© 2004 Bernard SUZANNE Dernière mise à jour le 26 mars 2011
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Foire Aux Questions
concernant Platon



« Que nul n'entre s'il n'est géomètre »

La tradition veut que cette phrase (1) ait été gravée à l'entrée de l'Académie, l'école fondée à Athènes par Platon. Mais que vaut cette tradition ?

Notons tout d'abord que cette tradition ne nous est connue que par des sources très tardives, postérieures d'au moins 10 siècles à Platon : elle est mentionnée par Jean Philopon, philosophe néoplatonicien chrétien qui vécut à Alexandrie au VIème siècle de notre ère et dont survivent plusieurs commentaires d'œuvres d'Aristote, dans son commentaire du De Anima d'Aristote (in De An., Comm. in Arist. Graeca, XV, ed. M. Hayduck, Berlin 1897, p. 117, 29) ; par Elias, un autre philosophe néoplatonicien alexandrin du VIème siècle de notre ère, postérieur à Jean Philopon et, comme lui, chrétien, dans son commentaire des Catégories d'Aristote (in Cat., Comm. in Arist. Graeca, XVIII, pars 1, ed. A. Busse, Berlin 1900, p. 118, 18) ; et aussi par Jean Tzetzès, auteur byzantin du début du XIIème siècle de notre ère, dans ses Chiliades (VIII, 974-7), où on la trouve sous la forme complète mentionnée dans la note 1. (2)

Les deux premières références proviennent de commentaires d'œuvres d'Aristote, et de fait, on trouve le terme ageômetrètos chez lui, par exemple dans les Seconds analytiques, I, xii, 77b8-34, où le mot figure 5 fois en quelques lignes, mais il ne fait jamais référence, dans ses œuvres conservées du moins, à cette inscription au fronton de l'Académie, où il étudia, enseigna et vécut près de 20 ans.

Si le caractère tardif des sources peut nous inciter à douter de l'authenticité de cette tradition, il n'en reste pas moins que, dans l'esprit, elle n'a rien d'invraisemblable, comme on pourra s'en convaincre en lisant ou relisant ce que dit Platon des sciences propres à la formation du philosophe au livre VII de la République, et en particulier du rôle de la géométrie en République, VII, 526c8-527c11. Il faut seulement remarquer que, pour Platon, la géométrie, pas plus que les autres sciences mathématiques, n'est une fin en soi, mais seulement un préalable destiné à tester et développer la capacité d'abstraction de l'étudiant, c'est-à-dire son aptitude à dépasser le stade des sensations qui nous maintiennent dans l'ordre du visible et du monde matériel pour s'élever jusqu'à l'intelligible pur. Et la géométrie, comme le montre l'expérience avec l'esclave dans le Ménon (80d1-86d2), peut aussi nous faire appréhender des « vérités » (celle d'un théorème de géométrie comme, dans le cas du Ménon, celui sur le doublement du carré) que l'on peut dire « transcendantes » en ce qu'elles ne dépendent pas de ce que nous en pensons, mais s'imposent à tout être sensé, et donc nous inciter à nous demander si de telles vérités transcendantes n'existent pas aussi dans d'autres domaines, comme celui de l'éthique et de ce qui fait le véritable bonheur des hommes, que nous ayons moyen de les « démontrer » ou pas.

Une dernière remarque sur la traduction du grec. La formule ne parle pas de « géomètre », qui se dit en grec geômetrès, mais qualifie les exclus à l'aide de l'adjectif ageômetrètos, formé du a- privatif et d'une forme, geômetrètos, qui correspond à l'adjectif verbal en -tos du verbe geômetrein, dont la signification première et etymologique est « mesurer (metrein) la terre () », c'est-à-dire « arpenter », et qui en est venu à signifier « pratiquer la géométrie » dans un sens plus général dans la mesure où la géométrie est en effet née des besoins de l'arpentage. Les adjectifs verbaux en -tos servent en grec à exprimer le possible (comme les adjectifs en -able ou -ible en français), et geômetrètos signifie donc au sens premier « qui peut pratiquer la géométrie », ou, au sens passif, « qui peut être objet de géométrie », soit encore « géométrique », ce qui en fait alors un synonyme de geômetrikos (dont « géométrique » est le décalque français). (3) Dans ces conditions, il serait préférable de traduire l'inscription supposée par « que pas un inapte à la géométrie n'entre » plutôt que par « que nul n'entre s'il n'est géomètre ». L'avertissement ne vise pas tant ceux qui ne sont pas déjà géomètres confirmés que ceux qui n'ont pas, comme aurait dit Pascal, l'esprit de géométrie, ou du moins une aptitude à pratiquer la géométrie.

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(1) Une forme plus complète de cette phrase est citée par R. Baccou dans la note 492 sur Rép., VII, 526e6-7 à sa traduction de la République pour les éditions Garnier (GF Flammarion n° 90, Paris, 1966) : « mèdeis ageômetrètos eisitô mou tèn stegèn », qui se traduit par « que personne n'entre sous mon toit s'il n'est géomètre ». (<==)

(2) Sur ces sources, cf. la rubrique ageômetrètos dans le Greek-English Lexicon de Liddell-Scott-Jones, ainsi que la note sur République, VII, 527c dans l'édition Budé de la République par E. Chambry, Platon, Œuvres complètes, Tome VII, 1ère partie, République, livres IV-VII, p. 165. On pourra aussi consulter l'ouvrage de D. H. Fowler, The Mathematics of Plato's Academy: A New Reconstruction, Oxford University Press, 1987, pp. 200-201, qui renvoie pour les sources de l'inscription à un article de H. D. Saffrey intitulé « Ageômetrêtos mêdeis eisitô : une inscription légendaire », publié dans la Revue des études grecques 81 (1968), pp. 67–87, et repris dans Recherches sur le néoplatonisme après Plotin (Histoire des doctrines de l'antiquité classique, 14), Paris, Vrin, 1990. Saffrey retrouve les plus anciennes références à cette inscription dans un discours écrit en 362 par l'empereur Julien l'Apostat, qui fait référence à une inscription à l'entrée de l'Académie sans en citer le texte précis (ce qui pourrait suggérer que l'histoire était déjà bien connue), et dans une scolie anonyme sur un manuscrit d'Aelius Aristide dont l'auteur probable serait selon lui l'orateur Sopatros qui vécut au IVème siècle de notre ère, qui, elle, mentionne le texte de l'inscription, en précisant que ageômetrètos a été mis plutôt que anisos kai adikos (« inégal/inique et injuste »), parfois utilisés sur des inscriptions similaires à l'entrée de lieux sacrés (« que personne d'inique ou d'injuste n'entre ici »), parce que « la géométrie recherche l'égalité et la justice/justesse (hè gar geômetria tèn isotèta kai tèn dikaiosunèn zètei) ». On retrouve cette même mise en relation avec les idées d'égalité et de justice dans la mention de l'inscription faite dans les Chiliades de Jean Tzètzès, dont le texte est le suivant :
Pro tôn prothurôn tôn hautou grapsas hupèrche Platôn
  Mèdeis ageômetrètos eisitô mou tèn stegèn
Toutestin, adikos mèdeis paresierchestô tèide
  Isotès gar kai dikaion esti geômetria.
(« Platon avait écrit sur la porte d'entrée de sa maison : "Que personne n'entre sous mon toit s'il n'est géomètre", c'est-à-dire : "Que personne d'injuste ne s'introduise subrepticement ici", car la géométrie est égalité et justice/justesse »). (<==)

(3) Dans le passage cité plus haut des Seconds analytiques (I, xii, 77b8-34), Aristote utilise geômetrikos lorsqu'il veut parler positivement de questions ou de problèmes qui sont « géométriques » et ageômetrètos comme son contraire lorsqu'il veut parler de questions ou de problèmes qui sont « non géométriques », mais n'utilise jamais geômetrètos. Il utilise aussi une fois ageômetrètos au masculin pluriel (77b13) pour qualifier des interlocuteurs potentiels lorsqu'il dit qu'on ne devrait pas parler gémoétrie parmi des « non géomètes » (en ageômetrètois), opposant ces personnes au geômetrès. (<==)


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Première publication le 4 janvier 2004 (anglais et français) - Dernière mise à jour le 26 mars 2011
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