait à
l'équitation, et pour leur richesse ; [70b]
mais maintenant, à mon avis, c'est aussi pour leur sagesse, (6)
et non moins que d'autres, les concitoyens de ton compagnon (7)
Aristippe, les gens de Larissa. Et de cela, pour vous, le responsable est Gorgias,
car, étant venu dans cette ville, il découvrit amoureux de la
sagesse (8) les premiers
des Aleuades, dont est ton amoureux Aristippe, et des autres Thessaliens ;
et voilà qu'en plus de ça, il vous a donné l'habitude (9)
de répondre sans crainte et avec grand air (10)
si quelqu'un demande quelque chose, ainsi qu'il convient à ceux [70c]
qui savent, et comme lui qui permet de l'interroger à qui veut parmi
les Grecs sur ce que l'on veut, et qui, avec aucun d'entre eux, ne reste sans
réponse.
Ici même, mon ami Ménon, les choses ont tourné de manière
inverse : comme une sorte de dessèchement de la sagesse a eu lieu,
et elle risque [71a]
fort de s'en être allée de ces lieux-ci chez vous, la sagesse !
En tout cas, si tu prétends interroger ainsi l'un quelconque des gens
d'ici, il n'en est pas un seul qui ne rirait et dirait : « Étranger,
je crains fort (11)
d'avoir l'air pour toi d'être quelque bienheureux, (12)
en tout cas pour savoir si aretèn est enseignable ou de quelle
manière elle échoit [aux hommes] ; (13)
quant à moi, tant s'en faut que je sache si c'est enseignable ou pas
enseignable, alors que ce que ça peut bien être, aretè,
je n'ai pas le moins du monde la chance d'en être informé !" (14)
[71b]
Eh bien donc moi, de même, Ménon, c'est ainsi que je me comporte.
Je partage la misère (15)
de mes concitoyens en cette matière, et je m'accuse moi-même catégoriquement (16)
de ce que je ne suis pas le moins du monde informé sur aretès.
Ainsi donc, je ne suis pas informé de ce que c'est, alors comment pourrais-je
être informé du comment ? (17)
Ou, à ton avis, est-il possible auquel ne reconnaît pas le moins
du monde lequel est Ménon, d'être informé s'il est beau
ou riche ou encore bien né, ou bien le contraire de tout ça ?
A ton avis, est-ce possible ? (18)
MÉNON.-- Pour moi, non. Mais toi, Socrate, en vérité, [71c] tu n'es pas informé de ce qu'est aretè ?! Mais est-ce cela que, sur toi, nous devons aussi rapporter comme réponse chez nous ? (19)
SOCRATE.-- Pas seulement, camarade, (20) mais aussi que je n'ai pas encore eu la chance (21) de rencontrer quelqu'un d'autre qui en fût informé, à mon avis.
MÉNON.-- Quoi donc ? Tu n'as pas eu la chance de rencontrer Gorgias quand il était ici ?
SOCRATE.-- Si.
MÉNON.-- Et après, il ne t'a pas eu l'air d'en être informé ? (22)
SOCRATE.-- Je ne suis pas quelqu'un qui a très bonne mémoire, (23) Ménon, de sorte que je ne puis dire à présent de quoi il m'a eu l'air alors. Mais peut-être en effet celui-là en était-il informé, et toi de ce qu'il disait. Remémore-moi donc [71d] comment il parlait. Ou si tu veux, dis-le toi-même. Car tu es sans doute du même avis que lui. (24)
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Eh bien laissons donc celui-là, puisque aussi bien il est absent. Mais toi-même, Ménon par la volonté des dieux, (25) que dis-tu qu'est aretèn ? Parle et ne sois pas jaloux, (26) afin que je sois le plus chanceux [des hommes] ayant commis une méprise, (27) pour peu que tu me fasses voir que toi et Gorgias êtes informés, alors que moi, j'ai dit n'avoir jamais rencontré personne qui fût informé.
MÉNON.-- [71e] Mais ce n'est pas difficile, Socrate, de le dire. Tout d'abord, si tu veux l'aretèn d'un homme, (28) c'est facile : l'aretè d'un homme, c'est celle-ci : être apte à s'occuper des affaires de la cité, et, s'en occupant, bien agir envers les amis, mal envers les ennemis, et prendre garde de rien subir de tel soi-même. Si par contre tu veux l'aretèn d'une femme, il n'est pas difficile d'en faire le tour : elle doit bien gérer sa maison, préservant pour ça son intérieur et étant soumise à son homme. (29) Et autre est l'aretè de l'enfant, soit de sexe féminin, soit de sexe masculin, (30) et de l'homme âgé, d'un côté, si tu veux, libre, de l'autre, si tu veux, [72a] esclave. Et il y a une multitude d'autres aretai, ainsi donc, pas d'embarras (31) pour dire d'aretès ce que c'est ! Car par rapport à chacune des activités et des périodes de la vie, à l'égard de chaque ouvrage, pour chacun d'entre nous il y a une aretè. (32) Et de même, je pense, Socrate, pour le vice. (33)
SOCRATE.-- Il me semble que j'ai vraiment beaucoup de chance, (34) Ménon, si, cherchant une unique aretèn, j'ai débusqué un essaim d'aretôn installé chez toi. Eh bien, Ménon, en continuant avec cette image, celle [72b] de l'essaim, si, ayant, moi, demandé, à propos de la substance de l'abeille, (35) ce que ça peut bien être, tu disais que celles-ci sont multiples et multiformes, que me répondrais-tu, si je te demandais : « Est-ce donc que tu les dit être multiples et multiformes et différant les unes des autres par ce fait même d'être abeilles ? Ou bien, en cela, elles ne diffèrent en rien, mais par autre chose comme la beauté ou la grandeur ou autre chose du même genre ? Dis, si je t'interrogeais ainsi, que répondrais-tu ?
MÉNON.-- Moi ? Ceci : qu'elles ne diffèrent en rien, en ce par quoi elles sont abeilles, les unes des autres.
SOCRATE.-- [72c] Si donc je disais après ça : « Dis-moi maintenant cela même par quoi elles ne diffèrent en rien mais sont toutes les mêmes. Que dis-tu que c'est ? » Tu aurais sans doute quelque chose à me dire ?
MÉNON.-- Oui. (36)
SOCRATE.-- Même chose donc au sujet des aretai. Même si elles sont multiples et multiformes, toutes ont une même eidos unique, (37) par quoi elles sont aretai, vers quoi il est beau (38) quelque part que porte son regard celui qui répond à celui qui demande de faire voir ce que se trouve [72d] être aretè. (39) Comprends-tu ou non ce que je dis ? (40)
MÉNON.-- Je crois bien que je comprends. Cependant, je ne saisis pas encore, autant du moins que je voudrais, ce qui est demandé. (41)
SOCRATE.-- Eh bien, est-ce au sujet d'aretès seulement que tu crois ainsi, Ménon, qu'elle est autre pour l'homme, autre encore pour la femme, et ainsi de suite, ou bien au sujet de la santé et au sujet de la grandeur et au sujet de la force également ? (42) Est-ce qu'à ton avis, autre est la santé pour l'homme, autre pour la femme ? Ou l'eidos est-elle partout la même, si du moins elle est santé, [72e] qu'elle soit dans l'homme ou dans qui que ce soit d'autre ?
MÉNON.-- A mon avis, la santé est effectivement la même pour l'homme et pour la femme.
SOCRATE.-- Et donc aussi la grandeur et la force ? Si du moins un femme est forte, c'est par la même eidei (43) et par la même force qu'elle sera forte ? Avec ce « par la même », je veux dire ceci : le force ne diffère en rien, dans le fait d'être force, soit dans l'homme, soit dans la femme. Ou crois-tu qu'il y ait quelque chose de différent ?
MÉNON.-- Moi ? Non.
SOCRATE.-- [73a] Eh bien, l'aretè, dans le fait d'être aretè, différera-t-elle en quoi que ce soit, qu'elle soit dans un enfant ou encore dans un un vieillard, ou encore dans une femme, ou encore dans un homme ?
MÉNON.-- A mon avis, quelque part, Socrate, ce cas n'est plus similaire aux autres cas.
SOCRATE.-- Quoi donc ? N'as tu pas dit que, pour l'homme, aretèn, c'est bien gérer la cité, et pour la femme, la maison ?
MÉNON.-- Si. (44)
SOCRATE.-- Mais est-il donc possible de bien gérer ou une ville, ou une maison, ou quoi que ce soit d'autre, sans gérer sagement et justement ? (45)
MÉNON.-- Sûrement pas !
SOCRATE.-- [73b] Mais bien évidemment, ceux qui gèrent justement et sagement, c'est avec justice et modération qu'ils gèrent ! (46)
MÉNON.-- Nécessairement.
SOCRATE.-- Donc l'un et l'autre ont besoin, s'il est vrai qu'ils sont destinés à être bons, (47) aussi bien la femme que l'homme, de justice et de modération.
MÉNON.-- Ils paraîssent.
SOCRATE.-- Mais quoi ! Est-ce que l'enfant et le vieillard, en étant intempérants et injustes, (48) pourraient un jour devenir bons ? (49)
MÉNON.-- Sûrement pas !
SOCRATE.-- Mais modérés et [73c] justes ?
MÉNON.-- Oui.
SOCRATE.-- Tous les êtres humains (50) sont donc bons de la même manière, puisque c'est quand ils se trouvent avoir part aux mêmes choses qu'ils deviennent bons ? (51)
MÉNON.-- Il semble.
SOCRATE.-- Et sans doute, si effectivement leur aretè n'était pas la même, ils ne seraient pas bons de la même manière.
MÉNON.-- Sûrement pas !
(1) Pour les raisons qui me conduisent à ne pas traduire aretè, voir l'introduction générale au Ménon. (<==)
(2) « Enseignable » traduit l'adjectif verbal didakton, issu du verbe didaskein, « enseigner, instruire, apprendre ». Ce verbe fait référence au processus éducatif en mettant l'accent sur le point de vue du maître (didaskalos veut dire « maître, enseignant »), par opposition au verbe manthanein, « apprendre, étudier, s'instruire », qui, lui, se place plutôt du côté de l'élève, et dont vient, à la ligne suivante, mathèton, traduit par « apprenable ». J'ai essayé de traduire tout au long du dialogue tous les mots de la famille de didaskein (didaskein, didakton, didaskalos) par des mots français ayant aussi une racine commune, tout en les distinguant des mots de la famille de manthanein (mathèton, mathètès). J'ai donc retenu enseigner pour didaskein, qui donne enseignable pour didakton et enseignant pour didaskalos (plutôt que maître ou professeur avec lesquels on perdrait la parenté de racine), seule racine avec laquelle on retrouve toutes les formes dérivées nécessaires, même si « enseignable » n'est pas courant en français et si « enseignant » sonne moins bien que « maître" à certains endroit. Pour manthanein, j'ai retenu « apprendre », et j'ai utilisé le néologisme « apprenable » (forgé sur « apprendre » comme « prenable » sur « prendre ») pour mathèton, mais je n'ai pu utiliser « apprenti », trop spécialisé, pour mathètès, ni « apprenants », qui sonne vraiment trop étrange, et me suis donc résolu à perdre la communauté de racine en utilisant « étudiant ». (<==)
(3) « Cultivable par l'exercice » traduit le grec askèton, adjectif verbal issu du verbe askein, « assouplir par l'exercice, exercer, pratiquer ». L'askèsis, « exercice, pratique », désignait en particulier les exercices gymniques et donc le genre de vie des athlètes, puis en est venue à vouloir dire « genre de vie » en général, et a donné naissance à notre mot « ascèse ». Après avoir envisagé la possibilité que l'aretè soit d'ordre purement « intellectuel », quelque chose qui s'enseigne et s'apprend, Ménon envisage l'hypothèse où elle serait de l'ordre de la simple « pratique », quelque chose qui s'acquiert à force de pratiquer un certain mode de vie. (<==)
(4) « Par nature » traduit phusei. Troisième éventualité : l'aretè ne serait pas quelque chose qui s'acquiert d'une manière ou d'une autre par notre propre activité, mais un don de nature, c'est-à-dire que certains seraient « par nature » doués d'aretès et d'autres pas, comme certains sont par nature beaux et d'autres laids, ou certains blancs et d'autres noirs. On notera que cette éventualité n'interdit pas que l'aretè résultant de nos gènes (pour employer un langage plus actuel), si tel était le cas, ne soit « visible » qu'au terme d'un processus de croissance, tout comme certaines parties de notre corps ne prennent forme qu'avec l'âge (par exemple les organes et les formes liés à la sexualité). Le verbe utilisé pour décrire la manière dont, dans cette hypothèse, l'aretè « advient » aux hommes (qui sont alors purement passifs dans ce processus) est paragignetai, dans lequel on retrouve le verbe gignesthai, qui implique une idée de « devenir ». (<==)
(5) Le « par nature » n'est qu'une des manières dont l'aretè peut « échoir » aux hommes pour ainsi dire de l'extérieur. On pourrait aussi imaginer, par exemple, qu'elle soit un don des dieux qui nous soit octroyé par eux soit en « récompense » de certaines de nos actions, soit en résultat de leur choix libre non motivé. C'est d'ailleurs une des manières dont on peut comprendre, en la prenant au sens littéral, la theia moira sur laquelle finira Socrate (cf. 99e6). (<==)
(6) Le terme traduit par « sagesse » est sophia, qui peut vouloir dire « habileté, savoir » ou encore « science », mais qui, pour le Socrate de Platon, représente un idéal inaccessible que l'on ne peut qu'aimer en étant philo-sophos, sans jamais parvenir en cette vie à la « science » qui seule devrait compter pour nous, celle qui nous dirait justement ce que c'est que d'être un homme et quelle est notre « fin » en cette vie, notre destinée, le chemin de notre bonheur. (<==)
(7) « Compagnon » traduit le grec hetairou, génitif de hetairos, mot qui peut avoir de multiples sens impliquant toutes sortes d'associations entre personnes. Il peut désigner des compagnons d'armes, des compagnons de table ou de débauche, des associés dans des confréries ou des « clubs » à vocation politique comme il en existait alors à Athènes, et qu'on appelait justement hetairiai, les disciples d'un maître, ou encore avoir un sens plus spécifiquement « amoureux », voire, au féminin, désigner une courtisane ou une prostituée. Ici, la question est de savoir si les relations entre Aristippe et le jeune Ménon avaient un caractère homosexuel (selon les mœurs grecques de l'époque), ce qui ne serait pas surprenant au vu du portrait de Ménon brossé par Xénophon et de la rapide promotion que Ménon obtint d'Aristippe (qui en fit le général du contingent Thessalien qu'il mettait à la disposition de Cyrus le Jeune alors qu'il avait à peine 20 ans). (<==)
(8) « Il
découvrit amoureux de la sagesse » traduit le grec erastas
epi sophia(i) eilèphen. Quelques remarques sur cette expression :
- Eilèphen est le parfait du verbe lambanein, qui
veut dire au sens premier « prendre », mais aussi « surprendre,
découvrir, prendre sur le fait » ; l'idée exprimée
par ce verbe, dont le sujet est Gorgias et le double complément d'objet
à l'accusatif, d'une part erastas, et d'autre part « les
premiers des Aleuades et des autres Thessaliens (Aleuadôn te tous
protous kai tôn allôn Thettalôn) », semble bien être
que Gorgias n'est pas pour grand chose dans cette passions soudaine pour la
sagesse qu'il a simplement « découverte » et mise au jour ;
- Socrate ne dit pas d'Aristippe et des Thessaliens qu'ils ont été
trouvés, ou sont devenus philo-sophoi (philosophes), ou philoi
sophias (amis de la sagesse, version décomposée de philosophoi),
mais erastas epi sophia(i), « pris de passion pour la sagesse »,
en utilisant le même mot à connotation « érotique » (erastas est
construit sur la racine eros) qu'il utilise quelques
mots plus loin pour caractériser les relations d'Aristippe et de Ménon.
(<==)
(9) « Il vous a donné l'habitude » traduit le grec to ethos humas eithiken, dans lequel on retrouve le mot ethos, « usage, coutume, habitude », et le verbe ethizein, formé sur la même racine, qui veut dire « habituer, accoutumer ». Il est fréquent en grec que l'on utilise ainsi côte à côte, un verbe et un nom de même racine, pour renforcer l'idée exprimée. Notons qu'ici encore, le résultat de la visite de Gorgias à Larissa semble plus résulter du mimétisme créant l'habitude, comme le laisse entendre la fin de la phrase, que d'un travail actif de la part de Gorgias. (<==)
(10) « Avec grand air » traduit presque mot à mot l'adverbe grec megaloprepôs, de megalo, « grand », et prepein, « se faire remarquer, se distinguer, avoir l'air ». La megaloprepeia peut concerner le caractère ou l'attitude d'une personne, et se traduit alors par « magnificence, générosité » (c'est en ce sens qu'en 74a5, Ménon la listera parmi les aretai) ; mais elle peut aussi concerner le style, d'un discours en particulier, et pas forcément en bonne part : on pourrait alors parler encore de magnificence, ou, en moins bonne part, d'enflure, de grandiloquence. Il est probable qu'ici, le qualificatif, dans la bouche de Socrate, est quelque peu ironique. (<==)
(11) C'est le même verbe kinduneuein qui est traduit ici par « je crains fort » et un peu plus haut, avec la sagesse pour sujet, par « elle risque fort ». Ce verbe évoque l'idée de danger, de risque que l'on court, et, de là, comme en français, par affaiblissement de l'idée initiale, de « chance » que l'on court, c'est-à-dire de simple probabilité ou éventualité. (<==)
(12) Le mot
grec traduit par « bienheureux » est makarios. Il y a
dans ce mot une idée de béatitude quasi divine. Makarios
vient de makar, « bienheureux », qui qualifie les dieux par rapport
aux mortels, et qu'on retrouve dans l'expression Makarôn Nèsoi,
les Îles des Bienheureux, lieux du repos éternel des justes selon
des traditions (cf. Hésiode,
Les travaux et les jours, 171) reprises par Platon dans le mythe
final du Gorgias (cf. Gorgias,
523b1), et auxquelles il fait allusion dans plusieurs autres dialogues (Banquet,
179e2, 180b5,
République,
VII, 519c5,
540b6, Phédon,
115d4, Ménéxène,
235c4). Socrate suggère ainsi discrètement que la sophia
est l'apanage des « bienheureux », c'est-à-dire qu'elle n'est
pas pour nous en cette vie.
Mais que de plus cette allusion vienne dans un contexte où il est par
deux fois question de kinduneuein (voir note précédente),
c'est-à-dire de « risque », est peut-être
aussi un moyen subtil de nous rappeler que cette « béatitude » ne
peut nous
échoir qu'au prix du « kalos kindunos (beau risque) » dont Socrate nous entretient quelques minutes avant de boire le poison (cf.
Phédon,
114d6). Certes, le verbe kinduneuein peut être employé
de manière banale, comme quand on dit « je risque d'être
en retard », ou comme quand Ménon dit en 78a8,
« tu risques de dire vrai », ou en 99c6,
« Il risque bien d'en être ainsi ». Mais
ce sont là
ses deux seuls emplois par Socrate dans tout le dialogue, à une ligne
d'intervalle, et ce pourrait bien ne pas être pure coïncidence.
De fait, la quête d'une « sagesse (sophia) » qui
toujours se dérobe (que ce soit pour fuir à Larissa, ville de
Thessalie, ou chez les dieux, au sommet de l'Olympe, montagne de Thessalie),
suppose de prendre des risques, et c'est bien un risque que prend Ménon à
interroger le premier venu, ou même un Gorgias, en attendant des autres
des réponses à ses questions, comme si d'autres pouvaient effectivement
être dépositaires de cette sophia. Mais est-ce là
le « beau risque » auquel pense Socrate ? Et prend-il
vraiment des risques si, comme on va le voir dans la suite du dialogue, il
pose des questions auxquelles il pense déjà connaître les
réponses,
sans vraiment vouloir remettre en cause ses « certitudes » ?...
(<==)
(13) Le grec a ici paragignetai tout court, alors que, à la fin de sa question initiale, Ménon disait « paragignetai tois anthrôpois ». J'aurais pu traduire ici par « survient » ou « advient », mais j'ai voulu garder en français la similitude de verbe et « survient/advient aux hommes » n'est pas très français et « échoit » sans complément surprend. C'est pourquoi j'ai rajouté entre crochets le « aux hommes » qui ne figure pas dans le grec et qui n'est que sous-entendu. (<==)
(14) « Pas
le moins du monde » traduit le grec « oude... to parapan ».
On va retrouver dans la fin de la réponse de Socrate deux expressions
quasi identiques, « ouk... to parapan », et « mè...
to parapan », chaque fois pour qualifier la non connaissance relative
à ce dont on parle. To parapan, adverbe formé sur pan,
« tout », veut dire, quand il n'est pas associé comme ici à
une négation, « tout à fait, absolument ».
Par ailleurs, j'ai traduit ici et dans le reste de la réponse de Socrate,
où il revient quatre fois sous différentes formes, le verbe eidenai
par « être informé », pour suggérer la parenté
qui existe entre ce verbe et le mot de même racine eidos, « forme ».
Ici, comme en 71b3, on trouve la forme eidôs, participe parfait,
la plus proche phonétiquement de eidos. La traduction mot à mot
serait donc : « je ne me trouve pas le moins du monde informé... »,
mais j'ai traduit oude... tugchanô par « je n'ai
pas la chance » plutôt que par « je ne me trouve pas », pour conserver l'idée
de « chance », tuchè en grec, de même racine, qu'implique
le verbe tugchanein. (<==)
(15) « Je partage la misère » traduit sumpenomai, verbe formé du préfixe sun- (le n se transforme en m devant un p, comme en français), « avec », et du verbe penesthai, « être pauvre », dont vient penia, « pauvreté, indigence, misère ». Cette pauvreté s'oppose à la megalopropeia dont font preuve Gorgias et les Thessaliens, en paroles du moins ! (voir 70b6 et note 10) C'est le seul usage de ce verbe dans tous les dialogues, et même dans tous les textes grecs qui nous sont parvenus, et il se peut que Platon l'ait forgé pour la circonstance. (<==)
(16) « Je m'accuse catégoriquement » traduit le grec katamemphomai, d'un verbe composé du préfixe kata- introduisant une idée de complétude rendue par « catégoriquement », et du verbe memphesthai, qui veut dire « blâmer, reprocher, accuser », et peut avoir un sens à connotation juridique. Je pense que l'accent mis ici par Socrate est plus sur l'aveu sans honte de ce que d'aucuns, dont Ménon, peuvent prendre pour une tare (quelque chose comme « je confesse humblement », kata- pouvant aussi suggérer une idée d'abaissement), que sur un reproche qu'il se ferait à lui-même, dans la mesure où, pour lui, cette « tare », si tare il y a, est universelle, et que par ailleurs il fait tout ce qu'il peut pour chercher à approcher au plus près une connaissance qu'il sait inaccessible, et n'a donc rien à se reprocher. Reste que Platon a pu choisir ce verbe rare (seul emploi dans tous les dialogues) pour accentuer l'ironie de la remarque en allant dans le sens de ce que pense sans doute Ménon d'un tel aveu. (<==)
(17) Cette remarque de Socrate oppose le ho ti estin, ce que c'est, au hopoion ti [estin], comment c'est. Mais il ne faut pas s'empresser de traduire ces expressions par des substantifs, comme par exemple « nature » ou « essence » pour la première et « qualité » ou « attribut » pour la seconde, qui tirent avec eux des siècles d'élaboration philosophiques commençant avec Aristote. Il n'est peut-être pas inutile de revenir à la simplicité du langage d'origine et de garder présent à l'esprit qu'avant d'être des abstractions, ce que l'on cherche, c'est des réponses à quelques questions toutes simples (en apparence du moins). Bien sûr, le ti esti, « quoi c'est », est devenu en latin quid est, et a donné naissance au mot « quiddité », et le opoion est devenu en latin qualis, dont vient le mot « qualité ». Mais tout cela, c'est après Platon ! Ici, ce qui est clair, c'est que, pour Socrate, la réponse « didakton estin (c'est enseignable) » ou « didakton ouk estin (ce n'est pas enseignable) » répond à la question « hopoion ti estin », « comment c'est ? », ou encore « quelle "propriété" ça a ? », pas à la question « ho ti estin », « quoi c'est ? », qui en est un préalable. (<==)
(18) Le texte
grec de cette question de Socrate oppose gignôskein Menona hostis
estin,
reconnaître lequel est Ménon, à eidenai eite kalos
estin, eite..., être informé s'il est beau, ou..., c'est-à-dire
utilise deux verbes distincts pour parler de deux modes possibles de « connaissance »
ou de « savoir », qui s'opposent d'une certaine manière,
et dont on peut même se demander s'ils ne sont pas employés tous
deux, peut-être délibérément pour compliquer le
jeu, à
contre-emploi ! Au sens premier, gignôskein, c'est « apprendre
à connaître », c'est-à-dire « connaître »,
mais au terme d'un processus d'apprentissage, « en arriver à se
rendre compte », ou encore « reconnaître », « finir
par comprendre »,
et en ce sens, il s'oppose justement à eidenai, qui veut dire
« savoir ». Mais, pour tout compliquer, eidenai est
un parfait, et non un présent, le parfait du verbe idein,
qui veut dire « voir »,
ce qui fait qu'eidenai, c'est en quelque sorte « savoir
pour avoir vu » (avec les yeux du corps ou ceux de l'esprit...)
Or, pour « reconnaître »
Ménon, pour identifier « lequel il est » parmi
un groupe de personnes, il faut déjà l'avoir vu, alors que pour
savoir s'il est beau, ou riche ou bien né, il suffit de l'« avoir
appris » d'autres
personnes, sans nécessairement l'avoir vu !... Et d'ailleurs,
savoir
« lequel est » Ménon, formulation qui peut évoquer
tout simplement l'aptitude à le reconnaître dans une foule, est-ce
vraiment savoir « qui il est » au sens le plus profond
du terme, d'une connaissance qui ne se limite justement pas à l'eidos au
sens d'apparence visible ?
Alors que justement, on peut parfois en savoir plus sur une personne par ce
qu'on apprend d'elle par ouï-dire sans l'avoir jamais vu qu'après
une simple rencontre visuelle !... Et quoi qu'il en soit, ce qui est
vrai pour des « être » de l'ordre visible comme
Ménon est-il
transposable à des « êtres » de l'ordre
intelligible comme l'aretè ?...
Pour Socrate, quoi que puissent en penser les traducteurs et commentateurs déformés
par Aristote et 23 siècles de commentaires à sa suite, qui pensent
que Socrate cherche dans le Ménon une définition « aristotélicienne »
de l'aretè, et que son analogie ici est destinée à
faire comprendre à Ménon qu'une telle définition est un
préalable nécessaire à une réponse à sa question,
et appelle donc une réponse négative de la part de Ménon
(« non, Socrate, ce n'est pas possible »), et même si, pour mieux
mettre Ménon à l'épreuve, il la formule linguistiquement
d'une manière qui appelle une réponse négative, la réponse
évidente à sa question est très probablement positive et
aurait dû conduire, si Ménon avait écouté jusqu'au
bout, et compris, ce qu'il lui disait, à un dialogue de ce genre :
« Mais bien sûr, Socrate, que c'est possible ! La preuve, c'est
que je savais déjà des tas de choses sur ton compte avant même
de t'avoir rencontré ! (voir 79e7-80a2)
Sais-tu qu'on parle beaucoup de toi, à Larissa ?.... » - « Eh
bien justement, mon petit Ménon, c'est bien ce que je craignais, et j'ai
tout lieu de croire, après la discussion que nous avons eue hier (voir
76e8), que tu te fais des idées fausses
sur mon compte et que nous n'avons pas du tout la même conception de l'aretè,
toi et moi ! Car vois-tu, si je voulais vérifier ce qu'on m'avait
dit de toi avant notre rencontre, que tu es beau, par exemple, il me suffirait,
comme je le fais maintenant, de te rencontrer et de te voir ; par contre,
si je veux savoir ce qu'est l'aretè, pas moyen d'aller la voir
où que ce soit, et si je veux savoir ce qu'elle est pour toi,
le seul moyen, c'est que nous en discutions ensemble, comme je te propose de
le faire maintenant avant de répondre à ta question. » Il
y a en effet fort à parier que Ménon a engagé toute cette
discussion à partir de l'idée préconçue qu'il avait
de Socrate comme d'un « professeur » d'aretè, sur la foi
des rumeurs parvenues jusqu'à Larissa et/ou de ce qu'on lui en a dit
depuis qu'il est arrivé à Athènes, qu'il s'attend à
ce que Socrate réponde « oui » à sa question sur le caractère
« enseignable » de l'aretè et commence à essayer
de lui faire la « morale », et qu'il s'est préparé à
le contrer à l'aide de quelques « trucs », paradoxes et autres
arguments sophistiques appris de Gorgias. Et il est probable que Socrate n'a
pas été long à s'en rendre compte dans ses discussions
antérieures avec Ménon.
Bref, ce à quoi veut sans doute en venir Socrate, c'est justement que
les deux cas ne sont pas identiques et que c'est précisément
parce qu'ils ne sont pas identiques qu'il est important de se mettre d'accord
au préalable
sur ce dont on parle, quand il s'agit d'un pur « intelligible »,
alors que, quand on parle de choses « tangibles », en
cas de doute ou de désaccord, il suffit d'aller voir. Si l'on parle
de Ménon en
son absence, on sait néanmoins qu'on parle d'un être de chair
et d'os, et que, si l'un des interlocuteurs qui ne connaît pas Ménon
personnellement a des doutes sur le fait qu'il est beau, il peut toujours
aller voir Ménon en personne et juger par lui-même, ou, pour
savoir s'il est riche, lui demander compte de sa fortune, ou, pour savoir
s'il est bien né, lui demander son arbre généalogique,
etc. Et pour certaines de ces questions, il n'est même pas nécessaire
qu'il voie Ménon
lui-même. Par contre, quand on parle de quelque chose comme l'aretè,
il n'y a plus ce référent « objectif »,
visible et tangible qui fait qu'en dernier ressort, dans le cas de Ménon,
on peut toujours (avec plus ou moins d'effort, s'il faut se rendre d'Athènes à
Larissa) arbitrer la discussion et se tourner vers une « vérité »
connaissable de « science » certaine (sous réserve,
bien sûr,
de se mettre d'accord au préalable sur les canons de la beauté,
ou sur le niveau de fortune qui qualifie pour être dit riche, ou sur
le nombre d'ancêtre nobles qu'il faut pour être dit « bien
né »...).
Bref, le nom Ménon, en tant que nom « propre »,
renvoie
à une et une seule personne (et même si plusieurs personnes portent
le même nom, on peut toujours préciser de laquelle on parle en
faisant référence à quelques données supplémentaires
comme les parents, le dème ou la cité d'origine, etc.). Or
il n'en est plus de même pour le mot aretè, et c'est
pourquoi il semble important à Socrate de commencer par essayer
de s'assurer que Ménon et lui parlent de la même chose avant
d'aller plus loin (l'exemple a donc bien pour but d'en arriver à justifier
qu'il faille en préalable
se mettre d'accord sur ce qu'on entend par aretè, mais pas
de la manière directe qu'on pense le plus souvent, et pas avant qu'on
ait pris conscience des différentes formes de « savoir » relatives
aux différents ordres d'« êtres »).
Mais s'assurer qu'on parle de la même chose ne veut pas nécessairement
dire que l'on veut tout connaître de l'« essence » de
la chose en question !... Avant d'appeler à la rescousse Aristote
et plus de vingt siècles de métaphysique, revenons aux questions
simples que pose Socrate : à Ménon qui lui demande de but
en blanc
« Dis-moi donc Socrate, à ton avis, peut-on enseigner l'aretè ? »
Socrate répond : « C'est quoi, pour toi, l'aretè ? »
Et ce n'est probablement pas une définition aristotélicienne
d'aretè
qu'attend Socrate, définition qui, en remplaçant un mot ambigu
par deux ou trois autres mots tout aussi ambigus, comme le fait par exemple
sa définition de la couleur « à la Gorgias » en 76d4-5,
ne lui en dirait guère plus sur ce que pense vraiment Ménon
d'aretè,
mais une discussion sérieuse qui permette à Ménon de se
rendre compte qu'il n'est pas possible de donner en quelques répliques
une réponse adéquate à une telle question et que vouloir
ainsi simplifier les problèmes, c'est passer à côté
des vraies questions. Et les exemples que donnera bientôt Socrate de
définitions
de concepts géométriques simples ne sont sans doute là
que pour brouiller les pistes, pour justement faire prendre conscience à
Ménon, par contraste, que l'aretè n'est pas un concept
géométrique « carré » (ou « rond »),
mais quelque chose qui engage toute une vie, qui se dit dans les actes plus
que dans les mots, que « définir » l'aretè de
l'homme, c'est se demander ce que c'est que d'être homme, c'est chercher à se
connaître soi-même (« gnôthi sauton », « connais-toi
toi-même », formule dans laquelle on retrouve le verbe gignôskein
justement, et qui ne veut pas simplement dire « regarde-toi dans
une glace »),
et que c'est le travail de toute une vie, le seul qui soit réellement
important... Il lui suffira d'ailleurs d'un concept physique, et non plus
géométrique,
la couleur, pour montrer la vanité de telles tentatives de définitions
dès qu'on parle du monde « réel » et non
plus « idéal »...
(<==)
(19) Cette
réponse de Ménon le trahit et confirme ce que je disais dans
la note précédente. Tout d'abord, la brièveté de
la réponse à la question de Socrate montre qu'il n'a pratiquement
pas écouté celle-ci, surpris qu'il a été d'entendre
Socrate s'accuser de ne pas savoir le moins du monde ce qu'est aretè.
Et il ne se rend même pas compte que la suite de ses propos contredit
cette réponse négative donnée à la va vite !
Car, en demandant s'il doit « rapporter comme réponse »
(apaggellein) chez lui ce qu'il vient d'entendre, il avoue implicitement
qu'il a eu l'occasion de discuter de Socrate dans son pays avant de venir à
Athènes, qu'il avait donc une certaine « connaissance » sur
lui avant de l'avoir rencontré, et qu'il compte rapporter à ses
amis des informations qui leur permettront de connaître quelque chose
de Socrate sans l'avoir jamais vu eux-mêmes.
La spontanéité de cette réponse provoquée par la
surprise suggère aussi que Ménon est finalement plus intéressé
à glaner quelques nouvelles anecdotes sur Socrate, et si possibles certaines
dont il serait lui-même le brillant protagoniste, pour renouveler dès
son retour les conversations des jeunes désœuvrés de son
genre
à Larissa, qui avaient déjà entendu parler de Socrate
comme d'un « original », qu'à se remettre en question
lui-même
dans une conversation sérieuse sur un sujet aussi impliquant. On notera
aussi qu'il emploie le verbe apaggellein à la première
personne du pluriel (apaggellômen), ce qu'hélas !
gomment certaines traductions (A. Croiset, Budé ; M. Canto-Sperber,
GF Flammarion ; B. Piettre, Nathan ; G. Kévorkian, Ellipses).
Ce pourrait être un pluriel de majesté, peu probable dans la bouche
d'un jeune homme de moins de 20 ans parlant à un homme de plus de 60
ans, ou une formule rhétorique destinée à donner plus
de solennité à une déclaration dans laquelle Ménon
se voit déjà dans le rôle du héraut, ou encore l'indication
que Ménon n'est pas seul en face de Socrate et qu'il a avec lui une
cour d'admirateurs silencieux qui attendent, béats, de le voir ne faire
qu'une bouchée de Socrate et qui s'empresseront, dès leur retour à
Larissa, d'aller raconter ce qu'ils ont vu et entendu aux quatre coins de
la ville.
On a là un bon exemple du danger qu'il y a à ne voir dans les
dialogues de Platon que des séries de syllogismes débités
par Socrate devant un interlocuteur insipide dont les réponses ne sont
que de pure forme et n'apportent rien à la compréhension du raisonnement.
Ça, c'est le dialogue entre Parménide et Aristote, dans le Parménide !
(voir la remarque de Parménide lorsqu'il choisit son interlocuteur, en
Parménide,
137b6-8) Ailleurs, pour Platon, tout contribue à guider le lecteur
vers une meilleure compréhension en profondeur de ce qui est en cause,
et cette compréhension est rarement celle qui se voit en surface, au
premier degré !... Il faut que le lecteur s'implique pour qu'il
tire profit de sa lecture, il faut qu'il consente à gratter sous la surface
pour commencer à s'approprier des « vérités » qu'il
ne sert à rien de lui servir toutes prêtes sur un plat d'argent...
(<==)
(20) « Camarade » traduit le vocatif « ô hetaire », dans lequel on retrouve le mot hetairos employé plus haut pour caractériser les relations d'Aristippe avec Ménon (voir note 7). Mais cette manière de s'adresser à un interlocuteur est assez fréquente et n'a pas d'implications « érotiques »... ou politiques !... (<==)
(21) Je traduis le verbe entugchanein utilisé ici, dans lequel on retrouve tugchanein utilisé plus haut (voir note 14, fin), par « avoir la chance de rencontrer », toujours pour rendre sensible l'idée de chance, tuchè, contenue dans le verbe tugchanein. (<==)
(22) Voir la section de l'introduction générale au Ménon relative à Gorgias pour ce que Gorgias a pu dire à Socrate à propos de l'aretè, et sur les objectifs qu'il fixait à son enseignement. Comme je le fais remarquer dans cette section, Ménon, qui laisse ici entendre que Gorgias sait ce qu'est l'aretè, n'en affirmera pas moins en 95b9-c4 que c'est justement le fait qu'il ne prétende pas enseigner l'aretè qu'il apprécie le plus en lui !... (<==)
(23) Cette
référence à la mémoire anticipe ce qui sera dit
plus loin de la remémoration comme source de connaissance (voir 81c5,sq.).
Socrate demande d'ailleurs deux lignes plus loin à Ménon de lui
« remémorer (anamnèson) » ce que Gorgias pouvait
bien dire, utilisant le même verbe anamimneskein qui sera utilisé
alors. Bien sûr, il y a une certaine ironie dans ces remarques de Socrate
sur sa mauvaise mémoire, et dans l'idée que c'est le plus jeune
qui doit « remémorer » au plus vieux ce que pourrait bien être
l'aretè.
Mais il y a peut-être plus encore ici, sinon de la part de Socrate, du
moins de la part de Platon. Car le mot traduit par « quelqu'un
qui a bonne mémoire » est mnèmôn.
Or, au delà
du fait que ce mot est immédiatement suivi du nom de Ménon, Menôn,
qui lui est proche phonétiquement (comme si Socrate disait presque « je
ne suis pas Ménon, moi »), il se trouve que Mnèmôn
était le surnom d'Artaxerxès II, le roi des Perses contre lequel
Ménon va bientôt aider Cyrus le Jeune à se révolter,
et qui sera finalement responsable de la mort de Ménon qui n'aura pas
réussi à se concilier ses faveurs (voir l'introduction
générale au Ménon). S'agirait-il alors pour
Platon de situer ici discrètement Ménon à la charnière
entre deux voies, celle qu'il aurait pu suivre s'il avait consenti à
être mnémôn et à se « remémorer » avec
Socrate ce que peut être le vrai « bien » de
l'homme, son
aretè bien comprise, et celle qui l'a conduit à Mnémon
et à son funeste destin pour avoir trop cru en Gorgias et en le pouvoir
des mots (Platon ferait dire alors à Socrate ici : « je
ne suis pas Mnémon, moi », sous-entendu « et il
va te falloir choisir entre lui et moi, entre la route de Gorgias qui va te
mener à lui, et
la route que je te propose, si tu consens à faire effort avec moi pour
chercher ce qu'est l'aretè ») ?... (<==)
(24) Encore une remarque lourde de sens et qui éclaire tous les dialogues : le Socrate de Platon n'a que faire des gens qui se contentent de réciter des « vérités » reçues d'un autre et qui ne viennent pas du plus profond d'eux-mêmes. On n'est pas là pour se jeter des mots à la figure dans des joutes oratoires sans prise avec le réel, mais pour s'engager personnellement, surtout lorsqu'il s'agit de sujets qui ont à voir avec le sens même de la vie !... Socrate ne cherche pas à savoir ce que pense Gorgias, comme le ferait un historien de la pensée, ni même à la rigueur ce que pense Ménon, si cette pensée n'est que superficielle, mais à obtenir de Ménon un engagement personnel pour une recherche sérieuse en profondeur. (<==)
(25) La formule utilisée par Socrate est inhabituelle et peut se comprendre différemment selon la manière dont on ajoute une ponctuation qui n'existait pas dans les textes écrits au temps de Platon. Le grec, sans ponctuation, est « ô pros theôn Menôn ». On trouve tout au long du dialogue « ô Menôn », formule habituelle dans les dialogues pour désigner l'interlocuteur, et traduite simplement par « Ménon ». On trouve aussi parfois la même expression avec un mot intercalé entre le ô et le Menôn, comme par exemple en 70c3 « ô phile Menôn ». On trouve par ailleurs dans les dialogues l'expression pros theôn, « par les dieux », seule, comme par exemple en Sophiste, 243b6, et plus souvent l'expression ô pros theôn, avec la même signification, et sans nom de personne à la suite (République, IV, 425c10 ; Sophiste, 221d8 ; Philèbe, 46a10 ; Lois, IX, 858c3). Mais quand l'expression pros theôn accompagne immédiatement un nom, le ô ne la précède pas, mais la suit, précédant immédiatement le nom de la personne à qui l'on s'adresse : « pros theôn, ô Kritôn » (Criton, 46e2) ; « pros theôn, ô pai » (Sophiste, 232e6) ; « pros theôn, ô Hippia » (Hippias Majeur, 285b8) ; « pros tôn theôn, ô Iôn" (Ion, 541b6). L'ordre des mots utilisé ici, unique dans tous les dialogues (et dans l'ensemble des classiques grecs disponibles sur le site « Perseus »), fait de pros theôn une incise analogue à phile, ariste, hetaire, chaire, etc. que l'on trouve souvent entre le ô et le nom de l'interlocuteur dans les dialogues, sauf à supposer, comme le font les éditeurs, une virgule entre theôn et Menôn, ce qui donne « au nom des dieux, Ménon ». Or, le sens de la préposition pros est ouvert à une interprétation en incise, puisqu'elle veut dire aussi, avec le génitif, « venant de, de la part de, par la volonté de, à la façon de » : on peut donc comprendre que Socrate se moque de Ménon en l'appelant « Ménon qui vient des dieux », ou « Ménon qui parle comme les dieux ». J'ai essayé de conserver cette ambiguïté en traduisant « Ménon par la volonté des dieux » sans virgule. (<==)
(26) « Ne sois pas jaloux » traduit le grec mè phthonèsè(i)s, du verbe phthonein, qui veut dire « être jaloux, envier, refuser par jalousie ». L'idée semble être : « ne sois pas jaloux de partager avec moi une connaissance que tu prétends avoir, comme tu pourrais être jaloux de partager un être aimé ». Une fois encore, Socrate suggère discrètement qu'une idée abstraite n'est pas du même ordre qu'une personne de chair et d'os. (<==)
(27) « Que je sois le plus chanceux des hommes ayant commis une méprise » traduit le grec eutuchestaton pseusma epseusmenos ô. On y retrouve au superlatif l'adjectif eutuchès, « doué d'une heureuse (eu) chance (tuchè) », alors que le verbe utilisé auparavant par Socrate, et qu'il reprend dans la suite de sa phrase, entugchanein (voir note 21), ne qualifie pas la tuchè que Socrate a ou n'a pas eue en ne rencontrant personne qui sache ce qu'est aretè. Par ailleurs, on y trouve côte à côte le nom pseusma, « mensonge, tromperie » et le verbe dont vient ce mot, pseudein, « tromper, mentir, se tromper ». C'est une construction courante en grec que de donner à un verbe un complément d'objet de même racine que le verbe pour renforcer l'idée exprimée (ici, mot à mot : « ayant menti un mensonge »). L'idée elliptique qu'exprime Socrate ici est qu'il s'estimera le plus heureux des hommes si on lui prouve que ce qu'il a dit était un mensonge en lui faisant réaliser qu'il a enfin trouvé quelqu'un qui sache ce que c'est que l'aretè, c'est-à-dire, ce que c'est que d'être un homme. (<==)
(28) « Homme » traduit andros, génitif de anèr, qui désigne l'homme par opposition à la femme (gunè), le mâle par opposition à la femelle, là où le anthrôpos utilisé par Ménon dans sa question initiale (quand il était question de la manière dont « échoit aux hommes » l'aretè), désigne plutôt les hommes en tant qu'espèce, sans distinction de sexe. Ménon commence à décrire, non l'aretè commune à tous les membres de l'espèce, mais une aretè spécifique à différentes catégories d'individus, selon leur sexe, leur âge, leur condition, etc. (<==)
(29) Je traduis « son homme » plutôt que « son mari », pour rendre sensible le fait que c'est le même mot en grec, « tou andros », qui est employé ici, et plus haut pour parler de l'aretè de l'homme. (<==)
(30) Les termes grecs qu'utilise ici Ménon, thèleias et arrenos, ne sont pas des noms désignant filles et garçons, mais bien des adjectifs opposant les deux sexes de manière très générale, dans toutes sortes d'êtres vivants, et même, en grammaire, le « féminin » et le « masculin ». J'ai simplement ajouté devant ces deux adjectifs le « de sexe » qui n'est pas explicitement dans le grec, mais qui est implicite dans ces adjectifs ainsi employés. (<==)
(31) Le mot traduit par « embarras » est aporia, terme qui a donné en français « aporie », mot employé pour décrire la situation à laquelle conduisent la plupart des dialogues avec Socrate où l'on cherche ce qu'est telle ou telle « abstraction », le beau (Hippias Majeur), le pieux (Euthyphron), le juste (République, I), l'amitié (Lysis), etc. (<==)
(32) Cette idée qu'il y a une aretè spécifique à chaque individu dans chaque situation spécifique, et plus généralement à chaque chose pour chaque usage, n'est pas fausse, même pour Socrate, et correspond bien au sens général d'aretè comme « excellence » que j'ai décrit dans l'introduction. Il est bien vrai qu'un excellent dirigeant n'est pas la même chose qu'une excellente maîtresse de maison, ou qu'un excellent écolier, ou qu'un excellent docteur, etc. Mais ce que veut Socrate, c'est dépasser ce niveau, qui n'est qu'une étape, et chercher ce qui peut faire que tous ces gens, avec chacun leur excellence propre, portant tous le nom d'« homme » (au sens de l'espèce, c'est-à-dire d'anthrôpos), peuvent être dits en plus d'excellent hommes, tous simplement. Si le médecin guérit parfaitement tous ses malades, il est un excellent médecin ; mais parce qu'il est excellent médecin, cela suffit-il pour qu'il soit excellent homme ? S'il est le médecin particulier du tyran qui opprime la ville et qu'il réussit parfaitement à le maintenir en vie pour qu'il opprime plus longtemps son peuple, est-il encore un excellent homme ?... (pour un exemple du même ordre, voir en Gorgias, 511c-512b le cas du capitaine de navire qui ne sait pas s'il a rendu service à ses passagers en les amenant sains et saufs à bon port). (<==)
(33) « Le vice » traduit le grec kakia, formé sur kakos, « mauvais », et qui constitue bien le contraire de l'aretè. Mais là encore, il faut se garder de donner à « kakia » un sens exclusivement moral. La traduction par « vice » reste cependant plus acceptable que celle d'aretè par « vertu », car, en français, le mot vice a conservé dans l'usage courant un sens plus large que « vertu » : on parle encore de « vice de forme », de « vice de fabrication », de « chien vicieux », on dira de quelqu'un qui a fabriqué un appareil d'usage difficile qu'il est « vicieux », sans que cela implique de jugement moral, etc. (<==)
(34) « Beaucoup de chance » traduit le grec pollè eutuchia, où l'on retrouve le mot eutuchia, construit comme l'adjectif eutuchès utilisé plus haut par Socrate pour se dire « le plus chanceux des hommes » (voir note 27). (<==)
(35) « A
propos de la substance de l'abeille » traduit le grec melittès
peri ousias, dans lequel on trouve le terme « technique » ousia.
Ce mot est dérivé du participe présent du verbe être,
mais son sens usuel au temps de Socrate et de Platon, avant que les philosophes
s'en emparent, c'est « bien, possessions, fortune ».
On le trouve employé
en ce sens (au moins en surface, car il est probable que Platon joue là
sur le double sens possible du mot) dans la discussion entre Céphale
et Socrate au début de la République (République,
I, 329e4 ; I,
330b4 ; I,
330d2). C'est avec Platon, et surtout avec Aristote, qu'il va prendre
la signification philosophique de « substance »,
ou d'« essence ».
La traduction de ce mot est difficile, tant chaque traduction possible est
maintenant chargée par des siècles de métaphysique.
Des philosophes récents comme Heidegger, ont écrit des pages
entières pour
savoir s'il fallait mieux parler d'« être », ce
qui implique une vision essentialiste de stabilité et de permanence,
ou d'« étant »,
traduction plus dynamique, plus « existentielle », plus
ouverte sur le « temps » qui passe, et sans doute plus
proche effectivement du mot grec issu, comme je l'ai dit, du participe présent
du verbe être
(s'il fallait créer un néologisme, le plus proche du grec serait
sans doute « étance », construit sur « étant »
comme « béance » sur « béant » ou
comme « brillance »
sur « brillant »). Si j'ai choisi de le traduire ici
par « substance »,
qui n'est pas dérivé d'une forme latine ou française du
verbe « être », comme le serait « essence » ou
tout simplement
« être » avec un article, c'est pour des raisons
que je vais maintenant expliquer.
C'est ici la seule fois dans tout le dialogue où Socrate utilise ce terme
d'ousia que j'ai qualifié de technique, plutôt que les formulations
sous forme de question, « ho ti estin » (« ce que c'est »)
ou, comme ici, juste après ousias, justement, « ho ti pot'
estin » (« ce que ça peut bien être », avec le
renforcement introduit par le pote), qu'on retrouve, elles, partout dans
le dialogue. Or on peut se demander si un tel terme, dans son sens technique
peut-être encore en gestation, faisait partie du vocabulaire de Ménon
et pouvait donc l'aider ici à voir où Socrate voulait en venir.
Si l'on remarque alors qu'il est utilisé, non à propos de l'objet
principal de la discussion, aretè, mais dans le cadre d'une analogie
prise en exemple, et qu'il est immédiatement suivi de la formulation
classique par question, on peut se demander si cette melittès ousia
dont parle Socrate, cette « richesse de l'abeille » (ousia dans
son sens usuel), cette « substance de l'abeille », ne serait pas destinée,
dans une formulation délibérément ambiguë de la part
de Socrate, à suggérer en fait la « substance » produite
par l'abeille et qui constitue sa « richesse », le miel (qui d'ailleurs
se désigne en grec par le même mot melitta que les abeilles
qui le produisent), « substance » qui pourrait justement aider Ménon
à trouver une caractéristique commune à toutes les abeilles,
savoir, qu'elles sont toutes productrices de miel, ou organisées en vue
de la production du miel (dans la perspective de l'homme du moins, que traduit
dans le langage le double sens du même mot melitta, « abeille »
et « miel »). C'est pour conserver autant que faire se peut cette ambiguïté
que je crois déceler que j'ai choisi de traduire ousia par « substance »
dans ce cas particulier.
On peut encore noter que cet exemple pourrait faire progresser Ménon,
en le mettant en présence d'une espèce animale qui a en commun
avec l'homme d'avoir une organisation « sociale »,
mais dans laquelle les différences auxquelles faisait allusion Ménon à propos
des hommes, âge, sexe, condition sociale, sont infiniment moins visibles
à l'œil nu. Il devrait conduire Ménon à envisager
l'homme en tant qu'homme et à réaliser que sa question sur l'aretè
des hommes revient à se demander « qu'est-ce qui fait qu'un
homme, quelle que soit sa condition, est un homme "excellent" ? »
Remarquons enfin que la question porte sur « la substance de l'abeille »,
« abeille » au singulier, pour bien marquer qu'on parle de l'espèce
(ou pour mieux faire croire dans un premier temps qu'on parle du miel), et que
la réponse prêtée à Ménon dans le discours
imaginé par Socrate répond par des formulations au pluriel dont
le sujet est un autas (« celles-ci »), pluriel renvoyant à
un antécédent au singulier. C'est bien la transposition à
l'exemple de ce qu'a fait Ménon à propos de l'aretè.
(<==)
(36) Première occurrence d'une situation qui se reproduira au cours du dialogue : Socrate donne un exemple et imagine dans ce qu'il dit un dialogue avec Ménon se terminant par une question à laquelle il demande à Ménon s'il peut répondre, et Ménon se contente de répondre qu'il peut le faire, sans aller plus loin et sans effectivement donner une réponse qui permettrait de savoir s'il a vraiment compris ce dont il était question de la même manière que Socrate. On retrouvera une situation analogue lorsque Socrate prendra d'autres exemples, en 74b-75a. On peut se demander s'il faut voir dans le fait que Socrate semble à chaque fois hésiter à le faire aller plus loin dans sa réponse une indication de la mauvaise volonté que Ménon met à répondre à des questions qui semblent l'éloigner de ses préoccupations et qui lui semblent en outre triviales, et qui se traduiraient à l'oral par un ton sec et un air importuné impossibles à reproduire à l'écrit. (<==)
(37) Le mot
eidos utilisé ici pour qualifier ce que l'on cherche et qu'ont
en commun toutes les aretai est encore un de ces mots dont la traduction
pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. C'est un des mots
centraux dans ce que d'aucuns appellent la « théorie des
idées » ou « théorie des formes » qu'ils
attribuent à Platon.
Ce qu'il faut bien réaliser, c'est que ce mot, tout comme idea
d'ailleurs, le mot qui a donné « idée » en
français,
vient d'un verbe qui veut dire « voir ». Le sens non « technique"
de ce mot est « aspect extérieur », « forme
du corps »,
« air d'une personne », et c'est à partir de là qu'il
en vient à désigner la forme propre d'une chose, sens dans lequel
il peut se traduire par « genre, sorte » ou encore « espèce »,
et aussi une « forme » dans l'esprit, c'est-à-dire
une « idée ».
On notera d'ailleurs que toute la suite de la phrase insiste lourdement sur
la dimension « visuelle », Socrate utilisant deux verbes
qui ont à
voir avec le regard : apoblepsanta, traduit par « porter
son regard », qui vient du verbe apoblepein, dans lequel
on trouve le préfixe apo- et le verbe blepein, qui
veut dire « voir » au sens le plus physique du terme (plus encore que idein dont viennent
eidos et idea) ; et dèlôsai, traduit
par « faire voir », du verbe dèloun,
qui signifie « rendre
visible, montrer, faire voir ». il est intéressant de noter
cette insistance sur la vue au moment où l'on passe de la problématique
des abeilles, bien visibles, à celle des aretai, pur concept.
Il faut aussi noter l'insistance de Socrate sur l'unicité : hen
ti eidos tauton, formule dans laquelle on retrouve hen, « un » non comme article, mais comme nombre, et tauton, « la même ».
Socrate cherche l'unicité et l'identité d'eidos. (<==)
(38) « Il est beau » traduit le grec kalôs echei. Kalôs est un adverbe formé sur l'adjectif kalos, qui veut dire au sens premier « beau ». Le sens premier de kalôs est donc « de belle manière », et kalôs echei est une tournure équivalente à kalos estin, mot à mot : « il est beau ». Une traduction plus naturelle en français serait : « il est bon », « il est avantageux », « il est convenable ». Mais il est important de conserver cette référence de Socrate au « beau » dans une discussion sur l'aretè, dont, un peu plus loin, Ménon donnera une « définition » fondée sur le « beau » (voir 77b2-5). De fait, pour les grecs, le beau et le bon sont inséparables, comme le montre l'expression kalos kagathos, « bel et bon », souvent utilisée pour parler de l'homme qui possède l'aretè, expression que l'on trouvera dans la suite du dialogue, en particulier dans la discussion avec Anytos (l'expression revient 4 fois, deux fois dans la bouche d'Anytos, et deux fois dans celle de Socrate, entre 92e4 et 93c7 : 92e4, 92e7, 93a3, 93c7), toujours dans le sens d'« honnête homme », de « gens de bien ». (<==)
(39) « Ce que se trouve être aretè » traduit le grec ho tugchanei ousa aretè, dans lequel on retrouve le verbe tugchanein, et l'idée de « chance », mais surtout le participe présent féminin ousa du verbe « être (einai) » dans la forme la plus proche du mot ousia utilisé dans l'exemple des abeilles (voir note 35). Ce n'est sans doute pas un hasard si le Socrate de Platon s'arrange pour tourner ainsi sa phrase et « frôler » le terme plus « technique » qu'il a utilisé précédemment, rappelant ainsi discrètement au passage son origine. (<==)
(40) Il y
a une certaine ironie de la part de Socrate à poser ainsi cette question
à Ménon alors qu'il vient de l'assommer avec une phrase pour
le moins emberlificotée (ce que la plupart des traducteurs gomment
en la coupant pour obtenir un français plus élégant là
où Platon fait exprès d'alourdir sa phrase !...) qui parle
de « voir » un « concept » comme aretè et
dont la dernière partie à elle seule (à partir de « vers
quoi il est beau... » n'aligne pas moins de sept verbes en
seize mots, dont quatre participes et un infinitif : « eis
ho kalôs pou
echei apoblepsanta ton apokrinomenon tô(i) erôtèsanti
ekeino dèlôsai ho tugchanei ousa aretè »,
mot à mot (des tirets regroupent les mots français qui traduisent
un même mot grec) : « vers quoi beau quelque-part il-est
[que soit] portant-son-regard le répondant à-l'interrogeant
cela faire-voir que se-trouve étant aretè" !...
« Comprends-tu » traduit le grec manthaneis, du verbe
manthanein, dont le sens premier est « apprendre », et
dont vient l'adjectif mathèton (apprenable), symétrique
dans la relation maître-élève du didakton (enseignable),
utilisé par Ménon dans sa question initiale sur le caractère
enseignable/apprenable de l'aretè. La question peut donc aussi
se comprendre : « Est-ce que tu apprends quelque chose avec moi, mon
petit Ménon ? »
On peut alors se demander comment Ménon pourrait apprendre/comprendre
quelque chose à ce que lui dit Socrate si celui-ci fait exprès
d'être fumeux, d'employer un jargon « technique » et
de faire des phrases incompréhensibles ! C'est que le Socrate
de Platon, et Platon derrière lui, ne sont pas là pour apporter
des réponses
toutes faites à des interlocuteurs qui n'ont pas même compris
toutes les implications des questions qu'ils posent ou des problèmes
qu'ils discutent, et surtout pas à des Ménon arrogants qui ne
posent des questions que pour mieux « piéger » leur
interlocuteur. L'objectif de Socrate, dans ce savant dosage d'exemples éclairants
et de formulations qui interpellent, est d'essayer d'amener Ménon à se
poser les bonnes questions, à accepter d'avouer une certaine ignorance
qui sera le premier pas s'il veut vraiment progresser sur le chemin de l'aretè.
Socrate ne cherche pas à lui « enseigner » ce
qu'est l'aretè,
ce qu'il sait impossible, surtout si l'autre ne cherche même pas à
comprendre ce qu'il dit, mais à le mettre dans une position où
il puisse, lui, par lui-même, faire des progrès sur le
chemin de l'aretè. Et le premier pas dans cette voie, comme
le dit Socrate ailleurs, c'est de savoir reconnaître ce que l'on ne
sait pas, comme le fera bientôt l'esclave de Ménon, plus « homme » en
cela que son maître, quand Socrate lui posera un problème de
géométrie
(voir 84a1-2).
Mais on peut aussi remarquer qu'au moment même où Socrate semble
vouloir battre Gorgias sur son propre terrain en rivalisant avec lui dans
le pédantisme et les effets de style, il donne sans en avoir l'air
un « exemple »
à Ménon de ce qu'est l'abstraction qu'il cherche ! En effet,
au lieu de simplement dire à Ménon : « ...vers
quoi tu ferais bien, toi, mon petit Ménon, de tourner ton regard pour
répondre
à ma question », Socrate, se plaçant dans une perspective
générale au moment même où il introduit dans la
discussion l'eidos, se décrit comme « celui qui
demande ce que peut bien
être l'aretè », et décrit Ménon
comme
« celui qui répond à celui qui demande ce que peut
bien être
l'aretè ». En d'autres termes, il décrit
implicitement l'eidos de Ménon et de lui-même dans la
discussion en cours. Et, ce faisant, il dépersonnalise la question,
et donne ainsi une leçon
de dialectique à Ménon : ce n'est plus Ménon contre
Socrate, mais une question que pourrait poser n'importe qui, et une réponse
que pourrait avoir à donner n'importe qui d'autre. L'eidos vers
laquelle il faut regarder n'est pas là pour sortir Ménon d'un
mauvais pas et lui fournir les éléments d'une réponse
de manière à ce qu'il n'ait pas l'air ridicule face à Socrate,
mais pour éclairer tout homme qui cherche honnêtement « ce
que peut bien être aretè »... (<==)
(41) Un aveu d'incompréhension écorcherait la langue de Ménon. Il se contente donc de rejeter la responsabilité sur la formulation de la question (to erôtômenon), c'est-à-dire sur Socrate, saisissant ainsi la dernière perche que celui-ci lui tendait, car, s'il est vrai que la dernière phrase de Socrate était fumeuse, elle n'était qu'une reformulation d'une question déjà posée deux ou trois fois par Socrate sous diverses formes, et qui plus est, une reformulation dans laquelle la seule chose qui, justement, n'était pas fumeuse, c'était la reformulation finale de la question : « ho tugchanei ousa aretè », tout ce qui précédait n'étant qu'un conseil sur la manière de répondre à cette question. Ménon ne dit pas qu'il ne comprend pas le terme eidos, c'est-à-dire le mot nouveau introduit par Socrate et qui devrait l'aider à comprendre ce que veut celui-ci, s'il en comprend le sens, mais qu'il ne comprend pas « la question », montrant que pour lui, en bon élève de Gorgias, un dialogue n'est pas la recherche en commun d'une meilleure compréhension de ce dont on parle, sans souci de qui dit quoi si ça peut faire progresser la discussion, mais un rapport de force entre deux interlocuteurs, le questionneur et le répondant, dans lequel l'important n'est pas ce dont on parle, mais comment trouver la faille dans l'argument et avoir raison de son interlocuteur. (<==)
(42) Les exemples que prend ici Socrate ne sont pas neutres, car, comme je l'ai dit dans l'introduction générale au Ménon, on peut parler de la santé (hugieia) comme de l'aretè du corps, comme le fait Socrate par exemple en Gorgias, 479b. Et a contrario, en République, IV, 444d-e, il définit l'aretè comme « une certaine santé et beauté et bonne constitution de l'âme », et au contraire le vice (kakia) comme « maladie et laideur et faiblesse » de l'âme. Quant à la « grandeur (megethos) » et à la « force (ischus) », ce sont deux qualités désignés ici par des mots qui, en grec comme en français, sont utilisables à la fois dans le registre physique et dans le registre moral : megethos veut aussi bien dire « grandeur » par la taille, que « grandeur d'âme », « grandeur » par la position sociale, voire « puissance » ; et de même, ischus, c'est aussi bien la « force physique » que la « fermeté » au combat ou encore la « puissance » d'un souverain. On peut d'ailleurs remarquer que ces deux dernières qualités, transposées au figuré, correspondent assez exactement à l'idée que se fait Ménon de l'aretè, qui, pour lui, n'est digne de ce nom que quand elle est celle d'un homme (par opposition à femme ou enfant) en situation de pouvoir, comme le montrera la suite. Bref, toutes ces qualités pourraient aussi, d'un certain point de vue, passer pour de aretai. Ce qui ne fait que rendre plus indispensable de « borner » le sujet en précisant au moins si l'on parle d'aretè dans le sens le plus général, ou si, comme l'implique la question de initiale de Ménon, on se borne à l'aretè de l'homme, et dans ce cas, si on se limite à la dimension « physique » d'un homme qui n'est que son corps, ou si l'on admet qu'il y a plus dans l'homme que ce qui peut se voir et se toucher, qu'il a une « âme (psuchè) », et qu'en dernière instance c'est son aretè qui constitue à proprement parler l'aretè de l'homme, parce que, comme Socrate le dit à Alcibiade, « l'âme, c'est l'homme (hè psuchè estin anthropos) » (Alcibiade, 130c5-6). Et la question de Socrate « c'est quoi l'aretè ? » peut aussi bien se comprendre comme demandant à Ménon une « définition » aristotélicienne de l'aretè que comme lui demandant d'abord de préciser de quelle aretè il parle. Et tous les exemples utilisés jusqu'ici peuvent aussi tirer en ce sens : Ménon parle-t-il de l'aretè des abeilles ou de celle des hommes ? Si seulement des hommes, de leur corps, ou de leur âme ? (<==)
(43) Eidei, datif singulier de eidos : « par une eidos ». Sur eidos, cf. note 37. (<==)
(44) Bien que Ménon acquiesce, la reformulation de Socrate n'est pas fidèle, dans la lettre du moins, et d'une manière qui, si Ménon écoutait un peu mieux, aurait pu le faire bondir. Car le verbe que Socrate utilise pour décrire l'activité de l'homme et de la femme, l'un par rapport à la cité, l'autre par rapport à la maison, est le verbe que Ménon avait utilisé pour définir l'aretè des femmes, eu dioikein, et encore, pas tout à fait, car Ménon avait dit de la femme qu'elle doit eu oikein la maison, et Socrate utilise le verbe di-oikein qui ajoute au verbe utilisé par Ménon, avec le préfixe di(a) une idée d'accomplissement. Pour les hommes, Ménon avait parlé d'ikanon einai ta tès poleôs prattein, « être apte à s'occuper des affaires de la cité ». Or, ce qui est intéressant, c'est que le verbe oikein (et donc aussi dioikein) est dérivé du mot oikos qui veut dire « maison » et qui est justement le mot employé à la fois par Ménon et par Socrate pour décrire le lieu où la femme exerce son activité. On peut voir là une manière discrète pour Socrate de suggérer que l'aretè suppose que l'on commence par « faire le ménage » chez soi (au propre et surtout au figuré), qu'on soit homme ou femme, et que la gestion de la cité n'est qu'une généralisation de la gestion d'une maison, pas le contraire, ce qui suggère que c'est la femme qui sert de modèle à l'homme, pas l'homme à la femme !... On pourrait presque dire que, dans cette reformulation en apparence anodine, il y a en filigrane toute la conception de la justice que Socrate développera dans la République : l'harmonie intérieure (dans l'âme, c'est-à-dire, dans une formulation imagée, « à la maison ») comme fondement de l'harmonie sociale dans la cité. (<==)
(45) Les deux
qualificatifs qu'introduit ici Socrate sont sôphronôs (traduit
par « sagement ») et dikaiôs (traduit par « justement »).
Sôphronôs est l'adverbe construit sur le nom sôphrôn,
qui veut dire au sens premier « sain d'esprit », le phrôn
de sô-phrôn étant une déformation du mot phrèn
(quelque chose comme « cœur, âme, esprit, intelligence »), dont
on aura l'occasion de reparler plus loin, quand il sera question de phronèsis,
autre mot dérivé de phrèn (voir la note
sur phronèsis au début de la traduction de la section
86d-96d). Se conduire sôphronôs, c'est-à-dire comme
un sôphrôn, c'est faire preuve de la qualité de sôphrosunè,
terme qui peut se traduire par « prudence, sagesse, modération, tempérance,
modestie », toutes idées qui évoque l'équilibre, la
retenue, de celui qui est justement sain d'esprit et qui ne fait pas dans la
démesure (hubris).
Dikaiôs est l'adverbe construit sur dikè, un mot
qui veut dire à l'origine « règle, usage », et ensuite
« justice » (puis de proche en proche, « procès » et
enfin « châtiment »). Agir dikaiôs, c'est être
dikaios (juste), c'est-à-dire, agir selon les règles et
le droit, c'est faire preuve de dikaiosunè (justice). C'est ici
la première apparition dans le dialogue de l'idée de « justice »,
dont on a dit dans l'introduction générale
au Ménon qu'elle est centrale dans la conception que se fait
Socrate de l'aretè.
On peut aussi noter que Socrate mentionne ici deux des quatre qualités--
sophia (sagesse), andreia (courage/virilité), sôphrosunè
(modération) et dikaiosunè (justice)-- qu'il étudie
en République,
IV, 427e-434d comme étant les qualités principales que doit
posséder une cité « idéale », et que ce sont justement
les deux qu'il considère comme concernant toutes les « classes »
de citoyens, au contraire de la sophia, réservée aux dirigeants,
et de l'andreia, apanage des gardiens.
Remarquons enfin qu'au moment même où Socrate tend une perche à
Ménon, en lui suggérant une piste pour trouver une caractérisation
universelle de l'aretè de l'homme, il lui tend aussi un piège,
dans lequel d'ailleurs Ménon va tomber aussitôt, en lui proposant
plusieurs qualités qui pourraient contribuer à caractériser
l'aretè. Est-ce perversité de sa part ? Je ne le crois
pas. Socrate ne cherche pas à donner des réponses à Ménon,
mais à l'amener à les trouver lui-même, et pas seulement
sous la forme de mots remplaçant d'autres mots sans qu'on ait pris la
peine de préciser ce dont on parlait, ce qui suppose préalablement
que l'on ait bien compris tous les aspects de la question. Rien de ce que dit
Ménon n'est faux, mais ça ne traite que d'un aspect du problème
et ça ne va pas au fond des choses, et surtout Ménon emploie des
mots qui posent problèmes sans chercher à savoir si son interlocuteur
les comprend comme lui. Dans ses premiers essais de « définition »
de l'aretè, Ménon a donné implicitement une « définition »
de la justice : « tous men philous eu poiein, tous d' echthrous
kakôs (bien agir envers les amis, mal envers les ennemis) »
(71e4), qui reprend textuellement celle que donnera Polémarque
au début de la République et que critiquera justement Socrate
(voir République,
I, 332d7-8, où Socrate résume pour Polémarque la conception
de la justice de Simonide, que Polémarque avait cité au début
de son intervention par la formule « tous philous eu poiein kai tous
echthrous kakôs », et 334b8-9,
où Polémarque la reformule en la prenant à son compte sous
la forme « ôphelein men tous philous, blaptein de tous echthrous
(aider les amis, nuire aux ennemis) »). Il est d'ailleurs assez savoureux
d'entendre cette définition de la bouche de Ménon, quand on la
rapproche du portrait qu'en donne Xénophon,
qui le présente comme très fier d'avoir découvert qu'il
est plus facile de tromper ses amis, qui sont sans méfiance, que ses
ennemis, qui sont sur leur gardes !... Socrate est donc parfaitement conscient
que, si Ménon se contentait de lui dire « l'aretè de
l'homme, c'est la justice », ou comme il va effectivement le dire en 73d9-10,
« hè dikaiosunè aretè estin (la justice est
aretè) », il n'aurait encore rien appris, puisqu'il ne met
pas sous ce mot la même chose que Socrate, et qu'en plus, il y a fort
à parier qu'il ne répète de telles formules que pour mieux
endormir ses interlocuteurs alors qu'il pratique le contraire. En multipliant
ici les qualités qui pourraient conduire à l'aretè,
Socrate espère inciter Ménon à se poser des questions sur
ce qui les distingue, et à ainsi progresser. Mais ce sera peine perdue...
(<==)
(46) Socrate passe ici d'adverbes qui qualifient l'action d'administrer aux noms de mêmes racines qui décrivent les qualités (les « vertus ») correspondantes. On ne peut traduire sôphrosunè par « sagesse », bien que j'ai traduit sôphronôs par « sagement », qui résume les sens du mot, mais les adverbes apparentés aux autres sens de sôphrosunè, comme modérément, prudemment, sobrement, ne me semblent pas évoquer en français ce que Socrate veut dire. Et remplacer les adverbes par des tournures du style « avec modération » revient à anticiper la réplique suivante, qui n'a alors plus de sens. Je me suis donc résolu à ne pas garder en français la parenté directe entre l'adverbe et le nom qui existe dans le grec.(<==)
(47) Nouvel indice donné à Ménon : sans crier gare, Socrate remplace le fait de posséder l'aretè par le fait de mellein agathos einai, « devoir/être destiné à être bon" (le texte exact de Platon est « eiper mellousin agathoi einai », « s'il est vrai qu'ils sont destinés à être bons »), considérant donc implicitement que l'aretè, c'est ce qui permet d'être bons, ou de le devenir, puisque, dans la phrase suivante concernant les enfants et les vieillards, il sera question de « agathoi genointo » (devenir bons). Notons que l'adjectif agathos utilisé ici est celui qui, substantivé au neutre, sous la forme to agathon, sert à désigner « le bien » qui, pour le Socrate de la République, est au delà de l'être (République, VI, 509b9) et devrait éclairer et orienter toutes nos vies. Cette nouvelle piste ouverte par Socrate, qui passe pour une évidence aux yeux de Ménon, qui, comme la suite le prouve, ne relève même pas cette nouvelle formulation, pourrait ouvrir une discussion sur ce qui constitue justement le « bien » de l'homme/anthrôpos. Mais pas avec Ménon, décidément ! On retrouvera pourtant cette identification comme point de départ de la recherche de Socrate sur les relations entre aretè et epistèmè (« science, savoir »), dans la seconde partie du dialogue, en 87d.(<==)
(48) Le mot
qui s'oppose ici à sôphrôn n'est pas son contraire
aphrôn, qui va trop loin en supposant que l'individu considéré
est privé de phrèn, a perdu la raison, et n'est donc
plus tout à fait « homme », mais akolastos,
qui ajoute le a-
privatif à un mot, issu du verbe kolazein, dont le sens
premier est « tronquer, mutiler, élaguer », et, à partir
de là,
« ramener à la juste mesure », et enfin « châtier,
punir ». Le mot akolastos évoque donc l'idée
de quelqu'un qui a « poussé » librement, sans « taille »,
sans contraintes, sans punitions, au gré de ses pulsions.
« Injustes », par contre, c'est tout simplement adikoi,
le contraire de dikaioi. (<==)
(49) Lorsqu'il opposait l'homme et la femme, distinctions pérennes des individus, Socrate parlait d'être (einai) bons. Lorsqu'il oppose l'enfant au vieillard, distinctions temporelles qui se reproduisent en chaque individu, il parle de devenir (gignesthai) bons. Comme on le voit, rien n'est laissé au hasard. (<==)
(50) Ménon avait introduit la distinction homme (anèr)-femme (gunè), enfant-vieillard, etc. Socrate revient ici à l'homme-anthrôpos, c'est-à-dire à l'espèce sans distinction de sexe, d'âge ou de situation. (<==)
(51) On retrouve
ici dans une même phrase l'« être bons » et
le « devenir
bons ». Être bons constitue la finalité qui n'est
vraiment confirmée qu'au terme, puisque, comme l'a laissé entendre
Socrate un peu avant, même un vieillard peut être ou devenir akolastos
(intempérant), et toute notre attention doit se porter sur les moyens
de devenir bons, et si possible de le rester, ou de progresser encore
vers l'idéal.
Ceci dit, Socrate dit que les humains sont bons tô(i) autô(i)
tropô(i) (« de la même manière »),
en utilisant un terme, tropos, dont le sens premier implique une
idée
de mouvement : tropos vient en effet du verbe trepein dont
le sens premier est « tourner, diriger vers, se tourner vers, changer »
(sens que l'on retrouve dans le mot français « héliotrope »). Tropos, c'est donc la manière
de se comporter au sens de « direction que l'on prend ».
Le mot a des sens très variés, du mode musical aux mœurs
ou au caractère
en passant par le style d'un discours, mais ce qu'on peut retenir ici, c'est
que l'on est bons pour autant qu'on suive une certaine « direction »,
que l'on soit « orienté » par un certain idéal.
L'idée
deviendra littérale avec l'exemple de la route de Larissa en 97a9,
sq.
Et Socrate dit que les humains deviennent bon tugchontes les mêmes
choses, utilisant le verbe tugchanein, dont le sens premier est « atteindre,
toucher, rencontrer », mais qui évoque aussi l'idée du hasard,
de la chance (tuchè en grec, qui a la même racine). Pour
qui a lu le dialogue jusqu'au bout, on peut penser qu'il y a déjà
là une discrète allusion à la conclusion qui fera dériver
la valeur des hommes bons d'un « lot divin (theia moira) » (99e6).
Il reste que Ménon ne semble pas réceptif à ce genre de
nuances et de suggestions, qui ne lui posent apparemment aucun problème
et ne suscitent aucune question de sa part. Pour lui, il ne doit s'agir que
d'effets de style, de variations de vocabulaire destinées à éviter
les répétitions de mots. (<==)
Platon et ses dialogues : Page
d'accueil - Biographie - Œuvres
et liens vers elles - Histoire
de l'interprétation - Nouvelles hypothèses
- Plan d'ensemble des dialogues. Outils :
Index des personnes et des lieux - Chronologie
détaillée et synoptique
- Cartes du monde grec ancien. Informations
sur le site : À propos de l'auteur
Tétralogies : page d'accueil pour le Ménon
- page d'accueil pour la 3ème tétralogie
- Texte du dialogue en
grec ou en
anglais à Perseus
Première publication (en français)
le 31 décembre, 2000 ; dernière mise à jour le
3 septembre 2005
© 2000 Bernard SUZANNE
- Toute citation de ces pages doit inclure le nom de l'auteur et l'origine
de la citation (y compris la date de dernière mise à jour). Toute
copie de ces pages doit conserver le texte intact et laisser visible en totalité
ce copyright.