© 1999 Bernard SUZANNE | Dernière mise à jour le 24 décembre 2000 |
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Foire Aux
Questions
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La question est à peu près la suivante :
"Dans un film que j'ai vu récemment, on mentionnait un ouvrage de Platon appelé La Corruption. J'ai cherché partout, mais je ne trouve aucune référence à cet ouvrage. J'espérais que vous pourriez peut-être m'éclairer dessus. Il s'agit d'un film de Terry Hughes, avec Demi Moore et Glen Davis, qui s'appelle "The Butcher's Wife" (1991). L'histoire attribuée à Platon faisait référence à une théorie selon laquelle les dieux auraient un jour tourné leur regard vers l'homme et, le voyant heureux sur terre, par jalousie, décidèrent de le couper en deux, séparant ainsi l'homme de la femme."
Il n'y a pas d'ouvrage de Platon appelé La Corruption. L'histoire à laquelle le film fait allusion se trouve dans le discours d'Aristophane dans le dialogue de Platon appelé Le Banquet. Les références à l'édition Estienne (système universel de référencement des dialogues de Platon fourni dans toutes les éditions de ses œuvres) de cette histoire sonr Banquet, 189d-193d. Il n'y a pas, à ma connaissance, de traduction en français du Banquet disponible sur la toile ; par contre, plusieurs traductions en anglais sont disponibles, dont :
La plus récente traduction en français du Banquet, facilement accessible, est celle de Luc Brisson, publiée en 1998 dans le n° 987 de la collection de poche GF Flammarion. Le discours d'Aristophane se trouve pp. 114-121.
Les lecteurs de cette histoire qui ne sont pas familiers avec Platon doivent savoir que l'histoire est mise par Platon dans la bouche d'Aristophane, un célèbre auteur de comédies du temps de Socrate, dans le cadre d'une "beuverie" (en grec "sumposion") très probablement imaginaire à laquelle prennent part Socrate et plusieurs autres personnages pour fêter la première victoire d'Agathon, un tragique de l'époque, au concours de tragédies tenu en 416 avant J. C. lors de la fête des Lénéennes, encore appelées Petites Dionysies, à Athènes (les circonstances et la plupart des personnages sont "historiques" bien que le dialogue lui-même soit une pure création de l'art de Platon). Au cours de cette beuverie, plusieurs participants font à tour de rôle un discours en l'honneur d'Éros, le dieu grec de l'amour. Aristophane parle en quatrième position, suivi par Agathon, l'hôte de la compagnie, puis par Socrate. Un septième et dernier discours et prononcé par Alcibiade, qui était absent au début, mais fait irruption dans la pièce, saoul et accompagné d'une bande de joyeux fêtards, à la fin du discours de Socrate. Le discours d'Alcibiade est un éloge de Socrate et l'histoire des déconvenues de l'orateur dans ses tentatives pour séduire Socrate.
Chaque discours offre ainsi un point de vue différent sur l'amour et la plupart d'entre eux ne reflètent sans doute pas les opinions de Platon en la matière, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a rien de bon dans les discours qui précèdent celui de Socrate, qui est très probablement celui dont les idées sont les plus proches de celles de Platon. En fait, chaque discours présente un point de vue sur l'amour qui était tenu par tel ou tel à l'époque et apporte sa contribution à un tableau complexe sur un sujet complexe. C'est à chaque lecteur à trouver son chemin dans ce labyrinthe et à se faire sa propre opinion sur la valeur de chaque discours.
En ce qui concerne Aristophane, il peut être utile de savoir qu'il avait écrit une comédie, appelée Les Nuées, représentée pour la première fois en 423 avant J. C., dans laquelle il se moquait de Socrate, faisant de lui un sophiste plus intéressé par la contemplation du ciel (d'où le nom de la pièce) que par les affaires d'Athènes, et apprenant à des étudiants qui payaient pour cela comment faire passer le faux pour le vrai et le vrai pour le faux. Dans un autre ouvrage de Platon, appelé L'Apologie de Socrate, qui prétend retranscrire la défense de Socrate à son procès en 399 avant J. C., dans lequel il fut condamné à mort, Socrate fait remonter à cette pièce d'Aristophane la mauvaise opinion que les Athéniens avaient de lui. Pourtant, il existe certaines traditions anciennes qui font de Socrate et d'Aristophane deux amis dans la vie réelle. Et il est difficile de savoir quelle était l'opinion de Platon sur Aristophane. Ce qui est sûr, c'est que le "mythe" qu'Aristophane fabrique dans son discours, le mythe des "hommes coupés en deux", n'est pas très consonnant avec ce qui semble être quelques unes des principales conceptions philosophiques de Platon : alors que Platon voudrait que l'homme soit orienté dans sa vie par son "telos", sa "fin", c'est-à-dire par ce qu'il est appelé à devenir en tant qu'animal doué de logos, de raison, et donc capable d'introduire la loi et l'ordre dans ce monde en s'insprant du modèle que constitue le kosmos (un mot grec qui signifie justement "ordre" dans son sens premier) créé par l'artisan divin, Aristophane, dans son mythe, voit le bonheur de l'homme dans le retour à sa "nature originelle" dans un monde où les dieux sont jaloux et abusent de leur pouvoir...