© 2024 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 3 juillet 2024
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Les Socrates de Platon


Les Socrates de Platon

 

 
« Ici, Socrate, dit [Agathon], viens t'étendre à côté de moi, pour que [moi] aussi, touchant le sage que tu es, je profite de ce qui t'est venu à l'esprit dans le vestibule ; car [il est] évident que tu as trouvé ça et que tu [l']as [en toi], car tu n['en] serais pas parti avant !
Qu'on se porterait bien, dit
[Socrate], ô Agathon, si la sagesse était telle qu'elle coulait de celui [qui en est] le plus plein vers celui [qui en est] le plus vide pour peu que nous nous touchions l'un l'autre, comme l'eau dans les coupes coulant à travers la laine de la plus pleine vers la plus vide ! Si en effet il en allait aussi ainsi avec la sagesse, j'attacherais un grand prix au fait de m'étendre à côté de toi, car je pense que, moi près de toi, je serais rempli qu'une abondante et belle sagesse. Car en effet, la mienne semble bien être quelque chose de piètre valeur, ou encore de contestable comme si c'était un rêve, alors que la tienne est éclatante et susceptible de beaucoup de progrès »
   
  Banquet, 175c7-e4

Avertissement : les mots grecs que j'emploie dans cette page sont clicables lorsqu'ils figurent dans le Lexique des mots grecs importants pour comprendre Platon disponible sur une autre page de ce site. Dans ce cas ils apparaissent en bleu et, en cliquant dessus, vous accédez à l'entrée concernant ce mot dans le lexique. J'utilise en particulier le mot logos plutôt que les divers mots français qui peuvent le traduire (parole, discours, raisonnement, raison, définition, etc.) parce que le fait de savoir que c'est le même mot en grec qui a tous ces sens est fondamental pour bien comprendre Platon. D'une certaine manière, on peut dire que tout l'effort de Platon au long de ses dialogues est de chercher à comprendre ce qu'est ce logos qui distingue l'homme de tous les autres animaux, comment il fonctionne, quels en sont le pouvoir et les limites, et comment les hommes peuvent l'utiliser au mieux pour parvenit à l'excellence (aretè) en tant qu'êtres humains. Et j'utilise le mot dialektikos et le nom dialektikè, plutôt que leurs transcription en français par « dialectique » pour bien marquer que ce mot n'a pas chez Platon le sens qu'il a pris de nos jours, après Hegel et Marx en particulier : pour Platon, la dialektikè, dont il fait le savoir ultime que doit maîtriser qui veut être « philosophos », c'est justement l'art de savoir utiliser le logos dans le cadre de la pratique du dialogue (to dialegesthai, le verbe dont dérive dialektikos) pour accéder au vrai et à l'excellence (aretè) en tant qu'être humain (anthrôpos). Pour des raisons similaires, il m'arrive d'écrire philosophos plutôt que « philosophe » pour attirer l'attention sur le fait que ce que Platon appelle de ce nom n'est pas ce que nous appelons de nos jours « philosophe » (voir lexique).

Table des matières

• Les dialogues de Platon : reportages ou fictions littéraires ?
• La mode des dialogues socratiques
• Socrate pédagogue avant tout
• Socrate porte-parole
• Platon fidèle à la méthode plutôt qu'à l'histoire de Socrate
• Socrate modèle du philosophos
• Platon et l'histoire - exemple de la République
• Platon et l'histoire - exemple du Banquet
• Les dialogues à prologue « historique » : la question des sources
• Des prologues pleins d'invraisemblances et d'incohérences
• La question des sources de Platon pour ces prologues
• Vérité historique ou pertinence des raisonnements ?
• Retour sur le Banquet
• Le sens des prologues
   - Banquet
   - Phédon
   - Parménide
   - Théétète
• Prologue du Théétète ou prologue de la trilogie ?
• Le Philosophe
• Le bref retour de Socrate
• La « publication » des dialogues
• Les « doctrines non écrites » (agrapha dogmata) de Platon

 

Les dialogues de Platon : reportages ou fictions littéraires ?

La plupart des dialogues de Platon mettent en scène un personnage du nom de Socrate, qui est le plus souvent le meneur de jeu de la discussion que rapporte le dialogue. (1) La question qui vient immédiatement à l'esprit, puisque un personnage nommé Socrate, que Platon a fréquenté dans sa jeunesse pendant une dizaine d'année jusqu'à sa mort (celle de Socrate), a réellement existé est celle de la plus ou moins grande « historicité » des dialogues qui mettent en scène Socrate : sont-ils de « reportages » plus ou moins fidèles (selon les dialogues) sur des événements et conversations qu'a réellement eues Socrate dans sa vie, ou des créations littéraires de Platon sans aucun rapport avec des événements réels de la vie de Socrate ? Cette question se pose différemment et pourrait avoir des réponses différentes selon les dialogues, en particulier quand on note que certains d'entre eux font référence à des événements historiques connus et datables, le plus évident et le mieux connu d'entre eux étant le procès ayant conduit à la condamnation à mort de Socrate par Athènes en 399 av. J.-C., qui nous est relatée dans d'autres ouvrages parvenus jusqu'à nous, de Xénophon en particulier. Un des « dialogues » de Platon, qui n'est justement pas un dialogue, l'Apologie de Socrate, apparaît au lecteur comme la succession des trois discours prononcés par Socrate lors de son procès, (2) et, dans le cours de ces discours, on apprend que Platon était présent à ce procès, si bien qu'on pourrait penser que cet ouvrage est la transcription fidèle des propos tenus par Socrate à cette occasion, ce d'autant plus qu'à un moment, la plaidoirie se transforme en un interrogatoire de Mélétos, l'un des accusateurs de Socrate (Apologie, 24c10-28a2). Mais en fait, Platon ne nous le dit jamais explicitement et nous laisse seulement le supposer à partir du contenu du texte que nous lisons, qui n'est que le texte de ces trois discours (à l'interrogatoire de Mélétos près, qui s'intègre naturellement dans le fil de la plaidoirie), sans aucune contextualisation, et sans rien d'autre que le contenu des discours pour marquer la transition de l'un à l'autre. Par ailleurs, lorsqu'on compare cette Apologie à celle écrite par Xénophon, qui avait, lui aussi, fréquenté Socrate, mais était absent au procès, et qui, lui, avait plus que Platon un tempérament d'historien (3) et contextualise les propos qu'il fait tenir à Socrate en style direct dans un récit plus complet du procès, de sa préparation par Socrate et de ses suites, les différences sont telles qu'il est impossible de penser que les deux ouvrages racontent fidèlement le même événement, (4) qui, pourtant, au dire de Xénophon lui-même dans son Apologie, avait déjà, au moment où il l'écrivait, donné lieu à plusieurs écrits ayant tous mis en avant la « grandeur » des propos de Socrate (5) en cette circonstance. Xénophon justifie son propre écrit par le souhait d'en montrer un aspect que ses prédécesseurs n'avaient pas, selon lui, mis en évidence, le fait qu'à ce point-là de sa vie, « il (Socrate) estimait la mort plus souhaitable que la vie ». (6) Mais le principal argument contre l'« historicité » de l'Apologie de Socrate de Platon, c'est-à-dire contre l'idée que ce serait ce qu'a effectivement dit Socrate lors de son procès, est à chercher dans la construction du texte qui nous est donné à lire, qui respecte un plan d'ensemble rigoureux qui fait peu de cas de la succession des trois discours (voir ce plan sur la page de ce site qui lui est consacrée) et qui s'appuie sur les mêmes principes de structuration que ceux qui président à l'organisation des dialogues en tétralogies que je propose sur ce site. Et si l'on accepte cette hypothèse que les dialogues forment un tout structuré en sept tétralogies destiné à accompagner à l'Académie, l'école que Platon avait fondée et dirigeait à Athènes, la formation de futurs gouvernants, ces « philosophes rois » qu'il appelle de ses vœux au centre de la République (cf. République V, 473c11-e5), cela implique qu'ils ont très probablement tous été écrits dans les dernières années de sa vie, et il est mort une cinquantaine d'années après le procès et la mort de Socrate, donc à un moment où l'événement n'était plus très frais dans la mémoire des lecteurs potentiels, à une époque où il n'y avait pas d'archives imprimées ou filmées d'événements passés (journaux, télévision, etc.), mais où cet événement particulier avait donné lieu, dans les années qui suivirent à plusieurs récits pas nécessairement cohérents les uns avec les autres. Il faut donc admettre que l'Apologie de Socrate de Platon ne répond pas à un souci d'historien, mais à un souci de pédagogue qui cherche à donner à la mort de Socrate un sens exemplaire pour les générations suivantes et qui imagine ce qu'aurait pu dire Socrate pour rendre plus claire cette signification de ses actes et de son attitude face à son inculpation et sa condamnation, pas ce qu'il a effectivement dit à cette occasion, qui était sans doute moins clair et moins structuré que ce que lui fait dire Platon. (7) Si donc, sur l'événement le plus emblématique de la vie de Socrate, Platon a pris des libertés par rapport à la vérité historique en réécrivant purement et simplement ce qui pourrait passer pour les discours de Socrate à cette occasion, il est probable qu'il s'est senti encore plus libre de prêter à Socrate des propos et d'imaginer de toutes pièces des conversations entre lui et d'autres personnes, ayant réellement existé ou inventées par lui pour atteindre les objectifs pédagogiques et philosophiques qu'il s'était fixés. Et il n'était sans doute ni le premier, ni le seul, à pratiquer ainsi.

La mode des dialogues socratiques

Nous savons en effet que, dans les années qui suivirent la mort de Socrate, nombre de ceux qui l'avaient connu publièrent des ouvrages, aujourd'hui perdus à l'exception de ceux de Xénophon et Platon, qui le mettaient en scène, non seulement dans son procès, mais plus généralement dans des « dialogues » dont il était l'un des intervenants, et sans doute le plus souvent le meneur de jeu, ouvrages connus sous le nom de « dialogues socratiques ». Diogène Laërce, dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, fait référence à ces ouvrages, lorsqu'il écrit dans la section consacrée à Eschine, l'un des philosophes qu'il classe parmi les « Socratiques » : (8) « de tous les dialogues socratiques (tôn socratikôn dialogôn), Panetios (9) estime que sont vrais / authentiques (alètheis) ceux de Platon, Xénophon, Antisthène, Eschine ; il doute de ceux de Phédon et d'Euclide ; quant aux autres, il les rejette tous » (DL, Vies, II-64). Il semble que la « véracité » qu'a en vue Panetios ait plus à voir avec l'attribution de tel ou tel ouvrage à tel ou tel auteur qu'avec son « historicité » (la « vérité » des faits et propos rapportés au regard de la vie du Socrate historique), mais, si c'est bien le cas, cela veut dire que, dans l'antiquité, le problème était moins de concilier, par exemple, le récit fait par Xénophon du procès de Socrate et celui fait par Platon, qui prêtent pourtant des propos fort différents à celui-ci, que de s'interroger sur la paternité réelle des ouvrages conservés (sont-ils bien de l'auteur auquel on les attribue). En d'autres termes, la question qui les préoccupait n'était pas « Est-ce que Socrate a effectivement tenu les propos que lui prête l'auteur de l'ouvrage que je lis ? », mais « Est-ce que l'ouvrage que je lis est bien de l'auteur auquel on l'attribue ? », sans doute dans l'idée que l'important était de savoir si l'ouvrage avait bien été écrit par l'un de ceux qui avaient fréquenté Socrate, auquel cas il constituait un témoignage crédible sur le Socrate historique, même si tous n'étaient pas d'accord entre eux sur ce qu'ils faisaient dire à leur Socrate.

Socrate pédagogue avant tout

Et de fait, quand on voit la diversité des thèses et opinions soutenues par les penseurs qui avaient fréquenté Socrate, dont la tradition faisait les initiateurs d'écoles de pensée distinctes, (10) on en vient à se dire que ce qu'il y avait de commun entre tous ces penseurs et justifiait qu'on leur donne le qualificatif commun de « socratique », ce n'était pas tant les thèses qu'ils soutenaient que leur continuation d'une manière d'aborder les problèmes par le dialogue qu'ils semblaient tous avoir héritée de Socrate et qu'ils tentaient de reproduire dans leurs « dialogues socratiques ». À partir de ce qu'en laissent deviner les dialogues de Platon, les principales caractéristiques de cette manière socratique de « philosopher » sont (I) le refus d'une relation de maître à élève résultant de (II) la conscience de ne pas posséder un « savoir » suffisament certain, en particulier sur les questions touchant à l'éthique, qui sont pourtant celles sur lesquelles il serait le plus important d'avoir des certitudes, pour « enseigner » ses propres opinions aux autres autrement que par l'exemple et de (III) la conviction que, de toutes façons, le savoir n'est pas quelque chose qui peut se transmettre « prédigéré » d'une personne à une autre comme l'eau qui se transmet d'un verre plein vers un verre vide à travers un brin de laine (cf. Banquet, 175c7-e4, cité en exergue de cette page), mais ne peut résulter que d'un travail d'appropriation individuel que personne ne peut faire pour un autre, et conduisant donc à (IV) la pratique du dialogue, et en particulier du dialogue avec un unique interlocuteur (qui n'est pas nécessairement un des familiers des Socrate), éventuellement en présence de témoins muets, prenant la forme d'une série de questions de Socrate et de réponses de l'interlocuteur faisant progresser le raisonnement par une succession de déductions logiques jusqu'à une conclusion admise par les deux interlocuteurs du fait justement de la logique du raisonnement et non de la personnalité de celui qui le mène, mais que l'interlocuteur n'aurait sans doute pas admise si elle lui avait été présentée d'entrée sans tout le raisonnement qui y conduit, dialogues visant en fin de compte à chercher à plusieurs à mettre à l'épreuve les opinions de chacun pour essayer de progresser ensemble vers une meilleure compréhension des problèmes qui se posent à nous et des réponses qui y semblent le mieux adaptées, dans un souci de (V) cohérence entre toutes les réponses apportées et de (VI) prise en compte des difficultés posées par le langage, construit sur des mots auxquels tous ne donnent pas le ou les mêmes sens du fait d'expériences différentes ayant contribué à forger ces sens pour chacun, et en admettant que (VII) cette quête de sens et de savoir n'est jamais terminée et qu'il y a toujours matière à remettre en question les réponses données antérieurement à la lumière d'expériences et de discussions nouvelles, avec les mêmes personnes ou avec d'autres, (VIII) le souci premier devant être d'accéder ensemble à la vérité et non de faire triompher ses propres opinions coûte que coûte et (IX) le sujet premier de ces recherches devant être la meilleure manière de se comporter en tant qu'être humain pour atteindre à l'excellence (aretè) et au bonheur (eudaimonia) que recherche tout être humain, et non pas la nature (phusis) de toutes choses et l'origine du monde (kosmos) pour elles-mêmes, (11) et devant conduire à (X) la mise en cohérence de ses actes avec ses paroles, qui revient à « enseigner » par l'exemple. Mais bien sûr Socrate ne théorisait pas cette approche comme chercha à le faire Platon et tous ses compagnons ne perçurent pas de la même façon les sous-entendus et la cohérence de sa démarche, dont ne surnageait aux yeux de tous que les dialogues menés par lui (point IV), dont certains ne retinrent que la rigueur logique et les mêmes ou d'autres le rôle de « maître » apparemment doté d'un « savoir » qu'il semblait y tenir, et l'exemple que constituait sa vie (point X). En dernière instance, on peut dire que ce qui constitue l'apport principal et l'originalité de Socrate, c'est d'avoir utilisé, pour traiter des problèmes éthiques, les méthodes de raisonnement dont se servaient les géomètres et autres mathématiciens pour démontrer des théorèmes et de l'avoir fait selon une approche par questions et réponses permettant de vérifier l'adhésion du ou des interlocuteurs à chaque étape du raisonnement, sans égard pour les personnes, mais avec le seul souci de la vérité. (12) C'est qu'en effet, dans le domaine éthique, le vocabulaire est moins rigoureusement fixé et il convient donc à chaque pas de s'assurer qu'on parle bien des mêmes choses et qu'on est d'accord sur le sens des mots qu'on emploie au fur et à mesure qu'on introduit de nouveaux termes, surtout lorsque ces mots peuvent être pris dans des acceptions différentes selon le contexte : il est plus facile de se mettre d'accord sur ce qu'on appelle un carré, même si le mot grec tetragônon peut être pris dans son sens étymologique de « figure ayant quatre (tetra) angles (gônia) », c'est-à-dire en français de « tétragone / quadrilatère », ou dans son sens spécialisé de « carré » (figure ayant non seulement quatre angles, mais aussi quatre côtés rectilignes, et de plus tous égaux les uns aux autres, les angles comme les côtés), que de se mettre d'accord sur ce qu'on appelle « juste ».

Socrate porte-parole

Dans ces conditions, à une époque où les droits d'auteur et le dépôt légal n'existaient pas et où il était fréquent qu'un auteur se cache derrière le nom d'un personnage plus connu pour faire avancer ses idées (13), la solution intermédiaire de mettre en scène un personnage fameux tout en gardant la paternité de l'écrit le mettant en scène constituait un moyen terme tentant, et l'on peut comprendre que ceux qui avaient fréquenté et admiré Socrate et sa manière de conduire des discussions aient pu penser lui rendre hommage en le mettant en scène dans leurs ouvrages, non pas nécessairement pour reproduire ses opinions, mais pour mettre en valeur ce qu'ils en avaient compris et surtout la manière originale qu'il avait de les faire passer auprès de ses interlocuteurs dans des dialogues, sans nécessairement rechercher à tout prix la fidélité au Socrate « historique » qu'ils connaissaient à la fois, pour certains d'entre eux au moins, pour l'avoir fréquenté plus ou moins longtemps et plus ou moins assidûment, et pour tous, par des histoires colportées de bouche à oreille ou mises en scène au théâtre (comme dans les Nuées d'Aristophane) trouvant leur source dans ceux qui l'avaient connu, qu'ils l'aient suivi comme « disciples » ou simplement vu ou rencontré sur l'agora ou ailleurs, le personnage étant devenu après son procès et sa mort un sujet de conversation et de controverses propre à enrichir sa « légende » (cf. Diogène Laërce, Vies, II, 43).

Platon fidèle à la méthode plutôt qu'à l'histoire de Socrate

Et Platon, dans tout ça ? Faut-il penser que, parce qu'il semble être celui qui avait le mieux compris, non seulement les méthodes pédagogiques de Socrate, mais les fondement théoriques de ces méthodes, il était aussi celui qui serait le plus fidèle à la « vérité historique » de son « maître » ? Il me semble que c'est exactement le contraire. Justement parce qu'il avait mieux que tous les autres compris ce qui fondait l'approche par questions et réponses de Socrate, et compris que c'était cette manière de procéder plus que sa mise en œuvre spécifique sur des sujets particuliers dans des circonstances conjoncturelles qui était l'apport principal de Socrate, il se sentait parfaitement fidèle à l'esprit de Socrate en réutilisant son approche par questions et réponses, qualifiée de dialektikè, dans des discussions inventées par lui dont Socrate serait le meneur de jeu, pour bien marquer que c'était lui l'inventeur de la « méthode » utilisée, sachant très bien que la fidélité à la vérité historique n'était en rien un argument en faveur des opinions présentées dans ces dialogues. Si telle ou telle opinion présentée par son Socrate dans un de ses dialogues était vraie, ce n'était pas parce que le Socrate historique l'avait soutenue, mais parce que le raisonnement qui y conduisait, mené par un personnage dénommé Socrate ou par qui que ce soit d'autre, connu ou anonyme (comme l'Étranger d'Élée du Sophiste et du Politique (14)) conduisait les interlocuteurs à l'admettre, non pas par confiance (pistis) (15) dans celui ou celle qui l'énonçait, mais du fait du caractère nécessaire de l'enchaînement des étapes intermédiaires y conduisant. (16) L'enfant / esclave (pais) que met en scène Platon dans le Ménon ne croit pas que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de celle du carré de départ parce que c'est Socrate qui le lui a dit, mais parce que la « démonstration » que lui en a fait comprendre Socrate l'en a convaincu. (17) Et, nous lecteur, ne croyons pas qu'il en est ainsi parce que cette scène rapportée dans le dialogue s'est effectivement déroulée dans la vie du Socrate historique (ce qui n'est bien évidemment pas le cas), mais parce que la « démonstation » pas à pas qui en est donnée dans le dialogue de Platon nous convainc que c'est bien le cas, si nous ne l'étions pas déjà pour l'avoir appris quand nous étions enfant (pais) dans un cours de géométrie. (18) Et la conclusion à laquelle aboutit le Socrate de Platon sur la différence entre opinion vraie et savoir ne tire pas sa valeur pour nous, lecteur, du fait que le Socrate historique l'aurait ainsi affirmé (ce qui en ferait justement une simple opinion admise sur la base de la confiance que nous aurions en Socrate, et en Platon comme transmetteur d'histoires vraies de la vie de Socrate), mais du fait du caractère nécessaire des raisonnements reproduits par Platon dans son dialogue, quels que soient les noms des personnages dans la bouche desquels il les met.

Socrate modèle du philosophos

Bref, Platon n'est pas un historien, mais un philosophe et un pédagogue, et le Socrate qu'il met en scène dans la quasi-totalité de ses dialogues n'est pas le Socrate historique mais un Socrate anhistorique et, pourrait-on presque dire, intemporel, (19) qui y joue le rôle du philosophos par excellence et surtout du pédagogue (et non pas du « maître ») dans un ensemble structuré de dialogues destiné, non à apporter ses réponses aux questions qu'il y pose, ce qui supposerait qu'il « sait » et en ferait un « maître », mais à accompagner le lecteur par une pédagogie adaptée dans sa progression vers l'objectif de devenir un nouveau Socrate, à l'image de celui qui donne la réplique à l'Étranger d'Élée dans le Politique, c'est-à-dire de mieux se connaître (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même ») en tant qu'être humain (anthrôpos) et à faire le meilleur usage possible du logos qui le spécifie en tant que tel en devenant dialektikos pour atteindre à l'excellence (aretè) autant que le lui permet sa nature (phusis) individuelle, différente pour chacun, proprement « éduquée » tout au long de sa vie par des échanges avec ses semblables pour un partage des expériences individuelles de chacun en vue de déterminer ce qui est le meilleur (to ariston, superlatif de to agathon, le bon) pour eux, individuellement et collectivement, dans la mesure où les hommes étant par nature faits pour vivre en société (ce qui leur a permis de développer le logos), ils ne peuvent atteindre le bonheur individuel en ignorant les autres hommes.

Platon et l'histoire - exemple de la République

Dans ces conditions, on voit le danger qu'il y a à utiliser les dialogues de Platon comme sources de données historiques. La plupart de ses dialogues sont écrits en style direct, comme des pièces de théâtre, sans informations de contextualisation (20) et c'est à partir des seuls propos des interlocuteurs que le lecteur doit déterminer qui parle, (21) où, et éventuellement quand, se passe la conversation. Mais les informations ainsi fournies, dans le cadre de conversations qui, rappelons-le, sont des inventions de Platon, pas des reportages sur des événements réels de la vie du Socrate historique, ont le plus souvent plus à voir avec les objectifs pédagogiques et philosophiques de l'auteur qu'avec un souci d'historien, tout comme d'ailleurs le choix des personnages qui, dans certains cas, est plus dicté par leur nom en tant que signifiant que par un souci d'historicité. Prenons quelques exemples particulièrement clairs quand on a compris comment fonctionnait Platon dans la composition de ses dialogues. Au début de la République, l'un des dialogues les plus célèbres de Platon et celui qui occupe la position centrale dans le plan des dialogues que je propose (dialogue central de la trilogie centrale, sur l'âme comme pont entre le vu et le perçu par l'intelligence), dialogue qui, pour une fois, n'est pas en style direct, mais est le récit fait par Socrate à on ne sait qui le lendemain des faits qui y sont racontés, nous apprenons que ce dont il va faire le récit s'est passé au Pirée, le port d'Athènes, où vivaient de nombreux esclaves thraces, le jour où la cité d'Athènes célèbrait pour la première fois une fête, en l'honneur d'une déesse thrace, Bendis, qui, après la partie spécifiquement religieuse, devait donner lieu à une course aux flambeaux à cheval suivie d'une fête nocturne qui avait toutes les chances de se terminer en beuverie et en orgie pour les jeunes qui y participeraient, et que Socrate décourage un groupe de jeunes ayant comme lui assisté à la procession religieuse de retourner assister à la course aux flambeaux et à la fête / beuverie / orgie qui devait suivre en les retenant chez le père de l'un d'entre eux, un certain Céphale, (22) qui habitait au Pirée, par une longue conversation sur la justice et la cité idéale. Si Platon situe cette conversation le jour où, pour la première fois, était célébrée à Athènes une fête en l'honneur de Bendis, les Bendidies, ce n'est pas pour nous permettre de déterminer ce que les commentateurs appellent la « date dramatique » de la République, c'est-à-dire la date à laquelle auraient eu lieu les faits qui y sont racontés, et pouvoir ensuite tenter d'en déduire les âges approximatifs des participants, ce qui n'a aucun intérêt pour comprendre le dialogue, mais pour nous montrer un Socrate, condamné à mort après avoir été accuser d'introduire de nouvelles divinités dans la cité et de corrompre les jeunes, empêchant un groupe de jeunes d'aller faire la fête et de participer à une débauche collective organisée par la cité à l'occasion de l'introduction par la cité d'une nouvelle divinité à Athènes, bref, de nous montrer la cité d'Athènes, et non pas Socrate, introduisant une nouvelle divinité à Athènes et organisant des occasions de débauche pour les jeunes, auxquelles Socrate fait échapper un certain nombre d'entre eux en les faisant réfléchir sur la manière de bien conduire sa vie et de bien organiser la vie sociale dans une cité !... (23) Quant au choix de Céphale pour être l'hôte de cette discussion, à laquelle il ne participe que brièvement au début, avant de se retirer pour laisser la place aux jeunes amis de ses fils, il n'a rien à voir avec les activités industrielles (marchand d'armes) et politiques (ami de Périclès) de ce personnage, ni même avec le fait qu'il était le père de l'orateur Lysias, dont il est question dans le Phèdre, puisque celui-ci, bien que présent à l'entretien qui se passe chez son père, ne prend jamais la parole et se contente d'un rôle de spectateur muet, au contraire de son frère Polémarque, mais a tout à voir avec la signification de son nom, Céphale, qui veut dire « Tête » et avec la signification de nom de celui de ses fils qui va prendre une part active au dialogue, Polémarque, dont le nom signifie « chef de guerre », comme je l'explique dans la page de ce site intitulée Aux âmes, citoyens !.

Platon et l'histoire - exemple du Banquet

De même, si la beuverie collective (24) que raconte Platon dans le Banquet se passe chez le poète Agathon à l'occasion de sa première victoire dans un concours de tragédies, dont nous savons qu'elle a eu lieu en 416 avant J.-C. lors de la fête des Lénéennes, ce n'est pas pour nous permettre de fixer la « date dramatique » du dialogue et, là encore, d'en tirer des conclusions sur l'âge supposé des différents participants, c'est pour nous mettre en présence d'un personnage dont le nom, Agathon (Agathôn), signifie « bon » (agathos) et résonne avec une notion qui sera centrale dans la République, dialogue central de la trilogie qu'introduit le Banquet (Phèdre, Répubique, Phédon), elle-même trilogie centrale de tout le parcours des dialogues, l'idée du bon (hè tou agathou idea), (25) qui y sera présentée comme le « soleil », la lumière, de l'intelligence (noûs) dans la mise en parallèle du bon et du soleil, la question implicite que pose cette appellation du héros de la fête étant : « suffit-il de s'appeler Agathôn et de produire de beaux logoi (et donc bons, s'il est vrai que ce qui est beau est bon (26)), pour être ce que ce nom implique, c'est-à-dire bon (agathos) ? », et, à partir de là, « y a-t-il de « bons » (et pas simplement « beaux », d'une « beauté » qui reste à préciser) logoi / discours dans ceux qui sont prononcés lors de cette fête, par le « bon » Agathon ou par l'un ou l''autre de ses invités, et, si oui, quels sont-ils et en quoi sont-ils « bons » ? ». Car si ce qui spécifie l'homme (anthrôpos, sans considérations de sexe) et le distingue de tous les autres animaux, c'est le fait d'être doué de logos, c'est à l'excellence de ses logoi que l'on reconnaît l'homme « bon ». Et lorsque Platon fait dire à son Socrate, après le discours d'Agathon, au moment où vient son tour de parler, que ce discours lui a rappelé Gorgias (Banquet, 198c1-2), il nous invite à relire le Gorgias, plutôt que de nous fier à son éloge, probablement ironique, pour voir si, dans sa bouche, c'est un compliment ou une critique.
Et que le Banquet de Platon ne soit pas le compte-rendu fidèle d'un banquet auquel aurait effectivement pris part Socrate dans le cours de sa vie, comme pourrait à la rigueur l'être le Banquet de Xénophon si des questions de chronologie ne rendaient impossible la présence de Xénophon au banquet qu'il raconte, (27) se déduit entre autres, comme dans le cas de l'Apologie évoqué au début de cette page, du fait que l'ouvrage de Platon est trop rigoureusement construit selon les principes d'organisation des tétralogies pour qu'il s'agisse d'autre chose que d'une création de lui, comme le montre le tableau suivant, qui met en parallèle les sept tétralogies avec les sept discours du Banquet :

Rang Tétralogies Discours du Banquet
  La propédeutique
1 Alcibiade - Lysis / Lachès / Charmide :
présentation du sujet
Discours de Phèdre
le « père du discours » (pater tou logou, Banquet, 177d5)
2 Protagoras - Hippias majeur / Hippias mineur / Gorgias :
les illusions sophistiques
Discours de Pausanias
justification sophistique de la pédérastie dans un contexte relativiste
3 Ménon - Euthyphron / Apologie / Criton :
la matérialité des faits (à travers l'exemple du procès de Socrate)
Discours d'Éryximaque (le médecin)
vision toute matérialiste, universelle et « scientifique » de l'amour
4 Banquet - Phèdre / République / Phédon :
l'âme
Discours d'Aristophane
Hommes sans âme mus par une mutilation originelle par un dieu jaloux
5 Cratyle - Ion / Euthydème / Ménéxène :
le logos
Discours d'Agathon
le beau logos rappelant à Socrate Gorgias, un des pères de la rhétorique
  La dialektikè
6 Parménide - Théétète / Sophiste / Politique :
la dialektikè
« Discours » de Socrate
récit des échanges formateurs avec Diotime, exemples de dialektikè
  La pratique
7 Philèbe - Timée / Cruitias / Lois :
la mise en pratique
Discours d'Alcibiade
fenêtre sur la vie de Socrate montrant cohérence entre actes et paroles

Dans le cycle des tétralogies, les cinq premières tétralogies, qui se terminent sur l'apparent triomphe (temporaire) de la rhétorique utilisée à des fins politiques sans souci du vrai, dont Platon nous donne un brillant exemple dans le discours convenu du Ménéxène, (28) constituent une préparation à la dialektikè platonicienne présentée dans la sixième tétralogie. Et le Banquet est organisé de manière à ce que les cinq premiers discours occupent exactement la première moitié du dialogue, le discours d'Agathon, le cinquième, faisant écho au discours du Ménéxène, qui termine la cinquième tétralogie, et les deux derniers discours, celui de Socrate et celui d'Alcibiade, la seconde moitié du dialogue. (29) Quant au « discours » de Socrate, il relate une série de conversations entre lui et une femme originaire de la ville de Mantinée nommée Diotime qu'il présente comme celle qui l'a instruit sur les choses concernant Éros (ta erôtika, Banquet, 201d5), personnage inconnu par ailleurs, qui est très probablement une invention de Platon, (30) dans laquelle il utilise des noms de personnages et de lieux pour, en quelque sorte, faire image et porter des messages. En effet, le nom de Diotima signifie « honneur / dignité / estime (timè) de Zeus (Dios, génitif de Zeus) », c'est-à-dire « qui honore Zeus » ou « qui fait honneur à Zeus », et le nom de sa cité d'origine, Mantinée, dérive de mantis, qui signifie « devin, prophète », et pourrait donc se traduire par « Prophèteville ». (31) Platon, à travers le personnage « imaginaire » de Diotime, a sans doute voulu opposer deux types de relations avec le divin, celle dont il est question dans l'Apologie, qui passe par la Pythie, prêtresse d'Apollon à Delphes, s'exprimant depuis les entrailles de la terre par énigmes à sens multiples, et, concernant Socrate, prononce l'oracle rapporté par Chéréphon selon lequel Socrate est le plus sage des hommes, sans que la moindre explication de ces propos soit donnée par elle, et celle dont il est question ici, dans le Banquet, qui ne passe justement pas par une prêtresse ou une prophétesse dans le genre de la Pythie mais au contraire par quelqu'un qui a envoyé promener la divination en quittant sa ville natale de Mantinée pour venir s'installer à Athènes, où elle utilise le raisonnement dialektikos pour contribuer à l'éducation de ceux à qui elle s'adresse au hasard de ses rencontres, mettant ainsi en relief le logos en tant que don aux hommes du dieu des dieux, Zeus (cf. Critias, 121b7), qu'il convient d’honorer (timan, verbe dérivé de timè) pour ce don en en faisant bon usage, comme elle le fait.

Les dialogues à prologue « historique » : la question des sources

Le Banquet mérite de retenir notre attention dans une discussion sur l'historicité du Socrate des dialogues de Platon pour une autre raison encore. Il est en effet le premier dialogue (dans l'ordre de progression à travers les tétralogies) à poser explicitement la question des « sources » du dialogue raconté par Platon, au moyen d'un prologue faisant intervenir, dans un dialogue distinct du dialogue principal, des personnages différents de ceux participant au dialogue proprement dit, en un lieu différent de celui où il se passe et à une époque postérieure. Il y a quatre dialogues utilisant ce procédé de présentation des « sources » : le Banquet et le Phédon, dans la quatrième tétralogie, la tétralogie sur l'âme, le Parménide et le Théétète, dans la sixième tétralogie, la tétralogie sur la dialektikè (voir le tableau de la note 20). Ce qu'il y a de commun entre ces quatre dialogues en plus du fait qu'ils ont cette structure « en poupées russes » d'un dialogue ou d'un récit faisant intervenir Socrate raconté dans un dialogue ou un récit où il n'intervient pas et qui se passe ailleurs à une époque postérieure, c'est que tous les quatre ne se limitent pas à mettre en scène le Socrate « anhistorique » des autres dialogues de Platon dans la conversation qui y est rapportée ou racontée :
- le Banquet et le Phédon nous proposent des échappées sur la vie de Socrate au-delà du strict événement qui y est raconté, le banquet d'Agathon pour l'un, le dernier jour de Socrate pour l'autre, le Banquet avec le récit par Socrate de son éducation « érotique » par Diotime et le discours d'Alcibiade racontant ses diverses rencontres avec Socrate, dans des combats amoureux ou guerriers, le Phédon avec ce qu'on pourrait appeller l'autobiographie intellectuelle de Socrate (Phédon, 96e6 ssq.), dans laquelle il évoque l'effet sur lui de sa lecture d'Anaxagore et le changement de cap induit par cette leccture que constitue ce qu'il appelle sa « seconde traversée » (deuteron ploun, 99d1), par laquelle il a « cherch[é] refuge dans les logoi pour examiner en eux la vérité des étants » (eis tous logous kataphugonta en ekeinois skopein tôn ontôn tèn alètheian, 99e5-6) ;
- le Parménide est le seul dialogue dans lequel Platon nous donne explicitement, et non pas indirectement à travers des références à des événements datables, des précisions sur l'âge de Socrate au moment des faits racontés, (32) en le qualifiant, au début du récit, de « très jeune » (sphodra neon, Parménide, 127c5), information déterminante pour comprendre ce dialogue où, justement, le Socrate qui y est mis en scène ne fait pas le poids face à un Parménide âgé, Platon laissant le soin au lecteur, dans un nouveau « test » implicite avant d'aborder la dialektikè, de lui venir en aide à partir de ce qu'il a appris dans les dialogues antérieurs, et en particulier la République, pour trouver lui-même les réponses qu'aurait dû faire Socrate à Parménide pour contrer ses arguments fallacieux, ce que ne sait pas faire ce très jeune Socrate, qui n'en est donc pas encore à sa « seconde traversée » ; (33)
- le Théétète, dans lequel le prologue nous explique que le Socrate qui va nous être présenté n'est pas celui de Platon, mais un Socrate dont Platon attribue la paternité à Euclide de Mégare, autre « disciple » de Socrate et père d'une école de pensée dont les membres ont fini par être appelés « Dialecticiens », et qui constitue pour lui un concurrent à sa compréhension de la dialektikè et à la manière dont Socrate la mettait en œuvre, en essayant de nous faire croire dans ce prologue que ce qu'on va lire est un écrit fait par Euclide « à chaud » aussitôt après que Socrate lui a raconté la conversation avec Théétète que relate cet écrit.

Des prologues pleins d'invraisemblances et d'incohérences

Mais ces prologues, quand on les analyse sans préjugés (« c'est Platon qui parle, donc on peut le croire, c'est forcément la vérité historique !... »), posent deux types de problèmes qui remettent sérieusement en cause leur prétention à fournir des garanties d'« historicité » de ce que racontent les récits qu'ils introduisent. La première catégorie de problèmes est que l'histoire même qu'ils racontent pour expliquer les sources du récit qui va suivre, si on l'examine attentivement, révèle des incohérences et des invraisemblances :
- Le prologue du Banquet prétend que ce qui va suivre est l'histoire d'un banquet chez Agathon auquel aurait participé Socrate, racontée par Apollodore à des interlocuteurs non identifés en reproduisant le récit qu'il en aurait fait quelques jours auparavant à un certain Glaucon (que rien sauf le nom ne permet d'indentifier au frère de Platon, interlocuteur de Socrate dans la République). Mais Apollodore décrit ces interlocuteurs anonymes comme faisant partie des riches hommes d'affaires (tous tôn plousiôn kai chrèmatistikôn, Banquet, 173c6) dont il laisse entendre qu'ils n'ont guère d'intérêt pour la philosophie, au contraire de lui (Banquet, 173b9-e6), et dit plus explicitement du Glaucon auquel il avait fait le récit quelques jours plus tôt qu'« [il] estime qu'il vaut mieux faire n'importe quoi plutôt que de philoosopher » (oiomenos dein panta mallon prattein è philosophein, 173a2-3). Bref, il prend la peine de nous faire savoir que par deux fois, il a fait le récit de « la réunion entre Agathon et Socrate et Alcibiade et des autres de ceux qui jadis assistèrent au banquet en commun, [et,] concernant les discours sur eros (peri tôn erotikôn logôn), quels ils furent » (172a7-b3), une histoire donc dans laquelle la présence de Socrate est déterminante pour en justifier l'intérêt pour ceux qui en demandent le récit, ayant donné lieu à des discours sur un sujet qui n'est pas la préoccupation première d'hommes d'affaires, surtout traité de manière philoosophique par Socrate, à des personnes dont il dit lui même que la philosophie est le cadet de leurs soucis et dont on peut donc se demander d'où leur vient ce subit intérêt pour des propos de Socrate, mais qui semblent néanmoins avoir écouté sans broncher un récit qui a dû durer un certain temps. Qui plus est, les propos d'Apollodore permettent de savoir que cet intérêt de la part de Glaucon n'est pas si subit que ça, puisqu'il dit à Apollodore qu'il avait déjà demandé auparavant à quelqu'un d'autre (non nommé), de lui faire ce récit, qu'il tenait d'un certain Phénix, fils de Philippe, inconnu par ailleurs, lequel le tenait de la même source qu'Apollodore, Aristodème, qui était avec Socrate à ce banquet. Pour quelqu'un pour qui « il vaut mieux faire n'importe quoi plutôt que de philoosopher », cette curiosité soutenue à propos de discours de Socrate est plutôt surprenante !...
- Le prologue du Phédon, dans lequel Phédon raconte, en tant que témoin direct, le dernier jour de Socrate et sa mort, nous informe que plus de quinze personnes, dont plusieurs « étrangers » (non Athéniens), étaient aux côté de Socrate dans sa prison ce jour-là. (34) Et aussitôt après avoir listé les présents, il explique que tout ce petit monde passait ses journées, de l'ouverture de la prison jusqu'au soir avec Socrate dans sa prison, sans doute depuis sa condamnation, c'est-à-dire depuis un mois environ (59d1-7). Bref, on est en droit de se demander si Socrate était dans une prison ou dans une salle de conférence, où les geôliers laissaient du matin au soir entrer qui voulait, « étrangers » compris, pour rendre visite à un détenu, qui plus est condamné à mort. Aussi bien concernant la taille de la cellule, dans laquelle, selon une remarque de Phédon en 60b1-2, il y avait au moins un lit en plus du prisonnier, et dans laquelle une remarque de Phédon en 60a1-2 et une autre de Socrate en 60c6 laissent entendre qu'il était jusque là enchaîné, mais qui pouvait néanmoins contenir plus de quinze personnes en plus du prisonnier, que concernant le régime des visites à un condamné à mort, cela laisse rêveur !... Mais il y a plus ! Peut-on raisonnablement admettre que les dirigeants (les « archontes ») mentionnés en 58c8 aient accepté, comme le suggère Phédon en 58d1, que Socrate continue à faire dans sa prison ce pour quoi il venait d'être condamné à mort pour l'avoir fait dans la rue quand il était libre, à savoir, corrompre les jeunes, qu'ils auraient donc eux-mêmes laissé entrer dans sa prison pour que se poursuive cette corruption supposée ?!...
Le prologue du Parménide prétend nous restituer, à travers le récit d'un citoyen de Clazomènes, en Ionie, nommé Céphale, venu tout exprès à Athènes avec quelques uns de ses concitoyens pour l'entendre, le récit par Antiphon, le jeune demi-frère de Platon, d'une conversation entre Zénon, Parménide âgé de soixante-cinq ans environ et Socrate encore très jeune ayant eu lieu à Athènes chez un ami de Zénon dénommé Pythodore, qui l'aurait racontée de nombreuses fois à Antiphon quand ce dernier était adolescent, au point que celui-ci, bien qu'ayant perdu depuis tout intérêt pour ces questions philosophiques pour se consacrer aux chevaux, est encore capable de la raconter de mémoire, apparemment mot pour mot, alors que les trois quarts de cette conversation consistent, après un court dialoogue entre Socrate et Zénon, puis un dialogue un peu plus long entre Socrate et Parménide, en un « dialogue » entre Parménide et un jeune homme nommé Aristote, personnage historique qui, plus tard, fit partie des Trente, (35) « dialogue » qui est en fait un quasi-monologue de Parménide développant une série de raisonnements logiques hautement abstraits sur l'un et sur l'étant qui démontrent tour à tour avec la même rigueur logique des propositions contradictoires les unes avec les autre et dans lesquels Aristote n'est là que comme faire-valoir et pour permettre à Parménide de reprendre son souffle, et n'apporte ni contributions, ni objections à ces raisonnements. Quand on lit le récit de cette conversation et qu'on voit qu'Antiphon semble se souvenir précisément, non seulement des étapes successives de chaque raisonnement de Parménide, mais encore des moments où intervient Aristote et de chacune de ses réponses anodines, et raconte effectivement toute cette discussion, non pas sous forme résumée se limitant aux grandes lignes des argumentations de Parménide, mais comme une conversation rapporté de manière apparemment littérale, on pourrait croire qu'il en lit une transcription écrite, et pourtant il le fait de mémoire. Mais outre le fait qu'il est pour le moins surprenant qu'il se souvienne aussi précisément, des années après, de cette discussion hautement abstraite qu'il a entendu raconter quand il était adolescent sur un sujet auquel il ne s'intéresse plus depuis longtemps, rien ne nous est dit sur la manière dont celui qui la lui a raconté de nombreuses fois quand il était jeune, Pythodore, a pu s'en souvenir de nombreuses années plus tard. En effet, Antiphon était né vers 422 avant J.-C., soit près de cinquante ans après Socrate, né en 469 avant J.-C., et, même si, lorsqu'il ecoutait Pythodore raconter cette rencontre de Socrate avec Parménide, il était un peu plus jeune que Socrate au moment où elle avait eu lieu, elle devait avoir eu lieu au moins quarante ans avant ces récits de Pythodore. Et il a entendu plusieurs fois celui-ci la lui raconter. Or Platon ne nous dit pas que Pythodore en avait fait une transcription écrite (alors qu'il le précise dans le cas d'Euclide pour la conversation de Socrate avec Théétète relatée dans le Théétète), si bien qu'il est peu probable que Pythodore ait à chaque fois fait mot à mot le même récit au jeune Antiphon ! D'où pouvait donc venir cette précision dans le récit d'Antiphon fait de mémoire de plusieurs récits, probablement pas identiques au mot près, entendus de la bouche de Pythodore des années auparavant ?...
- Le prologue du Théétète est un dialogue entre Euclide de Mégare et Terpsion, dans lequel Euclide propose à son ami Terpsion de lui faire lire par un de ses esclave la transcription écrite qu'il aurait faite « à chaud » d'une conversation entre Socrate et Théétète encore jeune, en revenant plusieurs fois vers Socrate pour se faire préciser certains points de cette histoire. Et le dialogue principal est cette transcription par Euclide en style direct de la conversation entre Socrate et Théétète, lue des années après l'événement qu'elle relate, comme nous le comprenons du prologue, qui se passe peu après qu'Euclide ait croisé à Mégare Théétète mourant de blessures reçues et d'une dysenterie attrapée dans une campagne d'Athènes contre Corinthe. (36) Mais un certain nombre d'éléments de cette histoire posent problème. Est-il vraisemblable que Socrate, le jour où il est convoqué au tribunal pour une affaire qui peut (et va) lui coûter la vie, trouve le temps et la liberté d'esprit d'aller, avant même de se rendre à sa convocation au tribunal, faire un tour aux abords d'un gymnase où s’entraînent des adolescents et à proximité duquel Théodore de Cyrène leur donne des cours de géométrie ? Et si l'entretien avec Théétète a eu lieu quelques jours avant le procès de Socrate, quand ce dernier a-t-il trouvé le temps de le raconter à Euclide, qui vivait à Mégare, à une quarantaine de kilomètres d'Athènes, et non seulement de le lui raconter, mais d'avoir après plusieurs occasions de revoir Euclide pour réponre à ses questions et lui apporter des précisions pour sa transcription de l'entretien ? Certes, Socrate est resté un mois en prison après son procès et Phédon mentionne Euclide parmi ceux qui rendaient quotidiennement visite à Socrate dans sa prison jusqu'à son dernier jour, mais il n'était pas le seul et un tel contexte avec de nombreuses personnes autour de Socrate n'était pas propice à ce qui semble plus tôt avoir été des tête à tête entre Socate et Euclide. Et surtout, Terpsion est mentionné par Phédon aussitôt après Euclide dans la liste des membres de ce groupe ayant entouré Socrate dans ses derniers jours. Or, dans le prologue du Théétète, Terpsion semble tout ignorer de la rencontre entre Socrate et Théétète, ce qui ne serait pas le cas si Euclide l'avait évoquée avec Socrate dans sa prison au milieu d'un groupe de fidèles dont il faisait aussi partie.

La question des sources de Platon pour ces prologues

Mais il y a un problème encore plus dévastateur pour tous ces prologues prétendant garantir l'historicité des récits qu'ils introduisent, et qui est commun aux quatre, c'est que ce que nous lisons, ce sont des écrits de Platon et non pas de ceux qui sont censés parler dans ces prologues (Apollodore dans le Banquet, Phédon dans le Phédon, Céphale de Clazomène dans le Parménide, Euclide de Mégare dans le Théétète), et que Platon ne nous dit jamais comment il a eu vent de ces histoires qu'il écrit pour nous, si bien que la chaîne de transmission n'est jamais complète. Pire ! Quand on y réflechit froidement, en oubliant tout ce que vingt-cinq siècles de tradition platonicienne nous ont transmis, toutes les enjolivures et l'iconographie entourant certaines scènes au moins de ses dialogues comme justement la scène décrite dans le Phédon, on peut se demander pourquoi Platon a pris un chemin aussi tortueux pour nous raconter une histoire que, si elle avait un fond de vérité historique, il connaissait sans doute de manière plus directe.
- Dans le cas du Banquet, c'est Apollodore qui fait le récit du banquet à des interlocuteurs anonymes en leur disant qu'il l'a fait peu avant à Glaucon, à qui il a dit qu'il ne fréquentait Socrate que depuis à peine trois ans (Banquet, 172c5-6), ce qui implique que Socrate était encore vivant à ce moment-là, et il dit par ailleurs qu'il a fait confirmer par Socrate le récit du banquet qu'il tenait d'Aristodème, qui y était présent avec Socrate (173b4-6). Mais Platon ne faisait sûrement pas partie des riches hommes d'affaires ne s'intéressant pas à la philosophie à qui Apollodore raconte le banquet et nous ne savons ni où, ni quand il a eu vent de ce récit d'Apollodore qu'il nous sert en style direct, ni même si c'est Apollodore lui-même qui lui a raconté cette scène ou quelqu'un d'autre. Si Platon avait réellement voulu nous garantir la fidélité du récit du banquet chez Agathon qu'il nous propose, il aurait dû écrire un prologue dans ce genre : « On a beaucoup parlé d'un banquet donné par Agathon après sa première victoire dans un concours de tragédies, auquel assistait en particulier Socrate et qui fut l'occasion de multiples discours à la louange d'Éros et, sur la fin, d'une intrusion d'Alcibiade, ivre comme souvent, qui fit, lui, la louange de Socrate. Il y eut même une époque où tout le monde à Athènes, même des personnes qui ne s'intéressaient habituellement pas à la philosophie et à Socrate, voulait se faire raconter cette histoire. Mais Socrate avait toujours refusé de la raconter lui-même, même à ses amis. Cependant, avant sa mort, Aristodème, qui était à l'époque de ce banquet amoureux de Socrate et ne le lâchait pas d'une semelle, et qui l'y avait accompagné, en avait fait le récit à plusieurs personnes, dont Apollodore. Et ce dernier, qui était alors un proche de Socrate, avait réussi à obtenir de lui qu'à défaut de lui raconter lui-même l'histoire, voyant qu'il la connaissait par un autre, il lui confirme le récit d'Aristodème. Quant à moi, faute d'avoir pu rencontrer Aristodème avant sa mort, c'est d'Apollodore que je tiens le récit que je vais maintenant vous faire. »
- Dans le cas du Phédon, le récit est supposé fait par Phédon un certain temps après la mort de Socrate, dans la ville de Phlionte, et il n'y aucune raison de penser que Platon, qui n'est pas mentionné parmi les auditeurs, en a été le témoin direct. En tout cas, il ne nous le dit pas. La question qui se pose alors est celle de savoir si ce récit, fait loin d'Athènes un certain temps après les événements qu'il raconte, et dont on ne sait pas comment Platon a eu connaissance, est le seul par lequel il a été informé de ce qui s'était passé le jour de la mort de Socrate, ce qui paraît peu vraisemblable de la part d'un familiser de Socrate depuis des années, même si, selon ce qu'il fait dire à Phédon, il était malade ce jour-là et n'était donc pas parmi les présents dans la cellule de Socrate le jour de sa mort. Il est infiniment plus vraisemblable que, dès son rétablissement (s'il était vraiment malade ce jour-là... et si la scène s'est vraiment passée comme il le fait raconter par Phédon, avec plus d'une quizaine de personnes présentes dans la cellule de Socrate pour assister à sa mort), étant sur place à Athènes, et fréquentant depuis une dizaine d'années les amis de Socrate, il se soit fait raconter par l'un ou l'autre, et plus probablement par plusieurs d'entre eux, comment s'était passé son dernier jour et sa mort. Mais si c'est bien le cas, pourquoi avoir choisi le récit tardif de Phédon loin d'Athènes dont on ne sait trop comment ni pourquoi il en a eu des échos, pour nous raconter ce dernier jour en nous faisant croire que c'est Phédon qui parle ?...
- Dans le cas du Parménide, pourquoi Platon nous fait-il raconter par un citoyen de Clazomènes, en Ionie, supposé venu à Athènes en compagnie de quelques uns de ses concitoyens philosophes dans le seul but d'entendre ce récit, une histoire qui leur est racontée par Agathon, son propre demi-frère à lui, Platon, comme s'il ne pouvait pas n'importe quand lui demander de la lui raconter, s'il n'avait pas lui-même assisté, quand Agathon était adolescent, à l'une ou l'autre de ses rencontres avec Pythodore où ce dernier lui racontait cette conversation entre Socrate et Parménide, à supposer que Platon n'ait pu obtenir de Socrate qu'il la lui raconte lui-même ? En quoi cette histoire peu croyable, dont Platon ne nous dit pas comment il en a eu connaissance (Céphale nous dit que ses frères Adimante et Glaucon servirent d'intermédiaires entre lui et Agathon, mais il ne mentionne pas Platon) apporte-t-elle plus de garanties d'authenicité à un récit que Platon aurait pu obtenir directement de son demi-frère, en multiliant les intermédiaires et en omettant un maillon (celui entre Céphale, qui est censé raconter l'histoire, et Platon qui l'écrit) ?!...
- Dans le cas du Théétète, Platon fait dialoguer Euclide et Terpsion pour en arriver à la lecture supposée d'un écrit qui serait d'Euclide. Mais il ne nous dit pas comment il a eu connaissance de cette conversation, ni surtout s'il a eu en main une copie de l'écrit supposé d'Euclide, qu'il ne ferait, si c'était le cas, que recopier, ce qui en ferait un plagiaire, sauf à considérer que c'est Euclide lui-même qui lui avait donné une copie de son manuscrit. Mais pourqoi Euclide aurait-il permis à Platon de publier sous son nom un écrit qui n'était pas de lui, Platon ? On voit donc mal comment Euclide aurait pu raconter à Platon l'histoire de sa rencontre avec Terpsion ayant conduit à la lecture de son manuscrit, qui l'aurait plus ou moins obligé à lui en donner une copie. Et si le récit de la rencontre entre Socrate et Théétète qu'est supposé contenir le manuscrit d'Euclide n'est pas d'Euclide, mais de Platon, alors, toute l'histoire racontée dans le prologue est aussi une invention de Platon et ne prouve rien quant à la réalitté de cette rencontre et à la fidélité plus ou moins grande du récit qu'en fait Platon....

Vérité historique ou pertinence des raisonnements ?

Il faut donc se faire une raison. Ces prologues ne sont pas là, comme on a pu s'en rendre compte dans les lignes qui précèdent, pour nous donner des garanties sur la véracité des histoires racontées dans ce qu'ils introduisent, mais au contraire pour nous faire réfléchir sur le caractère illusoire de toutes prétentions à rendre compte de manière parfaitement fidèle de la réalité des conversations et événements de la vie du Socrate historique, aussi bien par tradition orale qu'écrite et quel que soit le nombre d'intermédiaires entre l'événement et le récit qu'on en lit, pour finalement nous amener à comprendre que ce n'est pas la fidélité à des événements passés qui importe, puisque vouloir garantir cette fidélité, c'est vouloir faire reposer la valeur des arguments développés sur la confiance (pistis) que l'on a dans les intermédiaires auxquels on doit cette transmission et finalement en la personne « historique » de Socrate, c'est-à-dire en rester à la seconde étape de la progression à travers les quatre segments de la ligne de République VI illustrée par l'allégorie de la caverne, et donc justement rester dans la caverne et dans le registre de l'opinion (doxa) et non dans celui du savoir (epistèmè), qui implique un travail personnel d'appropriation que personne ne peut faire pour un autre, par lequel le lecteur cherche à tester la validité des arguments proposés, quelle que soit la personne qui les propose, connue ou inconnue, nommée ou anonyme (comme l'est l'Étranger d'Élée du Sophiste et du Politique, qui prend la place de Socrate comme meneur de jeu justement au moment où l'on en arrive au point culminant du programme de formation qu'accompagnent les dialogues de Platon). Dans cette perspective, le travail d'imagination de Platon pour « inventer » des dialogues impliquant Socrate qui n'ont jamais eu lieu en réalité n'est pas une trahison du Socrate historique, mais au contraire un ultime hommage rendu à celui qui a permis à Platon de comprendre tout cela et le moyen de faire survivre au Socrate historique (et à lui-même) un procédé pédagogique dont il a été l'inventeur et qui ne repose justement pas sur la plus ou moins grande confiance qu'on a dans celles et ceux qui nous font réfléchir sur des sujets où la vérité « scientifique » est hors de portée des êtres humains que nous sommes. On peut démontrer d'une manière qui s'impose à toute personne raisonnable un théorème de géométrie, pas que quelque chose d'immatériel que Platon appelle psuchè et que nous pouvons appeler « âme » ne serait pas détruit à la mort comme le corps qu'elle « anime » et lui « survivrait », dans ou hors du temps, alors qu'il est, ou devrait être, infiniment plus important pour nous de réfléchir à une telle question que de savoir que le carré double en superficie d'un carré donné est celui dont le côté a pour longueur la longueur de la diagonale du carré de départ, affirmation qui n'est pas vraie parce qu'un personnage historique nommé Socrate et ayant vécu à Athènes au Vème siècle avant J.-C. l'aurait fait trouver par un jeune esclave dans une conversation qu'il aurait eue à Athènes à une date non précisée avec un autre personnage historique nommé Ménon dans la demeure d'un troisième personnage historique nommé Anytos pour chercher à lui prouver qu'on peut apprendre ce qu'on ne savait pas auparavant, conversation dont Platon nous ferait le récit dans un de ses ouvrages, mais tout simplement parce que la raison (logos) bien conduite nous amène, les uns et les autres, hier comme aujourd'hui et encore demain, à Athènes ou n'importe où dans le monde, à admettre cette proposition comme vraie et, une fois que nous l'avons bien comprise et en avons compris la démonstration probante, nous rend capable de l'enseigner à d'autres de manière efficace. Ce n'est donc pas Socrate ou notre professeur de géométrie, ou qui que ce soit d'autre qui nous l'a enseignée, qui est garant de la vérité de cette affirmation, mais le raisonnement que chacun fait en lui-même pour se convaincre de sa véracité. Et c'est pour cela que peu importe de savoir si Socrate a « soufflé » ou pas la réponse à l'esclave de Ménon puisque de toutes façons, ce ne sont pas les paroles de Socrate (surtout si elles sont une invention de Platon) qui en garantissent la véracité, mais le raisonnement qu'aurait fait en lui-même, s'il avait existé, le petit esclave (qui n'a en fait jamais existé que dans l'imagination de Platon), guidé par son interlocuteur, et surtout celui que fait le lecteur, à la lecture du dialogue de Platon ou avant, pour s'en convaincre, et se convaincre, s'il n'en était déjà convaicu, qu'on peut apprendre quelque chose qu'on ne savait pas auparavant, et qu'il y a des « vérités » que l'on peut qualifier de « transcendantes », qui s'imposent à la raison de tout être humain raisonnable, toute la question étant alors de savoir si ce qui est vrai dans le domaine mathématique (l'existence de vérités « transcendantes ») est vrai aussi dans d'autres domaines et en particulier dans le domaine éthique. C'est la question dont Socrate a été l'initiateur et à laquelle Platon, son « élève », a voulu, en écrivant ses dialogues, qu'on continue à réfléchir même après leur mort (celle de Socrate et la sienne), selon les méthodes de réflexion et de conduite de l'argumentaiton initiées par Socrate proprement comprises, qui ont plus d'importance que les réponses spécifiques que Socrate (ou Platon) ont pu donner à ces questions.

Retour sur le Banquet

Cette question de l'historicité et de son importance pour atteindre les objectifs que cherchent à nous faire atteindre les dialogues est particulièrement bien posée dans le Banquet, non pas seulement par le prologue, mais par le dialogue lui-même, à travers les deux incursions dans la vie de Socrate que constituent sa formation supposée par Diotime, racontée par Socrate lui-même dans son discours, qui pose la question de l'origine de ses logoi (« paroles, propos, discours »), et certains aspects de ses relations avec Alcibiade supposés racontés par Alcibiade lui-même, qui posent la question de l'efficacité de ses logoi sur un cas emblématique. Ces deux récits d'apparence « biographique », dont j'ai dit qu'ils justifiaient le prologue décrivant l'origine du récit du banquet qui constitue l'essentiel du dialogue pour tenter d'en garantir l'« historicité » et la véracité, nous renvoient précisément à deux attitudes possible par rapport à Socrate et aux propos que lui fait tenir Platon (sont-ils fidèllement rapportés par Platon, vision historiciste, ou sont-ils crédibles et dignes d'être pris en considération pour orienter notre manière d'agir, qu'ils viennent effectivement de Socrate ou pas, vision « philosophique » et rationnelle) en mettant en regard un discours théologico-dialectique, celui de Socrate racontant sa formation par Diotime, et un discours érotico-historique tenu par un Alcibiade ivre et amoureux déçu de Socrate racontant divers épisodes, « publics » (lors de campagnes militaires communes) aussi bien que privés, de ses relations avec Socrate. La question que nous pose cette mise en regard est celle de savoir ce qui compte le plus pour nous à propos de Socrate pour accepter les propos que lui prête Platon, la fidélité à leur « source », vision d'historien tournée vers le passé qu'on ne peut plus changer, ou la pertinence pour l'action, vision de philosophe ouverte sur l'avenir qui reste à construire.
Le discours de Socrate nous apprend que celui-ci ne fait que transmettre quelque chose qu'il a appris d'une autre. Si tel est le cas, est-ce si important que ça de l'entendre de la bouche de Socrate lui-même, ou dans des formulations aussi proches que possible de celles qu'il a utilisées, plutôt que de la bouche d'un de ceux qu'il a formés comme Diotime l'a formé ? L'enseignement de Diotime porte justement entre autres sur le fait que celui ou celle qui « accède enfin au savoir de ce qu'est beau lui-même » (gnôi auto teleutôn ho esti kalon, Banquet, 211c8-d1) cherche à s'immortaliser en aidant de plus jeunes ayant des dispositions appropriées à accéder à ce savoir pour qu'il ne soit pas perdu et survive éternellement. Si tel est bien le cas, qu'importe la personne par laquelle on y a accès, surtout si cet accès ne résulte pas de ses seuls propos, parce qu'il n'est pas dans les mots, mais nécessite une démarche que doit faire à son tour dans son esprit celui ou celle qui veut accéder à ce savoir. Bref, plutôt que de dépenser son énergie à chercher à reconstituer les mots exacts employés par Socrate, il faut la dépenser à refaire en soi-même le cheminement suggéré par Diotime, Socrate, Platon, ou n'importe qui d'autre l'ayant déjà entrepris, pour accéder à un savoir qui est au-delà des mots. Et d'ailleurs, cette Diotime, de laquelle Socrate prétend tenir son savoir, ou plutôt de laquelle Platon prétend que Socrate tenait son savoir, qui est-elle ? Tout ce que le Socrate de Platon dit d'elle pour nous la présenter, son nom, sa cité d'origine, le peu qu'il nous dit de ses activités (retarder de dix ans la survenue de la peste à Athènes), tend à orienter notre esprit vers l'idée d'une femme quasi-divine, sorte de prêtresse ou de prophétesse faisant honneur au dieu des dieux (37) (et avec succès comme on l'a vu plus haut !), et tout le début de ses propos nous parle de générations de dieux et de déesses et nage dans une sorte de « mysticisme » qui va progressivement laisser la place à des raisonnements dialektikoi et à une autre forme de « mysticisme », non « religieux » celui-là, centré sur le beau lui-même (auto to kalon), pour finir par en oublier quasiment Éros. (38) Alors qu'est-ce qui compte le plus dans tout ça ? La belle légende d'engendrement d'Éros du début (destinée à parler aux « chevaux » (39) dénués de raison (alogoi) de notre âme) ou les raisonnements dialektikoi de la fin (destinés à parler au « cocher » doué de raison (logos) de notre âme) nous proposant un cheminement vers le beau lui-même, qui est la trace sensible du bon, (40) cheminement qui n'a de valeur pour nous que si nous l'entreprenons nous-même à notre tour, pas parce que nous l'avons entendu décrit par un ou une tiers, aussi impressionnants soient leurs titres ? Et si en fin de compte Diotime n'est qu'une invention de Platon, un faux nez pour Socrate, ou plutôt pour Platon utilisant un Socrate de fiction comme faux nez, quelle importance cela a-t-il si ce qui seul compte, c'est, non pas qui a dit ou écrit les propos que nous lisons ou entendons, mais ce qui se passe dans notre tête quand nous lisons ce qu'a écrit Platon.
Le discours d'Alcibiade, qui s'introduit dans la salle du banquet à la fin du discours de Socrate sans avoir été invité, complètement ivre et accompagné d'une bande de joyeux fêtards tout aussi ivres que lui, parfaitement conscient du fait que son état, sur lequel il insiste plusieurs fois dans son discours, nuit à la crédibilité de ses propos, mais rappelant le proverbe selon lequel « le vin, sans les enfants ou avec les enfants, est [source de] vrai », (41) est destiné à nous fournir l'exemple emblématique du fait que les paroles de Socrate seules ne suffisent pas à convaincre même le plus doué des Athéniens de son temps d'agir conformément à ce qu'il recommande, c'est-à-dire de mettre ses actes en cohérence avec des logoi que sa raison approuve. Tout son discours montre que lui, qui avait tous les dons, beau (ce dont il était très fier, cf. Banquet, 217a5-6), intelligent, riche, issu d'une des familles les plus nobles d'Athènes, ayant eu Périclès pour tuteur à la mort de son père quand il avait quatre ans, bien qu'ayant compris les propos de Socrate et admis la pertinence de ses conseils et ayant su dépasser l'opinion commune selon laquelle le bon ne pouvait aller sans le beau (compris en ce qui concerne les hommes comme beauté physique), traduite dans l'expression kalos kagathos (42) qu'il utilise en 222a6 pour montrer qu'il avait compris à partir du cas de Socrate, qui n'était pas beau physiquement, que ce qui compte plus que la beauté physique, c'est la beauté de l'âme manifestée dans les logoi qu'elle produit et les agissement qu'elle induit, n'avait pas su dresser les chevaux de son âme, pour reprendre l'image du Phèdre déjà mentionnée (cf. note 39), c'est-à-dire, lui qui voulait être maître des autres, commencer par se rendre maître de lui-même pour mettre en pratique ce que lui conseillait Socrate, (43) et avait finalement eté vaincu par ses pulsions, le plasir qu'il éprouvait devant les honneurs que lui rendait la foule (Banquet, 216b5), sa frustration de ne pas avoir réussi à séduire Socrate. Et l'anecdote qu'il raconte sur le fait que Socrate lui aurait sauvé la vie lors de la bataille de Potidée (Banquet, 220d5-e2) vise à nous faire comprendre que si Socrate pouvait seul sauver le corps d'Alcibiade (et ses armes) par ses actes, il ne pouvait seul sauver son âme par ses paroles et que, de fait, il ne parvint pas à sauver Alcibiade de ses démons. (44) Mais si tel est le cas, si les paroles ne suffisent pas, même comprises par la raison de la personne à qui elles s'adressent, à induire en elle le comportement qu'elles impliquent, à quoi cela sert-il de chercher à retrouver le plus fidèlement possible les propos du Socrate historique ? Il n'y avait aucune magie dans les propos de Socrate et finalement, la compréhension des raisonnements les plus rigoureux, tenus par lui ou par un autre ne sont qu'une étape sur le chemin que chacun doit parcourir et achever par lui-même pour traduire les conclusions de ces raisonnements en actes cohérents avec elles. Et regretter de ne pas entendre ou lire les propos mêmes tenus par Socrate n'est qu'une excuse pour ne pas metttre en pratique les conclusions des raisonnement que lui prête Platon (ou n'importe qui d'autre), si ces rasionnements semblent pertinents.

Le sens des prologues

Si tous les dialogues de Platon sont des fictions, pourquoi éprouve-t-il pour certaines le besoin d'ajouter des prologues qui prétendent leur fournir une garantie d'authenticité ? C'est que ces prologues, sous couvert de garanties d'autheticité, servent en fait à mettre en place, avec une bonne dose d'humour expliquant leur invraisemblance (l'ironie socratique, devenue ici platonicienne (45)), un contexte qui est pertinent pour l'objectif philosophique du dialogue.

Dans le cas du Banquet, j'ai indiqué plus haut que l'objectif de Platon était de mettre en scène un personnage nommé Agathon (« bon »), en profitant pour cela de la victoire d'un personnage historique de ce nom, primé pour avoir produit de bons logoi (dans son cas, des tragédies), dans un contexte qui permette de s'interroger sur ce qui constitue un « bon » (agathon) logos (« discours », dans le cas du dialogue) à partir de sept exemples, dont les deux derniers concernent les logoi de Socrate vus de deux points de vue différents, le sien, c'est-à-dire celui de l'auteur de ces logoi, qui en cherche les origines à la frontière du divin et de l'humain, et celui du plus fameux de ses auditeurs, qui en cherche les effets à partir de sa propre expérience (Alcibiade). Avant d'en arriver aux discours de Socrate envisagés successivement du point de vue de leur auteur et du point de vue d'un de leurs plus célèbres auditeurs, cinq exemples préparent le terrain au moyens de cinq types de discours : le discours convenu restituant l'opinion du plus grand nombre (Phèdre), le discours opportuniste cherchant à justifier a posteriori le comportement de son auteur (Pausanias), le discours scientifique prononcé par un médecin (Eryximaque), le discours mythologique cherchant à expliquer par des mythes faisant intervenir des dieux les comportements humains (Aristophane) et le discours rhétorique qui se donne l'apparence d'un raisonnement structuré mais ne s'intéresse qu'à la forme et aux effets de style (Agathon). Le prologue ne sert qu'à mettre en place le contexte (le banquet chez Agathon) et à éveiller notre curiosité vis à vis de discours qu'il prétend que tout le monde cherche à retrouver des années après les faits (supposés).

Dans le cas du Phédon, Platon, comme il avait voulu avec l'Apologie proposer sa version de ce qu'aurait pu dire Socrate lors de son procès, nous propose ce qu'il pense qu'aurait pu dire Socrate au dernier jour de sa vie et au moment d'affronter une mort imposée pour justifier de son attitude devant la mort (pas devant sa condamnation à mort, ce qui est l'objet du Criton, mais devant la mort en tant qu'elle concerne tout le monde), mettre en évidence les limites de ce que peut atteindre la raison par le biais de logoi sur cette question et nous mettre en garde contre le danger de la « misologie » (cf. Phédon, 89d1), c'est-à-dire de la haine du logos, c'est-à-dire en fin de compte de la raison (l'un des sens de logos) qui fait notre humanité sous prétexte qu'elle ne nous donne pas toutes les réponses aux questions que nous nous posons. Pour ce faire, il invente une situation parfaitement invraisemblable, toute la foule de ses « disciples » entassés dans sa cellule avec la bénédiction des autorités qui l'avaient justement condamné à mort pour ce genre de conversattions, pour justifier un ultime examen par lui de cette question, au moment où elle n'est plus pour lui une question « théorique » mais ce qu'il va subir au terme de cette discussion, selon la forme dialoguée qui était sa marque de fabrique. Et s'il situe, par le biais du prologue, dont c'est la fonction première, le récit de cette conversation à Phlionte, c'est parce c'est la ville où, selon une anecdote rapportée par Héraclide du Pont, élève de Platon à l'Académie, et reprise par Cicéron dans les Tusculanes (Tusculanes, V, 3), Pythagore aurait inventé le nom philosophos pour se décrire au tyran de Phlionte qui lui demandait quel était l'art qu'il pratiquait (l'anecdote est mentionnée aussi par Diogène Laërce dans sa vie de Pythagore (DL, Vies, VIII, 8)), et que Socrate, qui a mis en accord ses actes avec ses logoi jusqu'au dernier jour de sa vie, peut être considéré comme le philosophe par exellence.

Dans le cas du Parménide, Platon veut affronter les thèses de Parménide, qu'il considère, en particulier du fait de son usage de la logique, perfectionnée par son disciple Zénon, comme le plus redoutable des penseurs dont il a connaissance (cf. Théétète, 180d7-e4 et 183e3-184a3, qui contient une allusion au Parménide), et en démontrer les failles, en particulier aux yeux de son meilleur élève et collègue, Aristote, fasciné par cette logique, qu'il prétend codifier et dont il fait le chemin d'accès au vrai, plus important pour lui que ce que Platon appelle dialektikè en en faisant le couronnement des études philosphiques. Mais il veut le faire en restant fidèle à son principe de ne jamais se mettre en scène lui-même, mais de mettre en scène son Socrate de fiction. La position que défend Platon est que la logique ne vaut que ce que vaut la compréhension par ceux qui développent des raisonnements logiques et par ceux qui les écoutent et cherchent à les comprendre des mots utilisés dans ces raisonnements. Or les mots peuvent avoir plusieurs sens et tous ne les comprennent pas de la même façon, sans compter que définir le sens qu'on donne à un mot ne peut se faire qu'à l'aide d'autres mots, tout aussi problématiques, sinon plus, que le mot qu'on cherche à définir, et qu'on est donc dans une boucle sans fin dont on ne peut sortir par des définitions, mais au contraire par la prise en compte des faiblesses du langage et par le dialogue multipliant les angles d'attaque et les variations de vocabulaire sur ce dont on parle. C'est cette approche du langage et de son utilisation efficace susceptible seule de mener au vrai, supposant d'en avoir compris les mécanismes et les limites, que Platon appelle dialektikè et dont il fait le couronnement des études philosophiques, la logique ne venant que dans un second temps, pour définir les règles du raisonnement juste pour autant que les problèmes de vocabulaire ont été proprement identifiés et pris en compte entre les interlocuteurs (ce qui n'est jamais possible avec des écrits, où il n'y a pas de dialogue possible entre l'auteur et le lecteur pour s'assurer que ce dernier comprend les mots employés par l'auteur de la même façon que lui). C'est cette compréhension de la dialektikè que Platon va présenter dans la sixième tétralogie, et en particulier dans le Sophiste, à laquelle le Parménide sert de prélude en cherchant à faire toucher du doigt les problèmes qui se posent. Toucher du doigt, mais pas encore proposer les réponses. Pour ce faire, il imagine un dialogue entre Parménide et Socrate, auquel succède un dialogue, ou ce qui se donne pour tel mais n'en a que l'apparence, entre Parménide et un adolescent du nom d'Aristote, qui n'est bien évidemment pas l'Aristote que nous connaissons, né après la mort de Socrate, mais, comme on l'a vu plus haut, un personnage historique du même nom (et c'est là l'important pour Platon), à propos duquel la seule chose qu'il nous dit est qu'il devint tyran (cf. note 35). Le dialogue entre Parménide et Socrate va s'intéresser à ce qui donne sens aux mots, sur lequel ni Parménide, ni le Socrate adolescent qui discute avec lui, ne sont au clair, aucun des deux n'ayant une claire compréhension de ce que sont les eidè et les ideai, entre lesquels ils ne font pas la différence que fera plus tard le Socrate mûr de Platon, présentée dans la discussion sur les trois sortes de couches( / lits) au livre X de la République (donc avant le Parménide dans la succession des tétralogies). Et la discussion entre Parménide et Aristote, le futur tyran, qui n'est en fait qu'un monologue de Parménide présentant les étapes successives de ses arguments sous forme de questions purement rhétoriques auxquelles Aristote ne peut qu'acquiéser, montre par l'exemple, et non pas justement par des raisonnements logiques, que la même rigueur logique peut démontrer des propositions contraires les unes aux autres quand celui qui mène les raisonnements (en l'occurrence Parménide) change sans prévenir, d'une démonstration à l'autre, le sens qu'il donne aux mots avec lesquels il formule ses hypothèses (dans son cas les mots « un » (hen) et « être / étant » (einai / on)), qu'il ne prend jamais la peine de définir alors qu'il s'agit justement des mots les plus ambigus et imprécis qui soient. (46) Mais, comme on en est à la sixième étape d'un parcours qui en compte sept, c'est-à-dire avec des élèves / lecteurs qui ne sont plus des débutants mais au contraire arrivent presque au terme de la formation, il leur laisse le soin, en guise de test implicite de fin de premier cycle, de comprendre tout seuls, à la lumière de ce qu'ils sont supposés avoir compris des cinq premières tétralogies, ce que Platon cherche à leur faire comprendre, en corrigeant les réponses du jeune Socrate ici mis en scène par Platon à la lumière de ce qu'ils sont supposés avoir appris du Socrate mûr, de la République en particulier pour venir à bout des objections de Parménide, et en découvrant ce qui cloche dans le « jeu laborieux » de Parménide avec Aristote. Mais comme la possibilité d'une rencontre entre Parménide et Socrate n'allait pas de soi (cf. note 33) et était peut-être même historiquement impossible, il fallait bien que Platon invente une histoire pour expliquer le contexte de cette rencontre et comment il (enfin, celui à qui il la faisait raconter) en avait eu connaissance, puisqu'une telle rencontre ne pouvait avoir eu lieu, si elle était effectivement possible, qu'assez loin dans le passé. Et, avec l'ironie que nous commençons à lui connaître dans ces prologues, il inventa l'histoire la plus invraisemblable possible, comme je l'ai expliqué plus haut. Et le fait que, même si elle était historiquement possible, une rencontre entre Parménide et Socrate ne pouvait impliquer qu'un très jeune Socrate, se prêtait bien à l'idée de mettre en scène un Socrate qui ne maîtrisait pas encore les « thèses » qui deviendraient les siennes, ou en tout cas celles du Socrate que Platon met en scène dans la plupart de ses dialogues, à l'âge mûr (c'est-à-dire lorsqu'il ne précise pas son âge). Et de même, le fait qu'un des trente tyrans ait porté le même nom que l'Aristote philosophe, lui permettait de mettre en scène un homonyme du « fan » de la logique qu'il cotoyait depuis des années sans parvenir à lui faire comprendre que la logique ne venait qu'après la dialektikè telle que lui, Platon, la concevait, que le rêve de fixer le vocabulaire à coup de définitions supposées valables pour tous partout et pour tous les temps n'était que cela, un rêve impossible en pratique, les hommes étant ce qu'ils sont et le logos étant ce qu'il est, et que, s'il s'obstinait dans sa démarche, il finirait, comme son homonyme du Parménide, tyran (de la pensée).

Dans le cas du Théétète, Platon, après avoir fait un sort à Parménide dans le Parménide, veut faire un sort à un des « disciples » de Socrate, Euclide de Mégare, dont la tradition dit qu'il tenta de concilier Parménide et Socrate et dont il conteste la manière de comprendre la pédagogie de Socrate et la dialectique. (47) Il va donc écrire un dialogue mettant en scène Socrate, mais en nous faisant croire par le biais d'un prologue, que c'est un dialogue écrit par Euclide de Mégare, qui aurait transcrit par écrit « à chaud » le récit que lui aurait fait Socrate d'une conversation entre lui et un adolescent nommé Théétète en n'hésitant pas à revenir vers Socrate pour se faire confirmer par lui ce dont il ne se souvenait plus ou qu'il n'avait pas bien compris. En fait, dans ce dialogue, il met en scène un Socrate qui n'est pas celui qu'il met en scène dans les cinq premières tétralogies, mais un Socrate tel que le comprend (mal selon lui) Euclide et il laisse une fois encore à l'étudiant / lecteur le soin de s'en rendre compte et de comprendre ce qui diffère entre ce Socrate d'Euclide de Mégare et le sien. Le fil directeur du dialogue est encore une fois la question du logos : le Théétète se termine en effet sur un échec de Théétète, incapable de définir ce qu'est le savoir (epistèmè), et la raison de cet échec est que cette tentative de « définition » se fait du début à la fin au moyen du logos (48) et que ce n'est qu'à la fin, devant l'échec de ses différentes tentatives, et en particulier de la dernière, qui propose de définir le savoir (epistèmè) comme « l'opinion vraie accompagnée de logos » (meta logou alethè doxa, Théétète, 201c8-d1), alors que peu avant, Socrate lui a fait admettre que l'opinion est une forme de logos exprimé silencieusement pour soi-même (tèn doxan logon eirèmenon [...] sigèi kai pros hauton, Théétète, 190a5-6), si bien que cette définition devient « un logos vrai accompagné de logos », que Socrate et Théétète se posent enfin la question de savoir ce que signifie « logos », alors que c'est par cette question qu'il aurait fallu commencer (c'est effectivement ce que fera l'Étranger d'Élée avec ce même Théétète dans le Sophiste). Et de fait, tant qu'on ne sait pas comment fonctionne le logos, comment les mots peuvent renvoyer à autre chose qu'eux en tant que phénomène sonore ou graphique (c'était déjà la question que se posaient Parménide et Socrate dans le Parménide), qu'est-ce qui fait qu'un logos peut être vrai ou faux, et vrai ou faux par rapport à quoi, et quels sont son pouvoir et ses limites, toute la logique du monde dans les raisonnements ne servira à rien. Mais au-delà de cette vision d'ensemble, on peut noter dans le Théétète plusieurs traits du Socrate qui y est présenté qui ne cadrent pas avec le Socrate des cinq premières tétralogies et permettent de comprendre ce que Platon reproche à Euclide.
- le portrait du « philosophe » que son Euclide propose en Théétète, 173c7-176a1 semble fait exprès pour nous décourager d'y reconnaître le Socrate des autres dialogues de Platon, qui est pour lui le modèle par excellence du philosophe selon son cœur : quelqu'un qui « depuis l'enfance, ne connaî[t] pas le chemin menant à l'agora, ni [ne sait][est] le tribunal ou la salle du conseil ou n'importe quel autre lieu de réunions publiques dans la cité, qui ne voi[t] ni n'enten[d] les lois et décrets proclamés ou écrits, [à qui], de plus il en vient jamais à l'esprit, pas même en rêve, de s'affairer dans [...] des réunions ou des dîners ou des fêtes avec des joueuses d'aulos » (Théétète, 173c9-d6), dont la pensée « mesure ce qui est sous la terre et à sa surface, s'occupe des astres du ciel au-dessus et cherche à connaître complètement toute la nature de chaque [élément] du tout des étants, sans jamais s'abaisser vers ceux qui sont tout proches » (Théétète, 173e5-174a2), ne peut être le Socrate qui se présente à nous dans l'Apologie hantant l'agora à longueur de journée et se préoccupant de ses concitoyens au gré de ses rencontres, ni celui que nous montrent le Criton, soucieux des lois de sa cité au point d'y perdre sa vie, et le Banquet, participant à une beuverie avec joueuses d'aulos. C'est plutôt celui dont Aristophane fait la caricature dans Les Nuées. C'est celui d'un pur théoricien, qui se complait dans les raisonnements et hante le ciel des idées pures, pour qui « justice » n'est qu'un mot renvoyant à une idée et non pas à des modes d'action concrets de sa part dans sa vie de tous les jours.
Mais le génie de Platon est tel que, quand il présente des points de vue qu'il ne partage pas, et même quand il les met dans la bouche d'une personnage nommé Socrate, il fournit en même temps à qui sait les découvrir des indices pour « corriger le tir ». Dans le cas du portrait du « philosophe » présenté dans le Théétète dans ce que Socrate lui-même qualifie de « digression » (parerga, Théétète, 177b8), mais qui est pourtant mis en valeur par sa place au centre exact du dialogue, il revient au lecteur de réaliser que la seule fois où Socrate emploie le mot philosophos dans tout ce portrait, c'est vers la fin, en 175e1, où, s'adressant à Théodore de Cyrène, le géomètre, il décrit celui dont il vient de lui faire le portrait comme « celui-là même que tu nommes philosophe » (hon dè philosophon kaleis), (49) suggérant que le portrait qu'il vient de faire n'est pas le portrait du philosophos selon son cœur, mais la caricature du philosophe vu par les « scientifiques », ces gens qu'a en vue le Socrate de Platon lorsque, dans son commentaire de l'allégorie de la caverne dans la République, il parle de ceux qui ne sont pas dignes de gouverner parce qu'« on [les] laisse passer / perdre leur temps dans l'éducation jusqu'à la fin » et qui, étant sortis de la caverne, « pens[e]nt avoir déjà été transportés vivants dans les îles des bienheureux » et, de ce fait, n'accepteront jamais de leur plein gré de prendre part à l'administration de la cité (République VII, 519b7-c6). Le portrait du philosophe que Platon propose dans des propos de Socrate dont il attribue la paternité à Euclide est donc celui d'un intellectuel en chambre plus intéressé par les beaux raisonnements que par le sort de ses semblables. On peut penser que c'est ainsi qu'aux yeux de Platon, Euclide voyait Socrate, qui, au début du portrait du philosophe qu'il met dans sa bouche, se range avec Théodore dans ceux dont il va proposer le portrait, et que ce portrait est donc une manière pour lui de nous faire comprendre qu'Euclide n'avait pas vraiment compris Socrate (du moins pas comme Platon l'avait compris), si nous sommes capables de comprendre que ce portrait n'est pas celui du philosophos dont le Socrate de Platon est l'archétype.
- L'utilisation des images et analogies par le Socrate supposé mis en scène par Euclide ne fonctionne pas comme elle fonctionne avec le Socrate des dialogues antérieurs. Le Socrate du Théétète utilise plusieurs fois des analogies, des images, en particulier à propos de l'âme successivement comparée à un bloc de cire, puis à une volière, pour essayer d'expliquer comment on peut avoir une opinion fausse, mais, au contraire du Socrate des autres dialogues, dont les images sont pertinentes et fonctionnelles, même si leur signification n'est pas toujours évidente à « décoder » (voir par exemple l'analogie de la ligne et l'allégorie de la caverne, dans la République), le Socrate d'Euclide utilise des images dont il montre lui-même qu'elles ne fonctionnent pas : ainsi, ni l'image du bloc de cire, ni l'image de la volière, telles qu'il les présente, ne lui permettent de donner une explication satisfaisante de la possibilité de l'opinion fausse. Cette caractéristique du Socrate supposé mis en scène par Euclide est particulièrement intéressante lorsqu'on sait que l'une des seules choses que Diogène Laërce nous rapporte sur Euclide de Mégare, c'est qu'« il rejetait le raisonnement par comparaison / analogie » (ton dia parabolès logon anèirei, DL, Vies, II, 107). On peut donc voir dans cet usage de comparaisons qui ne fonctionnent pas par le Socrate que lui fait mettre en scène Platon une manière de lui faire montrer par l'exemple que l'usage des comparaisons, même par Socrate, ne mène à rien. Mais il faut bien voir que, derrière cette histoire d'utlisation d'images et d'analogies dans les raisonnements, se jouent des choses qui, pour Platon, sont fondamentales : d'une part le fait que le logos, le raisonnement, a des limites dans ce qu'il peut découvrir et démontrer rationnellement et que, quand on atteint ces limites, par exemple à propos de l'existence de l'âme et de son éventuelle « survie » à la mort, l'usage des analogies et des images, entre autre dans des mythes, (50) peut être utile et permettre, dans une certaine mesure, de s'affranchir de certaines limites du langage rationnel, et d'autre part et surtout, que l'âme humaine n'est pas limitée à sa partie rationnelle (logistikon, le cocher dans l'image de l'âme tripartite du Phèdre) et que ce n'est justement pas cette partie qui met la personne qu'elle « anime », corps et âme tripartite, en mouvement pour l'action. (51) En d'autres termes, comme le montre l'exemple d'Alcibiade (voir son discours dans le Banquet), il ne suffit pas d'être intellectuellement convaincu de quelque chose pour en tirer et en accepter les conséquences dans l'action, qui, elle, dépend des deux autres parties de l'âme (les chevaux du chariot ailé du Phèdre), seules capables de mouvoir le corps et qui, elles, sont alogoi (non douées de raison), mais peuvent être sensibles à des images. Pour passer des raisonnements compris et acceptés aux actes qu'ils impliquent, il faut aussi « convaincre » les deux autres parties de l'âme, et cela ne peut se faire par des raisonnements (logoi), alors que de simples images bien choisies peuvent y contribuer. Employer des images, c'est donc essayer de « parler » à toute l'âme, pas seulement à la raison, et accepter que même la raison ait ses limites.
Mais ici encore, le génie de Platon est à la manœuvre et il fait proposer par le Socrate supposé mis en scène par Euclide deux images, celle du bloc de cire et celle de la volière, qui, si elles ne fonctionnent pas en l'état, peuvent fonctionner parfaitement moyennant de légers changements qu'il revient au lecteur de découvrir. Si l'image du bloc de cire ne fonctionne pas, c'est parce que ce Socrate suppose que ce que la mémoire enregistre, ce sont directement des impressions sensibles (aisthèseis) et des pensées (ennoiai) (52) (cf. Théétète, 191d7). Mais cela n'est pas possible car les unes comme les autres sont en perpétuel évolution et ne peuvent donc jouer le rôle d'un cachet fixe qu'on imprimerait dans de la cire, qui suppose une certaine permanence de ce qu'on veut imprimer (pourquoi en effet enregistrerait-on ce qui se présente à l'un de nos sens ou à notre pensée à un instant plutôt qu'à un autre, si cela change en permanence ?). Ce que ne voit pas le Socrate qui propose cette image, c'est que ce qu'enregistre la mémoire ce ne sont pas des impressions sensibles et les pensées « brutes » (les images qui se forment sur la rétine, les flux sonores qui frappent les oreilles, les sensations que perçoit notre peau au contact d'autre chose, les odeurs ou les saveurs qui activent, mélangées les unes aux autres, nos narines ou nos papilles, les pensées qui défilent en flot continu dans notre esprit), mais quelque chose qui est déjà le résultat de processus de sélection et d'analyse inconscients liés à la structure de notre esprit (nous dirions aujourd'hui notre cerveau), dont le premier objet est justement de s'affranchir des considératiions de temps (« Quand ? ») et d'espace (« Où ? ») : ce ne sont pas nos yeux qui voient des formes, ils ne voient qu'un assemblage continu de taches de couleurs en deux dimensions changeant en permanence et correspondant à tout leur champ de vision, et c'est notre cerveau qui, par des processus inconscients, isole dans ce magma de couleurs en perpétuelle évolution des formes correspondant à des entités distinctes (personnes, objets, paysages, etc.) auxquelles il associe des « propriétés » plus ou moins pérennes (forme, couleur, mouvement, etc.) qu'il peut mémoriser et retrouver dans des visions multiples ; ce ne sont pas nos oreilles qui analysent un flot sonore pour y reconnaître des mots prononcés par des personnes différentes distinguées par le son de leur voix, des notes produites par des instruments de musique distingués les uns des autres par des timbres différents, des cris d'animaux distincts, des bruits divers s'y superposant dans notre environnement, etc., mais là encore, des processus inconscients de notre esprit qui décomposent les données brutes en perpétuelle évolution en des éléments ayant une certaine permanence reconnaissables dans de multiples flux sonores ; et de même avec les autres sens, un même flux sensible s'analysant en une multitude de tels « éléments ». Et c'est encore notre esprit qui associe, avant leur enregistrement, des informations fournies par plusieurs sens qu'il estime provenir d'un même « quelque chose », par exemple une forme, une ou des couleurs, une odeur, des impressions tactiles, un goût à un fruit. Et ce que nous enregistrons ainsi du résultat de ces analyses inconscientes prend dans notre esprit la forme d'eidè auxquels nous pouvons associer des noms, eidè qui évoluent pour chacun au gré de ses expériences au fil de sa vie et sont donc différents d'une personne à un autre et, pour une même personne, d'un moment de sa vie à un autre, mais qui ont tous pour cibles des ideai qui, elles, sont les mêmes pour tous car elles ne sont liées qu'à ce dont elles sont les ideai et à la nature des « organes » (sens et esprit) par lesquels les êtres humains les perçoivent, supposés en parfait état de fonctionnement. C'est grâce à ces noms et aux logoi que notre esprit compose silencieusement avec eux lorsque nous pensons que nous pouvons mémoriser des pensées produits de nos réflexions et de nos discussions avec d'autres. Et c'est par les relations que nous établissons entre ces différents eidè que se traduit notre plus ou moins grande connaissance du monde qui nous entoure. Et le Socrate des autres dialogues de Platon est parfaitement conscient de ce fait (voir en particulier la discussion sur les trois sortes de couches( / lits) au livre X de la République, qui précise le lien entre eidè et noms / mots (onomata) et la différence entre eidè et ideai). Et si l'image de la volière ne fonctionne pas, c'est là encore parce que le Socrate du Théétète, suppposé sorti de la plume d'Euclide, brûle les étapes et pense que ce que nous enregistrons dans notre mémoire-volière depuis l'enfance, ce sont directement des savoirs (epistèmai, cf. Théétète, 197e3); alors que ce ne sont dans un premier temps que des mots, et que connaître le nom de quelque chose, ce n'est pas connaître ce dont c'est le nom (pour prendre un exemple pris par Socrate, ce n'est pas parce que je connais le mot « douze » que je sais que douze est, entre autre, le résultat de l'addition de sept à cinq). Il suffit donc de remplacer « savoirs » (epistèmai) par « noms » (onomata) pour faire fonctionner l'image de la volière, et finalement, de joindre les deux images en associant les noms aux eidè qui leur donnent sens pour chacun de nous (53) pour obtenir une paire d'images qui permettent de rendre parfaitement compte de la possibilité de l'opinion fausse. (54)
L'image d'accoucheur de pensées que donne de lui le Socrate du Théétète fait partie de ces images qui ne fonctionnent pas de manière satisfaisante. Si l'on prend cet autoportrait au premier degré, Socrate se présente comme quelqu'un qui ne sait rien, qui ne produit aucune pensée propre et ne donne donc jamais sa propre opinion sur les questions qu'il pose aux autres (puisque, s'il est stérile dans le registre de la pensée, il n'a d'opinion propre sur rien), qui n'enseigne rien à ceux qui le fréquentent mais se contente de leur faire « accoucher » des pensées qu'ils découvrent en eux-mêmes et dont, bien que ne sachant rien lui-même, il se dit capable de juger de la fécondité et de la vérité, comme si l'on pouvait juger de la vérité des propos d'un autre quand on ne sait rien soi-même ! (55) Cette idée de juger les pensées de quelqu'un sur ce qu'on pourrait appeler, en ligne avec l'analogie de l'accouchement, le « bébé », ou encore le « produit fini », résonne avec une autre des rares informations que nous transmet Diogène Laërce sur Euclide de Mégare, à savoir, que, « dans les expositions / démonstrations, il attaquait, non pas les prémisses, mais la conclusion » (Tais te apodeixesin enistato ou kata lèmmata, alla kat' epiphoran, DL, Vies, II, 107), ce qui peut se comprendre comme voulant dire qu'il jugeait de la valeur d'un raisonnement sur ses conclusions et non pas sur la solidité de ses hypothèses. (56)
On a vite fait de rapprocher cette description que le Socrate du Théétète donne de lui de ce que le Socrate de l'Apologie dit de lui quand il raconte comment il a entrepris d'enquêter sur le sens de l'oracle rapporté de Delphes par Chéréphon selon lequel la Pythie avait dit qu'il n'y avait personne de plus sage (sophôteron) que Socrate pour en arriver à la conclusion à propos de chacune des personnes qu'il interrogeait successivement en la pensant plus sage que lui (hommes politiques, poètes, artisans) qu'« aucun des deux (de lui et de son interlocuteur du moment) ne sa[va]it (eidenai) rien de beau et bon, mais que [son interlocuteur] pens[ait] savoir quelque chose qu'il ne sa[va]it pas (ti eidenai ouk eidôs) alors que [lui], comme en effet [il] ne sa[vait] pas (ouk oida), [il] ne pens[ait] pas non plus [savoir] », ce qui le faisait « être plus sage (sophôteros) que lui par justement ce petit quelque chose[, à savoir] que les [choses] qu['il] ne sai[t] pas, [il] ne pense pas non plus les savoir (ha mè oida oude oiomai eidenai) » (Apologie, 21d4-8), ce d'autant plus que c'est pratiquement la conclusion du Socrate du Théétète à la fin du dialogue devant l'échec de la discussion, qui n'a pas permis à Théétète d'« accoucher » d'un logos satisfaisant sur le savoir (epistèmè), lorsqu'il lui dit que, faute d'y parvenir, il se comportera plus sagement / raisonnablement (sôphronôs) à l'avenir « en ne pensant pas savoir les [choses] qu['il] ne sai[t] pas » (ouk oiomenos eidenai ha mè oistha, Théétète, 210c3-4), propos justement destinés à faire écho à ceux de l'Apologie et ainsi à faire le rapprochement entre le Socrate accoucheur du Téétète et le Socrate enquêteur de l'Apologie.
Le problème de ce portrait par analogie que donne le Socrate du Théétète de lui-même est qu'il ne nous apprend rien par lui-même sur Socrate dans la mesure où il utilise des mots, en particulier sophos (et sophia qui en dérive), de sens tellement large que, pour comprendre ce que son auteur veut dire, il faut savoir quel sens il donne à ces mots, ce qu'il ne prend pas la peine de nous dire, si bien qu'au lieu de partir de cet autoportrait pour apprendre quelque chose sur Socrate, il faut partir de ce qu'on sait par ailleurs de Socrate à partir des autres dialogues, en particulier du sens que l'on peut penser qu'il y donne à sophos, pour « décoder » ce portrait. L'objet du Théétète est la recherche de ce que peut bien être l'epistèmè (« savoir » , ou encore « science », voire encore « art » ou « habileté »), mais ce n'est pas ce mot qu'utilise Socrate dans le portrait, où il n'apparaît jamais, mais les mot sophos (adjectif qui qualifie une personne) et sophia, le substantif qui en dérive pour désigner ce qui caractérise une personne qui est sophos. Or sophos a un registre de sens qui va de « habile » (en particulier dans les arts mécaniques, mais pas seulement) à « sage » au sens le plus noble du terme, en passant par « savant, instruit », voire dans un sens ironique « subtil » ou même « obscur », et sophia a un registre de sens voisin de celui d'epistèmè, allant d'« habileté manuelle » à « sagesse » au sens noble en passant par « savoir, science » et « sagesse pratique », voire en mauvaise part « habileté, ruse ». (57) Pour comprendre ce que Socrate, ou au moins le Socrate des autres dialogues de Platon, entend par sophos sans se lancer dans une étude exhaustive de tous ses emplois dans les dialogues (394 occurrences, dont 38 dans le Théétète), on peut s'intéresser au composé philosophos, transcrit en français sous la forme « philosophe », qui signfie étymologiquement « qui aime / ami de (philos) la sophia » et remarquer que, dans la République, il qualifie ceux et celles (58) à qui il entend confier le gouvernement de la cité idéale, qui devraient être pour lui les meilleurs parmi les citoyens et les citoyennes, de philosophoi et non pas de sophoi, ce qui laisse penser que, pour lui, être sophos n'est pas possible pour des êtres humains et que le mieux qu'on puisse attendre d'eux, c'est d'être philosophoi, en répondant aux critères qu'il associe à ce qualificatif dans le livre VI de la République et pour lesquels il propose au livre VII un programme de formation couvrant les 50 premières années de leur vie. (59) Si tel est bien le cas, le fait qu'il dise qu'il n'est pas sophos ne fait pas de lui une exception, mais dit simplement ce qui, pour lui, est vrai de tout le monde, y compris de tous ceux qui le fréquentent. Ceci étant, si, pour lui, personne ne peut être dit sophos purement et simplement, il admet qu'il y ait des différences d'une personne à une autre dans le cheminement vers l'idéal de sophia qui devrait être celui de tout être humain, comme le montre son emploi du comparatif sophôteros (« plus sage ») en Apologie, 21d7 pour dire que le fait qu'il ne croit pas savoir ce qu'il ne sait pas le rend plus sage que ceux qui croient savoir ce qu'ils ne savent pas. Et ce qu'il dit par ailleurs, c'est que l'objectif de toute personne, son souci principal dans cette quête d'un idéal de sophia, devrait être d'apprendre à se connaître elle-même (gnôthi sauton, « apprends à te connaître toi-même »), ce qui implique pour lui d'apprendre à se connaître d'abord en tant qu'être humain (anthrôpos) et donc de chercher à savoir ce que c'est qu'un être humain, ce qui fait son excellence et ce qui est bon pour lui ou elle, avant que de chercher à déterminer quels sont les qualités et les défauts spécifiques, les points forts et les déficiences qui sont les siennes en tant qu'un être humain particulier, différent de tous les autres. Dans ces conditions, c'est à l'aune de cette plus ou moins grande connaissance que se mesure la plus ou moins grande sophia de tout être humain. Et, dans cette perspective, on peut comprendre que, pour ce Socrate, le fait qu'il sache par exemple que le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de celle du carré de départ, comme il le fait découvrir à l'esclave de Ménon, ne permet nullement de dire qu'il serait sophos. Par contre, le fait que, quelques heures avant sa mort, dans le Phédon, il ne soit pas en mesure de prouver de manière convaincante pour tous que les êtres humains ont une âme qui ne disparaît pas à la mort prouve qu'il ne peut pas dire le savoir, au sens le plus fort du terme, et que donc il n'est pas sophos dans le sens qu'il donne à ce mot. (60)
Ceci étant dit sur la manière dont il faut comprendre sophos, l'élément principal de cet autoportrait, qui justifie l'analogie avec les accoucheuses, est le rôle que prétend jouer Socrate par rapport à ceux qui le fréquentent et la question de savoir s'il leur apprend quelque chose ou pas, ce qui pose la question de ce que veut dire « apprendre » (manthanein) pour lui, lorsqu'il dit à leur propos que « de [lui] ils n'ont jamais rien appris (mathontes), mais qu'eux-mêmes, par leurs propres moyens, ont trouvé et enfanté (heurontes te kai tekontes) beaucoup de belles [choses / pensées / idées / réflexions / actions...] (polla kai kala) » (Théétète, 150d6-8). (61) Or, ce qui ressort de la lecture des autres dialogues de Platon, c'est que, pour son Socrate, ce qui fait la différence entre une simple opinion (doxa) et un savoir (epistèmè), ce ne sont pas les mots qui l'expriment en tant qu'ils sont vrais (62) mais la compréhension d'un raisonnement qui en justifie le bien fondé et la capacité pour celui qui prétend posséder ce « savoir » de le faire comprendre à d'autres. C'est ce qui explique que, dans le Ménon, au terme de la discussion avec le petit esclave auquel il a fait trouver la réponse à la question sur la longueur du côté du carré double, Socrate ne dit pas que maintenant, il « sait », mais seulement que « si on l'interroge souvent sur ces même choses et de multiples manières, à la fin, c'est avec une exactitude qui ne le céderait à personne qu'il les saura (epistèsetai) » (Ménon, 85c10-d1). Il n'est pas dans la tête de l'esclave et il ne peut vérifier s'il a bien compris, non seulement la réponse, à laquelle il a associé un nom (« diagonale », nom que l'esclave ne connaissait pas auparavant), mais seulement après que son interlocuteur l'ait donnée par gestes sur la figure qui lui a servi d'appui dans son discours, mais encore sa démonstration, et s'il serait capable de la refaire pour d'autres, avec ou sans les mots « techniques » que Socrate y a associés. Il ne peut donc savoir si l'esclave « sait » ou n'a encore qu'une opinion vraie dont il ne sait combien de temps elle durera. (63) Bref, c'est dans la pensée de chacun que se forment des savoirs qui sont indépendants des mots qui servent à les exprimer et qui varient d'une langue à une autrre sans que change le savoir. Il est clair que, dans ces conditions, celui ou celle qui cherche à faire comprendre quelque chose à un(e) autre ne peut prétendre lui avoir appris quelque chose, pusqu'il n'est pas en mesure de se mettre dans la tête de l'autre pour faire à sa place le travail de compréhension du raisonnement qui lui est proposé et vérifier qu'il a bien compris ce qui fonde le « savoir » qu'il cherche à lui faire comprendre. De ce point de vue, il est vrai de dire que Socrate n'« apprend » rien à ses interlocuteurs et qu'ils doivent trouver en eux-mêmes la compréhension qui seule peut transformer les propos entendus en un « savoir ». Mais il n'en reste pas moins que le savoir ne se réduit pas au résultat final du raisonnement qui y conduit, sous forme d'un nombre (impossible à donner pour l'esclave de Ménon avec la notion de nombre qui était celle des grecs de l'époque), d'un mot (par exemple « diagonale » pour l'esclave de Ménon) ou d'un ensemble de mots (un logos au sens de « définition » par exemple, pour Théétète à propos d'epistèmè (« savoir »)), comme pourrait le croire Euclide, responsable de cette analogie, mais implique la compréhension de tout ce qui conduit, par des cheminements qui peuvent d'ailleurs varier d'une personne à une autre, à cette réponse, à commencer par les mots qui servent à l'exprimer, dont le sens n'est jamais univoque et le même pour tous, et c'est là que quelqu'un comme Socrate peut avoir un rôle à jouer, en guidant pas à pas son interlocuteur vers la bonne réponse, ce qui suppose que lui la connaisse (ce qui ne fait pas de lui un sophos pour autant), sans pouvoir être absolument sûr que son interlocuteur a bien compris. Et de ce point de vue, puisque le savoir doît « naître » dans l'esprit de l'interlocuteur, la comparaison avec le rôle des accoucheuses a une certaine pertinence. Mais, comme toute analogie, elle a aussi ses limites, que ne respecte pas toujours, en tout cas pas clairement, le Socrate du Théétète. Ainsi, dire de lui qu'il est stérile et qu'il « ne produi[t] rien au sujet de quoi que ce soit », c'est pousser trop loin la comparaison. Dire que Socrate ne produit rien quand la lecture des dialogues montre que l'immense majorité des propos qui y sont rapportés sont attribués à Socrate et ne se limitent pratiquement jamais à de simples questions de quelques mots, c'est nier l'évidence. (64) Et même si ce ne sont pas des « savoirs », ce n'est pas rien, et cela concourt à faire progresser certains des interlocuteurs vers des morceaux de savoir à défaut d'en faire des « sages » (sophoi). Sans Socrate (ou un autre « professeur de géométrie »), l'esclave de Ménon n'aurait jamais découvert en lui la « vérité » que Socrate lui a fait toucher du doigt (c'est le cas de le dire, puisque c'est avec le doigt qu'il finit par montrer la ligne dont la longueur constitue la réponse) ! Si l'on voulait rester dans l'image de l'engendrement, il serait donc plus pertinent de comparer Socrate au père « ensemençant » la mère pour qu'elle produise quelque chose en elle, de viable ou de non viable selon les cas, qui se développe en elle, plutôt qu'à l'accoucheuse, qui n'est pour rien dans la production de l'enfant qu'elle aide seulement à venir au monde. (65) Mais la caractéristique principale de son attitude par rapport à ceux qui le fréquentent, celle qui fait qu'il ne veut pas être considéré comme un « maître » face à des « élèves », c'est que, sur les questions qui lui tiennent à cœur et qui devraient être le souci principal de tous, des questions d'éthique, de métaphysique, d'épistémologie, etc., il sait qu'il n'a pas un « savoir » absolument certain et démontrable, même si les « opinions » qui sont les siennes sur ces sujets sont le résultat d'un travail de réflexion intense et de raisonnement aussi rigoureux que possible, et que donc ces « opinions » qui ne sont pas encore des « savoirs » peuvent être remises en cause par la discussion, et qu'il doit donc aborder chacune de ces discussions avec un esprit ouvert acceptant de remettre en cause ce qu'il pensait jusque là si des raisonnements nouveaux l'exigent. C'est donc à juste titre, et non pas de manière ironique, qu'il dit chercher en même temps que ses interlocuteurs, même si ses opinions, fruit d'un longue réflexion de sa part sont souvent plus solides que les leurs. Chaque nouvelle conversation est pour lui une prise de risque et peut l'obliger à revoir ses opinions, comme elle peut obliger ses interlocuteurs à revoir les leurs, puisque personne, lui pas plus que n'importe qui d'autre, n'est sophos. Chaque conversation sur de tels sujets est donc, ou devrait être, un partage d'expériences et de réflexions susceptible de faire changer d'opinion, et même d'opinions « éclairées » par une longue réflexion antérieure, chacun des participants, dont aucun ne peut se targuer de « savoir ». On n'est donc pas dans une relation dissymétrique comme celle de l'accoucheuse par rapport à la mère qui enfante, ou comme celle du père par rapport à la mère dans la vision qui était celle des Grecs de l'époque de Platon, ou comme celle du maître par rapport à l'élève, mais dans une relation entre personnes qui ne se distinguent les unes de autres que par leur plus ou moins grande proximité d'un idéal inaccessible vers lequel toutes tendent, ou devraient tendre, aucune d'entre elles n'étant capable de savoir si elle est plus ou moins proche de la cible, puisque, pour ce faire, il lui faudrait connaître la cible. On voit donc toutes les ambiguïtés et approximations de l'autoportrait de Socrate proposé dans le Théétète par Platon en l'attribuant à Euclide de Mégare, qui, loin de nous éclairer sur la personne de Socrate, ne peuvent être levées que par ce que nous laissent deviner sur lui les autres dialogues. Bref, avant d'aborder dans le Sophiste, où ce n'est plus Socrate qui sera le meneur de jeu mais un étranger anonyme dont on ne saura pratiquement rien d'autre que ce que le dialogue nous en révélera, sinon qu'il est originaire d'Élée, patrie de Parménide, Platon soumet le lecteur à un test de plus : saura-t-il reconnaître le Socrate des dialogues antérieurs dans ce portrait plein d'ambiguïtés, et sera-t-il donc en mesure de reconnaître la continuité dans la méthode entre ce Socrate et l'anonyme qui va prendre sa place pour la partie la plus importante du programme proposé par les dialogues, celle qui doit nous faire comprendre ce qu'est la dialektikè au sens que Platon donne à ce mot, qui fait de ceux qui la maîtrisent des philosophoi, conscients du fait qu'ils ne seront jamais des sophoi (des « sages ») ?...

Prologue du Théétète ou prologue de la trilogie ?

Le Théétète se termine sur ces mots de Socrate : « Eh bien donc maintenant, je dois me présenter au Portique du Roi suite à l'acte d'accusation que Mélétos a écrit contre moi, mais demain au petit jour, Théodore, présentons-nous (66) à nouveau ici » (Théétète, 210d2-4), et le Sophiste commence par ces mots : « Conformément à notre accord d'hier, Socrate, nous voici comme il se doit et nous amenons aussi [avec nous] un certain étranger que voici, originaire d'Élée, différent (67) des disciples [qui sont] autour de Parménide et Zénon, mais homme tout à fait philosophe » (Sophiste, 216a1-4). Enfin, le Politique commence par cet échange : « SOCRATE : Sans aucun doute, je te dois beaucoup de reconnaissance pour m'avoir fait connaître Théétète, Théodore, et en même temps l'Étranger. THÉODORE : Mais bientôt pour sûr, Socrate, tu m'en devras une trois fois plus grande que celle-là, dès qu'ils auront achevé pour toi le [portrait de l'homme] politique (politikos) et du philosophe. » (Politique, 257a1-5), ces derniers mots de Théodore renvoyant au programme fixé au début du Sophiste, après que Socrate, interpelé par l'appellation de « philosophe » donné par Théodore à l'Étranger, ait demandé à ce dernier si ses concitoyens considéraient que sophiste (sophistès), homme politique (politikos) et philosophe (philosophos) constituaient trois genres différents ayant chacun un nom distinct, (68) ou si deux de ces noms, voire les trois, désignaient pour eux le même genre, et que l'étranger ait répondu qu'ils les considérait comme trois genres différents et ait accepté de les décrire successivement, en commençant par le sophiste (Sophiste, 216c2-218c1). Tout est donc fait par Platon pour nous inviter à voir ces trois dialogues comme formant un tout, et même pour certains, un tout incomplet, puisque le programme fixé dans le Sophiste, et rappelé au début du Politique, laisse supposer qu'un autre dialogue décrivant le philosophe aurait dû suivre le Politique, dialogue dont les propos de Socrate en Politique, 257d1-258a6 laissent entendre qu'il pourrait bien, après un dialogue entre Socrate et Théétète, le Théétète, un dialogue entre l'Étranger et Théétète, le Sophiste, et un dialogue entre l'Étranger et un jeune camarade de Théétète homonyme de Socrate et présent depuis le Théétète en auditeur muet, le Politique, être un dialogue entre Socrate et son jeune homonyme, histoire d'épuiser toutes les combinaisons possibles entre les deux adultes meneurs de jeu (Socrate et l'Étranger) et les deux adolescents susceptibles d'être leurs interlocuteurs (Théétète et le jeune homonyme de Socrate). (69)
Mais alors la question se pose de savoir si le Sophiste et le Politique (voire un éventuel Philosophe perdu ou jamais écrit) sont ou pas la continuation de la lecture du manuscrit supposé écrit par Euclide de Mégare dont il est question dans le prologue du Théétète, c'est-à-dire si le prologue du Théétète est le prologue du seul Théétète ou de la trilogie Théétète, Sophiste, Politique, voire d'une tétralogie à laquelle il manquerait un Philosophe. Le problème, c'est qu'en même temps que Platon multiplie les efforts pour lier les trois dialogues et même laisser entendre qu'il aurait dû y en avoir quatre, il donne dans le prologue du Théétète des indications qui ne cadrent pas avec l'hypothèse que le Sophiste et le Politique (voire un Philosophe manquant) feraient partie du manuscrit d'Euclide de Mégare dont celui-ci demande la lecture à un de ses esclaves pour son ami Terpsion et lui. Car, dans ce prologue, Euclide ne parle que d'une conversation entre Socrate et Théétète, pas d'un étranger qui viendrait prendre la place de Socrate le lendemain et d'un jeune homonyme de Socrate qui prendrait la place de Théétète pour certaines parties de ces discussions. Et si le Sophiste et le Politique ne font pas partie du manuscrit d'Euclide, pourquoi Platon a-t-il éprouvé le besoin d'écrire un prologue pour le Théétète en précisant les sources et de continuer l'histoire qui y est racontée à partir de sources différentes sans nous dire d'où il tenait cette « suite » au Théétète alors qu'il l'avait fait pour le Théétète ?...

Le Philosophe

En fait, cette apparente incohérence n'est qu'un des éléments du « test » auquel Platon soumet ses élèves / lecteurs dans la sixième tétralogie (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique), celle qui constitue l'aboutissement de la partie « théorique » du programme de formation de futurs philosophes rois avant de passer à la pratique avec la septième et dernière tétralogie (Philèbe - Timée / Cruitias / Lois), les principaux autres éléments en étant la question du Socrate encore jeune du Parménide, qui ne fait pas le poids face au vénérable Éléen, le problème que pose le Socrate du Théétète (est-ce le même que celui des autres dialogues ou un Socrate revu à la sauce Euclide ?), le remplacement de Socrate par l'Étranger d'Élée comme meneur de jeu dans le Sophiste et le Politique, supposés être la suite du Théétète, la présence d'un jeune homonyme de Socrate qui lui ressemble par le nom et prend la place de Théétète, qui lui ressemble physiquement, dans le Politique, et surtout le problème du dialogue manquant, celui sur le philosophe, dont Socrate a laissé entendre qu'il aurait pu être un dialogue entre lui et son jeune homonyme, alors que, selon le programme initialement retenu, il devait permettre à l'Étranger d'Élée, patrie de Parménide, de dire comment ses compatriotes (et non pas les Athéniens compatriotes de Socrate ou Socrate lui-même) concevaient le philosophe, après qu'il l'ait fait pour le sophiste et l'homme politique. Mais de quel « test » s'agit-il ? Ni plus ni moins que de savoir si, au terme de vingt-quatre dialogues (les six premières tétralogies) où ils ont été guidés par le Socrate mis en scène par Platon dans ces dialogues en tant que modèle le plus abouti à ses yeux de ce qu'il considère comme « philosophe », les aspirants philosophes rois auxquels ce guide de formation est destiné ont compris ce qu'on attend d'eux, c'est-à-dire ce que c'est qu'un philosophos au sens où l'entend Platon et dont il a donné un modèle avec son Socrate. Mais Platon, tout comme son Socrate, sait que la réponse ne peut venir que des élèves / lecteurs eux-mêmes, qu'il ne peut que les guider sur le chemin qui y mène, pas la leur servir prédigétée sur un plat d'argent, et n'a donc jamais eu l'intention d'écrire un dialogue qui se serait appelé le Philosophe et leur aurait donné toute faite une réponse qui ne leur aurait servi à rien si, à ce point, après vingt-quatre dialogues préparatoires, et en particulier les livres VI et VII de la République, largement consacrés à ce sujet, ils n'étaient pas capables de la trouver tout seuls, et dont ils n'avaient pas besoin dans le cas contraire. Il se contente donc de leur soumettre quelques énigmes pour les aider à « accoucher » de leur propre compréhension de ce qu'est un philosophos en leur mettant sous les yeux plusieurs candidats.
En guise d'introduction, Platon commence par « désacraliser » l'image de Socrate qu'ont pu se construire les élèves / lecteurs au fil des dialogues antérieurs en mettant en scène un Socrate encore très jeune aux prises avec le plus redoutable de ses prédécesseurs, Parménide d'Élée, un Socrate incapable si tôt dans sa vie de clarifier ses idées et de tenir tête à ce vénérable vieillard, pour leur faire comprendre qu'on ne naît pas philosophos avec des thèses figées dès la naissance et que même Socrate n'a pas toujours été le Socrate qu'ils imaginent, ce qui doit leur rappeler le Socrate du Phédon et son « autobiographie intellectuelle » évoquant l'influence de la lecture d'Anaxagore sur sa pensée et la redirection de son approche qui en a résulté, leur montrant que les progrès vers la cible peuvent prendre du temps et nécessiter des remises en cause périodiques (et il en profite au passage pour essayer de leur faire comprendre que le chemin pour surmonter les obstacles posés par les thèses de Parménide, ou d'autres penseurs, ne se limite pas à la logique d'Aristote).
Il propose ensuite à ses élèves / lecteurs deux modèles possibles dephilosophos, comme des alternatives possibles au Socrate qui les a accompagnés jusqu'à ce point de leur formation : dans le Théétète, un Socrate dont il attribue la paternité à Euclide et dont il convient de se demander (comme on l'a vu plus haut) s'il s'agit encore du Socrate mis en scène par Platon dans les dialogues des cinq premières tétralogies ou d'un Socrate différent, et, si c'est le cas, en quoi il en diffère et si c'est en bien ou en mal (et l'on a vu que la réponse n'était pas carrée, qu'elle dépendait entre autre du sens qu'on donnait aux mots et aux manières de comprendre certaines expressions et notions), et, dans les deux dialogues suivants, Sophiste et Politique, qui sont ceux qui représentent le couronnement de tout ce qui a été vu jusque là et apportent avec le Politique la réponse à la question posée dans le premier dialogue, l'Alcibiade, sur les compétences que doit avoir qui veut gouverner ses semblables, question qui a mis en branle toute la réflexion des dialogues, un étranger anonyme, qui est présenté comme « homme tout à fait philosophe » (Sophiste, 216a4), mais ce, par Théodore de Cyrène, qu'on a vu dans le Théétète avaler sans broncher le portrait de philosophe que lui sert Socrate, portrait qui fait tout pour nous décourager d'y reconnaître le Socrate des dialogues antérieurs, ce qui nous invite à mettre en doute son aptitude à reconnaître les philosophoi tels que les conçoit Platon et tels qu'il cherche à en former par le biais des dialogues, et vis à vis duquel, faute de savoir qui il est, il reviendra à l'élève / lecteur de déterminer s'il est plus ou moins proche du Socrate des dialogues antérieurs, et donc du philosophos tel que le conçoit Platon, que le Socrate du Théétète, bien que n'étant pas Socrate. (70) Et il leur propose en même temps deux modèles d'interlocuteur, jeunes tous les deux (donc proche des destinataires visés par les dialogues), instanciant symboliquement deux attitudes possibles pour les candidats philosophoi : l'un, Théétète, qui ressemble physiquement à Socrate (cf. Théétète, 143e7-9, et Politique, 257d1-258a2), l'autre, le jeune Socrate, son homonyme, qui lui ressemble par le nom, c'est-à-dire l'un qui renvoie par la similitude du corps au Socrate matériel et historique, l'autre qui renvoie par la similitude du nom à un eidos commun entre les deux (cf. République X, 596a6-7 (71)) et, à travers lui, à une même idea cible, c'est-à-dire qui cherche plus à reproduire l'esprit intemporel que le personnage historique de Socrate, ce qui pose la qestion de savoir ce qu'il faut imiter de Socrate pour devenir philosophos, et donc finalement s'il vaut la peine de prendre / perdre du temps à chercher à remonter à ses propos « historiques » ou s'il vaut mieux chercher à en retrouver l'esprit. Et cet esprit, Platon le situe, plus que dans telle ou telle thèse spécifique qu'a pu soutenir le Socrate historique, dans la méthode pédagogique qu'il a initiée (et dans la cohérence entre les paroles et les actes). La méthode pédagogique de Socrate, c'est cette approche par questions et réponses qui est justement l'objet de la première question qu'il pose au début du Sophiste à celui qui va prendre sa place en tant que maître de cérémonie avant qu'il commence à traiter du sujet qui a été retenu, comme pour nous faire comprendre que c'est cela qui est le plus important à retenir de lui. L'élève / lecteur est donc à la fois invité à examiner si l'Étranger, à l'expérience et une fois dissipées les premières impressions ambiguës, est un digne successeur du Socrate des cinq premières tétralogies comme modèle de philosophos et lequel de l'interlocuteur qui lui ressemble physiquement (mais qui s'est révéle « stérile » dans son dialogue avec le Socrate accoucheur du Théétète) et de celui qui a le même nom que lui semble plus prometteur comme futur philosophos et pourquoi. (72)
Et il convient enfin de noter que, si Platon n'a pas écrit le Philosophe, il a semé des indices dans le Sophiste qui doivent nous aider à reprendre le dialogue en cherchant dans chacune des sept descriptions successives du sophiste, où il faut choisir l'autre branche de l'alternative proposée ou poursuivre les divisions pour aboutir au philosophe plutôt qu'au sophiste, ce à quoi il nous invite et nous aide en suggérant au terme de la sixième description, qui a mis en évidence une méthode de « purification » dans laquelle il n'est pas difficile de reconnaître la méthode socratique, que c'est peut-être faire trop d'honneur au sophiste que de lui attirbuer l'exlusivité de cette méthode (Sophiste, 230b-231c), et dans le cours de la septième, en Sophiste, 253b9-e8, lorsqu'il définit ce qu'est la dialektikè et en fait le savoir spécifique des philosophoi, ajoutant : « le philosophe, [c'est] dans un lieu de ce genre [que], maintenant et à l'avenir, nous le trouverons si jamais nous le cherchons ».

Le bref retour de Socrate

L''Étranger d'Élée ne revient donc pas pour nous faire le portrait promis du philosophe et il ne sera plus question de lui dans les dialogues restant. Par contre Socrate reprend sa place de meneur de jeu dans le dialogue qui suit le Politique et ouvre la septième tétralogie (Philèbe - Timée / Critias / Lois), le Philèbe, qui cheche à définir ce qui est bon pour l'homme dans sa vie terrestre, ce qui constitue pour lui la vie bonne, dans la mesure où c'est cela que doit rendre possible pour le plus grand nombre de ses administrés le philosophos devenu roi. Mais ce retour de Socrate est de courte durée puisque dans les dialogues suivants, le Timée et le Critias, qui sont pour la plus grande partie, après un préambule dialogué où Socrate n'est qu'un des interlocuteurs parmi d'autres (en fait le destinataire des discours qui vont suivre), des monologues de celui qui donne son nom au dialogue, et que, dans le dernier dialogue, les Lois, il a complètement disparu. C'est qu'en effet, cette dernière tétralogie vise à passer de la théorie développée dans les six premières tétralogies et culminant dans le Sophiste et le Politique, à des aides et exemples pour la mise en pratique, c'est-à-dire est maintenant tournée vers le futur et le concret, sur lesquels un Socrate qui, s'il a été philosophos, n'a jamais été politikos au sens usuel du terme, c'est-à-dire n'a jamais été en charge du gouvernement d'Athènes, ne peut rien nous apprendre de plus que le point de vue théorique qu'il a développé dans la République en y faisant le portrait de la cité idéale, et non plus vers le passé (du Socrate historique) et vers l'abstraction (de la cité idéale). Celles et ceux que cela concerne sont donc les potentiels nouveaux Socrates et le rôle du Socrate historique est donc terminé. Pas tout à fait, puisque c'est lui qui revient sur le devant de la scène pour fixer la cible qui doit être celle des dirigeants formés à la philosophie et que cette cible est la même pour toutes les époques, au moins au niveau où se situe Socrate dans le Philèbe. Mais avant de passer à ce qui constitue à proprement parler un exemple de mise en pratique (situé dans le temps et l'espace, et donc non reproductible tel quel à d'autres époques et en d'autres lieux), les Lois, Platon nous propose deux aides complémentaires, en plus de la cible proposée par Socrate dans le Philèbe : un modèle à imiter (Timée) et une réflexion sur l'origine des lois conduisant à un nouveau « test » du discernement ((dia)krisis) de l'élève / lecteur (Critias inachevé). Et comme ces éléments sont fournis à travers des mythes (Timée) ou des légendes qui veulent se faire passer pour de l'histoire très ancienne (Critias), la présence de Socrate n'est pas un problème. Le modèle que propose Platon par la voix de Timée de Locres dans le dialogue qui porte son nom, c'est tout simplement le travail du dieu créateur de l'univers ordonné (kosmos) et obéissant à des lois, qu'il appelle dèmiourgos, c'est-à-dire au sens étymologique, « qui travaille pour le peuple », comme pour faire comprendre que les législateurs humains peuvent prendre modèle sur lui pour finir sa création en organisant le cadre de vie du « peuple » composé de ces animaux faits pour vivre en société (politikoi) et doués de logos leur donnant accès à l'intelligible et au « divin » (logikoi) que sont les êtres humaine, en fixant eux-mêmes, sans les attendre du dèmiourgos ou d'un des dieux qu'il a créés, les lois des cités / États (polis) qui sont leur cadre de vie, lois qui devraient être l'œuvre propre des meilleurs d'entre eux, celles et ceux faisant le meilleur usage de la faculté qu'ils doivent justement à leur divin créateur et qui les rapproche du divin, le logos. La réflexion sur l'origine (réelle ou supposée pour les faire accepter de ceux à qui on les impose) des lois nous est proposée à travers le discours que Platon fait tenir à Critias (73) et le fait que ce discours s'interrompe brusquement au milieu d'une phrase, mais pas n'importe où : Critias nous raconte une histoire, celle de l'Atlantide, dont il cherche à garantir la véracité par des procédés rappelant ceux du prologue du Parménide, histoire qui, comme l'Iliade et l'Odyssée, met en scène des dieux se mêlant des affaires de hommes et qui, dans l'esprit de Critias, doit servir à donner un caractère divin aux lois imposées par des dirigeants cynique qui ne cherchent en fait que leur intérêt propre, pas celui de leur peuple, et Platon interromp son récit au moment où, justement « Zeus, le dieu des dieux qui règne par des lois » va ouvrir la bouche pour parler à l'assemblée des dieux qu'il a convoquée pour tenter de mettre de l'ordre dans l'île d'Atlantide dont les dirigeants, et donc leurs administrés, deviennent de plus en plus dissolus de génération en génération, (74) c'est-à-dire au moment où les dieux vont tenter de faire à la place des dirigenats humains ce qui est leur mission propre et que ceux-ci se montrent incapables de faire. Or ce dialogue, et le Timée qui le précède, laissaient attendre, outre un Critias qui n'avait aucune raison de s'arrêter un cours de route, une suite qui aurait dû s'appeler Hermocrate, du nom du toisième personnage présenté dans le Timée à Socrate et qui devait parler après Timée et Critias (cf. Critias, 108a5-b1 ; 108c5-6), tout comme l'Étranger d'Élée devait décrire le philosophe après avoir décrit le sophiste et l'homme politique. Hermocrate est le nom du général syracusain qui fut l'artisan de l'anéantissement de l'armée athénienne lors de l'expédition de Sicile suggérée par Alcibiade, mais Platon ne dit nulle part que c'est de lui qu'il s'agit. Par contre, il convient de remarquer qu'Hermocrate signifie étymologiquement « pouvoir d'Hermès » et qu'Hermès est le messager entre les dieux et les hommes. Son seul nom évoque donc un pouvoir reçu des dieux. Si l'on remarque alors que les Lois mettent en scène trois vieillards, un Athénien anonyme, un Spartiate nommé Mégillos et un Crétois nommé Clinias, élaborant des lois pour une colonie que Clinias doit fonder à la demande des dirigeants de sa cité, Cnossos, pendant qu'ils escaladent les pentes du mont Ida en Crète pour aller se receuillir dans la grotte dont la légende faisait le lieu de naissance de Zeus et dont la tradition disait que c'est là que Minos, premier roi de Crète et le premier à avoir gouverné à l'aide de lois, venait consulter son père Zeus tous les neuf ans pour qu'il lui dicte des lois, et commencent par une interrogation sur l'origine divine ou humaine des lois des différentes cités grecques, dans laquelle il est justement fait référence à la légende concernant Minos, on ne peut s'empêcher de penser que l'interruption du Critias et l'absence d'un Hermocrate sont destinées à inviter l'élève / lecteur à se demander si les hommes doivent compter sur les dieux pour résoudre leurs problèmes et si les lois des cités des hommes ont une origine divine et constituent un pouvoir transmis par Hermès (hermokratès) à l'instigation des dieux ou si c'est aux hommes à s'élever jusqu'au divin en élaborant eux-mêmes leurs lois, comme le font les trois vieillards des Lois. Concrètement, le tri se fait entre ceux qui regrettent que manque la fin de l'histoire de l'Atlantide et ceux qui ont compris pourquoi Platon a interrompu cette histoire à ce point là et que ce sont les Lois qui sont la suite appropriée au Timée. Dans ce dernier dialogue, le meneur de jeu est Athénien, comme Socrate, et anonyme, comme l'Étranger d'Élée, partageant donc un trait avec les deux meneurs de jeu qui l'ont précédé dans les dialogues.

La « publication » des dialogues de Platon

Après avoir vu comment, moyennant une certaine compréhension des dialogues de Platon qui remet en cause la compréhension universellement admise, on peut comprendre la relation entre Platon et le Socrate historique et les rôles qu'il fait jouer à un personnage du nom de Socrate dans ses dialogues, il reste à se demander si cette compréhension est compatible avec ce que nous savons de la composition et de la diffusion des dialogues de Platon de son vivant et après. Et de fait, s'il en va pour les dialogues de Platon comme je le suggère, s'ils n'étaient destinés qu'à être des manuels de formation pour les élèves de l'Académie utilisant un personnage du nom de Socrate comme accompagnateur et guide, rigoureusement structurés selon un plan en tétralogies et mettant en œuvre une méthose pédagogique initiée par le Socrate historique sans chercher à retrouver nécessairement le plus fidèlement possible ses propos et thèses, manuels qui nécessitaient pour être proprement utilisés de disposer de certaines clés de lecture, comme l'ordre dans lequel ils devaient être lus, au moins la première fois, et des avertissements sur le fait qu'ils incluaient des « énigmes » que le lecteur devait identifier et chercher à résoudre, (75) la question se pose de savoir pourquoi, quand et comment ils ont pu être connus hors de l'Académie. La première chose que l'on peut dire à ce sujet est qu'à ma connaissance, nous n'avons aucune preuve irréfutable que tout ou partie de ces dialogues ait été disponible sous forme écrite, c'est-à-dire en tant que « livres », (76) hors de l'Académie du vivant de Platon. La seconde est que, la production de livres étant ce qu'elle était à l'époque (cf. note 74), le fait que tout ou partie des dialogues de Platon ait pu devenir disponible sour forme écrite hors de l'Académie ne veut pas dire que c'est Platon lui-même qui l'avait permis. Et de toutes façons, nous ne savons rien sur la date de composition par Platon de chacun des dialogues, sur le nombre d'années sur lequel s'étala la rédaction de l'ensemble des dialogues, ni même s'ils prirent une forme définitive avant sa mort. Au contraire, Denis d'Halicarnasse dit que « Platon, à l'âge de quatre-vingt ans, ne cessait pas de peigner et de friser ses dialogues, et de les remettre en forme de toutes les manières possibles » (De l'arrangement des mots, 25), et mentionne aussitôt après un tradition, transmise aussi par Diogène Laerce (DL, III, 37), selon laquelle on aurait retrouvé plusieurs version du début de la République à la mort de Platon. Rien n'interdit donc de penser que les dialogues de Platon ne commencèrent à circuler hors de l'Académie qu'après la mort de leur auteur. Et de fait, dans mon hypothèse de composition de l'ensemble des dialogues selon un plan fixé à l'avance, rien n'imposait à Platon d'écrire les dialogues dans l'ordre exact des tétralogies et, si ces dialogues restaient connus seulement au sein de l'Académie, de revoir et d'amender certains dialogues déjà écrits au fur et à mesure qu'il en écrivait d'autres, à la lumière d'idées nouvelles qui lui seraient venues à cette occasion ou pour assurer une meilleure cohérence entre tous les dialogues. (77) Mais en même temps, si cette composition s'étala sur un certain nombre d'années et s'il commença à les utiliser avec des générations successives d'élèves de l'Académie (par exemple pour en tester l'efficacité) avant d'avoir fini de les écrire tous, on ne peut exclure des « fuites » qui en auraient fait connaître certains hors de l'Académie sans l'accord de Platon, voire en désobéissance à des consignes de « secret » données par lui, et auraient fait sortir des copies de certains d'entre eux.

Les « doctrines non écrites » (agrapha dogmata) de Platon

Quoi qu'il en soit de la « publication » des dialogues, l'hypothèse que je suggère de la composition des dialogues comme un tout structuré selon un plan fixé à l'avance et mettant en scène un Socrate qui n'est pas le Socrate « historique », implique que ce Socrate expose toujours des points de vue qui sont ceux de Platon, hérités de lui ou pas, et qui restent les mêmes tout au long des dialogues. La question n'est donc plus celle de retrouver à travers les dialogues l'évolution de la pensée d'un Platon qui aurait été encore sous l'influence dominante de Socrate dans un premier groupe de dialogues, puis aurait développé ses propres thèses dans un second groupe de dialogues en prenant ses distances d'avec le Socrate historique, mais en continuant néanmoins à l'utiliser comme « porte-parole », avant de mettre à jour des difficultés présentées par ces thèses en vieillissant, qui auraient pu l'inciter à trouver d'autres « porte-parole » (l'Étranger d'Élée, Timée, Critias, l'Athénien des Lois), puisque l'« évolution » perceptible à travers les dialogues n'est pas celle de Platon pendant qu'il les écrivait, mais celle qu'il suppose, souhaite et accompagne sur la base de considérations pédagogiques et à la lumièe de ses expériences antérieures chez les élèves / lecteurs. La question qui se pose plutôt est celle de savoir, en particulier si les dialogues ont été utilisés avec les « élèves » de l'Académie avant sa mort, ce qu'il a communiqué à ses proches à l'Académie, et éventuellement à ses élèves, sur la structure sous-jacente aux dialogues et les méthodes pédagogiques qu'il y a employées, bref sur leur « mode d'emploi ». J'aurais tendance à penser qu'il en a communiqué le minimum, puisque son objectif n'était pas de faire connaître ses propres thèses, mais de faire réfléchir ceux qui liraient les dialogues. Si donc les « clés de lecture » des dialogues étaient fournies avec eux, cela ruinait une bonne partie de la méthode pédagogique qu'il y mettait en œuvre, et il devait se douter que, si ces clés étaient données, même à un petit nombre de personnes, voire à une seule personne, par exemple son successeur à la tête de l'Académie, qui auraient à charge de les transmettre à leurs successeurs à l'Académie, elles finiraient immanquablement par tomber dans le domaine public. Je ne serais donc pas surpris qu'il n'ait même pas fourni à qui que ce soit le plan des tétralogies et se soit contenté de dire que les dialogues pouvaient s'organiser en tétralogies, mais que c'était à chacun d'en trouver l'organisation, ce qui expliquerait que la tradition nous ait transmis plusieurs groupements de dialogues tardifs, soit en tétralogies, soit en trilogies (une tétralogie du théâtre classique inclut nécessairement une trilogie), mais des groupements pollués par des dialogues apocryphes, voire par les lettres attribuées à Platon. Par ailleurs, il peut très bien avoir dit que ses dialogues n'exposaient pas des thèses abouties, mais sollicitaient la participation du lecteur par divers artifices qu'il lui fallait découvrir. Et cette idée que les dialogues étaient de ouvrages « à clé » a très bien pu donner naissance à la rumeur qui est parvenue jusqu'à nous selon laquelle il y aurait de Platon des « doctrines non écrites » (agrapha dogmata). Il s'agirait alors, non pas de « doctrines » que Platon n'aurait pas voulu coucher par écrit dans ses dialogues (Platon n'a jamais exposé de « doctrines » mais, par écrit ou par oral, cherché à faire penser ses lecteurs et auditeurs par eux-mêmes en leur balisant des chemins qu'il avait lui-même explorés pour leur éviter des erreurs qu'il avait identifiées comme telles), mais tout simplement d'indications selon lesquelles il ne suffit pas de lire les dialogues pour les comprendre, mais que c'était au lecteur de faire un travail personnel pour en découvrir les significations, en d'autres termes, que leur sens n'était pas dans les mots écrits, mais dans ce que ces mots devaient susciter dans l'esprit du lecteur, non pas que toutes les interprétations de ces mots se valent, mais en ce sens que la bonne compréhension par un lecteur ne pouvait se trouver que dans la compréhension par lui de liens entre eidè pointant vers des ideai dont la vérité ne dépendait pas de lui mais qu'il lui revenait de découvrir avec l'aide de Platon. (78)


(1) Les dialogues où Socrate n'est pas le meneur de jeu sont de trois sortes : un « dialogue », qui est plutôt une suite de monologues, dans lequel il n'est que l'un des sept orateurs dont on lit les discours successifs (Banquet), des dialogues où Socrate est présent, mais n'est pas le meneur de jeu (Sophiste, Politique, Timée, Critias, les deux derniers étant, après un court dialogue introductif où Socrate n'est que l'un des participants, des monologues de la personne qui donne son nom à l'ouvrage), et un dialogue dont Socrate est complètement absent (Lois, le dernier dialogue de Platon). (<==)

(2) La plaidoirie, la proposition de peine et le discours après l'annonce du verdict de condamnation à mort. C'est par le contenu du texte qu'on lit qu'on apprend, à la quarante-cinquième ligne seulement, que celui dont on lit les propos adressés en style direct à des personnes dont on suppose, dès les premiers mots que ce sont les juges athéniens (« ce que vous avez éprouvé, ô hommes d'Athènes, sous l'effet [des propos] de mes accusateurs, je ne [le] sais pas », Apologie, 17a1) s'appelle Socrate, lorsqu'on lit, en Apologie, 18b7, que ses accusateurs ont fait croire aux juges qu'« il est un certain Socrate, homme sage, méditant sur les phénomènes célestes et cherchant tout ce qui est sous la terre, et rendant plus fort l'argument plus faible » (allusion transparente à la comédie Les Nuées d'Aristophane, qui met effectivement en scène un tel Socrate). (<==)

(3) Xénophon a écrit en particulier, outre le récit de la retraite des Dix-Mille dans l'Anabase, un ouvrage appelé les Helléniques, qui se veut la suite de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. (<==)

(4) Les principaux points communs entre les deux apologies, celle de Xénophon et celle de Platon sont les motifs d'inculpation (corrompre les jeunes, ne pas reconnaître les dieux de la cité et introduire des divinités nouvelles), la mention de Mélétos comme l'un des principaux accusateurs, la référence à la consultation par Chéréphon, ami de Socrate, de la Pythie de Delphes, qui aurait déclaré que Socrate était le plus sage des hommes, et l'attitude générale de Socrate à son procès, refusant de s'avilir comme la plupart des personnes dans sa situation en implorant la pitié des juges. (<==)

(5) Le mot employé par Xénophon est megalègoria, formé sur megas / megalos (« grand » au sens propre (« grand par la taille ») et au sens figuré en bonne (« grand par la renommée, le pouvoir, etc. ») ou en mauvaise part (« hautain, fier »)) et sur le verbe agoreuein (« parler en public »), équivalent grec du mot français sur racines latines « grandiloquence », mais qui, en grec, pouvait, comme megas, avoir aussi bien un sens favorable (« language magnifique, sublime ») qu'un sens déprécatif (« vantardise, emphase, grandiloquence »), si bien que les propos de Xénophon sur la manière de parler de Socrate à son procès sont ambigus. (<==)

(6) Xénophon, Apologie, 1. Socrate avait atteint soixante-dix ans lors de son procès, comme le lui fait dire incidemment Platon en Apologie, 17d2, au début de sa plaidoirie, où, pour justifier de son ignorance de la manière de se comporter en une telle circonstance, il dit qu'à l'âge qu'il a, il n'a encore jamais comparu devant un tribunal. Mais Platon ne fait pas de ce fait un argument décisif pour justifier l'attitude de Socrate à son procès, comme semble le faire Xénophon, dans une vision finalement étriquée et plutôt terre à terre des mobiles de Socrate, comparée aux justifications plus nobles qu'en donne Platon. Socrate, dans l'Apologie de Platon, ne revient sur son âge que pour faire remarquer aux Athéniens, en ouverture de son dernier discours, celui fait après le prononcé de la sentence, qu'ils n'auraient pas eu à attendre longtemps pour être débarassés de lui sans avoir à le condamner à mort, au risque de s'attirer les critiques et l'opprobre des ennemis d'Athènes pour avoir fait périr un homme réputé sage (sophos) (cf. Apologie, 38c1-6). (<==)

(7) Les thèses différentes des différentes écoles philosophiques initiées par les suiveurs de Socrate montrent bien que tous n'avaient pas compris Socrate de la même manière, y compris au niveau des justifications qu'il avait pu donner ou suggérer de son attitude lors de son procès. C'est très précisément ce que laisse entendre Xénophon lorsqu'il dit, au début de son Apologie de Socrate, qu'il veut insister sur un aspect de cette attitude qu'il pense que ses prédécesseurs n'ont pas, ou pas suffisamment, mis en lumière. (<==)

(8) Cf. DL, Vies, II, 47. Eschine est mentionné par Platon en Apologie, 33e2, comme un de ceux qui assistaient au procès de Socrate, et en Phédon, 59b8 comme un de ceux qui étaient présents dans sa prison et assistèrent à sa mort. (<==)

(9) Panétios est un philosophe stoïcien du second siècle avant J.-C., né en 185 avant J.-C. à Rhodes, soit un peu plus de deux siècles après la mort de Socrate. (<==)

(10) Dans le prologue à ses Vies et doctrines des philosophes illustres (Vies, I,18-19), Diogène Laërce fait de Socrate le premier philosophe à s'être intéressé aux questions étiques et identifie dix « écoles » (aireseis) de philosophie éthique, dont les cinq premières ont pour initiateur un philosophe ayant fréquenté Socrate : l'Académie de Platon, l'école cyrénaïque fondée par Aristippe de Cyrène, l'école éléaque fondée par Phédon d'Élis (le narrateur du Phédon de Platon), l'école mégarique fondée par Euclide de Mégare et l'école cynique fondée par Antistène d'Athènes. Et c'est sans compter deux autres compagnons de Socrate qui n'ont pas fondé d'école, Xénophon et Eschine, qu'il range néanmoins parmi les philosophes socratiques. (<==)

(11) Cf. Xénophon, Mémorables, I, 1, 11-15 et le gnôthi sauton (« Apprends à te connaître toi-même (en tant qu'être humain) ») dont Socrate avait fait sa devise. (<==)

(12) Sur ce dernier point, voir par exemple Charmide, 161c3-6. (<==)

(13) On a ainsi, au-delà des vingt-huit dialogues que je regroupe en tétralogies, un certains nombre de dialogues attribués à Platon et encore aujourd'hui publiés dans les éditions complètes de ses œuvres, dont l'autheticité a été mise en doute dès l'antiquité (cf. par exemple Diogène Laërce, Vies, III, 62) et dont tout le monde aujourd'hui s'accorde à reconnaître qu'ils ne sont pas de lui. Et les Vies de Diogène Laërce regorgent de commentaires mettant en doute l'authenticité de certains des ouvrages que la tradition attribue à tel ou tel des philosophes qu'il mentionne. Ainsi par exemple, pour en rester aux « Socratiques », à propos des écrits attribués à Eschine (Vies, II, 60-61), de ceux attribués à Aristippe (Vies, II, 83-85), de ceux attribués à Glaucon (Vies, II, 124). (<==)

(14) C'est précisément pour faire comprendre cela que Platon, au moment où, dans le cycle de formation des tétralogies que je prétends retrouver derrière ses dialogues, il en arrive au point culminant du parcours qu'il propose à ses lecteurs après l'avoir testé sur les élèves de l'Académie, la dialektikè telle qu'il la conçoit (Sophiste) et l'esprit dans lequel elle doit être mise en œuvre dans le domaine politique (Politique), remplace Socrate en tant que meneur de jeu par un interlocuteur anonyme dont la seule chose qu'on sait de lui est qu'il est originaire d'Élée, la patrie de Parménide et Zénon. Ainsi, puisqu'il reste anonyme, le nom du personnage (inventé par Platon pour les besoins de la cause) ne nous donnera pas sur lui des préjugés, positifs ou négatifs, et ce sera à chacun de se faire une idée sur la vérité de l'affirmation de Théodore de Cyrène, mathématicien célèbre, le présentant au début du Sophiste comme « homme tout à fait philosophe » (Sophiste, 216a4), affirmation énoncée par un homme dont le nom signifie « don (dôron) de dieu (theos) », comme pour suggérer que le personnage qu'il introduit pourrait bien être effectivement un don de dieu, mais qui a montré dans le Théétète qu'il avait une conception fausse de ce qu'est un philosophos au sens du Socrate de Platon en acceptant sans broncher, lui le géomètre et mathématicien, la caricature de « philosophe » selon les « scientifiques » que lui a servie Socrate au milieu du dialogue (cf. Théétète, 173c7-176a1), dans laquelle la seule utilisation du mot philosophos est vers la fin, en 175e1, où, s'adressant à Théodore de Cyrène, le géomètre, il décrit celui dont il vient de faire le portrait, un portrait dans lequel tout est fait pour qu'un lecteur un tant soit peu attentif des dialogues ne puisse y reconnaître Socrate, comme « celui-là même que tu nommes philosophe » (hon dè philosophon kaleis). Bref, ce n'est pas parce que Platon énoncerait dans ces dialogues des thèses qui ne seraient plus celles du Socrate historique qu'il y prendrait comme meneur de jeu un autre que Socrate, mais pour mettre le lecteur face à ses responsabilités et en tester les progrès, en le laissant seul pour déterminer, à partir de ses seuls propos dans les deux dialogues où il remplace Socrate comme meneur de jeu, si ce nouveau personnage (inventé de toutes pièces par lui) est bien, tout autant que son Socrate, un « philosophe » selon son cœur, ce qui l'amènera à devoir dresser par lui-même, à partir de ces deux dialogues (et de tous ceux qui l'ont précédé, dont la République), un portrait du philosophos que Platon lui fait miroiter en Politique, 257d1-258a6, par la voix de son Socrate annonçant, après un dialogue entre lui et Théétète (le Théétète), puis un dialogue entre l'Étranger et Théétète consacré au sophiste (le Sophiste) et un dialogue entre l'Étranger et un camarade de Théétète appelé aussi Socrate consacré à l'homme politique (le Politique), un dialogue entre lui et son jeune homonyme dont les propos tenus au début du Sophiste, à partir de la question de Socrate demandant à l'Étranger d'Élée que vient d'introduire Théodore si, dans sa cité, les gens considèrent que sophiste, homme politique et philosophe, c'est la même chose ou si ces mots désignent des personnages différents, suggèrent qu'il serait justement consacré au philosophe, mais qu'il n'écrira jamais. Il n'y a en effet pas, dans les dialogues que nous possédons, de dialogue appelé le Philosophe, et ce dialogue n'a jamais été écrit par Platon, comme le montre le fait qu'il n'y a pas de place pour lui dans le cycle des tétralogies, car c'est au lecteur de l'écrire lui-même s'il a réussi sa formation avec l'aide du cycle des dialogues et est devenu un nouveau Socrate, neos Sôkratès, appellation qui peut aussi bien vouloir dire « jeune Socrate », le nom donné à l'interlocuteur de l'Étranger d'Élée dans le Politique, que « nouveau Socrate », dans l'idée que « Socrate » devient un quasi-synonyme de « philosophe » pour Platon. Et s'il n'est pas capable de le faire lui-même à ce point de sa formation, et après avoir lu, après tous les dialogues qui l'ont précédé, le Sophiste, qui, en traçant explicitement le portrait du sophiste, trace en creux par contraste le portrait du philosophe (cf. Sophiste, 253c7-9 : «  Est-ce que, par Zeus ! sans nous en rendre compte, nous sommes tombés sur le savoir des [hommes] libres, et risquons-nous, en cherchant le sophiste, d'avoir d'abord trouvé le philosophe ? »), à quoi lui servirait un dialogue supplémentaire appelé le Philosophe, qu'il ne comprendrait pas mieux que les autres ?!... (<==)

(15) La « confiance » (pistis) est l'« affection / état d'esprit » (pathèma) associé par le Socrate de Platon dans l'analogie de la ligne de République VI au second sous-segment du vu. Les quatre affections décrites par Socrate, deux dans le segment du vu et deux dans le segment du perçu par l"intelligence, correspondant aux stades successifs traversés par le prisonnier de l'allégorie de la caverne, sont, dans le vu / caverne, le stade où l'on ne croit que ce qu'on voit de ses propres yeux (« imagerie » (eikasia), les ombres dans la caverne); le stade où l'on admet les opinions des autres en fonction de la plus ou moins grande confiance qu'on a en eux (« confiance » (pistis), les statues que « voit », à travers les yeux des autres, le prisonnier délivré de ses « liens » mais pas encore sorti de la caverne), et dans le perçu par l'intelligence / hors de la caverne, le stade où l'on croit que connaître le nom de quelque chose, c'est connaître ce quelque chose (« pensée discursive / vagabonde » (dianoia), les « ombres » et « reflets » (sous forme de logoi) des hommes et des autres choses vues dans la caverne que voit le prisonnier sorti de la caverne avant d'être capable de supporter la lumière du soleil), et finalement le stade où l'on a compris que le savoir est au-delà des mots (« appréhension par l'intelligence » (noèsis) / « savoir » (epistèmè), le prisonnier sorti de la caverne et capable de voir les astres du ciel (les ideai) et les hommes et les autres choses à la surface de la terre dans la lumière du soleil / bon, en tant qu'intelligibles et non plus seulement visibles). (<==)

(16) C'est ce que le Socrate du Ménon, dans la discussion sur les statues de Dédale (Ménon, 97c11-98b5), appelle « un raisonnement sur la cause » (aitias logismos), qui fait la différence entre une opinion vraie (orthè doxa) et un savoir (epistèmè), différence dont Socrate dit au terme de cette analogie que c'est une des seules choses qu'il mettrait au nombre des choses qu'il sait. (<==)

(17) La question de savoir si Socrate lui a soufflé la réponse ou s'il l'a trouvée tout seul n'a pas d'intérêt, car ce que le Socrate de Platon cherche à mettre en évidence dans cette « expérience », ce n'est pas le fait que l'esclave soit capable de donner la bonne réponse (la longueur des côtés du carré double est la longueur de la diagonale du carré de départ), mais qu'il soit passé d'un état d'esprit dans lequel il donnait une réponse fausse en la croyant vraie, à un état d'esprit dans lequel il est non seulement capable de donner la bonne réponse (ce qu'il pourrait faire aussi en l'ayant apprise par cœur, mais en étant incapable de la démontrer), mais encore de la démontrer, ce qui fait qu'il ne pourra plus jamais répondre autre chose, sauf à mentir délibérément. Et donc, même si Socrate lui avait « soufflé » la bonne réponse, la seule question pertinente serait de savoir s'il en avait compris la démonstration, pas s'il en connaissait les mots. (<==)

(18) Et nous pouvons alors « revivre » par la pensée une époque où, avant de l'avoir appris, nous aurions pu réponde comme l'esclave de Ménon au début de la discussion avec Socrate, que le carré double (en superficie) est celui dont le côté est double (en longueur). Et c'est cela, et non l'historicité du dialogue raconté par Platon, qui est probant pour nous et nous conduit à comprendre, si nous n'en étions pas déjà convaincu, que l'on peut apprendre ce qu'on ne sait pas encore et que le savoir (epistèmè) n'est pas la même chose que l'opinion, même vraie ((orthè) doxa). (<==)

(19) Intemporel à ceci près qu'il est Athénien, parle le grec ancien et vit à Athènes au IVème siècle avant J.-C., y rencontrant des personnages historiques, politiciens et penseurs en particulier, mais dans des situations pour la plupart inventées par Platon (à son procès près) et pour des échanges portant sur des problèmes universels et intemporels qu'il ne nous est pas difficile de transposer dans des lieux différents et avec des interlocuteurs différents, et en fin de compte dans notre propre vie, où ces mêmes problèmes se posent à nous sans avoir reçu depuis le temps de Platon de réponses plus certaines que celles vers lesquelles Platon cherchait à nous orienter, si bien qu'à défaut de chercher à accéder au savoir absolument certain sur ces problèmes, nous pouvons au moins, à l'exemple de Socrate, chercher la cohérence dans les réponses apportées aux différentes questions qui se posent à nous et se posaient déjà à lui, qui ne sont pas indépendantes les unes des autres, cohérence entre les différentes réponses et surtout cohérence entre nos paroles (logoi) et nos actes (erga). (<==)

(20) Le tableau ci-dessous, qui reprend les tétralogies que je crois retrouver dans les dialogues de Platon, décrit la forme littéraire que prend chaque dialogue. Comme on peut le voir, la grande majorité des dialogues (23 sur 28) est en style direct. Parmi les dialogues en style direct, deux (Phédon, Théétète) sont des dialogues dans lesquels Socrate n'est pas l'un des interlocuteurs, mais qui introduisent le récit, après la mort de Socrate, d'un dialogue auquel il participe en identifiant les sources de ce récit, quatre sont des dialogues où Socrate est présent mais ne joue pas le rôle de meneur de jeu (fond grisé clair dans le tableau), soit parce que cette place est occupée par un autre (l'Étranger d'Élée, dans le Sophiste et le Politique), soit parce que ces « dialogues » sont en fait, après une partie introductive dialoguée en style direct à laquelle prend part Socrate, le monologue du personnage qui donne son nom au dialogue (Timée et Critias), et un, le dernier, les Lois, est le seul des 28 dialogues dont Socrate est totalement absent (fond grisé plus foncé dans le tableau). Dans le cas du Critias, le dialogue introductif en style direct du Timée, auquel participe Socrate, a donné à Critias l'occasion d'identifier les sources de l'histoire qu'il va raconter (celle de l'Atlantide) quand viendra son tour de parole dans le Critias, dans un récit qui rappelle celui du prologue du Parménide, en ce que, dans les deux cas, la transmission passe par un enfant ou un adolescent. Trois dialogues (Lysis, Charmide, République) sont des récits faits par Socrate à un ou des interlocuteurs non identifiés de dialogues auquel il a participé, donc en fin de compte des monologues de Socrate, et deux (Banquet, Parménide) sont des récits faits par un personnage autre que Socrate après sa mort de conversations auxquelles participait Socrate, dont celui qui parle identifie les sources. Le Protagoras, dialogue direct, est un cas bâtard, puisque un court dialogue en style direct entre Socrate et un personnage dont Platon ne donne pas le nom sert seulement à introduire un récit de Socrate de conversations auxquelles il a pris part plus tôt le même jour et de leur contexte.

ALCIBIADE
dialogue en style direct
  LYSIS
récit de Socrate
LACHÈS
dialogue en style direct
CHARMIDE
récit de Socrate
PROTAGORAS
dialogue en style direct avec Socrate
introduisant un récit de Socrate
  HIPPIAS MAJEUR
dialogue en style direct
 

HIPPIAS MINEUR
dialogue en style direct
 
GORGIAS
dialogue en style direct
 
MÉNON
dialogue en style direct
  EUTHYPHRON
dialogue en style direct
APOLOGIE DE SOCRATE
monologue en style direct
CRITON
dialogue en style direct
BANQUET
récit d'un dialogue avec Socrate
dans un récit
identifiant les sources
  PHÈDRE
dialogue en style direct
 
 
RÉPUBLIQUE
récit de Socrate
 
 
PHÉDON
récit d'un dialogue avec Socrate
dans un dialogue en style direct
identifiant les sources
CRATYLE
dialogue en style direct
 
  ION
dialogue en style direct
 
EUTHYDÈME
dialogue en style direct avec Socrate
commentant un récit de Socrate
MÉNÉXÈNE
dialogue en style direct avec Socrate
introduisant un discours de Socrate
PARMÉNIDE
récit d'un dialogue avec Socrate
dans un récit
identifiant les sources
  THÉÉTÈTE
récit d'un dialogue avec Socrate
dans un dialogue en style direct
identifiant les sources
SOPHISTE
dialogue en style direct
Étranger d'Élée meneur
Socrate pratiquement muet
POLITIQUE
dialogue en style direct
Étranger d'Élée meneur
Socrate pratiquement muet
PHILÈBE
dialogue en style direct
 
 
 
  TIMÉE
dialogue en style direct avec Socrate
introduisant un discours de Timée
et identifiant les sources
du récit de Critias dans le Critias
CRITIAS
dialogue en style direct avec Socrate
introduisant un récit de Critias
(l'histoire de l'Atlantide) 

 
LOIS
dialogue en style direct
(Socrate absent)

 
 

(<==)

(21) Au temps de Platon, où les supports d'écriture, le plus souvent des papyrus, étaient rares et chers, on écrivait les textes comme des suites de lettres majuscules juxtaposées dans une succession de lignes de même longueur (déterminée par la largeur du support) se lisant de haut en bas et de gauche à droite, sans espaces entre les mots, sans accents et esprits et sans signes de ponctuation (voir à quoi cela pouvait ressembler dans la page de ce site intitulée Comme au temps de Platon...). Et, dans le cas de dialogues entre plusieurs personnes, on ne mettait pas, comme on le fait aujourd'hui dans les pièces de théâtre, le nom du personnage qui parlait au début de chaque nouvelle réplique, et on ne passait même pas à la ligne lors d'un changement d'interlocuteur, et rien ne marquait dans la succession de lettres majuscules juxtaposées qui constituait le texte écrit qu'on changait d'interlocuteur, pas même un point puisqu'il n'y avait pas de ponctuation. (<==)

(22) Ce Céphale est un personnage historique, métèque (c'est-à-dire résidant à Athènes sans en être citoyen, parce qu'étranger) d'origine syracusaine, fabriquant d'armes et ami de Périclès. Il est le père de l'orateur Lysias (par qui nous connaissons l'histoire de sa famille) et de Polémarque, qui est l'un des interlocuteurs de Socrate au début du dialogue. (<==)

(23) On peut donc voir la République, qui, comme l'Apologie de Socrate, est un monologue de Socrate racontant cette discussion et son contexte, et non un dialogue en style direct, comme la plupart des autres dialogues de Platon, et qui occupe dans la quatrième tétralogie la même place que l'Apologie dans la troisième, comme une « plaidoirie » alternative que Socrate aurait pu prononcer devant ses juges si son temps de parole ne lui avait pas été mesuré par la clepsydre, plaidoirie qui lui aurait permis de montrer par l'exemple que c'est la cité d'Athènes, et non pas lui, qui introduit des divinités nouvelles et corromp la jeunesse au lieu de l'éduquer. (<==)

(24) Le titre grec du dialogue est sumposion, qui veut dire étymologiquement « endroit où l'on boit ensemble », d'où « banquet, festin », mais avec l'accent mis sur la boisson, comme dans le français « beuverie ». (<==)

(25) On ne peut rien comprendre à Platon si l'on traduit hè tou agathou idea par « l'idée du bien », et plus généralement to agathon par « le bien », et son contraire, to kakon, par « le mal », et non par « le mauvais », c'est-à-dire en se limitant à la problématique du bien et du mal au sens moral. Le Socrate de Platon ne soutient pas, comme on le dit trop souvent, que nul ne fait volontairement le mal (dont on a vite fait de faire un paradoxe), et que donc il suffit de montrer à quelqu'un ce qui est mal pour qu'il cesse de le faire, mais il soutient que nul ne fait volontairement ce qu'il pense (à tort ou à raison) être mauvais pour lui, ou en tout cas plus mauvais que d'autres options s'offrant à lui en même temps, « mauvais » étant d'abord pris au sens physique (ce qui fait mal, qui est douloureux pour lui) avant que d'éventuellement prendre un sens « moral » ou « éthique » impliquant son âme plus que son corps. Ou, en renversant la perspective, ce que prétend le Socrate de Platon, c'est que toute personne qui a le choix entre plusieurs comportements dans quelque circonstance de la vie que ce soit, choisit toujours, consciemment (c'est-à-dire au terme d'une réflexion sur la conduite à tenir) ou inconsciemment (c'est-à-dire par habitude), le comportement qui lui semble le meilleur pour elle (cf. République VI,505d5-506a2, et aussi Banquet, 205a6-7, où Diotime fait admettre à Socrate que « tous [les hommes] veulent que les bons *** (= (tout) ce qui est bon) soient à/pour eux toujours » (pantas [anthrôpous] tagatha boulesthai hautois einai aei), où tagatha, contraction de ta agatha, neutre pluriel substantivé par l'article d'agathos, mot à mot « les bons » sans plus de précisions, recouvre tout ce qui peut être dit « bon » : choses (mais la traduction par « bonnes choses » est encore trop restrictive, parce que justement « chosifiante »), possessions, comportements, occupations, pensées...). Toute la question est alors justement de savoir si ce qui lui semble le meilleur pour elle est tel en effet en lui-même et dans toutes ses conséquences. Et c'est là qu'intervient l'« éducation » au sens large, qui n'est jamais finie. Le problème pour chacun est que, comme le dira Socrate dans la République (cf. République, IV, 436a8, sq.), l'homme est l'association d'un corps matériel et d'une « âme » (psuchè) immatérielle (ou, si l'on préfère, de quelque chose qui ne se ramène pas au strictement matériel), et que l'unité de cette « âme » n'est pas donnée d'avance mais reste à construire par chacun au fil de sa vie en cherchant à harmoniser les trois parties qui constituent cette « âme », une partie qui a part au logos, c'est-à-dire à la raison (l'un des sens de logos à côté de celui de « parole, discours (porteur de sens, donc raisonnable) »), une autre partie multiforme qui est soumise à la « tyrannie » des passions trouvant leur origine dans des besoins du corps nécessitant, au contraire de la respiration ou de la digestion par exemple, une décision de la personne pour être satisfaits (epithumiai : faim, soif, pulsion sexuelle, etc.) », et, entre les deux, une troisième partie qui réagit, elle, de manière épidermique et spontanée, à des paroles ou à des représentations attachées à des mots, quelque chose comme l'amour-propre (en grec, le thumos). Et l'objectif, pour le Socrate de Platon, n'est pas d'en arriver à la domination exclusive de l'une sur les autre, pas même à la domination de la raison sur le reste, mais à l'harmonie entre ces différentes composante de l'homme, âme tripartite et corps, certes, sous le contrôle de la raison, mais dans un équilibre ou chaque partie trouve des satisfations suffisantes, du « bon » pour elle, pour accepter les contraintes raisonnables qu'imposent la satisfaction du tout dont elle n'est qu'une partie (c'est toute la question de la vie bonne examinée par Socrate dans le Philèbe, la dialogue qui ouvre la septième et dernière tétralogie, en prélude à la trilogie de la mise en application de la dialektikè (Timée / Critias / Lois), présentée dans la sixième tétralogie (Parménide - Théétète / Sophiste / Politique), les « travaux pratiques », si l'on veut ou le retour dans la caverne). Dans to agathon (« le bon ») tel que le conçoit Platon, il y a donc du bon physique (un bon repas, une bonne sieste, etc.) tout autant que du bon « moral / éthique » (une bonne action, un bon comportement) et du bon « intellectuel » (une bonne pensée, un bon raisonnement, etc.). (<==)

(26) En Banquet, 198e4-199a3, Socrate explique que l'éloge tel que le conçoivent Agathon et ses semblables consiste à faire apparaître, au moins aux yeux des ignorants, ce dont ils font l'éloge comme « le plus beau et le meilleur » (kallistos kai aristos), suggérant que l'un ne va pas sans l'autre pour ce qui mérite des éloges, et en Banquet, 201c2, Socrate fait admettre à Agathon que ce qui est bon est beau (« les bonnes [choses] ne te semblent-elles pas aussi être belles ? », tagatha kai kala ou dokei soi einai;). Pour les Grecs d'alors, ce qui constituait l'idéal de l'homme accompli était désigné par le mot kalokagathia, et une telle personne était dite kalokagathos, contraction de l'expression kalos k(ai )agathos, « bel et bon », et son comportement était décrit par le verbe kalokagathein (« se comporter comme quelqu'un de bel et bon »). Dans cette perspective, Socrate, que tout le monde s'accordait à trouver laid, mais dont beaucoup admiraient la conduite et les propos, remettait en cause cette manière de voir : pourrait-on être bon sans être beau (sous-entendu : «  physiquement ») ? Et a contrario, pourrait-on être beau (sous-entendu : «  physiquement ») sans être bon ?... Le passage du beau (kalos) au bon (agathos) par le biais de la notion de convenance / utilité est examinée dans l'Hippias majeur, où Socrate propose successivement de définir le beau à partir de la notion de prepon (« convenable »), de chrèsimon (« profitable ») et finalement d'ôphelimon (« bénéfique »), qu'il définit comme « le profitable et ce [qui est] capable de faire quelque chose en vue du bon » (to chrèsimon te kai to dunaton epi to agathon ti poièsai, Hippias majeur, 296d8-9), ou encore « ce qui produit du bon » (to poioun agathon », 296e7), définition que rend parfaitement le mot français « bénéfique », dérivé du latin bene facere, « bien faire / faire de qui est bien », équivalent latin de poioun agathon. (<==)

(27) Le Banquet de Xénophon se déroule chez Callias, l'homme le plus riche d'Athènes, chez qui Platon situe, lui, le Protagoras, rencontre entre Socrate et les sophistes Protagoras, Hippias et Prodicos, en présence de nombreux autres personnages dont presque tous les orateurs de son Banquet (Eryximaque et Phèdre parmi les auditeurs d'Hippias au moment où Socrate arrive chez Callias, Pausanias et Agathon, son « aimé » du moment, parmi les auditeurs de Prodicos, Alcibiade qui arrive après Socrate et suit sa conversation avec Protagoras). Il est censé fêter la victoire d'Autolycos, aimé de Callias, au pancrace, qui a eu lieu en 422 ou 421 avant J.-C., à un moment donc où Xénophon, né vers 430 avant J.-C., n'avait qu'une dizaine d'années à peine, ce qui exclut qu'il ait pu y assister. Si l'on admet mes hypothèses d'écriture des dialogues comme un tout structuré, il est probable que, comme je l'ai déjà dit, l'ensemble des dialogues aient été écrits sur une période de quelques années vers la fin de la vie de Platon, et que donc le Banquet de Platon soit largement postérieur à celui de Xénophon, qui était peut-être déjà mort quand Platon l'écrivit. Et si déjà le Banquet de Xénophon, plus terne et moins structuré que celui de Platon, est une fiction, il y a toutes les chances que celui de Platon, écrit des années plus tard, en soit une aussi. (<==)

(28) Le Ménéxène, dont personne ne donne une justification satisfaisante en cohérence avec ce qu'on peut attendre du Platon des autres dialogues dans l'hypothèse universellement admise de nos jours de dialogues autonomes écrits sur une période d'une cinquantiane d'année entre la mort de Socrate et celle de Platon, nous permettant de suivre l'évolution de la pensée de leur auteur tout au long de sa vie, trouve, dans mon hypothèse, une justification parfaitement cohérente avec le projet pédagogique des dialogues conçus comme les étapes successives d'un programme d'éducation des philosophes rois destinés à diriger la cité idéale décrite dans la République, dans lequel Platon ne donne pas des réponses prédigérées, ne théorise pas ce qu'il veut faire comprendre à ses élèves / lecteurs mais veut les amener à trouver eux-mêmes ce vers quoi il ne fait que les orienter, et donc n'hésite pas à concevoir certains dialogues comme des « tests » de progression des élèves / lecteurs, le Ménéxène justement, mais aussi le Parménide qui le suit, et aussi le Théétète, dernière étape avant le Sophiste, et encore le Critias délibérément interrompu, et pas n'importe où, qui porte le nom d'un personnage dont le nom signifie justement « discernement, choix, jugement », et qui constitue l'« examen de fin d'études ». Dans cette perspective, le Ménéxène est le test de fin du premier cycle, constitué des cinq premières tétralogies, propédeutiques, au moment d'aborder la dialektikè, conçue comme le couronnement de ces études : l'élève / lecteur va-t-il comprendre que ce brillant discours politique selon les normes des professeurs de rhétorique dans le genre de Gorgias à l'époque de Socrate et d'Isocrate plus tard, qui tenait à Athènes une école concurrente de l'Académie de Platon, et dont la paternité est attribuée par Socrate dans le bref préambule à Aspasie, la maîtresse de Périclès, dont on disait qu'elle lui rédigeait ses discours, est l'exemple même de ce qu'il ne faut pas faire en politique, d'une politique en trompe l'œil faite par des politiciens qui ne cherchent que leur intérêt et la conservation de leur pouvoir en en jetant plein la vue au peuple majoritairement inculte en utilisant les artifices de la rhétorique apprise des pareils de Gorgias pour servir au peuple ce qu'il a envie d'entendre plutôt que de le mettre face à la réalité souvent inconfortable, qui ne cherche que la persuasion et non la vérité, et fait peu de cas de la dialektikè qui sera présentée dans l'étape suivante, ou va-t-il comprendre que c'est justement cette politique-là qui est mise en cause par le Socrate de Platon et que seule la dialektikè qui va bientôt lui être expliquée permet de passer à une autre politique, soucieuse de la vérité et du bien commun, seule capable de faire comprendre et admettre, à ceux du moins qui en on la capacité, des vérités que la plupart des gens n'ont pas envie d'entendre, mais dont la connaissance est nécessaire pour conduire une politique bénéfique au plus grand nombre sur le long terme, et de composer pour les autres des « mythes fondateurs » servant, non pas à les embrigader au service de l'idéologie d'une « élite » tirant son pouvoir de ses origines « aristocratiques » (au mauvais sens du mot) ou de sa fortune, comme cherche à le faire le mythe que commence à raconter Critias dans le dialogue qui porte son nom (et que Platon interromp avant qu'il soit terminé dans ce qui consitue le test final), mais à leur présenter à travers le langage des images ce qu'ils ne sont pas en mesure de comprendre à l'aide de raisonnements dialektikoi, langage qui, même pour ceux qui peuvent suivre des raisonnements, permet de parler aux autres parties de leur âme tripartite, aux « tripes », qu'il faut aussi savoir convaincre pour faire passer les raisonnements de la théorie à la pratique, c'est-à-dire, pour reprendre l'image de l'âme comme un char ailé tiré par deux chevaux proposée dans le Phèdre, pour permettre au cocher de maîtriser les deux chevaux pour les faire aller là où il veut aller ? (<==)

(29) Dans la mesure où la troisième tétralogie prend comme fil directeur le procès de Socrate, on aurait pu s'attendre à ce qu'Aristophane, que, dans l'Apologie, Socrate accuse d'avoir été, à travers sa comédie les Nuées, en partie responsable de la mauvaise opinion des Athéniens sur lui, et donc de son procès, parle en troisième. Et Platon nous dit que c'est effectivement ce qui aurait dû se passer si l'ordre des convives autour de la table (dont il est seul responsable en tant qu'auteur ayant imaginé la scène) avait été respecté comme initialement annoncé, mais qu'au moment où venait son tour, il a été pris d'un hoquet qui l'empêchait de parler, ce qui donne lieu à un échange entre lui et Éryximaque, le médecin, dont le nom signifie « qui combat l'éructation », pour échanger leur tour de parole et pour permettre au médecin anti-rots de suggérer à Aristophane un remède pour son hoquet. Cet intermède humoristique permet à Platon de suggérer qu'Aristophane aurait pu prononcer le troisième discours, du fait de son implication dans le procès de Socrate, mais que ç'aurait été mesquin de sa part de le limiter à ce rôle, de toutes façons peu propice à un discours à l'éloge d'Éros, et de ne pas lui permettre de donner toute la mesure de son talent dans une diatribe anti-âme en le faisant parler en quatrième. Reste que les deux, le médecin Éryximaque (Monsieur Antirot) et le poète comique Aristophane (dont le nom signifie « qui fait voir le meilleur »), se rejoignent dans une vision exclusivement matérialiste du monde et de l'« amour », ce qui fait qu'ils sont effectivement interchangeables sans que cela perturbe la progressions des discours selon le programme des tétralogies. (<==)

(30) On a l'habitude de présenter Diotime comme une prêtresse ou une prophétesse, mais Platon n'emploie nulle part à son propos un terme qui pourrait se traduire par un de ces mots français et évoquerait une fonction religieuse : on ne trouve dans le Banquet ni le mot mantis (« devin / prophète / prophétesse »), ni le mot iereia (« prêtresse »). Cette appellation est sans doute dérivée de l'anecdote que raconte Socrate à son propos en Banquet, 201d3-5 selon laquelle elle aurait convaincu les Athéniens d'offrir des sacrifices qui auraient retardé de dix ans la survenue de la peste. Socrate la présente seulement, en Banquet, 201d2 comme « une femme mantinéenne, Diotime » (gunailos mantinikès Diotimas), et, dans la suite de la conversation, il s'adresse à elle soit en l'appelant par son nom (sept fois), soit en utilisant le vocable « étrangère » (xenè, en 201e3, 204c7 et 211d2), et la compare en 208c1 aux « sophistes accomplis » (teleoi sophistai).
Que le récit de Socrate relate plusieurs conversations entre lui et Diotime, et non une seule comme pourrait le laisser supposer le début de son récit, où il parle du logos (au singulier) sur Éros « qu['il a] entendu un jour / autrefois (pot') d'une femme... », si l'on traduit pot(e) par « un jour » plutôt que par « autrefois / jadis », est confirmé par l'emploi plus loin du verbe phoitan (« aller souvent / fréquenter (de manière habituelle, y compris au sens sexuel ») en Banquet, 206b6 pour parler de sa relation avec Diotime, et de ce qu'il dit quelques répliques plus loin, en Banquet, 207a5-6, au milieu de son récit, en conclusion d'une première partie de ce récit : « toutes ces choses donc, elle me [les] enseignait chaque fois (opote + optatif) qu'elle faisait des discours (logous) sur les choses de l'amour (peri tôn erôtikôn) et une fois (pote), elle [me] demanda... ». Ces propos, qui donnent l'impression d'une longue fréquentation de Diotime par Socrate et de multiples conversations entre eux sur « les choses de l'amour » (ta erôtika), posent question quant à l'éventuelle historicité de Diotime. Comment Socrate, qui n'a jamais quitté Athènes, sauf pour des campagnes militaires, toujours au nord d'Athènes et jamais dans le Péloponnèse, où est située Mantinée, aurait-il pu avoir le genre de conversations répétées qu'implique ces propos avec une personne de Mantinée, sauf à supposer que celle-ci avait résidé pendant un certain temps à Athènes du temps de la jeunesse de Socrate ? Faut-il alors voir en Diotime de Mantinée une femme ayant joué pour Socrate un rôle analogue à celui que joua Aspasie de Milet par rapport à Périclès, elle aussi étrangère pour les Athéniens et elle aussi installée durablement à Athènes, jusqu'à devenir la maîtresse de Périclès et avoir, disait-on, rédigé certains au moins de ses discours ? Mais comment le séjour à Athènes durable d'une telle femme, atypique pour son temps comme le fut Aspasie et ayant fréquenté Socrate, n'aurait-il laissé aucunes traces qui soient parvenues jusqu'à nous en dehors du dialogue de Platon, surtout si, comme le fait raconter Platon par son Socrate, comme pour donner justement une apparence d'historicité à son personnage, elle avait incité les Athéniens à offrir des sacrifices qui auraient repoussé de dix ans la survenue de la peste, intervention dont on ne retrouve aucune trace dans L'histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, qui parle pourtant de la peste dans le livre II de son ouvrage ? Et d'ailleurs, en quoi repousser de dix ans un tel fléau, s'il avait malgré tout eu lieu, était-il louable ? Et comment les Athéniens pouvaient-ils savoir que la survenue de la peste (à laquelle succomba Périclès) avait été repoussée de dix ans, pas un de plus, pas un de moins ?... (<==)

(31) Le fait qu'on puisse trouver des significations cachées à des noms utilisés par Platon dans ses dialogues ne suffit pas à en déduire que ces noms renvoient à des personnes ou des lieux inventés par lui, puisqu'on a vu à propos de la République, qu'il était capable de choisir des personnages historiques (en l'occurrence Céphale / Tête et Polémarque / Chef-de-guerre) dont les noms s'adaptaient au message qu'il voulait faire passer. On en a un autre exemple dans le Lysis : ce dialogue qui, dans la première tétralogie, vient aussitôt après l'Alcibiade qui a posé la question à laquelle cherche à répondre tout le cycle des tétralogies, quelles compétences doit avoir une personne pour gouverner ses semblables et quelle forme doit prendre ce gouvernement, met en scène un personnage historique, natif d'une des grandes familles d'Athènes, Lysis, fils de Démocratès, qui donne son nom au dialogue, mais dont on ne sait pas grand chose par ailleurs et dont on ne voit pas trop ce qui lui vaut cet honneur dans une fiction imaginée par Platon, dans laquelle c'est donc lui qui choisissait les personnages qu'il mettait en scène, jusqu'à ce qu'on réalise que son nom, lusis, signifie « libération » et que le nom de son père, Démocratès, renvoie à l'une des formes de gouvernement qu'évoquera Socrate dans la République, la démocratie, pour mettre en relief l'excès de liberté qui la caractérise (voir la page de ce site consacrée à sa description au livre VIII de la République, souvent citée dans les milieux de l'éducation comme étant de Socrate, et non de Platon). Ce choix de personnages nous invite alors à nous demander si la démocratie engendre effectivement une libération, et si la forme de libération qu'elle engendre est souhaitable ou néfaste. Dans le cas de Diotime de Mantinée, Platon n'a pas inventé la ville de Mantinée (« Prophèteville »), mais il est probable qu'il a inventé Diotime et qu'il était alors libre d'en faire une citoyenne de la ville de son choix. Un indice plus probant du caractère fictif de Diotime se trouve en Banquet, 205d10-e1, où Platon met dans sa bouche une allusion à peine voilée à l'histoire des hommes coupés en deux que vient de présenter Aristophane dans son discours, ce qui suggère que Diotime, dont on voit mal comment, si c'était un personnage historique, elle aurait pu être au courant il y a des années de l'histoire présentée ici par Aristophane, et très certainement inventée par lui pour l'occasion, pourrait simplement tenir dans le Banquet le rôle que tient dans l'Hippias majeur l'interlocuteur anonyme derrière lequel se cache Socrate pour obliger Hippias à répondre aux arguments en discussion au lieu de s'en prendre aux personnes qui les énoncent par des arguments ad hominem, comme son insistance à essayer d'obtenir de Socrate l'identité de cet interlocuteur fictif le laisse supposer : juste avant d'introduire Diotime, Socrate vient d'avoir une discussion dialectique avec Agathon et ce dernier, commençant à perdre pied dans cette discussion, a dit qu'il ne se sentait pas de taille à discuter avec Socrate et qu'il admettait qu'il en soit comme il disait, à quoi Socrate lui a répondu que c'est avec la vérité et non pas avec Socrate qu'il fallait engager la controverse (Banquet, 201c8-9). En faisant venir les arguments qu'il développe, et dont certains répondent à des arguments de ses prédécesseurs, d'une personne inconnue des participants au banquet, qui plus est d'une femme dont le nom fait une défenseur de l'honneur du plus grand des dieux, et la cité d'origine une adepte de la divination, Socrate oblige ses interlocuteurs à se concentrer sur les propos tenus, pas sur qui les tient, même quand, au passage, il répond à travers Diotime à l'un des orateurs qui l'ont précédé (comme ici Aristophane). (<==)

(32) Au début de l'Apologie, Platon fait dire à Socrate son âge au moment du procès (soixante-dix ans, cf. note 6), mais cette information est, si l'on peut dire, anecdotique et n'a pratiquement aucun intérêt pour la compréhension du « dialogue », la référence au procès suffisant à cela. (<==)

(33) Les difficultés rencontrées par le Socrate mis en scène par Platon dans le Parménide ne traduisent donc pas du tout des doutes qu'aurait eus Platon vers la fin de sa vie sur la validité de thèses qu'il aurait présentées dans les dialogues antérieurs (comme sa supposée « théorie des eidè/ideai »), et en particulier la République, comme le voudrait l'interprétation dominante de ce dialogue par les tenants de l'hypothèse « évolutioniste » de la composition des dialogues, et c'est exactement ce que veut nous faire comprendre Platon en précisant qu'il met en scène un très jeune Socrate. En effet, il ne nous donne pas cette information, que rien ne l'obligeait à nous donner (il ne donne jamais une telle information quand il fait rencontrer par Socrate d'autres penseurs anciens comme Hippias, Gorgias, Cratyle ou Protagoras), pour rendre crédible une rencontre entre Socrate et Parménide, dont il nous est impossible de savoir si elle était historiquement possible tant le dialogue de Platon est devenu depuis l'antiquité une source majeure pour fixer la chronologie de Parménide, bien qu'en conflit avec d'autres sources dont on retrouve la trace dans les Vies de Diogène Laërce, qui feraient naître Parménide vers 544-541 avant J.-C. (cf. DL, Vies, IX, 23, qui situe l'acmé de Parménide, c'est-à-dire en principe le moment où il atteignit la quarantaine, vers la soixante-neuvième Olympiade, c'est-à-dire dans les années 504-501 avant J.-C.), ce qui fait qu'il aurait eu soixante-cinq ans (l'âge approximatif que lui donne Platon dans le Parménide, cf. Parménide, 127b3) vers 479-476 avant J.-C., époque à laquelle Socrate, né en 470-469 avant J.-C., n'était pas encore né ; il nous la donne précisément pour nous faire comprendre pourquoi ce Socrate, tout aussi « imaginaire » que le Socrate des autres dialogues mais pour une fois différent parce que situé dans le temps pour les besoins de l'exercice pédagogique que veut proposer Platon dans ce dialogue, est en difficulté devant Parménide, bref, pour mettre en scène, ici encore via Socrate, les difficultés que posent les thèses de Parménide (auxquelles il fait référence dans le Théétète, en Théétète, 180d7-e4 et 183e3-184a3, qui contient une allusion au Parménide), difficultés que lui a su surmonter, mais qu'il veut faire toucher du doigt au lecteur, faisant de sa conversation avec un Socrate jeune un test du lecteur, pour voir si lui sera capable de venir à bout des raisonnements de Parménide au moyen d'arguments que lui a fourni un Socrate mûr dans les dialogues antérieurs. L'exemple le plus clair de cela est donné par ce qu'on appelle l'argument du troisième homme, que Parménide utilise de manière fallacieuse dans le Parménide pour contester la notion d'eidos / idea (pour lui c'est la même chose) telle qu'il pense que la comprend le jeune Socrate (après la lui avoir soufflée), mais que Socrate mûr avait utilisé à bon escient dans la République, dans la discussion sur les trois sortes de couches(/lits), pour prouver l'unicité de l'idea (pas de l'eidos, qui est pour lui autre chose) (cf. sur ce point la page de ce site intitulée L'argument du troisième homme). (<==)

(34) En Phédon, 59b5-c6, Phédon nous donne la liste des personnes présentes : outre lui-même, il mentionne Apollodore, Critobule et Criton, son père, Hermogène, Épigène, Eschine, Antistène, Ctésippe, Ménéxène, plus quelques autres des gens d'Athènes, et aussi, comme « étrangers », Simmias, Cébès, Phaidondès, Euclide et Terpsion, soit quinze personnes nommées plus ceux qu'il n'a pas nommés Et il termine son énumération en laissant planer un doute sur son exhaustivité. (<==)

(35) C'est-à-dire des trente « tyrans » qui, sous la conduite entre autres de Critias, le cousin de la mère de Platon et avec l'aide de Sparte, prirent le pouvoir à Athènes après la défaite d'Athènes face à Sparte dans la guerre du Péloponnèse et y instaurèrent un régime de terreur bientôt renversé par les démocrates. (<==)

(36) Si l'on admet qu'il y a un fond historique à la fois à la rencontre entre Théétète adolescent (meirakion, Théétète, 143e5 ; 144c8 ; etc.) et Socrate, supposée avoir eu lieu le jour où il avait rendez-vous au portique du roi pour répondre de l'accusation de Mélétos, comme nous l'apprennent ses derniers mots dans le dialogue, c'est-à-dire quelques jours ou quelques semaines tout au plus avant son procès et sa mort, en 399 avant J.-C. donc, et dans l'histoire de la participation de Théétète à une campagne d'Athènes contre Corinthe où il trouva la mort, si l'on en croit les propos d'Euclide sur son état lors de leur rencontre à Mégare, campagne qui, selon les historiens, n'a pu avoir lieu qu'en 394, soit environ cinq ans après la mort de Socrate, à une époque où Théétète aurait eu une vingtaine d'années seulement, ou en 369, soit environ trente ans après la mort de Socrate, à une époque où Théétète aurait eu quarante-cinq à cinquante ans et où Euclide, s'il était encore en vie, était un vieillard proche de sa mort, qu'on situe généralement entre 369 et 366 (pour une date de naissance autour de 450), alors la lecture à Terpsion de l'écrit d'Euclide aurait eu lieu soit cinq ans; soit trente ans après les faits. (<==)

(37) « Faire honneur (timè) à Zeus » est l'un des sens possibles du nom « Diotime ». (<==)

(38) La premère intervention de Diotime est en Banquet, 201e10, et la fin de ses propos en 212a7. La dernière des 14 références à Éros en tant que dieu ou daimôn est en 204d4, c'est-à-dire vers la fin de la troisième page sur la dizaine que compte le récit des échanges entre Diotime et Socrate. Après, il n'est plus question que de l'amour, eros sans majuscule, 17 occurrences, la dernière en 208c4, ce qui laisse encore environ quatre pages sur dix, soit pas loin de la moitié de ce récit, où il n'est plus question d'Éros, avec ou sans majuscule. (<==)

(39) « Chevaux » et « cocher » de l'âme renvoient à l'image de l'âme proposée par Socrate dans son second discours du Phèdre (cf. Phèdre, 246a6-b4 et 253c7, sq.), fournissant une image de la tripartition de l'âme que présentera Socrate au livre IV de la République (voir sur cette question de l'âme tripartite la note 25 ci-dessus ; la tripartition de l'âme est présentée en République, IV, 436a8, sq.). (<==)

(40) Sur le bon (to agathon), voir la note 25, et sur le passage du beau (to kalon) au bon, la note 26. (<==)

(41) Oinos aneu te paidôn kai meta paidôn èn alethès (Banquet, 217e3-4). Alcibiade combine ici deux proverbes : « in vino veritas » dans sa version en latin plus usuelle en français, et « la vérité sort de la bouche des enfants », la référence aux enfants (pais, pluriel paides, en grec) s'exliquant par le fait que, dans les relations homosexuelles entre personnes d'âges différents dont parle Alcibiade à ce point de son discours, le plus jeune des deux, Alcibiade donc par rapport à Socrate, était désigné par le mot pais. (<==)

(42) Sur l'expression kalos kagathos, contraction de kalos kai agathos (« beau et bon »), voir la note 26. (<==)

(43) Sur la question d'être maître de soi, de « se commander à soi-même » (heautou archein), voir Gorgias, 491d4-e1. Tout l'objectif de la République est de faire passer d'une conception de la justice qui reste exclusivement sociale et ne concerne donc que les relations entre personnes à une compréhension de la justice qui trouve le fondement de l'harmonie sociale dans la cité dans l'harmonie que chacun doit établir en lui-même entre les différentes parties de son âme tripartite (cf. note 25). Toute la structure de la République, qui prend pour point de départ l'analogie des « grosses lettres » que constitue la cité par rapport à l'âme concernant la justice (cf. République, II, 368c7-369a3, cité en exergue de ma page d'introduction aux livres VI et VII de la République intitulée Les trois vagues), qui mélange considérations psychologique (l'organisation de la psuchè (« âme »)) et considérations politiques (l'organisation de la polis (« cité / état »)), et mêne en parallèle dans les livres VII et VIII la description des différents régimes politiques et des différents hommes correspondant à ces différents régimes, est induite par cet élargissement de la notion de justice à sa dimension « psychologique » et explique que ce dialogue soit un dialogue traitant à la fois de psychologie et de politique. La justice ainsi comprise comme harmonie dans l'âme au fondement de l'harmonie dans la cité devient en fin de compte l'idea / idéal de l'homme incarné, ce qui justifie la place de la République comme dialogue médian de toute la structure des dialogues (le dialogue central de la trilogie de la tétralogie centrale), sa « clé de voûte » en quelque sorte. (<==)

(44) On peut alors se poser la queston de savoir si Socrate, en sauvant la vie d'Alcibiade encore très jeune à Potidée mais en n'ayant pas été capable de « sauver » son âme par la suite, a rendu service à Athènes ou au contraire a contribué à sa ruine en permettant à Alcibiade d'être l'un des principaux responsables de la défaite d'Athènes dans la guerre du Péloponnèse, en grande partie due à la débâcle de l'expédition de Sicile (cf. Thucydide, Histoire, VI - VII) dont il avait été l'initiateur, mais qu'il n'avait pu mener à la victoire parce qu'impliqué pendant sa préparation dans des scandales (l'affaire de la mutilation des Hermès et celle de la parodie des mystères d'Éleusis, cf. Histoire, VI, 27-28), il fut contraint de quitter l'armée de Sicile en d'en laisser le commandement à Nicias (qui était opposé à ce projet mais lui avait été néanmoins associé pour codiriger avec lui, et un troisième stratège nommé Lamachos, l'expédition et modérer ses ardeurs), pour suive un navire venu le récupérer en Sicile pour le ramener à Athènes après que ses opposants politiques l'aient fait condamner à mort par contumace. Malheureusement pour Athènes, après le départ d'Alcibiade, Nicias conduisit l'armée athénienne à sa perte et elle fut finalement faite prisonnière par les Syracusains, Nicias fut exécuté et le reste de l'armée périt de faim et de maladies dans les carrières servant de prisons (les latomies, cf. Histoire, VII, 86-87) où les Syracusains l'avait confinée. Quant à Alcibiade, il faussa compagnie sur le chemin du retour au navire qui le ramenait à Athènes et qu'il suivait dans son propre navire (cf. Histoire, VI, 61), et finalement passa à l'ennemi, Sparte, qu'il aida contre Athènes de ses conseils avisés (cf. Histoire, VI, 88-93). Cet échec réduisit de manière sensible la puissance militaire d'Athènes dans la guerre en cours, que gagna finalement Sparte. En d'autres termes, si le discours d'Alcibiade disculpe Socrate de l'accusation d'avoir eu une mauvaise influence sur lui par ses supposé « enseignements », comme le lui reprochèrent les Athénens à son procès, il introduit un autre élément potentiellement à charge contre Socrate dans sa relation avec Alcibiade, le fait qu'en lui sauvant la vie (si l'anecdote rapportée par Platon, dont notre seule source est justement le Banquet de Platon, est vraie), il lui a permis de contribuer plus tard à la défaite d'Athènes, ce qu'il n'aurait pu faire s'il était mort à Potidée. (<==)

(45) Si comme je le suggère, tous les dialogues de Platon sont des fictions, l'ironie que l'on décèle dans les propos d'un Socrate qui est jusqu'à un certain point sa création, pourrait bien n'être en fin de compte qu'une ironie platonicienne. L'ironie n'est pas le caractère dominant du Socrate de Xénophon. (<==)

(46) Dans le Sophiste, l"Étranger d'Élée donnera une définition d'« être / étant » (einai / on), qui est sans doute la seule définition en bonne et due forme, à la manière d'Aristote, que l'on trouve dans tous les dialogues, et qui réussit le fait d'arme, alors que le mot grec traduit par « définition » est horos, dont le sens premier est « borne, limite », et le verbe traduit par « définir » est horizein, dont le sens premier est « délimiter », de ne poser aucunes limites à ce qui peut répondre à la définition : « je dis donc ce qui possède la moindre puissance, ou pour agir sur une quelconque autre créature, ou pour subir le plus minime [effet] de la part de la plus insignifiante, et même seulement pour une seule fois, tout cela [je le dis] être à la manière d'un étant ;* car je pose comme définition de définir les étants par le fait que ce n'est pas autre chose que puissance » (legô dè to kai hopoianoun tina kektèmenon dunamin eit' eis to poiein heteron hotioun pephukos eit' eis to pathein kai smikrotaton hupo tou phaulotatou, kan ei monon eis hapax, pan touto ontôs einai: tithemai gar horon horizein ta onta hôs estin ouk allo ti plèn dunamis ; Sophiste, 247d8-e4). En d'autres termes, la seule fois où Platon se fend d'une définition dans les dialogues, il utilise une formulation qui peut s'appliquer à absolument tout. Ce que veut faire comprendre Platon à travers ces propos de l'Étranger, c'est que le verbe einai (« être ») n'est pas un verbe signifiant, mais un outil linguistique destiné à affirmer (emploi affirmatif) ou nier (emploi avec une négation) le lien entre un sujet (un « étant » (on)) et un attribut (une « étance » (ousia)) supposé pertinent (formule affirmative) ou non pertinent (formule négative) pour le sujet considéré, si bien que n'importe quoi peut devenir un « étant » (on) dès qu'on en fait le sujet d'une phrase de la forme « s est a » (s sujet, a attribut), ou même d'une phrase de la forme « s n'est pas a », puisque, pour pouvoir dire que a n'est pas pertinent pour s, il faut admettre que s « est » quelque chose dont on peut nier certains attributs (il « est » au moins le sujet de la phrase « s n'est pas a »). Que le verbe einai ne soit pas un verbe comme les autres, c'est ce que confirme l'Étranger lorsque, en Sophiste, 262c2-5, pour définir le rôle des verbes dans un logos signifiant, qui est d'identifier un activité (praxis) ou une inactivité (apraxia), il doit faire un cas particulier pour le verbe einai (« être »), qui, lui, n'implique justement ni activité, ni inactivité particulière, mais se contente d'indiquer l'« étance d'un étant ou d'un n'étant pas » (ousian ontos [è] mè ontos), c'est-à-dire d'énoncer la pertinence (forme affirmative ontos) ou la non pertinence (forme négative mè ontos) d'un attribut (l'ousia) à propos d'un sujet (le on qui est ou n'est pas ça). (<==)

* Les mots "à la manière d'un étant" traduisent littéralement l'adverbe grec ontôs, dérivé du génitif ontos du participe présent du verbe einai (être), généralement traduit par « réellement », pour faire ressortir la redondance qui existe en grec dans les mots ontôs einai puisque l'adverbe censé qualifier le verbe dérive d'une forme de ce verbe, ce que cache la traduction usuelle par « être réellement » et qui montre les difficultés entourant la notion d'« être ». Une autre traduction utilisant un néologisme mais plus proche du grec serait « être étantament ».

(47) Les disciples d'Euclide de Mégare finirent par être appelés « dialecticiens », mais la dialektikè telle qu'ils la pratiquaient, par questions et réponses, était plus proche de la logique d'Aristote que de la dialektikè telle que la comprenait Platon, parce qu'eux non plus n'avaient pas saisi l'importance de la question du fontionnement du logos et du sens des mots, d'où l'importance pour lui de marquer sa différence. (<==)

(48) Socrate se présente dès le début du dialogue comme « accoucheur » de pensées (dianoia) dont il prétend pouvoir déterminer la fécondité et la valeur au regard de la vérité (Théétète, 150b9-c3). Or, dans le cours du dialogue, il définit « penser » (dianoeisthai, le verbe dont dianoia est le substantif dérivé) comme un logos que l'âme se tient à elle-même (Théétète, 189e4-190a7). Et de toutes façons, on ne peut juger de la valeur de la pensée d'une autre personne que si celle-ci l'exprime dans des logoi (« paroles, discours ») audibles et non plus seulement pensés de manière silencieuse. Ce sont donc bien en fin de compte des logoi que Socrate « accouche » de ses interlocuteurs et évalue. (<==)

(49) Le problème pour un lecteur qui ne lit ce dialogue que dans des traductions et n'a pas accès au texte grec, c'est que la plupart des traducteurs éprouvent le besoin de rajouter des occurrences du mot « philosophe » là où Platon n'a pas employé le mot philosophos, mais a utilisé des verbes sans sujet explicite, renvoyant à ce que Socrate a décrit pour introduire leur portrait comme « les chefs de chœur » de « ceux qui passent / perdent leur temps dans la philosophie » (tous diatribontas en philosophiai, Théétète, 173c7-9, dans lequel le verbe diatribein peut aussi bien vouloir dire « passer son / du temps » dans un sens positif, « s'occuper de », que « perdre son temps »). (<==)

(50) La discussion entre Socrate et Calliclès dans le Gorgias se termine par un mythe, tout comme la discussion sur la justice dans la République se termine sur le mythe d'Er et la discussion sur l'immortalité de l'âme dans le Phédon se termine sur un mythe qui constitue donc le dernier « argument » de Socrate sur le sujet avant qu'il boive la cigüe. (<==)

(51) C'est tout le sens de l'image du char ailé du Phèdre (cf. note 39) : seuls les deux chevaux (pour faire simple, les passions (epithumiai) et l'amour-propre (thumoeidès)) peuvent mouvoir le char, qui représente le corps, pas le cocher (la raison (logos)), qui doit passer par les chevaux pour faire bouger le char sur terre. Les ailes symbolisent la capacité de l'homme à s'élever vers le divin à l'aide du logos, mais ce type de « mouvement » reste dans l'abstraction, ce n'est qu'un « mouvement » de la pensée. (<==)

(52) Les ennoiai (« pensées intérieures en acte ») dont il est ici question, comme le montre l'emploi du pluriel et le préfixe en- (« dans ») de ennoia, ce sont les pensées qui défilent de manière incessante dans la tête de toute personne qui n'est pas endormie et ne rêve pas, qui ne sont pas plus fixes que les impressions sensibles. (<==)

(53) Voir République X, 596a6-7 : « Nous avons en effet l'habitude, me semble-t-il, de poser un certain eidos unique dans chaque cas pour chacune des pluralités auxquelles nous attribuons le même nom ». (<==)

(54) Pour plus de précisions sur ces deux images et la manière de les faire fonctionner ensemble, voir la page de ce site intitulée Tablette de cire et colombier. (<==)

(55) La description que fait Socrate de son art est la suivante :* « Les mêmes autres [choses]** que dans le cas de celles-ci (les accoucheuses dont il vient de parler) résultent de mon art de l'accouchement***, mais il s'en distingue par l[e fait d]'accoucher des hommes et non des femmes et par le [fait de] veiller sur leurs âmes en train d'enfanter et non sur leurs corps. Mais le plus important dans l'art (technè) [qui est] mien, [c'est] ceci : être capable de vérifier sous tous les angles si la pensée (dianoia) du jeune enfante une illusion (eidôlon) et un mensonge (pseudos) ou [quelque chose de] fécond (gonimon) et vrai (alèthes). Et puisque en effet cela aussi résulte (de l'art qu'ils pratiquent) pour moi comme pour les accoucheuses, je suis stérile de savoir / sagesse (agonos sophias) et donc en cela même que beaucoup [de gens] me reprochent, le fait que j'interroge les autres, mais que moi-même, je ne produis (apophainomai) rien au sujet de quoi que ce soit du fait de n'avoir rien d'un savant / sage (dia to mèden echein sophon), ils me font un reproche [qui est] vrai. Mais la cause de cela, la voici : accoucher, le dieu m'y contraint, mais engendrer, il [me l']a interdit. Je ne suis donc moi-même en aucune manière savant / sage (sophos) et il n'est de moi aucune telle (c'est-à-dire sage) trouvaille (heurèma) née enfant de mon âme, mais ceux qui me fréquentent (hoi emoi suggignomenoi), dont au début quelques uns paraissent aussi vraiment ignorants (amatheis), tous pourtant [du fait] de l'avancée de cette fréquentation (sunousia), ceux en tout cas auxquels le dieu [le] permet, [c'est] étonnant comme ils progressent (epidinontes), comme aussi bien eux-mêmes que les autres [en] jugent (dokousi). Et cela [est] clair que de moi ils n'ont jamais rien appris (mathontes), mais qu'eux-mêmes, par leurs propres moyens, ont trouvé et enfanté (heurontes te kai tekontes) beaucoup de belles [choses / pensées / idées / réflexions / actions...] (polla kai kala). De cet activité d'accoucheur (maieias) pourtant, le dieu et aussi moi [sommes] responsables (aitios). » (Tèi de g' emèi technèi tès maieuseôs ta men alla huparchei hosa ekeinais, diapherei de tôi te andras alla mè gunaikas maieuesthai kai tôi tas psuchas autôn tiktousas episkopein alla mè ta sômata. megiston de tout' eni tèi hèmeterai technèi, basanizein dunaton einai panti tropôi poteron eidôlon kai pseudos apotiktei tou neou hè dianoia è gonimon te kai alèthes. Epei tode ge kai emoi huparchei hoper tais maiais, agonos eimi sophias, kai hoper èdè polloi moi ôneidisan, hôs tous men allous erôtô, autos de ouden apophainomai peri oudenos dia to mèden echein sophon, alèthes oneidizousin. To de aition toutou tode: maieuesthai me ho theos anagkazei, gennan de apekôlusen. Eimi dè oun autos men ou panu ti sophos, oude ti moi estin heurèma toiouton gegonos tès emès psuchès ekgonon, hoi d' emoi suggignomenoi to men prôton phainontai enioi men kai panu amatheis, pantes de proiousès tès sunousias, hoisper an ho theos pareikèi, thaumaston hoson epididontes, hôs hautois te kai tois allois dokousi. Kai touto enarges hoti par' emou ouden pôpote mathontes, all' autoi par' hautôn polla kai kala heurontes te kai tekontes. Tès mentoi maieias ho theos te kai egô aitios. Théétète, 150b6-e1).
* dans la traduction, j'ai mis entre crochets en caractères droits les mots qui ne sont pas dans le grec et que j'ai ajoutés pour la compréhension, et entre parenthèse en caractères droits les mots grecs importants ; dans la transcription complète du grec qui suit la traduction, j'ai mis en gras ces mots, qui n'apparaissent pas toujours dans le même ordre que dans la traduction.
** le alla, traduit par « autres » doit se comprendre, comme c'est possible en grec, par rapport à ce qui va suivre (« mais il s'en distingue... »), pas par rapport à ce qui a précédé.
*** « accouchement » traduit maieusis, dont vient le français « maïeutique », utilisé en particulier justement pour parler de l'art de Socrate considéré sous cet aspect
. (<==)

(56) Que par exemple, il récusait le raisonnement attribué à Zénon d'Éléée selon lequel Achille (ou n'importe quelle personne capable de courir) partant avec un handicap dans une course avec une tortue (c'est-à-dire prenant le départ à une certaine distance derrière la tortue) ne rattrapera jamais la tortue puisque, lorsqu'il aura atteint le point A0 d'ou est parti la tortue, celle-ci aura avancé jusqu'à un point A1, et que, lorsqu'il aura atteint le point A1, la tortue aura avancé jusqu'à un point A2, et ainsi de suite à l'infini, la tortue ayant donc toujours une avance sur son poursuivant, en s'appuyant sur le fait que l'expérience contredit la conclusion, que tout le monde sait qu'Achille rattrapera et dépassera la tortue, et que donc il doit y avoir une erreur quelque part dans le raisonnement et dans les hypothèses sur lesquelles il s'appuie. (<==)

(57) Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, donne pour epistèmè, dérivé du verbe episthamai (« savoir, comprendre »), les sens de « connaissance pratique, capacité à », puis « connaissance, science », par opposition à doxa (« opinion »), pour sophos « qui sait, qui maîtrise un art ou une technique », et aussi « instruit, intelligent », et pour sophia « habileté à faire », utilisé aussi pour parler de la sagesse pratique et finalement de la sagesse en général. (<==)

(58) Le Socrate de la République insiste sur le fait que pourront devenir gardiens, et donc éventuellement dirigeants (puisque les dirigeants sont choisis parmi les meilleurs des gardiens), aussi bien des femmes que des hommes, la seule chose à prendre en compte étant leur aptitude pour les fonctions auquelles on les destine, qui n'ont rien à voir avec le sexe, qui n'intervient que par rapport à l'engendrement. Le Socrate qui fait son autoportrait dans le Théétète prétend n'« accoucher » que des hommes, et pas des femmes (cf. Théétète, 150b7-8). (<==)

(59) Cf. République VII, 540a7 : cinquante ans au moins, car si l'on lit attentivement le texte qui décrit ce qui ce passe à cinquante ans, il ne fait que marquer la fin de la sélection des futurs gouvernants (hommes et femmes), mais pas la fin de la formation de celles et ceux qui seront retenus au terme de ce long programme, qui auront encore une ultime étape de formation avant qu'on leur confie, en alternance avec une « formation » qui ne cesse qu'à la mort (puisque la sophia est un idéal inaccessible en cette vie mais dont on peut / devrait toujours chercher à s'approcher encore plus), les rênes de la cité pour « mettre de l'ordre aussi bien dans la cité que parmi les particuliers et en eux-mêmes pour le reste de leur vie à tour de rôle, consacrant la plus grande partie de leur temps à la philosophie, mais quand vient leur tour, se donnant encore plus de peine vis à vis des affaires politiques et assumant tous et chacun des postes de commandement en faveur de la cité, faisant cela non comme quelque chose de beau mais comme par nécessité, et après avoir ainsi éduqué à chaque fois d'autres tels qu'eux, les ayant laissé derrière eux en retour comme gardiens de la cité, partir (en mourant) établir leur demeure dans les îles des bienheureux » (République VII, 540a9-b7). (<==)

(60) C'est dans ce même dialogue, le Phédon, que Socrate, au terme de sa vie, nous explique que le fait de ne pouvoir accéder à la sophia au sens le plus fort du terme en cette vie ne doit pas être une raison de désespérer et de jeter le bébé avec l'eau du bain en devenant « misologue », c'est-à-dire en prenant en haine le logos parce qu'il ne nous permet pas de tout savoir et de tout comprendre, ce qui serait la pire forme de misanthropie (cf. Phédon, 89d1) puisque c'est lui qui nous constitue en tant qu'êtres humains (anthrôpoi), qui ne sont pas des dieux et doivent accepter ce cadeau des dieux (theou moira, cf. République VI, 493a1-2 et note 32 sur ma traduction de ce texte) avec toutes ses imperfections et ses limites, mais qui seul peut leur permettre d'approcher des dieux. (<==)

(61) On notera que Socrate est très peu explicite sur ce que trouvent et enfantent à son contact celles et ceux qui le fréquentent. Usant d'une possibilité qu'offre le grec d'employer des adjectifs au neutre pluriel sans substantif associé (tournure que les traducteurs rendent le plus souvent en ajoutant un mot comme « choses »), il désigne ces productions par les seuls termes polla kai kala (« nombreux et beaux »), sans préciser si ce qui est « nombreux et beau », ce sont des pensées, des idées, des logoi, des raisonnements, voire des actions. On peut seulement penser que, puisque Socrate prétend être en mesure d'en évaluer la vérité, cela ne peut rester des pensées dans la tête de la personne qui les « enfante », et que donc c'est plutôt de l'ordre des logoi exprimés de manière audible. Mais s'il s'agit de logoi , les qualifier de « beaux », pour Socrate, en tout cas pour le Socrate de Platon, n'est pas nécessairement un compliment ! Apprendre à composer de « beaux » logoi, c'est de que prétend faire Gorgias, et le fait que le discours d'Agathon dans le Banquet soit « beau » ne veut pas dire qu'il est vrai, ce qui est le seul souci de Socrate en ce qui concerne les logoi. En tout cas, il ne qualifie pas ces productions de « savoirs » et ne prétend pas que ceux qui les ont produits sont devenus sophoi. (<==)

(62) Les mêmes mots, par exemple, pour rester sur l'exemple du Ménon, « le carré construit sur la diagonale d'un carré donné a une superficie double de celle du carré de départ », peuvent constituer un savoir pour une personne et une opinion pour une autre : un savoir pour le professeur de géométrie qui l'enseigne à ses élèves et peut la leur démontrer, au besoin en utilisant des mots différents, une simple opinion pour l'élève qui est capable de la réciter par cœur sans en avoir compris la démonstration, sans parler de l'étranger qui apprendrait par cœur les sons qui composent cette formule (comme une chanteuse qui peut apprendre les paroles d'un air d'opéra dans une langue étrangère pour elle sans nécessairement comprendre ce qu'elle chante) sans même comprendre les mots qu'il prononce parce que ne parlant pas le français, voire de l'appareil enregistreur qui les enregistrerait et pourrait les reproduie à l'identique. (<==)

(63) L'esclave pourrait par exemple retenir le mot « diagonale » et l'utiliser si un autre lui posait à nouveau la même question que Socrate, mais en étant incapable de démontrer que c'est la bonne réponse, auquel cas il n'aurait pas un savoir, mais une simple opinion, ou au contraire oublier le mot « diagonale », mais avoir retenu le raisonnement et être capable de donner la réponse sur une figure en la justifiant comme l'a fait Socrate pour lui, auquel cas il aurait un savoir et non plus seulement une opinion, même s'il n'a pas le nom « technique » de la ligne qui correspond à la réponse, qu'il est d'ailleurs impossible de donner sous forme numérique comme rapport (un des sens de logos) de deux nombres entiers à partir de la longueur du côté du carré de départ (deux pieds, selon l'énoncé du problème posé par Socrate) puisque ce rapport (racine de deux) est un nombre « irrationnel » (alogos) qu'on ne peut même pas écrire exactement avec des chiffres, même sous forme décimale puisqu'il a un nombre infini de chiffres après la virgule, qui se suivent dans un ordre aléatoire (on ne peut pas prédire la n-ième décimale à partir de la connaissance des n-1 précédentes, comme on peut par exemple le faire pour 1/3, dont toutes les décimales, en nombre infini, sont égales à 3). Il est donc possible pour l'esclave (ou pour n'importe qui) de connaître la réponse de manière certaine sans connaître ni le mot qui la décrit, ni un nombre qui y correspondrait. (<==)

(64) On peut par exemple évoquer toute la fin du Gorgias, où devant le refus de Gorgias de continuer à répondre aux questions de Socrate qui devennent de plus en plus embarrassantes pour lui, celui-ci termine le dialogue en faisant lui-même à la fois les questions et les réponses, ou encore les images que Socrate produit dans la République, mise en parallèle du bon et du soleil, analogie de la ligne et allégorie de la caverne, car même si ces images ne sont pas des raisonnements et demandent de la part des auditeurs / lecteurs un travail de « décodage », elles n'en restent pas moins des « productions » de Socrate. Et dans son autoportrait, Socrate ne dit pas qu'on lui reproche de ne pas donner ses réponses aux questions qu'il pose, mais plus globalement de ne jamais rien « produire », en utilisant le verbe apophainesthai, dont le sens premier est « rendre manifeste (phainesthai) quelque chose venant de soi (apo) », même si l'un des sens possibles d'apophainesthai utilisé sans complément d'objet est « faire connaître son avis (sur quelque chose) » et qu'un des sens du substantif apophasis qui en dérive est « réponse ». (<==)

(65) Mais cela n'allait pas dans le sens de la compréhension qu'avaient les Grecs d'alors de l'engendrement, eux qui voyaient le « germe » de l'enfant (Aristote dirait la « forme ») intégralement fourni par la semence venant du père, la mère ne fournissant que le « nid » dans lequel allait se développer cette semence et la « matière » nécessaire à la croissance du germe. (<==)

(66) On remarquera que c'est le même verbe apantan, dont le sens premier est « aller à la rencontre de », mais qui a aussi le sens technique juridique de « comparaître / se présenter en justice (dans le cadre d'un procès) », qu'utilise Socrate pour parler de sa convocation au Portique du Roi et du rendez-vous qu'il fixe à Théodore pour le lendemain. Dans le premier cas, il utilise l'adjectif verbal d'obligation apantèteon dérivé de ce verbe (« il est obligatoire pour moi de me présenter... »), qui traduit une obligation légale, dans le second cas, il utilise le verbe à l'impératif à la première personne du pluriel (apantômen), qui suggère une obligation due au seul bon vouloir des uns et des autres. (<==)

(67) Je traduis la leçon heteron (« autre / différent ») de tôn amphi Parmenidèn kai Zènôna hetairôn donnée par certains manuscrits, plutôt que la leçon hetairon (« compagnon ») de tôn amphi Parmenidèn kai Zènôna [hetairôn] donnée par Burnet (OCT) et tous les éditeurs modernes (les crochets suggérant de supprimer le hetairôn final, jugé redondant avec le hetairon du début), en parfait accord avec la justification qu'en donne Nestor Cordero dans l'annexe I à sa traduction du Sophiste pour la collection GF-Flammarion (n° 687, 1993). Tout le dialogue montre que l'Étranger n'est pas un disciple (hetairon) de Parménide, sur lequel il avoue lui-même dans le cours du dialogue commettre un « parricide » en pensée, et qu'il est donc bien « différent » (heteron) des « disciples » (hetairôn) de Parménide et Zénon. (<==)

(68) Platon utilise l'adjectif politikos (« qui concerne les affaires de la cité (polis) / de l'État ») substantivé avec l'article pour désigner une personne qui s'occupe des affaires publiques, de ce qu'on appelle en français la « politique », terme justement dérivé de ce mot grec. On a donc bien en grec trois mots, sophistès, politikos et philosophos, dont il s'agit de savoir s'ils sont des noms différents pour une même chose ou s'ils désignent des personnes différentes, ou au moins des compétences et des activités différentes de personnes qui pourraient mériter plusieurs de ces appellations, par exemple politikos et philosophos, comme une même personne peut être à la fois père (de ses enfants), mari (de sa femme) et fils (de ses parents). Et cette question se pose ici dans un contexte spécifique, celui d'interlocuteurs parlant la même langue (le grec) mais venant de régions éloignées les unes des autres (Socrate, Thétète et le jeune homonyme de Socrate sont Athéniens, Théodore vient de Cyrène en Lybie et l'Étranger vient d'Élée en Italie) et rien ne garantit donc qu'ils donnent le même sens à certains au moins des mots grecs qu'ils emploient. D'où la question de Socrate à l'Étranger, qui revient à lui demander : « Théodore, qui est Lybien, vient de te qualifier, devant moi qui suis Athénien, de philosophos. J'ai pu avoir hier un aperçu du sens qu'il donne à ce mot (par son acceptation du portrait qu'il lui en a fait). Mais en ce qui te concerne, quel sens donne-t-on à ce mot chez toi à Élée, et, pendant qu'on y est, puisqu'il y a parfois confusion entre ces mots, quel sens y donne-t-on aux mots sophistès et politikos ? ». (<==)

(69) Mais il convient de remarquer que, comme l'objectif initial était de permettre à l'Étranger d'Élée de préciser ce que ses concitoyens, c'est-à-dire les citoyens d'Élée, en Italie, mettent derrière les mots « sophiste, « [homme] politique » et « philosophe », un dialogue entre deux Athéniens nommés tous deux Socrate ne pourrait correspondre à la dernière étape du programme ! (<==)

(70) Dans cette perspective, les premiers échanges avec l'Étranger ne sont pas encourageants : lorsque Socrate lui demande s'il préfère procéder par questions et réponses (ce qui a la préférence du Socrate de Platon) ou par un discours continu, il répond qu'avec un interlocuteur « qui ne cause pas de tracas et docile », la méthode par questions et réponses lui convient, mais qu'autrement, il préfère le monologue, avant d'accepter la forme dialoguée et d'accéder à la suggestion de Socrate de choisir Théétète comme interlocuteur. Mais là encore, on nage en pleine ambiguïté, car le Socrate qui lui pose cette question donne comme exemple d'exposition par questions et réponses la présentation de son compatriote Parménide dont il fut témoin étant jeune (cf. Sophiste, 217c5-8), c'est-à-dire celle racontée dans le Parménide, qui n'a de dialogue que le nom et pour laquelle Parménide a choisi comme interlocuteur le plus jeune parmi les présents parce qu'« il serait en effet le moins disposé à chercher la petite bête et il répondrait plus que tout autre ce qu'il pense, et en même temps ce serait une pause pour [lui] que la réponse de celui-là » (Parménide, 137b6-8). Et cette référence a justement pour objet de nous rappeler le Parménide qui ouvre cette tétralogie et de nous faire nous interroger sur ce que c'est exactement que la méthode par questions et réponses. Et dans cette réflexion qui nous amène à comparer les deux dialogues, on peut noter que l'Étranger choisit Théétète comme interlocuteur en précisant qu'il a déjà eu l'occasion de s'entretenir avec lui auparavant (Sophiste, 218a1-2), ce qui peut être compris de deux manières opposées : soit qu'il a pu juger qu'il serait effectivement un interlocuteur « qui ne cause pas de tracas et docile » dans le genre de l'Aristote du Parménide, soit au contraire qu'il a pu se rendre compte qu'on pouvait avoir avec lui des conversations sérieuses et fructueuses où il ne serait pas qu'un simple faire valoir. (<==)

(71) La phrase de la Républque vers laquelle je renvoie ici, qui parle de l'eidos qu'on suppose derrière une pluralité à laquelle on associe un même nom ne renvoie pas à la même pluralité selon qu'il s'agit d'un nom commun comme homme, cheval, table ou lit, où la pluralité en cause est celle de multiples instances distinctes dans le temps et l'espace d'une même « sorte » de choses, ou d'un nom propre comme Socrate ou Théétète, où la pluralité en cause n'est que celle de la succession temporelle des agrégats matériels qui constituent une unique personne (ou chose : un fleuve, un pays, etc.). Mais si l'on pense que Platon, dans ses dialogues, et en particulier ici dans ces tests posés à l'élève / lecteur qui doit parvenir à comprendre ce qu'est un philosophos sans avoir besoin que Platon le lui dise dans un dialogue portant ce titre, n'est pas loin de considérer par métonymie « Socrate » comme un presque synonyme de philosophos (comme on parle d'un Hercule pour parler de quelqu'un de particulièrement fort ou qu'on qualifie de « petit Einstein » quelqu'un qui semble pariculièrement génial), alors, on peut considérer le nom « Socrate » comme un nom commun auquel est associé un eidos, et à travers lui une idea, le même que celui associé à philosophos. (<==)

(72) Là encore, la réponse n'est pas « carrée ». Certes Théétète s'est montré stérile face à Socrate sur la question de préciser ce qu'est le savoir (epistèmè), mais il s'est attiré ses louanges (de quel Socrate ? celui d'Euclide ou celui de Platon ?...) au début de la discussion, lorsqu'en Théétète, 155d1-7, il l'a félicité d'être capable de s'étonner (thaumazein), voyant dans ce sentiment l'origine (archè) de la philosophie. Mais en même temps, le prologue du Théétète se situe à l'approche imminente de la mort de Théétète, et Euclide n'y évoque que cette lointaine rencontre entre lui encore adolescent et Socrate, qui ne fait que louer son potentiel, mais ne mentionne rien qui pourrait confrmer que ce potentiel a conduit Théétète à de brillants accomplissements sur le chemin de la philosophie. Et Théétète semble être considéré par la tradition plutôt comme un mathématicien que comme un philosophe, alors que, pour Platon, les mathématiques ne sont qu'un prélude sur le chemin de la philosophie. Quant au jeune Socrate, qui est très vraisemblablement une création de Platon, nous ne savons de lui que ce que nous en fait connaître le Politique, et un tout petit peu le début du Théétète. (<==)

(73) Critias était le cousin de la mère de Platon et il fut l'un des chefs des Trente qui prirent le pouvoir à Athènes avec l'aide de Sparte à la fin de la guerre du Péloponnèse perdue par Athènes, en 404 avant J.-C., et qui y imposèrent brièvement un régime de terreur que critique Platon dans la Lettre VII. Il fut tué dans la bataille qui permit aux démocrates de renverser leur régime et de reprendre le pouvoir à Athènes. Son nom dérive du mot krisis, qui signifie « choix, jugement », ce qui pourrait bien être, plus encore que son rôle politique peu glorieux, l'une des raisons pour lesquelles Platon l'a choisi pour ce rôle : il est l'occasion d'une krisis pour l'élève / lecteur, qui teste sa compréhension de ce qu'il a étudié jusque là. (<==)

(74) Critias, 121b7-c5 : le dernier mot du dialogue est eipen (« dit »), qui a pour sujet Zeus le dieu des dieux (theos de ho theôn Zeus) quelques lignes plus haut au début de la longue phrase interrompue. (<==)

(75) Par exemple :
- Pourquoi Platon a-t-il écrit le Ménéxène, qui en fait un concurrent particulièrement doué des rhéteurs qu'il critique dans les autres dialogues et en particulier dans le Gorgias et dans le Phèdre ?
- Pourquoi Platon a-t-il mis en scène dans le Parménide un Socrate qui n'est pas en mesure de défendre les thèses qui deviendront les siennes (sinon du Socrate historique, du moins de celui mis en scène par Platon) face à Parménide et quel sens faut-il donner au « jeux laborieux » entre Parménide et Aristote ?
- Pourquoi Socrate propose-t-il à Théétète des images (âme bloc de cire et âme volière) dont il est le premier à montrer qu'elles ne fonctionnent pas pour l'usage pour lequel il les propose (expliquer la possibilité du discours faux) ?
- Pourquoi l'Étranger d'Élée prend-il la place de Socrate au moment même où l'on arrive aux parties les plus importantes du programme ?
- Pourquoi Platon n'a-t-il pas écrit le Philosophe, qui semblait la suite naturelle promise au Sophiste et au Politique ?
- Pourquoi le Critias s'interrompt-il brutalement au milieu d'une phrase et pourquoi à cet endroit précis ?
- Pourqoui le Critias n'a-t-il pas été suivi d'un Hermocrate, pourtant annoncé dans le Timée et le Critias ? (<==)

(76) Du temps de Platon, un « livre » (biblos ou biblion, cf. Apologie, 26d8, où Socrate parle des livres (biblia) d'Anaxagore que les jeunes athéniens pouvaient acheter (ou se faire lire) pour une drachme) était un rouleau de papyrus sur lequel le texte était écrit à la main. La copie pouvait être faite par le lecteur lui-même ou un de ses esclaves à partir d'un exemplaire qui lui était prêté ou auquel il avait accès, ou par un professionnel sur commande de l'acheteur, ou encore par un commerçant qui faisait copier par des gens qu'il employait pour cela des livres en multiples exemplaires pour les vendre ensuite. Mais dans tout les cas chaque « livre » nécessitait une copie distincte de l'intégralité du texte. Et bien sûr, il n'y avait ni droits d'auteur, ni dépôt légal, si bien que l'auteur n'avait qu'une maîtrise limitée sur ce que devenait son ouvrage dès lors qu'il en existait un exemplaire écrit en circulation, susceptible d'être recopié, avec ou sans son accord, s'il n'en était pas le dépositaire. (<==)

(77) Le fait qu'il ait commencé à utiliser les dialogues avec les « élèves » de l'Académie, si ce fut le cas, n'est pas incompatible avec l'éventualité qu'il en ait modifié certains, ou tous, au fil des ans, bien au contraire, comme un auteur de manuels scolaires peut produire des éditions successives de ses manuels pour tenir compte des remarques faites sur les éditions antérieures. (<==)

(78) Dans le Sophiste, l'Étranger d'Élée, en ouvrant sa réflexion sur « ce que peut bien être le logos » (logon... ti pot' estin ; Sophiste, 260a7-8), explique que « [c'est] au moyen de l'entrelacement des eidè les uns avec les autres [que] le logos se produit pour nous » (dia tèn allèlôn tôn eidôn sumplokèn ho logos gegonen hèmin ; Sophiste, 259e5-6). Et plus loin, il explique qu'est vrai (alèthès) un logos qui « dit les étants comme c'est » (legei... ta onta hôs estin, Sophiste, 263b4). (<==)


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Première publication le 25 avril 2024 ; dernière mise à jour le 3 juillet 2024
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